Extrait PDF

Transcription

Extrait PDF
Denys
Arcand
Mille plateaux
Réal La Rochelle
DENYS
ARCAND
Mille plateaux
Réal La Rochelle
DENYS
ARCAND
Mille plateaux
essai
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur
programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Mise en page : In Situ
Maquette de couverture : Laurie Patry
Photographie de l’auteur et du cinéaste : Nicole Tremblay
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 1er trimestre 2014
ISBN : 978-2-7637-2163-7
PDF : 9782763721644
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par
quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des
Presses de l’Université Laval.
Table des matières
Prologue....................................................................................1
1. Superman dans la carrière de Denys Arcand...................7
2. L’ange exterminateur........................................................11
3. Suite et fin d’une trilogie..................................................15
4. Sous le soleil noir de Pessoa..............................................31
5. La malédiction de L’Âge des ténèbres................................ 45
6. Le 25e anniversaire du Déclin de l’empire américain......... 59
7. Un cœur mélancolique......................................................69
8. Retour au théâtre..............................................................77
9. Au Musée des Beaux-Arts de Montréal (Mad Men).........85
10. Un nouveau film................................................................93
11. Le règne de la beauté (suite et fin).....................................99
Conclusion................................................................................111
Notes.........................................................................................113
Bibliographie............................................................................117
V
Prologue
«
Maintenant, je fais de la vidéo d’art ! », déclare Denys
Arcand avec un rire enjoué. Il explique qu’il a tourné
un court film pour une exposition au Musée des Beaux-Arts
de Montréal.
Jeudi, 3 novembre 2011, c’est la grande soirée de
vernissage de cette exposition, intitulée Big Bang. Denys
Arcand y est présent, de même que son co-équipier Adad
Hannah. Un monde fou pour cette inauguration, le hall
des salles d’exposition est plein à craquer. La directrice
Nathalie Bondil est toute heureuse de présenter ce Big Bang
et de nommer les seize artistes qui y ont participé. La
plupart sont présents et se joignent à elle sur la tribune.
Avec Stéphane Aquin, conservateur des arts contemporains, « on a voulu, souligne Madame Bondil, que des
artistes utilisent les œuvres du Musée pour en créer
d’autres. Toutes les disciplines artistiques sont représentées : le cinéma, la danse, le chant, le théâtre, les arts
plastiques, etc. ». Arcand et Hannah, invités par le Musée,
ont choisi « d’interpréter » un sofa Safari (concocté par
Archizoom Associate) au moyen de lampes, de photos et
d’écrans vidéo.
Quelques jours auparavant, soit le samedi 22 octobre
2011, Denys Arcand m’avait invité à l’installation des
vidéos. Je lui avais demandé s’il était possible de le voir au
travail avec Adad Hannah. Car j’avais oublié de demander
1
2
Deny Arcand v Mille plateaux
la permission d’assister précédemment au tournage du
film, qui avait eu lieu au mois de février, et j’étais un peu
vexé de ma distraction. C’était au moment où Denys
Arcand m’avait expliqué sa participation à ce projet.
Au cours de cette installation, toutes les salles de l’exposition Big Bang présentent un joyeux fouillis. Un garde
de sécurité me conduit jusqu’à celle où sont déjà arrivés
Arcand et Hannah, tout gaillards. Le sofa Safari est déjà
installé au centre de la pièce, et les six moniteurs vidéo
pendus tout autour, retenus par de minuscules fils métalliques. « Il a fallu demander au Musée, explique Arcand, de
poser des tringles au plafond pour y accrocher les fils. »
Aux murs, quelques immenses photos, des agrandissements de photogrammes de la vidéo, très bien reproduits,
étant donné que le tournage du film de 6 minutes 40
secondes a été fait en HD. Quelques lampes de design
moderne, faisant partie des collections du Musée, ont aussi
été prêtées pour entourer le sofa : une San Remo de 1967
signée Archizoom, la Dancing Sculpture (1998) de Jacopo
Foggini, Rag no 7 de Gaetano Pesce (1997), la lampe Nesso
du Groupe Architetti urbanisti Città Nuova (1962), l’Arco
d’Achille Castiglioni (1962), la Chicago Tribune de Matteo
Thun (1984) et enfin la Pillola (1968) de Cesare Maria
Casati.
Dans La Presse du 23 juillet 2011, Éric Clément précise :
« Le court métrage s’inspire de la pièce de théâtre La Ronde,
de l’écrivain juif viennois Arthur Schnitzler, qui avait fait
scandale au début du XXe siècle, car elle évoquait les excentricités sexuelles de la société viennoise de l’époque. »
Pourtant, Arcand spécifie que cette référence à La Ronde
a été présente au départ du projet, mais qu’elle a par la
suite été écartée.
Pendant que les deux larrons s’affairent à leur travail,
j’examine un instant le film qui se déroule sur l’un des
Prologue
3
écrans. Je demande si je peux faire comme l’un des personnages, m’asseoir sur le sofa Safari et et fumer une cigarette.
« Il n’en est pas question ! » Après une demi-heure, je dis
au revoir aux deux artistes et nous nous donnons rendezvous pour la soirée du vernissage.
v
v
v
Denys Arcand raconte.
Cela faisait plusieurs années que je suivais le travail de
cet artiste, Adad Hannah, que j’allais voir à la galerie
Pierre-François Ouellette Art Contemporain. Parfois
je vais au Belgo examiner ce qui se fait dans ce domainelà. Une fois, j’étais allé à une exposition et Hannah était
là. Il m’a reconnu et on s’est mis à se parler. Puis, on a
eu une relation on et off pendant des années. Quand
les gens du Musée ont demandé à plusieurs artistes de
préparer quelque chose à l’occasion de son 150e anniversaire, ils lui ont demandé et ils m’ont demandé, sans
savoir que nous nous connaissions. On s’est téléphoné
pour se dire que ça nous tentait de faire quelque chose
ensemble. On est allé au Musée et on a dit qu’on voulait
plus d’espace, puisqu’on était deux. Donc on voulait
avoir le double du budget et deux fois plus d’espace, ce
sont des budgets ridicules, rien à voir avec ceux des
films. Ils ont accepté, ils étaient très contents, ce sont
des gens fort sympathiques. Donc, on s’est mis à
travailler tous les deux. Lui m’a dit : « Je suis un formaliste, mais je manque de récits, je ne suis pas capable
d’articuler des récits dans les oeuvres que je fais. Tu es
très bon là-dedans, aide-moi : moi je vais faire la forme
et toi tu vas me faire un récit. » Le thème de cette
exposition, c’est la relation entre cette personne à qui
on demande une intervention et une oeuvre du musée.
