O MULO » (moulo) désigne dans le langage tsigane, aussi bien
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O MULO » (moulo) désigne dans le langage tsigane, aussi bien
REALITE, PHANTASME ET SYMBOLIQUE DE LA MORT EN MILIEU TSIGANE « O MULO » (moulo) désigne dans le langage tsigane, aussi bien la personne qui est morte que l'esprit qui revient. L'évocation de la mort comme concept n'existe pas dans le vocabulaire tsigane. Aucun individu ne pense à la mort, surtout pas à sa propre mort. Voici quelques termes employés pour évoquer la mort : MIRO DADA HI GECK DSCHIPAGNERO : mon père ne vit plus DI MULO AWI : quant le mort (revenant) vient JE JURE SUR MES MORTS R H A TUR MULE : mange tes morts HI MULO : il est mort. LA MORT PERÇUE COMME REALITE Dans la vie quotidienne du Tsigane, la mort est scotomisée. Il n'y pense jamais et, si, dans son entourage quelqu'un se mourait, la surprise serait tellement grande qu'on se réfugierait dans la fuite. FLASH D'UN DECES EN MILIEU MANOUSCHE. « IMA » à 76 ans. C'est la femme d'un Gitan très considéré et écouté. Elle est sédentaire depuis la fin de la guerre, mais vit dans le respect des traditions Tsiganes. L'état général de la Tsigane allait en s'affaiblissant mais personne ne s'inquiétait car le médecin était là et prescrivait des médicaments. Brusquement c'est le drame. La « Puri Dai » (femme sage), sombre dans le coma. Une ambulance l'emmène en clinique. Les femmes pleurent, les hommes arrêtent de travailler et revêtent leurs plus beaux habits. Ceux qui ne sont pas concernés directement vont « faire un tour ». Ils s'éloignent du quartier, mais restent à proximité d'un téléphone. Un grand feu est allumé, les hommes réunis autour sont silencieux. Les femmes ont disparu. Pendant ce temps, à l'hôpital, les fils de la malade attendent le pronostic du médecin. A 17 h, celui-ci annonce le décès. La première démarche consista à obtenir la garantie qu'aucune autopsie ne serait pratiquée. « Le corps d'un Tsigane doit être couché dans la terre dans le même état que lorsqu'il était debout. » Pendant ce temps, hurlements et cris alternaient à l'intérieur de l'habitation de la défunte. Toutes les femmes Tsiganes se rassemblaient et pleuraient. Les hommes, toujours silencieux, venaient auprès du feu. Les fils revenus de l'hôpital se joignent au groupe, mais personne ne leur témoigne une attention particulière. Article reproduit avec l'aimable autorisation de la Revue des « Etudes Tsiganes », 5, rue Les Cases, Paris-7e. 142 M.-P. DOLLE Il est à remarquer que les enfants ont disparu. Ils seront hébergés pendant trois jours par d'autres membres de la famille, et ne reviendront que le lendemain de l'enterrement. ORGANISATION DE LA VEILLEE FUNEBRE Pendant trois jours et trois nuits personne ne dormira. Les hommes ne se raseront pas et les femmes ne feront pas la cuisine. PREMIERE N U I T DE VEILLE : Comme pour tous les grands événements en milieu Tsigane, on boit du cognac et de la bière. Les fenêtres des baraques et des caravanes, où la défunte avait l'habitude de se rendre, resteront ouvertes toute la nuit. Les sujets de conversation seront variés mais ne feront allusion en aucun cas à la mémoire de la défunte. La journée du lendemain sera occupée à envoyer des messages téléphonés et des télégrammes à tous les membres des familles alliées qu'ils soient en France ou ailleurs. DEUXIEME N U I T DE VEILLE : Dès que le soir tombe, le feu est ravivé. On y jette tous les effets personnels de la défunte. Habits, couvertures, lit, papiers et tous les objets affectionnés. Enfin, ce qui n'est pas destructible par le feu sera vendu à des non-Tsiganes. La bijouterie est mise dans un sachet qui lui-même est attaché à une petite gerbe de fleurs coupées (signe de mort). La deuxième journée se passera en démarches auprès des administrations. Cette tâche rebute aux Tsiganes car ils doivent chaque fois mentionner la mémoire de la défunte. Le mode de sépulture : IMA était une Tsigane très