Chercher ce qu`il y a derrière le discours - Haut-Rhin

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Chercher ce qu`il y a derrière le discours - Haut-Rhin
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Région
VE N DRE DI 2 2 AV RIL 201 6
L ' AL S A CE
LUTTE CONTRE LA RADICALISATION
« Chercher ce qu’il y a derrière le discours »
Connaître les recours, les partenaires et les dispositifs de la lutte contre la radicalisation, c’est l’objectif d’une matinée de sensibilisation qui s’est tenue, hier à Colmar, à
l’attention des équipes de l’Aemo 68, l’Action éducative en milieu ouvert du Haut-Rhin, qui sont régulièrement amenées à intervenir au domicile des familles.
Textes : Catherine Chenciner
Photos : Armelle Bohn
17 personnes passées par
le programme expérimental
Pour les professionnels de la protection de l’enfance, la question du risque est centrale, y compris celui d’une radicalisation, quelle qu’elle soit. Comment réagir ? Concernées au premier chef, puisqu’elles interviennent à domicile, les équipes de l’Aemo (Action éducative en milieu ouvert) 68, se sont retrouvées, hier dans les locaux du collège Berlioz à Colmar, lors d’une matinée de sensibilisation sur ce thème et celui de la laïcité. Une première, pour les 130 salariés des trois sites du département, voulue par la directrice, Emmanuelle Besserer-Beck.
L’objectif, a-t-elle souligné en préambule, est d’éviter que, « par méconnaissance ou absence d’anticipation », un travailleur social ne puisse
empêcher « un passage à l’acte ». D’où l’idée de mettre en présence des partenaires engagés, à divers titres, dans la prévention et la lutte contre la radicalisation. En l’occurrence une pédopsychiatre, des référents au conseil départemental, en charge de la protection de l’enfance,
et à la direction territoriale de la protection judiciaire de la jeunesse, et enfin le coordinateur du programme
expérimental initié au tribunal de
Mulhouse (lire ci-contre).
Outre des définitions générales du phénomène et de son contexte, il a La main des femmes
Chargé de mission au conseil départemental, un intervenant est revenu sur divers points théoriques, en particulier la manière dont les djihadistes font « d’un fait brut une loi ou une manière d’ordonnancer les rapports sociaux ». Ainsi, à l’époque des conversions et des
cérémonies, le prophète Mahomet n’hésitait pas à serrer la main des femmes, « jusqu’au jour où il n’a plus eu le temps ». Et c’est ce qui en a été retenu…
Parmi les intervenants invités
par l’Aemo 68 hier matin, figurait
Jean-Claude Keller, ancien éducateur spécialisé et coordinateur
du programme de lutte contre
les dérives radicales – pas uniquement religieuses –, au tribunal de grande instance (TGI) de
Mulhouse (L’Alsace du 14 septembre). Une initiative de la cour
d’appel de Colmar, inspirée de ce
qui existe ailleurs, au Canada ou
au Danemark.
Une première matinée « symbolique » pour la directrice Emmanuelle Besserer-Beck, notamment parce qu’elle a
rassemblé les 130 salariés des trois sites de l’Aemo dans le Haut-Rhin.
Photo L’Alsace
été question des lois et du dispositif mis en place par l’État dans le cadre de son « plan gouvernemental de lutte contre la radicalisation violente ». Exemples : le numéro vert du Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (tél. 0800.005.696), ou le site internet www.stop-djihadisme.gouv.fr
Une trentaine
de partenaires
Les travailleurs sociaux peuvent, entre outre, s’adresser à la Justice, et ce
« en toute transparence avec les parents », a tenu à souligner ensuite une éducatrice de l’Aemo. En cas d’urgence, la famille d’un jeune est éventuellement encouragée à demander une opposition à la sortie du
territoire (OST), mesure administrative valable six mois. Enfin, les professionnels peuvent compter sur ce réseau, en partie présenté hier, également lié à l’Éducation nationale (lire ci-dessous), ou le Spip (service
pénitentiaire d’insertion et de probation).
Ils sont une trentaine dans le Haut-
Rhin à partager leurs connaissances et compétences, lors de rencontres régulières à la préfecture. C’est en ce
lieu que transitent tous les signalements et qu’est aussi co-pilotée,
avec le procureur de la République, une cellule d’évaluation. Des familles peuvent y être reçues en entretien et orientées vers d’autres partenaires, la Maison des adolescents du Haut-Rhin, l’association
d’aide aux victimes Accord 68, par exemple.