Nous, l’oeuvre qu’on a trouvée est celle du sofa Safari.
On s’est dit : « À quoi cette œuvre nous fait-elle
4
Deny Arcand v Mille plateaux
penser ? » On avait regardé plusieurs oeuvres, des
tableaux, etc. , puis nous nous sommes trouvés du côté
des arts ­décoratifs et quand on a vu cette œuvre, tous
les deux, immédiatement, on a pensé à une discothèque
à la fin des années 1970. On s’est dit que c’est à cela
que ça ressemblait. Tout de suite, j’ai dit, c’est très
facile, on va faire un scénario. Et j’ai écrit un scénario
pour huit personnes, avec des actions différentes de
huit personnes sur ce sofa. C’est moi qui ai fourni le
texte, avec les apports de Adad. Ensuite, on a formalisé
le tout, puis on l’a tourné. Six petits courts métrages,
c’est-à-dire une scène vue sous six angles différents.
Pour ce projet, scénario, tournage et montage. On va
peut-être faire ensemble d’autres expositions, parce
que les gens ont l’air d’aimer ça, peut-être des demandes
d’autres musées. Donc, j’ai une petite carrière d’artiste
visuel qui se dessine à l’horizon. C’est très le fun de
faire ça, parce que j’ai aimé travailler avec d’autres gens,
avec des très jeunes. Le directeur photo a 25 ans. C’était
très intéressant et très stimulant d’aller dans une zone
inconnue, avec des personnes avec lesquelles je n’étais
pas du tout familier. J’ai trouvé cette expérience très
enrichissante.
v
v
v
Quelques semaines auparavant, le 7 septembre, Denys
Arcand était parmi les invités pour l’inauguration de La
Maison symphonique de Montréal, la nouvelle salle de
concert de la Place des Arts.
Très belle salle. Pas spectaculaire, mais très bien faite.
Toute en bois du Québec, du beau bois doré. C’est
simple, mais c’est fait pour la musique, parfait pour la
musique. Comme disait Mies van der Rohe, « form
follows function ». Jusqu’au dernier moment, ils
n’étaient sûrs de rien. Encore à ce jour, la salle du Phil-
Prologue
5
harmonique de New York est pourrie, même après avoir
ajouté des trucs, des déflecteurs de son. Ici, du premier
coup, ils l’ont eu. C’est une bénédiction. C’est une salle
parfaite. Elle est là pour les siècles des siècles. Et pour
une fois au Québec on ne s’est pas trompé d’architecte.
En écoutant Denys faire l’éloge de la salle de concert
et de la musique, je ne peux m’empêcher de faire un saut
arrière d’un demi-siècle, quand je croisai le cinéaste lors
d’une « Soirée Mozart » à la Salle du Plateau, dans le Parc
La Fontaine. Un épisode que j’ai raconté dans Denys Arcand.
L’ange exterminateur1.
Pour l’inauguration, poursuit Arcand, il y avait une
pièce de Claude Vivier en entrée, qui commence avec
une soprano seule qui chantait derrière l’orchestre,
complètement au fond de la scène. Kent Nagano avait
aussi commandé une œuvre à Serge Langevin. Une
pièce composée pour la salle, qui passe de fortissimo à
pianissimo avec parfois seulement le son d’une flûte au
loin et d’autres fois l’orchestre au complet, y compris
la harpiste et le musicien du glockenspiel, tous les
musiciens et tous les instruments possibles. Une œuvre
pour faire la démonstration de la sonorité. Les pianissimi s’entendaient parfaitement... La Neuvième de
Beethoven était très belle, les chœurs très présents,
les solistes aussi. L’architecte Jack Diamond me disait
qu’il travaille avec beaucoup de bonheur chez Casavant.
L’orgue n’est pas encore fonctionnel, il doit l’être dans
un an, mais l’architecte, encouragé et enthousiaste, est
ravi de travailler avec ces gens-là, qui ont un degré
d’expertise incroyable. Il y aura concert d’orgue qui,
semble-t-il, va être inoubliable. Durant les dernières
années, j’ai fait beaucoup de recherches sur l’architecture en prévision de mon prochain film. Tous les
édifices québécois, Hydro-Québec, Radio-Québec, c’est
6
Deny Arcand v Mille plateaux
toujours merdique. Parce qu’on prend toujours le
mauvais architecte au mauvais moment. Pour une fois,
à La Maison symphonique, c’est la perfection.
v
v
v
Pourquoi un nouveau livre sur Arcand ? On se
souviendra que, dans L’Ange exterminateur, en 2004, la
biographie s’achevait avec Les Invasions barbares. De l’eau
a coulé depuis sous les ponts, pendant plus de dix ans.
Arcand est toujours actif, soit dans le cinéma ou dans des
activités connexes. Son récent film, pense-t-il, est peut-être
son dernier. Son personnage principal est un architecte.
Il est tentant de faire le point sur cet avancé (ultime ?) de
carrière, d’autant plus que, une fois encore, se manifeste
à l’endroit du cinéaste ce curieux phénomène d’amourhaine qui l’a stigmatisé tout le long de sa trajectoire. On a
porté aux nues Les Invasions barbares, puis voué aux gémonies L’Âge des ténèbres. Une carrière d’auteur qui a atteint
son demi-siècle, un auteur qui n’a peut-être pas encore dit
son dernier mot.
On peut en effet considérer le cinéaste Denys Arcand
comme un auteur. Pour plusieurs raisons. Bien sûr, il est
l’auteur des scénarios de ses films comme de leurs réalisations. Par ailleurs, il a aussi écrit des articles et des essais,
des synopsis et des projets de films et des pièces de théâtre.
En 2012, Leméac publie son long monologue, Euchariste
Moisan, une adaptation du roman Trente arpents de
Ringuet. Un texte opérant le métissage entre le théâtre et
la fiction romanesque.
