Je me souviens, BTS 2015-2017

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Je me souviens, BTS 2015-2017
Classiques
& Contemporains
&
Je me souviens
BTS 2015-2017
Cahier
central
en couleurs
a nth o l o g ie d e te x tes et d ’ im a g es
BTS
Classiques
& Contemporains
Je me souviens
Présentation, notes, choix de textes et d’images,
questions et après-texte établis par
ISABELLE LAFONT-PiCON
professeur de Lettres
Sommaire
DESCRiPTiON DE L’ÉPREUVE ET CONSEiLS . . . . . . . . . . . . . . .4
PRÉSENTATiON DU THÈME ET DU CORPUS . . . . . . . . . . . . . . .9
JE ME SOUViENS
Le fonctionnement de la mémoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . .17
Saint Augustin, Confessions ; Voltaire, L’Aventure de la mémoire ; Croisile,
Tout sur la mémoire ; Serra, La Matière du temps ; Baudelaire, « Harmonie
du soir » ; Nerval, « Fantaisie » ; Saint-John Perse, Éloges ; Proust, Du
côté de chez Swann ; Leiris, L’Âge d’homme ; Senghor, « Joal » ; Gary, La
Promesse de l’aube ; Sarraute, Enfance ; Duperey, Le Voile noir.
Autobiographie et identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .39
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire ; Hugo, Les Contemplations ;
Sand, Histoire de ma vie ; André Gide, Si le grain ne meurt ; Yourcenar,
Le Labyrinthe du monde ; Chamoiseau, Une enfance créole ; Modiano, Un
pedigree ; Yourcenar, Mémoires d’Hadrien ; Rousseau, Les Confessions ;
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe ; Baudelaire, « Spleen » ; De
Chirico, Autoportrait ; Magritte, La Mémoire ; Semprún, L’Écriture ou
la vie ; Bourgeois, Maman ; Favereau, « “Rachel, Monique” : Calle de
mère en fille » ; Calle, Rachel, Monique.
Mémoire et histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .66
Freud, Un souvenir de Léonard de Vinci ; Le Goff, Histoire et mémoire ;
Stèle des vautours ; Halbwachs, La Mémoire collective ; Vernant, Mythe
et pensée chez les Grecs ; Atget, « Un chiffonnier, le matin, dans Paris,
avenue des Gobelins » ; Doisneau, Les Bouchers mélomanes, la Villette ;
Cyrulnik, Un merveilleux malheur ; Modiano, Dora Bruder ; Perec, Je me
souviens ; Ernaux, Les Années ; Satrapi, Persepolis ; Racine, Andromaque ;
Des manifestants déposent des couronnes sur le mur des Fédérés ; Monument
aux victimes des Révolutions ; Tardi, C’était la guerre des tranchées ; Levi,
Si c’est un homme ; Dagen, « Les malentendus d’Anselm Kiefer » ;
Kiefer, Symboles héroïques ; Eisenman et le Buro Happold, Mémorial
aux Juifs assassinés d’Europe ou Mémorial de l’Holocauste ; Dagen,
« La chute des corps selon Boltanski » ; Boltanski, Personnes.
L’oubli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .98
Dictionnaire médical de l’Académie de médecine ; Virgile, L’Énéide ;
Freud, Mémoire, souvenirs, oublis ; Perec, W ou le Souvenir d’enfance ;
Quignard, Le Nom sur le bout de la langue ; Rezvani, « J’ai la mémoire
qui flanche » ; Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire ; Anouilh, Le
Voyageur sans bagage ; Supervielle, « Pâle soleil d’oubli… » ; Yourcenar,
Le Dernier Amour du prince Genghi ; Hitchcock, La Maison du docteur
Edwardes ; Gondry, Eternal Sunshine of the Spotless Mind ; Homère,
L’Odyssée ; Lamartine, « Le Vallon » ; Abécassis, « L’acte de mémoire » ;
Augé, Les Formes de l’oubli ; Dalí, La Persistance de la mémoire ; Weinrich,
Léthé, art et critique de l’oubli ; Fogel, Patino, La Condition numérique ;
Dumontet, « L’Histoire au piège de la toile » ; Gévaudan, « Droit à
l’oubli : Google met la gomme » ; Todorov, Les Abus de la mémoire.