considérée et vénérée. Il était question de la mettre dans un caveau, pour que la terre ne souille pas son corps. L'argent était disponible : 30.000 F et les Tsiganes réclamaient le caveau immédiatement. Ceci était impossible à réaliser matériellement. IMA sera donc « enterrée » et plus personne ne pensera au caveau. REMARQUE : — Les Tsiganes exigeaient le caveau tout de suite, car après la cérémonie on « oublie » le mort. Il est donc impensable de procéder ultérieurement à une exhumation, pour placer le mort dans un caveau. . — Il fut proposé aux Tsiganes de faire enterrer IMA dans un cimetière plus proche de l'habitation de la famille. Il aurait fallu, pour ce faire, mettre la défunte dans la tombe des parents. Les Tsiganes étaient horrifiés de cette proposition. « Une tombe fermée appartient à celui qui y est. L'esprit du défunt se fâcherait et sévirait si on troublait son repos ». MISE EN BIERE ET ENTERREMENT. A la morgue, le cercueil ouvert fut présenté aux membres de la famille. Les femmes avec force cris, embrassèrent la défunte. Les fleurs coupées et le sachet contenant les bijoux furent déposés dans le cercueil. RÉALITÉ, PHANTASME ET SYMBOLIQUE 143 Au cimetière se déroula la manifestation la plus bruyante. Le mari de la défunte ne prononça cependant que quelques mots : « tu es ma femme, ce que tu as fait, tu l'as bien fait ». Les femmes et les filles rivalisaient d'ardeur pour manifester leur chagrin et faisaient mine de vouloir se jeter dans la tombe. REMARQUE : Lors d'un enterrement, les inimitiés entre familles sont oubliées ou du moins atténuées. Il faut cependant rester sur ses gardes. Ainsi, le fait de ne pas manifester son chagrin peut permettre à une famille rivale d'accuser de sorcellerie celle qui n'a pas su pleurer et s'exposer ainsi aux pires sévices. Après la cérémonie, le « rideau tombe ». On sort d'un état second. Les amis et parents éloignés remettent leurs bagues et bijoux (qui avaient disparus pendant les trois jours) et s'en retournent chez eux. Les membres directs de la famille vont au restaurant pour boire et parler affaires. On aura soin cependant d'éviter les endroits où il y a de la musique. On ira même jusqu'à demander au patron d'arrêter la boîte à musique en lui glissant un billet de banque entre les mains. Cette étape au restaurant permet de retarder un peu le retour sous le toit où a vécu la défunte et de se donner du courage pour entrevoir l'avenir sans cette présence familière. Tous les rites, et notamment l'ingestion d'alcool, sans pour autant atteindre un état d'ébriété, permettent plus facilement d'oublier l'image de la défunte, et par extension, l'image de la Mort. Personne en effet n'évoquera plus le souvenir de IMA : son nom est banni pour toujours. La famille devra cependant satisfaire à la tradition du deuil pendant un an. Ce rite qui consiste surtout en interdits : suppression de la musique, de la radio et de la télévision, permet de témoigner à l'entourage de l'affection portée à la défunte de son vivant, et non pas d'évoquer « hic et nunc » le souvenir d'une personne morte. « On se souvient de son vécu, mais on ignore ce que la morte devient ». DE NOS JOURS : — LES TSIGANES SEDENTAIRES Administrativement le gitan sédentaire est un citoyen français que rien ne distingue d'un gadjo. Aussi, lors d'un décès, toutes les formalités et le rituel d'enterrement perdent tout caractère d'originalité. Il n'y a que la veillée funèbre qui est spécifique. Comme le Tsigane fait nécessairement partie d'une paroisse, le cérémonial religieux se passe à l'Eglise. Le Tsigane fréquente très peu les lieux saints, aussi, lors d'un enterrement, il perd toute sa spontanéité car ce lieu lui est étranger, voire insolite. Dans les villes, la tombe n'est pas choisie mais imposée. Il est donc difficile de savoir comment le Tsigane organiserait le lieu du dernier repos de l'un des leurs (emplacement et orientation). La seule manifestation rituelle qui peut se passer, c'est lors de la mise en terre proprement dite. — LES ROMS Au moment de passer devant la tombe ouverte, les proches parents du défunt ont l'habitude de jeter des objets en or, dans la fosse. Mais jamais une femme 144 M.