Même si cet état de fait peut paraître secondaire en
regard de sa carrière de cinéaste, Denys Arcand n’en reste
pas moins un auteur au sens plein du terme. D’ailleurs, un
essai sous la direction d’André Loiselle et de Brian McIlroy,
publié en 1995, ne s’appelait-il pas Auteur/Provocateur. The
Films of Denys Arcand ?
1
Superman dans la carrière
de Denys Arcand
E
n lisant les entretiens de Michel Sénécal avec le spécialiste des communications Armand Mattelart, je
découvre chez ce dernier un bref passage où il fait mention
d’un projet sur Superman et la culture de masse.
Par l’entremise d’André Pâquet, qui agissait alors
comme conseiller auprès de l’Office national du film
(ONF) du Canada, j’avais d’ailleurs été invité à rejoindre
le projet mexicano-québécois de production d’une série
de documentaires. À cette occasion avait germé l’idée
de faire un film sur Superman et la culture de masse, en
m’associant au cinéaste Denys Arcand. Le projet est
malheureusement sans suite. Seulement deux des
projets furent réalisés, fruit de la collaboration entre
un cinéaste québécois et un cinéaste mexicain1.
Le 13 juin 2011, André Pâquet confirme et donne des
précisions. Durant la seconde moitié des années 1970, à
l’initiative du cinéaste Maurice Bulbulian, se déroule à
l’ONF (Office national du film) un programme de réalisations de documentaires, partagé entre le Mexique et le
Québec.
7
8
Deny Arcand v Mille plateaux
Dans ce cadre, Gilles Groulx réalise Première question
sur le bonheur, en 1977, dont le cinéaste Bosco Arochi est
un des producteurs. Maurice Bulbulian, de son côté, y va
de deux films, Les Gars du tabac, en 1977, puis Tierra y
libertad l’année suivante. Le même programme permet au
cinéaste mexicain Paul Leduc de réaliser, en 1977, Etnocido,
notas sobre el mezquila !, puis Eduardo Maldonado, en 1978,
Jornaleros. Toujours d’après Pâquet, une douzaine de films
devaient être produits, mais seulement cinq ont abouti.
Le nouveau commissaire, André Lamy (entré en fonction
en 1975), mit fin au programme. Pour ce qui est du projet
Mattelart/Arcand sur « Superman », l’idée ne serait pas
allée au-delà d’une conversation. Denys Arcand en a-t-il
gardé mémoire ?
J’ai rencontré Mattelart une fois. Mais je ne m’en
souviens plus. Ça se perd dans la nuit des temps. Sa
pensée à lui était tiers-mondiste. Moi, le tourisme au
Mexique m’intéressait, on avait abordé ce sujet, mais
il fut rapidement abandonné. Ce n’était pas Superman.
Dans le cadre du projet de documentaires entre le
Mexique et le Québec, j’avais été approché, on avait
fait quelques réunions et j’avais soumis un projet sur
le tourisme, qui s’appelait Los Tabarnacos. J’ai toujours
pensé que le tourisme était un sujet extrêmement
intéressant. C’est un sujet que je n’ai jamais vu traité
au cinéma en documentaire. Le surnom des Québécois,
à Acapulco, c’est « los tabarnacos ». Donc, j’ai réfléchi à
ça un petit peu, l’équivalent, je dirais, de trois semaines,
un mois ; j’ai fait quelques lectures, puis ça s’est arrêté.
Je ne me souviens plus exactement pourquoi.
À la même époque, Mattelart avait fait un Donald Duck
et l’impérialisme américain. Pour lui, personnalité de gauche,
Donald Duck, c’était une figure intéressante dans la culture
américaine pour montrer comment l’impérialisme améri-
1 v Superman dans la carrière de Denys Arcand
9
cain s’exprime par cette image. J’ai l’impression que
Superman et la culture de masse, dans son esprit, était une
idée qui pouvait aller dans le même sens.
Pour moi, ajoute Arcand, la figure de l’impérialisme,
comment elle s’exerce, comment elle se montre au
Mexique, c’est par le tourisme. Il a d’autres manifestations, mais le tourisme en est une. Je trouvais ça
intéressant que les Québécois deviennent eux-mêmes
des impérialistes durant leurs vacances. On ne voit pas
les Québécois sous cet angle. Surtout à cette époque-là,
on les considérait comme des nègres blancs, des
dominés. Quand ils sont au Mexique, ils ne sont pas
du tout comme ça. C’est comme voir les Noirs américains à Haïti. Ils se comportent de façon odieuse, ils
sont les pires racistes, car ils sont d’abord Américains.
Ils traitent les Noirs comme des nègres. Je les ai vus
sur des plages, c’est l’horreur. Et je me disais, ça serait
intéressant de voir les Québécois dans cette situationlà, quand ils traitent les Mexicains comme des moins
que rien, comme des valets, et qu’ils sont saouls. Ils
ont plus d’argent que les Mexicains, forcément. Je
pense que ça aurait été intéressant pour les Québécois
de se voir à l’écran dans ce rôle-là, auquel on n’est pas
habitué.
Après ce bref saut dans le passé, place à l’actualité de
Denys Arcand, en route vers L’Âge des ténèbres.
2
L’ange exterminateur
L
’édition de ma biographie de Denys Arcand porte
comme sous-titre L’ange exterminateur. Il est très clair,
dans le cours du texte, qu’il s’agit du titre d’un film de Luis
Buñuel, l’un des plus beaux de sa filmographie et un chefd’œuvre inaliénable du 7e art. Buñuel est un cinéaste révéré
par Arcand et cette expression correspond à un goût du
réalisateur de L’Âge des ténèbres : « Buñuel a toujours été
une sorte d’idole pour moi. Il a réalisé des films qui sont
comme des anges exterminateurs, qui attaquent sans
prévenir. Je préfère que le style cinématographique soit
en filigrane, j’aime les styles qui n’attirent pas l’attention
sur eux1. »
On ne peut plus clair. Il n’empêche. Certaines gens ont
pris cette formule à contre-sens. Je connais même une
personne qui, n’ayant visiblement pas encore lu le livre,
devait déclarer que « l’ange exterminateur » désignait bien
le côté « proto-fasciste » d’Arcand ! Comme on disait autrefois : « Par charité chrétienne, il vaut mieux taire le nom
de cette personne. »
v
v
v
En quoi El angel exterminador (Mexique, 1962) est-il
remarquable ? Il contient tout Buñuel, l’aspect terre à terre
et le surréalisme, la peinture sociale crue tout comme
11
12
Deny Arcand v Mille plateaux
l’irruption, dans le réel, du fantasmatique, du rêve et du
subconscient. En outre, c’est un chef-d’œuvre de mise en
scène. Comment, par exemple, faire tenir une vingtaine
de personnages prisonniers dans un petit salon, sans
jamais, tout au long de leur cauchemar, faire un seul plan
banal ni un mouvement de caméra de pure forme ?
