Sortir l`Afrique du gouffre de l`histoire

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Sortir l`Afrique du gouffre de l`histoire
Yao Assogba
Professeur en travail social, Université du Québec en Outaouais
(2004)
Sortir l’Afrique
du gouffre de l’histoire.
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire.
Un document produit en version numérique par Émilie Tremblay, bénévole,
Doctorante en sociologie à l’Université de Montréal
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Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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Courriel : [email protected]
Yao Assogba
Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire.
Le défi éthique du développement et de la renaissance de
l’Afrique noire.
Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2004, 200 pp.
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Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
Yao Assogba
Professeur en travail social, Université du Québec en Outaouais
Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire.
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire.
Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2004, 200 pp.
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Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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[ii]
DU MÊME AUTEUR
Insertion des jeunes, organisation communautaire et société.
L’expérience fondatrice des Carrefours jeunesse-emploi au Québec,
Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2000.
Jean-Marc Ela, le sociologue et théologien africain en boubou, Paris, L’Harmattan, 1999.
La sociologie de Raymond Boudon. Essai de synthèse et applications de l’individualisme méthodologique, Sainte-Foy, Les Presses de
l’Université Laval/Paris, L’Harmattan, 1999.
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[vi]
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des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour
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Cet ouvrage a bénéficié d’un appui financier de l’Université du
Québec en Outaouais (UQO).
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[vii]
À la mémoire de mon fils Lani qui, dans le cadre d’un cours d’histoire du monde dans
l’Antiquité dont le contenu portait exclusivement
sur la Grèce et l’empire romain, demanda à son
Professeur : « Et pendant ce temps, que se passaitil dans le reste du monde ? En Afrique noire, par
exemple ? »
[viii]
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[ix]
Table des matières
Quatrième de couverture
Liste des acronymes [xi]
Préface [xvii]
Avant-propos [xxv]
Introduction [1]
Chapitre I. L’Afrique entre les rêves et l’histoire [5]
Comprendre la crise africaine [5]
Pour un développement social minimum de l’humain (DSMH) [10]
Chapitre II. L’Afrique dans les trajectoires du système mondial [21]
Pour une approche scientifique de la crise africaine [21]
Crise africaine ou l’Afrique enfermée dans la cage du développement au
sein du système mondial [29]
Chapitre III. Démocratie et développement [45]
Définitions des concepts-clés [45]
Problématique de deux concepts [45]
La politie ou l’Homme animal politique [48]
Du concept de démocratie [50]
Du concept de développement [54]
Croissance économique, démocratisation et libertés civiles [56]
Chapitre IV. L’Afrique au rendez-vous avec le développement [59]
La genèse du développement ou il était une fois le développement [62]
Le développement comme objet de la sociologie [72]
Chapitre V. Controverse autour de l’Afrique et la démocratie [81]
L’homo democraticus africanus ? [81]
La longue marche de l’Afrique pour la démocratie [85]
Obstacles et moteurs de la démocratie en Afrique à l’heure de la mondialisation [92]
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
Chapitre VI. Culture, démocratie et développement [107]
Discussion sur la dynamique des relations entre trois concepts [107]
Définir l’essence de la démocratie [115]
Réapproprier et réactualiser l’essence de la démocratie pour (re) construire
l’Afrique [119]
Chapitre VII. Pour un développement à l’africaine [133]
Pour une définition du développement à l’africaine [134]
Caractéristiques fondamentales de l’économie populaire en Afrique [137]
Quelques secteurs d’activités de l’économie populaire en Afrique [141]
Économie populaire et domaine de la santé et de la sécurité sociale
[141]
Économie populaire et domaine de l’éducation [145]
Économie populaire et secteurs économiques [146]
Économie populaire et développement local [148]
Économie populaire et domaine des transports [153]
Chapitre VIII. S’en sortir ou s’engouffrer : l’Afrique doit choisir [155]
L’indigénisation de l’économie populaire [156]
Les mythes du colonialisme et du néocolonialisme qui perdurent [161]
Origines et inspirations des mythes du colonialisme [163]
Rupture avec les mythes de l’Occident-Sauveur et naissance d’un homo
africanus nouveau [170]
La lutte contre la pauvreté comme levier du développement et de la renaissance de l’Afrique noire [173]
Conclusion [181]
Références bibliographiques [185]
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QUATRIÈME DE COUVERTURE
Retour à la table des matières
« Hannah Arendt a disséqué le totalitarisme et l’a distingué des anciennes formes d’oppression comme le despotisme, soulignant le fait
qu’il reposait sur une idéologie marquée par la volonté de domination
totale sur la société. Yao Assogba emprunte une démarche différente :
il nous offre dans cet ouvrage une anatomie de l’incompétence des
élites (ce qu’il appelle « l’impéritie et le cynisme des dirigeants africains »), qui se transforme parfois en démission collective. Ce faisant,
il démonte les mécanismes du bricolage oppressif qui maintient efficacement l’Afrique subsaharienne dans le noir depuis quatre siècles.
Quant aux millions d’Africains qui se battent quotidiennement de
mille manières contre le fatalisme, il serait injuste de les accuser de
démission et de désertion. Yao Assogba ne cède pas à la mode facile
de ces chercheurs complexés ou aigris, qui ne voient plus en Afrique
que le triomphe de la culture de l’échec et du désespoir. Il garde les
yeux sur l’horizon. Loin d’être naïf, il ne minimise pas
l’internalisation de la violence symbolique par les victimes ellesmêmes, qui s’infligent parfois les échelles de valeurs arbitraires des
puissants. Mais cet ouvrage n’est pas un traité d’anthropologie du suicide collectif. Au-delà de l’agitation et des turbulences de la crise africaine, Yao Assogba voudrait mettre en évidence les forces sociales
qui travaillent l’Afrique du dedans et par en dedans. L’Autre Afrique,
en quelque sorte. Celle qui ne fait jamais l’objet de la une des médias
internationaux, celle dont CNN ne parle jamais ».
Extrait de la Préface de Célestin Monga
Économiste principal à la Banque Mondiale
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Yao Assogba est né à Atakpamé au Togo. Il
a fait ses études universitaires en sociologie et
en éducation à l’Université Laval (Québec, Canada), où il a obtenu un Ph. D. Professeur titulaire, il enseigne la sociologie et la méthodologie de recherche au Département de travail social et des sciences sociales de l’Université du
Québec en Outaouais (UQO). Il a publié de
nombreux
articles
sur des
questions
d’éducation, d’insertion des jeunes, de développement et a collaboré à divers ouvrages sur
l’Afrique et le Québec. Parallèlement à ces
thématiques, il s’intéresse aux œuvres de sociologues africains et français. Il est membre du Centre d’étude et de recherche en intervention sociale et de la Chaire de recherche du Canada en développement des collectivités.
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[xi]
Liste des acronymes
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ACDI
Agence canadienne de développement international
ACEA
Association canadienne des études africaines
AEF
Afrique équatoriale française
AOF
Afrique occidentale française
APAD
Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement
social et du développement
APD
Aide publique au développement
AQOCI
Association québécoise des organisations de coopération internationale
AREC
Associations rotatives d’épargne et de crédit
BAE
Bureau de l’aide extérieure
BEC
Biens essentiels culturels
BEE
Biens essentiels économiques
BEP
Biens essentiels politiques
BES
Biens essentiels psycho-sociaux
BIT
Bureau international du travail
CAPPPD
Charte africaine pour la participation populaire au développement
CARPAS
Cadre africain de référence pour les programmes d’ajustements
structurels en vue du redressement et de la transformation socio-économique
CEQ
Centrale des enseignants du Québec
CISO
Centre international de solidarité internationale
CNUCED
Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement
CTC
Communauté togolaise au Canada
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[xii]
CUSO
Canadian University Solidarity Overseas
DSM
Développement social minimum
DSMH
Développement social minimum de l’humain
FAC
Fonds d’aide et de coopération
FIDES
Fonds d’investissements pour le développement économique et
social
FMI
Fonds monétaire international
GATT
General Agreement on Tariffs and Trade/Accord général sur
les tarifs douaniers et le commerce
GVF
Groupement villageois féminin
IDH
Indice de développement humain
IFAN
Institut fondamental d’Afrique noire
LDLQ
Ligue des droits et libertés du Québec
MARP
Millenium Africain Renaissance Program
NEPAD
New Partnership for Africa’s Development/Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique
NPDA
Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique/New
Partnership for Africa’s Development
NPI
Nouveaux pays industrialisés
NTIC
Nouvelles technologies d’information et de communication
OAA
Organisation pour l’alimentation et l’agriculture
OCDE
Organisation pour la coopération et le développement économiques
OCI
Organisations de coopération internationale
OIC
Organisation internationale du commerce
OMC
Organisation mondiale du commerce
ONG
Organisation non gouvernementale
ONU
Organisation des Nations Unies
ONUDI
Organisation des Nations Unies pour le développement international
OTAN
Organisation du traité de l’Atlantique nord
OUA
Organisation pour l’unité africaine
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PAM
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Programme alimentaire mondial
[xiii]
PANUREDA
Programme d’action des Nations Unies pour le redressement et
le développement économique de l’Afrique
PAS
Programme d’ajustement structurel
PIB
Produit intérieur brut
PNB
Produit national brut
PNUD
Programme des Nations Unies pour le développement
RDC
République démocratique du Congo
RENAMO
Résistance nationale du Mozambique
RPT
Rassemblement du peuple togolais
SDN
Société des Nations
SMDEA
Stratégie de Monrovia pour le développement économique de
l’Afrique
SMIC
Salaire minimum interprofessionnel et de croissance
SMIG
Salaire minimum interprofessionnel garanti
UA
Union africaine
USAID
United States Agency for International Development
[xiv]
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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[xv]
Chaque fois que reviennent les jours gris, que le
devenir prend une couleur monotone et que la politique piétine d’impuissance, on se prend à rêver de
quelque sursaut qui remette l’histoire en marche.
(Fernand Dumont, Raisons communes,
Montréal, Les Éditions du Boréal, 1995, p. 11)
En Afrique, on se remémore alors avec nostalgie
les années des Indépendances, l’émancipation des esprits, les espoirs de la renaissance africaine…
Certains Africains du « dedans » et du « dehors »
en appellent à de nouveaux projets collectifs.
(Fernand Dumont, op. cit.,
paraphrasé par nous)
[xvi]
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[xvii]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
PRÉFACE
Relire l’alphabet social africain
Retour à la table des matières
Une des plus célèbres chansons de l’artiste nigérian Fela Anikulapo Kuti s’intitule Confusion. Il l’a écrite il y a quelque trente ans pour
décrire non seulement le chaos apparent de la vie quotidienne en Afrique, mais également les bégaiements intellectuels qui constituent le
discours public traditionnel au sujet du continent. Prophète halluciné
en même temps que provocateur, Fela avait énoncé dans cette chanson
et dans quelques autres une vision critique de l’Afrique qui refuserait
d’être l’objet de ses propres fantasmes et de ceux des autres, pour enfin s’imposer à la conscience universelle comme sujet de sa propre
histoire. Cette vision, les « experts », élites et intellectuels l’ont longuement raillée. Quelques-uns d’entre eux commencent désormais à
la prendre en considération.
Yao Assogba, sociologue togolais enseignant à l’Université du
Québec en Outaouais (UQO) au Canada, n’a rien a priori d’un disciple de Fela. Contrairement à ce dernier, il est même plutôt « sérieux ».
Son écriture n’a rien du rythme insidieux et pimenté du style afrobeat, ni même des chansons high-life, et son propos a même parfois
une tonalité métaphysique. Pourtant, son regard a la même acuité que
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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celui de l’artiste nigérian, et il est tout aussi iconoclaste. Le lecteur
s’en apercevra en parcourant les pages qui suivent : c’est d’une percutante sociologie de la confusion et de ses conséquences en matière de
politiques publiques qu’il s’agit. Là où il se trouve, Fela peut dormir
tranquille. Son message a été compris. Les intellectuels africains de
gros calibre portent désormais le flambeau de la résistance.
[xviii]
Hannah Arendt a disséqué le totalitarisme et l’a distingué des anciennes formes d’oppression comme le despotisme, soulignant le fait
qu’il reposait sur une idéologie marquée par la volonté de domination
totale sur la société. Yao Assogba emprunte une démarche différente :
il nous offre dans cet ouvrage une anatomie de l’incompétence des
élites (ce qu’il appelle « l’impéritie et le cynisme des dirigeants africains »), qui se transforme parfois en démission collective. Ce faisant,
il démonte les mécanismes du bricolage oppressif qui maintient efficacement l’Afrique subsaharienne dans le noir depuis quatre siècles.
Quant aux millions d’Africains qui se battent quotidiennement de
mille manières contre le fatalisme, il serait injuste de les accuser de
démission et de désertion. Yao Assogba ne cède pas à la mode facile
de ces chercheurs complexés ou aigris, qui ne voient plus en Afrique
que le triomphe de la culture de l’échec et du désespoir. Il garde les
yeux sur l’horizon. Loin d’être naïf, il ne minimise pas
l’internalisation de la violence symbolique par les victimes ellesmêmes, qui s’infligent parfois les échelles de valeurs arbitraires des
puissants. Mais cet ouvrage n’est pas un traité d’anthropologie du suicide collectif. Au-delà de l’agitation et des turbulences de la crise africaine, Yao Assogba voudrait « mettre en évidence les forces sociales
qui travaillent l’Afrique du dedans et par en dedans ». L’autre Afrique, en quelque sorte. Celle qui ne fait jamais l’objet de la une des
médias internationaux, celle dont CNN ne parle jamais.
Suivant Max Weber, Raymond Boudon et quelques autres, Yao
Assogba adopte une approche systémique des phénomènes sociaux.
Pour déchiffrer la crise de l’Afrique, il rejette tout paradigme déterministe et choisit celui dit interactionniste (qui confère aux acteurs une
autonomie de comportements, de rationalité et d’intentions). Rompant
avec le « populisme développementaliste », il prescrit une sociologie
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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cognitive qui pourfend l’ethnocentrisme d’une modernisation aléatoire
et aveugle.
*
*
*
La chronique des cinquante dernières années de politique internationale (de la genèse de l’idéologie pernicieuse du [xix] développement en 1948 aux débats sur les stratégies de croissance des pays du
Sud et à l’avènement des politiques d’ajustement structurel) permet à
Yao Assogba de dresser un bilan sans complaisance de l’échange inégal. Et aussi d’aborder indirectement, presque de biais, quelques questions de fond : l’intérêt général est-il simplement la somme d’intérêts
particuliers comme le proclament certains idéologues du marché ?
L’altruisme qui détermine les rapports entre élites gouvernantes et populations en Afrique, et aussi entre les pays du Nord et du Sud (aide
au développement ou allégement de la dette par exemple) est-il empoisonné ? Ne s’agit-il par d’une forme perverse du don, tel
qu’observé par Marcel Mauss, dans ces sociétés où l’on offre en fait
pour mieux recevoir et pour satisfaire ses propres intérêts ? La lutte
contre la pauvreté proclamée comme une profession de foi par ceux-là
même dont les actions quotidiennes perpétuent la misère est-elle un
devoir religieux, un impératif moral, ou simplement une cosmétique
du prestige ?
Il y a également la question des fondements de l’autorité dans des
sociétés multicéphales. Certes, qu’il s’agisse du Togo de Gnassingbe
Eyadema, du Gabon d’Omar Bongo ou du Cameroun de Paul Biya,
l’on peut toujours identifier dans chaque dictature tropicale un homme
qui incarne le pouvoir absolu. Mais un des éclairages puissants de cet
ouvrage est le caractère multiple et parfois conflictuel des sources
d’autorités politiques en vigueur dans ces pays qui ne sont ni tout à
fait des États, ni tout à fait des nations. Ceci est particulièrement vrai
dans le contexte de la faillite économique qui contraint parfois les dirigeants africains à appeler au secours de nouveaux acteurs que l’on
ne maîtrise toujours pas : des institutions financières internationales
dont les programmes ne sont pas toujours précisément définis ; des
mercenaires politiques occidentaux dont on emprunte souvent les ré-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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seaux mafieux et répressifs pour ramener l’ordre ; voire des agitateurs
de cette nouvelle société civile internationale (les ONG), célébrée
pour son humanisme sans que l’on s’interroge toujours sur ses motivations profondes, sa légitimité et sa responsabilité. Ainsi, il arrive souvent que l’appareil d’État (ou tout au moins ce que l’on considère
comme tel) soit multicéphale, souvent pris dans le tourbillon des ambitions contradictoires des chefs de clans et de factions, [xx] des différentes parties prenantes, des nombreuses structures et institutions qui
constituent l’industrie (le business) du développement...
Derrière la figure du dictateur-homme fort qui semble tenir le pays
d’une main de fer, il y a donc souvent des castes hétéroclites où des
personnages étranges se disputent le pouvoir, se réunissant en fin de
compte dans des espèces de conseils d’administration occultes où se
prennent les décisions importantes – au nom du chef de l’État. Du
coup, les fondements traditionnels de l’autorité sur lesquels les sociologues et les politologues élaborent leurs théories sont remis en cause.
Yao Assogba montre ainsi que nous sommes bien loin de la typologie
élémentaire des différentes formes d’autorité proposées par Weber
(traditionnelle, charismatique, légale-rationnelle). L’intuition postmoderniste de Michel Foucault est également inopérante au sud du Sahara (l’idée simpliste selon laquelle ceux qui détiennent le savoir détiennent le pouvoir, développée dans son ouvrage Surveiller et Punir
[1975]). Au contraire, cet ouvrage fourmille d’exemples de leaders et
d’intellectuels africains condamnés pour avoir commis le crime de
penser à haute voix, de voir loin, de s’interroger, et de savoir. En fait,
et cet ouvrage le montre, le savoir et la connaissance sont deux des
péchés capitaux les plus sévèrement châtiés en Afrique.
*
*
*
Certains estimeront que Yao Assogba est injuste avec la mondialisation économique et avec le capitalisme en général, qui ont quand
même offert à de nombreux pays pauvres la possibilité de commercer
avec des pays plus riches, et de se doter ainsi de recettes
d’exportations (devises) dont ils avaient besoin pour s’offrir des importations indispensables (médicaments, machines-outils, technologie,
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etc.). Ce serait ne percevoir qu’une partie de l’argumentaire principal
du livre, qui prône surtout une mondialisation à visage humain.
Cet ouvrage contraindra beaucoup de « spécialistes » de l’Afrique
à sortir de la torpeur intellectuelle dans laquelle ils se sont paresseusement enfoncés. Entre autres leçons, il nous [xxi] enseigne la modestie du jugement, l’impératif de la nuance, et l’acceptation de
l’imperfection dans notre quête d’une formule politique magique qui
génère à la fois la démocratie et le développement (quelles que soient
les définitions auxquelles nous parvenons pour chacun de ces termes).
Cette véritable quête du Saint-Graal à laquelle Yao Assogba nous
convie s’impose si nous prenons le risque de densifier notre regard
critique par rapport aux modèles et théories à la mode.
Ne nous faisons en effet pas d’illusions ni sur le caractère chimique et scientifique de la démocratie à l’occidentale – si tant est qu’elle
soit un tout cohérent et crédible pour exister véritablement –, ni sur le
mythe de pureté idéologique que les intégristes du capitalisme et les
farfelus théoriciens d’une « Fin de l’Histoire » voudraient nous infliger. Les signes de ce que Michel Crozier et al. 1 appellent « le déclin
démocratique » en Occident sont suffisamment nombreux pour que
nous ne prenions plus pour argent comptant les sermons et les prescriptions infaillibles et prétendument humanistes qui nous viennent de
Washington, Londres ou Paris – gracieusement... Depuis que l’on organise des élections en Floride comme au Cameroun, et que cinq juges sur neuf d’une Cour suprême vieille de deux cents ans choisissent
comme chef de l’État « le plus démocratique du monde » un candidat
arrivé second dans le décompte des votes populaires, la modestie
s’impose dans les critères de validation et de hiérarchisation des régimes et des systèmes politiques.
Ne nous laissons pas intimider dans notre quête démocratique par
ces « modèles » occidentaux où les taux d’abstention à des élections
nationales se chiffrent parfois à 60 pour 100, où les critères
d’éligibilité sont fonction de la capacité des candidats non pas à articuler des politiques publiques mais à lever des fonds et à séduire les
1
M. Crozier, S.P. Huntington, et J. Watanuki, The Crisis of Democracy, New
York, New York University Press, 1975.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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lobbies de l’argent facile, et où les médias sont aussi nombreux
qu’unanimistes 2.
[xxii]
Le doute est plus profond lorsque l’on observe le fonctionnement
au quotidien de ces démocraties « exemplaires » où l’on peut être élu
à la magistrature suprême en promettant à peu près n’importe quoi à
ceux qui sont assez naïfs pour aller voter, et ensuite oublier ces promesses lorsque l’on accède au pouvoir. Loin de constituer le socle du
contrat démocratique entre gouvernants et citoyens, la promesse électorale dans de nombreux pays occidentaux apparaît ainsi de plus en
plus comme un slogan pour agiter les foules le temps d’un scrutin 3.
Par ailleurs, tous les systèmes politiques sécrètent des bureaucraties
ou des institutions autonomes dont la maîtrise échappe aussi bien aux
citoyens-électeurs qu’aux gouvernants-élus. Aucun pays ne semble
encore parvenu à contrôler convenablement ces menaces systémiques
à la démocratie, qu’il s’agisse de bureaucraties occultes, de pouvoirs
militaires en Afrique comme le montre Yao Assogba, ou des réseaux
de l’argent, des lobbies idéologiques ou religieux et des pouvoirs médiatiques en Occident. Comme quoi le chemin est encore long pour
parvenir à un système démocratique crédible et validable en tout lieu
et en tout temps.
