Padilla, le cyclope - Club de la Presse de Bordeaux
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Padilla, le cyclope - Club de la Presse de Bordeaux
5 SUD OUEST Jeudi 30 juin 2016 Plein cadre Juan José Padilla (1/3) Padilla, le cyclope Depuis une terrible blessure qui l’a amputé de la moitié du visage, Juan José Padilla, miraculé de la corrida, est devenu un héros populaire en Espagne. Mais demeure controversé toro lui fouiller la chair. Avant le drame du 7 octobre, il détaille avec légèreté d’ailleurs ces « médailles », près de 32, devant une télé espagnole, en maillot de bain… Désinvolte, on vous dit. Il y montre les stigmates d’une éventration, souvenir d’une corrida à Huesca, en août 1999, qui lui vaut cinq mois d’hosto en raison d’une péritonite et d’une blessure au pancréas. Il y a aussi une cicatrice de 10 centimètres au niveau du cou, marque laissée par un Miura en juillet 2001 à Bilbao, une bête de 670 kilos qui transperce son cou et lui brise deux vertèbres cervicales… Pas de quoi encore infléchir un destin. La 37e « décoration » obtenue à l’automne 2011 lui vaut, cette fois-ci, d’être défiguré. Les 22 opérations qu’il a subies depuis n’y font rien. Paralysie faciale, perte de son œil, de l’audition de son oreille gauche, sans compter les nombreuses séquelles avec lesquelles il se bat au quotidien… À l’hôpital MiguelServet de Saragosse, où il est hospitalisé en urgence, le fils de Jerez pense pourtant déjà à son retour. Éventré lors d’une corrida en 1999 à Huesca, transpercé au niveau du cou en 2001 à Bilbao… La pose de banderilles, un art que maîtrise le matador. En 2011, c’est pourtant lors de cet exercice qu’il fut énucléé. PHOTO PATRICK BERNIÈRE BOURSE AUX REPORTAGES Huit journalistes de notre rédaction ont été « primés » et ont pu rencontrer le personnage qu’ils souhaitaient vous faire découvrir. Aujourd’hui, premier épisode en Espagne, avec l’atypique torero Juan José Padilla BASTIEN SOUPERBIE [email protected] A Séville, la pluie est une merveille, prétend le dicton. Un miracle, s’entend. Dérèglement climatique sans doute, car la merveille tombe à grands seaux sur la belle andalouse, ce samedi 16 avril. C’est jour de miracles. Et, premier de ceux-là, la vessie des nuées est vide quand, à l’heure de la corrida, l’arène de la Maestranza se remplit. Sur le sable, les toreros, rescapés du naufrage météorologique, saluent l’arène. Les yeux scrutent celui qui n’en a qu’un : Padilla, dit le Pirate, le cyclone de Jerez transformé en cyclope depuis qu’un tau- reau lui a arraché la moitié du visage en 2011 à Saragosse, et qu’il est devenu une attraction, « un fenómeno », de l’autre côté des Pyrénées. On se presse pour aller voir la gueule cassée, pour observer ce miracle d’homme qui défie des bêtes d’une demi-tonne, avec un seul œil et une seule oreille. La montera vissée sur la tête, le bandeau noir sur une orbite cave, le matador andalou se met à genoux en attendant l’ouverture du toril et la noirceur qui y loge. Trois signes de croix, une prière lancée vers les cieux, et ce Lazare des toreros revenu du tombeau dans lequel on l’avait trop vite précipité, il y a quatre ans, s’apprête à vivre un nouveau miracle. Deux heures plus tard, le Pirate a pris l’arène à l’abordage dans son style brutal et spectaculaire, et, plébiscité par le public, arrache à la présidence de la Maestranza le droit de franchir, exsangue et exultant, la porte du Prince. Un accessit qui, dans le milieu taurin, vaut Ligue des champions au foot. Un matador métamorphosé Les puristes, shocking comme une vieille comtesse anglaise invitée à rentrer dans un pub graisseux de l’East End, crient au « populisme ». À l’heure où les offensives antitaurines, poussées par le rouleau compresseur puritain, se multiplient