-P. DOLLE ne jettera un foulard ou un linge s'il s'agit d'un homme défunt, de peur de souiller la sépulture. Le rituel est inverse si c'est une femme. — LES MANOUSCHES Seuls quelques objets précieux sont déposés dans le cercueil et encore cette coutume se perd car les aumôniers chrétiens font la guerre à ces rites « païens ». Par contre, les hommes exécutent souvent les morceaux de musique préférés sur la tombe du défunt. Pour IMA la chose ne s'est pas faite car « ceci aurait trop bouleversé son mari, trop vieux pour supporter ce choc, et d'autre part, la fille aînée n'étant pas mariée, elle n'aurait eu personne pour la consoler au moment de la grande crise, c'est-à-dire en entendant la musique ». Lors de l'interprétation musicale des hommes et des femmes s'évanouissent. — LES TSIGANES NOMADES Le mode de sépulture est identique à celui des sédentaires. La veillée funèbre se prolonge parfois d'un jour supplémentaire. Il est à noter cependant que le nomade moribond doit expirer hors de sa caravane et à même le sol. Les autres caravanes se groupent légèrement à l'écart — certains tsiganologues contestent la généralisation de cette coutume —. REMARQUE SUR LA LEGENDE DES ROIS GITANS. Le stationnement prolongé des Tsiganes sur les terrains communaux n'est toléré que depuis fort peu de temps. Lorsque les maires apprenaient qu'un membre d'une tribu nomade était moribond, il requerrait les forces de l'ordre pour les faire déloger et les envoyer sur le terrain d'une commune voisine. Il évitait ainsi les frais d'un enterrement et surtout les tracasseries administratives dues à la négligence manifeste des Tsiganes « pour les papiers ». Or, il est difficile aujourd'hui de mourir sans papiers ! Les nomades répendent donc le bruit qu'un roi tsigane va mourir. Ceci attire du monde et même à l'occasion un journaliste en quête de faits divers. Le Maire ne peut qu'accepter l'enterrement et donner à la cérémonie l'éclat digne d'un roi. Dans toutes les coupures de journaux, rois et reines des Tsiganes ne sont en effet mentionnés que lors de leur décès. JADIS Au début du siècle et même entre les deux guerres, les Tsiganes venant au monde dans les caravanes n'étaient déclarés nulle part et pouvaient donc mourir sans que l'Etat-Civil ne s'en émeuve. Il faut considérer deux cas de mort : 1°) MORT NATURELLE. Le défunt est paré des plus beaux vêtements et enveloppé dans un linceul. Il est porté sur une civière rudimentaire fabriquée sur place, vers une forêt proche. Une tombe est creusée rapidement par des hommes adultes et non membres directs de la famille. L'orientation de la tombe semblerait indifférente (manque de documentation précise dans le cadre de cette enquête). La position du mort varie selon les tribus. Les ROMS KALDERASCH et LOVARI creusent une fosse oblique et le corps est couché sur le dos dans cette position, les pieds en bas. On y mettrait parfois une poupée en chiffons pour RÉALITÉ, PHANTASME ET SYMBOLIQUE 145 que l'âme du disparu ne s'ennuie pas. ZERKA disait : « Nous les Pentecôtistes nous ne mettons pas de poupée car nous savons que l'âme va vers Dieu ». Les MANOUSCHES creusent une fosse profonde et horizontale. Le linceul n'est jamais cousu. La tombe est creusée au pied d'un arbre qui sera marqué d'un signe pour que la tombe puisse être retrouvée (chêne ou bouleau, jamais de sapin). 