Ne nous laissons pas non plus endormir par les jérémiades de ces
élites africaines qui se retranchent derrière un relativisme philosophique de pacotille pour justifier leur soutien aveugle à des politiques
répressives. Ceux-là qui réclament mordicus une forme authentiquement africaine de démocratie, non pas pour se libérer du joug intellectuel occidental et de l’ethnocentrisme américain, mais plutôt pour
2
3
Il n’y a qu’à voir la manière dont les médias américains, tous « indépendants », ont couvert la récente guerre en Irak, pour mesurer les limites du pluralisme d’opinion qui est censé constituer le ferment de la démocratie.
Certains États américains comme la Californie ont décidé d’adopter des gardefous dans leurs Constitutions, pour obliger les hommes politiques à tenir leurs
promesses une fois arrivés au pouvoir. Ils ont prévu par exemple la possibilité
d’organiser des référendums populaires sur la seule base d’une collecte de signatures pour mettre fin au mandat du Gouverneur si ce dernier ne tient pas
ses promesses électorales. Le problème est que cette clause est de plus en plus
utilisée de manière abusive par ceux qui perdent les élections, dans le but de
raccourcir le mandat du vainqueur.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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pouvoir élaborer paisiblement, à l’ombre de toute critique, des systèmes politiques anthropophages. Yao Assogba nous le montre bien
dans cet ouvrage : s’il critique le système-monde actuel dans lequel
l’Amérique est plus puissante et plus triomphante que ne le fut [xxiii]
jamais l’empire romain ou l’empire britannique au moment de leur
splendeur, ce n’est certes pas pour réclamer le droit des rois nègres de
se construire une justification philosophique pour leurs nègreries. Si
les formes institutionnelles de la démocratie peuvent et doivent changer selon le temps et le lieu, ses grands principes ne sauraient varier
selon la couleur du ciel. Il n’y a donc pas lieu de concevoir une démocratie « africaine » qui tolérerait la violence, l’arbitraire, la raison du
plus fort ou l’unanimisme. Car il n’y a pas une manière typiquement
et exclusivement africaine de souffrir ou de mourir. Ce faux dilemme
est désormais exposé sur la place publique 4.
Entre d’un côté le relativisme culturel dont s’inspirent les dirigeants et les élites médiocres pour donner une justification théorique à
leurs manigances, et de l’autre l’universalisme primitif que certains en
Occident utilisent comme socle moral pour imposer une vision purement occidentale du monde, il y a une troisième voie pour l’Afrique :
celle que prône Yao Assogba. Elle consiste à rompre avec le mythe de
l’Occident-sauveur du monde et à engager une introspection, dans la
direction suggérée par Cheikh Anta Diop, Samir Amin et autres JeanMarc Ela. C’est celle d’une « modernisation propre et progressive, à
partir des dynamiques des pratiques sociales populaires ainsi que des
systèmes socioculturels qui ont fait leurs preuves ». A sa manière provocatrice, c’était également le message de Fela Anikulapo Kuti. Et de
quelques autres grands artistes africains.
C’est donc, en vérité, à une relecture de la grammaire politique et
de l’alphabet social africains que Yao Assogba nous convie dans les
pages qui suivent. Les sceptiques professionnels, les paresseux, et
ceux qui ont peur de l’espérance trouveront peut-être une telle approche quelque peu naïve. Tant pis pour eux. Les autres trouveront dans
ce livre une utopie dynamisante, comme cette idée d’un développement social minimum de l’humain. Appelez cela l’éthique d’un nou4
C. Monga, Measuring Democracy : A Comparative Theory of Political WellBeing, 2 volumes, Working Papers no 206, Boston, Boston University, African
Studies Center, 1996.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
23
vel humanisme si [xxiv] vous voulez. Ou encore le rêve d’un intellectuel africain incurablement optimiste. Soit. Et alors ? Félix Houphouët-Boigny ne disait-il pas : « S’il fallait ne pas rêver, à quoi servirait le ciel ? »
Célestin Monga
Économiste Principal à la Banque mondiale
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
24
[xxv]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
AVANT-PROPOS
Retour à la table des matières
L’aventure humaine ici bas est fondamentalement définie par les
rapports signifiants que les hommes et les femmes établissent entre
eux et avec leur environnement dans le but de trouver un sens à leur
existence et, par là, répondre au besoin de sécurité propre aux êtres
humains. Il s’agit d’un combat perpétuel, puisque ce besoin de sécurité est toujours précaire et sans cesse menacé devant la fuite du temps
et l’interrogation de la mort (Duguay et Robert, 1976). Chaque peuple, chaque culture trouve des réponses aux problèmes que lui posent
la nature et la vie en société. Cette aventure propre à tous les êtres
humains prendra une allure particulière dans l’histoire du monde à la
fin du XVe siècle dans le cadre de la rencontre violente entre
l’Europe-Occident, l’Afrique et l’Amérique principalement (Attali,
1991). Depuis lors, la dynamique des rapports entre l’Occident et ce
qu’il est convenu d’appeler le Tiers-Monde en général et plus singulièrement l’Afrique noire, est faite d’échanges inégaux,
d’antagonismes politiques et du choc des cultures. À partir de ce moment, l’histoire de l’Afrique est marquée par l’esclavage, la colonisation, le néocolonialisme, la mondialisation marginalisante, etc.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
25
La modernité et le développement sont devenus la réponse « universelle » à donner aux problèmes d’existence de tous les peuples de
la planète Terre. Ces deux notions-clés renvoient à des valeurs telles
que la rationalité de l’homo œconomicus, l’accumulation du capital, la
croissance économique, etc., valeurs qui ont inspiré l’élaboration
d’une « problématique du changement social, enracinée dans les trajectoires spécifiques de sociétés [xxviii] occidentales qui revendiquent
le monopole de la modernité » (Ela, 2000a : 59).
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et notamment à partir
des années 1960, les accords de coopération internationale non équitables entre les anciennes puissances coloniales et les nouveaux États
indépendants engagèrent les peuples africains dans la voie « royale »
du développement. Toutes les politiques et pratiques sociales mises en
œuvre depuis les années 1960, qu’elles se nomment décolonisation,
indépendance, aide-au-développement-conditionnelle à la démocratisation, etc., visent à résoudre les problèmes d’oppression, de domination, de maladies, de malnutrition, d’analphabétisme, d’éducation,
d’économie, de mortalité, etc., que connaît l’Afrique. Tous les efforts
humains et financiers déployés par les pays du Nord (envoi d’experts,
transfert de capitaux et de technologies, consultants des firmes privées
d’ingénierie, évaluateurs privés ou publics) sont censés conduire, en
principe et en pratique, au développement politique, économique,
culturel et social de l’Afrique.
Mais dès le début de la décennie 1970-1980, les uns et les autres
s’accordent pour reconnaître qu’il y a une faillite du développement
en Afrique. L’Afrique subsaharienne, particulièrement, est accablée
de presque tous les maux : terre de la pauvreté et de la misère humaine, enclave des pires dictatures, terre du désespoir, etc. Et s’il en est
ainsi, c’est sans doute parce que l’Afrique aurait « refusé » tout simplement le développement (Kabou, 1991). Pour sortir de son chaos,
l’Afrique aurait besoin, selon d’autres, d’un « ajustement culturel », la
culture étant comprise ici dans le sens anthropologique du terme
(Manguelle, 1991).
Fin de la décennie 1980-1990. Les aspirations démocratiques des
peuples africains, longtemps comprimées par les régimes autocratiques, se sont exprimées dans les rues et dans les fameuses conférences
nationales (Centre d’étude d’Afrique noire, 1994). L’Afrique au sud
du Sahara semblait avoir, de nouveau, rendez-vous avec l’histoire
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
26
moderne. L’espoir renaissait encore une fois sur le continent, comme
dans les années 1960, pour une aventure humaine ici-bas plus digne
de l’homme [xxix] africain dont l’histoire – il faut le redire – depuis le
XVIe siècle, est plus que douloureuse. L’Afrique pourrait nourrir un
tel espoir, car l’euphorie planétaire au lendemain de la chute du mur
de Berlin semblait annoncer la « fin de l’histoire » à tous les peuples
du monde. Mais c’était trop beau pour être vrai ! C’était oublier que
l’Afrique était si loin du ciel et si collée à la terre ! Et sur la planète
Terre, la dualité entre les riches et les pauvres, les forts et les faibles,
est fondée sur des intérêts économiques et politiques égoïstes
qu’aucun volontarisme moral ne cherche vraiment à atténuer, encore
moins à enrayer. Le concept de nouvel ordre mondial de la fin du siècle n’est que vanité 5. C’était oublier qu’une malédiction semble toujours peser sur l’Afrique ! C’était oublier qu’il s’agit du continent des
« damnés de la terre » !
La fin de l’année 1991 a vu un coup de force militaire d’une rare
barbarie s’abattre sur le Togo. Au début de janvier 1992, ce fut le tour
des militaires congolais à perpétrer un coup de force. Au Zaïre de
Mobutu, la situation a été plus confuse que jamais. Rebaptisé République démocratique du Congo (RDC), le pays sous Kabila père ou
Kabila fils est toujours dans un chaos fait de guerre et de pillage systématique par les potentats régionaux et les compagnies multinationales. Bien sûr durant ces années 1990, au Bénin, au Cap-Vert, au Mali,
en Zambie, etc., des élections ont écarté du pouvoir d’anciens dictateurs. Mais très tôt, le processus de démocratisation a connu des ratés
et s’est buté à de sérieuses difficultés. Face à cet encroûtement précoce de la démocratisation de l’Afrique, on a commencé à se demander
si la démocratie, en tant qu’idéal recherché par l’humanité, n’est pas
en train d’emprunter une voie dont on peut craindre qu’elle
n’aboutisse à la désillusion et au désenchantement, comme ce fut le
cas de la voie empruntée trente ans plus tôt par les idéaux
d’indépendance et de développement (Conac, 1993 ; Eboussi Boulaga,
1993). L’afrooptimisme du début des années 1990 ne vivra que le
temps que vivent les roses ; l’espace d’un matin, et fera de nouveau
place à l’afro-pessimisme. Mais entre ces deux courants de regard sur
5
« L’ordre mondial relâche », Entretien avec Zaki Laïdi, in Études, vol. 377, no
12, juillet-août 1992.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
27
le [xxviii] continent noir, une troisième approche des phénomènes sociaux énigmatiques liés à la problématique du développement et de la
démocratie est proposée : c’est l’afro-renaissance (Ela, 2000a et
1998).
Loin de refuser le développement, entendu au sens large du terme,
l’Afrique semble plutôt opposer une résistance au modèle unique pour
participer à un développement et à une modernité situés et datés dans
l’historicité des sociétés africaines. L’Afrique est donc engagée depuis
le XVIe siècle (rencontre avec l’Occident) dans les trajectoires du
« système-monde » dont la dynamique particulière semble empêcher
le continent d’emprunter sa propre voie ou de trouver une voie originale pour assumer son destin. Du point de vue cognitif, la question qui
se pose est de savoir pourquoi. Et sur le plan performatif, on doit se
demander comment sortir l’Afrique du bas-fond de l’histoire. C’est à
cet exercice de questionnement et d’essai d’explication, de compréhension et de réflexion que ce livre entend s’appliquer.
Mais avant toute élaboration, je dois remercier les personnes dont
les commentaires, les critiques, les remarques et les suggestions ont
nourri mes interrogations et mes idées.
Ainsi, ma gratitude va particulièrement à Jean-Marc Ela qui fut le
premier à m’encourager et à me motiver à entreprendre la rédaction de
ce livre. Ses commentaires judicieux et nos discussions ont été sources de motivation. Je le remercie bien vivement. Achille Mbembe,
Célestin Monga et Sidonie Zoa avec qui j’ai eu, à de nombreuses occasions, de longues conversations sur l’Afrique 6, reconnaîtront sans
doute l’influence de leurs idées.
La dernière et non la moindre, ma reconnaissance va à Caroline
Gagnon, chargée de cours et professionnelle de recherche à
l’Université du Québec en Outaouais (UQO), dont les connaissances
en mythologie ont alimenté mes analyses et commentaires à propos de
la rupture de l’Afrique avec les [xxix] mythes de l’Occident-sauveur.
En outre, sa minutie, sa patience et son efficacité ont été importantes
dans la préparation matérielle de ce livre.
6
Mes remerciements posthumes à mon amie Suzanne Champagne avec qui j’ai
eu souvent à discuter de l’Afrique, mais qui est décédée le 20 février 2004,
avant que cet ouvrage soit publié.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
28
Je suis redevable aux uns et aux autres, cependant j’assume seul la
responsabilité du contenu final de l’ouvrage dans sa portée et ses limites.
[xxx]
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
29
[1]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
INTRODUCTION
Retour à la table des matières
Ce livre tire ses racines de loin. Il est l’aboutissement de questionnements, discussions, analyses et commentaires que j’ai eu le privilège d’échanger à propos de l’Afrique avec de nombreux amis et intellectuels africains engagés comme moi, mais aussi avec des collègues
et amis africanistes français, belges, québécois, canadiens, etc. Après
de longues réflexions qui ont porté sur les connaissances théoriques et
pratiques élaborées sur la crise « quasi endémique » de l’Afrique, j’en
suis arrivé à la conclusion suivante : au-delà des thèses d’ajustement
culturel, de refus du développement, de conditions de pénurie de nécessités matérielles, d’insatisfaction des besoins essentiels ou
d’autoritarisme dans lesquelles se trouvent plongées les populations
africaines depuis quatre décennies, se pose un problème fondamental
d’éthique. En un mot, le sous-développement de l’Afrique au début du
XXIe siècle renvoie à une question d’éthique qui se pose pour
l’essentiel aux États postcoloniaux d’Afrique, ainsi qu’aux rapports
qu’ils ont avec les grandes puissances du Nord dans le système mondial. Eu égard aux problèmes de maladies, de malnutrition, de faim,
d’analphabétisme, d’autoritarisme politique, etc. qui accablent les po-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
30
pulations africaines, il s’agit d’un défi éthique de taille à relever. Du
point de vue humaniste, il commande de chercher, de retrouver et de
renouer avec le sens de la personne dans l’exercice des fonctions de la
politie. Celle-ci est définie comme l’instance sociétale qui doit assurer
la sécurité – au sens large – des membres de toute société humaine.
L’humanisme dont les valeurs fondamentales sont la liberté, la justice,
la poursuite de l’égalité, consiste en la lutte incessante contre les impulsions à [2] la barbarie, qui portent atteinte à la dignité de la personne et qui hantent depuis toujours le genre humain.
Depuis quarante ans, les politiques nationales et internationales de
développement, malgré les ressources humaines, matérielles et financières océaniques qu’elles ont drainées, ont donné des résultats qui ne
vont pas dans le sens du respect de la dignité de l’homo africanus.
Certes, la dignité de la personne n’a pas toujours prévalu et ne prévaut
pas – hélas – dans la société. Cependant, aussi loin que l’on peut remonter dans l’histoire de l’humanité (sur le plan ontologique),
l’individu a toujours eu le sens de sa dignité. L’histoire de la morale,
l’évolution des sentiments moraux et l’histoire des institutions humaines sont jugées à l’aune du respect de la dignité de la personne. Quant
à l’éthique, elle est à la fois un principe de jugement des pratiques sociales ou des actions à mener, et des décisions à prendre dans une
perspective de respect de la dignité de la personne. En Afrique, depuis
les indépendances, tout se passe comme si l’éthique du développement faisait défaut dans le rôle-clé de la politie. À la suite de Spinoza,
on dirait que l’éthique de la liberté, qui reconnaît le principe du développement de l’individualité, à savoir ce que chaque individu porte en
lui comme être humain, a été absente ou négligée dans les mécanismes de régulation politique, économique et sociale des États africains
de la postcolonie. Le plein développement de la communauté humaine
– autre principe de l’éthique de la liberté –, dont les interactions permettent de libérer les potentialités individuelles et collectives qui rendent la vie communautaire possible, aurait également manqué.
Ce livre est articulé autour du postulat selon lequel le développement de l’Afrique passe par un défi éthique qui consiste à prendre
conscience et à reconnaître comme fondamental et incontournable
dans les sociétés contemporaines, le principe ontologique du respect
de la dignité de l’individu, en l’occurrence de l’homo africanus. C’est
dans cette perspective que l’on doit désormais mener les politiques,
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
31
les pratiques et les actions développementales en Afrique. En outre,
une conscience identitaire élargie du pays d’une part, et une conscience identitaire de la communauté humaine au sein du système mondial
d’autre part, doivent constituer la toile de fond sur laquelle vont se [3]
dérouler les interactions des forces sociales en présence, pour relever
le défi éthique du développement de l’Afrique.
Pour bien développer notre argumentation, nous avons divisé
l’ouvrage en huit chapitres. Le premier, intitulé L’Afrique entre les
rêves et l’histoire, fait état des lieux de la crise africaine pour ensuite
proposer une définition conceptuelle et opératoire du minimum de
bien-être qui serait requis dans les sociétés contemporaines, eu égard à
la dignité de la personne ; le deuxième chapitre décrit l’Afrique à travers les trajectoires du système mondial; le troisième est consacré aux
notions-clés de démocratie et développement, tandis que le quatrième,
titré L’Afrique au rendez-vous avec le développement, fait d’abord la
genèse du développement pour le définir par la suite comme objet
d’analyse sociologique ; les deux chapitres suivants traitent respectivement de la controverse autour de l’Afrique et la démocratie (cinquième chapitre) et des rapports entre culture, démocratie et développement (sixième chapitre) ; dans le septième chapitre, nous nous attelons à définir et caractériser ce que peut être un développement à
l’africaine dont l’enjeu se traduit en ces termes : s’en sortir ou
s’engouffrer : l’Afrique doit choisir, ce qui est, du reste, le titre du
huitième et dernier chapitre. L’éthique de la liberté impose par définition le choix de s’en sortir. Dans cette perspective, et c’est une condition sine qua non, les dirigeants et les peuples africains doivent rompre avec les mythes fondateurs du colonialisme et du néocolonialisme, bref les mythes de l’Occident-sauveur.
L’élaboration de ce livre embrasse à la fois les fonctions descriptive, cognitive et performative des sciences sociales en général et de la
sociologie en particulier. La description traverse l’ensemble des chapitres et permet de bien définir les concepts et notions, et de préciser
dans quel sens ils sont employés, ce qui se fait rarement dans les ouvrages portant sur les questions de démocratie et du développement en
Afrique. Pour mieux comprendre les faits sociaux auxquels les divers
projets de développement donnent lieu, nous avons suivi une approche
interactionniste permettant de construire ces projets comme objets
d’analyse sociologique (quatrième chapitre). Le savoir ainsi produit
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
32
nous a permis d’appréhender, avec une certaine distanciation par rapport à la problématique du développement, les principaux acteurs sociaux impliqués dans [4] la réalisation des projets, les logiques et stratégies des uns et des autres.
Ainsi, selon cette approche, les phénomènes macrosociaux ou mésosociaux finaux des projets de développement sont considérés comme la résultante de l’agrégation des actions intentionnelles des acteurs
et agents sociaux individuels concernés. C’est dans cette perspective
que l’on explique et comprend l’échec ou le succès d’un projet de développement. Une fois que cette fonction cognitive a mis en lumière
les différentes rationalités, stratégies et décisions en jeu dans les systèmes d’interactions en vue de réaliser ou de mettre en place une innovation de modernisation, nous avons été en mesure d’en déterminer
et d’en évaluer la dimension éthique de la liberté. C’est la dynamique
méthodologique qui a orienté nos analyses, particulièrement les thématiques suivantes : la crise africaine ; la croissance économique, la
démocratisation et les libertés civiles ; la longue marche de l’Afrique
pour la démocratie.
À la lumière des résultats de l’évaluation du volet éthique de la liberté, nous nous sommes inspiré des attributs de la fonction performative de la sociologie pour énoncer les conditions d’une renaissance de
l’Afrique noire à partir d’un développement qui, de façon fondamentale, tient compte du respect de la dignité de l’homo africanus dans le
monde contemporain qui possède tout ce qu’il faut pour que l’éthique
de la liberté devienne une réalité pour tous les peuples de la terre.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
33
[5]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Chapitre I
L’AFRIQUE ENTRE LES RÊVES
ET L’HISTOIRE
La misère sera bien près d’être soulagée le
jour où l’on se décidera à la connaître dans ses
souffrances et dans ses hontes.
Émile Zola
Comprendre la crise africaine
Retour à la table des matières
Au moment d’entrer dans le troisième millénaire, l’humanité est
insérée dans ce qu’il est convenu d’appeler le système-monde. Celuici est déterminé par la techno-science et la techno-économie, et le tout
est dominé par une économie financière et monétaire. Eu égard à la
condition humaine, le monde dispose du potentiel pour soulager la
misère, vaincre les maladies, enrayer la pauvreté et l’ignorance qui
accablent encore l’immense majorité des peuples de la planète dont,
notamment, ceux de l’Afrique noire. La sensibilité morale de
l’humanité aux idées de démocratie, de droits de la personne, etc., a
beaucoup évolué et s’est mondialisée au cours des dernières décennies. Mais ces valeurs, ces idéaux universalistes tardent encore à se
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
34
réaliser pleinement dans les États postcoloniaux de l’Afrique subsaharienne. Et pourtant, quarante ans plus tôt, tous les espoirs étaient permis pour le développement social, l’instauration de la démocratie et
de l’État de droit, dans ces pays qui [6] devenaient, pour la plupart,
indépendants dans les années 1960. Dans la vaste littérature consacrée
à la question du développement du sous-continent, nous aurions aimé
que l’élaboration du premier chapitre de cet ouvrage s’introduise par
une assertion originale. Mais la réalité nous contraint à ne pas faire
exception à la règle, et donc à utiliser un leitmotiv passe-partout.
