Doc. 1 - Les transformations de la famille

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Doc. 1 - Les transformations de la famille
Doc. 1 - Les transformations de la famille
Les formes de la vie de famille se sont profondément modifiées depuis les années 60 : élévation du taux d'activité féminin, diminution du nombre de familles nombreuses, transformation des rôles, croissance du nombre
de divorces… Le père de famille tout-puissant a laissé la place à un groupe où les droits et les responsabilités
sont davantage partagés. Des relations où chaque individu dispose d'une autonomie plus grande, ce qui se
traduit aussi par des relations plus incertaines entre les membres du couple ou entre parents et enfants.
1. Les couples ont la vie dure
La famille est-elle vraiment en crise ? Le modèle du couple dominé par le mari et comptant une ribambelle d'enfants est
assurément passé de mode… En revanche, le couple, lui, se porte bien, de même que le désir d'enfant.
Du milieu du XIXe siècle au milieu du siècle dernier, la part des personnes n'ayant jamais été mariées à 50 ans n'a cessé
de diminuer. Seules 11,4% des femmes de la génération née en 1850 étaient dans ce cas en 1900. Pour la génération née
en 1944, elles n'étaient plus que 7,7%, en 1995, à ne s'être jamais mariées. La vie en milieu urbain, l'élévation du niveau de
vie, le développement des réseaux de sociabilité (les amis, les collègues, etc.) facilitent les rencontres et les mises ou remises en couple tardives. Ensuite, la tendance s'inverse: la proportion de femmes non mariées progresse nettement et
s'élève à 13,3% en 2005 pour les femmes nées en 1955. Mais cette évolution résulte d'un double phénomène que l'on ne
sait pas départager avec précision: une progression du nombre de femmes ayant toujours vécu seules, mais aussi des
femmes non mariées parce que vivant ou ayant vécu en union libre.
En effet, une grande partie des comportements de formation des couples échappe à l'observation statistique, car on sait
très peu de chose sur les couples non déclarés officiellement. On sait néanmoins qu'en 2005, toutes générations confondues, 3,4 millions de couples vivaient en union libre, soit un sur cinq environ, une proportion deux fois supérieure à celle
du début de la décennie 90. Depuis 1999, une partie des couples peut choisir une forme d'union plus souple, le pacte civil
de solidarité (Pacs). En 2007, on en a enregistré 100 000. Ce contrat a notamment permis aux couples homosexuels de
disposer d'un cadre juridique. Il répond cependant à une demande sociale plus large en offrant à tous un contrat intermédiaire entre l'union libre et le mariage. Les couples hétérosexuels représentent d'ailleurs environ 90% des Pacs conclus.
Au total, si l'on ajoute les mariages et les Pacs, 360 000 couples ont officialisé leur union sous une forme ou une autre en
2007.
Par ailleurs, on constate une augmentation du nombre de ruptures. On a ainsi enregistré, pour l'ensemble des couples
existants, 140 000 divorces, contre 267 000 nouveaux mariages en 2006. Si cette tendance se poursuivait, cela signifierait,
à terme, que plus d'un mariage sur deux serait rompu chaque année. Le nombre de divorces a particulièrement progressé
entre le milieu des années 70 et le milieu des années 80, passant de 3,5 pour 1 000 couples mariés à 8,5 pour 1 000, puis
de nouveau au début des années 2000, pour dépasser les 12 pour 1 000.
Cette montée des ruptures s'explique en partie par le rééquilibrage des rôles entre hommes et femmes, en particulier par
une autonomie économique plus grande des femmes du fait de l'élévation de leur taux d'activité. Les unions ne sont plus
scellées pour la vie, ce qui ne signifie pas pour autant que le couple est un obstacle à l'autonomie individuelle et à l'épanouissement. Comme l'analyse le sociologue François de Singly, l'individu se construit en grande partie par le regard des
individus qui lui sont proches, et notamment par celui de son conjoint. "Un individu est rassuré [dans son identité] parce que
le monde dans lequel il vit lui paraît évident, mais aussi parce qu'un proche lui affirme qu'il existe en tant qu'individu unique". Le couple,
qu'il soit hétéro ou homosexuel, constitue de fait pour la plupart des adultes l'un des éléments de stabilité du lien social au
quotidien, mais aussi le cadre principal de pratiques essentielles, des repas aux loisirs en passant par la sexualité et, en
l'état actuel de la technologie, de la reproduction.
2. Moins d'enfants, pour mieux s'en occuper
En 1950, le taux de fécondité conjoncturelle était de 3 enfants par femme. En 1976, il est descendu à 1,8 pour remonter à
2 en 2007. Un taux qui permet, avec l'apport d'une faible immigration, d'assurer la stabilité de la population.
La réduction de la natalité, en France, est un phénomène très ancien. Elle a commencé dès la fin du XVIIIe siècle. La
population française s'accroît alors bien moins vite que celle des pays voisins. Une partie des élites françaises en retirera
un "complexe démographique". Cette baisse se poursuit jusqu'à la fin des années 30. Suivra ensuite le baby-boom de
l'après-guerre, marqué par une remontée de la fécondité qui, après avoir baissé sensiblement à la fin des années 60, s'est
actuellement stabilisée à un niveau relativement haut, en comparaison des autres pays européens. Les femmes nées à la
fin du XIXe siècle avaient ainsi eu tout juste 2 enfants en moyenne au cours de l'ensemble de leur vie féconde. Celles
nées au début des années 60 auront finalement une descendance finale très légèrement supérieure. En fait, la proportion
de femmes n'ayant pas eu d'enfant n'a jamais été aussi élevée qu'au cours des dernières décennies. Elle a ainsi baissé de
23% à 10% entre les générations nées dans les années 10 et celles nées dans les années 40, puis est restée stable jusqu'à
celles nées dans les années 60. En revanche, on a observé une forte réduction de la taille des familles. La proportion de
familles de 5 enfants ou plus est passé de 10% à 3,3% entre la génération née en 1900 et celle de 1960. L'arrivée des enfants comme l'espacement des naissances sont mieux contrôlés. Le taux d'utilisation de la pilule chez les femmes de 20 à
44 ans qui ne souhaitent pas avoir d'enfant est passé de 5% en 1970 à 60% dans les années 2000. Le taux de naissances
bien programmées passe de 59% à la fin des années 60 à plus de 80% dès la fin des années 80. Les naissances rapprochées deviennent rares, l'intervalle idéal, selon les couples, étant de trois ans. La forme de la famille et sa construction
dans le temps sont de mieux en mieux maîtrisées par les parents.