Le générique se déroule sur fond du portail sculpté
d’une église catholique et, en mode over, d’un chant religieux. En enchaîné, le premier plan indique ironiquement
que nous sommes « Rue de la Providence » ! Dans une villa
somptueuse, entourée de grands jardins et fermée sur la
rue par une lourde grille, une grande réception se prépare.
Le maître des lieux, Nobile, y emmène pour dîner, après
l’opéra, plusieurs amis et connaissances. Mais déjà, il y a
du sable dans l’engrenage. Le maître d’hôtel constate qu’un
des serviteurs quitte précipitamment la place. Puis c’est
au tour de deux femmes de la cuisine de s’en aller, suivies
du chef et de son assistant. La valetaille quitte cet hôtel
particulier, ainsi que le fait remarquer le majordome,
« comme les rats le navire ».
Le cortège des invités est arrivé. Par un clin d’œil malicieux, l’entrée des bourgeois se fait deux fois : bis repetita
placet. Le dîner s’organise dans un grand salon. Seul le
majordome et deux assistants vont le servir. Dès le premier
service, le rituel tourne à la dérision, un serviteur chute
avec le plateau des entrées et éclabousse les invités. La
maîtresse de maison, Lucia Nobile, allant à la cuisine s’enquérir de la suite des choses, remarque qu’un jeune ours y
est attaché et que trois brebis se tiennent sous une table.
Enchaîné à l’après-repas. Les invités sont alors regroupés
dans un petit salon au bout de la pièce. Une pianiste fait
un joli récital pendant que plusieurs notables commencent
à bailler.
2 v L’ange exterminateur
13
Se tient là un microcosme de la bourgeoisie urbaine :
une cantatrice, un chef d’orchestre, un médecin, un fils à
maman hypersensible et un couple anxieux de faire
l’amour. On apprend aussi que Lucia Nobile a un amant.
Bientôt, il se fait tard, mais personne ne veut s’en aller. On
commence à s’installer pour dormir, toute la bande est
prisonnière et amorce son huis clos pesant, sa descente
aux enfers.
Le jour revenu, l’hôtesse commande à son majordome
d’organiser un petit déjeuner pour le groupe. Un cabinet
attenant au salon, sur la porte duquel est peint un ange
exterminateur (comme celui de l’Apocalypse), sert temporairement de W.-C. La cohorte des invités commence à
s’énerver de ne pouvoir sortir de ce guet-apens. Bientôt,
l’anarchie s’installe, le vernis s’écaille, les masques
tombent. La dégradation gagne, la désintégration transforme ce beau monde de manière dérisoire et anarchique.
Un vieil homme meurt. Plus tard, dans un des cabinets,
un jeune couple se suicide. Une poignée d’hommes veut
lyncher Nobile, qu’on tient responsable de cet emprisonnement infernal. On doit briser un mur pour atteindre un
tuyau et obtenir de l’eau ; plus tard, les trois brebis viennent
s’offrir en victimes sacrificielles et expiatoires. Un feu est
allumé en plein salon, la viande cuite sur la broche, le salon
s’est transformé en camp de bohémiens.
L’assemblée ne sait plus depuis combien de temps elle
est prisonnière de cet envoûtement. Mais, bientôt, une
femme s’aperçoit que tous les convives sont revenus à leur
position initiale de l’après-dîner. Il faut se souvenir, se dire
que c’est le moment de s’en aller. Ce qu’on fait, comme le
plus naturellement du monde. La cohorte est libre et sort
de la villa, au grand étonnement des curieux qui font le
guet depuis longtemps sur la rue, le long des grilles.
14
Deny Arcand v Mille plateaux
Une dernière séquence les montre tous à l’église pour
assister à une messe solennelle d’Action de grâce. Mais au
moment de sortir, les voilà encore prisonniers. Une émeute
a lieu dans la rue, la police tire des coups de feu sur les
manifestants, tandis qu’une nouvelle bande de brebis se
dirige vers l’église. Il y a encore des bouches à nourrir...
Pendant l’emprisonnement dans la villa, on aura
remarqué, au passage, le soin extrême apporté par Buñuel
à la bande sonore de son film. Des voix et des bruitages
ponctuent les cauchemars des invités : cloches funèbres,
dialogues over caverneux et fantasmatiques, chants de
requiem.
v
v
v
Denys Arcand, à sa façon, a réalisé son « ange exterminateur » avec L’Âge des ténèbres. Pour le protagoniste
Jean-Marc Leblanc, traqué et encerclé par tous les
malheurs de sa vie, une descente aux enfers est inévitable.
Les fantasmes hirsutes et grotesques dans lesquels il tente
de se réfugier ne font qu’accentuer sa dépression et sa
déchéance, son enfermement dans la désespérance, « son
entrée dans l’âge des ténèbres ».
Le synopsis du film indique encore : « La démocratie
morte, la corruption politique rampante, la cellule familiale
détruite, l’éthique et la morale disparues, les religions et
les sagesses ésotériques se multiplient. Les grandes épidémies menacent. Les idéaux ont tous été anéantis. »
Jean-Marc a comme lecture de chevet Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, qui figure comme une
Apocalypse moderne. Une eschatologie qui a ses racines,
écrit encore Arcand, « après que les invasions barbares
eurent précipité le déclin de l’empire », ce qui renvoie clairement aux volets du Déclin de l’empire américain et des
Invasions barbares. Avec L’Âge des ténèbres, se clôt de la sorte
un triptyque où frappe le glaive d’un ange exterminateur.