Après quatre décennies d’indépendance et d’aide au développement, on pense encore à un plan Marshall pour l’Afrique noire. C’est
une des « résolutions » du G8 lors de son Sommet à Gênes en Italie,
en juillet 2001. Pourquoi cette résolution qu’on peut qualifier
d’énigmatique ? Tout simplement parce que tous les efforts consentis
pour sortir cette région du sous-développement n’ont pas donné les
effets escomptés. On parle partout d’une faillite du développement
(Ela, 2000a). En ce début du XXIe siècle, l’Afrique bat tous les records de ce qu’on appelle objectivement le sous-développement dans
les sociétés contemporaines. C’est un des grands foyers de la famine
et de la malnutrition, des guerres civiles et de toutes sortes de maladies : le paludisme et le sida, entre autres, y font un ravage terrible.
Du point de vue politique, la démocratie y a fait un léger progrès
depuis le regain démocratique dans le monde au début des années
1990. Elle semble acquise dans la mentalité des populations (Toulabor, 2001). Bref, exprimé dans les termes admis par les Nations Unies
à la fin des années 1990, on dira que l’Afrique au sud du Sahara détient le plus faible indice de développement humain (IDH) au monde
(Programme des Nations Unies pour le développement, 2001). Cela
signifie que ses populations, comparativement à celles des autres régions du monde, sont les plus privées du minimum de biens économiques, sociaux et politiques essentiels pour assurer la liberté, la sécurité
et le bien-être social de la personne. C’est-à-dire les biens essentiels
qui donnent le sens à la vie, et procurent la dignité à l’existence humaine. Pourquoi en est-on arrivé là ? L’agrégation de deux paramètres
principaux de régulation sociétale donne une réponse à cette question
fondamentale. Une large part de la situation dramatique de l’Afrique
revient à l’impéritie et au cynisme des dirigeants africains qui n’ont
pas su ou voulu engager leurs peuples sur la voie d’un développement
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
35
économique et social [7] original. Mais cette Afrique – où à de très
rares exceptions près, la condition humaine ne cesse de se détériorer –
est aussi l’Afrique des hommes et des femmes politiques africains que
les grandes puissances du monde, l’Europe de l’Ouest, l’Amérique du
Nord, le japon, etc., ont courtisée, financée, armée et corrompue.
L’échange inégal et le néo-colonialisme ont déterminé une forme
de coopération internationale puis une mondialisation qui favorisent
les pays du Nord et profitent à une minorité africaine à conscience
identitaire limitée, et donc peu ou pas soucieuse des intérêts collectifs.
L’aide au développement, au lieu de contribuer à l’épanouissement
politique, économique, social et culturel des populations africaines les
a, au contraire, maintenues ou plongées dans la pauvreté et
l’exclusion. Pendant ce temps, les élites militaires et politiques, technocrates et autres rentiers de l’aide publique au développement
(APD), vivent grassement avec la tacite connivence des puissances
occidentales. Depuis les mouvements des indépendances africaines,
force est de constater que les puissances occidentales se sont toujours
liguées contre les leaders politiques qui ont voulu édifier des sociétés
démocratiques, développées sur le plan économique et social. Qu’il
suffise de citer, entre autres, les cas de Sylvanus Olympio, Kwame
N’Krumah, Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Amilcar Cabral. Corollairement, ces puissances ont toujours appuyé et aidé les chefs
d’État africains autocrates et despotes dont on sait pertinemment
qu’ils détournent à d’autres fins les fonds octroyés pour le développement social par les grands bailleurs que sont la Banque mondiale et
le Fonds monétaire international (FMI) notamment.
Le cas le plus probant est le rapport de domination de la France
avec les États postcoloniaux d’Afrique. Le jeu politique de la France
pendant les mouvements de démocratisation du début des années 1990
illustre bien la nature des relations franco-africaines. Comment expliquer, autrement que par le contrôle et la domination de la France de
ses anciennes colonies, l’ébranlement des régimes monopartites et
despotiques peu après le discours de La Baule sur l’aide octroyée avec
une prime à la démocratie ; et le maintien au pouvoir de certains chefs
d’État africains, comme Eyadema du Togo, Bongo du Gabon, [8]
Biya du Cameroun, qui ont été, entre-temps, ébranlés par les soulèvements populaires et les Conférences nationales au lendemain du
discours de Chaillot sur le respect du rythme de démocratisation pro-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
36
pre à chaque pays ? Mais on est peu porté – à tort ou à raison – à montrer le poids déterminant de la France dans le maintien ou le retour de
l’ordre ancien déguisé en une fallacieuse démocratie : « L’on n’a cependant pas suffisamment insisté sur le caractère décisif des soutiens
internationaux dont bénéficie ce processus de restauration de
l’autoritarisme, notamment dans les pays sous influence française »
(Mbembe, 1993 : 17).
Bien sûr, la crise africaine ne s’explique pas seulement par les rapports de domination des puissances du Nord. La marge de souveraineté dont disposent les pays africains n’a guère été mise au service du
développement national. Cet espace a été utilisé tragiquement pour
mettre en œuvre des mécanismes répressifs et extravertis comme
moyens de régulation politique, sociale et économique. Pour bien appréhender les conséquences sociétales de cette façon de gouverner, il
faut un nouveau cadre d’analyse qui permet de mettre en évidence les
forces sociales qui travaillent l’Afrique du dedans et par en dedans. Il
s’agit en fait de répondre à la question fondamentale suivante : comment le sujet social africain a-t-il réagi ou réagit-il face à un modèle
de développement qui lui a tourné le dos, c’est-à-dire qui ne donne
pas de réponses appropriées à sa condition d’existence ? Seul un cadre
d’analyse d’inspiration interactionniste donnant à l’Africain un statut
d’acteur social intentionnel, permet de répondre de façon satisfaisante
à cette interrogation. Dans cette perspective, on cherchera à saisir les
motivations à agir, les logiques qui sont derrière les pratiques sociales
de l’homo africanus face à la faillite du développement. Cette démarche permet de comprendre que pendant les décennies dites perdues
pour le développement (1960-1970 et 1970-1980), les populations
urbaines et rurales africaines ont toujours donné des réponses innovantes de survie et même de vie, par des pratiques populaires qui leur
ont permis de faire face aux conditions difficiles d’existence (Ela,
2000a ; Engelhard, 1998 ; Latouche, 1998).
On petit donc, d’une certaine manière, considérer la faillite du développement comme une résistance de l’Afrique profonde à la voie
escamotée d’un modèle unique de développement [9] dans laquelle les
États postcoloniaux et les puissances du Nord l’ont engagée. Cette
résistance s’est traduite par l’émergence des « formes concrètes d’une
socio-économie enracinée dans les cultures du terroir » (Ela, 2000a :
60). Ce sont des lieux où les sujets sociaux s’auto-organisent pour fai-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
37
re des échanges du capital et de la sociabilité (Assogba, 1997). Cette
socio-économie a connu au cours des années des changements structurels pour se transformer en une véritable économie populaire qui couvre divers secteurs de la société : agriculture, commerce, transport,
santé, artisanat, etc. (Ela, 1998 ; Monga, 1997 ; Peemans, 1995). Les
activités d’économie populaire répondent, tant bien que mal, aux besoins essentiels des populations et améliorent les conditions de vie des
groupes en milieux urbain et rural. L’économie populaire, bien
qu’enracinée dans le socle culturel africain, n’a pas été reconnue à sa
juste valeur dans les politiques et programmes de développement. Or,
elle possède une potentialité développementale capable d’améliorer,
progressivement et de manière durable sur un grand territoire, les
conditions de vie des populations africaines. En effet, pendant
qu’entre Cancer et Capricorne les uns trouvent un continent qui se
meurt, une catastrophe permanente, un continent de toutes les calamités (selon l’expression de la Banque mondiale) où aucune âme ne devrait plus vivre longtemps, d’autres, au contraire, y découvrent une
autre Afrique : « [...] il suffit de s’aventurer entre Capricorne et Cancer pour recevoir au visage cette réalité d’une autre Afrique, vivante
celle-là, gaie, entreprenante, où l’on dit avec humour que si la situation est toujours désespérée, elle n’est jamais grave. De ce continentcrassier surgissent des pépites humaines, cinéastes, musiciens, sportifs, mais aussi, surtout, ces hommes et femmes sans feu ni lieu qui
inventent leur survie au jour le jour, échappent aux critères cartésiens
du développement édifié par l’homme blanc » (Fottorino, 1991).
C’est dans cette Autre Afrique que s’opèrent les véritables transformations sociales qui traversent quotidiennement le continent noir.
C’est au sein de cette Autre Afrique que les sujets sociaux s’ingénient
à améliorer les conditions d’existence humaine. C’est dans cette Autre
Afrique que survit et vit la plus grande partie de la population. Quoi
qu’on dise, quoi qu’on fasse, c’est de cette Autre Afrique que doit partir historiquement tout [10] processus de développement, entendu
dans le sens simple d’amélioration généralisée des conditions de vie
des êtres humains (Braudel, 1980), en l’occurrence des peuples africains. Au cours des cinq dernières décennies, le monde a fait une
avancée extraordinaire dans le domaine de la science et des nouvelles
technologies d’information et de communication (NTIC). Parallèlement, il y a eu une évolution de la sensibilité de la communauté inter-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
38
nationale par rapport aux valeurs humanistes fondamentales. La réappropriation de ces valeurs universalistes par les cultures singulières
des sociétés contemporaines se réalise plus ou moins bien, selon le jeu
dialogique entre les contingences historiques et l’irréversibilité des
mentalités (des communautés de différentes aires culturelles), par rapport à la sécurité matérielle et aux idées de démocratie, de liberté,
d’égalité, de droits de la personne et du respect de la dignité de celleci. Mais cette dialogie est historiquement le lieu d’un processus de
rationalisation de l’évolution de la « morale universaliste » (Boudon,
2000b). À cet égard, derrière le débat sur la mondialisation contemporaine, se posent avec force des questions d’éthique. Les valeurs et les
idées irréversibles qui viennent d’être évoquées sont porteuses
d’innovations sociales auxquelles aspirent les personnes et les peuples
de la planète. Dans son fonctionnement, le système-monde doit refléter les valeurs qui consacrent la dignité humaine. Le débat sur le développement dans le contexte de la mondialisation doit placer la personne entendue, non pas dans le sens libéral du terme, mais dans son sens
humaniste, c’est-à-dire l’individu porteur de valeurs humaines.
Pour un développement social
minimum de l’humain (DSMH)
Retour à la table des matières
À force de réfléchir sur l’histoire de l’Afrique moderne et plus particulièrement sur la crise qu’elle connaît depuis les quatre dernières
décennies, un doute semble persister sur l’Africain, et à quelques reprises, la question du statut que l’on attribue à l’Africain en tant
qu’être humain dans l’évolution du système-monde s’est posée. C’est
ainsi qu’au début des années 1970, face à l’Afrique subsaharienne qui
n’a toujours pas réussi à décoller et connaît le chaos démocratique,
alors qu’elle a eu [11] sa chance, les vieux débats anthropologiques
ont refait surface. Dans une interview au début de l’année 1991, Michel Leclercq, collaborateur à Paris-Match, a posé crûment la question suivante à René Dumont, agronome et tiers-mondiste bien
connu : « Tout cela n’est pas très encourageant. À croire qu’une malédiction pèse sur l’Afrique ! Ou faudrait-il se résoudre a avancer que
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
39
la race noire est, décidément, une race handicapée ? » (Leclercq,
1991.) Quant à Guy Georgy, ancien fonctionnaire de la France
d’outre-mer, il affirma carrément dans une interview accordée au
Point, que les Africains sont ludiques (Georgy, 1990).
Parallèlement aux doutes et idées reçues qui ont toujours jalonné
l’histoire d’un certain africanisme et colonialisme, des comparaisons
se font aussi entre les pays d’Afrique au sud du Sahara et ceux du sudest asiatique. L’Asie a décollé. Pourquoi pas l’Afrique ? « Les Asiatiques sont moins ludiques que les Africains. Ils ont un long passé, un
culte du travail », répond Guy Georgy. « Pourquoi, à votre avis, les
Africains ont-ils échoué là ou vous (Asiatiques) réussissez bien ? », a
demandé René Dumont à un économiste de Taïwan. Celui-ci a répondu en forme de charade : « Les Africains n’ont pas connu Confucius. » Cela voulait probablement dire que l’Afrique accuse 25 siècles
de retard culturel sur les Asiatiques, notamment les Chinois. Quant à
l’historien français Bernard Lugan, il refuse sans ambages tout génie
agricole à l’Africain : « En définitive, les Africains ont gaspillé la nature au moment où les Asiatiques l’aménageaient minutieusement »
(Lugan, 1989). Oui, les pays de l’Asie du Sud ont décollé. Situés à un
niveau socio-économique quasi semblable à celui des pays d’Afrique
au moment des indépendances en 1960, certains pays asiatiques (notamment l’Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande) sont devenus des
puissances moyennes avant de connaître des crises. Pour les afropessimistes, l’Afrique serait donc un cas désespéré. Elle n’a pas su
saisir, et ne saura probablement jamais saisir sa chance pour se développer. Les pays du Nord devraient donc laisser tomber l’Afrique. Elle
serait d’ailleurs à la dérive. Alors pourquoi faudrait-il espérer qu’elle
fasse encore partie du concert des nations ?
Il paraît donc assez clair, et parfois crûment, qu’on n’a pas admis
et qu’on continue de ne pas admettre le statut d’être humain à l’homo
africanus dans la culture de l’universel de ce [12] temps, culture déterminée comme une donnée constitutive du dialogue entre les civilisations. Or, écrit Braudel, « le passé des civilisations n’est que
l’histoire d’emprunts continuels qu’elles se sont faites les unes des
autres, au cours des siècles, sans perdre pour autant leurs particularismes, ni originalités » (Braudel, 1998 : 38). Toutefois, dans ce vaste
héritage commun, il y a une espèce de doute et de lassitude générale
vis-à-vis de l’Afrique. Mais l’Afrique a tout pour faire tomber ce dou-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
40
te, cette lassitude, et connaître une renaissance. Nous ne voulons pas
ici rouvrir la controverse scientifique sur l’Afrique antécoloniale, ni
sur l’antériorité nègre de la civilisation égyptienne. Nous ne parlerons
pas de l’Afrique noire qui n’aurait connu ni roue, ni charrue, ni écriture, ni traction animale. Nous ne parlerons pas de l’Afrique des esclaves, ni du colonialisme, ni de l’impérialisme qui seraient responsables
de tous les maux du continent noir. Nous voulons parler plutôt de
l’Afrique qui est entrée dans le concert des nations modernes il y a
une quarantaine d’années, et qui a formé, malgré tout, des hommes et
des femmes de lettres et de sciences, des ingénieurs et des techniciens,
des penseurs, des gens d’action, des gens d’affaires et des entrepreneurs. Mais comme on le sait, ce capital humain n’a guère trouvé les
conditions politiques et sociales adéquates pour contribuer à la croissance et au développement des pays africains. Nous voulons parler de
l’Afrique des braves paysans, des artisans, des commerçants, des gens
d’affaires, des entrepreneurs qui, malgré tout, innovent chaque jour.
Tout ce monde demande des élites politiques capables d’élaborer un
projet de société, d’instaurer des États démocratiques soucieux d’un
réel développement économique, social et culturel de l’Afrique
contemporaine ; de l’Afrique qui compte d’abord sur ses propres forces et ensuite sur la coopération internationale.
Les pratiques des populations faites d’improvisation, de bricolages
et de débrouille représentent les forces potentielles de développement
de l’Afrique. Mais aussi ingénieuses soient-elles, ces pratiques ne sauraient constituer un projet de société. Limitées dans leur efficacité face à la science, à la technologie, aux maladies, à la faim et aux souffrances de toutes sortes qui frappent enfants, femmes, hommes, jeunes
et vieillards, ces pratiques ne sont pas porteuses à long terme
d’innovations [13] sociales qui garantissent la dignité humaine. À la
croisée des chemins où l’Afrique se trouve actuellement, ses élites
gouvernantes doivent savoir considérer les pratiques sociales populaires comme un tremplin vers des conditions d’existence meilleures
pour les populations. C’est dans une telle Perspective que les États
africains doivent inscrire les politiques et programmes de construction
nationale de même que ceux qui ont trait à la coopération et au développement international. Dans cette optique, la mondialisation est un
fait historique de convergence des cultures et des civilisations pour
l’épanouissement total de tous les êtres humains. Si, jusqu’ici, le pro-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
41
cessus d’emprunts s’est fait dans des rapports inspirés principalement
par l’égoïsme personnel et collectif, il faut maintenant que la convergence culturelle se réalise dans un nouveau cadre de pensées et
d’actions où les antagonismes politiques, économiques, culturels et
sociaux sont assumés dans le sens d’une solidarité humaine.
L’utopie 7 de la convergence et de la solidarité suppose une éthique
fondée sur le principe d’un développement social minimum garanti
pour toute personne humaine dans sa totalité, comme un être individuel responsable, une personne morale et un être social redevable à la
société.
Mais la manière dont la politie s’exerce en Afrique, la position périphérique du continent dans le système mondial et les conditions infra-humaines dans lesquelles se trouvent encore les populations africaines après plus de quarante ans d’indépendance, laissent voir une
absence totale de l’éthique dans la gouvernance nationale et internationale du continent. Dans son acceptation générale, l’éthique est la
volonté de respect de la dignité de la personne. Dans l’ensemble de
ses expressions, ce respect représente la valeur fondamentale de
l’éthique (Chabot, 1998). Or, la liberté et l’épanouissement de
l’individu demeurent la fin première de l’action politique. Mais
l’individu ne vit pas dans un vide social ; il se fait, il se construit à
travers et par les réalités contemporaines qui l’entourent (Müller,
1998). C’est par l’éthique que les êtres humains s’interrogent sur le
sens de [14] leur vie, leurs relations à la nature, leurs rapports entre
eux et avec les actions qu’ils mènent (Porcher et Abdallah-Pretceille,
1998). Le moment est venu, pour les dirigeants africains et ceux du
monde, de se questionner sur le sens de la vie humaine en Afrique, en
renouant avec les principales caractéristiques de l’éthique que nous
rappelle Zarifian (1999) :
- L’éthique prend racine dans les rapports sociaux réels ;
- Elle part des passions et des contradictions qui émergent de
ces rapports ;
7
Le terme utopie est utilisé ici dans son sens politique et social, c’est-à-dire un
idéal dont on sait qu’il ne sera jamais parfaitement réalisé, mais que l’on cherche quand même à réaliser toujours un peu mieux.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
42
- L’éthique montre intellectuellement le chemin à suivre pour
maximiser l’impact de ce qui va dans le sens du « bon » ou
du « bien », et minimiser ce qui tire les hommes vers le
« mauvais » ou le « mal ». « Le bon est ce qui renforce notre
puissance de vivre, de penser et d’agir au maximum de nos
potentialités et en accord avec ce qui les conditionne. Le
mauvais est ce qui la limite » (Zarifian, 1999 : 176).
L’éthique indique un comportement intelligent en proposant les
voies et les principes que l’on peut décider de respecter, en toute
connaissance de cause. L’éthique est une façon de guider les hommes
dans un devenir incertain. Aujourd’hui, l’éthique doit prendre en
compte la mondialisation des rapports sociaux et des effets tangibles
qu’elle produit : le local devient le global. Dans cette optique,
l’éthique doit poser mondialement les questions du « bon » et du
« mauvais » telles qu’elles se présentent pour le devenir de
l’humanité.
Nous présumons que seule une éthique de la liberté, telle que développée par Spinoza, serait appropriée pour donner un sens humaniste à l’action politique nationale et internationale en Afrique. L’éthique
de Spinoza a ceci de remarquable qu’elle parvient à concilier deux
approches du « bon » qui paraissent contradictoires de prime abord
(ibidem : 178). La première approche ou tendance reconnaît le plein
développement de l’individualité, c’est-à-dire de ce que chaque individu porte en lui de potentialités. L’intelligence que l’individu acquiert de celles-ci se trouve à la base de la conquête de la liberté. La
deuxième approche reconnaît le plein développement de la [15] communauté humaine, c’est-à-dire l’expression des affections mutuelles et
des interactions entre les êtres humains, cet ensemble dynamique qui
donne une force à chacun des membres de la communauté et lui permet de libérer toutes ses potentialités ou possibilités pour le vivre ensemble. L’éthique de la liberté est construite sur l’interdépendance
complexe entre le développement de l’individualité et celui de la
communauté. Aucune tendance n’est sacrifiée à l’autre, car la « communauté des humains est l’horizon mouvant de cette interdépendance » (Zarifian, 1999 : 178).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
43
Comme toute éthique, l’éthique de la liberté met en évidence une
connaissance des ressources qui peuvent nous permettre de progresser
dans le sens de la liberté ; liberté qui n’est jamais totale, mais toujours
partielle ; jamais achevée mais toujours inachevée. Liberté qui est
donc sans cesse à conquérir. Les discours sur la démocratisation et le
développement de l’Afrique ne peuvent plus demeurer de vains mots.
On doit trouver une voie pour qu’ils se traduisent dans des faits
concrets et deviennent réalité. Une lecture attentive des mouvements
sociaux des deux dernières décennies dans les pays africains et du
contexte mondial nous indique qu’une telle éthique ne peut être que
celle de la liberté. En effet, si les populations (hommes, femmes, jeunes) luttent pour la démocratie, c’est pour affirmer leur volonté de vivre librement. À l’instar d’autres peuples, si les populations africaines
prennent quotidiennement des initiatives d’économie populaire ou
d’autres pratiques sociales, c’est pour affirmer le désir de vivre plus
librement et plus pleinement dans un continent riche et dans un monde
qui dispose d’énormes ressources suffisantes, pour permettre à chaque
individu de développer pleinement les potentialités d’une production
orientée vers les attentes de la vie humaine.
