Fiche oral Histoire des arts Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir

Transcription

Fiche oral Histoire des arts Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir
Fiche oral Histoire des arts
Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir »
Strophes pour se souvenir
Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie Adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant leur temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.
Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir », Le Roman inachevé, 1956.
1
21 février 1944, Fresne
Ma chère Méline, ma petite orpheline
bien aimée,
Dans quelques heures je ne serai
plus de ce monde. On va être fusillé cet
après midi à 15 heures. Cela m’arrive
comme un accident dans ma vie, j’y ne crois
pas, mais pourtant, je sais que je ne te
verrai plus jamais. Que puis-je t’écrire, tout
est confus en moi et bien clair en même
temps. Je m’étais engagé dans l’armée de la
Libération en soldat volontaire et je meurs à
deux doigts de la victoire et de but. Bonheur
à ceux qui vont nous survivre et goûter la
douceur de la liberté et de la Paix de
demain. Je suis sûr que le peuple français et
tous les combattants de la Liberté sauront
honorer notre mémoire dignement. Au
moment de mourir je proclame que je n’ai
aucune haine contre le peuple allemand et
contre qui que ce soit. Chacun aura ce qu’il
méritera comme châtiment et comme
récompense. Le peuple Allemand et tous les
autres peuples vivront en paix et en
fraternité après la guerre qui ne durera plus
longtemps. Bonheur à tous !
J’ai un regret profond de ne t’avoir
pas rendu heureuse. J’aurais bien voulu
avoir un enfant de toi comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre
sans faute et d’avoir un enfant pour mon honneur et pour accomplir ma dernière volonté. Marie-toi
avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires, je les lègue
à toi et à ta sœur et pour mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension
de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’Armée française de la
Libération. Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes
écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs, si possible, à mes parents en Arménie.
Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure, avec le courage et la sérénité d’un
homme qui a la conscience bien tranquille car, personnellement, je n’ai fait mal à personne et si je
l’ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle
nature que j’ai tant aimés que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes
bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal où qui ont voulu me faire du mal
sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus.
Je t’embrasse bien bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin
ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu.
Ton ami Ton camarade Ton mari Manouchian Michel.
P.S. J’ai quinze mille francs dans la valise de la Rue de Plaisance. Si tu peux les prendre rends
mes dettes et donne le reste à Armène. M.M.
2
INTRODUCTION
Nature de l’œuvre : texte
Genre de l’œuvre : poème
Titre : « Strophes pour se souvenir »
Auteur : Louis Aragon
Date de création : 1955 ; intégré à l’autobiographie en vers de l’auteur Le Roman inachevé en
1956.
 Problématique : En quoi ce poème participe-t-il à la construction d’une mémoire collective ?
 Annonce du plan d’oral : I contexte de l’œuvre ; II analyse de l’œuvre ; III Mise en relation
avec d’autres œuvres.





I. CONTEXTUALISER L’ŒUVRE
Le « réseau Manouchian » était constitué de 23 résistants (22 hommes et une femme)
communistes dont 20 étrangers, des Espagnols rescapés de Franco, des Italiens résistant au
fascisme, des Arméniens, des Juifs échappés à la rafle du Vel d’Hiv, et dirigé par le poète et
résistant Arménien Missak Manouchian. Il faisait partie du groupe des Francs-tireurs et partisans –
Main-d’œuvre immigrée.
Le groupe est arrêté, probablement sur dénonciation et/ou trahison, en novembre 1943,
jugé en février 1944 et condamné à mort le 21 février de cette même année. Les 22 hommes sont
fusillés le jour même au fort du Mont-Valérien. Olga Bancic, la seule femme du groupe, est
décapitée le 10 mai de la même année à Stuttgart, en application du manuel de droit criminel de
la Wehrmacht interdisant alors de fusiller les femmes.
Dans le même temps, les Allemands font placarder sur les murs de Paris et de certaines
grandes villes de France une affiche de propagande connue sous le nom de « L’Affiche rouge », et
qui comprend une phrase d’accroche (« Des libérateurs ? La Libération par l’armée du crime »),
les photos, noms et actions menées par dix résistants du groupe Manouchian, ainsi que 6 photos
d’attentats représentant certaines des actions qui leur sont reprochées.
Le 21 février 1944, avant de mourir, Missak Manouchian écrit à sa femme une lettretestament dans laquelle il défend les valeurs pour lesquelles il s’est battu, accorde son pardon au
peuple Allemand, dit à sa femme de se remarier et de publier ses poèmes.
En 1955, le poète et romancier Louis Aragon (1897-1982) écrit sur commande le poème
« Strophes pour se souvenir », à l’occasion de l’inauguration de la rue du groupe Manouchian
dans le XXème arrondissement de Paris. Le texte fut publié en 1956 dans Le Roman inachevé. Il
fut mis en musique par Léo Ferré en 1959 sous le titre L'Affiche rouge, et enregistré sur l'album
Léo Ferré chante Aragon en 1961.
II. DÉCRIRE / ANALYSER L’ŒUVRE
Poème commémoratif de facture très classique, composé de 7 quintils d’alexandrins rimés,
mais non ponctué, excepté le point final. Il faut remarquer que la rime masculine en « ant » est
présente dans toutes les strophes, comme signe d’unité du texte.
1. Un poème polyphonique :
Ce poème a la particularité de présenter trois situations d’énonciation différentes :
 Vers 1-18 : par le biais d’une prosopopée, le Poète s’adresse directement aux Résistants de
l’Affiche rouge à travers le pronom « vous », et donne ainsi l’impression qu’ils sont toujours
vivants et pourraient lui répondre. Au vers 3, le Poète se situe néanmoins dans le temps par
3
rapport aux faits passés évoqués, pour souligner l’importance de commémorer des
événements aussi glorieux que les actes de ces Résistants.
 Vers 19-30 : à travers l’italique, par le biais d’une autre prosopopée, Louis Aragon paraphrase
la lettre-testament de Michel Manouchian à sa femme et replonge le lecteur au 21 février 1944,
par l’emploi de « je » pour Manouchian et « tu » pour Mélinée. On repère que les mêmes
termes sont employés et les mêmes thèmes développés : vœux de bonheur pour tous,
absence de haine, amour pour la nature et la lumière, et bien sûr pour sa femme. Ceci permet
de faire revivre le disparu, de montrer que c’était un homme comme tous les autres et de
susciter l’émotion du lecteur. On assiste également à une mise en abyme de la poésie puisque
Aragon rend la parole au poète Manouchian dans la mise en forme du passage : déploiement
des registres lyrique et pathétique, anaphore de l’adverbe « adieu », champ lexical de la nature
et jeu sur les sonorités, notamment une allitération en « m » au vers 29.
 Vers 31-35 : prise de distance du Poète qui revient au moment de l’écriture. La mise à
distance s’opère par le glissement des pronoms « vous » et « je » au pronom « ils » pour
désigner les résistants, accentué par la déstructuration du nombre « vingt et trois » et
l’évocation des circonstances de leur mort.
2. Un poème engagé :
Si sa visée principale est commémorative, le poème n’en reste pas moins un moyen de défense
de certaines idées :
 Évocation de l’Affiche rouge : on retrouve dans le poème les éléments notables de l’affiche :

