Admirable Angleterre
Transcription
Admirable Angleterre
© RÉGIS DEBRAY, 1997. TOUS DROITS RÉSERVÉS 1 Le Monde, 1997. Admirable Angleterre J’avoue : j’ai eu très peur, ce samedi matin 6 septembre, devant ma télévision, Londres était le cœur battant de la planète et je n’ai pas souvenir d’un pareil suspense médiologique. Le convoi funèbre fendait la foule depuis une heure et l’on vit soudain « the royals », on ne sait d’où sortis s’avancer à pied, vulgairement. La reine en personne, en famille et sans escorte, gagnait le portail de Buckingham. Elle s’est campée là, une parmi des millions de citoyens, ses sujets, pour voir passer le cercueil. Non devant eux, mais quasiment avec eux. Le monde basculait. La reine d’Angleterre attendait. Le convoi se faisait attendre, longuement. De mémoire de roi, on n’a jamais vu un souverain poireauter et The Queen faire le pied de grue. Et le passage de qui attendait-elle ? De son antipode. D’une reine des cœurs, d’une diva du glamour, d’une héroïne de romans photos. Sa pire adversaire. L’ancienne Angleterre attendait debout, en plein soleil, la nouvelle. La vieille Europe, retranchée dans ses rites et ses châteaux, renonçait à sa distance, à son invisibilité pour rendre hommage à l’Amérique. La culture de l’officialité mettait pied à terre devant la culture de l’intimité mise par le satellite et les caméras au centre de nos vies. Allait-elle enjamber la rampe ? Descendre de la scène (Buckingham) dans la salle (la Ville) ? Abolir la coupure sémiotique ? Se rendre ?. Non. The Queen a mis un pied sur la rampe, pas deux. Elle s’est tenue en deçà de la frontière fatidique. L’irréparable n’ a pas été commis. Le commentateur laissa planer le doute pendant de longue minutes : allaitelle rejoindre le convoi, en laïque, sur la chaussée ? Allait-elle se fondre dans la foule, le flux, l’émotion collective et charnelle ? Déposé l’ultime transcendance symbolique de cette démocratie –la couronne tenue de Dieu– au pied du post-moderne ? Ce pas en trop eût été l’éffondrement symbolique du Royaume-Uni ; la fin d’une légitimité dynastique ; et plus profondement, la victoire de laloi du cœur sur la loi tout court, de l’horizontale sur le vertical, et de l’Indice sur le Symbole (du signe collant à la chose même, comme la photo, sur le signe coupé de la chose, comme le mot, pour reprendre les catégories de Peirce). Le Palais a coupé la poire en deux : une moitié de la famille, les Princes, dans le flux, légèrement en avant de la société civile, encore un peu isolés mais homogènes à la procession émotive, derrière l’attelle d’artillerie. La clé de voûte, la Reine (avec sa mère et sa sœur : la sacralité est aux mains des femmes) est remontée en scène pour poursuivre son rôle de composition, qui n’est pas la présence charnelle, fusionnelle et instinctive, mais la représentation à distance, froide. La hauteur symbolique l’a emporté de justesse, au finish, sur la fusion indicielle du direct. Le © RÉGIS DEBRAY, 1997. TOUS DROITS RÉSERVÉS 2 minimum vital monarchique a été sauvegardé, sans lequel la transcendance de l’institution se fût effondré. Hollywood n’aura pas tout balayé. Laurence Olivier a tenu face à l’Actor’s Studio. Comment un nouvel objet technique fait bouger un domaine de tradition ? Walter Benjamin, l’un des pères fondateurs de la médiologie, ne se demandait pas si la photo était un art mais ce que la photo avait changé dans notre conception et notre pratique de l’art. C’est le choc de deux séries hétérogènes –technique et culture– qui doit fixer notre attention. L’institution « Église catholique » rencontre le tube cathodique. L’École rencontre l’ordinateur. Que doivent-elles refaire d’elles-mêmes pour ne pas se laisser défaire par le météorite tombé dans leur jardin ? La monarchie britannique et les Windsor en particulier n’étaient pas faits pour les technologies du live, dont les effets sociologiques s’appellent la culture du sensoriel et du tactile, la compassion humanitaire, l’idolatrie du corps et de la proximité. Les « royals » appartiennent corps et âme à l’ancienne société du spectacle