On peut supposer avec Zarifian (1999) un Peuple-Monde dont le
système de valeurs unificateur est l’éthique de la liberté. Pour favoriser l’épanouissement de l’individualité de chaque personne et le développement de toute société ou communauté humaine, l’éthique de la
liberté doit garantir à chacun et à tous un développement social minimum (DSM). Tout comme en 1945, immédiatement après la Seconde
Guerre mondiale, le SMIG [16] (salaire minimum interprofessionnel
garanti) et le SMIC en 1968 (salaire minimum interprofessionnel et de
croissance) 8 ont été institués en guise de mesure de protection sociale
en matière de revenu, l’éthique de liberté des sociétés contemporaines
mondialisées exige l’institutionnalisation du DSMH (développement
social minimum de l’humain). Le DSMH garantit à toute personne les
biens essentiels économiques (BEE), les biens essentiels politiques
(BEP), les biens essentiels culturels (BEC) et les biens essentiels psycho-sociaux (BES). Dans l’univers du développement des sociétés
8
La notion méthaphorique de SMIC culturel à l’école a été employée par Christian Baudelot et Roger Establet, « Pour l’instauration d’un SMIC culturel à
l’école. Quelques éclaircissements », dans Sociologie et sociétés, vol. XXIII,
no 1, 1991, p. 181-187.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
44
humaines, l’éthique de la liberté interpelle les dirigeants africains et
les grandes puissances mondiales. Du point de vue de la condition
humaine et de la situation de l’Homme dans l’histoire, la vraie question est et doit être celle-ci : quel est le besoin minimum vital qui doit
être satisfait dans les principaux domaines qui structurent l’existence
humaine et lui servent de champ d’épanouissement ici-bas ?
Le DSMH renvoie d’abord à la définition objective et subjective
d’un besoin minimum vital qui devrait être satisfait chez la plus pauvre personne de la plus pauvre des sociétés du monde. Ensuite, il faut
définir un niveau plancher au-dessous duquel ne devrait pas se situer
la plus sous-développée de la plus sous-développée des sociétés
contemporaines. Au total, il s’agit d’introduire une réglementation,
dans l’état de nature humaine et sociétale, qui reconnaît les droits des
plus faibles dans un monde régi par la loi du plus fort. Dans le cas du
développement de l’Afrique, cette loi s’applique aussi bien dans les
rapports sociaux internes qu’externes. Dans cette perspective, c’est
une obligation morale et politique de tous les pays du monde en général et des États africains en particulier, de concilier les droits et les
faits. La proposition fondamentale du DSMH ouvre des pistes fécondes à la réflexion et aux pratiques de l’utopie de la convergence et
de la solidarité.
L’éthique de liberté indique les principes suivants qui doivent guider nos actions. Principe 1 : la générosité, le respect de l’autre, la
[17] coopération et le renforcement mutuel face aux problèmes de la
mondialité doivent inspirer les actions des Hommes. Principe 2 : le
développement est une réponse relative au sentiment de sécurité propre à l’homme. Autrement dit, c’est un processus, une pratique sociale
que les hommes situés et datés mènent pour améliorer leurs conditions
de vie. Principe 3 : les facteurs fondamentaux qui déterminent le processus du développement et sa réussite, c’est-à-dire la science, la
technique, la pensée des sciences de la nature et le rationalisme,
constituent le patrimoine du genre humain. Principe 4 : il appartient à
chaque peuple de s’organiser politiquement, économiquement, socialement et spirituellement, pour être en mesure de profiter des valeurs
scientifiques, techniques, philosophiques et spirituelles de l’humanité
afin de vivre dignement et concilier science et conscience. Principe 5 :
la reconnaissance des cultures « autres », le pluralisme culturel ou
l’humanité plurielle, toutes ces notions ne doivent pas être incompati-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
45
bles avec la nécessité d’un dénominateur commun à tous les peuples
de la terre, à savoir le DSMH. Principe 6 : la modernisation, comprise
comme une façon nouvelle de penser et de faire le soi et le monde, est
une valeur que toute société doit promouvoir. Principe 7 : toute science, toute technique, tout savoir ou toute pratique sociale (d’origine
endogène ou exogène) qui favorisent le DSMH (et davantage) doivent
être valorisés et mis au service de l’épanouissement total des personnes. Ainsi, par exemple, les savoirs et les pratiques sociales qui émancipent les Africains des traditions séculaires responsables de la maladie, de la faim, de la malnutrition, de l’ignorance, de la mortalité infantile, doivent être valorisés et constamment reformulés en fonction
des nouveaux défis. Il doit en être de même en ce qui concerne les
pratiques sociales africaines qui favorisent la liberté, la démocratie,
l’esprit d’initiative, la créativité, l’épanouissement individuel et collectif. Principe 8 : la convergence des éléments positifs des cultures
différentes est possible et nécessaire pour le développement des sociétés et de l’humanité.
La proposition fondamentale DSMH nécessite une double renaissance africaine et mondiale. La renaissance africaine doit garantir les
biens essentiels de la vie à chaque personne et à toutes les populations. Dans cette perspective, on doit assurer l’éducation des populations africaines. Tout le monde doit être scolarisé, recevoir une éducation moderne formelle, recevoir les soins de santé et disposer
d’infrastructures sanitaires. On doit œuvrer à l’instauration d’un espace politique démocratique [18] dans lequel les individus et les groupes
sociaux sont libres, solidaires et visent tous un objectif principal :
l’épanouissement personnel et collectif. Le progrès, la valorisation du
travail de chaque individu pour l’intérêt collectif doivent permettre
l’instauration d’une économie solidaire et dont les produits satisfont
les besoins fondamentaux de chacun et de tous. Enfin, sur le plan social, on doit œuvrer à l’émergence d’une société civile dans laquelle la
solidarité n’est pas un vain mot. Ces changements sociaux appellent
des élites politiques à conscience identitaire nationale, c’est-à-dire à
une conscience identitaire qui ne se réduit pas à des intérêts égoïstes et
ethniques.
La renaissance africaine, c’est une société globale qui n’est plus
fermée au progrès économique, scientifique, technique et social. C’est
une société globale ouverte à la modernisation au sens propre du mot,
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
46
mais en même temps a une modernisation qui réussit à concilier savamment les valeurs humanistes néo-africaines qui ont pour noms la
solidarité, la convivialité, l’esprit écologique, etc., et les valeurs fondamentales des temps modernes qui sont : le sens d’organisation, le
contrôle, la production, la curiosité scientifique, la quête du progrès
technologique, la démocratie, la formation de grands ensembles économiques et politiques, la recherche de la maîtrise de l’avenir. Dans
un article fort pertinent, Mamadou Dia a montré comment on peut
concilier les valeurs sociales et culturelles de l’Afrique avec les valeurs des organisations modernes pour favoriser l’efficacité, la productivité et la croissance économique (Dia, 1991). La mise en œuvre
des projets et des programmes de développement doit se faire de manière à permettre le passage des pratiques populaires de survie à des
pratiques sociales de vie décente pour des pans entiers de collectivités.
Reste alors la renaissance mondiale. En fait, il faut reconnaître que
malgré la marge de souveraineté interne de l’Afrique dans les rapports
mondiaux pour réaliser sa renaissance, cette dernière a davantage de
chance de réussir dans le cadre de l’instauration d’un nouvel ordre
mondial dans lequel le DSMH est une donnée inconditionnelle.
L’inconditionnalité, c’est l’éthique d’un système-monde qui a pour
obligation politique et morale de garantir et d’assurer le DSMH à chaque être humain de la planète, quel que soit le pays où il se trouve.
Les [19] États, les gouvernements et les instances internationales seraient jugés, eu égard à la démocratie (valeur universaliste irréversible), à l’aune du niveau du DSMH dans leurs pays et dans le « système-monde ». La nouvelle renaissance planétaire consistera alors à déployer un effort collectif pour faire réémerger ce que Félix Guattari a
appelé « des systèmes de valeurs échappant au laminage moral, psychologique et social auquel procède la valorisation capitaliste uniquement axée sur le profit économique » (Guattari, 1992 : 26). Dès
lors, la convivialité, la solidarité, la compassion à l’égard d’autrui sont
des valeurs à réinstaurer. Peut-on rêver de l’avènement de l’Homme
total dont parlait Frantz Fanon ? Peut-on rêver de l’Homme africain
nouveau ? Peut-on rêver que les êtres humains s’entendent au-delà des
différences culturelles, des conflits, des antagonismes politiques et
économiques pour l’universalisation du DSMH ? Peut-on rêver d’une
globalisation de l’économie et d’une mondialisation politique, cultu-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
47
relle et sociale qui offrent la possibilité d’une vie meilleure pour tous,
d’une globalisation et d’une mondialisation équitable dans et entre les
pays ?
[20]
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
48
[21]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Chapitre II
L’Afrique dans les trajectoires
du système mondial
Pour une approche scientifique
de la crise africaine
Retour à la table des matières
C’est sous les contingences historiques qui lui sont défavorables
dès leur origine que l’insertion forcée de l’Afrique dans les rapports
avec l’Europe-Occident s’est opérée (Attali, 1991 ; Morin, 1993).
Comment cette insertion dans ce qui deviendra le système mondial se
réalise-t-elle en pratique ? L’histoire moderne montre que c’est sous
l’expansion soutenue du capitalisme occidental, avec ses soubresauts,
avec les changements en cascade qui en résultent sur l’ensemble de la
« planète-terre », que l’humanité est entrée dans une ère nouvelle.
Celle-ci s’est caractérisée par l’émergence d’une société-monde ou
une société mondiale qui se présente comme un véritable système que
l’on peut désigner par le vocable notionnel système-monde. « L’ère
planétaire s’ouvre et se développe, dans et par la violence, la destruc-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
49
tion, l’esclavage, l’exploitation féroce des Amériques et de l’Afrique.
C’est l’âge de fer planétaire, où nous sommes encore » (Morin, 1993 :
18).
Ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui la mondialisation n’est que
la continuation de la planétarisation de l’économie capitaliste dans sa
phase néolibérale (Engelhard, 1996 ; Moussa, 1994) ; néolibéralisme
économique mondial qui tire ses origines immédiates de la crise économique résultant du premier « choc pétrolier », en 1973, quand les
pays arabes producteurs de pétrole [22] fermèrent les puits à
l’Occident industriel et firent monter les prix du baril de l’or noir.
Mais la mondialisation économique est le siège de contradictions et de
paradoxes dans la mesure où c’est une force unificatrice et diviseuse,
égalisatrice et inégalisatrice. Depuis la conquête des Amériques à la
fin du XVe siècle jusqu’à la mondialisation de l’économie du marché
à la fin du XXe siècle, en passant par l’expansion de l’empire du capitalisme (Amin, 1970), l’Afrique se situe dans la zone des effets pervers négatifs des contradictions internes et externes du systèmemonde 9.
Logiquement, c’est donc la compréhension et l’explication de ce
phénomène mondial et global qui permettront une mise en lumière de
la crise quasi endémique du continent. S’agissant des sciences humaines en général et de la sociologie en particulier, elles visent, et c’est
leur fonction première, à produire un savoir capable d’éclairer les
phénomènes sociaux qui présentent à première vue un caractère énigmatique (Boudon, 2001a). C’est dans cette perspective que Wallerstein (1983) se représente le système-monde comme un système social
(le concept de) qui a ses « frontières, ses structures, certaines règles
qui le légitiment et une certaine cohérence ». Et l’auteur de poursuivre : « La vie d’un tel système est faite de forces conflictuelles qui,
par leur tension, assurent sa cohésion – tout en le déchirant car chaque
groupe, éternellement, cherche à refondre l’ensemble en fonction de
ses intérêts » (Wallerstein, 1983 : 118). Traduit en une conceptualisation analytique, un système social se définit par les éléments princi9
Voir René Dumont, L’Afrique est mal partie, Paris, Éditions du Seuil, 1962 ;
Albert Meister, L’Afrique peut-elle partir ? Paris, Éditions du Seuil, 1966 et
Lumemba Kasanda, « L’Afrique et l’économie-monde, espoirs, désenchantements d’un continent », dans La Mazarine, hiver 2001, p. 81-84.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
50
paux suivants : les acteurs collectifs, les conditions dans lesquelles ils
se trouvent, les structures qui résultent des relations sociales (relations
entre les acteurs collectifs), les logiques de fonctionnement
d’ensemble. Les dynamiques dialectiques des éléments internes et externes du système social permettent à celui-ci d’exister et de se développer (Bajoit, 1992).
[23]
Toute démarche sociologique qui entend créer un savoir capable de
mieux faire comprendre les trajectoires de l’Afrique dans le système
mondial, devrait s’inspirer d’une épistémologie et d’une méthodologie
qui supposent une approche systémique des phénomènes sociaux. Ce
cadre général d’analyse implique que le chercheur fasse une rupture
avec le paradigme déterministe qui donne lieu le plus souvent à des
schèmes d’analyse unifactorielle, par exemple les thèses culturalistes
ou de la dépendance. Nous présumons que le paradigme interactionniste de type wébérien est bien pertinent pour mieux comprendre et
expliquer la crise de l’Afrique (Assogba, 1999a ; Boudon, 1984). La
notion de paradigme est utilisée ici dans le sens que Boudon lui donne, à savoir le langage dans lequel sont formulés les éléments fondamentaux d’une théorie. La notion de paradigme renvoie ainsi aux
questions ayant trait à l’ensemble langagier par lequel la représentation épistémologique du concept d’action est décrite. Par exemple,
quels sont le statut et le rôle que la théorie attribue à l’acteur social,
c’est-à-dire à l’homo sociologicus ? Comment celui-ci est-il représenté dans son rapport aux contraintes structurelles du contexte social
dans lequel il se retrouve ?
Grosso modo, la distinction entre les deux types de paradigmes se
présente en ces termes. Le paradigme déterministe emploie en général
dans son langage des propositions de forme « A (antérieur à B) explique B ». L’homo sociologicus est perçu comme n’ayant pratiquement
pas d’autonomie dans ses comportements. Tout se passe comme s’il
était soumis plus ou moins aux influences des facteurs antérieurs ou
extérieurs. Pour caricaturer, on peut dire que la crise de l’Afrique
s’expliquerait essentiellement pas sa dépendance vis-à-vis les anciennes métropoles. Ou encore que le sous-développement du continent
s’expliquerait par la culture africaine qui semble incompatible avec la
modernisation. Quant au paradigme interactionniste, il conçoit un
contexte social défini certes par des contraintes structurelles, mais
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
51
dans lequel agit l’homo sociologicus qui est un acteur doté
d’intentionnalité, jouissant d’une certaine liberté, doté de différentes
formes de rationalité, etc. Une théorie interactionniste explique alors
un phénomène social donné comme étant le résultat de l’agrégation de
l’ensemble des actions [24] d’acteurs sociaux situés dans un système
social donné. Ainsi, la « crise » africaine serait, toutes choses étant
égales par ailleurs, le résultat de l’ensemble des actions des différents
acteurs sociaux du système-monde 10.
Le choix d’une théorie interactionniste est certes un élément nécessaire pour une meilleure explication et compréhension de la situation
de l’Afrique, mais il est insuffisant. L’interactionnisme de type wébérien (Assogba, 1999a : 179-206) doit être doublé d’une sociologie cognitive, c’est-à-dire une sociologie à visée scientifique dont la portée
heuristique se révèle capable de générer un savoir dont l’objectif principal est de contribuer à rendre plus compréhensible un phénomène
social complexe qui est opaque à une sociologie spontanée. Bref, une
sociologie à visée scientifique a pour objectif premier d’apporter une
contribution à l’éclairage de la réalité sociale (Dubois, 2000). Ses caractéristiques principales sont :
- l’usage d’un langage sociologique clair, c’est-à-dire ni verbeux ni hermétique, afin de permettre au chercheur de questionner la réalité en des termes simples ;
- une « sociologie scientifique » en mesure de développer une
réflexion d’ordre méthodologique, dans le sens d’une analyse critique des recherches antérieures permettant d’enrichir
la pensée scientifique ;
10
Pour approfondir les connaissances sur les paradigmes en général et les paradigmes sociologiques en particulier, le lecteur peut lire avec intérêt les ouvrages principaux suivants :
- Thomas Kuhn, Les structures des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970.
- Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, Presses universitaires de France, 1ère édition, 1977.
- Yao Assogba, La sociologie de Raymond Boudon. Essai de synthèse et applications de l’individualisme méthodologique, Sainte-Foy/Paris, Presses de
l’Université Laval/L’Harmattan, 1999.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
52
- enfin, une sociologie qui prend ses distances par rapport aux
idées et formules dogmatiques.
Le chercheur africain ou le chercheur africaniste qui postule une
telle scientificité et adopte une attitude en conséquence constate, au
cours de sa démarche de recension des écrits, que [25] les sciences
sociales appliquées au développement prennent le plus souvent des
couleurs normatives ou prescriptives. Au lieu d’énoncer des jugements de réalité, nombre de chercheurs ont plutôt tendance à émettre
sans cesse des jugements de valeur sur le développement. C’est
l’approche que Olivier de Sardan et le courant de pensée de
l’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD) appellent le populisme développementaliste. Sous l’angle sociologique, Olivier de Sardan définit le populisme comme un certain type de rapport social (idéologique, moral
et scientifique) et symbolique que des intellectuels et experts ont avec
le peuple 11 (Olivier de Sardan, 1995 : 98-99). Ce rapport est producteur de la connaissance ou de l’action et parfois les deux en même
temps. Mais comme le populisme génère chez l’observateur une sympathie pour le peuple ou les gens d’en-bas, cet enquêteur produit généralement un savoir à partir de ses propres valeurs. Sur le terrain, le
populisme développementaliste permet la critique des modèles de développement dominants et appelle au respect des populations concernées. Mais son exaltation de la participation paysanne s’assortit volontiers de stéréotypes naïfs. Comment défendre la cause du monde d’enbas « sans tomber dans la langue de bois et les illusions militantes ? »,
se demande en dernier ressort Olivier de Sardan (ibidem : 99).
La fonction cognitive des sciences sociales et de la sociologie en
particulier exige du sociologue qu’il fasse la rupture avec le populisme
développementaliste. Par ailleurs, l’approche systémique veut que le
phénomène social macroscopique qui fait l’objet d’études provienne
de la juxtaposition des actions individuelles ou collectives des acteurs
11
Jean-Pierre Olivier de Sardan, Introduction. Les trois approches en anthropologie du développement, 2001, 21 pages (version manuscrite). Cette introduction, précise l’auteur, a été écrite au début de 2001 pour l’édition anglaise de
son ouvrage en français (1995).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
53
sociaux qui sont dans un contexte donné. Dans cette perspective et
dans le cas qui nous intéresse ici, la crise du développement en Afrique est le résultat de l’interaction entre le peuple et le groupe formé
par les « développeurs » (élites nationales, experts internationaux,
[26] théoriciens et praticiens du développement). Bref, entre ce qu’un
sociologue ivoirien appelle les en-bas d’en-bas et les en-haut d’enhaut. Dans ce sens, le sociologue doit rompre aussi avec ce que nous
pouvons appeler l’« élitisme développementaliste », c’est-à-dire la
représentation « occidentalo-centriste » de la modernisation et le rapport défavorable des développeurs aux savoirs et aux techniques populaires comme facteurs potentiels de développement. La crise africaine résulte également de la nature des rapports entre les gens d’enhaut, c’est-à-dire les classes dirigeantes africaines, les anciennes métropoles, les puissances du Nord, les grandes multinationales et les
grandes organisations internationales bailleresses de fonds, notamment la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI).
La sociologie à visée scientifique doit considérer à sa juste valeur la
position et le poids de ces facteurs dans la dynamique interactionniste
de tous les acteurs sociaux datés et situés à l’intérieur du processus
générateur de la crise ou du problème de l’Afrique. Comme le remarque bien Samir Amin, dans un texte de conférence prononcée dans le
cadre d’un congrès annuel de l’Association canadienne des études
africaines (ACEA), la « collusion entre les classes dirigeantes africaines et les stratégies globales de l’impérialisme est donc, en définitive,
la cause ultime de l’échec. On retrouve alors, dans le fonctionnement
de ces collusions, toutes les dimensions des préoccupations de la stratégie des impérialismes dans l’Après-Guerre (1945-1990), en particulier sa dimension géostratégique » 12.
En dernière analyse, la démarche la plus pertinente pour produire
un savoir à grande valeur heuristique, consiste donc à considérer la
situation de l’Afrique dans le système mondial comme un objet auquel
il est possible de porter une attention scientifique. Cet objet peut être
représenté, selon l’expression de Olivier de Sardan, comme une
configuration développementiste qui met en relation dialectique diffé12
Samir Amin, Aux origines de la catastrophe économique de 1’Afrique, Conférence prononcée au Congrès annuel de l’Association canadienne des études
africaines (ACEA), Montréal, Université McGill, 1996, p. 15, texte miméographié.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
54
rents acteurs sociaux dont les intervenants en développement : experts, technocrates, hauts [27] fonctionnaires, volontaires, organisations non gouvernementales (ONG), chercheurs, techniciens, professionnels de projets, praticiens de terrain, etc., et les populations. La
configuration développementiste renvoie aussi à des institutions publiques et privées, nationales et internationales, bilatérales et multilatérales ; elle mobilise des ressources matérielles, financières et symboliques importantes.
