15 CHAPITRE 2 : DAVID RICARDO ET LES CLASSIQUES

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15 CHAPITRE 2 : DAVID RICARDO ET LES CLASSIQUES
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CHAPITRE 2 : DAVID RICARDO ET LES CLASSIQUES ANGLAIS
En Grande-Bretagne, la pensée économique classique se constitue dans le premier
quart du XIXe siècle autour de la question des effets du commerce extérieur sur la richesse
nationale. En 1807, à la suite de l’instauration par Napoléon du blocus continental, William
Spence défend l’idée, dans un ouvrage intitulé Britain Independant of Commerce, qu’un tel
blocus commercial ne saurait avoir de conséquences néfastes pour l’économie britannique
parce que sa richesse provient uniquement de son agriculture et non de son commerce. Cette
prise de position d’inspiration physiocratique est vivement critiquée dès 1808, sur la base
d’arguments inspirés d’Adam Smith, à la fois par James Mill, dans un ouvrage au titre
explicite Commerce Defended, et par Robert Torrens, dans un ouvrage intitulé The
Economists Refuted.
La question des effets du commerce extérieur sur la richesse nationale rebondit
quelques années plus tard avec le débat sur les corn laws, concernant le maintien ou la
suppression des droits de douane sur les produits de l’agriculture. En 1814, Thomas Robert
Malthus dans ses Observations on the Effects of the Corn Laws critique le point de vue libreéchangiste de Smith en remettant en cause sa théorie de la rente. L’année suivante voit la
publication, parmi d’autres, de trois textes importants sur le même sujet : An Inquiry into the
Nature and Progress of Rente par T.R. Malthus, An Essay on the External Corn Trade par R.
Torrens et An Essay on the Influence of a Low Price of Corn on the Profits of Stock par David
Ricardo.
Si Torrens accepte toujours la théorie des composantes de Smith, Ricardo au contraire
se rallie à la définition de la rente de Malthus. Le débat change alors de nature. Il glisse de la
question des effets du commerce extérieur vers un approfondissement de la théorie smitienne
des prix et de la répartition. Tout part de Ricardo et de sa théorie de l’enrichissement. Les
problèmes soulevés par cet auteur incitent Torrens et Mill à proposer des solutions différentes
pour résoudre la question de la valeur. Malthus emprunte une voie différente en mettant
l’accent sur la question de l’engorgement des marchés.
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1. La théorie de l’enrichissement de Ricardo
L’accroissement de la richesse nationale est étudié par Ricardo à travers les effets de
l’accumulation du capital sur la répartition des revenus. Cette approche le conduit au
problème de la détermination de la valeur d’échange.
a) Les effets de l’accumulation du capital
Dans son Essai de 1815, Ricardo1 se propose de démontrer que « chaque accumulation
de capital sera suivie par une baisse absolue aussi bien que proportionnelle des profits tandis
que les rentes augmenteront uniformément » [1815, p. 16]. Pour parvenir à ce résultat, qui
aboutit à la mise en évidence d’une opposition entre les intérêts des capitalistes et ceux des
propriétaires fonciers, il abandonne l’idée smithienne d’une rente absolue au profit de la
notion nouvelle de rente différentielle.
Ricardo retient la définition de Malthus selon laquelle « la rente de la terre est cette
fraction de la valeur du produit total qui demeure au propriétaire après que toutes les dépenses
relatives à la culture, quelles qu'elles soient, ont été payées, y compris les profits du capital
utilisé, évalués selon le taux de profit habituel et normal en vigueur dans l'agriculture » [Ibid.,
p. 2]. Toutefois il considère que, lorsque seules les terres les plus fertiles sont mises en
exploitation, la rente est nulle. Mais, « si le capital et la population augmentent », il devient
nécessaire de mettre en culture des « terres moins bien localisées », ce qui implique
d’immobiliser « plus de capital pour obtenir le même produit » [Ibid., pp. 3-4]. Cette
dégradation des conditions de production provoque une baisse des profits car, pour Ricardo,
« le taux moyen de profit du capital est déterminé par les profits réalisés sur l’emploi du
capital le moins rentable dans l’agriculture » [Ibid., p. 4]. Et sur les terres les mieux situées,
où il faut une dépense moindre en capital pour obtenir le même produit, la baisse du taux de
profit conduit par différence à l’apparition d’une rente. Contrairement à Smith, la rente ne se
présente donc pas chez Ricardo comme une composante du surproduit de l’économie
puisqu’elle est « dans tous les cas une part des profits préalablement obtenus » [Ibid., p. 6].