2°) MORT VIOLENTE. Si le Tsigane vient à disparaître à la suite d'un règlement de compte, l'inhumation a lieu, rapidement, et à la tombée de la nuit. Deux cas peuvent se présenter : — si c'est un règlement de compte individuel, le meurtrier et sa famille ont seuls la responsabilité de la mise en terre. Un « trou » est creusé et le cadavre y est jeté. — si c'est une mort décidée par un jugement tsigane, chaque Kumpania (tribu) délègue un homme pour aider à faire disparaître le corps. Un trou assez étroit est creusé et le cadavre y est jeté. L'endroit est soigneusement camouflé et aucun signe distinctif ne rappellera ce lieu. Dès que le travail est achevé, les Tsiganes lèvent le camp et roulent toute la nuit, jusqu'au petit jour. C'est la distance qu'il faut mettre entre un mort banni et le souvenir des vivants. Ce cheminement nocturne est perçu comme purificateur et moyen d'oubli. Le feu ne sera allumé qu'à la halte du matin. REMARQUE Certains tsiganologues affirment qu'il existe chez les gitans un mode de sépulture dit du « SIEGE ». Des tombes découvertes en Roumanie et en Europe Centrale l'attestent. L'hypothèse d'un rite a été émise mais non confirmée. Une explication plus plausible serait la suivante : nous aurions affaire dans ces cas, à des sépultures de Tsiganes morts de « mort violente ». La fosse creusée étant exiguë et verticale, le cadavre y est traîné en étant saisi sous les bras. Car, même déconsidéré, il reste tsigane et jamais on ne traînera un corps par les pieds. Il est soulevé et jeté dans la fosse les pieds en bas. Comme le corps est en général encore chaud, il se recroqueville, ne pouvant basculer ni avant ni arrière. Il prend donc la position du Siège. De plus, dans ces tombes il n'a jamais été trouvé ni linceul, ni bijoux hormis ceux que le mort portait sur lui. Nous avons donc affaire ici à des Tsiganes tués et enterrés rapidement. LA LEGENDE DES LIEUX INTERDITS Lorsqu'un Tsigane a été tué par décision du KRISISNITORY (juge tsigane), il faut non seulement l'oublier, car il « porte la honte », mais il faut encore éviter de fouler la terre où il repose, et ceci de génération en génération. I! naît de ce fait des légendes que l'on se raconte autour du feu à la tombée de la nuit. Elles ont pour but de dissuader les enfants des jeunes générations à retourner sur les lieux de l'exécution et de la sépulture. HISTOIRE RACONTEE PAR HAENSI : « Près d'EBERSHEIM (67), un jeune Allemand a été fusillé à la fin de la guerre. Il n'avait que 16 ans et était donc innocent. Or tous ceux qui 146 M.-P. DOLLE meurent innocents et de mort violente ne s'en vont pas mais restent sur la terre. Ils se promènent le soir après le coucher du soleil et ne font de mal à personne. Mais il ne faut pas se promener la nuit dans cette région pour éviter de rencontrer ces — morts vivants —, car on risque de devenir soi-même MULO (revenant) ». Cette histoire est racontée par un jeune homme de vingt ans ; il n'a pas connu la période 1939-1945. Dans le village précité, il y a eu des combats acharnés entre Allemands et les troupes Alliées, mais personne cependant n'a souvenance d'une exécution d'un jeune Allemand. HO DADA POPOL, par contre, raconte : en 1946, une partie de sa tribu, revenue de Périgueux, s'était établie à EBERSHEIM. Un soir, il y eut un règlement de compte. Un jeune gitan a été tué et enterré quelque part à la sortie du village. Depuis, plus personne ne va stationner avec les caravanes dans cette région. Un autre lieu interdit se situe dans la forêt de la Hardt près de WALTENHEIM. Le maire de ce village affirme qu'avant la guerre, plusieurs tribus de Gitans s'y étaient établies et vivaient même dans les maisons. Or, ils y ont tous disparu, alors qu'ils vivaient en bonne intelligence avec les autochtones. Lors d'une récente discussion entre « PURE » (vieux) il fut évoqué le drame de WALTENHEIM : en 1947 un jeune gitan a été condamné par la KRIS (tribunal tsigane) a être pendu pour avoir fréquenté une femme mariée. « C'était une grande honte pour nous et les enfants de nos enfants ne doivent jamais aller là-bas ». REMARQUE SUR LES CIMETIERES DES GITANS. Une certaine littérature voudrait qu'il existât des cimetières gitans. Deux considérations peuvent infirmer cette hypothèse : — Le mort inspire la crainte. On ne tient donc absolument pas à créer des « lieux de crainte », et matérialiser un endroit où les Mulé seraient