Après-texte
POUR COMPRENDRE – Étapes 1 à 8 (questions) . . . . . . . . .137
SUJETS BTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .154
LExiQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .156
INFORMATiON/DOCUMENTATiON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .158
Présentation du thème
PRÉSENTATION DU THÈME
Je me souviens
Texte officiel : Bulletin officiel, 13 mars 2015
Problématique
Pris dans le flux de l’immédiat et du court terme, emportés par le
cours accéléré de la vie, nous n’en prenons pas moins le temps de nous
tourner vers le passé. Nous explorons nos souvenirs personnels, nous
partageons des souvenirs communs et nous nous replongeons volontiers dans un passé reconstruit et idéalisé. Pourtant, nous acceptons
aussi d’oublier, nous en percevons même la nécessité. Nous oublions
ce qui est anecdotique, ce qui est accessoire ; nous oublions parfois
aussi l’essentiel. La littérature contemporaine rend bien compte de ces
contradictions : nous cultivons une étrange mémoire, souvent lacunaire
et prête à récrire le passé en vertu des droits de la fiction.
Notre identité n’est-elle faite que de mémoire ? Si l’individu est souvent tourné vers ses souvenirs, prompt à la nostalgie, voire à la régression,
il peut aussi revendiquer son droit à l’oubli. Comment, dans un monde
où l’on maîtrise mal les informations stockées dans l’espace numérique,
essentiellement public, effacer les traces encombrantes dont la Toile
garde l’empreinte ? Comment se construire sereinement sans l’oubli ?
Quelle place accorder à l’oubli des divisions et des conflits passés ?
La société, de son côté, oscille entre la nécessité de remettre en
cause les traditions, de secouer les inerties, et le devoir de mémoire : les
lieux de mémoire se multiplient et les cérémonies de commémoration
scandent la vie citoyenne. Entre mémoire à préserver et oubli à assumer,
entre nostalgie et aspiration à la modernité, individus et société hésitent,
s’inquiètent, tâtonnent. La quête est ainsi tout autant celle des temps
perdus que celles des lendemains enchanteurs.
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Présentation du thème
Comment concilier devoir de mémoire et nécessité de l’oubli ?
Comment entretenir la mémoire tout en respectant le mouvement de la
vie ? Comment, somme toute, faire que la mémoire reste vive ?
Mots-clefs
Amnésie, amnistie, effacement, insouciance, Léthé, négligence,
omission, pardon, rachat, reconstruction, rédemption, refoulement,
réhabilitation, renaissance, résilience, trouble de la mémoire.
Arbre généalogique, (faux) souvenir, gratitude, hypermnésie,
mémoire involontaire, mémoire sélective, palimpseste, récitation,
reconnaissance, rémanence, réminiscence, ressassement, remémoration,
régression, trace.
Archives, commémoration, conservatisme, héritage, hommage, lieu
de mémoire, mémorandum, modernité, patrimoine, pèlerinage, progrès, progressiste, réactionnaire, reliques, révisionnisme, témoin, tradition, vestiges.
Avant-garde, autobiographie, autofiction, biopic, chroniques,
mémoires, vanités.
Bibliothèque, cloud, conservation, conservatoire, disque dur,
mémoire morte, mémoire vive, muséification, stockage.
Âge d’or, apprendre par cœur, avoir une mémoire d’éléphant, dépôt
légal, faire table rase, in memoriam, memento mori, mettre au pilon, pour
mémoire, rafraîchir la mémoire, tirer de l’oubli, tomber dans l’oubli...
Présentation du corpus
PRÉSENTATION DU CORPUS
Les textes et documents de cette anthologie sont regroupés en quatre
axes : le fonctionnement de la mémoire, autobiographie et identité,
mémoire et histoire, l’oubli.
Le premier axe aborde « le fonctionnement de la mémoire ».
L’extrait des Confessions de saint Augustin décrit les « vastes palais »
de la mémoire. Voltaire emprunte le biais de l’apologue pour exposer
sa conception de la mémoire, dans une critique amusante des idées
de Descartes. Dans son ouvrage de vulgarisation scientifique, Bernard
Croisile cite saint Augustin, avant de faire le point sur la localisation des
souvenirs dans le cerveau. L’art envisage la mémoire dans son rapport
au temps. La sculpture de Richard Serra ou la Vanité de Philippe de
Champaigne suscitent le sentiment de l’inexorable fuite du temps. Les
poètes et écrivains explorent eux aussi le cheminement de la mémoire.