3
Suite et fin d’une trilogie
A
u printemps de 2003, Les Invasions barbares ont reçu
un chaleureux accueil au Festival de Cannes et ont été
couronnées de bons prix : meilleur scénario, meilleure
interprétation féminine pour Marie-Josée Croze. Après
coup, la sortie du film en France fait un tabac (son avantpremière est honorée par le président Jacques Chirac),
celle au Québec aussi. L’éditeur Boréal publie le scénario
du film. Tous les espoirs semblent donc permis pour le
prochain film d’Arcand. Le samedi 1er novembre de la même
année, à 14 h, pour célébrer le 40e anniversaire de La Cinémathèque québécoise, le réalisateur a accepté une
rencontre avec le public, ponctuée d’extraits de ses films,
depuis Seul ou avec d’autres (1962) jusqu’aux Invasions
barbares. Le programme précise : « Denys Arcand ... en
personne. Un travail filmique diversifié et toujours dérangeant, qui a touché le documentaire, la fiction, la télévision
et la publicité. »
En février 2004, du 16 au 20, la Chaîne culturelle de
Radio-Canada diffuse une série de cinq émissions d’une
heure chacune, Denys Arcand. Portrait pour la radio, réalisation du concepteur sonore Jean-Sébastien Durocher. Ce
documentaire a comme particularité de ne pas faire d’interview avec le cinéaste, comme c’est l’habitude au cours
15
16
Deny Arcand v Mille plateaux
de pareilles émissions. Seules sont données les réponses
d’Arcand. De plus, comme il fait aussi lecture de plusieurs
de ses textes –, et ce, pour la première fois publiquement –,
l’ensemble se présente comme une autobiographie sonore
dans laquelle la voix du cinéaste est ponctuée d’extraits de
ses films et de musiques relatives à ses propos. Par exemple,
si Arcand évoque, durant son enfance, la forte impression
que fit sur lui un film dans lequel la basse Ezio Pinza chantait Le Cor, on entend un fragment de ce passage, « J’aime
le son du cor, le soir au fond des bois », ce dernier mot sur
une note très grave.
Cette série de la Chaîne culturelle comprend les chapitres suivants : 1. Cinéma et érotisme (le goût du cinéma
depuis l’enfance) ; 2. De Deschambault à l’Université de
Montréal ; 3. Vingt ans de cinéma avant Le Déclin de l’empire
américain (avec accent sur les films documentaires) ; 4.
Cinéma de fiction, de La Maudite Galette aux Invasions
barbares et 5. Culture et barbarie (réflexions sur la vie
intellectuelle au Québec). Ce Portrait pour la radio a comme
objectif de replacer la carrière de Denys Arcand dans l’évolution du Québec contemporain de la Révolution tranquille
et le déploiement de son cinéma-miroir dans cette trajectoire d’un demi-siècle du Québec moderne. J’en avais écrit
le scénario, Gisèle Trépanier est lectrice invitée (elle avait
participé à trois films d’Arcand à l’ONF durant les années
1960 et 1970 et jouait l’institutrice dans Québec, Duplessis
et après). Geneviève St-Louis tient le rôle d’animatrice.
Cette série a bénéficié d’une rediffusion en juin de la même
année. Isabelle Massé, après le visionnement du premier
épisode, écrit dans La Presse : « Laisse présager cinq heures
de bonheur en compagnie du réalisateur des Invasions
barbares. [...] Le cinéaste se raconte en cinémascope. [...]
C’est chargé sans être lourd, recherché sans être rebutant.
C’est Arcand, le cinéaste, le cinéphile et l’intellectuel
souriant1. »
3 v Suite et fin d’une trilogie
17
Le 13 octobre suivant, la Cinémathèque québécoise
lance un cycle des principaux films d’Arcand, de même
qu’une exposition d’affiches des Invasions barbares. C’est à
cette occasion qu’est lancée ma biographie du cinéaste. Ce
fut une soirée faste. Il faisait un temps radieux et doux, le
hall de La Cinémathèque était plein à craquer, le café
également ainsi que toute sa terrasse. Les médias étaient
présents et Pierre Jutras avait organisé une conférence de
presse.
Je me souviens en particulier que Jacques Wilbrod
Benoît, premier assistant sur le tournage du film Les Invasions barbares, était présent. Il était déjà atteint de cancer
et devait mourir le 20 avril 2005 à l’âge de 57 ans. Il me
demande de lui signer un exemplaire de mon livre : « Pas
pour moi, dit-il, je n’en ai plus besoin. C’est pour ma fille. »
Il y a un gros plan d’elle dans la salle de classe où Rémi fait
ses adieux à ses étudiants.
À cette occasion, je n’ai pas voulu faire de discours. En
lieu et place, j’ai proposé l’écoute de quelques minutes d’un
montage sonore que Jean-Sébastien Durocher avait
concocté à partir de l’ouverture de notre série radiophonique et de certains propos d’Arcand : « Pourquoi je fais du
cinéma. »
Le lendemain, à la librairie Olivieri, le réalisateur participe à un échange avec le public. Arcand avait accepté, pour
une rare fois, l’idée de Pierre Filion, éditeur chez Leméac,
de participer à cette rencontre, où se regroupèrent une
quarantaine de personnes. J’en assumais l’animation. Ce
fut un dialogue très cordial, chaleureux, au cours duquel
le cinéaste s’exprima tant sur Les Invasions barbares que
sur l’ensemble de sa carrière dans le domaine du film.
Cette même année 2004, l’Office national du film du
Canada sort son coffret de 4 DVD, Denys Arcand. L’œuvre
documentaire intégrale, 1962-1981, qui regroupe tous ses
18
Deny Arcand v Mille plateaux
films faits dans cet organisme, depuis Champlain jusqu’à
Le Confort et l’indifférence. De plus, l’ONF s’est arrangée
pour éditer deux autres documentaires réalisés « hors les
murs », Montréal, un jour d’été et La Lutte des travailleurs
d’hôpitaux.
v
v
v
En 2005, Boréal publie un recueil de textes du réalisateur : Hors champ. Écrits divers, 1961-2005, dans la
collection Papiers collés. C’est la première publication en
solo de textes du cinéaste. Car, en annexe à ma biographie,
Arcand avait accepté la reproduction d’un certain nombre
de ses écrits, disséminés depuis les années 1950 dans le
journal étudiant du Collège Sainte-Marie. Dans la présentation de son livre, le cinéaste explique :
J’ai toujours rêvé à la pureté de la littérature, à la liberté
de l’écrivain, à celle de Sebald, par exemple. Malgré
tout, à plus de soixante ans, je me rends compte que
j’ai quand même écrit un peu. Mes scénarios d’abord,
mais aussi bien d’autres choses. J’écrivais pour le
plaisir, tout simplement, et sans y accorder une grande
importance.