nombreux. — Le Tsigane étant nomade, il lui était difficile, jadis où il se déplaçait avec des voitures hippomobiles, de transporter le mort dans un lieu spécifique où seraient réunis tous les Tsiganes défunts. Et aujourd'hui où les transports de corps se font par des agences spécialisées, le Tsigane n'en veut pas, car il faudrait encore se soumettre aux exigences de la paperasserie. Il existerait cependant un cimetière tsigane dans les Pyrénées, d'après les dires de quelques Gitans (Sinte). LE CULTE DES MORTS. — ROMS. Chez les KALDERASCH, le deuil est porté pendant un an moins quinze jours (Matéo Maximoff). La cérémonie de la fin du deuil s'appelle « POMANA ». C'est un repas très copieux, pris en souvenir du mort. Un homme du même âge que le défunt est choisi, pour réincarner sa présence. Ou une femme s'il s'agit d'une défunte. On mange de tous les mets en prenant bien soin de laisser les restes. Ces restes sont obligatoirement jetés à la rivière, pour montrer que le souvenir est à jamais effacé. A la fin du repas, une femme danse et chante. C'est la fin officielle du deuil. RÉALITÉ, PHANTASME ET SYMBOLIQUE 147 — MANOUSCHES. Un aspect négatif du culte des Morts consiste à ne jamais prononcer le nom du défunt, et, pendant un an, aucun enfant venant au monde ne pourra porter le nom de ce défunt. Contrairement aux ROMS, les MANOUSCHES se souviennent deux fois par an de leurs morts. — LA TOUSSAINT. Ce rite tardif est inspiré de la tradition chrétienne. Il semble que ce soit l'apparat extérieur qui ait fait adopter ce culte des morts aux Gitans : fleurir une tombe et y mettre des bougies. — LE JOUR ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE. Un Tsigane MANOUSCHE peut trouver une raison pour ne pas fleurir la tombe d'un disparu le jour de la Toussaint, mais en aucun cas il ne pourra négliger le jour anniversaire. Si les pérégrinations des Nomades les amènent à se déplacer apparemment sans mobiles particuliers et sans itinéraires précis, on les retrouve chaque année au même endroit, s'il y a la tombe d'un proche parent dans la région. Ce jour-là seront disposées sur la tombe autant de bougies qui devront se consumer totalement, qu'il y a de morts dans la famille dont on se souvienne. Et pour être sûr que personne n'est oublié, de peur de fâcher celui qui le serait, on allume un cierge plus grand que les autres. Un variante voudrait que l'on allume autant de bougies que le mort avait d'amis vivants. Ainsi son âme n'ira pas rôder autour des vivants. Les MANOUSCHES prétendent ne pas être des païens comme les ROMS et ne vont pas déposer des aliments sur la tombe des disparus. Il a cependant été trouvé dans deux cimetières de STRASBOURG du pain, des oeufs et du lard déposés à la tête des tombes tsiganes manousches. REMARQUE sur la proximité des campements tsiganes et des cimetières. En règle générale, un gitan évite le cimetière de jour et surtout de nuit. Or en Alsace, maint campement tsigane est établi près d'un cimetière. Plusieurs explications sont données et certaines semblent contradictoires. Cette apparente contradiction est due aux variantes du concept de la mort selon les clans considérés. — Evitement des cimetières. C'est le lieu où vivent les Moule (revenant). Mais pendant la journée, ils se cachent. Il n'y a donc aucun danger. Cependant le Mulo voit ce qui se passe et peut, la nuit tombée, aller à la recherche de celui qui est venu le troubler pendant le jour. — Stationnement à proximité des cimetières. Le cimetière est entouré d'un mur, et ressemble à une prison. Si la porte est fermée le mulo ne peut sortir et tout danger est écarté. Un père de famille disait que les jeunes filles ont tendance à faire des bêtises le soir. Elles doivent préserver leur honneur et celui de la famille jusqu'au 148 M.