Le risque « d’avoir l’effet inverse »
À l’appui de ce travail, les intervenants l’ont tous souligné, il y a une collaboration entre partenaires et
au sein même des équipes. Car s’il y a des profils vulnérables, des périodes de fragilisation psychologiques plus propices, divers signaux faibles ou forts à interpréter, c’est toujours l’ensemble qu’il convient de prendre
en compte. La pédopsychiatre a insisté sur « la notion de faisceaux
d’arguments » : « En soi, la conversion religieuse d’un jeune de 16 ans n’a rien d’exceptionnel. »
Toutefois, a-t-elle ajouté, « il y a une autre notion importante, c’est la dissimulation. Il faut travailler sur
l’émotionnel, chercher au-delà du
discours normalisé. » Ceux-là même qui recrutent des jeunes les préviennent contre les discours de l’institution. Ils sont habiles, usent des
moyens de communication
d’aujourd’hui et sont disponibles
24 heures/24, bref ce « sont des travailleurs sociaux remarquables ».
Aussi, le sujet nécessite-t-il d’être
abordé « avec délicatesse », mais
« il faut essayer ». Un point de vue que partage une autre éducatrice, chef de service, avec cette réserve qu’« il faut respecter le processus
adolescent ». En quoi cet arsenal législatif n’est « pas forcément adapté, estime-t-elle. Il faudrait recentrer
sur le parcours du jeune, et non la religion, l’amener à la citoyenneté. J’ai eu le cas d’un mineur embrigadé,
il avait surtout besoin d’ouverture, pas qu’on lui dise qu’il était un problème pour la société. En le heurtant, on risque d’avoir l’effet
inverse. » D’où la richesse, encore
une fois, de ces multiples échanges.
L’école en première ligne
Les travaux préliminaires ont
été lancés au premier semestre
2015. Le 16 octobre suivant, une
convention a été signée entre le
TGI, la cour d’appel, la Ville de
Mulhouse, la protection judiciaire de la jeunesse, le service pénitentiaire d’insertion et de probation, le centre hospitalier
de Mulhouse et l’association support Accord 68.
Une équipe pluridisciplinaire a
été recrutée en novembre, son
travail commençant dès le mois
suivant. Elle compte six éducateurs, psychiatres et psychologues « de longue expérience ».
Elle est mandatée par le parquet
pour prendre en charge des personnes convoquées pour infraction liée à la radicalisation. Ce
peut être dans le cadre d’un sursis mise l’épreuve, ou comme alternative à des poursuites.
À ces personnes qui n’ont pas le
choix s’ajoutent, depuis très récemment, d’autres signalées
comme étant dans « une dérive
islamique » par la préfecture. Elles ne sont pas contraintes de suivre le programme et peuvent
venir accompagnées – c’est obligatoire dans le cas de mineurs.
Le programme est le même pour
tous, tout en étant individualisé. Il dure trois mois au maximum, en quatre phases. Dans la
première, un binôme « mixte et
complémentaire » mène deux
entretiens à quelques jours d’intervalle, d’abord pour évaluer la
personne, son environnement,
puis pour comprendre et cerner
son histoire, des souffrances, la
question de l’engagement religieux… « La confiance est un
préalable pour la suite du programme. »
Les phases suivantes consistent :
à desserrer l’emprise et rétablir
les liens sociaux – en le rattachant à une histoire singulière,
en lien avec l’entourage ; à confronter la personne à la réalité et
à déconstruire ses certitudes –
par des groupes de parole, des
rencontres avec des associations
caritatives… –, enfin à l’accompagner pour se projeter dans
l’avenir. Un bilan est ensuite
transmis au mandant.
L’objectif est de favoriser la remise en question et l’accompagnement de ces personnes par
le biais de tous les relais utiles,
comme un organisme de formation, la mission locale, etc. Ceuxci permettent d’assurer une
continuité pendant six mois
après la première rencontre.
Aujourd’hui, sept personnes ont
été envoyées par la Justice, cinq
hommes et deux femmes, âgés
de 20 à 44 ans. Dix personnes
viennent d’intégrer le programme par le biais de la préfecture.
Pour moitié, ce sont des mineurs
de 15 à 18 ans, les autres ayant de
18 à 44 ans. En outre, 50 % sont
des femmes.
En conclusion, l’ensemble des
personnes a répondu favorablement au programme, « tous les
rendez-vous ont été respectés au
rythme d’un ou deux par semaine, sans compter jusqu’à cinq ou
six contacts supplémentaires sollicités par les personnes concernées ». Pour l’heure, trois ont
quitté le programme avec un
« bilan favorable ».
Financée par l’État, cette expérimentation encore unique en
France a vocation à être étendue
au TGI de Colmar et à l’ensemble
du Haut-Rhin et du Bas-Rhin.
Tous les jeunes passant par le système éducatif, les établissements scolaires sont les plus à mêmes de repérer
d’éventuelles dérives radicales. Dans chaque département, un référent est chargé d’être leur interlocuteur.