Arcand précise :
Ce livre est une idée de François Ricard. Je me souviens
qu’il m’avait appelé en me disant que j’étais invité à
l’émission de télé Tout le monde en parle. Quand un
de nos auteurs y est vu, expliquait-il, on vend de 1 000
à 2 000 exemplaires de son livre durant la semaine
suivante. J’ai refusé, car j’avais mon overdose de médias.
Donc le livre s’est moins vendu. Pour qu’un livre, ou
un film, ait un grand écho, il faut que tu te battes, que
tu ailles à toutes les émissions culturelles de RadioCanada et de Télé-Québec et à Tout le monde en parle.
C’étaient des textes dont j’étais content, que j’avais
3 v Suite et fin d’une trilogie
19
relus avec plaisir. J’aurais aimé cependant que plusieurs
personnes m’en parlent.
François Ricard, écrivain et professeur, est directeur
de collection chez Boréal et ami d’Arcand. Le cinéaste en
fait le lecteur « incontournable » de ses scénarios.
Une quarantaine de textes, donc, qui s’égrènent de
1961 à 2005. Durant cette dernière année, des rappels bien
sentis d’Horace Arcand, dont cette émouvante Lettre à mon
père :
Tu es mort il y a dix-sept ans, tu ne liras jamais cette
lettre [...] J’avais six ans [...] seule et unique fois où je
me suis senti totalement en sécurité. Dans les bras de
mon père. J’aurais voulu te dire cela plus tôt mais entre
hommes, malheureusement, on ne parle jamais de ces
choses-là. Ton fils qui t’aimait.
v
v
v
La tournée de promotion des Invasions barbares bat
son plein et est couronnée, en février 2004, par l’obtention
d’un Oscar pour le meilleur film en langue étrangère, remis
par Charlize Theron. C’est Denise Robert qui, en tant que
productrice, est venue recevoir le trophée, comme il est de
coutume à Hollywood, car on ne remet pas la statuette au
réalisateur. Arcand l’accompagne néanmoins. Aujourd’hui,
Denise Robert se souvient de cet épisode :
Un grand honneur, une belle reconnaissance par les
gens du milieu du cinéma, mais qui n’a pas vraiment
changé nos vies. Des portes s’ouvraient. Pour en
profiter, il aurait fallu nous installer à Los Angeles, il
n’en était pas question. Ce qui nous inspire, c’est la
culture québécoise. Denys se nourrit de son milieu, de
ses amis, de son pays. Le financement des autres films
n’est pas plus facile pour autant. Il n’est pas plus simple
de trouver de l’argent. Plusieurs de nos projets ont été
20
Deny Arcand v Mille plateaux
refusés. Chaque fois, c’est l’éternel recommencement.
Un Oscar a même un effet pervers, il augmente les
attentes et ajoute beaucoup de pression2.
Pendant ce temps, Denys Arcand a déjà à l’esprit son
prochain film.
Un fonctionnaire dans la quarantaine, dont la vie
pourrait évoquer celle de L’Homme sans qualités de Musil
ou encore d’Alexandre Chenevert de Gabrielle Roy. Ce
commis d’État, serviteur des affaires publiques, se nourrit
de rêves fous. Exaspéré, il s’enfuit un jour de chez lui, quitte
tout et va se réfugier dans un chalet isolé, à la campagne.
Voilà, dans ses grandes lignes, le sujet de ce film qui
deviendra L’Âge des ténèbres.
Pendant toute l’année infernale de promotion des
Invasions barbares, j’étais souvent seul, désœuvré, dans
des avions, des limousines. Mon esprit vagabondait et
je me disais que les gens ne voient de moi, à la télévision, que cette image-là, en tuxedo, à aller chercher des
prix, à sourire et à être photographié. Je me disais : « Il
doit y avoir un gars à Laval, terriblement malheureux,
qui fantasme sur moi et ma vie. » Doucement, une idée
a commencé à germer, un homme qui s’évade dans le
rêve, y voit une vedette de cinéma, des interviews à la
télévision, des journalistes qui posent des questions.
Ce fut mon déclic de départ, puis un synopsis, finalement une première version du scénario. J’y ai travaillé
de 7 à 8 mois. Puis j’ai rencontré Marc Labrèche à la
lecture de scénario d’un autre film, chez Cinémaginaire.
On s’entendait très bien, les mêmes choses nous
faisaient rire. Je n’avais pas encore décidé quel était le
personnage principal, mais, par la suite, les deux
dernières versions ont été écrites en fonction de lui.
L’écriture du scénario se déroule durant les années
2005 et 2006. Cette dernière année, le tournage est prévu
3 v Suite et fin d’une trilogie
21
se dérouler à l’automne, à partir du début de septembre,
passant de Saint-Colomban dans les Laurentides (scènes
des Médiévales) à Laval et à Montréal et enfin à RivièreOuelle pour la dernière partie du film.
Dans le sillage du grand succès des Invasions barbares,
Arcand a reçu, en 2005, l’insigne de l’Ordre du Canada.
« De fait, précise le cinéaste, j’étais déjà Membre de cet
Ordre. Cette année-là, j’ai été nommé Compagnon, l’ordre
le plus élevé. Nous ne sommes que 25. »
L’année suivante, un autre événement, certes plus
modeste, avait pour le cinéaste une signification toute
particulière et chargée d’émotion. À Deschambault, le 3
juin 2006, en présence du réalisateur, la municipalité
procède à l’inauguration de L’École de musique Denys Arcand.
Elle est sise non loin de l’église, dans l’ancien couvent du
promontoire, là même où enfant, Denys avait fait ses
premières études.