Moins d'enfants donc, mais toujours plus désirés. L'ampleur des moyens développés pour la procréation médicale assistée
(en partie liée à des conceptions tardives, à des âges ou l'infécondité est plus grande) en témoignent, comme le débat
public sur l'adoption par les couples de même sexe. La réduction de la famille elle-même peut se comprendre comme un
intérêt plus marqué envers l'enfant lui-même. Une bonne éducation - selon les normes sociales actuelles - imposerait de
consacrer davantage de temps à chacun: "La fin des familles nombreuses traduit à la fois la nécessité de la concentration des efforts sur
quelques enfants et le besoin de personnaliser les relations", estime François de Singly. L'investissement parental est fortement
valorisé dans nos sociétés. Anniversaires et fêtes de Noël débouchent sur des dépenses considérables. Les difficultés
d'insertion liées au chômage conduisent les parents qui en ont les moyens à s'investir toujours plus dans la réussite de
leurs enfants, eux-mêmes ou en achetant des services à l'extérieur (cours privés, séjours divers, etc.).
La réduction de la taille des familles est aussi liée au rééquilibrage des rôles entre les hommes et les femmes dans la société. Le contrôle - non absolu, il ne faut pas l'oublier - de la reproduction constitue pour les femmes à la fois une réappropriation de leur corps, mais aussi l'une des conditions de l'émancipation économique. Dans la mesure où la charge des
enfants leur incombe encore pour l'essentiel, la réduction de la taille des familles est en même temps cause et conséquence du travail rémunéré féminin.
De ce "centrage" sur une famille plus réduite et de l'affaiblissement de la toute-puissance paternelle découle une place
nouvelle pour l'enfant. Il y acquiert un droit d'expression et une certaine autonomie. C'est grâce à lui qu'un nombre croissant d'abus sont dénoncés sur la place publique. En 2002, la France instaure même officiellement un "défenseur des
enfants". L'individualisme a, là aussi, fait son chemin: les parents ne peuvent plus disposer de leur progéniture selon leur
simple bon vouloir. Ils sont amenés à justifier des actes ou des décisions qui autrefois n'étaient pas discutables. Comme
l'explique François de Singly, cette reconnaissance en tant qu'individu ne place pas l'enfant au même niveau que les
adultes, mais cela signifie que le processus d'individualisation s'applique aussi à la personne de l'enfant.
3. L'équilibre et la fragilité
Ces mutations ont des origines anciennes: l'individualisme n'est pas né en 1968! Elles procèdent au fond de la place croissante donnée à l'individu, qui s'affirme à partir de la Renaissance et le libéralisme politique du XVIIIe siècle le développera. L'autonomie de l'enfant et le respect de ses droits se construisent lentement dès la fin de l'Ancien Régime. La première
loi de protection de l'enfance date de 1793. Il en est de même avec l'émancipation des femmes. En 1791, Olympe de
Gouges publie sa "Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne". Dès la fin du XIXe siècle, Emile Durkheim
décrivait le passage de la famille paternelle à la famille conjugale.
L'après-Seconde Guerre mondiale est un moment crucial. Les femmes obtiennent le droit de vote à la Libération. La
scolarisation des filles progresse considérablement et le taux d'activité féminin remonte fortement avec les années 60. La
fin de cette décennie et la suivante sont marquées par une avalanche de réformes: droit à la pilule contraceptive et suppression de la tutelle mariale (1967), autorité parentale qui place hommes et femmes mariés sur un pied d'égalité face aux
enfants (1970), interruption volontaire de grossesse (1974), divorce par consentement mutuel (1975)…
Comment se fait-il que l'on continue de débattre d'évolutions aussi anciennes? Parce que pour une bonne part, elles n'ont
pas fini d'être assimilées. Davantage "choisie", la famille est aussi plus "incertaine", selon l'expression du sociologue Louis
Roussel. Les normes sont moins imposées d'en haut: c'est un immense progrès pour les femmes et les enfants, mais ces
relations plus équilibrées supposent aussi d'établir davantage de compromis et débouchent logiquement sur plus de conflits ouverts.
Comme on l'a vu plus haut, la montée du nombre de séparations est en grande partie le produit d'une autonomie accrue
des femmes. Pour autant, compte tenu de l'importance de ce qui est en commun dans un couple, sa dissolution n'est
jamais simple. La procédure de divorce a encore été simplifiée en 2005 en la limitant à une audience devant le juge en cas
d'accord entre les conjoints pour éviter des démarches superflues. Récemment, le gouvernement a même lancé l'idée
d'une procédure non judiciaire devant le notaire. Cette évolution est rendue possible par le rééquilibrage du rôle des
époux. Reste à ne pas aller trop loin: l'intervention du juge et la durée de la procédure visent à s'assurer que le consentement de chaque époux aux conditions de la séparation est bien réel et qu'il n'est pas acquis sous la pression. Le danger de
"délégitimation de l'ensemble des principes de justice" au sein de la famille a été souligné par la sociologue Irène Théry: il se développe "un discours moralisateur [qui] stigmatise tout désaccord, accroît les inégalités sociales, légitime la loi du plus fort", écrit-elle.
Les conséquences de la séparation demeurent encore mal prises en compte. Les familles monoparentales regroupent 5
millions de personnes. 18% des moins de 25 ans vivent avec un seul parent, dans 90% des cas la mère qui se retrouve à
gérer un quotidien qui n'est pas de tout repos, psychologiquement comme physiquement. A cela s'ajoute le plus souvent
une forte diminution des revenus: un quart des familles monoparentales est considéré comme pauvre, soit deux fois plus
que la moyenne des ménages. On estime qu'un cinquième des femmes ne perçoivent pas les pensions alimentaires dues
par leurs anciens maris. Ce qui ne veut pas dire que la situation des pères divorcés est toujours simple: un certain nombre
se plaignent de décisions de justice ou de pratiques des services sociaux qui les écartent de leur rôle de père.
La monoparentalité demeure le plus souvent transitoire. Les familles se recomposent par le biais de la formation de nouveaux couples. Selon l'Insee (données de 1999), 1,1 million d'enfants vivent dans l'une des 700 000 familles recomposées,
avec une belle-mère ou - comme c'est le cas le plus fréquent - avec un beau-père. Beaucoup de ces seconds parents sont
des parents à part entière, mais rencontrent parfois des difficultés pour des démarches simples (école, santé, etc.). Reste à
trouver le bon compromis afin de leur faire une place sans pour autant déposséder le parent biologique qui n'a pas la
charge des enfants.
Pour les enfants aussi, les nouvelles formes familiales ne se gèrent pas toujours de façon facile. Les enfants nés hors mariage n'ont plus rien d'illégitimes. Et pour cause, ils sont même devenus majoritaires à la naissance… Les enfants de parents divorcés ou de femmes seules ne sont plus montrés du doigt dans les cours de récréation. Cela ne veut pas dire que
leur vie soit aisée. Le divorce a un impact incontestable sur leur vie. Encore faut-il pouvoir comparer avec les enfants qui
vivent dans des couples maintenus artificiellement: "que dire des effets du non-divorce? Dans le cas où le conflit parental ne conduit
pas à une séparation, il peut se révéler tout aussi, voire plus, dévastateur encore que la séparation elle-même", commente le sociologue
Claude Martin.