Baudelaire, dans le vertige des sens de l’« Harmonie du soir », sacralise
le souvenir de l’être aimé. Nerval est assailli dans « Fantaisie » par des
réminiscences nées de la musique. La musique intervient également
dans la remémoration de l’enfance de Senghor à « Joal ». Les sens sont
vecteurs du souvenir. Proust détaille le phénomène dans le passage de
« la madeleine », Saint-John Perse scande le souvenir de son enfance
par l’évocation de nombreuses sensations. Michel Leiris retrace avec
précision un traumatisme physique vécu dans son enfance. C’est cette
précision que recherche Anny Duperey lors d’une réminiscence des
« maillots qui grattent » de son enfance. Nathalie Sarraute signifie la difficulté de poser des mots sur les sensations encore confuses de l’enfance.
Les problématiques de l’autobiographie constituent le deuxième axe :
« autobiographie et identité ». Certains auteurs choisissent de formuler
un pacte avec le lecteur, en gage de sincérité. Rousseau, évoquant ses
Confessions, insiste sur sa franchise dans le récit de ses souvenirs. Hugo
déploie ce thème dans la préface des Contemplations, comme George
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Présentation du corpus
Sand dans Histoire de ma vie ou Gide dans Si le grain ne meurt. Le projet
autobiographique pose la question de l’identité ; Marguerite Yourcenar
en relève la complexité dans le premier chapitre de Souvenirs pieux. Le
pacte que conclut Patrick Chamoiseau avec sa mémoire traduit la confusion des souvenirs qui se dérobent à toute tentative de verbalisation. Il
est difficile de se définir ; le narrateur d’Un pedigree de Patrick Modiano
semble se tenir à distance des souvenirs qu’il retrace. L’autobiographie
se base pourtant sur des choix subjectifs, qui mettent en valeur les caractéristiques d’une personnalité. L’empereur Hadrien, sous la plume de
Marguerite Yourcenar, se représente dans les méandres de sa mémoire.
D’autres s’affirment par la sélection de moments ponctuels, marquants.
Rousseau rapporte sa première expérience de l’injustice, Chateaubriand
se remémore Combourg ; tous deux soulignent l’importance de ces
souvenirs dans leur personnalité. Poètes et artistes gravent le souvenir
sous d’autres formes. Baudelaire transforme les souvenirs accentuant
son « Spleen » en de nombreuses métaphores. Louise Bourgeois et
Sophie Calle célèbrent la mémoire de leur mère par des créations
originales. Chirico fige une image de lui-même dans un autoportrait
énigmatique. La Mémoire de Magritte porte sur le front la marque d’un
indéfectible souvenir, sans doute celui de sa Seconde Guerre mondiale.
Jorge Semprún raconte qu’à cette époque, dans l’horreur du camp, il se
réfugiait dans le souvenir partagé de poésies mémorisées.
Le thème de l’association mémoire-histoire est étudié dans la troisième partie. L’histoire s’écrit grâce à la mémoire des peuples. Freud
établit d’ailleurs une analogie entre les souvenirs d’enfance et le début
de la mémoire des peuples, avant l’écriture. Jacques Le Goff considère
les inscriptions de la stèle des Vautours comme la première trace d’une
mémoire collective. La frontière entre la mythologie et l’histoire y est
encore poreuse ; Jean-Pierre Vernant en examine les collusions dans
Mythe et pensée chez les Grecs. Le xxe siècle propose d’autres façons d’envisager la mémoire d’une nation. Maurice Halbwachs, dans La Mémoire
Présentation du corpus
collective, considère la part de la mémoire individuelle dans la constitution d’une histoire nationale, Bernard Cyrulnik le rejoint dans cette
conception. Les clichés d’Atget et de Doisneau saisissent ce qu’un individu a de représentatif d’un état de la société à une époque donnée. Des
générations entières se retrouvent dans les souvenirs de Georges Perec
ou d’Annie Ernaux, égrenés dans Je me souviens et Les Années. Marjane
Satrapi confronte dans Persepolis souvenir personnel et mémoire historique. Le sort de Dora Bruder, dans l’œuvre de Patrick Modiano,
renvoie à celui des Juifs déportés, que Boltanski représente dans son
installation Personnes par une accumulation de vêtements. L’artiste participe, comme Anselm Kiefer, au « devoir de mémoire », d’une manière
proche de la provocation. Ce devoir se manifeste aussi par l’édification
solennelle de monuments : mur des Fédérés à Paris, mémorial de l’Holocauste à Berlin. Tardi érige à sa manière un monument en l’honneur
des Poilus dans sa bande dessinée, afin que le sacrifice de ces individus
ne tombe pas dans l’oubli. Ne pas oublier est un devoir, que Primo Levi
se jure de respecter dans son récit autobiographique.