Le sociologue n’étudie pas un phénomène social pour le
« condamner » ou en faire l’éloge, l’apologie. Il construit l’objet de
recherche à partir d’un appareillage méthodologique propre à la discipline de la science du social. La démarche de construction doit lui
permettre d’appréhender le phénomène social étudié comme un ensemble de système complexe fait d’institutions, de structures sociales,
d’interactions entre divers acteurs sociaux intentionnels qui ont de
« bonnes raisons » d’agir d’une façon particulière selon le contexte
dans lequel ils sont placés 13. Le modèle cognitiviste proposé par
Boudon inclut la rationalité axiologique de Weber et la rationalité
post-newtonienne selon le néologisme de Boudon lui-même. Ce modèle semble le plus approprié, dans l’état d’avancement actuel de la
fonction cognitive de la sociologie contemporaine, pour faire un objet
d’étude scientifique des relations entre les composantes d’une réalité
sociale complexe (Boudon, 1995 et 2001a). En effet, le modèle cognitiviste appartient au paradigme interactionniste, et l’interactionnisme
désigne les types d’analyse qui considèrent les interactions sociales
comme des données fondamentales de la réalité sociale. À partir de
ces données empiriques, il est possible de déceler et de mettre en évidence à l’intérieur des structures [28] sociales concrètes, les logiques,
13
Au sens boudonien, par bonnes raisons, il faut entendre les raisons qui dans le
contexte de l’acteur social sont bonnes, même si elles sont jugées fausses par
l’observateur. De façon analytique, la notion de bonne raison renvoie aux argumentations de l’acteur social comportant au moins un énoncé contextuellement valide. Bien sûr, l’acteur n’a pas par définition la possibilité de distanciation par rapport au caractère situationnel de l’énoncé. Eu égard à la validité
de celui-ci, la notion de bonne raison suppose la présence d’un observateur
distancié, capable de voir et de juger le caractère contextuel de
l’argumentation (jugement de réalité) de l’observé. (Lire Raymond Boudon,
« Pourquoi devenir sociologue ? Réflexions et évocations », dans Revue européenne des sciences sociales, tome XXXIX, no 120, 2001, p. 5-30).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
55
les stratégies des acteurs sociaux par rapport aux contraintes contextuelles. On peut aussi appréhender les pratiques et les représentations
sociales, identifier des phénomènes conjoncturaux et structuraux. De
plus, le modèle cognitiviste a la propriété de rompre avec le relativisme ambiant et les théories culturalistes dominantes dans la sociologie.
Autrement dit, le modèle boudonien souligne la transculturalité et
l’universalité de beaucoup de normes et de croyances : « Car, n’en
déplaise aux culturalistes, il existe bel et bien des croyances universelles. Il est entendu qu’on coupe la main des voleurs dans certaines sociétés et qu’on les laisse plutôt courir dans d’autres ; que la politesse
veut tantôt qu’on ôte son chapeau et tantôt qu’on le garde ; mais le vol
et l’impolitesse font l’objet d’une condamnation universelle » (Boudon, 2001a : 21).
Le paradigme interactionniste avec ses principales caractéristiques
épistémologiques et méthodologiques est fort pertinent en sociologie
appliquée au développement, dans la mesure où les phénomènes sociaux de développement ont la particularité de donner lieu à de nombreuses interactions. En outre, ces interactions sont entre des acteurs
sociaux issus d’univers sociaux et symboliques très variés, ayant des
statuts différents, disposant de ressources hétérogènes et poursuivant
des stratégies bien distinctes (Assogba, 1999a). Pour terminer
l’élaboration du cadre théorique et méthodologique dans lequel ce livre veut s’inscrire dans le but de contribuer, tant soit peu, à une meilleure explication et compréhension de la crise africaine, il importe de
souligner que la fonction cognitive de la sociologie du développement
ne veut pas dire, bien entendu, qu’il ne faille pas émettre de valeurs
morales ou politiques sur les diverses formes de développement. En
fait, c’est en produisant au préalable un savoir qui apporte de nouvelles connaissances du développement considéré comme un phénomène
social, que la sociologie pourrait prétendre à « sa contribution » aux
processus du développement. Cette proposition remonte d’ailleurs à
Max Weber, dans la fameuse conférence sur « Le métier et la vocation
d’homme politique » (Politik als Beruf, 1919), où il proclame
l’impossibilité pour le savant de se faire le champion de convictions
pratiques au nom de la science. Pour le sociologue allemand, seule la
discussion des « moyens » nécessaires pour [29] atteindre une « fin »
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
56
déterminée au préalable, peut légitimement revendiquer la contribution de la raison scientifique 14.
Crise africaine ou l’Afrique enfermée
dans la cage du développement
au sein du système mondial
Retour à la table des matières
Dans son sens commun, le mot crise signifie souvent une menace,
une épée de Damoclès, un danger pour une société, un pays. Mais le
mot crise revêt également une autre signification. Crise vient du mot
grec krisis qui veut dire l’instant du choix. Sous cet angle, le mot
« n’implique pas nécessairement une ruée forcenée vers l’escalade de
la gestion. Il peut au contraire signifier l’instant du choix, ce moment
merveilleux où les gens deviennent brusquement conscients de la cage
où ils se sont enfermés eux-mêmes, et la possibilité de vivre autrement » (Illich, 1977 : 12). La métaphore de la cage renvoie, bien sûr,
au système mondial capitaliste, conçu comme un type de systèmemonde (une économie-monde depuis le XVe siècle) et au sein duquel
l’Afrique est insérée en y occupant une position particulière, c’est-àdire périphérique (le Sud) par rapport au centre (le Nord). Mais lorsqu’on parle de la crise africaine, on réfère généralement au bilan des
résultats des quatre décennies du développement de l’Afrique au sud
du Sahara depuis 1960, année de l’accession à l’indépendance de la
plupart des États qui la constituent. C’est ce bilan qui représente la
cage où se sont enfermés les États postcoloniaux d’Afrique et les
puissances du Nord. La prise de conscience de s’en sortir et de la possibilité de vivre autrement s’est donc faite à la lumière de l’inventaire
très peu reluisant des effets de 40 ans d’aide au développement du
sous-continent. Depuis 1990, le Programme des Nations Unies pour le
développement (PNUD) a introduit dans le vocabulaire du développementisme la notion de développement humain, pour désigner le
processus d’élargissement de l’éventail des possibilités offertes aux
14
Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Librairie Plon, coll. Le Monde en
1018, 1959.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
57
individus. C’est dans cette [30] perspective que le PNUD a proposé
qu’on considère un nouvel indice, l’indicateur de développement humain (IDH) qui prend en compte, outre le pouvoir d’achat moyen dans
chaque pays du système mondial, l’état de santé (espérance de vie) et
le niveau d’éducation (taux de scolarisation et d’alphabétisation) de
ses populations (Cordellier, 2000).
Mais la première théorie générale du développement serait élaborée en 1948 par l’économiste argentin Raùl Prebisch, dans le cadre de
la Commission pour l’Amérique latine dans le sillage de la proclamation et de l’adoption de la Charte des Nations Unies (Sonntag, 1994).
Par exemple, selon cette théorie, les politiques de développement mises en œuvre en Afrique subsaharienne à partir de 1960 ont pour objectif général d’assurer la modernisation et l’enrichissement des nouvelles nations par l’industrialisation, secteur où elles accusaient un
retard considérable par rapport à l’Occident, colonisateur du reste. Les
États nouvellement indépendants disposent des ressources naturelles
et d’autres potentialités qu’on peut mettre en valeur pour atteindre ce
premier objectif de développement. Mais les facteurs de développement (technologies, capitaux, expertises, etc.) qui font défaut aux
États africains peuvent être importés de l’extérieur (anciennes métropoles) sous formes d’aide et de coopération, de prêts, de dons, etc. La
modernisation ne consiste pas uniquement à l’industrialisation. Pour
construire un État national moderne, il faut aussi l’urbaniser, le doter
d’infrastructures de transport et de communication, mettre en œuvre
des politiques d’éducation nationale, de santé et de services sociaux,
etc. Sur le plan politique, la démocratie et les droits de l’Homme qui
ne semblaient pas être des facteurs déterminants du développement
dans les années 1960, seront pris en compte dans la décennie 19801990 (Centre d’étude d’Afrique noire, 1994 ; Revel, 1992). Depuis,
l’évaluation de l’état de développement dans le système mondial se
fait à l’aune du degré de réalisation des idées et valeurs fondamentales
de droits de la personne, de développement humain, de liberté et de
solidarité. Le PNUD explicite clairement les principes que soustendent ces valeurs : « Les droits de l’homme et de développement
humain partagent une conception et un objectif communs : assurer la
liberté, le bien-être et la dignité de tous les individus, [31] partout
dans le monde » (PNUD, 2000 : 1). Ces principes ont pour but de garantir :
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
58
- la liberté de vivre sans être victime de toute forme de discrimination ;
- la liberté de vivre dans des conditions sociales qui ne privent
pas des besoins fondamentaux ;
- la liberté de vivre dans la sécurité personnelle et collective ;
- la liberté de vivre dans la justice ;
- la liberté de vivre totalement la citoyenneté (expression de
l’opinion, exercice du droit de vote, formation
d’associations, etc.) ;
- la liberté de travailler sans se faire exploiter.
Lorsqu’on jette un regard rétrospectif sur l’Afrique à travers la littérature, force est de constater que la plupart de ses États ont connu un
échec du développement dans le sens où on l’entend depuis 1948, ou
sous les divers types qui ont été définis au cours des 40 dernières années : développement rural, développement participatif, développement endogène, développement autocentré, développement intégré,
développement durable, etc. L’idée dominante dans cette vaste documentation (enquêtes de sciences sociales, rapports des institutions nationales et internationales de Breton Woods et des Nations Unies) est
celle d’un continent qui se meurt. L’Afrique va-t-elle mourir ? Tel est
le titre, combien évocateur, que le pasteur, docteur en philosophie et
docteur en théologie Kä Mana n’a pas hésité à donner à un de ses ouvrages publié au début des années 1990 (Kä Mana, 1991).
Le rapport de 1999 du Programme des Nation Unies pour le développement (PNUD) signale que la plupart des pays de l’Afrique subsaharienne occupent le bas du tableau de FIDH, que la pauvreté y touche plus de la moitié de leurs populations (PNUD, 1999). Le Rapport
mondial sur le développement humain 2001, publié par le même organisme, note que pour l’ensemble des nations du sous-continent, le
produit intérieur brut (PIB) a progressé à raison de 1 % par année depuis 1975, ramenant à la baisse le revenu moyen par habitant (PNUD,
2001). Situation que Vittorio de Filippis évoque en ces termes : « Un
seul continent [32] est aujourd’hui plus pauvre qu’il y a vingt ans :
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
59
l’Afrique. Si rien n’est fait, l’Afrique continuera sa marche à reculons.
Telle est la conclusion d’un rapport de la Conférence des Nations
Unies pour le commerce et le développement (CNUCED) [...] selon
lequel le revenu par habitant africain est aujourd’hui, en moyenne, de
10 % inférieur à celui de 1980 15. »
Dans l’histoire récente de l’Afrique, certains auteurs situent
l’origine de la crise dans les années 1960, qui sont généralement qualifiées d’années des indépendances africaines (Dumont, 1962 ; Meister, 1966). La crise s’est accentuée tout au long de l’aprèsdépendance, pour prendre des proportions effrayantes à la fin des années 1970 et au début de la décennie 1980-1990. En fait, les années
1980 ont été caractérisées par une crise dont la conséquence la plus
marquante fut le changement structurel de l’économie mondiale et du
système politique international. Ainsi, les deux grandes composantes
du système mondial (les pays du Nord et les pays du Sud) ont pris des
trajectoires particulières qui respectent la logique de leur position périphérique dans le système. Le Nord, qui comprenait habituellement le
Bloc de l’Ouest et le Bloc de l’Est, tout en reconsolidant la sienne
comme il se devait (c’est-à-dire la position de Centre dominant recherchant depuis cinq siècles l’accumulation constante de capital), a
pris l’allure d’un bloc désormais monolitique du point de vue politique et économique. En effet, la fin de la décennie 1980 a été marquée
par la désormais célèbre Perestroïka en Union soviétique, Perestroïka
qui a démantelé le bloc de l’Est ou le bloc communiste et l’URSS,
provoqué la destruction du « Mur de Berlin » et la réunification de
l’Allemagne. C’est alors la fin de la guerre froide, dont la conséquence immédiate a été l’établissement de rapports politiques et économiques formels, plus coopératifs et plus associatifs entre l’Est et l’Ouest,
la Russie et la plupart des anciens pays satellites ayant opté pour un
régime démocratique et une économie libérale. Le Sud, tout en demeurant la Périphérie, a connu un double changement. [33] On a assisté à l’émergence de ce que l’on peut appeler le Centre-de-lapériphérie (en Asie du Sud-Est et dans une moindre mesure en Amé-
15
Vittorio de Filippis, Libération, 13 septembre 2001, p. 40, cité dans l’Éditorial
de la revue Alternatives Sud, vol. 8, no 3, 2001, p. 8. Il s’agit d’un numéro
sous forme d’un ouvrage intitulé Et si l’Afrique refusait le marché, Paris,
L’Harmattan, 2001.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
60
rique Latine) et à la formation de la Périphérie-de-la-périphérie (en
Afrique subsaharienne et dans les Caraïbes).
L’an 1973. La flambée des prix du pétrole ébranle les économies
de la plupart des pays du globe et particulièrement celles des pays industriels. Depuis cette période, le système mondial est entré dans une
crise qui semble durer dans le temps et s’étendre dans l’espace. Elle
atteindra toute son intensité et son ampleur dans les années 1980.
Grosso modo, cette crise a été caractérisée par : 1) la mondialisation
de l’économie, le renforcement de la concurrence ; 2) le développement spectaculaire des entreprises transnationales et multinationales,
le développement des technologies nouvelles, de l’information et de la
communication. Cependant, les pratiques sociales, économiques et
politiques auxquelles elle a donné lieu ont varié, quelque peu, selon la
position qu’occupent les pays dans la division internationale du travail. Au Nord, ces pratiques ont consisté de façon générale à un retour
au libéralisme ou plutôt au néolibéralisme : déréglementation, accroissement de la production, privatisation, réduction des dépenses de
l’État, gel des salaires, etc. On voit ainsi émerger ce que certains auteurs ont appelé la société managériale (De Gaulejac et al, 1994).
Fondée sur le culte de la performance, cette société valorise
l’excellence dans toutes les activités des citoyens. La conséquence
c’est que les excellents ont une position plus ou moins bonne dans le
système socioéconomique et les autres en sont exclus. Dès lors, on a
assisté à une augmentation du nombre des socialement exclus : chômeurs, pauvres, sans-abri, etc.
Le Sud se divise en deux groupes eu égard au développement de
ses pays (Gélinas, 1994). Ainsi, certaines conditions particulières,
comme la disponibilité de capitaux autochtones et étrangers, les salaires peu élevés par rapport aux pays du Nord, la maîtrise des nouvelles
compétences, la conquête de nouveaux marchés, l’autoritarisme politique plus ou moins rigide, l’interventionnisme, etc., ont favorisé la
modernisation capitaliste de quelques pays d’Asie du Sud-Est. Il s’agit
notamment de la Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong-Kong,
qu’on a appelés les Nouveaux Pays Industrialisés (NPI). C’est le [34]
premier groupe du Sud ou ce que nous avons appelé auparavant le
Centre-de-la-périphérie. Dans une certaine mesure, on peut inclure
quelques pays d’Amérique latine dans cette catégorie en ce sens que
ces derniers ont suivi un processus de développement capitaliste simi-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
61
laire pendant la même période, par exemple le Chili, l’Argentine et le
Mexique. L’Afrique au sud du Sahara constituerait l’essentiel du second groupe, bien que l’on puisse y ajouter les Caraïbes et des pays
latino-américains tels que le Pérou et la Colombie. Mais pour bien
illustrer ce groupe, nous parlerons surtout de l’Afrique subsaharienne.
Compte tenu de la nature et des formes de leur intégration au système
économique mondial et de leurs régimes autocratiques, les pays de
l’Afrique noire n’ont pas pu opérer, à la suite de la crise mondiale,
leur repositionnement selon les mêmes modalités que les pays d’Asie
du Sud-Est. En effet, les rapports entre les bureaucraties et les milieux
d’affaires nationaux d’une part, puis les alliances formelles et informelles de l’État et des entreprises multinationales européennes (notamment) d’autre part, n’ont guère permis aux pays africains d’avoir
accès aux technologies nouvelles, à de nouveaux marchés, ni
d’acquérir et de maîtriser les nouveaux savoir-faire dans le secteur
déterminant de l’industrie. En outre, ces États n’ont pas été en mesure
d’insuffler aux hommes et aux femmes d’affaires un dynamisme entrepreneurial moderne, nécessaire pour répondre de façon adéquate
aux nouvelles exigences de l’économie mondiale.
Par ailleurs, les Programmes d’ajustement structurel (PAS) du
Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, qui
sont les principales modalités que le Centre a mis en œuvre pour résoudre la « crise » dans les pays en développement, n’ont pas donné
l’effet escompté, c’est-à-dire assurer le paiement de la dette. Bien au
contraire, dans le cas spécifique de l’Afrique subsaharienne, la dette a
été multipliée par environ 20 depuis 1970. C’est plutôt une diminution
des investissements publics qui a permis une réduction des déficits.
En plus, le produit intérieur brut (PIB) a chuté dans la plupart des pays
de cette région. Les revenus provenant habituellement des cultures
industrielles d’exportation tels que le café, le cacao, etc., ont nettement baissé. Les emplois sont devenus rares dans la fonction publique
et parapublique qui constituait, jusqu’à la fin des [35] années 1970, le
principal débouché pour les diplômés des universités et des écoles
professionnelles. La pauvreté sévit plus que jamais au sein des couches défavorisées des centres urbains, semi-urbains et en milieu rural.
Le chômage frappe particulièrement les jeunes. À ces problèmes économiques s’ajoutent ceux d’ordre social. L’Afrique noire connaît une
poussée démographique sans précédent dans son histoire. En 1987,
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
62
elle comptait environ 450 millions d’habitants, soit deux fois plus
qu’au début des années 1960, On prévoit qu’elle atteindra le milliard
en 2010. Le drame de cette démographie galopante, c’est que la production agricole des pays concernés augmente moins rapidement que
leur population. Sur le plan politique, la plupart des pays de l’Afrique
au sud du Sahara sont passés de la dictature à la démocrature (Goumaz-Lanigez, 1992) à la fin des années 1980 et au début de la présente
décennie. La démocrature, c’est la dictature déguisée en démocratie ;
c’est un mélange subtil des deux formes de régime, mais avec une
dominance de la première. En fait, sous des pressions intérieures (grèves, manifestations de rue) ou extérieures, l’ancienne dictature bouge
et s’approprie certains mécanismes de la démocratie. La démocrature
tolère alors le multipartisme mais a recours à la répression et à la violence militaire comme moyens de régulation politique. Elle accepte
l’organisation d’élections multipartites mais parallèlement met en œuvre des tactiques louches pour qu’elles ne soient pas libres et transparentes, de manière à les gagner. La démocrature, c’est la coexistence
de la démocratie truquée et de la dictature : formation d’un gouvernement dans lequel les ministères-clés sont détenus par les membres
ou les sympatisants de l’ancien régime. La démocrature tolère plus ou
moins les associations issues de la société civile, à savoir les groupes
populaires, les associations de jeunes, les syndicats. Elle accorde une
faible marge de liberté à la presse d’opposition.
En dernière analyse, la crise que connaît le monde depuis les trois
dernières décennies n’a fait que reconsolider l’échange inégal entre le
Centre et une grande partie de la Périphérie, en accentuant les inégalités sociales, économiques et de politique internationale entre le Nord
et le Sud. Cela s’est traduit par deux phénomènes bien marquants.
L’un de ces phénomènes est l’accaparement du commerce international formel par trois [36] blocs de grands ensembles régionaux : le bloc
constitué par les États-Unis d’Amérique, le Canada (et récemment le
Mexique), le bloc formé par l’Union européenne et enfin le bloc formé par le Japon et les NPI du Sud-Est asiatique. Dès lors, les pays du
Tiers-Monde ont perdu les parts de marché qu’ils détenaient jusque-là.
En effet, depuis les années 1980, les échanges commerciaux se font
essentiellement entre ces trois blocs, selon de nouveaux axes définis
par les secteurs de l’économie contemporaine. Les NPI produisent et
exportent la plupart des marchandises issues de la production indus-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
63
trielle de la période anté-capitaliste, à savoir les textiles, l’acier,
l’automobile, l’électronique. Pendant ce temps, les États-Unis
d’Amérique, le Canada, le Japon et l’Union européenne se spécialisent surtout dans les industries nouvelles, c’est-à-dire les biotechnologies, les microprocessus, les communications, etc. La concurrence est
très vive entre ces grands acteurs du commerce international. Et malgré les tentatives amorcées depuis la fin des années 1970 par les Sept
Grands (les 7G), à l’occasion de leurs conférences annuelles, pour
établir un certain équilibre dans les échanges commerciaux entre les
trois blocs, « [...] il y a eu et il continue d’y avoir entre eux des différends qui prennent parfois les proportions d’une guerre commerciale »
(Sonntag, 1994 : 278).
Mais au-delà de cette concurrence, les puissances du Nord forment
un front commun face aux pays du Sud quand vient le moment de définir et de fixer les règles du commerce et du développement sur le
plan international. La mondialisation du capital financier représente
alors la norme qui inspire les négociations entre le Nord et le Sud, et
ce sont les institutions de ce capital financier international avec leurs
réseaux d’influence et leurs moyens d’action propres qui imposent la
loi. Ces institutions forment une constellation comprenant le Fonds
monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation
pour la coopération et le développement économiques (OCDE) et
l’Organisation mondiale du commerce 16 (OMC). Ces quatre [37] institutions « parlent d’une seule voix – répercutée par la quasi-totalité
des grands médias – pour exalter les vertus du marché » (Ramonet,
1997 : 1).