Dans ces conditions, le taux de profit permet de mesurer l’enrichissement national, puisqu’il
représente la richesse nette produite sur la richesse dépensée pour l’obtenir, et Ricardo peut
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David Ricardo (1815), Essai sur l’influence d’un bas prix du blé sur les profits, Paris, Economica, 1988.
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en conclure que « les profits sont déterminés par la difficulté ou la facilité à se procurer de la
nourriture » [Ibid., p. 4].
Cependant, l’accumulation du capital n’agit pas seulement sur le niveau du taux de
profit, elle exerce aussi une influence sur les prix en modifiant les conditions de production
des marchandises. « Si de nouvelles difficultés apparaissent dans la production du blé, nous
dit Ricardo, lorsque plus de travail devient nécessaire, tandis qu’il ne faut pas plus de travail
pour produire de l’or, de l’argent, du drap, de la toile, etc., la valeur d’échange du blé
augmentera nécessairement, comparée à ces choses ». Or ce constat selon lequel la valeur
d’échange des marchandises dépend des « difficultés de leur production » [Ibid., p. 8], c’està-dire de la valeur des moyens de production mis en oeuvre pour les produire, implique
l’existence d’une relation entre les prix et le taux de profit. C’est cette relation que Ricardo se
propose d’établir dans le premier chapitre de ses Principes de l’économie politique et de
l’impôt [1817]2 à l’aide d’une théorie de la valeur.
b) La théorie ricardienne de la valeur
Depuis Smith, la plupart des auteurs classiques s’accordent pour reconnaître que la
valeur d’une chose dépend à la fois de sa valeur d’usage, qui est la propriété permettant à un
objet de satisfaire les besoins des hommes, et de sa valeur d’échange, qui traduit la difficulté
d’obtention de l’objet considéré. Ricardo apporte cependant deux précisions importantes à
cette distinction fondamentale. D’une part, « si une marchandise n’avait aucune utilité », nous
dit Ricardo, « elle serait privée de sa valeur d’échange ». Il en résulte que la valeur d’échange
est subordonnée à la valeur d’usage, mais nullement déterminée par elle, car « les
marchandises tirent leur valeur d’échange de deux sources : leur rareté et la quantité de travail
nécessaire pour les obtenir » [1817, p. 52]. D’autre part, si Ricardo évoque les biens rares,
c’est en fait pour les exclure de son analyse au motif qu’ils ne constituent que des
« exceptions dans la masse des marchandises qui sont quotidiennement échangées sur le
marché ». Celles-ci, au contraire, « peuvent être multipliées à l’infini » par l’activité de
production, à condition d’y consacrer le temps et le travail nécessaire. Aussi précise-t-il :
« Lorsque nous parlons des marchandises, de leur valeur d’échange, et des lois qui
gouvernent leur prix relatif, nous entendons toujours des marchandises dont la quantité peut
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David Ricardo (1817), Principes de l’économie politique et de l’impôt, nouvelle traduction française sur la 3e
édition de 1821, Paris, GF-Flammarion, 1992.
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être accrue par l’industrie de l’homme, et dont la production est soumise à une concurrence
sans entrave » [Ibid., p. 52]. Une fois l’utilité et la rareté écartées, il ne reste plus comme
déterminant de la valeur d’échange des marchandises que la difficulté de leur obtention, ou de
leur production.
Ricardo envisage tout d’abord le cas où les prix des marchandises dépendent
uniquement des quantités de travail directement incorporées dans leur production. Il ne
suppose pas des quantités de travail homogènes, mais parle de « quantité relative de travail »,
ce qui fait référence à des quantités de travail salarié, c’est-à-dire à des quantités de travail
telles que « la rémunération accordée à l’ouvrier varie suivant la nature du travail ». Dans ce
cas, la notion de difficulté de production dépend de la quantité de travail salarié directement
incorporée dans la production.