jusque dans le berceau natal de la corrida, la controverse est un luxe aussi tapageur que son objet. Cela en dit long sur le chemin parcouru par l’enfant de Jerez cantonné jusqu’à son accident aux seconds rôles. Que le Pirate triomphe à Séville dans une arène qui se pâmait pour la seule esquisse d’une passe exécutée par la légende locale, « El Faraón » Curro Romero – quand bien même celle-ci intervenait après deux heures d’ennui –, cela revient à leurs yeux à autoriser un sauvageon à pénétrer par effraction dans une église. Une question de regard, somme toute. Le « GQ » américain va jusqu’à consacrer un reportage à celui qu’il juge comme « the last matador » Depuis son accident, Padilla, l’ancien mitron de Jerez, qui, jadis abonné aux toros durs et pourris, devait ses contrats à un histrionisme de trompe-la-mort, s’est métamorphosé au propre comme au figuré et s’est élevé, en termes de popularité, au même rang que les grandes figures de la tauromachie. Padilla ? Trop baroque, pas assez classique, jugent les mêmes esthètes. Moins artiste qu’un Morante de la Puebla, moins doué qu’un Juli et qu’un Ponce, moins extraterrestre qu’un José Tomás, certes. Sauf que, depuis sa résurrection, il y a comme une aura de légende qui nimbe la gueule cassée de Padilla, dont la gravité tranche avec cette image un brin désinvolte qu’il avait avant sa terrible blessure. Légendaire à un point tel, que les médias du monde entier s’intéressent à son histoire. Le « New York Times », « ParisMatch », le « Sun », le « Daily Mail », même les journalistes allemands du « Spiegel » se sont fendus d’un aller-retour en Espagne pour obtenir une interview du maestro. Le « GQ » américain va jusqu’à consacrer un reportage à celui qu’il juge comme « the last matador », le dernier des matadors. Rien que ça. Rescapé à plusieurs reprises Déjà, en 2011, à l’issue de la corrida du 7 octobre à Saragosse, l’image du coup de corne qui pénètre par l’arrière de l’oreille gauche avant de ressortir par l’orbite ainsi énucléée avait fait le tour de la planète médiatique. À l’époque, la presse spécialisée annonce Juan José Padilla, qui n’a pas tout à fait 40 ans, perdu pour la corrida. L’homme a pourtant vu, comme la plupart de ses pairs, plus d’une fois la corne d’un Aussi, quand le cyclone, au terme d’un entraînement intense et en dépit de la perte de 18 kilos durant son hospitalisation, revient le 4 mars 2012 dans l’arène d’Olivenza, c’est dans une ambiance incroyable qu’est célébrée la résurrection du torero. Début du phénomène, nouvelle carrière. Entre héros et caricature Il a depuis aligné plus de 300 courses et se hisse au sommet de l’escalafón (classement taurin) chaque année. Dès lors, le mythe prend le pas sur les considérations technicotaurines. Trop théâtral, Padilla ? Trop « tremendiste », comme on dit en Espagne au sujet de ces toreros qui abusent de la puerta gayola, la passe à genoux livrée à la sortie du toril dont Padilla s’est fait le spécialiste ? Peu importe, El Pirata n’est plus jugé uniquement sur son style. Le quotidien espagnol « ABC » le reconnaît sans détour, le soir du triomphe sévillan de Padilla : « Depuis sa blessure, il est un authentique héros populaire », écrit Andrés Amorós. Dans « El País », Antonio Lorca voit dans les cris d’orfraie poussés le soir du triomphe « la nouvelle dictature (taurine) du politiquement correct ». Et de réhabiliter le Pirate que la critique voudrait caricaturer plus encore que le toro de Saragosse : « C’est ça aussi, la corrida, assure-t-il. […] Les toreros de sa trempe ont toujours forcé l’admiration et le respect et sont incontournables pour que les corridas ne deviennent pas un spectacle élitiste et réservé à une minorité ». Olé ! DEMAIN (2/3) Rendez-vous à Sanlúcar avec le Pirate.