La dynamique de l’économie-monde pendant la décennie 19801990 fut un terreau fertile à une croissance exponentielle de
l’économie des NPI. Mais dans la deuxième moitié des années 1990,
une crise boursière ébranle d’abord le Mexique (1994-1005) et ensuite
l’Asie du Sud-Est. Dans ce dernier cas, on a employé la métaphore du
typhon sur les bourses d’Asie. La plupart des analystes ont expliqué
16
L’Organisation mondiale du commerce (OMQ est née en mars 1994 à la suite
de la signature à Marrakech (Maroc) de l’accord de négociation du cycle
d’Uruguay. Les organisations suivantes ont précédé l’OMC dans l’ordre chronologique, l’Organisation internationale du commerce (OIC) en 1948 et
l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce en 1950, communément appelé GATT (en anglais).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
64
cette crise par l’internationalisation des économies des pays du sud-est
asiatique et de leur intégration aux flux mondiaux de capitaux qui ont
contribué paradoxalement à leur développement accéléré, mais de
manière inégale (Golub, 1997). Les pays du Tiers-Monde ont subi largement les effets pervers de la crise d’Asie. C’est ainsi qu’on a assisté
à ce qu’on peut appeler, en paraphrasant Samir Amin, la quartmondialisation de l’Afrique noire, de certains pays d’Amérique latine
et des Caraïbes. En effet, malgré les discours volontaristes des pays
industriels depuis la fin des années 1950, d’améliorer les conditions
de vie économiques et sociales du Tiers-Monde, de donner aux pays
sous-développés une position nouvelle plus « avantageuse » dans le
système mondial, on constate une quarantaine d’années plus tard, que
les réalités sont loin des discours. L’échec du développement est très
éloquent dans les régions du Tiers-Monde ; la Banque mondiale a
même parlé des « années perdues » pour le développement. En Amérique latine et dans les Caraïbes, la pauvreté frappe aujourd’hui 50 %
à 80% de la population, selon les pays. Le chômage a beaucoup augmenté dans les centres urbains et les très bas salaires forcent les gens à
avoir un deuxième emploi dans le secteur dit informel. Les États de ce
sous-continent se sont endettés énormément depuis la mondialisation
de l’économie de marché. Par exemple, sur une période de dix ans,
soit de 1981 à 1991, ces États ont opéré des transferts de l’ordre
d’environ 290 milliards de dollars américains pour les services [38] de
la dette, sans empêché celle-ci de continuer à augmenter, passant à
367 milliards au milieu des années 1980, pour atteindre 450 milliards
de dollars américains au début de la présente décennie (Sonntag,
1994 : 280).
Parmi les régions du Tiers-Monde, l’Afrique subsaharienne est
sans doute celle qui a été la plus durement frappée par la crise du système mondial en général et la crise du développement en particulier.
Intégrée depuis le XVIe siècle dans l’économie-monde fondée sur
l’échange inégal, l’Afrique noire continue d’occuper une position de
dominée. Celle-ci la rend encore plus vulnérable aux soubresauts des
trajectoires politiques et économiques d’un monde devenu désormais
un village global. Au risque de se répéter, c’est à travers les phases
successives de l’histoire du système mondial qu’on peut apprécier
qualitativement et mieux comprendre les relations entre chacune
d’elles, et « l’évolution des centres du système, à savoir le capital
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
65
mondial dominant » (Amin, 2001 : 39). Cette démarche permet par
ailleurs de mieux saisir et expliquer le processus d’intégration de
l’Afrique. La première phase du système-monde est celle du capitalisme mercantiliste qui couvre les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. La
périphérie était constituée essentiellement par les colonies
d’Amérique où était établie une économie d’exportation de sucre et de
coton dirigée vers l’extérieur et dominée par les capitalistes marchands de l’Europe. L’insertion de l’Afrique à cette phase du système
mondial s’est faite par le commerce des esclaves en provenance du
continent noir. Les conséquences en sont graves et terribles. Comme
le remarque bien Amin : « Une bonne partie du " caractère arriéré "
dont on a parlé plus tard au sujet du continent africain est due à cette
forme d’"intégration" qui a entraîné une diminution de la population,
au point que l’Afrique a seulement retrouvé aujourd’hui la proportion
de la population mondiale qu’elle avait probablement vers les années
1500 après J.-C. Cette intégration a aussi causé le démantèlement
d’organisations étatiques importantes, héritées du passé. Celles-ci furent remplacées par de petites unités militaires, connues pour leur brutalité, et par un état permanent de guerre entre elles » (ibidem : 40).
La période coloniale qui va historiquement de 1880 à 1960, correspond à la deuxième phase de l’intégration de l’Afrique [39] dans le
système mondial. C’est la vague de la mise en valeur des colonies
africaines. Le capitalisme mondial intègre celles-ci par le biais du
commerce de leurs produits tropicaux sur le marché international, de
l’exploitation de leurs ressources naturelles et d’une économie de
taxation univoque. D’après Amin (2001), c’est à cette seconde vague
de l’évolution de l’économie-monde que remonte l’origine récente du
sous-développement de l’Afrique, dans la mesure où la logique de
l’accumulation du capital y a freiné toute révolution agricole, le mode
de développement des ressources naturelles procédait d’une inégale
division du travail et empêchait la formation de toute classe moyenne.
On peut considérer que la troisième phase de positionnement de
l’Afrique dans le système mondial aurait commencé avec les indépendances, en 1960, et continuerait toujours. Elle couvrirait donc les décennies 1960-1970, 1970-1980, 1980-1990 et 1990-2000. C’est durant
cette vague qu’a émergé une classe dirigeante privilégiée. Elle est surtout formée d’hommes politiques, d’officiers d’armées convertis à la
politique, d’hommes et de femmes technocrates affairistes. Cette clas-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
66
se se constituera progressivement au cours de ces décennies pour se
souder et former un cénacle politique, d’affairistes et de richissismes.
Ce cénacle se caractérise par sa pérennité au pouvoir. Eu égard au système, cette phase coïncide avec la mondialisation de l’économie néolibérale triomphante.
À partir d’une compilation de données statistiques provenant du
Rapport de la Banque mondiale sur le développement dans le monde
2001, l’économiste camerounais Bernard Founou-Tchuigoua arrive à
la conclusion que des indicateurs portant sur différents pays 17 relativisent les jugements tout faits et montrent que les effets des politiques
économiques suivies par [40] les États africains au cours des deux
dernières décennies du siècle ont été désastreux pour eux (FounouTchuigoua, 2001). Il n’est donc pas juste de dire, comme l’affirment
souvent les institutions de Bretton Woods, que les politiques néolibérales qu’elles ont imposées à l’Afrique depuis les années 1980 n’ont
pas pour objectif réel de sortir le continent du sous-développement.
Qui plus est, le relâchement des contraintes qu’imposait la guerre
froide, la possible accessibilité des marchés des pays de l’Est aux sociétés industrielles, financières et commerciales de l’Ouest d’une part,
la persistance des régimes autocratiques et corrompus en Afrique
d’autre part, ont fait perdre au continent noir les valeurs géopolitique
et idéologique qu’il possédait pendant la guerre froide. Tout cela a
pousse généralement bon nombre d’observateurs à soutenir la thèse de
l’abandon de l’Afrique qui, du reste, serait à la dérive. Quelques titres
d’articles sur l’Afrique choisis au hasard de nos lectures sont éloquents à cet égard : Une Afrique endeuillée, si loin de l’Europe (Colette Braeckman, Le Monde diplomatique, mai 1994) ; L’Afrique noire
est-elle perdue ? (René Dumont, Le Monde diplomatique, mai 1990) ;
17
Pour son analyse comparative des politiques néolibérales appliquées à
l’Afrique par les institutions de Bretton Woods, Founou-Tchuigoua « a retenu
quelques pays pour lesquels il était envisageable, en 1980, de surmonter la crise du développement post-colonial par des politiques économiques autres que
néolibérales intégristes » (p. 30). Il s’agit de l’Afrique du Sud, l’Algérie, la
Tunisie, la Côte d’Ivoire et le Nigeria. Les termes de la comparaison ont porté
sur la croissance économique et les formes d’insertion dans la mondialisation
des systèmes productifs, commerciaux et financiers. La Corée du Sud est le
groupe témoin.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
67
L’abandon de l’Afrique (Jocelyn Coulon, Le Devoir, 9 mai 1994) ;
Pleure, Afrique mal-aimée (Le Monde, 28 juillet 1994).
Mais nombre de chercheurs et d’analystes africains rejettent la thèse de l’Afrique marginalisée ou abandonnée car, soutiennent-ils, cette
thèse tend à camoufler par des statistiques officielles des réalités fort
complexes. Certes, les flux commerciaux et financiers officiels, l’aide
publique au développement (APD) et les crédits alloués tendent à
montrer qu’il y a une certaine déconnexion et un désengagement des
bailleurs de fonds (Banque mondiale et FMI). Mais l’Afrique ne
continue pas moins d’être insérée dans les rapports économiques internationaux sur un plan sulbalterne et selon des mécanismes inédits et
forts complexes, dont les statistiques officielles semblent incapables
de rendre compte totalement (Assogba, 1996 ; Mbembe, 1992). En
fait, il faut constater que, toute proportion gardée, les pays dits marginalisés, dont bien entendu l’Afrique, sont sous le joug d’une surexploitation qui les appauvrit. On ne saurait donc dire que ces pays sont
en marge du système mondial, puisqu’ils sont surexploités par les centres de celui-ci.
[41]
À la fin du XXe siècle, l’Afrique noire est, en réalité, éjectée des
marchés mondiaux réguliers, pour s’insérer dans les réseaux de
l’économie parallèle internationale. Cette trajectoire n’est certes pas
spécifique au continent noir, en ce sens que d’autres régions de l’Asie,
de l’Amérique latine, des Caraïbes et de l’ex-URSS ont suivi également un cheminement similaire. Cependant, la trajectoire africaine a
une caractéristique très particulière. Son sillage va de l’économie internationale que l’on peut qualifier de formelle à des marchés nationaux et transnationaux illicites ou souterrains. L’enclenchement de ce
processus a donné lieu à un système dont les conséquences, non moins
importantes, sont : la dette, l’inexistence de plus en plus criante du
capital productif, la guerre et la déliquescence de l’État (Mbembe,
1993). C’est le cas du Zaïre, du Libéria ou de la Somalie. Ce régime
économique de l’ombre est favorisé par un régime politique postcolonial essentiellement fondé sur l’autoritatisme, la corruption, le clientélisme.
Les appareils répressifs d’État (armée, police, gendarmerie, milice)
mis sur pied, formés et appuyés depuis près de trente ans par les gran-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
68
des et moyennes puissances (France, États-Unis d’Amérique, Israël,
Afrique du Sud de l’apartheid, l’ex-URSS) se déploient davantage
avec une extrême violence (assassinats, répressions sauvages, rackets,
etc.) (Chenerl et Soda, 1994). Ils répriment sauvagement les manifestations de rue, les grèves, les désobéissances civiles, etc. Les normes
de la vie quotidienne, aussi bien dans les centres urbains que les zones
rurales, sont rendues plus contraignantes par l’installation des barrages routiers, la collecte forcée de l’impôt, les rackets, etc. Bref, certains n’ont pas hésité à parler d’une « tonton-macoutisation » des régimes africains. Les autorités locales, clientèles du régime, ont également recours à la violence et à la coercition pour s’enrichir. Ces pratiques illicites ont engendré une économie de prédation qui se déroule
dans l’ombre. Ces marchandises sont en général le trafic de drogue, la
fausse monnaie, les déchets toxiques, les fraudes douanières, etc. Cette économie assure la subsistance de ses protagonistes, de leurs familles et des pans entiers de villages. Des relations fort complexes et embrouillées par des « mains invisibles » se tissent entre des réseaux
constitués de négociants locaux et régionaux d’Afrique, tirant leurs
[42] revenus de toutes sortes de péages (dîmes, tributs) et des réseaux
de négociants internationaux de pierres et de métaux précieux,
d’ivoire, etc. Cette économie souterraine permet de soutenir des bandes de guerriers en Afrique. À titre d’exemples, on peut citer la bande
de Charles Taylor au Libéria, de Jonas Savimbi en Angola (mort à la
fin de février 2002) ou de la Résistance nationale du Mozambique
(RENAMO) (Mbembe, 1993).
Par ailleurs, les classes dirigeantes africaines ont tissé des alliances
(politiques, diplomatiques et militaires) formelles et informelles avec
les classes dirigeantes du Nord, notamment avec celles de l’ancienne
puissance coloniale ou des nouvelles puissances néocoloniales. Ces
alliances longtemps camouflées ou niées sont de plus en plus mises à
jour (Glaser et Smith, 1992 ; Krop, 1994 ; Verschave, 1994a). Et le
Rwanda n’est pas un cas isolé, la coopération franco-togolaise
s’inscrit dans le même ordre. Durant la phase aiguë de la crise politique et sociale du Togo (1991-1993), l’entourage du général Eyadema
aurait menacé « le pouvoir français de " lâcher " quelques dossiers
compromettants, probablement dans les tiroirs de quelque avocat parisien ? Affaires personnelles ? Affaires politiques ? » (Pilon, 1993 :
140).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
69
L’Afrique est maintenue dans cette position grâce à un système politique despotique qui perdure dans bon nombre de pays africains
francophones. Loin d’être abandonnée, l’Afrique continue de jouer le
rôle qui lui est aujourd’hui dévolu dans le système mondial. Ses États
sont néocolonisés par les créanciers internationaux que sont le FMI et
la Banque mondiale. Les programmes d’ajustement structurel (PAS)
imposés par ceux-ci ne sont rien d’autre qu’une mise sous tutelle des
États africains. Les PAS ont non seulement fait perdre aux États africains une partie de leur indépendance politique, mais, qui plus est, ils
n’ont pas toujours donné les effets escomptés. Pendant ce temps, ils
produisent des effets pervers négatifs au niveau social : augmentation
du chômage et de la pauvreté dans les zones urbaines, semi-urbaines
et rurales (Banque mondiale, 1994 ; Ela, 1994).
Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 qui ont anéanti les
deux tours du World Trade Center à New York et [43] ceux qui visaient le Pentagone à Washington ont changé la donne politique internationale dans le système mondial. Sous le leadership des États-Unis,
les grandes puissances tentent de former des alliances pour lutter
contre le mouvement terroriste qui se présenterait désormais comme
l’ennemi des trois grandes religions laïques de notre temps. Ces religions sont la mondialisation de l’économie de marché, la démocratie
et les droits de l’Homme. Force est de constater que les États africains
ne figurent pratiquement pas parmi les groupes d’acteurs principaux
du système mondial qui déterminent l’orientation, les logiques et les
stratégies des alliances anti-terroristes à l’échelle de la planète. C’est
donc dire qu’après les événements du 11 septembre 2001 qui ont
ébranlé le système, l’Afrique maintient encore sa position de périphérie de la périphérie du centre du système-monde. L’expression qui
nous paraît décrire la situation de l’Afrique est celle dont Conesa fait
usage : dans le système mondial, les pays africains appartiennent à la
géographie du monde inutile (Conesa, 2001).
L’Afrique abandonnée ? Non. L’Afrique déconnectée, l’Afrique
éjectée du champ potentiel du système mondial pour jouer un nouveau
rôle de subalterne dans la nouvelle division internationale du travail ?
Oui. Alors, quoi faire pour que le continent noir puisse jouer un rôle
plus digne, plus noble sur son sol et dans le concert des nations ? On
arrive à un consensus dans des discours quant aux voies et moyens à
suivre ou à mettre en œuvre afin que l’Afrique s’en sorte ; les uns et
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
70
les autres s’accordent pour dire qu’il faut agir à la fois sur les facteurs
internes et sur les facteurs externes qui déterminent la situation de
l’Afrique noire. Comment ? En s’engageant dans une voie alternative
à celle dans laquelle elle est engagée depuis quatre décennies
d’indépendance : « Pour s’orienter vers un avenir différent, il faut
d’abord lever les obstacles à un rétablissement des équilibres en Afrique, en créant les conditions d’un autre rapport avec le reste des économies du monde. Cela permettra alors de répondre aux besoins locaux selon des solutions démocratiquement concertées 18. »
[44]
Ce qui fait défaut, c’est la volonté politique, aussi bien des dirigeants africains que de ceux des grandes puissances de ce monde,
pour traduire dans la réalité ces idéaux. Car voyez-vous, ces dirigeants
ont des états d’âme sur les idéaux, mais leur action semble plus obéir
à la raison du capital-accumulation. Comme tout système social, les
sociétés africaines postcoloniales sont le résultat d’un rapport de forces. Mais le drame de ces sociétés, c’est que depuis les années
d’indépendance (en 1960), la lutte entre d’une part, les forces de
changement en Afrique et dans les pays du Nord, résolues à créer les
conditions d’une démocratie réelle et à promouvoir un réel développement tels que voulus par les Africains ; et d’autre part, les forces
conservatrices de l’ordre postcolonial et de l’ordre international, cette
lutte, disons-nous, s’est soldée jusqu’ici par la victoire de ces dernières. L’histoire de l’Afrique indépendante est faite d’assassinats politiques ou physiques de leaders de changement authentique.
Le prochain chapitre parlera des enjeux théoriques et pratiques de
la problématique de la démocratie et du développement en Afrique,
afin de mieux comprendre la dynamique entre ces deux composantes
fondamentales et ses conséquences sur la modernisation de l’Afrique,
puisqu’en dernière analyse, c’est de ce débat qu’il s’agit depuis une
quarantaine d’années.
18
Voir l’éditorial « Et si l’Afrique refusait le marché », de la revue Alternatives
Sud, vol. VIII, no 3, 2001, p. 7.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
71
[45]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Chapitre III
DÉMOCRATIE
ET DÉVELOPPEMENT
Définitions des concepts-clés
Problématique de deux concepts
Retour à la table des matières
La controverse sur les relations entre démocratie et développement
est très vive lorsqu’il s’agit des pays de l’Afrique au sud du Sahara.
Des raisons d’ordre historique et culturel sont généralement avancées
par les uns et par les autres pour aviver la dite controverse (AUPELF,
1992). On ne participe pas efficacement à un débat scientifique par
des imprécations. Pour peu que l’on cherche à apporter une contribution, si modeste soit-elle, à l’avancement des réflexions sur des phénomènes sociaux, en l’occurrence des phénomènes contemporains de
plus en plus complexes, il faut d’abord se doter d’un appareillage
conceptuel et méthodologique ayant une potentialité heuristique relativement élevée (Roig, 1997). Ensuite, il faut se jeter dans le courant
et nager.
Pour approfondir ce grand débat, nous procéderons à un éclairage
des concepts de démocratie et de développement auxquels on a souvent recours sans prendre la peine de les élucider. En effet, une analy-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
72
se critique est nécessaire pour saisir les enjeux politiques de ce débat.
À bien observer, on constate aisément que la discussion autour de la
question du développement est restée enfermée dans la culture et que
la dimension politique est souvent évacuée. Il paraît donc nécessaire
et pertinent d’introduire celle-ci dans le débat sur le développement,
[46] au moment où l’Afrique est confrontée à un choix politique : une
démocratisation des États postcoloniaux.
Tous les sociologues classiques admettent qu’à travers l’histoire de
toutes les sociétés humaines, le sens originel d’une valeur est souvent
orienté vers le respect de l’individu, le respect de la dignité de la personne. Lorsque les pratiques des valeurs dans l’organisation de la société tendent à contredire ou à brimer le principe premier du respect
de la dignité humaine, une dynamique dialectique et conflictuelle
s’enclenche au sein de la société, pour créer de nouvelles conditions
capables d’orienter les pratiques des valeurs vers ce principe. Pour les
pères fondateurs de la sociologie (Durkheim, Weber, Simmel), le
principe du respect de la dignité humaine qui se trouve à l’origine et
oriente le sens des valeurs est commun à toutes les sociétés humaines,
aussi bien les plus archaïques que les plus modernes (Boudon, 2001b).
Les contingences ou les forces historiques, les vicissitudes de la vie en
société (contradictions, conflits sociaux, etc.) peuvent faire avancer ou
retarder la pratique des valeurs. Mais au-delà de ces forces, l’idée
première, c’est-à-dire le respect de l’autre, semble demeurer toujours
au sein de la société. C’est ce que Boudon appelle l’« irréversibilité »
des valeurs fortes. Dans le même ordre d’idées mais avant Boudon,
Hugo disait « il n’y a pas plus de recul d’idées que de recul de fleuves ».
Comment expliquer ce phénomène quasi universel ? La sociologie
des valeurs, et avant elle la philosophie, admettent le postulat fondamental selon lequel la liberté humaine est un principe. C’est dans ce
sens que Jean Baechler (1985, 1993) affirme que l’espèce humaine
doit constamment « inventer son humanité ». L’individualité humaine
suppose que les inventions ou les actualisations possibles soient forcément plurielles. La pluralité est potentiellement conflictuelle et implique dans les faits des conflits. Hors du groupe social, il n’est d’être
humain qui mérite ce nom. Ainsi donc les individus, les groupes sont
condamnés à vivre ensemble. La socialité est donc le propre de
l’humain. Êtres libres, grégaires, sociables mais conflictuels aussi, les
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
73
êtres humains sont appelés à vivre ensemble, en principe sans se faire
du mal et sans s’entre-tuer. L’aventure humaine consiste en la résolution constante de ce paradoxe. Comme l’observait Victor Hugo, « le
despotisme est un paradoxe », parce que c’est un [47] régime démocratique qui se transforme progressivement en régime despotique. Or,
ce dernier est contradictoire avec le principe universel du respect de la
dignité de la personne, du respect de la dignité humaine.
La plupart des grands sociologues ont un concept particulier à partir duquel les uns et les autres expliquent l’existence et l’universalité
de ce paradoxe. La constance de ce concept dans les œuvres des classiques de la sociologie est telle que d’aucuns parlent de l’existence,
dans les sciences sociales, d’une vaste et importante famille conceptuelle qui permet d’expliquer et de comprendre ce paradoxe par
l’origine et le sens des valeurs communes dans toutes les sociétés.
C’est la notion de loyauté chez Jean-Jacques Rousseau 19, du sacré
chez Durkheim, de la rationalité axiologique chez Weber, de la raison
pratique chez Kant, du spectateur impartial chez Smith, de
l’individualisation/atomisation et de l’interdépendance chez Simmel,
de don chez Marcel Mauss. L’objet de la sociologie est l’étude des
relations sociales entre les sujets sociaux. Or, le sujet social est à la
fois un être individuel et un être social. Le premier attribut le conduit
à penser à ses intérêts, à l’égoïsme, à ses passions. Mais le second attribut l’oblige à penser à l’Autre, aux autres sujets sociaux avec qui il
vit en société. Dans cette perspective, chacun des concepts ci-dessus a
son oppose ou antinomie. La sociologie, à la suite de la philosophie,
admet qu’il y a en chaque homme une dualité. « Chaque sujet social
est à la fois un acteur partial obéissant à ses passions et à ses intérêts,
et généralement à toutes sortes de biais, et un spectateur impartial »
(Boudon, 2001 b : 95).