Ricardo envisage ensuite le cas où les capitaux interviennent dans la production des
différentes marchandises. Les quantités de travail directement incorporées dans les
marchandises n’apparaissent plus comme les seuls déterminants des prix relatifs. Il faut
également tenir compte des quantités de travail incorporées indirectement dans ces
marchandises à travers les capitaux utilisés pour les produire. En d’autres termes, il faut
prendre en compte le taux de profit. Il y a là une difficulté qui conduit Ricardo à rechercher
« une mesure invariable des valeurs » [Ibid., p. 38], c’est-à-dire une marchandise dont la
valeur ne dépendrait pas du taux de profit. Une telle marchandise, qui ne serait produite qu’à
partir d’elle-même et de travail dans des proportions constantes, aurait donc une valeur
invariable et pourrait servir d’étalon de mesure de toutes les autres. Ne parvenant pas à
trouver une telle marchandise, Ricardo admet, en désespoir de cause, que « les variations qui
surviennent dans le taux des profits agissent faiblement sur le prix relatif des choses » et que
« l’influence de beaucoup la plus importante appartient aux différentes quantités de travail
nécessaires à la production » [Ibid., p. 39]
Cet effort pour soustraire la mesure de la valeur à l’influence du taux de profit
correspond, chez Ricardo, à la distinction qu’il établit entre la valeur et la richesse. En effet,
ayant défini la richesse comme l’abondance des valeurs d’usage, il peut en déduire que « la
valeur diffère essentiellement de la richesse, car elle ne dépend pas de l’abondance, mais de la
difficulté de production » [Ibid., p. 289]. La variation de la valeur relative des marchandises a
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simplement pour effet de modifier la répartition de la richesse entre les détenteurs de ces
différentes marchandises, sans accroître la richesse nationale. Ceci s’obtient uniquement « en
augmentant régulièrement la facilité de production ». Ricardo ajoute que « beaucoup d’erreurs
proviennent d’une assimilation erronée de l’augmentation de la richesse à l’augmentation de
la valeur » [Ibid., p. 290]. Pour éviter ces erreurs, il faut donc pouvoir disposer d’un étalon de
mesure de la valeur qui permette de mesurer l’enrichissement de la nation indépendamment
des prix. Un tel étalon ne peut être qu’« une marchandise dont la production exige, à chaque
époque, le même sacrifice de peine et de travail » [Ibid.], c’est-à-dire une marchandise dont la
difficulté de production est constante.
Cependant, bien que Ricardo déclare que « nous ne connaissons aucune marchandise
de ce type », il considère néanmoins que « nous pouvons l’analyser et en discuter de façon
hypothétique, comme si nous la connaissions » et que « nous pouvons faire progresser notre
connaissance scientifique en montrant clairement l’inaptitude absolue de tous les étalons de
mesure adoptés jusqu’à présent », car, ajoute-t-il, « à supposer que l’un d’entre eux soit un
étalon de valeur correct, il ne s’agirait pourtant pas d’un étalon de mesure de la richesse, car
celle-ci ne dépend pas de la valeur » [Ibid., p. 292].
Cette question fondamentale de la détermination d’une mesure de la richesse obsédera
Ricardo jusqu’à sa mort, comme en témoigne son dernier écrit non publié Valeur absolue,
valeur d’échange [1823]3. Dans ce texte, il reprend en détail les conditions que doit remplir
cette marchandise hypothétique pour posséder toutes les qualités d’un étalon parfait, sans
toutefois parvenir à un résultat plus général ni plus satisfaisant que celui des Principes.
2. Robert Torrens, James Mill et la question de la valeur
Les difficultés d’interprétations qui découlent de la thèse ricardienne ont été à
l’origine d’un débat sur la question de la valeur auquel participèrent Torrens et Mill.
a) Robert Torrens et le rôle du capital
A la suite de conversations avec Ricardo, qui se déroulent au cours de l’année 1816,
Torrens adopte le point de vue de ce dernier concernant les effets de l’accumulation du capital
sur la répartition des revenus. Mais, il n’adhère pas pour autant à sa théorie de la valeur
3
David Ricardo (1823), « Valeur absolue, valeur d’échange », Cahiers d’Economie Politique, n° 2, 1976.
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puisqu’il publie, en 1818 dans l’Edinburgh Magazine, un article critiquant le contenu du
premier chapitre de l’ouvrage de Ricardo. Torrens rejette en effet l’idée selon laquelle les
rapports des quantités de travail salarié dépensées dans la production détermineraient les
valeurs relatives des marchandises.
Il reprend et généralise sa critique dans son ouvrage An Essay on the Production of
Wealth [1821] en montrant que « c'est la quantité de capital, ou la quantité de travail
accumulé dépensée dans la production, [...] qui détermine le pouvoir d’échange des
marchandises » [1821, p. 34]. Torrens justifie ce principe en faisant appel à « la loi de la
concurrence » qui tend « continuellement à égaliser les profits des capitaux » [Ibid., p. 39]. Le
processus de détermination des valeurs relatives n’est pas, pour lui, différent de ce processus
de concurrence, car « partout où la concurrence peut fonctionner, elle réglera l’état du marché
ou, en d’autres termes, elle déterminera les proportions dans lesquelles les marchandises
seront produites et mutuellement échangées, de sorte que, nonobstant des fluctuations
occasionnelles, les résultats obtenus par l’emploi de capitaux égaux auront en moyenne et en
longue période une valeur d’échange égale » [Ibid., p. 42].
