Médiathèque Valais St

Transcription

Médiathèque Valais St
Médiathèque Valais St-Maurice
Mardi 21 janvier
12.30-13.30
Philippe Claudel
Philippe Claudel naît en 1962, en Lorraine, dans la petite cité
industrielle de Dombasle-sur-Meurthe. Son père, ancien résistant,
est gardien de la paix et sa mère, ouvrière en confection. Après
l’obtention de son baccalauréat scientifique, il mène pendant
deux ans une vie de dilettante, perdant son temps et le peu
d’argent qu’il gagne grâce à de petits boulots. «Il participe à la
création de deux radios libres, travaille sur des courts métrages
comme pâle scénariste et médiocre acteur, écrit des poèmes sans
intérêt, dessine, lit énormément, chante comme choriste dans un
éphémère groupe punk, et finit par boire une bouteille de gin par
soir.».
En 1983, il rencontre celle qui deviendra sa femme ; il entreprend
des études de littérature, d’histoire de l’art et de cinéma à
l’Université de Nancy, obtient l’agrégation de lettres modernes et
un doctorat en littérature française consacrée à André Hardellet.
Après quelques années de lycée, il enseigne à des enfants
©David Balicki
handicapés moteur, et est, pendant près de douze ans, professeur
de lettres à la maison d'arrêt de Nancy.
Il se donne à toutes ses passions, voyage, pratique l’alpinisme, peint, photographie, écrit et publie, en
1999, son premier roman : Meuse l’oubli.
En 2001, il est nommé maître de conférences en littérature et anthropologie culturelle à l’Université de
Nancy II où il enseigne toujours à temps partiel, principalement l’écriture scénaristique au sein de
l’Institut Européen de Cinéma et d’Audiovisuel.
En 2008 sort sur les écrans son premier film, Il y a longtemps que je t’aime.
Le 11 janvier 2012, il a intégré l' Académie Goncourt.
Une œuvre…
Meuse l'oubli (Paris, 1999)
Quelques-uns des cent regrets (Paris, 1999)
Le Café de l'Excelsior ; ill. Jean-Michel Marchetti (Nancy : La Dragonne, 1999)
J'abandonne (Paris, 2000)
Barrio Flores : petite chronique des oubliés ; ill de Jean-Michel Marchetti (Nancy : La Dragonne, 2000)
Le Bruit des trousseaux (Stock, 2002)
Les Ames grises (Stock, 2003)
La Petite Fille de Monsieur Linh (Stock, 2005)
Le Rapport de Brodeck (Stock, 2007)
L'Enquête (Stock, 2010)
Parfums (Stock, 2012)
Jean-Bark (Stock, 2013)
Les Petites mécaniques (Mercure de France, 2002)
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Trois petites histoires de jouets (Besançon, coll. « Suite de sites », 2004)
Le Monde sans les enfants : et autres histoires (Stock, 2006)
Et parmi d’autres …
Au revoir Monsieur Friant (Paris : Phileas Fogg, 2001)
Nos si proches orients (Paris, coll. « France vagabonde », 2002)
Trois nuits au palais Farnèse (Paris, éditions Nicolas Chaudun, 2005)
Parle-moi d’amour (Stock, 2008)
Le Paquet (Stock, 2010)
Quelques fins du monde (Baume-les-Dames, 2011)
Au cinéma…
Les Ames grises (2005), adaptation du roman par Yves Angelo
Réalisations
Il y a longtemps que je t’aime (2008)
Tous les soleils (2011)
Avant l’hiver (2013)
Meuse l’oubli (1999)
« On comprend la mort de ceux que l’on aime au détour d’une phrase dont le ton est seulement un
peu plus assourdi que les autres. Mais ce sont les mêmes mots qui disent le plaisir, le monde des
joies, des travaux et des futilités, les même mots qui servent aussi à cerner le dépassement et la fin
du chemin, l’absence infinie».
Paule est morte. Son amant, inconsolable, pour trouver l’oubli, il fuit les lieux où ils ont vécu et
s'installe dans le village de Feil, sur la Meuse. Dans cette atmosphère brumeuse, la présence de
Paule se mêle aux souvenirs d'une enfance douloureuse, de celle qui n’a pas su l’aimer, la mère,
«putain et fière de l’être». Mais on ne peut vivre toujours avec les morts. La souffrance s’efface peu à
peu.