Au-delà de la recomposition familiale, le respect de l'enfant en tant qu'individu avec des droits fait que l'autorité exercée
par les parents est devenue plus contestable et plus contestée. Une évolution qui alimente le thème de la "démission"
parentale, récurrent dans les médias, notamment pour stigmatiser les parents de milieux populaires. En fait, la question de
l'autorité se pose dans tous les milieux sociaux. Les parents peinent à trouver le bon dosage, entre une autonomie de
l'enfant désormais reconnue et l'imposition de règles. Ce compromis est évidemment encore plus difficile à trouver
quand l'autorité des parents est bousculée par d'autres facteurs comme l'instabilité professionnelle ou des problèmes de
santé.
Au fond, la famille souffre de ce qui fait le bonheur de ses membres: davantage égaux, ils se confrontent. "Nous sommes à
la fois plus libres et plus exposés, plus responsables et plus incertains, plus autonomes et plus fragiles", explique la sociologue Irène Théry. La famille n'y perd pas nécessairement son âme: "le "je" l'emporte sur le "nous" sans que cela implique une disparition des relations conjugales et familiales", note François de Singly.
Louis Maurin – Alternatives Economiques – mai 2008
Doc. 2 - La famille à l’heure de l’individualisme – J. H. Déchaux – Projet – 3/2011
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a famille à l’heure de
l’individualisme
Jean-Hugues Déchaux
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L
a famille, devenue « incertaine », aurait-elle cessé d’être une institution ? Les liens et les rôles en son sein ne seraient plus ni clairement définis, ni pérennes. L’individualisme est alors accusé d’avoir
érodé l’institution familiale. L’individu ne voulant plus se sacrifier pour
la famille, c’est elle désormais qui doit lui offrir un cadre de vie épanouissant, à la fois sécurisant et propre à garantir une certaine liberté.
La thèse se décline en deux versions. Les libéraux célèbrent l’avènement
de la démocratie dans la sphère familiale ; les conservateurs regrettent
la disparition des rôles, des rites, des valeurs morales qui assuraient à la
famille une place et une fonction sociales essentielles. Dans les deux cas,
la focale est sur l’individu.
. Louis Roussel, La famille incertaine, Odile Jacob, 1989.
Jean-Hugues Déchaux est professeur de sociologie à l’Université Lumière-Lyon II. Il est
notamment l’auteur de Sociologie de la famille, La Découverte, 2009 et de Souvenir des morts, essai
sur le lien de filiation, Puf, 1997.
projet 322 – 2011, pp. 24-32, 4 rue de la Croix-Faron, 93217 La Plaine Saint-Denis
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L’individualisme n’a pas eu raison de la famille, qui reste une
institution centrale de la société, mais bien d’un certain « modèle
familial ». L’individu est désormais confronté au défi, voire à
l’angoisse, d’inventer sa famille en choisissant ses propres normes.
-
La quête de soi comme idéologie
La réalité paradoxale de l’individualisme est d’être un produit social qui
dévalorise ce à quoi nous assigne la vie sociale (tenir sa place, endosser des
rôles, s’appuyer sur des traditions…) au profit de ce que nous sommes
censés désirer, vouloir, choisir en tant que sujets autonomes et libres. Il
existe un lien entre cet esprit de dévalorisation de la vie sociale et la recomposition des normes qui assurent une relative unité du corps social.
. Certains éléments de ce texte ont été développés dans un précédent article, « Ce que ‘l’individualisme’ ne permet pas de comprendre. Le cas de la famille », Esprit, n° 365, juin 2010, pp. 94-111.
Dossier—Famille cherche société
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Derrière la vision monochrome qui conclut à la dilution des normes
familiales sous l’effet de l’individualisme, réside l’idée du marché, du
contrat, de l’échange comme mode de coordination au détriment de la
règle, de l’institution. Cette position, partagée par les conservateurs et
les libéraux, échoue à prendre la mesure des transformations de la famille
et ne voit pas qu’un nouveau paysage normatif est en train d’émerger.
L’individualisme n’est pas le contraire de la régulation sociale, mais une
autre manière de se représenter et de vivre le lien à l’autre. Écartons le
mythe assimilant individualisme et déclin de la société, cette crainte naïve
d’une possible dissolution sociale. Montesquieu parlait de « l’esprit général
d’une nation » pour désigner une certaine manière de vivre qui fait l’unité
d’une collectivité. L’individualisme est cet esprit aujourd’hui. Loin d’être
une aspiration spontanée de chacun, c’est un produit social. Dès lors, la
vie familiale paraît, sinon plus sociale, du moins plus politique que par
le passé : les valeurs d’autonomie, de liberté et d’égalité, qui légitimaient
jusqu’alors l’organisation de l’espace public, gagnent l’espace privé.
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La famille à l’heure de l’individualisme
De fait, depuis deux ou trois décennies, les rapports entre l’individu
et le groupe familial se sont redéfinis dans le sens de prérogatives plus
grandes reconnues à l’individu. C’est vrai des rapports hommes/femmes,
des relations intergénérationnelles, mais aussi du « modèle de parenté »,
remis en cause avec les familles recomposées et homoparentales, l’essor
de l’adoption, le recours à l’assistance médicale à la procréation avec tiers
donneur. Doit-on conclure que les relations familiales se sont individualisées ? Vivons-nous dans une société où chacun a le droit de concevoir son
intimité comme il l’entend ? La vie familiale serait-elle aujourd’hui plus
« privée », moins sociale, moins institutionnelle qu’hier ?
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Le cœur du paradoxe est que l’individu « qui vit en ignorant qu’il vit
en société » est devenu le fondement d’un nouveau paysage normatif.
Peut-on dire qu’il est libéré du carcan de la tradition ? La liberté n’est pas
de l’ordre des choses que l’on puisse constater ou infirmer. L’individu est
en revanche « régulé » par tout un ensemble de dispositifs. Pour le sociologue, confronté à « l’extrême difficulté à formuler ce qu’est aujourd’hui
une vie en commun », le défi est de repérer les normes qui organisent la
vie familiale.
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Les personnes dépeignent aujourd’hui leur vie privée en parlant d’autonomie, de liberté de choix, d’épanouissement, d’authenticité. L’expérience
amoureuse et familiale est devenue un impératif pour se découvrir, remplaçant la tradition comme fondement du couple. Mais cette prétendue
quête de soi est aussi une idéologie au contenu très normatif, plus exactement un ensemble de références qui s’impose à chacun sans sanction,
davantage par l’adhésion ou la persuasion que par la contrainte.
L’individualisme s’accompagne de normes, pas nécessairement nouvelles dans leur contenu mais qui, loin d’être toutes codifiées sous la forme
d’une règle instituée, se diffusent par des voies inédites jusqu’à atteindre le
cœur de l’intimité familiale. Elles indiquent aux individus ce que doit être
un bon couple, une éducation réussie, le bon âge pour avoir des enfants, la
bonne façon de vivre sa sexualité, la bonne distance avec les parents et les
beaux-parents, la bonne manière de divorcer, la bonne manière de vieillir,
la bonne mort… Ce n’est plus le groupe d’appartenance ou la religion qui
indiquent comment vivre en famille. Les réponses se trouvent désormais
ailleurs.
. Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Seuil, 2009,
p. 425.
. Alain Ehrenberg, « Société du malaise ou malaise dans la société ? », La vie des idées, 30 mars
2010 : http://www.laviedesidees.fr/Societe-du-malaise-ou-malaise-dans.html.
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Pointer le déclin des grandes institutions qui exerçaient un magistère
moral (Églises, idéologies politiques et morales, patriotisme, conscience
de classe, etc.) n’est qu’un volet du problème. En rester là, c’est être pris
dans les simplismes d’une pensée dichotomique et croire en la possibilité
d’un vide social. Les normes, organisées en institutions, en significations
partagées, sont une fonction de toute société. L’individualisme génère, en
tant qu’esprit social, ses propres normes. Celles-ci se présentent sous des
formes inédites, plus difficiles à percevoir : expertises, recommandations,
recours à la justice, modelage des aspirations, standardisation des besoins
par les prestations marchandes, etc.
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La « marchandisation de l’intimité » est un autre canal par lequel se
répand une vision de l’épanouissement individuel débouchant sur une
normalisation de la vie familiale. L’industrie culturelle a conçu tout un
marketing destiné aux enfants. Il joue à la fois sur le grégarisme (« être
comme les copains ») et l’aspiration à devenir autonome au plus vite (« je
suis une personne à part entière »). Ainsi les normes de la classe d’âge
(style de consommation, goûts vestimentaires et musicaux, aspirations)
opposent-elles leur légitimité aux normes parentales ou scolaires. Un
autre aspect du rôle du marché concerne la professionnalisation de la vie
privée, à travers le développement de la sous-traitance, qui ne porte plus
seulement sur les activités domestiques (courses, ménage, garde, soins),
mais sur l’intime : éducation des enfants, organisation de fêtes ou d’anniversaires, tenue d’albums de photos ou confection de CD de souvenirs
familiaux, organisation de rencontres amoureuses ou amicales, organisation des obsèques que l’on souhaite pour soi.
Révélateur, le premier « salon français du divorce » s’est tenu à Paris
en novembre 2009 réunissant de nombreux professionnels, du cabinet
de détectives au coaching spécialisé en « reconstruction d’une vie sociale »
dont divorcés ou séparés pourraient avoir besoin. Ces services promeuvent
une vision du divorce décomplexée, sans tragique, l’idéal d’un divorce
. Laurent Lesnard, La famille désarticulée. Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, Puf,
2009.
. Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Ramsay, 2001.
. Arlie R. Hochschild, « Marchés, significations et émotions : ‘Louez une maman’ et autres services à la personne », in Isabelle Berrebi-Hoffmann (dir.), Politiques de l’intime, La Découverte,
2009, pp. 203-222.
Dossier—Famille cherche société
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Les médias, très présents dans la vie quotidienne des familles, sont un
des nouveaux prescripteurs de normes concernant divers domaines de
la vie privée : magazines (surtout féminins), guides pratiques, littérature
spécialisée, forums sur internet, reality show, etc. Autant de tribunes où il
faut rendre visible au plus grand nombre ce qui a trait à l’intimité. Cette
« extimité » souligne l’emprise de l’opinion commune, l’autorité invisible
qu’elle exerce dans les sociétés démocratiques et individualistes. L’un des
ressorts les plus efficaces de cette nouvelle normativité est l’angoisse de ne
pas être normal, d’être « à côté », « en avance » ou « en retard ». Se développe avec les médias un souci d’être dans le même temps que ses pairs,
un conformisme très efficace qui n’est plus celui de l’étiquette sociale, mais
celui des aspirations, des repères cognitifs.
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La famille à l’heure de l’individualisme
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Le nouveau paysage normatif
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pacifique et réussi qui préserve les enfants et le couple parental. Est ainsi
proposée à la vente une définition implicite de ce qu’il est convenable de
penser et de faire entre conjoints, avec ses enfants et ses proches, vision
revue et corrigée par le marché de ce qu’est une famille. Subrepticement,
la culture gestionnaire fait son entrée dans la famille. Tout ou presque
peut devenir affaire de contrats, conclus ou rompus. La détresse n’a plus
de raison d’être si l’on sait rebondir avec pragmatisme.
La régulation sociale de la famille fait aussi intervenir le droit qui,
depuis longtemps mais de plus en plus, s’introduit au cœur de l’intimité,
rendant insupportable l’idée d’un vide juridique, comme s’il appartenait à
la loi de régler l’ensemble des problèmes entre parents. Comme l’observe
Pascal Bruckner, avoir mis le droit au service des affects plutôt que l’inverse (encadrer la précarité des sentiments par la loi) débouche inexorablement sur une hypertrophie juridique.
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Ces normes nouvelles sont diffuses et sans magistère moral établi.
Situation étonnante : chacun s’imagine être unique et autonome, mais
subit une puissante pression. La normalisation de la vie familiale est
« douce et anonyme » pour reprendre les mots de Tocqueville. Douce,
parce que le contrôle est implicite et bienveillant. Il prend la forme de
conseils pratiques, de recommandations, de services, mais a pour effet
de façonner les aspirations. Anonyme, parce qu’on chercherait en vain
un magistère moral s’assumant comme tel et des institutions chargées de
diffuser la bonne parole.
Cette normativité s’appuie sur la caution des sciences psychologiques.
Les épreuves de la vie sont traduites en questions de psychologie appliquée. Comment s’épanouir dans son couple, dans sa sexualité ? Comment
éduquer un enfant tout en le préparant à devenir autonome ? Comment
élever seul son enfant sans le priver de ses deux parents ? Comment organiser la prise en charge de ses vieux parents ? Comment préparer ses obsèques sans solliciter ses descendants ? Cette psychologisation de la norme
va de pair avec l’individualisme comme « esprit social ». Plutôt qu’une
vision morale et politique de l’homme et de la société, prévaut une norme
dépolitisée reposant sur une conception essentialiste et désocialisée du
sujet : de quoi un sujet a-t-il besoin pour être heureux ? On est passé d’une
. Le mariage d’amour a-t-il échoué ?, Grasset, 2010.
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La rhétorique du bonheur
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Les normes nouvelles de la famille forment un ensemble qui s’appuie
sur les valeurs d’autonomie, d’égalité, de contrat, de projet, valeurs déjà
bien implantées dans le monde du travail et émergeant aussi dans la gestion des affaires publiques. Pour autant, les schémas plus traditionnels
n’ont pas disparu. À côté des types familiaux « modernistes », marqués
par l’individualisme, d’autres restent attachés à une conception classique
des rôles de chacun et de la place de la famille dans la société, toute une
gradation étant repérable entre ces deux extrêmes.