qui pivote toute entière sur la coupure sémiotique : la carte n’est pas le territoire, l’acteur n’est pas son personnage, la reine n’est pas sa féminité, le symbole n’est pas la chose. Ils vivent sous le régime de la séparation : entre le parterre et la scène (matérialisée au théâtre par la rampe et à Londres par la grille de Buckingham), entre l’auteur et son texte, entre la chair et le Verbe. Il y a le même rapport entre la reine et son corps physique qu’entre une œuvre en différé et un document en temps réel, ou une pièce de théâtre et un happening. Ou un tableau et une photo (quand elle est prise sur le vif et non posée ou officielle) Diana, la femme la plus photographiée du monde, était une photo ; Elisabeth II d’Angleterre est un tableau. L’ascendant de la Reine suppose que tout ce qui est directement vécu soit éloigné dans la représentation; la magie de Diana, que tout ce qui était éloigné dans la représentation (monarchique, protocolaire, ritualisée) soit vécu en direct. Magie ô combien communicative puisqu’elle est le moteur même de nos machineries communicantes. La monarchie est froide, par obligation et métier; le jet-set est chaud, parce qu’il vit d’images sur le vif. Diana est morte du paradigme « indiciaire » qui l’lui a donné vie dans le cœurs: l’émotion palpitante et sans code, l’immédiate restitution du corps par l’instantané. Elle s’est shootée à l’image et a été shootée par l’image : victime du tir photographique. Diana, dit-on, ne lisait pas de livres; elle regardait, écoutait, dansait. En direct. Charles lit des livres et vit en différé. On le dit distant, froid. Il se cache derrière sa fonction, son corps n’est pas lui. Diana entend que la carte soit le territoire, le privé, le public, le signe la chose même, et qu’une princesse soit entièrement femme. Comme la vidéosphère elle-même, elle ne supporte pas l’idée du dédoublement, qu’elle juge hypocrite, entre une personne et son personnage, entre le sentiment et la conduite. Elle touchait les âmes parce qu’elle touchait les corps, et se donnait à toucher dans les hôpitaux, les gymnases et les chambres. L’univers indiciaire est tactile. Il caresse et il étreint. L’univers symbolique, celui de Charles, coupe l’élan et © RÉGIS DEBRAY, 1997 TOUS DROITS RÉSERVÉS 3 débranche. Il désincarne le concret et demande aux spectateurs de faire la moitié du chemin. L’aristocrate milliardaire est devenue la princesse du peuple non par populisme mais parce qu’elle a épousé les valeurs et les références, c’est-àdire l’environnement médiologique du peuple. Elle régnait dans la rue et avec elle, parce que l’homme de la rue, vous et moi, ne vit pas dans le différé mais dans le direct; pas devant des pages écrites mais dans son petit écran; pas avec des dispositifs de projection à distance (cinéma, théâtre) mais dans les dispositifs d’immersion (concerts rock, live TV et jeux vidéo). Cette décontraction, c’est l’Amérique même. Celle du jet-set, non de l’establishment. Double fût le miracle des funérailles de Diana, étonnant mariage de l’ancien et du moderne, comme un poème d’Apollinaire ciel ouvert. Premier miracle, effervescent, d’un deuil de masse. La vitalité ethnique d’un grand peuple invente en direct une légende mondiale, en faisant corps autour d’un Signe central (les britanniques sont à leur meilleur quand ils se rassemblent, contrairement aux français). Deuxième miracle protocolaire, dans Westminster Abbey : le domptage du cru par le cuit, du cri protestataire par l’hymne anglican, encadrant Elton John entre deux cantiques religieux, permettant le belle sortie très « cœur » et « société civile » d’Earl Spencer mais intégrant le séditieux dans le solennel. C’est la merveille du gothique pop, création britannique. L’ordre symbolique du rituel a capturé l’ordre incidiaire de l’image-son –seule façon de ne pas se faire désintégrer par lui. L’Union flag a été descendu à moitié sur le toit de Buckingham. La couronne a composé : elle n’a pas abdiqué. Le vieux Monde, durement secoué, a tenu bon. Et le continent est une fois de plus en dette avec la Grande-Bretagne.