un portrait plutôt péjoratif des résistants entre les vers 6 et 12, à travers le zeugma
« noirs de barbe et de nuit » qui souligne le caractère clandestin des actions du groupe,
renforcé par l’écho sonore et sémantique « noirs »/ « nuit » et la gradation
« noirs »/ « hirsutes »/ « menaçants » qui associe caractéristiques physiques et morales ;

la couleur dominante de l’affiche, le rouge, associée au sang au vers 8 ;

les noms à consonance étrangère des résistants aux vers 9 et 11 et la xénophobie
qu’ils inspirent.
 Réaction duelle des passants : Deux attitudes opposées sont traduites dans la 3ème strophe,
marquées par le contraste « jour » / « heure du couvre-feu » : d’une part il y a l’indifférence
apparente de la foule (« nul », « les gens ») à travers des expressions qui nient les sensations
visuelles : « ne semblaient vous voir » et « sans yeux pour vous » pendant le jour ; d’autre part,
la nuit, il y a la reconnaissance anonyme à travers la synecdoque « des doigts » et l’hypallage
« errants », et l’inscription en lettres capitales « MORTS POUR LA FRANCE » venant effacer
les "crimes" notifiés par les Allemands. Cette opposition d’attitude est commandée par les
circonstances de l’époque, ainsi que le soulignent le verbe modalisateur « semblait » et la
conjonction « mais ».
 Réhabilitation de ces résistants étrangers :

La 1ère strophe souligne l’humilité et l’abnégation des héros : l’adverbe
« simplement » du vers 4 qui caractérise l’action des étrangers s’oppose à la recherche de la
reconnaissance et des honneurs habituels énoncés dans les vers 1 et 2 sous forme négative :
« la gloire », « les larmes », « l’orgue », « la prière aux agonisants » qui caractérisent
d’habitude les cérémonies commémoratives.

Les vers dans lesquels s’exprime Manouchian soulignent les valeurs que défendait
le groupe : « Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre », « La justice viendra sur nos
pas triomphants ».
4

La dernière strophe sert d’épitaphe à ces héros méconnus : elle repose d’abord sur
l’anaphore de l’expression « vingt et trois » qui, relevant du registre épique, souligne que
même s’ils étaient peu nombreux, ces résistants ont largement contribué à apporter la paix.
On y relève également trois antithèses – « étrangers et nos frères pourtant », « amoureux de
vivre à en mourir », « criaient la France en s’abattant » – et une métaphore – « qui donnaient
leur cœur avant leur temps » – servant à souligner leur jeunesse et leurs qualités (générosité,
patriotisme, courage, solidarité) et rappelant ainsi la valeur de leur sacrifice. Le dernier vers
constitue la chute du texte dans le même temps qu’il rappelle le dernier acte des résistants
avant de mourir. La seule ponctuation du texte clôt ce dernier vers.
III. METTRE EN RELATION AVEC D’AUTRES ŒUVRES
Le texte doit être mis en relation avec les autres œuvres du sujet 2, En quoi l’œuvre d’art
participe-t-elle à la construction d’une mémoire collective ?
CONCLUSION



Cet oral a présenté le poème de Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir », en mettant tout
d’abord l’œuvre en contexte, puis en l’analysant et en la confrontant à d’autres œuvres d’arts.
S’appuyant sur des faits relayés par l’évocation de « L’Affiche rouge » et de la lettre-testament
de Manouchian, le texte d’Aragon rend un vibrant hommage aux résistants du groupe qui, au
mépris de leur vie se sont battus pour défendre les valeurs qu’ils croyaient justes. Le texte est
écrit à une période où le souvenir de la guerre et de la Résistance tend à s’estomper, et son
auteur nous rappelle au devoir de mémoire que nous devons à ceux qui ont fait le sacrifice de
leur vie pour que nous puissions vivre libres et heureux, mettant ainsi son Art au service de la
constitution d’une mémoire collective.
De fait, tant par la maîtrise de sa versification que par le travail effectué sur la langue au
moyen de nombreuses figures de style, ce poème à la tonalité très solennelle s’apparente à un
Monument aux Morts fait de mots.
5

Documents pareils