Toutefois, une telle analyse repose sur un raisonnement circulaire relevé par Ricardo
lorsqu’il se demande ce que « Torrens entend par capitaux égaux ». Ricardo précise que « sa
réponse devrait être que par capitaux égaux, il entend des capitaux de valeur égale », mais
ajoute : « Comment sait-il que ces capitaux ont une valeur égale ? » [Ricardo, 1823, p. 251].
Bien que parfaitement fondée, cette critique n’a pas grande importance, car Ricardo reconnaît
que « personne ne met en doute l’exactitude de la définition de la valeur d’échange qu’a
donnée Torrens », même si « de nombreux auteurs sont convaincus de l’importance de
posséder une mesure absolue de la valeur à laquelle toutes choses pourraient être rapportées »
[Ibid., p. 252]. Torrens rejette explicitement l’idée de l’existence d’une telle mesure. Il
considère en effet qu’un bon étalon « doit lui-même posséder une valeur d’échange fixe et
invariable », mais qu’« il n'existe aucune chose qui possède une telle qualité » [Torrens, 1821,
p. 56].
Dès lors, il se trouve renvoyé à la question de la valeur qu’il analyse en détail dans la
cinquième édition de son Essay on External Corn Trade [1829]. En raison de l’hétérogénéité
des marchandises composant le capital, « le profit ne doit pas tant dépendre de la quantité que
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de la valeur de cette marchandise » [1829, pp.103-104]. Ce constat montre que Torrens récuse
la tentative de Ricardo de dissocier la mesure de la valeur de la détermination du niveau du
taux de profit. Pourtant, il admet l’idée que le taux de profit de l’économie puisse être défini
comme un taux de rendement physique : « Le profit agrégé d’un pays sera déterminé par la
proportion entre les quantités produites et les quantités dépensées pour les obtenir » [Ibid.,
p. 105].
Pour Torrens, en effet, les déterminants du taux de profit sont au nombre de trois : tout
d’abord « la productivité naturelle de la terre qui est utilisée pour obtenir ce qui est nécessaire
à la vie » ; ensuite « le degré d’habileté avec lequel on applique le travail, aussi bien dans la
production des matières premières que dans la préparation des biens manufacturés » ; et enfin
« le taux de salaire réel, ou la quantité de produits du travail que le capitaliste dépense pour
entretenir ses travailleurs » [Ibid., pp. 94-95]. Cependant, parmi ces trois déterminants, « les
deux premiers exercent une influence beaucoup plus forte que le troisième » [Ibid., p. 117].
Le taux de salaire réel étant par hypothèse au minimum de subsistance, Torrens raisonne
toujours à salaire réel constant. Le salaire réel n’intervient donc pas directement dans la
détermination du taux de profit, mais indirectement par le biais des conditions de production
des biens-salaires qui dépendent de la « qualité du sol cultivé » et du « degré d’habileté avec
lequel le travail est appliqué ». Sur ces bases, Torrens développe alors une analyse
parfaitement équivalente à celle de Ricardo :
Dans le progrès de la société, les deux principales causes qui gouvernent le taux de profit sont
comme des muscles antagonistes, se modifiant et se compensant mutuellement. De même qu'un
accroissement de la population nous oblige d’un côté à recourir à des terres inférieures, et ainsi
à élever le coût de production des matières premières, il nous conduit d’un autre côté à une
division du travail plus précise et à l’utilisation de machines perfectionnées, et diminue ainsi le
coût de production des biens manufacturés [Ibid., p. 119].
Ce raisonnement, qui fait écho à la thèse de l’Essai sur les profits de Ricardo, montre
que, sur la question de la mesure de l’enrichissement par le taux de profit, les analyses de ces
deux auteurs sont équivalentes, même si elles n’abordent pas en termes identiques le
problème de la détermination des rapports d’échange.
b) James Mill et le rôle du travail
La place prépondérante accordée à la production constitue la caractéristique
essentielle de la pensée économique classique. On retrouve cette caractéristique chez James
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Mill qui, dans ses Eléments d’économie politique, publiés en 18214, associe le caractère
spécifique de la production au fait que les produits « sont le résultat, non pas d’une seule
opération, mais d’une série d’opérations exigeant un certain laps de temps » [1821, p.8]. Cette
dimension temporelle de la production lui permet de montrer le rôle essentiel du capital dans
la division technique du travail, car « pour diviser le travail et distribuer les forces des
hommes et des machines de la manière la plus avantageuse, il est nécessaire, d’opérer sur une
grande échelle ou, en d’autres termes, de produire les richesses par grandes masses ». Pour
Mill, en effet, « c’est cet avantage qui donne naissance aux grandes manufactures » [Ibid.,
p.11].