Ce n’est pas depuis les attentats à
Paris que l’Éducation nationale se
préoccupe du risque de voir des
jeunes « happés par les mouvements radicaux ». Dans le HautRhin, voilà deux ans que Pierre
Zinck est référent sur cette question, en tant que chargé de mission
« prévention de la violence et suivi
de l’absentéisme ». Cet ancien CPE
(conseiller principal d’éducation),
formé au sein de l’Éducation nationale, est ainsi devenu l’interlocuteur « de premier niveau » des
écoles, surtout des collèges et lycées généraux, technologiques et
professionnels, y compris privés.
Pas de situations types
« Il s’agit de toute forme de radicalisation, par exemple religieuse ou
d’extrême-droite », précise-t-il. Ce
sont des chefs d’établissements
qui le préviennent, « confrontés à
des signaux d’alerte » chez certains élèves, et qui ont « besoin
d’échanger avec une personne
compétente et d’être conseillés
pour les analyser », indique AnneMarie Maire, directrice académique des services de l’Éducation
nationale du Haut-Rhin. C’est
d’autant plus difficile pour les équipes que ces signaux peuvent se
révéler très différents et qu’« on ne
« Nous n’en avons pas l’expertise.
Comme tous les enfants passent
par le système éducatif, les établissements scolaires sont les plus à
mêmes de les repérer. C’est à nous
d’être attentifs. Ensuite, nous passons le relais. » Le réfèrent Éducation nationale s’insère dans un
réseau interservices de collaboration et de partage de l’information, avec, entres autres, la
protection judiciaire de la jeunesse, la Justice et les forces de l’ordre…
L’enjeu de l’éducation
Anne-Marie Maire, directrice académique des services dans le Haut-Rhin, et
Pierre Zinck, référent radicalisation.
Photo L’Alsace
peut pas s’en tenir à un seul élément ». Sont pointés un discours
radical d’un élève en classe, une
apparence physique, mais pas forcément. « Ce qui peut être déterminant, c’est un changement brutal
et surprenant de comportement,
poursuit-elle. Les résultats scolaires ne sont pas un indice. Il ne faut
pas s’arrêter au profil de l’élève en
échec scolaire, certains ont des résultats honnêtes et cela fait alors
partie d’une stratégie de dissimulation… Il n’y a pas de situations
types. »
Chacune est ainsi traitée au cas par
cas, toutes se révélant « comple-
xes », au plan des relations familiales ou encore de l’environnement
social. Un fait susceptible de constituer une infraction est évidemment transmis à la justice. Dans
tous les cas, l’établissement dialogue avec les parents responsables
du mineur : « On a besoin de croiser ce qui se passe à l’école et dans
la famille. Si elle avait déjà des
soupçons, on peut lui conseiller
d’appeler le numéro vert [NDLR : le
0800.005.696] qui donne systématiquement lieu à une suite. »
Ni Anne-Marie Maire ni Pierre
Zinck ne s’avancent à chiffrer le
phénomène dans le Haut-Rhin :
Un jeune peut être orienté vers
d’autres professionnels, comme
ceux de la Maison des adolescents
du Haut-Rhin, et, sauf cas exceptionnel, il reste scolarisé dans
l’établissement, où il bénéficie
d’une vigilance particulière.
« C’est la meilleure des préventions. » Les établissements s’appuient notamment sur l’action des
CESC (Comités d’éducation à la
santé et à la citoyenneté), avec les
CPE, infirmiers, assistants sociaux,
membres de la direction, enseignants, etc., qui suivent les élèves
en difficulté. Enfin, bien sûr, il y a la
pédagogie, et en particulier l’enjeu essentiel de l’éducation aux
médias.
IRE01
Jean-Claude Keller, coordinateur du
programme expérimental.
La directrice de l’Aemo du Haut-Rhin,
Emmanuelle Besserer-Beck.
Photo L’Alsace
Photo L’Alsace
Un faisceau de signaux
Sur le site du ministère de l’Intérieur, un intéressant tableau recense les signes « indicateurs de basculement » dans la radicalisation. À l’opposé de « toute stigmatisation d’une pratique religieuse dans le respect du principe de laïcité », le document définit la radicalisation « par trois caractéristiques cumulatives » : un processus progressif, l’adhésion à une idéologie extrémiste, l’adoption de la violence. Il est précisé que « le processus de radicalisation ne peut être caractérisé que s’il repose sur un faisceau d’indicateurs ». Au-delà d’un seul changement d’apparence, doivent alerter des signes plus ou moins faibles ou forts d’un comportement de rupture avec l’environnement habituel, un contexte familial fragilisé, une image paternelle et/ou parentale défaillante voire dégradée, certains traits de personnalité – la dépendance, mais l’Immaturité, l’instabilité, la fragilité narcissique –, des stratégies de dissimulation…
SURFER www.interieur.gouv.fr/SGCIPD/Prevenir-la-radicalisation/Indicateurs-de-basculement.

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