-P. DOLLE mariage. Se sachant à proximité d'un cimetière elles n'oseront pas sortir de peur de rencontrer le mulo. Il est à noter que les mœurs et traditions tsiganes ne permettent pas à une jeune fille de sortir avec un garçon, même pas en groupe. Enfin, si un campement tsigane est établi près d'un cimetière, le feu ne s'éteindra pas de la nuit, car le mulo a peur du feu. LE MULO ET SES MANIFESTATIONS Comme nous l'avons dit précédemment, un mort n'est jamais définitivement oublié. Le Tsigane vit dans l'ignorance de la mort. Et c'est cette même ignorance consciente qui l'oblige à pratiquer des rites conjuratoires. Cette dichotomie se trouve dans le mot Mulo lui-même qui signifie d'une part le MORT, celui qui n'existe plus, celui qui a disparu, qui est oublié, bref ce-qui-n'existe-pas, et désigne en même temps le revenant, c'est-à-dire le MORTVIVANT, le passé-présent, qui saura par certaines manifestations se rappeler à la mémoire de ceux qui veulent l'oublier. Le Tsigane se définit avant tout par 1'« ETRE ». Il n'a pas de passé et ne se préoccupe pas de son avenir : IL VIT. Or, un Tsigane décédé ne peut se résigner au NON-ETRE. L'inconscient collectif le fait donc exister. Par le fait même, l'aspiration existentielle du peuple tsigane n'est pas battue en brèche puisque tout est, même le Mort. Deux aspects sont à envisager. Il faut d'une part satisfaire le mort pour l'écarter de la trame quotidienne de la vie et d'autre part assurer une continuité existentielle entre morts et vivants. — SATISFAIRE LE MORT. Il existe une série de rites conjuratoires qui maintiennent les morts à l'écart, par exemple la visite des tombes le jour anniversaire de leur naissance. Le feu des bougies est la symbolique de la clarté et de la vie. Le défunt n'est pas relégué dans l'ombre (Matéo Maximoff). Lors des pèlerinages tsiganes on réserve toujours une cérémonie, qui n'est qu'un temps de silence où l'on allume des cierges en pensant aux morts. Il va sans dire que lors de ces cérémonies aucun nom de disparus n'est prononcé. Le mulo peut aussi être perçu comme un gêneur. Dans ce cas ce n'est pas à une personne spécifique que l'on pense mais au fantôme sans visage. Des rites particuliers puisés dans notre sorcellerie du Moyen-Age font fonction d'exorcisme. Ainsi, le samedi matin le chef de famille jettera une gousse d'ail par la fenêtre. Une femme qui a fait un mauvais rêve frottera les montants de la porte avec de l'ail. Le feu a lui aussi une valeur de protection. Autant la flamme d'une bougie est symbole de vie lorsqu'on pense à un défunt, autant le feu de camp a pour vertu d'écarter le mulo car ce feu éclaire, réchauffe et rassemble les vivants autour de lui. Le Mort ne peut y trouver sa place et reste dans ce cas à l'extérieur du camp. Si enfin, un phénomène insolite devait se produire pendant une veillée — par exemple un bidon qui se renverse tout seul près d'une caravane — les hommes mettront les moteurs de leurs voitures en marche, parleront très fort et lanceront des cailloux ou autres objets au loin pour chasser un mulo trop entreprenant. RÉALITÉ, PHANTASME ET SYMBOLIQUE 149 — PARTICIPATION DU MORT A LA VIE QUOTIDIENNE. Nous abordons ici l'aspect le plus névrosant de la vie du Tsigane. Dans ce cas, seul l'homme mort est pris en considération. Un Tsigane n'a de statut et de rang social que s'il a femme et enfants. Le Mulo, pour survivre est donc à la recherche d'une femme. Toute l'ambivalence de l'être tsigane se trouve dans cette situation : condamner un défunt à l'oubli, c'est accepter une limitation dans le temps et dans l'espace de l'âme tsigane (âme = pneuma = souffle et donc principe de vie). Cette limitation étant refusée, il faut faire vivre le défunt et donc accepter qu'il se réalise pleinement, en ayant des relations de vie, c'est-à-dire des relations sexuelles. Si les morts avaient des relations sexuelles entre eux, les femmes défuntes donneraient le jour à des enfants vivants, ce qui est inconcevable. Il faut donc accepter l'idée que le mort, pour être lui-même, ait des relations physiques avec des femmes vivantes. Nous approchons ici de la limite entre le naturel et le