Cependant, à l’inverse de Torrens, il ne fonde pas sa théorie de la valeur sur le capital,
dans la mesure où « il ne sert à rien de dire que la valeur d’un produit est déterminée par celle
du capital, lorsqu’il faut remonter au-delà, et demander par quoi cette valeur elle-même est
déterminée » [Ibid., p. 97]. L’argumentation de Mill repose sur l’idée que « le premier capital
doit avoir été le résultat du simple travail », car, ajoute-t-il, « les premiers produits ne
pouvaient être obtenus à l’aide d’autres produits qui n’existaient pas avant eux » [Ibid., p. 96].
Ayant ainsi écarté le rôle du capital, Mill peut alors affirmer que « c’est, en définitive, la
quantité de travail qui détermine dans quelle proportion les produits s’échangent les uns
contre les autres » [Ibid., p. 99].
En associant étroitement l’activité de production et l’activité d’échange dans le
processus de détermination des rapports d’échange, James Mill ne retient pas la distinction,
établie par Smith et reprise par Ricardo, entre le prix naturel et le prix de marché. Il est vrai
que, pour ce dernier, « tout ce qui touche à cette question est traité de la meilleurs façon dans
le chapitre 7 de la Richesse des nations » et que, lorsqu’il parle « de la valeur d’échange des
marchandises, ou de leur pouvoir d’acheter d’autres biens », il entend « toujours le pouvoir
dont elles disposeraient si elles n’étaient pas soumises à des perturbations temporaires ou
accidentelles, c’est-à-dire leur prix naturel » [Ricardo, 1817, pp. 112-113]. Au contraire,
lorsqu’il aborde la question de l’échange, Mill considère que « quand la demande d’un article
augmente, la production de cet article augmente en même proportion » et que « si la demande
d’un article cesse, on cesse aussitôt de le produire » [Mill, 1821, p. 89]. Il est donc conduit à
ne retenir qu’un seul concept de prix. Et ce prix est tout entier déterminé par les seules
4
James Mill (1821), Eléments d’économie politique, Paris, Bossange Frères, 1823.
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conditions de la production. Torrens adopte une démarche équivalente lorsqu’il observe que
« les économistes ont soutenu que le prix naturel et le prix de marché, malgré des fluctuations
occasionnelles et temporaires, tendent toujours vers un niveau commun et sont en moyenne
équivalents et égaux » et qu’il affirme que « ceci est une erreur ». Pour lui en effet, le prix de
marché doit toujours inclure le taux de profit uniforme, tandis qu’au contraire « le prix
naturel, correspondant au coût de production, [...] ne peut pas inclure le taux de profit ». Il en
résulte que le prix de marché, au lieu de s’égaliser au prix naturel, « l’excédera du taux de
profit uniforme » [Torrens, 1821, p. 51].
En privilégiant ainsi la production, Mill et Torrens sont conduits à supprimer le rôle
que Smith attribuait au marché dans le processus de reproduction de l’activité économique.
C’est précisément à cette évacuation du rôle du marché que s’oppose Thomas Robert
Malthus.
3. Malthus et l’engorgement des marchés
Dans ses Principes d’économie politique [1820], Malthus5 considère qu’une définition
de la richesse doit permettre sa mesure. En conséquence, il regroupe sous le terme de richesse
uniquement « les objets dont l’accroissement ou la diminution peuvent être susceptibles
d’évaluation »; il en déduit que « la ligne, qu’il est le plus naturel et le plus utile de tracer
nettement, est celle qui sépare les objets matériels des objets immatériels » [Ibid., p. 13]. En
retenant ainsi une définition purement matérielle de la richesse, Malthus adopte le même
point de vue que Smith.
Cependant, à l’inverse de Ricardo, qui cherche à mesurer la richesse directement à
travers une détermination du niveau du taux de profit indépendante des prix, Malthus pense
qu’il est impossible d’évaluer la richesse sans une mesure préalable de la valeur. Il est alors
conduit à aborder le problème de la valeur à travers une analyse du fonctionnement du
marché. L’originalité de son approche réside dans le rôle qu’il attribue à la monnaie comme
agent de la circulation. En effet, pour Malthus, « l’agent de la circulation remplit une fonction
si importante dans la distribution de la richesse et dans l’encouragement de l’industrie qu’on
ne peut pas négliger d’y avoir égard dans le raisonnement, sans s’exposer à des erreurs »
5
Thomas Robert Malthus (1820), Principes d’économie politique, traduction française sur la 2e édition de 1836,
Paris, Calmann-Levy, 1969.