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Chaque couple choisit sa formule
La famille est dès lors confrontée à l’abondance des normes plutôt qu’à
leur disparition. Un pluralisme normatif existait dans le passé, mais il était
celui des conditions sociales (appartenance de classe, régionale, religieuse,
politique). Dans une société marquée par de forts clivages sociaux, chaque
milieu se caractérisait par un modèle, étanche aux autres. Le pluralisme
existe désormais à l’échelle de chaque famille. Les normes sont partout,
mais aucune ne fait l’unanimité, sinon celle d’être « l’auteur de sa vie ».
Chaque couple doit choisir sa formule. Il le fait non pas en toute liberté,
mais en fonction de ses ressources et de ses contraintes. Ici réapparaissent
les différences de conditions sociales.
. Jean-Hugues Déchaux et Nicolas Herpin, « Vers un nouveau modèle de parenté », in Pierre
Bréchon et Olivier Galland (dir.), L’individualisation des valeurs, Colin, 2010, pp. 47-63.
Dossier—Famille cherche société
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Dans le schéma classique, que l’on doit au sociologue Émile Durkheim,
la norme (extérieure car institutionnalisée) suppose la sanction. Le nouveau paysage oblige à sortir d’une sociologie du conditionnement qui voit
dans la norme l’exercice d’une contrainte externe, s’imposant du dehors,
pour privilégier l’hypothèse d’un acteur qui se forge des convictions à
partir de savoirs disponibles. Expliquer le respect de la norme, c’est restituer les raisons qui amènent un individu à adhérer à des représentations.
La décision d’organiser ses obsèques de son vivant, par exemple, est prise
au regard de conseils et d’une conception des relations entre générations
qui composent un cadre cohérent et auquel l’individu consent, au moins
implicitement.
29
La famille à l’heure de l’individualisme
morale du devoir à une rhétorique du bonheur, mais la charge normative
est toujours là.
30
En milieu populaire plus que dans les classes moyennes et supérieures,
les familles restent attachées aux normes anciennes en matière de répartition sexuée des rôles, d’éducation des enfants, de rapport à l’environnement10. La famille apparaît souvent comme un espace hiérarchique,
routinier, relativement indifférent au monde extérieur perçu comme
menaçant. Inversement, les familles de classes moyennes et, dans une
moindre mesure, de classes supérieures sont davantage séduites par les
normes nouvelles.
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-
L’angoisse due au trop-plein normatif
Cette abondance ne signifie pas que toutes les normes soient mises à plat,
chacun n’ayant plus qu’à choisir. Certaines sont majoritaires, d’autres
minoritaires. Toute forme de domination normative n’a pas disparu :
qu’on pense à l’exemple des familles d’origine immigrée. Le pluralisme ne
conduit pas forcément à plus de liberté individuelle. En revanche, coexistent pour chaque individu ou famille des normes hétérogènes, les unes
traditionnelles et en perte de vitesse, les autres entretenant la croyance que
chacun est unique, mais déclinées en autant de versions qu’il y a d’experts
en « politique de vie ». Ces derniers s’expriment dans les médias ou sur le
net au nom de leur expertise savante, de leur connaissance du terrain, en
se défendant de prôner une option morale : c’est à chacun de se faire son
opinion – une manière pourtant de prendre position.
Dans ce paysage saturé et brouillé, qui donne l’impression d’une cacophonie, le rapport à la norme est désormais marqué par l’anxiété et source
de tensions. Les individus sont tiraillés entre des orientations qui leur semblent également légitimes. Une partie des problèmes que rencontrent les
10. Jean Kellerhals, Éric Widmer et René Levy, Mesure et démesure du couple, Payot, 2004.
11. Gérard Neyrand, Abdelhafid Hammouche et Sahra Mekboul, Les mariages forcés. Conflits culturels et réponses sociales, La Découverte, 2008, p. 51.
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Dans les familles issues de l’immigration, le mariage des enfants est
constitué en enjeu identitaire par les parents qui cherchent à conforter
leur appartenance communautaire. Le recours aux schémas les plus traditionnels du mariage arrangé, moyen de préserver une identité mythifiée,
se heurte au désir des jeunes de choisir librement leur conjoint. Devant
cette contradiction, enfants comme parents apparaissent, y compris dans
les cas de « mariages forcés », comme les « agents passifs d’une logique qui
les dépasse »11.
Lorsque les individus ne parviennent pas à agencer ces normes diverses,
ils se tournent vers les experts ou les pouvoirs publics. L’individualisme
alimente l’interventionnisme de l’État à qui l’on demande pêle-mêle : une
prise en charge des enfants jugés « difficiles », une aide à la « parentalité »
et à l’exercice du « métier de parent », une protection contre les risques
économiques de la séparation, une médiation dans les conflits familiaux,
une défense des femmes battues et des enfants abusés, une aide au soutien
familial à destination des personnes dépendantes… Ces demandes, souvent légitimes, nées des contradictions de l’individualisme, contribuent à
entretenir le processus de normalisation douce.
-
La famille demeure une institution
L’institution familiale demeure, mais ses formes changent. Les normes
familiales ne se présentent plus comme des prescriptions. Plus imperceptibles, elles s’apparentent à des conseils, recommandations, persuasions
et empruntent des voies inédites. Cette nouvelle normativité est liée à
l’émergence d’une société de la communication dans laquelle les messages
normatifs circulent de manière anonyme et insensible sans que l’on sache
toujours quelle en est la source. En ce sens, la famille reste une institution :
Dossier—Famille cherche société
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Ce trop-plein débouche parfois sur des affrontements normatifs
dans l’espace public et donc sur une « politisation de l’intime ». Ainsi,
la conception strictement bilatérale de la parenté est aujourd’hui débattue : un enfant est-il l’être d’un seul père, d’une seule mère ? Et quid de
la différence des sexes au sein du couple parental ? Faut-il faire une place
à ceux qui concourent à « fabriquer » l’enfant quand le couple est infécond ? S’affrontent ici différentes conceptions de ce qu’est (et doit être)
la parenté.
31
La famille à l’heure de l’individualisme
familles au quotidien résulte de cette difficulté à articuler, tenir ensemble,
ces différentes normes. Ainsi, en matière éducative, la famille est écartelée
entre les nouvelles normes de l’épanouissement de l’enfant (l’enfant est
une personne, les parents des « accompagnateurs » qui doivent l’aider à
se construire et à devenir lui-même), la pression croissante du groupe des
pairs, la présence des médias et du marché et le désir des parents d’assurer
la position sociale de leurs enfants. Toute la difficulté est d’arriver à se
fixer un cap et de s’y tenir. C’est un problème de trop-plein plutôt que de
vide. Les normes se relativisant les unes les autres, le choix des possibles
s’est ouvert pour les individus. Loin de s’opposer à la contrainte sociale, il
en est le produit. L’ouverture des possibles est le fait d’une pression multiforme de la société sur l’individu.
32
elle est un système de normes qui rend possible le « vivre ensemble » au
sein du groupe familial.
Elle est aussi une institution dans le sens de processus de fixation de
la norme. Saturés de normes qui se relativisent les unes les autres, les
individus doivent produire un travail spécifique de compréhension et de
relation, pour articuler plusieurs de ces normes et en justifier la sélection.