L’oubli est le sujet de la dernière partie. L’article de l’Académie de
médecine en explique les pathologies, Freud en étudie les mécanismes et
les sens latents, qui se dessinent dans le récit de Perec W ou le Souvenir
d’enfance. L’Énéide en donne une conception poétique, tout comme
Rousseau dans le récit de son épisode amnésique. L’oubli est aussi
un sujet de fiction : le personnage en proie à l’oubli est une source
d’inspiration pour Jean Anouilh avec son Voyageur sans bagage ou
pour les auteurs de contes Pascal Quignard et Marguerite Yourcenar.
L’imagination poétique est mise à contribution pour combler le vide
de la mémoire. Ainsi, Rezvani chante « la mémoire qui flanche » et
Supervielle explore son « Oublieuse mémoire ». L’amnésie inspire les
cinéastes : Hitchcock alimente le suspense de son film par la recherche
des indices du passé du docteur Edwardes, Michel Gondry représente
l’oubli de manière spectaculaire dans Eternal Sunshine of the Spotless
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Présentation du corpus
Mind. Il est dangereux d’oublier. L’Odyssée montre un Ulysse tentant
d’éviter que ses compagnons ne goûtent au lotos. À la suite du génocide des Juifs, les intellectuels ont démontré le danger de l’effacement
de la mémoire ; pour Harald Weinrich, l’oubli de l’Holocauste est
impensable. Armand Abécassis établit une distinction entre pardon et
oubli, Marc Augé s’interroge sur la valeur du « devoir de mémoire ».
D’autres problématiques liées à l’oubli apparaissent avec le développement d’Internet. Les articles de presse récents montrent combien il
est difficile de détruire les traces laissées sur la Toile. La question de
la sélection des données se pose alors. Le dernier texte de l’anthologie
écrit par Tzvetan Todorov dénonce le culte excessif de la mémoire et
souligne la nécessité d’une sélection raisonnée parmi les innombrables
données de la mémoire.
Je me souviens
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Le fonctionnement de la mémoire
Augustin d’Hippone (354-430), Confessions, 397-401
Autobiographie
Saint Augustin, canonisé au xiiie siècle, est considéré comme l’un des Pères
de l’Église. Augustin est né dans la ville de Thagaste, dans la province
romaine d’Afrique. Grand lettré ayant étudié à Carthage, il s’intéresse à la
philosophie et la théologie. Il se convertit au christianisme en 386. Devenu
évêque d’Hippone, ville romaine du Nord de l’Afrique, Augustin a le projet
de raconter sa rencontre avec Dieu dans Les Confessions. Le livre dixième,
intitulé « La quête de Dieu », aborde le thème de la mémoire dans le
chapitre VIII.
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Chapitre VIII, De la mémoire
12. Je franchirai donc ces puissances de mon être, pour monter par
degrés jusqu’à Celui qui m’a fait1. Et j’entre dans les domaines, dans
les vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ces
innombrables images entrées par la porte des sens. Là, demeurent toutes
nos pensées, qui augmentent, diminuent ou changent ces épargnes thésaurisées2 par nos sens ; et enfin tout dépôt, toute réserve, que le gouffre
de l’oubli n’a pas encore enseveli.
Quand je suis là, je me fais représenter ce que je veux. Certains objets
paraissent sur-le-champ, d’autres se font chercher davantage ; il faut les
tirer comme d’un recoin obscur ; d’autres s’élancent en essaim, et tandis
que l’on demande l’un d’eux, accourant tous à la fois, ils semblent dire :
1. Le Créateur, Dieu.
2. Métaphore : ces éléments retenus, conservés par nos sens.
Le fonctionnement de la mémoire
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N’est-ce pas nous ? Et la main de mon esprit les éloigne de la face de
mon souvenir, jusqu’à ce que l’objet désiré sorte de ses ténèbres et de sa
retraite. D’autres enfin se suggérant sans peine au rang où je les appelle,
les premiers cèdent la place aux suivants, pour rentrer à leur poste et
reparaître à ma volonté. Ce qui arrive exactement lorsque je fais un récit
de mémoire.