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[Ibid., p. 263, note 2]. L’erreur principale est pour notre auteur de considérer que « c’est avec
des produits qu’on achète des produits, et qu’une moitié des produits doit toujours offrir un
débouché pour l’autre moitié » [Ibid., p. 257, note]. C’est donc en raison de sa théorie de la
valeur que Malthus parvient à concevoir la possibilité d’un engorgement général des marchés.
a) Valeur, monnaie et marché
Malthus définit la « valeur en échange » comme le « rapport d’un objet à un ou à
plusieurs objets susceptibles d’être échangés » [Ibid., p. 29] et précise que la détermination de
ce rapport présuppose l’existence d’une demande réciproque de la part des échangistes pour
chacun des deux objets. Dans ce cas, « le taux auquel se fait l’échange, ou la quantité d’un
objet qui est donné pour une portion déterminée d’un autre, dépendra de l’estimation relative
que les deux contractants en feront, et cette évaluation sera fondée sur le désir de posséder, et
sur la difficulté ou la facilité d’obtenir cette possession » [Ibid., p. 30].
Le désir de posséder et la difficulté de se rendre possesseur d’un objet dépendent à la
fois de causes intrinsèques et de causes extrinsèques. Les causes intrinsèques sont celles qui
relèvent de l’objet lui-même : « Plus ces causes augmenteront, plus la chose aura de pouvoir
d’acheter tous les objets qui continuent à être obtenus avec la même facilité » [Ibid., p. 35].
Les causes extrinsèques sont celles qui influencent les autres objets, car « quand le désir de
posséder et la difficulté de se rendre possesseur du premier objet restent précisément la même,
son pouvoir d’acheter d’autres objets peut varier à un degré quelconque, selon les variations
qu’est susceptible de subir le désir de posséder et la difficulté de se rendre possesseur de tous
les autres objets » [Ibid., p. 35].
Cependant, Malthus précise que « quand il est question des variations de la valeur
échangeable d’une marchandise spéciale, nous voulons parler presque toujours de sa
puissance d’achat provenant de causes intrinsèque », car, ajoute-t-il, « dans aucun cas, nous
ne nous inquiétons des causes extrinsèques » [Ibid., pp. 36-37]. En procédant de la sorte,
Malthus peut se concentrer sur l’influence des causes intrinsèques et adopter le concept
smithien de travail commandé, tout en montrant que la monnaie remplit parfaitement les
fonctions de mesure de la valeur parce qu’elle est l’instrument nécessaire des échanges. En
effet, « tant que le rapport entre le travail et la monnaie sera connu et invariable, la valeur en
argent des marchandises exprimera non seulement leur rapport entre elles, mais encore la
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difficulté de les obtenir, les condition normales du marché, le rapport entre l’offre et la
demande » [Ibid., p. 67]. Ce choix en faveur d’une approche monétaire de l’échange ne
répond pas uniquement à un souci de réalisme de la part de Malthus ; il s’agit d’une option
méthodologique essentielle pour expliquer, dans une perspective classique, la détermination
de la valeur d’échange par une confrontation de l’offre et de la demande.
Malthus considère en effet que « par suite de l’introduction d’un agent intermédiaire
des échanges et d’une mesure de la valeur, une distinction a été établie entre les acheteurs et
les vendeurs » [Ibid., pp. 38-39]. Cette distinction lui permet de montrer que l’offre et la
demande obéissent à des logiques différentes. L’offre se présente toujours sous la forme
d’une quantité de marchandises apportées au marché et donc déjà produites : Malthus la
définit comme « la quantité des objets destinés à la vente, combinée avec le désir de les
vendre ». Au contraire, il définit la demande de marchandises particulières par « la volonté de
quelqu’un pour les acheter, combinée avec les moyens généraux dont il dispose à cet effet »
[Ibid., p. 39]. Dans son ouvrage intitulé Des définitions en économie politique [1827]6,
Malthus précise que la demande peut avoir « deux significations distinctes, l’une relative à
l’étendue du marché et à la quantité de marchandises offertes, l’autre relative à l’intensité de
la demande ou au sacrifice que les acheteurs ont le pouvoir et la volonté de faire pour la
satisfaction de leurs besoins » [1827, p. 530].