Cette activité revient à instituer le quotidien de la famille en référence à
des normes sur lesquelles les personnes se sont accordées. Hier, il suffisait
d’endosser son rôle (celui de père, d’épouse, d’aîné, etc.). Aujourd’hui,
plusieurs rôles ou normes coexistent, chacun ayant sa légitimité. Certes la
vie normative n’est pas un supermarché : les choix sont guidés, encadrés,
situés. Mais rares sont les familles dans lesquelles, à un moment ou à un
autre, il ne faille pas justifier les options retenues ou prendre un autre cap.
Prolifération des normes et activité cognitive vont de pair : tel est le nouveau régime de normativité familiale.
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Jean-Hugues Déchaux
Doc. 3 – De la famille traditionnelle à la famille relationnelle ?
Je pense qu’il n’y a pas plus de "crise" de la famille en 1970 qu’il n’y a de "redécouverte" depuis l’an 2000 : ce sont là
des discours médiatiques qui reflètent les inquiétudes sociales du temps, justifiées ou non. Les années 1970 redoutaient que la mise en place de l’État- providence ne prive la famille de ses "fonctions traditionnelles" ; on craignait
aussi que la liberté nouvelle et la montée de l’amour ne mettent en péril le mariage : pourtant on se mariait beaucoup
et jeune, on divorçait peu. À partir de 1975, le discours sur la "crise" familiale concerne la montée du divorce : Autrement, une revue née dans la vague de 1968 titrait un de ses premiers numéros : "Finie la famille ?" (pour conclure le
contraire et saluer l’institution comme un nouvel espace de liberté). Retournement des discours à la fin des années
1980 : L’Express de juin 1986 titre "La famille, une idée moderne", et ELLE en avril 2005 "La famille change. Tant
mieux ! ", en en vantant la souplesse et l’ouverture d’esprit. Fin 2012 et début 2013, les oppositions les plus violentes
de ceux qui sont contre le "mariage pour tous" cristallisent de nouvelles peurs : la famille va-t-elle disparaître parce
qu’une minorité fait changer la loi de la majorité ? Simultanément des articles de presse soulignent le rôle des
"abuelos" – des grands-parents – dont les retraites sont seules à garantir le maintien des familles et à aider les jeunes
en Espagne, confrontés à un chômage impitoyable.
Au-delà de ces discours et de ces idées, de très nombreux travaux s’efforcent d’analyser les évolutions de
l’institution : dans les années 1970, on s’intéressait aux changements des structures familiales, puis aux effets sociaux
des divorces, des recompositions familiales, comme aux difficultés rencontrées par les familles monoparentales. La
recherche s’est intéressée aussi aux politiques en faveur de la conciliation entre travail et famille (toujours pensée du
côté féminin) puisque la France a un des plus forts taux de fécondité (1,9) d’Europe, pour le plus fort taux d’emploi
féminin. (…)
La place de l’enfant est aujourd’hui centrale, quel que soit le "modèle familial". En France, aujourd’hui 54 % des
enfants naissent hors mariage, et c’est donc l’enfant qui fonde la famille. Sa place au sein du groupe familial et les
attentes réciproques entre parents et enfants sont totalement différentes de ce qu’elles étaient il y a cinquante ans
encore. Rappelons l’histoire singulière de la France avec la limitation volontaire des naissances très précoce, que
Philippe Ariès associe à la montée du sentiment de l’enfance à la fin à la fin du XVIIIe siècle. (…)Depuis que se sont
dissociées sexualité et procréation, la centralité de l’enfant s’est encore renforcée, mais elle n’est pas dénuée
d’ambiguïtés. L’enfant est, en ces années 2010, celui d’un couple de plus en plus âgé. L’âge au mariage et à la première naissance s’est élevé dès les années 1970, en même temps qu’a augmenté le nombre des divorces, tandis que le
taux de fécondité, qui assurait le renouvellement des générations en 1960, chute durablement. Ce sont les prolégomènes du bouleversement de l’institution familiale, dus au développement de la contraception moderne, à l’élévation
du niveau d’éducation des jeunes filles, à l’ouverture du marché de l’emploi aux femmes, à l’avènement d’une quête
d’égalité entre hommes et femmes. (…) Le couple aura examiné les paramètres socio-économiques liés à la naissance
de l’enfant, qui sont évidemment sans rapport avec les calculs économiques d’autrefois, mais la jeune femme, surtout,
tient compte du "bon moment" par rapport à son engagement professionnel ; par ailleurs, le logement doit permettre d’accueillir l’enfant comme il le faut en fonction des exigences contemporaines. Cet enfant qu’on fabrique
lorsque c’est le bon moment, il est fait sur la base d’un nouveau contrat. Le nouveau-né aide l’autre, le géniteur, à
accéder au stade d’adulte. Porteur des désirs de ses parents, ce que Serge Tisseron nomme le "contrat narcissique",
l’enfant doit réaliser les aspirations de ceux-ci en échange de leurs soins et de leur amour.
Et l’enfant fabrique la famille dans les couples en concubinage ou pacsés : il sera inscrit dans une filiation, et des
personnes, autrefois étrangères les unes aux autres, deviendront les grands-parents aux yeux de la société et de la loi.
Sur les épaules de cet enfant qui vient tard, et qui est si désiré, on fait peser la lourde charge d’inscrire le couple dans
la lignée familiale.
(…) Pensé comme un petit individu autonome, l’enfant n’est plus un être sur lequel imprimer les traditions familiales
et auquel imposer l’autorité du père ; il est un adulte en devenir dont les parents ont pour rôle de faire advenir les
qualités profondes. Surveiller son évolution, sa croissance, ses acquisitions, les stimuler aussi, telle est la fonction
nouvelle des éducateurs de l’enfant, essentiellement de la mère. (…) La "parentalité" est un concept nouveau. En
anthropologie, on connaît la parenté, système de normes qui règlent le mariage, la filiation, la résidence. Le terme
a fait florès en s’accolant à divers préfixes et d’abord "monoparentalité", utilisé dès les années 1980 pour désigner les
familles composées d’une mère et de ses enfants. En dénommant cet ensemble "monoparental", on conférait un
statut à cette nouvelle figure familiale qui se répandait avec le développement du divorce. De plus la famille "monoparentale" était construite comme une catégorie de famille en danger, associée aux couches précaires de la population.
(…) L’adoption comme les techniques d’assistance médicale à la procréation qui dissocient les liens du sang des liens
sociaux créent aussi de la pluriparentalité, chaque configuration posant des questions spécifiques. Dans ces parentés
plurielles, comment répartir droits et devoirs entre différents parents ? À qui l’enfant appartient-il ? (…) Mais
l’histoire a montré que l’institution a surmonté des crises historiques, la grande peste du Moyen Age, les soubresauts
de la Révolution, ou la crise économique de 1929. La famille est plurielle, elle est résistante, elle accepte la liberté de
choix des individus même si les uns et les autres peuvent en payer le coût affectif. Le lien familial qui semble le plus
fort aujourd’hui est le lien intergénérationnel, face à la fragilité du lien conjugal.