Ainsi, le sujet social homo politicus est un être à la fois homo democraticus et homo despoticus. L’homo socialis peut être homo cooperatus ou homo defectus. Bref, l’homo sociologicus est aussi homo
democraticus et homo despoticus, homo cooperatus et homo defectus,
homo individualis/atomicus et homo socialis, homo oeconomicus et
19
Lire le récit de la partie de chasse : « Discours sur l’origine de l’inégalité »,
dans Jean-Jacques Rousseau, Écrits politiques, Paris, Gallimard, coll. de la
Pléiade, p. 116-167.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
74
homo donator ou homo axiologicus, etc., selon les conditions et le
temps. C’est l’un ou l’autre pôle de la dualité qui, en termes d’action,
s’agrège à d’autres actions de même nature pour produire [48] un
phénomène macrosociologique ou microsociologique donné dans une
société. Face à un phénomène social qui remet sérieusement en cause
le principe du respect de la dignité humaine au sein de l’organisation
sociale, l’action sociale d’un groupe de sujets est inspirée par une valeur humaine qui a acquis l’irréversibilité. Ainsi, dans la perspective
d’Adam Smith, on assisterait à un processus sociétal fort complexe
qui s’opérerait de telle manière que les opinions et les jugements individuels, biaisés par l’effet des intérêts et des passions des acteurs partials, soient remplacés par d’autres valeurs qui, en s’agrégeant, produisent une opinion ou un jugement conforme à l’intérêt commun.
Autrement dit, le spectateur impartial serait capable de transformer
l’égoïsme en altruisme, et l’opinion biaisée en opinion conforme au
bien commun (Boudon, 2001b).
La politie ou l’Homme animal politique
Retour à la table des matières
Le politique est précisément l’exercice de la politie, à savoir « cette
activité spécifique qui cherche à maîtriser les conséquences de la sauvagerie des passions humaines, en leur appliquant des règles reçues
dans un groupement humain indépendant. Il est l’art du conflit, l’art
de lui trouver une issue interne pacifique et une solution externe garantissant la sûreté et l’indépendance » (Baechler, 1985 : 9). L’autorité
politique ou le régime politique est l’ensemble des institutions qui définissent les finalités et les modalités d’application de la politie. La
formule classique « l’homme est un animal politique » prend ici tout
sens. En toute logique, au moins deux principaux types de régime politique sont possibles : 1) le régime politique qui réussit à résoudre
(relativement) les problèmes inhérents au fait que les êtres humains
vivent ensemble et parviennent à maintenir la paix et la justice sociale ; 2) le régime politique qui ne réussit pas dans ses fonctions fondamentales. Entre ces deux types, on peut envisager des régimes intermédiaires, c’est-à-dire ceux qui vont réussir plus ou moins et ceux qui
vont échouer plus ou moins. Le pouvoir, entendu comme la capacité
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
75
(matérielle, psychologique, institutionnelle, symbolique, etc.) d’un
individu ou d’un groupe d’imposer sa volonté à d’autres individus ou
groupes, est le facteur déterminant de la réussite ou de l’échec d’un
régime politique.
[49]
En fait, les chances que la paix et la justice sociale soient réalisées
et maintenues par la politie dans une société donnée dépendent, en
dernière analyse, de la définition et de la distribution du pouvoir au
sein d’un groupement de personnes indépendantes qui représente le
régime politique. Le pouvoir est relationnel en ce sens qu’il implique
nécessairement les relations entre deux individus ou deux groupes. Si
l’un réussit à imposer sa volonté à l’autre, c’est parce que l’autre obéit
à l’un. Le pouvoir c’est donc « la probabilité de rencontrer
l’obéissance d’autrui » (Baechler, 1993a : 156). Baechler distingue
trois ressorts de l’obéissance. On peut obéir à quelqu’un par peur ou
par admiration ou enfin par calcul (la rationalité). Quant au pouvoir,
il peut être défini en trois régimes fondamentaux : 1) l’autocratie ou
la tyrannie, c’est-à-dire un régime « où un puissant impose sa volonté
par la force et rencontre une obéissance nourrie par la peur » ; 2)
l’hiérocratie, un régime où le pouvoir est détenu par une autorité qui
se présente à ses sujets comme « le vicaire d’un principe transcendant ». Ceux-ci obéissent alors au « pouvoir-autorité » par admiration ; 3) enfin, la démocratie, un régime où les sujets obéissent par
calcul, en se disant « qu’ils ont intérêt à obéir à des gens compétents
pour les conduire au succès dans des entreprises collectives » (Baechler, 1993a : 156).
Chacun des régimes politiques peut avoir des variantes.
L’autocratie peut se présenter sous forme du despotisme, c’est-à-dire
un régime où le détenteur du pouvoir agit comme si la politie était sa
propriété privée. L’autocratie peut aussi devenir la tyrannie, lorsque
dans un régime démocratique ou hiérocratique en ses débuts, les gouvernants finissent par céder à un moment donné à la passion du pouvoir, ne respectent plus les lois, les coutumes, et usent de la violence
pour imposer leurs volontés transformées en caprices avec le temps.
Les variantes de l’hiérocratie sont : l’hiérocratie aristocratique et
l’hiérocratie autocratique. Quant à la démocratie, ses variantes peuvent être la démocratie aristocratique, la démocratie oligarchique et
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
76
la démocratie « démocratique » ou relativement authentique (Baechler, 1985 : 14-15).
Dans tous les cas, la démocratie se définit fondamentalement par le
principe ultime selon lequel tout pouvoir s’enracine et doit toujours
s’enraciner dans les citoyens. Le trait distinctif [50] central de la démocratie réside dans la nature même de l’obéissance des citoyens à
l’individu ou au groupe qui exerce le pouvoir politique. « Par sa nature et par définition, en démocratie toute position de pouvoir s’enracine
dans ceux qui acceptent d’obéir et qui le font parce qu’ils estiment
qu’il est de leur intérêt de la faire » (Baechler, 1993a : 156-157). En
d’autres termes, la démocratie suppose une relation de pouvoir fondée
sur une délégation formelle ou informelle consentie par les sujets qui
sont prêts à obéir par rationalité.
Du concept de démocratie
Retour à la table des matières
Si on admet d’une part, que le propre du politique est de rechercher
sans cesse à instaurer et à maintenir la paix et la justice dans la société ; et si d’autre part on prend en considération la finalité de
l’existence humaine, n’est-il pas raisonnable de soutenir, avec Baechler, la thèse selon laquelle la démocratie serait le régime politique
naturel de l’espèce humaine, de l’homo sapiens ? Logiquement, la
pertinence de cette proposition ne fait aucun doute. En effet, par ses
principes, ses idéaux et ses pratiques relativement réussies, la démocratie se présenterait comme le régime politique cherchant le mieux à
atteindre la paix, tendant davantage vers la justice, en limitant la tendance au cumul des inégalités sociales. Par conséquent, le régime démocratique paraît le mieux approprié à répondre aux besoins de sécurité intérieure et extérieure de l’être humain. « Depuis la Néolithisation, commencée il y a une dizaine de millénaires, d’autres régimes
possibles se sont réalisés et ont tendu à s’imposer un peu partout, mais
dès que les conditions de possibilité de la démocratie sont réunies à
nouveau, les hommes y retournent spontanément, ce qui fait qu’il est
plus expédient de rechercher les facteurs historiques de la nondémocratie que ceux de la démocratie » (Baechler, 1993b : 43).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
77
Selon Weber, ce retour spontané des hommes à la démocratie
s’explique par le fait que toute société génère un programme qui définit la dignité de la personne, et est toujours soumis à un phénomène
social que le sociologue allemand désigne par le concept de rationalisation diffuse des valeurs. Celle-ci est le processus sociétal auquel est
soumis un projet ou un programme qui tend à procéder au choix des
moyens mieux [51] ppropriés pour l’heure (s’ils sont bien entendu
trouvés) que les moyens (par exemple, les institutions) qui étaient utilisés jusque-là, pour réaliser les objectifs déterminés par la morale du
programme culturel. La rationalisation est, bien sûr, soumise aux
contingences de l’histoire. Elle peut donner lieu également à des effets
pervers (négatifs ou positifs) (Boudon, 2001c). La rationalisation est
un déterminant de l’émergence des idées et des valeurs sociales. Parmi ces dernières, celles qui semblent porteuses du respect de la dignité de la personne représentent ce qu’on peut appeler les idées ou les
valeurs fortes. Une fois qu’elles sont sélectionnées et s’avèrent effectivement appropriées, elles prennent racine et « s’installent de façon
irréversible dans l’esprit du public » (Boudon, 2000b). Selon les
contingences historiques, elles peuvent connaître des avancées ou des
reculs dans la société. Ainsi, une idée forte peut ne pas être reconnue
immédiatement et peut l’être pendant longtemps, mais par contre
l’idée antinomique sera reconnue. Par exemple, eu égard aux pays de
l’Afrique subsaharienne, l’idéologie ou la théorie selon laquelle le
despotisme est le régime approprié à l’homo africanicus règne encore.
C’est pourquoi il faut bien souligner que l’irréversibilité des idées
n’implique pas nécessairement l’irréversibilité des institutions. Pour
bien illustrer cette assertion, on peut dire que l’irréversibilité des principes ou des idées n’est jamais dans la réalité. Par exemple, une démocratie peut être corrompue. Elle peut même être tyrannique. Toutefois, le processus de rationalisation de la croyance aux valeurs démocratiques va entraîner une irréversibilité des valeurs. Autrement dit, la
démocratie comme instance ou institution politique peut être remise
en cause, être menacée de disparition pour être éventuellement remplacée par un régime despotique. Mais l’idée ou la croyance selon laquelle les principes de la démocratie sont une bonne chose restera
dans l’esprit et la sensibilité morale des individus et des groupes.
Dans cette perspective, la démocratie fait partie des idées fortes,
donc irréversibles. Car, n’en déplaise aux culturalistes et relativistes, il
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
78
existe bel et bien des idées et des valeurs universelles communes aux
êtres humains, parce que ces valeurs visent originellement le respect
de la dignité de la personne. Aucun homme, aucune femme, aucun
peuple de la planète ne saurait [52] être rébarbatif aux valeurs démocratiques qui sont conformes à la dignité et donnent un sens à
l’existence humaine. Mais l’ethnocentrisme de race, le colonialisme et
l’hyper-relativisme culturel des uns (l’Occident) veulent que les autres
(l’Afrique) soient irrémédiablement enkystés dans des systèmes culturels singuliers rébarbatifs à la démocratie (Bessis, 2001). Ce discours
est en contradiction avec le principe selon lequel l’« homo democraticus se trouve dans ce que la philosophie moderne appelait l’état de
nature 20 » (Baechler, 1985 : 28). L’homo africanicus porte en lui
l’homo democraticus. À l’instar des autres peuples, des autres cultures
de la planète, la démocratie est irréversiblement ancrée dans la tête et
le cœur des peuples d’Afrique. Dans plus ou moins longtemps, et quoi
qu’on fasse, le jour viendra où les contingences de l’histoire feront
que le processus de rationalisation diffuse sélectionnera et constituera
une terre fertile à l’implantation effective de la démocratie et de l’État
de droit dans le continent noir. Pour préciser la portée méthodologique
que revêt la notion de démocratie dans notre étude, une esquisse de sa
formalisation s’impose.
Lorsqu’on parcourt la littérature consacrée à la notion de démocratie, on constate aisément qu’elle est définie à partir et autour de deux
principaux paramètres. Le premier paramètre fait référence à ce qu’on
peut appeler la substance ou l’essence de la démocratie. Le second
renvoie aux procédures relatives à la politie dans un régime démocratique. Dans le premier cas, la démocratie consiste à donner la souveraineté au peuple afin qu’il choisisse l’individu ou le groupe (compétent) qui va le gouverner. La souveraineté populaire peut se traduire
soit par une participation directe à l’exercice du pouvoir, soit par une
participation par représentation ou délégation du pouvoir à des individus ou des groupes (appelés représentants ou délégués). Dans le second cas, la démocratie est la possibilité ou l’opportunité d’organiser
20
On peut lire avec grand intérêt le numéro spécial que la Revue du Mauss a
consacré à cette thématique qui fait toujours l’objet d’un débat controversé
dans les sciences sociales : Revue du Mauss, Y a-t-il des valeurs naturelles ?,
no 19, premier semestre 2002. Lire notamment la section 1 intitulée « Naturalité et démocratie », p. 25-149.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
79
des élections libres. En outre, la liberté des [53] élections doit être garantie par celle d’association et d’expression. Le tout doit être complété « par des règles de fonctionnement des institutions qui empêchent
le détournement de la volonté populaire, le blocage des délibérations
et des décisions, la corruption des élus et des gouvernants » (Touraine,
1994 : 165).
Mais que signifie la notion de liberté ? En termes simples, la liberté c’est l’absence d’arbitraire. Elle suppose donc que l’exercice du
pouvoir soit non seulement régi par des lois, mais se conforme également à celles-ci. C’est la seule façon d’assurer la sécurité des individus ou des groupes dans une société. Cela implique le pluralisme des
instances de décision, des institutions politiques et administratives,
des associations issues de la société civile. Par ailleurs, limiter ou enrayer l’arbitraire, c’est aussi limiter ou enrayer l’injustice, l’inégalité.
Selon Tocqueville, la liberté ne peut se concevoir ni être basée sur
l’inégalité sociale. La liberté ne peut être construite, bâtie que sur
l’égalité des conditions de l’existence humaine. Résumant le fond de
la pensée de Tocqueville, Raymond Aron écrit : « À ses yeux, la démocratie est l’égalisation des conditions. Est démocratique la société
où ne subsistent plus les distinctions des ordres et des classes, où tous
les individus qui composent la collectivité sont socialement égaux, ce
qui ne signifie d’ailleurs pas intellectuellement égaux, ce qui serait
absurde, ni économiquement égaux, ce qui d’après Tocqueville, serait
impossible. L’égalité sociale signifie qu’il n’y a pas de différence héréditaire de conditions, et que toutes les occupations, toutes les professions, toutes les dignités, tous les honneurs sont accessibles à tous.
Sont donc impliquées dans l’idée de démocratie, à la fois l’égalité sociale et la tendance à l’uniformité des modes et des niveaux de vie »
(Aron, 1967 : 225).
En dernière analyse, comme l’affirmait Winston Churchill, la démocratie est le moins mauvais des régimes politiques historiquement
connus : « La démocratie est la pire forme de gouvernement à
l’exception de toutes les autres qui ont pu être expérimentées au fil de
l’histoire 21. »
21
Mots prononcés par Winston Churchill à la Chambre des communes, Londres,
11 novembre 1947. Voir Hugues de Jouvenel, « Long terme et démocratie »,
dans Futuribles, no 224, octobre 1997, p. 3-4.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
80
[54]
Du concept de développement
Retour à la table des matières
L’homme n’est pas qu’un animal politique. Il est aussi et surtout
un animal économique. En effet, l’existence humaine consiste également à exploiter la nature, à produire socialement des biens et à inventer des pratiques sociales capables de satisfaire les besoins fondamentaux inhérents à l’existence même de l’être humain. Nous appelons
économie l’ensemble des pratiques sociales qui cherchent à réaliser
ces objectifs au sein d’une communauté donnée. Pour le moment,
nous définirons le développement comme l’ensemble des pratiques par
lesquelles un groupement humain cherche à améliorer la situation
économique, sociale et culturelle des individus de sa communauté.
Dans l’une des acceptions actuelles, la première théorisation institutionnelle du concept de développement fut l’œuvre de l’économiste
argentin Raùl Prebisch en 1948 (Sonntag, 1994). C’est sans doute la
raison pour laquelle la théorie et la pratique du développement ont été
longtemps dominées par l’économisme pur, et le développement
comme fait social a été réduit à la croissance économique d’un pays.
Les théories du développement qui s’inscrivent dans cette perspective
ont été fortement influencées par les théories du changement social,
elles-mêmes d’inspiration positiviste et déterministe. Le développement signifie alors modernisation, et la modernisation serait le résultat
d’une série de facteurs culturels, techniques, scientifiques et financiers
très spécifiques, qui s’additionnerait de façon linéaire et quasi mécanique (Rostow, 1963). Par ailleurs, à tort ou à raison, la modernisation
veut généralement dire « occidentalisation » (Latouche, 1989).
De nos jours, les débats et la littérature sur le développement reconnaissent qu’il ne peut y avoir de développement en dehors des
hommes situés et datés. Le développement peut alors rimer avec un
pluralisme culturel (Vachon, 1990). Il peut se définir comme « un
processus par lequel une communauté humaine assure
l’épanouissement intellectuel, culturel, spirituel, ainsi que le bien-être
physique et social de ses membres, en exploitant toutes les potentialités économiques naturelles. Il doit être perçu globalement sous tous
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
81
ses aspects (économique, sociologique, politique, culturel, technique,
psychologique) et indépendamment du type [...] et du style (mode
d’organisation [55] des institutions de l’État pour atteindre les objectifs qui lui sont propres) auquel il appartient (Danagoro, 1995 : 7).
Danagoro complète sa définition par celle qu’il emprunte à Todaro :
« Le développement est un ensemble de changements pour lesquels
tout un système social, qui vise la satisfaction d’un éventail de besoins
et d’aspirations des individus et groupes sociaux du dit système, part
d’un niveau de vie généralement considéré comme insatisfaisant vers
une qualité de vie considérée comme matériellement et spirituellement
meilleure » (ibidem : 7).
Ces deux acceptions du développement ont trait à ses aspects économique et social. Pour des fins d’analyse, on peut formaliser la définition conceptuelle précédente par les principaux énoncés suivants : 1)
Le développement se présente comme l’ensemble des pratiques sociales qui visent l’amélioration des conditions d’existence et de vie des
hommes et des femmes d’une société ; 2) Les facteurs fondamentaux
qui déterminent le processus du développement sont le capital humain, la science, la technologie, les valeurs socioculturelles d’un
groupe social donné ; 3) Le développement appelle la modernisation.
Celle-ci doit être comprise comme une façon nouvelle des hommes et
des femmes de penser et de faire, de manière à viser une certaine efficacité dans un contexte socioculturel donné. Toute société doit promouvoir la modernisation définie comme corollaire du développement ; 4) Toute science, toute technique, tout savoir ou toute pratique
sociale (d’origine endogène ou exogène) qui favorise selon une rationalité axiologique, un humanisme, le minimum de bien-être, de
mieux-être, et l’épanouissement total de la personne et de la collectivité. Ainsi, par exemple, les savoirs et les pratiques sociales qui
émancipent les individus ou les groupes sociaux d’une société donnée
des traditions séculaires menaçantes pour la sécurité humaine, doivent
être valorisés et constamment reformulés en fonction des nouveaux
défis. Il doit en être de même en ce qui concerne les savoirs et les pratiques sociales d’un groupe social détermine qui sont favorables à la
sécurité humaine ; 5) La convergence des éléments humains universalistes des cultures différentes est possible et nécessaire pour le développement d’une société dans la mesure où l’existence de valeurs sin-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
82
gulières n’implique pas l’absence de valeurs communes aux êtres humains.
[56]
Bien entendu, l’analyse conceptuelle qui précède représente un
idéaltype au sens wébérien de la notion, c’est-à-dire un « concept limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le
contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare » (Weber, 1965 : 185). L’idéaltype ne sert donc
que d’étalon pour mesurer l’écart qui sépare un phénomène réel, par
exemple un régime politique véritable, de son idéaltype construit par
le sociologue ou tout autre observateur. En tant que méthodologie de
recherche en sciences humaines, le concept d’idéaltype exclut tout
caractère normatif. Afin d’éviter une telle acception du terme, Claude
Javeau (1989) préfère l’usage du terme idéel plutôt qu’idéal. En fait,
la traduction française du concept est trop proche du terme allemand
idealtypus. Selon javeau, il serait donc préférable pour la langue française d’utiliser l’expression idéeltype.
Croissance économique,
démocratisation et libertés civiles
Retour à la table des matières
Quelles sont les relations possibles entre démocratie et développement ? L’histoire ancienne ou récente des sociétés autres et africaines
atteste-t-elle ces possibles ? En considérant les données économiques,
politiques, sociales et culturelles de l’Afrique noire d’une part, et le
contexte international de la fin du XXe siècle d’autre part, quelles sont
les perspectives des relations entre la démocratie et le développement
sur le continent noir ? Telles sont les principales questions auxquelles
nous voulons répondre.
Depuis L’Esprit des lois de Montesquieu (1748) et De la démocratie en Amérique tomes I et II de Tocqueville (1835), on voit théoriquement et même pratiquement la démocratie et la croissance économique, ou au sens plus large le développement, comme « les deux faces d’une même médaille ». Et nombreux sont aujourd’hui les auteurs
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
83
et analystes qui s’accordent pour dire que la démocratisation et le processus de développement économique doivent aller de pair. Nous
avons montré clairement que la démocratie implique les idées de paix
et de justice sociale, d’égalité sociale et d’amélioration des conditions
de vie humaine, et la tendance à sa généralisation à tous les membres
de la société. Si telle est la nature de la démocratie, on comprend aisément que le régime politique le mieux adapté à une société [57] égalitaire et garantissant la sécurité humaine à chacun et à tous les citoyens, soit le régime démocratique. « [...] les êtres humains, écrit
Berger, ont le droit de vivre dans un monde qui a un sens. Le respect
de ce droit est un impératif moral pour l’action politique » (Berger,
1978 : 200). Un monde qui a du sens c’est le développement tel que
nous l’avons formalisé ; et l’action politique qui parait la mieux appropriée c’est la démocratie. Car, dit Aron : « S’il n’y a pas de différence essentielle de condition entre les membres de la collectivité, il
est normal que la souveraineté soit détenue par l’ensemble des individus » (Aron, 1967 : 225).