Au pied de La Roche aux Larmes … «j’ai vu près des bruyères une chevelure en feu, un brasier épars
et souple qui sur le vert des herbes propageait un incendie soyeux. »
« Je vivrai maintenant dans l’incontinuité de Paule. Seule des fragments de notre amour dépasseront
mes oublis et se rassembleront parfois sans que je le veuille vraiment : alors en ces moments me
reviendront peut-être, fragiles et vulnérables comme des gazes séculaires extirpées des antiques
tombeaux, sa beauté et sa voix. Ce seront là des minutes échappées au néant, des marques
effroyablement assurées de sa mort, car n’est-il rien en nous de plus mortel que la voix ? ».
« Je reviendrai à Feil ! Ce sera alors un cheminement de mémoire autant que de joie car si la boucle
de la Meuse, au fil de mon séjour, s’est muée en reliquaire de mon amour défunt, la ville quand à elle
garde entre ses vieux murs et contre ses collines, le long de ses ardoises et sous son ciel, dans sa
fourrure de forêts et ses rues d’un gris tendre, une promesse rousse et claire, un jeune élan de chair,
une flamme immodérée».
Quelques-uns des cent regrets (2000)
Le narrateur, deux jours après le décès de sa mère, revient sur les terres de son enfance qu’il a
quittées seize ans plus tôt. Renaissent alors les souvenirs…
Ceux d’hier, de l’enfant …
« Je suis née dans un très jeune ventre de seize ans. Cela, Jos, Jos Sanglard ne le sait pas, ni
personne. A peine l’ai-je su moi-même, ou en tout cas bien trop tard, quand le mal était fait. Il m’a fallu
du temps pour me rendre à cette vérité qui faisait de moi le petit assassin, le meurtrier geignard d’une
fleur à peine éclose qui n’a jamais connu la lumière des rêveries. J’ai fait sombrer une enfant dans le
monde des mères. Ma venue l’a fait glisser dans la nuit. La nuit de l’abandon et de l’étroite
amertume».
Ceux aussi d’un jeune homme fier, parti sur un coup de tête parce qu’il découvre que l’identité de son
père dont sa mère lui a raconté la fin tragique au combat pendant la guerre d’Indochine, est usurpée.
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« Il a fallu qu’un jour, tandis que j’étais seul dans notre appartement, je décroche le cadre de la
photographie de mon père. Il a fallu qu’un jour je décroche ce cadre et qu’il m’échappe des mains. Il a
fallu que le cadre se brise à terre pour que choient en même temps un monde et ses deux
astres…Quand je pris la photographie dans mes mains, elle me sembla bien légère…Les bords
avaient été pliés pour permettre de l’insérer dans le cadre. Jamais mon père ne m’avait souri d’aussi
près. Il paraissait me regarder. Je frémissais. Je dépliai la photographie avec le soin que l’on porte à
un vieux parchemin dont on devine qu’il nous apprendra une vérité cachée. Le papier glacé était celui
d’un vulgaire magazine ».
Et puis il y a ceux d’aujourd’hui, ceux d’« adulte ordinaire, ni plus mauvais ni meilleur qu’un autre » et
naissent les regrets …
« Aujourd’hui, j’ai le regret de ce temps de lumière, comme j’ai le regret d’indicibles émois. Je suis
parvenu de l’autre côté de la vie, déjà, moi qui ne suis pourtant guère vieux. J’ai franchi le seuil du
pays qui nous fait regarder derrière nos épaules ce que nous ne pouvons plus caresser, car nous
savons devant nous une issue cendreuse. L’espoir a cédé devant la mélancolie. Les couleurs se
fanent, comme les joues et les rires. Je ne peux recueillir les fleurs jadis entr’aperçues.
J’ai passé seize années comme un lâche au cœur mauvais, sans un mot griffonné, sans un signe,
loin de celle que j’aimais, loin de ses yeux et de ses gestes, et de sa peine qui sans doute ouvrait en
elle chaque matin une neuve blessure.
Je n’y puis plus rien.
Ma mère est morte et je n’étais pas là…
« Chaque homme tue ce qu’il aime » dit le poème anglais.»
et, comme seul lègue, ultime et seule révélation …
« Eh bien nous autres les hommes, quand on se blesse, ou qu’on blesse quelqu’un, nos perles à
nous, ce sont les regrets, on se fabrique de beaux regrets, et dans une vie, qu’on soit prince,
cordonnier ou sénateur, nos regrets sont écrits sur un grand livre, un superbe livre avec beaucoup
d’or et d’enluminures, Le livre de dettes qu’il s’appelle, ils sont écrits et comptés, et chaque fois qu’un
regret est écrit, on pleure, on souffre en pensant à lui, mais ça nous donne la force d’aller vers le
suivant, et ainsi se passe la vie, mon petit Jos, de regret en regret, comme un saute-mouton, la vie
dans laquelle nous avons cent regrets, pas un de plus, pas un de moins, on peut faire des pieds et
des mains, me disait l’oncle, on n’aura jamais droit à plus de cent regrets… cent regrets répétait
l’oncle, et quand le centième est écrit sur le grand livre, Le livre des dettes, quand il est bien écrit avec
la belle écriture calme et déliée, alors, on meurt !