C’était extrêmement touchant. C’était mon école
primaire (de la première à la sixième année), l’école des
Sœurs de la Charité de Québec. Ma grand-mère maternelle, quand elle m’a vendu sa maison, est allée vivre
dans ce couvent. Elle a demandé aux Sœurs si elles
pouvaient lui louer une chambre. Il ne restait plus alors
que cinq ou six religieuses. Quand j’ai habité à
Deschambault, à partir de 1965, j’allais voir ma grandmère au couvent. L’école de musique, quant à elle, a été
fondée par Élise Paré, une amie d’enfance. Quand les
sœurs sont parties, il n’y avait plus d’enseignement de
la musique entre Trois-Rivières et Québec, un désert
culturel. Élise a eu l’idée d’ouvrir cette école de musique
pour tous les types de musique, du classique au jazz,
sans compter la lecture musicale et l’apprentissage d’un
instrument. Dès son inauguration, cette école a connu
un grand succès, qui est allé en grandissant. Quand on
22
Deny Arcand v Mille plateaux
m’a demandé de donner mon nom à cette école, j’ai été
très touché, mais je ne comprenais pas pourquoi. Après
coup, on m’a expliqué que le nom d’École Denys Arcand
a permis d’augmenter les subventions, d’être mieux
reçue par les fonctionnaires fédéraux et provinciaux.
Cette école marche encore très bien. Chaque année, on
fait des tournois de golf pour amasser des fonds et
créer des bourses pour les enfants défavorisés et
chaque année on recueille de 6 à 7 milles dollars.
D’autres commissions scolaires font affaire avec l’école
et font venir des professeurs de musique qui rayonnent
ainsi dans toute la région. C’est une histoire heureuse.
Cette « bénédiction » toute laïque de L’École de musique
de Deschambault se déroule à la veille de la pré-production
et du tournage de L’Âge des ténèbres, à la veille aussi de
l’imbroglio administratif entourant le financement du film,
qui occupe une partie de l’été.
v
v
v
La pré-production de L’Âge des ténèbres a dû traverser
bien des soubresauts, ballottée par une sérieuse crise de
financement du cinéma québécois. Au point que La Presse
du 16 juin 2006 parle « d’un cinéma entré brusquement
dans un menaçant « âge des ténèbres » » et annonce que
« le film ne se fera pas ».
Que s’est-il passé pour que « le cinéma québécois se
débobine » ? C’est Téléfilm Canada qui, se disant « incapable
d’assurer un financement adéquat du cinéma québécois »,
a lancé son cri d’alarme au gouvernement conservateur de
Stephen Harper. L’argent manque et le financement fédéral
n’est pas à même d’honorer les demandes d’aide pour 20
films québécois et devra se limiter à 11 projets. Ceux de
Denys Arcand, de Robert Lepage, de Charles Binamé, de
Francis Leclerc et de Robert Morin sont menacés ou écorchés. La productrice Denise Robert, de Cinémaginaire,
3 v Suite et fin d’une trilogie
23
responsable de L’Âge des ténèbres, déclare ne pas avoir
l’argent qu’il lui faut pour faire le film. Le budget de ce long
métrage, évalué à 9 M$, ne rassemble alors que 7 M$ pour
sa production. La productrice, souligne Le Journal de
Montréal, « devra se résigner à emprunter de l’argent à la
banque pour pouvoir produire L’Âge des ténèbres3 ». Comme
le film a été mené à terme, il appert que la directrice de
Cinémaginaire a été capable de trouver assez d’argent
additionnel pour que le projet puisse aboutir, soit 8
millions de dollars en tout.
Denise Robert défend bec et ongles le projet d’Arcand.
Ce qui lui vaut une réplique acerbe de la rédactrice en chef
de 24 Images, Marie-Claude Loiselle, dans un éditorial
reproduit dans Le Devoir et intitulé « Le Bal des vampires »4.
[...] Les hommes et les femmes de pouvoir de notre
cinéma [...] sous les dehors séduisants du prestige, font
preuve de l’arrogance de ceux à qui on ne devrait rien
refuser. Derrière cette colère presque hargneuse manifestée contre la décision de Téléfilm de réduire la
somme d’argent demandée pour le film d’Arcand [...]
on a vu s’exprimer clairement, et comme jamais auparavant, le profond mépris qu’a fait naître le succès de
certains films à l’égard de cinéastes qui ne se situent
pas du côté du divertissement et du spectacle, ceux qui
croient encore qu’un cinéma exigeant est aussi possible
au Québec. Il ne s’agit plus seulement de célébrer le
« cinéma qui marche ». En s’indignant qu’on n’ait pas
« tout misé sur Arcand », on condamne plus directement
qu’il n’y paraît des dizaines d’autres cinéastes qui
peinent à se construire une œuvre au Québec.
Aujourd’hui, Denys Arcand commente : « C’est peutêtre le début de ce qu’on peut appeler la malédiction de
L’Âge des ténèbres. C’est un argument très spécieux de
laisser croire que me donner plusieurs millions pour mon
24
Deny Arcand v Mille plateaux
film prive dix autres réalisateurs de faire les leurs ou que
ces films, en sous-entendu, pourraient être meilleurs que
le mien. Oui, c’est possible que ce soit là le début du ressac
contre le succès des Invasions barbares. »
Ainsi s’amorce ce qui deviendra assez rapidement le
« calvaire » de ce nouveau long métrage. Durant le tournage,
de septembre à novembre 2006, se produit encore ce qu’un
journaliste de La Presse (Mario Cloutier, 13 septembre)
appelle « l’omerta du plateau de Denys Arcand ». Le réalisateur préférerait ne pas être dérangé par des visiteurs
« après quelques mois de controverse entourant le financement du film, chuchote-t-on dans les coulisses. Tout le
ramdam aurait affecté « la paix de l’esprit » du cinéaste ».
Pour Les Invasions barbares, explique Arcand, nous
avions invité les médias pour la scène du grand encan
supposé se dérouler chez Sotheby. C’était filmé au
Musée des Beaux-Arts de Montréal, dans une salle
immense, où il y avait beaucoup de place. Dans le cas
de L’Âge des ténèbres, une grande partie du tournage se
déroulait à Rivière-Ouelle, les autres scènes étaient
intimes, délicates, avec des enfants. Pas question d’y
inviter les journalistes. De plus, j’avais eu mon trop
plein d’interviews à l’occasion des Invasions barbares,
je voulais avoir la paix. Je n’imposais aucune omerta,
je voulais juste qu’on me laisse travailler tranquille.
Mais c’est révélateur d’un climat qui va s’installer pour
cet autre film. .
v
v
v
Revenons au scénario.
Il conserve la ligne générale qu’avait évoquée Arcand
l’année précédente. Une exception notable, cependant,
pour la musique d’opéra, prévue au début et à la fin du film.