supra-naturel. Et, sur le plan psychologique, de la limite entre la sacralisation d'un acte et sa conséquence, c'est-à-dire : lui enlever sa destination première. Le mort cherche donc à avoir des relations sexuelles. Si cela se produit, la femme en porte les conséquences : elle deviendra folle ou stérile ou bien se suicidera, ou aura une maladie de la peau. — LA FOLIE EN MILIEU TSIGANE est très rare. Son analyse sort du cadre de cette étude. Il faut noter cependant que les femmes soupçonnées d'avoir eu des relations sexuelles avec un MULO sont atteintes de psychoses maniaco-dépressives. — LA STERILITE s'explique ainsi : une femme qui a eu des relations avec un MULO ne pouvant mettre au monde l'enfant d'un mort deviendra stérile. — LA TROISIEME conséquence d'une relation avec un habitant d'outretombe sera le SUICIDE, « car on ne peut pas mettre au monde l'enfant d'un mort, et la femme a tellement HONTE qu'elle ne veut pas voir ce qu'elle porte dans le ventre ». ANALYSE DES TROIS CONSEQUENCES D'UNE RELATION SEXUELLE AVEC UN MORT — LA FOLIE. Le Tsigane distingue l'Esprit d'en haut de l'Esprit d'en bas. Un homme intelligent et sensé a « beaucoup d'esprit dans la tête ». Il ne mélange pas le cerveau avec les sentiments du cœur et encore moins avec ce qui est plus bas, disent les gitans. Or les jeunes filles sont souvent folles et elles ont « le sexe à la place de la tête », disent les jeunes hommes (MINSCH PRE HIRN). Leur conduite irraisonnée leur passera certainement. Et si « cela » ne passe pas, les adultes s'inquiètent et pensent que c'est l'esprit d'un mort qui a passé dans le corps d'une femme par le truchement de l'acte sexuel. La « folle » devient, dans ce cas, objet de mépris, mais aussi de crainte puisque les Esprits l'habitent. — LA STERILITE. La maternité est une bénédiction du BARO DEVEL (Dieu puissant). Les femmes sont fières d'avoir beaucoup d'enfants mais n'en veulent pas moins à leur mari qui contribue activement à les faire ! 150 M.-P. DOLLE La relation sexuelle aboutit à la fécondation. Or l'union avec un mort qui est chose interdite et taboue doit être punie. Le BARO DEVEL frappe donc la femme de stérilité et rendra ainsi publique la faute commise. Il y a dans cette théorie une contradiction. Pour qu'une femme puisse être déclarée stérile, elle doit être incapable de donner des enfants à son mari. Si elle avait eu une relation sexuelle avant son mariage, son époux aurait été averti, et l'aurait répudiée après la cérémonie de la défloration. Le cas de stérilité est extrêmement rare et les femmes qui en sont atteintes rejettent la faute sur le mari. Il n'en reste pas moins un attitude ambivalente des autres membres de la tribu à l'encontre de la déviante. — LE SUICIDE. Le suicide est aussi rare que la stérilité et en général les deux sont liés. L'explication qui en est donnée consiste à dire que la punition divine et la HONTE ne pouvaient être supportées par la femme qui se réfugie dans le suicide. MATEO MAXIMOFF, dans son roman « SAVINIA », fait mourir de suicide son héroïne pour avoir eu des relations avec le fantôme de son fiancé, pour avoir été enceinte de ses œuvres. Cette conduite suicidaire semble être dictée par l'impossibilité de mettre au monde l'enfant d'un mort. Nous assistons ici à l'actualisation du phantasme de mort (sens freudien). Cette mort souhaitée, explicable par la violation d'un tabou, se retourne contre l'agent sous forme de conduites auto-punitives. Comme chez les Tsiganes toutes atteintes aux biens physiques ou moraux d'une personne se dédommagent en numéraire ou en sang, et qu'il est impossible de payer un mort, il ne reste que l'effusion de sang. La KRIS ne peut juger un délit psychique. Le Tsigane se fait donc justice. Nous n'envisageons que le cas particulier de la femme dans l'exemple précité. Le concept du suicide est d'ailleurs perçu d'une manière ambivalente. C'est une mort violente qui engendre la HONTE. Mais la femme s'est soumise au destin qui l'a choisie