Le lendemain même, on meurt… »
Les Âmes grises (2003)
« C’est bien curieux la vie. Sait-on jamais pourquoi nous venons au monde, et pourquoi nous y
restons ? Fouiller l’Affaire comme je l’ai fait, c’était sans doute une façon de ne pas me poser la vraie
question, celle qu’on refuse tous de voir venir sur nos lèvres et dans nos cerveaux, dans nos âmes,
qui ne sont, il est vrai, ni blanches ni noires, mais grises, joliment grises comme me l’avait dit jadis
Joséphine. »
Nous sommes en décembre 1917 dans un village de France, à quelques kilomètres du front. Une
fillette, la petite Belle-de-Jour, fille de l’aubergiste, est retrouvée étranglée à deux pas de la demeure
du procureur Destinat. Le narrateur, ancien officier de police est venu tout exprès de la ville voisine,
pour l’enquête. Il relate alors la vie du village et se raconte. Plus tard, l’Affaire est enfin close, le
procureur Destinat est mort, le narrateur, ayant reçut autrefois la clef du château, y retourne et
découvre…
« Dans le petit carnet de maroquin rouge, il y avait ainsi quantité de pages couvertes d’une fine
écriture penchée qui ressemblait à une frise délicate. Quantité de pages qui reproduisaient quantité de
lettres adressées par Lysia Verhareine à celui qu’elle aimait et qu’elle avait suivi. » (p. 253)
« … il n’y avait pas que la lettre glissée dans le carnet. Il y avait aussi trois photographies. Trois,
collées l’une à côté de l’autre, à la dernière page. Et cette petite scène cinématographique immobile,
c’était Destinat qui l’avait composée...
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Belle de jour, Clélis, Lysia étaient comme trois incarnations de la même âme, une âme qui avait
donné aux chairs qu’elle avait revêtues un sourire identique, une douceur et un feu à nul autre pareils.
La même beauté venue et revenue, née et détruite, apparue et en allée.»
« J’ai vécu longtemps avec cette idée de Destinat, en assassin par erreur, par illusion, par espoir, par
mémoire, par effroi. C’était beau je trouvais. Ca n’enlevais rien au meurtre, mais ça le faisait devenir
éblouissant, ça le tirait du sordide. Criminel et victime devenaient des martyrs : c’est rare.
Et puis un jour, une lettre m’est parvenue… postée de Rennes, le 23 mars 1919. Elle avait mis six ans
pour venir. Six ans pour traverser la France… »
La petite fille de Monsieur Linh (2005)
M. Linh quitte son pays natal en bateau. Il emporte avec lui une valise contenant une photographie et
un peu de terre de son village et sa petite fille, Sang diû dont les parents sont morts dans une rizière
pendant la guerre. Arrivé sur le quai, une femme l'emmène dans un dortoir où il rencontre deux
familles qui l'appellent Oncle. Un jour, M. Linh sort, marche dans le froid et s'assoit sur un banc…
Un homme vient. Il se présente : Bark. Sa femme est morte il y a 2 mois, elle tenait un manège dans
le parc en face d'où ils sont assis. Il n’a pas eu d’enfant. Chaque jour désormais, M. Linh s'assoit sur
le même banc, il parle à l'enfant, pense à sa femme qui était belle avec de grands yeux bruns et
rencontre son nouvel ami.
Le rapport Brodeck (2007)
« Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache.
Moi ne n'ai rien fait, et lorsque j'ai su ce qui venait de se passer, j'aurais aimé ne jamais en parler,
ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu'elle demeure tranquille
comme une fouine dans une nasse de fer. Mais les autres m'ont forcé… « Tu sais écrire, tu sais les
mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. »
Fin de la seconde guerre mondiale, dans une bourgade de montagne où l’on parle un dialecte proche
de l’Alsacien, un crime a été commis par les hommes du village. Un étranger, original itinérant dont
les manières extravagantes ont causé un grand trouble parmi les habitants parce qu’il leur renvoie
leurs compromissions avec l’occupant allemand, a été assassiné. Brodeck, revenu dans son village
après avoir été déporté dans un camp, seul de la commune à avoir fait des études et qui rédige des
notices sur la faune et la flore des montagnes pour son administration, est chargé d’écrire un rapport
sur « l’événement », l'Ereignies. En quête de vérité, il rédige avec comme seul souci : faire apparaître
la vérité, même si celle-ci dérange. Occasion aussi, pour lui, de se pencher sur sa propre histoire.