13. Là se conservent, distinctes et sans mélange, les espèces introduites chacune par une entrée particulière : la lumière, les couleurs,
les figures corporelles, par les yeux ; tous les sons, par l’oreille ; toutes
les odeurs, par le passage des narines ; toutes les saveurs, par la voie du
palais ; et par le sens universel tout objet dur ou mol1, chaud ou froid,
doux ou rude, grave ou léger, qui affecte le corps, soit au dehors, soit au
dedans. La mémoire les reçoit toutes à son vaste foyer, où, au besoin,
je les compte et les passe en revue. Ineffables replis, dédale profond, où
tout entre par le seuil qui l’attend et se range avec ordre ! Et ce n’est
pas toutefois la réalité, mais l’image de la réalité sentie, qui entre pour
revenir au rappel de la pensée.
Qui pourrait dire comment se forment ces images ? et l’on sait toutefois par quel sens elles sont recueillies et mises en réserve. Car, alors que
je demeure dans les ténèbres et le silence, ma mémoire me représente à
volonté les couleurs, distingue le blanc du noir, et les sons ne font pas
incursion sur les réminiscences2 de mes yeux, et, quoique présents, ils
semblent se retirer et se tenir à part : je les demande, si je veux, et ils
viennent aussitôt. Parfois encore, la langue immobile et le gosier silencieux, je chante comme il me plaît, sans que l’image des couleurs qui
cohabitent, me trouble ni m’interrompe quand je revois le trésor que
l’oreille m’a versé. Ainsi, je visite au caprice du souvenir, ces magasins
1. Mou.
2. Souvenirs involontaires.
Voltaire, L’Aventure de la mémoire
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approvisionnés par les sens ; et je distingue, sans rien odorer1, la senteur
des lis de celle des violettes ; et je préfère le miel au vin chaud, le poli à
l’aspérité, par réminiscence du palais et de la main. Et tout cela se passe
en moi, dans l’immense galerie de ma mémoire.
Texte établi par Poujoulat et Raulx.
Voltaire (1694-1778), L’Aventure de la mémoire, 1773
Conte philosophique
François-Marie Arouet, dit Voltaire, est un écrivain et philosophe des
Lumières. Dans ses contes, il aborde des thèmes philosophiques et polémiques, par le biais de personnages de fiction et de situations souvent
amusantes. L’Aventure de la mémoire fait partie des derniers contes philosophiques de Voltaire. Le polémiste s’oppose radicalement à la théorie des
« idées innées » du philosophe Descartes qu’il qualifie d’« argumentateur »
et met en valeur le lien profond et nécessaire entre les sens et la mémoire.
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Le genre humain pensant, c’est-à-dire la cent millième partie du
genre humain tout au plus, avait cru longtemps, ou du moins avait
souvent répété que nous n’avions d’idées que par nos sens, et que la
mémoire est le seul instrument par lequel nous puissions joindre deux
idées et deux mots ensemble.
C’est pourquoi Jupiter, représentant la nature, fut amoureux de
Mnémosyne2, déesse de la mémoire, dès le premier moment qu’il la vit ;
et de ce mariage naquirent les neuf muses, qui furent les inventrices de
tous les arts.
1. Sentir.
2. Déesse grecque de la mémoire.
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Classiques & Contemporains
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Je me souviens
Liste des auteurs et des œuvres
pages 2-3 de l’ouvrage
L’expression « Je me souviens » déclenche le récit personnel de
souvenirs et engage une réflexion sur la mémoire. Comment se forment les souvenirs, comment les retranscrit-on ? Quelle sélection
l’individu opère-t-il dans l’afflux d’images et de réminiscences qui
s’imposent à son esprit ? Scientifiques, philosophes, historiens,
écrivains et artistes se sont confrontés à la mémoire, sous tous
ses aspects, et ont exploré, à leur manière, les voies complexes
du souvenir. La mémoire d’un homme rejoint également celle du
groupe, de la nation, et s’inscrit dans l’Histoire, contribuant ainsi
à la mémoire collective. Enfin, on ne peut envisager le souvenir
sans observer l’oubli, amnésie subie ou délibérée. Je me souviens est une invitation à un voyage au cœur de l’âme humaine.
Cette anthologie propose un choix de textes variés et de nombreuses reproductions d’œuvres d’art qui permettent d’aborder
toutes les dimensions de cette thématique multiple. Son appareil pédagogique, spécialement adapté au nouveau programme
de BTS, présente des questionnaires sur les documents regroupés
par axes thématiques qui guideront les étudiants pas à pas
dans la préparation de l’épreuve. En outre, des sujets d’examen
types et un lexique détaillé leur donneront tous les atouts
pour réussir !
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