pour satisfaire un MULO. Son suicide peut donc être interprété comme un acte bénéfique pour le clan. RITES D'EVITEMENT Malgré l'aspect immuable du destin, personne ne veut servir d'holocauste aux MULO, aussi existe-t-il des rites qui permettent aux filles d'éviter une rencontre avec le MULO. Dans certaines tribus on coupe le médius gauche au mort avant la mise en bière. S'il devait revenir parmi les vivants et chercher à courtiser une jeune fille, et l'entraîner loin du campement, elle saura ainsi le reconnaître et s'enfuir. Dans d'autres tribus qui refusent de mutiler un corps, il sera plus difficile de reconnaître le MULO qui se présente toujours sous l'aspect d'un beau jeune homme. La femme qui se sera laissé convaincre par les belles paroles (les MULO ont une voix irrésistible) prendra conscience d'être en présence du MULO au moment de l'étreinte en s'apercevant qu'il n'a pas d'os. Elle devra crier de toutes ses forces pour faire partir le revenant. RÉALITÉ, PHANTASME ET SYMBOLIQUE 151 Le mythe du MULO provoque et favorise les phantasmes nocturnes des adolescentes. Dans ces phantasmes se trouvent mêlés désirs et anxiété provoqués par la représentation phallique de l'homme. Ce même mythe permet aux jeunes filles de préserver leur virginité jusqu'au mariage où elles se feront « enlever » par le prétendant. REMARQUE : La scène « terrifiante » de la séparation de la jeune fille d'avec ses parents quand le garçon vient chercher sa femme pour la première nuit de noces n'est certainement étrangère à ce phantasme du MULO. — Enfin les maladies de peau dont les Tsiganes ont horreur peuvent être interprétées comme effet de représailles de la part des morts. Ainsi un Tsigane, par suite de tracasseries administratives, a été empêché de se rendre sur la tombe de ses parents pour le jour anniversaire. Il n'a pas pu se raser pendant plusieurs jours car sa peau le démangeait : « c'était un signe du MULO ». Il a conjuré le mauvais sort en envoyant son fils sur la tombe de sa grand'mère. Une bougie resta allumée dans la caravane jour et nuit jusqu'à l'arrivée du père sur la tombe. L'eczéma disparut et les médicaments achetés furent jetés aux ordures. LE RITUEL DU SERMENT. Si l'honneur d'un Tzigane est en danger, il prendra à témoin sa mère qui lui a donné le jour (si elle vit encore ou ses enfants s'ils sont en bas âge. Il arrive cependant que l'interlocuteur ne soit pas dupe d'un éventuel parjure et demande à l'intéressé de (« jurer sur ses morts »). Tout Tsigane digne de ce nom éprouvera un sentiment de malaise qui peut aller jusqu'au spasme et même à l'évanouissement. Les morts pris à témoin et, notamment dans une KRIS, prennent alors visage humain et deviennent justiciers. Ce sont les propres interlocuteurs qui lui demandent de jurer. Si un parjure peut-être prouvé, le fauteur rejoint immédiatement ceux qu'il a pris à témoin, c'est-à-dire les MULE. Or personne ne veut devenir MULO. Le Tsigane se définit comme un individu qui — est au monde — c'est le « DASEIN » permanent. La trame de sa vie individuelle et collective exclut d'emblée le concept de mort. CONCLUSION. Il n'existe pas dans cette ethnie une philosophie de la mort et encore moins une apologétique telle que la civilisation judéo-chrétienne l'a créée, ni une conceptualisation négativiste comme le conçoit le matérialisme mais tout simplement une scotomisation de l'ETAT DE MORT. L'inconscient collectif ne peut cependant échapper à la réalité inhérente de la vie à savoir la destination finale de l'homme qui est la mort. C'est pourquoi le Tsigane a hérité de la philosophie hindoue (est-ce son pays d'origine ?) qui prône le retour permanent à la vie. Le contact de ce peuple errant avec d'autres civilisations lui a fait perdre, s'il l'a jamais eue, l'idée de métempsycose, mais lui a permis de forger le concept du MORT VIVANT : LE MULO. Ainsi, si l'homme en général est vivant condamné à mourir, le Tsigane en particulier est un condamné à mort appelé à vivre.