(Questions à Martine Segalen – La documentation française – Mars 2013 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/d000541-de-Ma-famille-traditionnelle-a-la-famille-relationnelle/questions-a-martinesegalen )
Doc 4- Quand le couple se mélange
L’amour est loin d’être aveugle aux distinctions sociales. La sociologie a depuis longtemps montré que, même si les
mariages arrangés sont l’exception dans les sociétés développées, on «choisit», plus souvent que le hasard ne le supposerait, un conjoint du même niveau de diplôme, de même classe sociale, ou encore de même origine sociale.
Au-delà du constat de ce phénomène, dénommé homogamie sociale, il est intéressant de s’interroger sur son évolution. Se dirige-t-on, comme nombre de commentateurs l’affirment, vers une société de l’entre-soi, de la «fracture
sociale» ou du «séparatisme généralisé» ? L’augmentation des inégalités de revenus et de la précarité s’est-elle accompagnée d’un renforcement des identités de groupe, et en particulier de classe ? C’est notamment à ces questions que
l’article publié dans la Revue française de sociologie (1) a cherché à répondre en étudiant l’évolution de l’homogamie en
France depuis quarante ans.
Les résultats, indiscutables, laissent entrevoir une tendance à une plus grande ouverture de l’ensemble de la société
française. Entre 1969 et 2011, parmi les couples cohabitants, qu’ils soient mariés ou non, la proportion des conjoints
possédant le même niveau de diplôme est passée de 47% à 27%, et celle des conjoints appartenant à la même classe
sociale de 30% à 20%. La proportion de ceux dont les pères appartenaient à la même classe sociale est passée de 32%
en 1982 à 23% en 2011. Autre évolution majeure : depuis 2000, du fait de l’augmentation du niveau d’éducation des
femmes, celles-ci possèdent plus souvent un diplôme supérieur à celui de leur conjoint que l’inverse. La diminution
de l’homogamie est-elle due à une évolution de la structure de la population française vers une plus grande diversité
en termes de diplômes et de professions, ou à un réel changement des comportements ? Si cette diversification a joué,
elle ne suffit pas à expliquer la baisse observée au cours des quarante dernières années. Un mouvement de long terme
se produit semblant indiquer que notre société se dirige dans sa grande majorité vers plus d’égalité. Cette tendance
est confirmée par les études de la mobilité sociale entre les générations, qui montrent que celle-ci a eu tendance à
augmenter, malgré la dégradation de la situation du marché du travail.
Un bémol de taille doit être apporté. Un seul groupe social a vu son homogamie augmenter : celui des diplômés des
grandes écoles (soit moins de 5% des individus en 2011). Il y a encore quelques décennies, ces formations étaient
réservées aux hommes, qui trouvaient des conjointes ailleurs. Ce n’est plus le cas depuis les années 70, et les intéressés ont 25 fois plus de chances de choisir un conjoint lui-même passé par une grande école que ce ne serait le cas si le
hasard seul présidait aux rencontres (contre 10 fois pour les titulaires d’un diplôme des universités supérieur ou égal à
la licence). A l’instar des inégalités économiques, il semble que les tendances séparatistes soient le fait des élites, plutôt que de l’ensemble de la société française.
(1) «Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et d’origine sociales en France (1969-2011) : ouverture
d’ensemble, repli des élites», Revue française de sociologie 3/2014
Milan Bouchet-Valat, (Chercheur à l’Institut national d’études démographiques) - Libération – 20 novembre 2014
Doc 5 - Rencontre : le physique compte
Pourtant le paradoxe est que, malgré l'image physique plus précise qu'elles ont d'un futur conjoint avant même la
rencontre et leur intérêt pour l’observation de l'apparence de ce dernier, les femmes accordent moins d’importance,
en théorie et en pratique, à l’attirance physique pour le partenaire. Les hommes sont plus nombreux que les femmes
à considérer que l'attirance pour le physique de quelqu'un est un phénomène qui compte, et à tous les âges. En outre,
les questions sur la première impression produite par le conjoint à la rencontre montrent que les hommes ont toujours plus tendance à décrire la femme par son physique ; les femmes situent moins spontanément les hommes dans
ce registre. Et quand on demande aux personnes interrogées ce qui leur a plu chez l'autre au moment de la rencontre,
les hommes mentionnent de nouveau des caractéristiques physiques de la partenaire dans 43 % des cas, ce que les
femmes, pour leur part, ne font que dans 34% des cas. Ainsi s'explique peut-être que la naissance du couple soit un
peu plus souvent considérée comme résultant d'un coup de foudre ou d'un déclic par les hommes que par les
femmes (52 % contre 47 %) ; cette perception d'un déclenchement soudain du sentiment est d'ailleurs fortement
corrélée chez les hommes avec la tendance à décrire la femme rencontrée en termes physiques. En outre, dans la liste
fermée d'adjectifs désignant les qualités de leur conjoint, les hommes choisissent bien plus que les femmes des qualités d'apparence (jolie, souriante). Enfin il y a un peu plus de femmes que d'hommes qui se satisfont d'un conjoint qui
ne leur plaisait pas physiquement au départ : 17% des femmes interrogées estiment que « du point de vue physique,
[leur conjoint] n'était pas du tout leur genre ».
Michel Bozon, in La formation du couple, La découverte, 2006, p.104
Doc. 6 - Inégalités de genre et famille
Les inégalités de genre au cœur de la famille - Telos
http://www.telos-eu.com/fr/societe/les-inegalites-de-genre-au-cur-...
Les inégalités de genre au cœur de la
famille
Olivier Galland / 17 novembre 2015
Même si beaucoup de progrès ont été accomplis depuis la
fin de la seconde guerre mondiale, les femmes, on le sait, ne
sont pas parvenues à une position d’égalité avec les
hommes en matière économique et sociale. Les écarts, par
exemple en matière de rémunérations, restent importants.
Pourtant les femmes ne ressentent pas beaucoup plus
fortement que les hommes ces injustices professionnelles.
En revanche, elles les ressentent fortement en matière
familiale. Il y a là une sorte d’énigme sociologique que nous voudrions tenter d’éclaircir.