L’étendue de la demande désigne la quantité de marchandises achetées. Elle varie en
fonction des quantités offertes. Elle ne présente pas pour Malthus d’intérêt particulier, car
« l’étendue positive de la demande, comparée avec l’étendue positive de l’offre, sont toujours,
terme moyen, en proportion l’une de l’autre [...] et finalement, la consommation égalera la
production » [1820, pp. 39-40]. L’étendue de la demande correspond ainsi à la demande
réalisée qui, par définition, est nécessairement égale à l’offre. Elle n’exerce donc aucune
influence sur les prix.
L’intensité de la demande s’exprime au contraire sous la forme d’une quantité de
monnaie puisqu’elle traduit le « sacrifice en argent » [Ibid., p. 40] que les acheteurs sont prêts
à réaliser pour acquérir une marchandise particulière. C’est pour Malthus « la seule espèce de
demande qui, comparée avec l’offre, détermine le prix et la valeur des choses » [1827, p.
6
Thomas Robert Malthus (1827), « Des définitions en économie politique », in Eugène Daire (éd.), Collection
des principaux économistes, tome 8, Paris, Guillaumin, 1846.
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531]. En effet, une variation de l’intensité de la demande se traduit par un changement du prix
courant, qui se fixe sur le marché, tandis qu’une modification de l’étendue de la demande est
toujours une conséquence d’un tel changement.
Toutefois, Malthus précise que « le prix courant a toujours une tendance à se
rapprocher de ce prix qu’on peut appeler, avec raison et utilité, prix naturel, nécessaire ou
ordinaire » [1820, p. 53]. Il définit le prix naturel comme le prix qui, outre le remboursement
des avances en capital, doit remplir trois conditions pour garantir « qu’un produit quelconque
continue à être porté au marché en quantité suffisante pour répondre aux demandes » [Ibid.,
p. 49]. Ces conditions sont que ce prix doit assurer non seulement les salaires des ouvriers,
mais aussi les profits de ceux qui ont fait l’avance des capitaux, ainsi que la rente du
propriétaire foncier. « Le prix qui remplit ces trois conditions est précisément, nous dit
Malthus, celui qu’Adam Smith appelle le prix naturel » [Ibid., p. 52].
Le prix naturel est donc pour Malthus le prix qui, en assurant la rémunération des
agents de la production, permet l’approvisionnement continu du marché, c’est-à-dire le
renouvellement de l’offre. Ce concept de prix naturel correspond à celui de Smith ou de
Ricardo, en ce sens qu’il s’agit d’un prix garantissant la reproduction. Mais comme le
principe de l’offre et de la demande assure également la détermination du salaire, du profit et
de la rente, qui sont les parties constituantes des frais de production, « il s’ensuit évidemment,
écrit Malthus, que nous ne pouvons nous passer du principe de la demande et de l’offre, en y
substituant celui des frais de production » [Ibid., pp. 52-53]. Dans ces conditions, c’est le
même principe qui règle le prix naturel, aussi bien que le prix courant, avec la seule
différence, nous dit Malthus, que « le premier se fixe d’après le rapport ordinaire et moyen de
la demande comparée à l’offre, et que le second, lorsqu’il diffère du premier, dépend des
rapports extraordinaires et accidentels entre la demande et l’offre » [Ibid., p. 53]. Malthus fait
alors appel au concept de « demande effective » pour exprimer l’état ordinaire et moyen de la
demande. Il définit en effet la demande effective comme « celle qui remplira les conditions
naturelles et nécessaires de l’offre » ; elle représente « le sacrifice que les demandeurs doivent
faire pour continuer l’offre du produit dans les quantités exigées » [Ibid., p. 54]. Le principe
de détermination du prix naturel est donc bien différent de celui du prix de marché. Et c’est
grâce à la demande effective que Malthus peut concevoir l’occurrence d’une surproduction
générale.
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b) Demande effective et crise de surproduction
En faisant référence à la nécessité d’un approvisionnement continu du marché, la
demande effective intègre la contrainte de reproduction de l’économie. Elle permet à Malthus
d’aborder la possibilité d’un désajustement entre l’offre et la demande du point de vue des
prix naturels et non du point de vue des prix de marché. Il note en effet : « La demande d’une
marchandise est dite en excès par rapport à l’offre, lorsque, soit en raison de la diminution de
l’offre, soit en raison de l’accroissement de la demande effective, la quantité qui existe sur le
marché ne suffit pas pour fournir tous les demandeurs effectifs » [1827., p. 531]. Or, pour
Malthus, les demandeurs effectifs sont bien ceux qui sont prêts à payer le prix naturel. Dans
cette optique, « l’offre d’une marchandise est dite en excès par rapport à la demande [...]
lorsque, soit en raison de la surabondance de l’offre, soit en raison de la diminution de la
demande, la quantité de marché est supérieure à la quantité désirée par ceux qui peuvent et
veulent payer les coûts élémentaires de production » [Ibid., p.246].