« Je me sens faible et inutile. Je tente d’écrire des choses. Mais qui les lira ? Qui ? Je ferais mieux de
prendre Poupchette et Emélia dans mes bras, la vieille Fédorine sur mon dos, un baluchon rempli de
vivres, de vêtements et de quelques beaux souvenirs, et m’en aller loin d’ici. Recommencer. Tout
recommencer. »
Parfums (2012)
« Chaque lettre a une odeur, chaque verbe, un parfum. Chaque mot diffuse dans la mémoire un lieu
et ses effluves. Et le texte qui peu à peu se tisse, aux hasard conjugués de l’alphabet et de la
remembrance, devient alors le fleuve merveilleux, mille fois ramifié et odorant de notre vie rêvée, de
notre vie vécue, de notre vie à venir, qui tour à tour nous emporte et nous dévoile. » (Voyage)
Soixante-trois textes, un abécédaire qui court de Acacia, Ail, Alambic, Amoureuses, Après-rasage à
Tilleul, Torréfaction, Vieillesse, à Voyage, qui évoquent autant de parfums de l’enfance : la cuisine de
grand-mère, la salle de bains du père ; de l’adolescence, de la vieillesse, qui font resurgir un monde
oublié, dont certaines traces demeurent et qui racontent Philippe Claudel.
Brouillard
« J’aime le brouillard car il me permet toujours d’entrer au plus profond de moi-même. En marchant
au-dehors, dans une nature qui ne me livre que ses marges immédiates, quoique déjà dévorées par
l’abrasion d’une gomme invisible, le monde devient une simple projection de l’âme, une hypothèse
pénétrante et un peu froide. Je suis seul. Intimement seul, et je me replie sur cette pensée comme le
fait un escargot dans sa coquille. Il y a dans la présence opaque du brouillard, à peine percé çà et là,
suivant une logique indéchiffrable, par des aplats de blancheur qui font croire à des sources de
lumières disposées plus loin, la survenue d’une fin du monde bénigne, sans conséquences majeures
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et sans douleur. Extracteur à froid de parfums suspendus et potentiels, le bouillard sabote le paysage
quotidien pour le donner à voir et à sentir autrement. »
Enfant qui dort
« Rien ne peut mieux nous dire, de ce que nous sommes ou de ce que nous avons été, que l’odeur de
la peau d’un enfant enfoui dans le sommeil et qui repose, bouche à demi ouverte dans son lit, sans
crainte ni peur aucune, ni tremblement, car il nous sait là tout contre lui, proches et prêts à éloigner les
ténèbres, les dissoudre ou les nier s’il le fallait. »
« C’est comme si je venais vers l’enfant nue dormant contre sa mère, nue elle aussi, dans le très beau
tableau de Gustav Klimt, Les trois Ages de la femmes, qui est la peinture d’un moment d’une
quotidienne intimité, d’une haute et féconde humanité, peinture de la tiédeur sucrée des peaux et des
sueurs, delà confiance dans le plus sûr des sommeils, celui-là même où rien ne peut nous arriver. »
« Odeur de cette haute enfance préservée, douce et gazouillante, calme, sereine et qui, hélas, nous
fuit trop vite, à mesure que nous allons sur la route, que nous nous y redressons, que nous y
marchons seuls, et qu’il finit par ne plus rien rester de ce que nous avons été, créatures faibles se
berçant d’abandon confiant entre les bras et les sourires de ceux qui nous ont enfantés. »
Vieillesse
« Si leurs jours ressemblent à certains fruits, pommes ou poires, fripés et tavelés quand ils se sont
assoupis trop longuement dans un comportement de faïence, elles en ont aussi l’odeur cireuse,
atténuée, charmante, lointaine et douce, souvenir de parfum plutôt que parfum lui-même. La mort qui
n’est guère loin donne au corps une usure émouvante comme celle d’un linge de fine étoffe, mainte
fois lavé, mainte fois porté, et dont la trame devenue presque translucide possède une souplesse
idéale mais que l’on sait fragile. La peau, les cheveux, les doigts des vieilles personnes sont comme
ce linge qu’on voudrait garder toujours et qu’on enture de soins afin que jamais il ne se déchire. Nous
savons pourtant que bientôt nous ne pourrons plus embrasser ces êtres aux manières hésitantes,
délicates, et c’est pour cela que les baisers que nous leur donnons, et ceux qu’ils nous rendent, se
chargent, à chaque cérémonie des retrouvailles et des adieux, d’une émotion qui dilate nos sens car
nous voulons avec force tout garder d’eux le plus petit sourire ou clignement d’yeux, les paroles, les
caresses, la chaleur, l’odeur. »
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