Une des manifestations les plus claires du maintien de certaines disparités est l’écart
persistant de salaire entre les hommes et les femmes. Une étude de la DARES
(http://www.lexisnexis.fr/pdf/DO/DARES_Analyses_2012-016Ecarts_de_salaires_entre_hommes_et_femmes.pdf) montrait ainsi qu’en 2009 la
rémunération annuelle moyenne des femmes restait inférieure de 24% à celle des hommes, et
de 14% si l’on se base sur le salaire horaire (pour tenir compte du fait que les femmes
travaillent souvent à temps partiel). Cependant, si l’on prend en compte un certain nombre
d’autres caractéristiques des salariés qui peuvent expliquer ces différences (catégorie socioprofessionnelle, niveau de diplôme, ancienneté…), pour tenter d’approcher de ce qui serait le
résultat d’une pure « discrimination », la différence n’est plus que de 9%. Les auteurs de
l’étude reconnaissent d’ailleurs honnêtement que ce qui reste inexpliqué ne relève forcément
totalement de pratiques discriminatoires. Il y a des « effets individuels » qui ne sont pas pris
en compte par les variables assez grossières introduites dans la modélisation (les
caractéristiques précises du poste, le niveau de responsabilité etc..). Il reste néanmoins
indéniable que les femmes restent défavorisées sur le marché du travail, en termes de salaire
on vient de le voir, mais aussi en termes d’accès aux postes ou aux fonctions d’encadrement
(9% des femmes exercent des fonctions d’encadrement contre 14% des hommes).
Pourtant, malgré ces inégalités effectives qu’elles subissent, les femmes ne ressentent pas plus
que les hommes les injustices dans la vie de travail. C’est ce que montre une enquête
(http://www.dynegal.org) sur la perception des inégalités et des injustices. Par exemple,
lorsqu’on leur demande dans quelles circonstances et dans quels domaines elles ont pu avoir
le sentiment d’avoir été traitées de manière injuste, les femmes ne citent pas plus que les
hommes (et même un peu moins) leur rémunération ou la vie au travail (dans les deux cas
22% contre 23%).
Plus étonnant encore, une question sur les discriminations ressenties (formulée ainsi : « avoir
le sentiment d’avoir été traité de manière injuste à cause d’une caractéristique personnelle »)
montre que seule une petite minorité de femmes (7%) citent le « sexe » comme un motif de
discrimination subie. Certes il n’y a presque aucun homme qui cite ce motif (moins de 1%) et
l’écart relatif entre les sexes est donc important, mais le faible nombre de femmes qui
l’évoque paraît néanmoins surprenant.
Une partie de la solution du mystère réside peut-être dans le fait que l’injustice ressentie en
matière de rémunération est très variable en fonction de la catégorie socioprofessionnelle et
presque uniquement concentrées dans certaines d’entre elles. Les femmes cadres et
professions libérales y sont globalement plus de deux fois plus sensibles que les hommes
cadres, alors que les femmes ouvrières et professions intermédiaires y sont moins sensibles
que leurs congénères masculins.
Ce résultat est en réalité logique car l’étude de la Dares déjà citée montre que les cadres sont
la catégorie socioprofessionnelle au sein de laquelle les disparités salariales entre hommes et
femmes sont les plus importantes. Elles le sont également entre hommes et femmes parmi les
salariés les plus diplômés. Mais le résultat le plus frappant est le suivant : l’écart de
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Les inégalités de genre au cœur de la famille - Telos
http://www.telos-eu.com/fr/societe/les-inegalites-de-genre-au-cur-...
rémunération entre hommes et femmes est très fort parmi les salariés du décile de salaire
horaire le plus élevé (les 10% les mieux payés) alors qu’il est pour ainsi dire nul dans les neuf
premiers déciles. Autrement dit, les inégalités de salaires entre hommes et femmes se
concentrent et sont presque uniquement contenues dans le haut de la distribution des
salaires.
Ce résultat peut être mis en rapport avec les travaux de Claudia Goldin
(http://scholar.harvard.edu/goldin) qui met en avant une explication qu’elle juge essentielle
dans les discriminations hommes/femmes : le fait que les entreprises récompensent une
forme extrême d’assiduité au travail qui est surtout exigée dans les emplois très qualifiés et
compétitifs (les avocats des grands cabinets par exemple). Selon elle, c’est pour ce type
d’activité que les différences entre genres sont les plus grandes. Cela peut s’expliquer par le
fait que les femmes, si désireuses de travailler et de réussir qu’elles soient, cherchent à
concilier autant que possible, et plus que les hommes, leur vie professionnelle avec les
exigences de leur vie personnelle et familiale. Cela peut les conduire à faire des compromis en
matière de temps de travail et de responsabilités, moins favorables à leur réussite
professionnelle et financière. Ces compromis sont peut-être moins pénalisants
professionnellement dans des métiers moins exigeants en matière d’engagement
professionnel et des secteurs où ces compromis sont institutionnellement organisés et
régulés.
Dans les métiers à forte tension en matière d’horaires et de responsabilités, les femmes
ressentent sans doute particulièrement les difficultés à pleinement réussir sur les deux plans
de leur vie professionnelle et de leur vie personnelle. On sait que si l’idéal de l’égalité entre les
sexes s’est imposé dans les valeurs et est partagé autant par les hommes que par les femmes,
il peine à s’imposer pleinement dans la vie quotidienne (comme le montrent les enquêtes sur
les emplois du temps de l’Insee sur le partage des tâches domestiques). Par ailleurs
l’idéal-type qui est valorisé, autant par les hommes que par les femmes, est celui de la
conciliation vie de travail –vie personnelle, mais cette ambition est plus difficile à satisfaire
pour les femmes occupant ces emplois très concurrentiels.
Un autre résultat très différent de l’enquête Dynegal, mais tout aussi surprenant, est la
prédominance chez les femmes du sentiment d’injustice ou de discrimination lié à la famille.
C’est dans ce domaine familial que les différences entre hommes et femmes sont les plus
nettes (beaucoup plus que dans le domaine professionnel). Les femmes sont ainsi deux fois
plus nombreuses que les hommes à évoquer les relations familiales (avec les ascendants, les
frères ou les sœurs) comme motif d’injustices ressenties. Une interprétation possible serait
que les femmes ont conscience que le cœur des inégalités de genre se situe dans la
socialisation familiale. Vient peut-être à l’appui de cette interprétation le résultat suivant : ce
sont surtout les femmes n’ayant jamais travaillé qui en font état (19% contre 8% des hommes
inactifs, même si la différence est également significative chez les actifs). Deux
interprétations sont possibles. La première est que, ne travaillant pas, les femmes inactives
reportent toute leur insatisfaction sur la sphère domestique (mais alors pourquoi les hommes
ne font-ils pas de même ?). La seconde est que les femmes inactives en veulent à leurs parents
(et peut-être à leurs frères) d’avoir été éduquées de telle sorte qu’elles n’ont pu accéder à un
emploi. Ces femmes auraient plus ou moins conscience d’une socialisation primaire
différentielle qui aurait porté atteinte à leurs chances de réussite sociale.
Au fond, ces femmes seraient de bonnes sociologues : elles auraient compris, ou senti, que la
racine de la reproduction des inégalités se trouve au cœur de la famille. C’est vrai en matière
d’inégalités sociales en général, puisqu’on sait que ces inégalités se construisent très tôt dans
l’enfance et que l’école a les plus grandes peines à les réduire. Mais c’est certainement vrai
également en termes d’inégalités de genre. Les femmes le ressentent et c’est pourquoi elles
citent beaucoup plus souvent que les hommes la famille comme un espace de discrimination
ressentie.
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