C’est donc en introduisant une distinction entre la « faculté d’acheter » et la « volonté
d’acheter » que Malthus parvient à expliquer l’apparition d’un désajustement entre l’offre et
la demande effective. « Dans l’état ordinaire de la société, nous dit Malthus, les producteurs
propriétaires et les capitalistes, quoiqu’ils en aient les moyens, n’ont pas la volonté de
consommer autant qu’il le faudrait » et « quant à leurs ouvriers, il faut convenir que, s’ils en
avaient la volonté, ils n’en auraient pas les moyens » [1836, p. 333]. Il en résulte que la
production et la distribution peuvent ne pas être « combinées dans de justes proportions »
[Ibid., p. 301]. Dans ces conditions, que deviennent les revenus non dépensés ?
Malthus exclut l’éventualité d’une épargne monétaire puisqu’il considère que
l’épargne « exprime l’accumulation du capital » [1827, p. 524]. Cette assimilation de
l’épargne à l’investissement semble empêcher tout phénomène de surproduction. Cependant,
Malthus indique que personne « ne croit assurément qu’épargner et thésauriser soient
synonymes » [1836, p. 18]. La thésaurisation rend concevable la surproduction : si les
structures de la production et du revenu ne coïncident pas, une partie des revenus peut être
thésaurisée, c’est-à-dire qu’une partie de la quantité de monnaie est extraite de la circulation,
causant ainsi un excédent de la production sur la demande. Cette quantité peut toutefois être
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réintroduite dans l’économie au cours d’une autre période et le pouvoir d’achat dépasse alors
la valeur monétaire de la production.
Bien que Malthus ne fournisse aucune explication de la thésaurisation ou de la
déthésaurisation, il précise que « dans toute industrie, on peut déterminer à l’avance les frais à
faire, soit que ces frais augmentent, soit qu’ils diminuent, tandis que la valeur du produit et la
portion de cette valeur qui doit remplacer les avances ne peuvent être connues qu’au moment
où se vend le produit ». Et il ajoute : « La variété des profits, dans la production de chaque
marchandise, dépend donc de l’excédent de la valeur du produit vendu sur le montant connu
des avances, et cet excédent lui-même dépend de la situation du marché » [Ibid., p. 215]. En
d’autres termes, lorsque l’intensité de la demande effective est telle que la quantité de bien est
inférieure à l’état de l’offre, une partie au moins des producteurs ne peut récupérer les coûts
élémentaires de sa production. Dans ce cas de surproduction, « le profit apparent doit être
considérablement réduit, ou même peut entièrement disparaître » [Ibid., p. 259].
La conséquence immédiate de cette réduction ou de cette disparition de revenu est une
contraction de la richesse. En effet, la plus utile des denrées, « si la quantité en est excessive,
perd non seulement sa valeur d’échange, mais encore le pouvoir de satisfaire aux besoins de
la société » et, par conséquent, « une partie de cette denrée perd sa qualité de richesse » [Ibid.,
p. 243]. Bien évidemment, cette destruction de valeur, engendrée par la perte d’utilité des
marchandises, implique que les producteurs ne peuvent récupérer les coûts élémentaires de
production, y compris le profit ordinaire. Dans ce cas, la crise résulte de l’impossibilité
rencontrée par ces producteurs de récupérer la quantité de monnaie qui leur aurait permis de
continuer leur activité.
Conclusion
Si les analyses de Malthus se situent bien dans le prolongement de celles de Smith,
elles empruntent néanmoins une voie diamétralement opposée à celles de Ricardo. Celui-ci
admet la nécessaire convergence du prix de marché vers le prix naturel et se concentre sur la
question de la détermination du niveau du taux de profit. Malthus, au contraire, préfère mettre
l’accent sur le fonctionnement du marché et la détermination du prix courant. Il se démarque
donc également de Mill et de Torrens qui attribuent à la production une place prépondérante.
En soulignant l’importance de la monnaie dans l’échange, Malthus écarte l’idée qu’il
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existerait des mécanismes d’ajustement automatique des prix de marché sur les prix naturels
et rejette donc, à la différence de Ricardo et surtout de Mill, la loi des débouchés élaborée par
Jean-Baptiste Say.