Dans son esquisse, le scénariste-réalisateur avait prévu
deux arias. Le premier, le duo « Au fond du temple saint »,
3 v Suite et fin d’une trilogie
25
extrait des Pêcheurs de perles de Bizet ; le second, « A te, o
cara, amor talora », tiré de I Puritani de Bellini. Arcand
remplace ce choix par des airs lyriques d’André Modeste
Grétry et de Giuseppe Sardi. Ils seront interprétés par
Rufus Wainwright dans le rôle d’un prince oriental, un des
fantasmes dans lequel se voit le protagoniste, Jean-Marc
Leblanc.
Ce fonctionnaire vit une crise profonde. Il n’a plus de
vraie communication avec sa femme et ses deux fillettes.
Son travail de conseiller en « plaintes humaines » l’épuise,
étant donné son impuissance à pouvoir aider les victimes
et les éclopés. Son milieu de vie familial, dans un quartier
ouest de Ville de Laval, se situe dans un décor de grosses
maisons à fausses allures de châteaux. Une sorte de désert
urbain propre à engendrer la mélancolie. Il ne reste au
protagoniste que le royaume de l’imaginaire.
Un beau jour, Jean-Marc craque. Il abandonne tout,
auto, maison, famille et travail et s’en va se réfugier dans
le chalet de son père à Rivière-Ouelle, sur les bords de la
mer Saint-Laurent. Il y végète quelque temps, comme en
léthargie, avant de faire la connaissance d’un couple qui,
non loin de là, dirige une maison pour personnes âgées.
On invite Jean-Marc à aider à de menus travaux. Le film
se termine quand ce « serviteur d’État anonyme, ce Québécois sans qualités » pèle des pommes. Dernier plan sur une
nature morte, qui se métamorphose à la manière d’un
tableau de Cézanne.
La version finale du scénario a bonifié le texte. Les
dialogues sont plus explicites, plus denses, par exemple la
remarque croustillante de Sylvie, la femme de Jean-Marc,
comme quoi « un suicide dans une maison, c’est comme un
vice de construction » ! Dans l’ensemble, le scénario
conserve toujours sa solide dialectique entre le bruit et la
fureur, d’un côté, et de l’autre, les silences de la solitude,
26
Deny Arcand v Mille plateaux
de la mort, de la campagne et de la mer, de la contemplation
tranquille et momentanément apaisée.
Ce qui frappe est l’usage fréquent que fait le cinéaste
d’images et de situations qui évoquent le Haut Moyen Âge,
période appelée par plusieurs « âge des ténèbres » ou,
comme le dit l’expression anglaise, dark ages. Au début du
film, les masques nosocomiaux marquent la présence d’une
grande épidémie, comme la peste autrefois, et la radio fait
état de grands cataclysmes naturels. Ce que Jean-Marc vit
en amour, par exemple avec Star et Béatrice de Savoie, n’est
pas sans rappeler l’amour courtois. La violence éclate
partout, beaucoup de gens sont dans le malheur devant
l’inanité des puissants. On sent la mort prégnante, les
vieillards malades à l’hospice, la mort de la mère de JeanMarc, l’anticipation des ses propres funérailles. Par ailleurs,
plusieurs rites ésotériques, ou vus comme tels, parsèment
la vie des fonctionnaires : la recalibration feng shui, la
thérapie par le rire (animations futiles). Les jeux des
Médiévales sont à caractère plus social, en particulier le
prêche de saint Bernard contre les infidèles musulmans.
Enfin, le refuge hors du monde, le besoin de vivre en
ermite, comme dans un monastère, font de Jean-Marc une
sorte de « Simon du désert », cet autre film de Buñuel.
v
v
v
Le tournage du film s’est donc déroulé à l’automne, du
début septembre à la mi-novembre. J’ai assisté à quelques
journées de cette phase de la production. D’abord, à SaintColomban, dans les Laurentides, où avait été planté le
grand décor du jeu des Médiévales, la Place des tournois.
Du mardi 5 septembre 2006 au samedi suivant, le 9, se
déroulent ces « premiers tours de manivelle » de séquences
qui paraissent inusitées dans le cinéma d’Arcand. Château
moyenâgeux, chevaux somptueusement parés, écuyers et
belles dames, archevêque de pacotille, une sorte de décor
3 v Suite et fin d’une trilogie
27
de cinéma de péplum réaliste, puisque les adeptes de ces
jeux du Moyen Âge, dans leurs accoutrements et leurs
gestuelles, se prennent très au sérieux et s’imaginent
vraiment recréer un univers disparu depuis des siècles,
que l’on réanime avec la toute-puissance de l’imagination
et de la fantaisie. D’ailleurs, une des idées du cinéaste et
de la productrice Denise Robert a été d’inviter une vraie
troupe de « médiévalistes » plutôt que des figurants, question que ces adeptes jouent leurs propres rôles dans un
film, tout en fournissant costumes et accessoires.
Denys Arcand paraît s’amuser beaucoup à diriger ces
scènes de pageantry qui sont, dans L’Âge des ténèbres, à la
différence des autres séquences fantasmées par Jean-Marc,
à la fois réalistes et subliminales. À Saint-Colomban, cinq
jours de faux film épique, comme le cinéma québécois n’en
avait jamais encore vu.
Par contraste, les scènes au Stade olympique, où sont
situés les décors des bureaux de Jean-Marc, sont forcément
plutôt terre à terre. C’est là que le protagoniste écoute les
plaintes des éclopés de la vie, sans pouvoir y répondre faute
de moyens adéquats, c’est là aussi qu’il subit les remontrances de sa chef de bureau, Mme Bigras-Bourque (jouée
par Caroline Néron). Du même souffle, c’est au Stade aussi,
sur le vaste plancher de l’immense bâtiment, que se trouve
une séquence fantasmée où Jean-Marc s’imagine en empereur romain « sadique et lascif », qui se plaît à faire torturer
la femme qui, dans son quotidien, le harcèle sans arrêt.
Cet empereur fait étalage d’anachronismes délirants : il
porte des lunettes, fume et affiche au poignet une grosse
montre-bracelet dernier cri !
Vers la fin de ce même mois de septembre, j’assiste
aussi, pendant deux à trois jours, à Rivière-Ouelle, aux
scènes de la finale du film, celles où Jean-Marc est allé se
réfugier dans le chalet de son père et durant lesquelles il

Documents pareils