De fait, l’histoire montre qu’il ne peut y avoir de démocratie sans
développement. La liberté ne saurait être fondée sur l’inégalité. Elle
ne peut donc qu’être construite sur la réalité de l’égalité des conditions d’existence des sujets sociaux. Selon Tocqueville, les mécanismes susceptibles de permettre l’amélioration des conditions de vie
dans les démocraties modernes sont le développement du commerce
et de l’industrie. Cependant, quelques pays font exception à cette règle, en ce sens qu’ils se sont développés par économie de marché sous
des régimes politiques non démocratiques. Les exemples classiques
que l’on cite en général pour illustrer des régimes autoritaires qui ont
favorisé la modernisation économique de leurs sociétés, sont le japon
(la restauration Meiji), les nouveaux pays industrialisés (NPI) de
l’Asie du Sud-Est, le Chili, etc. Mais Touraine fait une proposition
plus nuancée : « L’économie de marché est une condition nécessaire
mais non suffisante de la démocratie » (Touraine, 1994 : 220). Car il
n’y a pas de démocratie sans économie de marché, mais il y a des
pays à économie de marché qui ne sont pas démocratiques. La démocratie a été identifiée comme le système politique qui représente le
mécanisme sociétal de médiation entre les sujets sociaux collectifs
d’une part, et entre ceux-ci et l’État d’autre part, pour favoriser le dé-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
84
veloppement pour tous, du moins pour le plus grand nombre. C’est
dans ce sens que Touraine énonce que le développement n’est pas la
cause, il est la conséquence de la démocratie. Pour évaluer les relations entre la démocratie et le développement, Turner et de Cilley
(1993) suggèrent deux méthodes : la comparaison de l’égalité politique et de l’égalité humani-socio-économique inter-pays [58] (entre les
pays) d’une part, et intra-pays (à l’intérieur d’un même pays) d’autre
part. Dans le premier cas, il s’agit de répondre à la question suivante :
les pays les plus riches (ou développés) sont-ils plus susceptibles
d’être démocratiques ? Si la réponse est affirmative, est-ce que les
pratiques générales actuelles de développement économique, c’est-àdire la dominance nationale et internationale de l’économie de marché, favorisent la consolidation des régimes démocratiques déjà établis et la démocratisation de nouveaux pays ?
De l’analyse des données d’enquêtes disponibles à la fin du XXe
siècle se dégagent les tendances suivantes (Turner et Cilley, 1993 ;
Bessis, 2001 ; Gélinas, 2000) : 1) L’inégalité des niveaux de vie qui
existait avant ce dit siècle a été un frein à la diffusion de la démocratie
dans le monde. Au début de la décennie 1990, les études montrent que
les sociétés les plus développées sont généralement les plus démocratiques, et les moins développées sont celles où la démocratie ou, de
manière générale, la polyarchie s’épanouit le moins ; 2) Il n’y aurait
pas une relation entre l’égalité du revenu et l’émergence ou le renforcement de la démocratie nationale. En fait, la répartition égalitaire du
revenu dans les pays ne donne ni plus ni moins de chances aux pays
de devenir démocratiques. Autrement dit, les politiques de développement économique, tout comme les politiques de démocratisation à
l’intérieur des mêmes pays, ne semblent pas avoir de rapport entre
elles ; 3) Une relation entre développement économique et développement démocratique est bien possible à l’intérieur du même pays.
Mais il semble qu’une fois le développement économique acquis,
c’est-à-dire une fois qu’un pays est sensiblement sorti de la pauvreté
collective et a atteint un seuil minimum relativement significatif de
revenu par habitant, la démocratisation, l’institutionnalisation des procédures et des normes démocratiques, deviennent alors possibles. On
peut d’ailleurs imaginer que dans un pays assez développé, un mouvement social fort induise le processus démocratique. Réciproque-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
85
ment, une fois que la démocratie est effectivement institutionnalisée et
renforcée, la politie et la société civile peuvent choisir de mettre en
œuvre des politiques d’égalitarisme ou de méritocratie.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
86
[59]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Chapitre IV
L’AFRIQUE AU RENDEZ-VOUS
AVEC LE DÉVELOPPEMENT
Retour à la table des matières
Pour bien préciser le sens de la question que nous traiterons dans
ce chapitre et les parties suivantes, la définition plus élaborée d’un
cadre de référence, dans la continuité de l’approche méthodologique
définie précédemment, s’avère utile. Certes, c’est un truisme que de le
rappeler, même si par elle-même la problématique est devenue une
quasi-axiomatique dans les sciences sociales, la crise africaine renvoie
au rapport de l’Afrique avec elle-même, mais aussi avec l’Occident.
Le système mondial, dans lequel s’opèrent les interactions engendrées
par ce rapport asymétrique dès ses origines, a été construit sur des mythes au cours de l’histoire des trajectoires de l’Afrique moderne.
« L’Europe moderne, qui ne commence vraiment à se concevoir
comme telle que dans le courant du XVIe siècle, s’invente d’abord une
série de mythes, dont chacun est assis sur un rejet » (Bessis, 2001 :
17). C’est ainsi que l’Europe-Occident moderne s’est inventée une
mythologie sélective de l’histoire en s’appropriant l’exclusivité fondatrice de la source gréco-romaine, par un ethnocentrisme méthodologique qui a effacé les influences des civilisations babyloniennes, chaldéennes, égyptiennes et indiennes qui ont irrigué historiquement la
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
« Grèce, des présocratiques
d’Alexandre » (ibidem : 17).
aux
plus
tardifs
87
descendants
Malgré sa force interprétative plurielle, les sciences humaines emploient le mot mythe sans définir au préalable dans [60] quel sens il
est utilisé. En raison donc du caractère polysémique de ce terme, nous
trouvons important de lever l’hypothèque de l’équivoque en précisant
la signification que nous lui donnerons ici. Le mythe est une source de
connaissance humaine qui s’inspire généralement de métaphores (règne animal, règne végétal ou tout phénomène ou ressource de la nature). Le mythe s’intéresse au pourquoi des choses afin d’en expliquer la
raison (Rist, 2001). La fonction première des mythes de la mythologie
classique est d’avoir la propriété des récits symboliques qui expliquent le monde environnant. Les mythes sont le résultat des tentatives
des humains pour « expliquer ce qu’ils voient autour d’eux » (Hamilton, 1978 : 11). Dans son acception moderne, le mythe est une
croyance simpliste et illusoire qui affecte une situation donnée (Grigorieff, 1987 ; Grisé, 1985). Cette interprétation est reprise par le dictionnaire Le Petit Robert (1982) pour qui le mythe est « une image
simplifiée, souvent illusoire, que les groupes humains élaborent ou
acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation » (Le Petit Robert, 1982 : 1251). Le mythe est donc fondamentalement caractérisé
par un aspect collectif en ce sens qu’il est un phénomène social. Il a
une incidence sur les attitudes, les croyances et les comportements des
sujets sociaux qui sont concernés et qui y adhèrent. Nous faisons nôtre
cette dernière acception de la notion de mythe.
Depuis le XIXe siècle, de l’époque de la colonisation systématique
et institutionnalisée par l’Europe-Occident jusqu’à la fin du XXe siècle, phase contemporaine de la mondialisation, l’Afrique est marquée
par un imaginaire social dominé par quatre grands mythes qui
l’enferment dans une logique mortifère et d’échecs. Il s’agit du mythe
de l’Occident, du mythe de l’indépendance, du mythe du développement et du mythe de la démocratie. Produits par l’Europe-Occident et
construits sur des préjugés et des stéréotypes racistes, ces mythes fondamentaux de la colonie et de la postcolonie ont structuré et structurent encore aujourd’hui l’imaginaire africain, en paralysant toute action novatrice et alternative eu égard à la position de périphérie
qu’occupe l’Afrique dans le système mondial (Amin, 2001 et 1989).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
88
Caractérisons brièvement chacun d’eux. Le premier grand mythe qui
[61] détermine tous les autres est celui de l’Occident. Un Occident
intériorisé, à la fois imité et rejeté. Son corollaire est la problématique
de l’identité culturelle africaine qui s’est traduite par l’émergence du
mouvement de la négritude initié par Césaire, Senghor et Damas, mais
qui deviendra une idéologie figée (Adotévi, 1972). D’une certaine
manière, on peut placer dans le même ordre de mouvement, les discours et les pratiques d’authenticité des années 1970-1980 au Zaïre de
Mobutu (Braeckman, 1992) et au Togo sous Eyadema (Toulabor,
1986 ; de Menthon, 1993).
Le second mythe est celui de l’indépendance qui structure également l’imaginaire africain. Dans les années 1960, il fut la réponse à
toutes les questions, à tous les défis. Mis à l’épreuve par les réalités,
ce mythe s’est cependant brisé. Le troisième, le mythe du développement, a sans tarder pris le relais. Le développement, pour les populations africaines, c’est l’accès à la modernité occidentale. Mais ces populations ont opposé une résistance à ce processus de mimétisme et
inventé un processus parallèle. Le développement, tel que représenté,
a failli. Une fois érodé, ce mythe par mimétisme se présente sous
d’autres variantes mythologiques qui ont pour noms : développement
autocentré, développement adapté, développement approprié, microdéveloppement, etc. Le bilan de ces cas de figure n’est guère plus
concluant. Enfin, depuis l’effondrement des systèmes communistes de
l’Est à la fin des années 1980, les contestations de rues ont ébranlé les
régimes despotiques et les dictatures d’Afrique. Le mythe de la démocratie et du pluralisme politique apparaît comme la dernière tentative
pour résoudre de façon quasi magique l’ensemble des problèmes du
continent noir. Au total, ces mythes sont le résultat des rapports économiques, culturels, politiques et sociaux de l’Occident colonisateur
et impérial avec l’Afrique devenue colonie, postcolonie, néocolonie,
etc. (Bessis, 2001 ; Blondin, 1994). Ces mythes ont animé et animent
encore aujourd’hui le tréfonds de la mentalité occidentale vis-à-vis du
continent noir. Nous analysons les deux derniers mythes dans les pages qui suivent. Le premier mythe, celui qui détermine l’ensemble des
autres, sera analysé dans un autre chapitre, de manière à en tirer des
enseignements pour l’esquisse des pistes de solutions susceptibles de
sortir l’Afrique de la crise.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
89
[62]
La genèse du développement
ou il était une fois le développement
Retour à la table des matières
Le monde aura été dominé pendant toute la seconde moitié du XXe
siècle par l’un des grands mythes de l’Occident : le mythe du développement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il est devenu un concept-clé et omniprésent non seulement dans la communauté
scientifique et technocratique, mais aussi auprès du grand public des
sociétés contemporaines. Il est au cœur des grands récits savants, politiques et populaires ainsi que des pratiques sociales formelles et institutionnelles ritualisées dans les pays du Nord et du Sud. Comme
croyance collective et représentation sociale, le développement tire
ses origines lointaines des deux sources principales de la connaissance
dans l’Antiquité grecque, c’est-à-dire les mythes et les théories philosophiques. Ces dernières tenaient lieu, en même temps, de connaissance scientifique. Parmi les phénomènes que les savants ou les philosophes cherchaient à comprendre et à expliquer, les changements ou
les transformations du monde de la nature occupaient une place importante. Le mode de connaissance mythologique expliquait ces phénomènes selon une perspective évolutionniste, mais la science avait
pour objectif de trouver les relations nécessaires entre les phénomènes
de la nature, de saisir les causes qui déterminent nécessairement ces
rapports.
Selon Rist (2001), les philosophes de l’Antiquité grecque, notamment Aristote (384-322 avant J.-C.), considéraient le champ de la
science comme « coextensif à celui de la nature, entendue dans un
sens quelque peu différent de celui qu’on lui donne aujourd’hui. En
effet, la "nature" (en grec : physis [...] dérive étymologiquement du
verbe phuo […] qui signifie croître, se développer » (Rist, 2001 : 53).
Or par principe, la nature est mouvement, croissance. Ce qui revient
donc à dire que le développement c’est la croissance. Cette idée sera
dominante au siècle des Lumières et deviendra une croyance au progrès infini et à l’évolution des sociétés humaines. Une autre croyance
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
90
du XVIIIe siècle est que les peuples les plus civilisés, les plus policés,
ont pour mission de « civiliser » les autres peuples qui seraient moins
ou pas « évolués », de développer les pays les moins « développés ».
Comme la civilisation (ou le développement) [63] viendra de
l’Europe, elle sera appelée, prévoyait Condorcet (1743-1794) le dernier des Encyclopédistes, à répandre dans ses anciennes colonies « les
vérités utiles à leur bonheur [...] car ces vastes pays lui offriront ici
des peuples nombreux, qui semblent n’attendre, pour se civiliser, que
d’en recevoir de nous les moyens, et de trouver des frères dans les Européens, pour devenir leurs amis et leurs disciples 22. » On peut dès
lors remarquer que l’aide au développement ou la coopération au développement s’inscrit directement dans la pensée du siècle des Lumières.
De l’Antiquité grecque jusqu’aux sociétés contemporaines du début du IIIe millénaire, en passant par les époques de la Renaissance, de
la modernité, des Trente Glorieuses (1945-1975), la problématique du
développement a été définie et redéfinie, théorisée et appliquée selon
la conception aristotélicienne de la croissance/développement. C’est
cette conception fondamentale devenue un paradigme dur, un paradigme incontournable, « qui a permis de justifier le programme de la
modernité et toutes les stratégies de "développement" imaginées depuis bientôt cinquante ans » (Rist, 2001 : 372). Transformé en croyance, devenu un mythe, le développement s’est dorénavant présenté
comme une donnée partagée non seulement par les dirigeants des
États-nations, les technocrates d’économie, de planification, et les populations des pays de l’Occident - qui se réclament héritiers directs de
la Grèce antique -, mais également par les responsables des États dits
du Tiers-Monde en général et ceux des États de l’Afrique postcoloniale en particulier.
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la restructuration de
l’Europe détruite et affaiblie par six années de belligérance réaffirmera et consolidera le paradigme du développement. La Société des Nations (SDN) mise sur pied après la Première Guerre mondiale a été
22
Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
Publié de façon posthume chez Agasse, Paris, an III de la République. Cité par
Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2001, p. 69.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
91
remplacée par la nouvelle assemblée internationale des nations occidentales dénommée l’Organisation des Nations Unies (ONU). Non
seulement celle-ci va transformer [64] le développement en concept
formel et opératoire, elle ira même jusqu’à le théoriser, l’ériger en
modèle, l’appliquer et l’imposer aux peuples du monde entier, sans
égard à leurs histoires et leurs cultures.
Comme nous l’avons déjà mentionné, la première théorisation institutionnelle du développement fut l’œuvre de l’économiste argentin
Raùl Prebisch en 1948, dans le cadre de la Commission économique
pour l’Amérique latine, à la suite de la proclamation et de l’adoption
de la charte des Nations (Sonntag, 1994). Le contexte de l’AprèsGuerre obligeait les États-Unis à se donner une nouvelle politique
étrangère qui tienne compte des changements survenus sur le plan international. Le traditionnel discours d’investiture prononcé le 20 janvier 1949 par le président des États-Unis Harry Truman, comportait
quatre idées (D’Urbano Seghezzo, 1994). Premièrement, les ÉtatsUnis poursuivraient leur soutien à la nouvelle organisation des Nations Unies. Deuxièmement, ils continueraient leur effort de reconstruction de l’Europe conformément au plan Marshall. Troisièmement,
ils créeraient une organisation de défense commune aux États occidentaux, qui s’appellerait l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN). Enfin, quatrièmement, les États-Unis devraient étendre
l’aide technique de la Commission économique pour l’Amérique latine aux pays nouvellement décolonisés mais sous-développés. « Quatrièmement, il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance
des régions sous-développées 23. »
Ainsi commence l’ère du développement, développement dont les
caractéristiques fondamentales sont déterminées dans le quatrième
point du discours du président Truman. Le concept de développement
a ses corrélats : sous-développement, pays en voie de développement.
23
Traduction faite à partir des Public Papers of the President of the United States, Harry Truman, year 1949, 5, United States Government Printing Office
1964 (January 27), p. 114-115, cité par Gilbert Rist, op. cit., p. 118. - Forth,
we must embark on a bold new program for making the benefits of our scientific advances and industrial progress available for the improvement and growoth of underdevelopped areas. » (Rist, 2001, p. 118.)
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
92
Il suggère qu’une action exercée par des agents [65] sociaux occidentaux sur les pays sous-développés va favoriser leur croissance économique, améliorer les conditions de vie de leurs populations. Cette action se traduit concrètement par la mobilisation et le transfert des ressources humaines, scientifiques, techniques, et des capitaux de
l’Amérique du Nord et de l’Europe qui sont industriellement avancés,
vers le Tiers-Monde qui ne l’est pas. Le développement suppose des
relations internationales et, dans cette perspective, les pays avancés
mèneront leurs relations avec les autres par l’aide, l’assistance technique au développement. La légitimation de l’idéologie développementaliste et la mise en place des institutions internationales qui la mettront en pratique ont été effectuées durant les années 1950.
Depuis lors, le développement conçu essentiellement en termes
économiques a été la base dominante de tout projet de société dans le
monde de l’Après-Guerre jusqu’à nos jours. D’ailleurs, le coup
d’envoi de cette orientation fondamentalement économique fut donné
quelques années plus tôt à la Conférence monétaire et financière des
Nations Unies, tenue à Bretton-Woods (New Hampshire, États-Unis),
le ler juillet 1994, et au cours de laquelle deux nouvelles institutions
internationales ont été créées : le Fonds monétaire international (FMI)
et la Banque mondiale. Le FMI a pour objectif de veiller à la stabilité
des taux de change, de réglementer des transactions courantes sur une
base multilatérale, de mettre à la disposition des États, pour un temps
déterminé, les ressources financières pour résoudre des difficultés
conjoncturelles auxquelles ils font face, et cela dans « l’équilibre de
leur balance des paiements » (Cordellier, 2000 : 98). Quant à la Banque mondiale, elle s’occupe essentiellement du financement des projets de développement dans les pays du Tiers-Monde. De par leur rôle
et leurs normes de fonctionnement, on comprend le contrôle quasi absolu que ces deux institutions de Bretton-Woods auront dans toute la
deuxième moitié du XXe siècle, sur les affaires économiques et politiques des États postcoloniaux d’Afrique 24.
24
Lire L’ajustement en Afrique. Réformes, résultats et chemin à parcourir,
(Rapport de la Banque mondiale sur les politiques de développement), Washington D.C., Banque internationale pour la reconstruction et le développement/Banque mondiale, 1994.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
93
[66]
Au début des années 1950, la coopération économique internationale est vue comme un moyen essentiel pour promouvoir le développement et maintenir la paix dans le monde. C’est dans cette ligne de
pensée que, après le FMI et la Banque mondiale, l’Organisation internationale du commerce a été créée. Celle-ci a été suivie par un premier accord de réduction des barrières tarifaires appelé Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, couramment désigné par
son abréviation anglaise GATT. À eux trois – le FMI, la Banque
mondiale et le GATT –, ils ont contribué à ériger le développement en
religion moderne mondiale, fondée sur des croyances et des pratiques
ritualisées. C’est ainsi que les expositions universelles entretiennent
l’idée que le progrès est en marche tout comme « l’inauguration d’une
école ou d’un barrage dans un pays lointain permet de faire croire à
l’imminence d’une vie meilleure » (Rist, 2001 : 43).
Bien sûr, d’autres organisations internationales ont été mises sur
pied au cours des décennies subséquentes aux années 1950 et
s’appliquent toutes à rendre performatif l’acte de croire au développement. On peut mentionner notamment le Programme des Nations
Unies pour le développement (PNUD) créé en 1965, l’Organisation
des Nations Unies pour le développement international (ONUDI)
créée en 1967, la Confédération des Nations Unies sur le commerce et
le développement (CNUCED) organisée en 1964. Après le choc pétrolier de 1973 qui ébranla l’économie des pays industriels de l’Europe et
de l’Amérique du Nord, on assistera au début des années 1980 à une
nouvelle crise économique mondiale. Celle-ci va annoncer la montée
du néolibéralisme à l’échelle de la planète. C’est dans la foulée de cette mondialisation de l’économie de marché qu’entre autres institutions
internationales ayant vu le jour dans les années 1990, les Accords du
GATT ont été ratifiés en avril 1994 pour donner naissance à
l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans les faits, l’OMC
s’est substituée au GATT 25.
25
Le lecteur qui voudrait connaître la fonction développementale de chacune de
ces institutions internationales pourrait se référer avec intérêt à Serge Cordellier (sous la dir.), Le dictionnaire historique et géopolitique du 20e siècle, Paris, Éditions La Découverte et Syros, 2000.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
94
[67]
C’est ainsi qu’après la Seconde Guerre mondiale, on a assisté à
l’institutionnalisation du développement international par l’aide aux
pays sous-développés. Tout se passait comme si les pays industrialisés
ou développés de l’Europe et de l’Amérique du Nord allaient avoir
l’obligation morale de poursuivre leur mission « civilisatrice », mais
dans sa nouvelle forme : l’aide au développement rapide des pays du
Tiers-Monde à travers l’assistance technique, le transfert de technologies, l’investissement de capitaux, la mise en œuvre de programmes et
de projets dans les domaines de la santé, de l’éducation, des infrastructures de transports, d’industries et de commerce, la modernisation
de l’agriculture, etc. À partir des années 1950, le modèle de développement élaboré et proposé par l’Occident devient le paradigme développemental dominant qui est imposé à tous les pays de la planète
Terre. Le but visé est l’amélioration du bien-être matériel des individus, des groupes sociaux et des pans entiers de sociétés. Et le bien-être
ici est défini par le Produit national brut (PNB) par tête d’habitant,
avec comme référence universelle le modèle de l’Occident (Ela,
1997b : 9).
Très tôt par ailleurs, c’est-à-dire durant la période située entre 1920
et 1950, les mouvements sociaux anticolonialistes des peuples afroasiatiques ont été accompagnés de pressions politiques réclamant des
Nations Unies et des Alliés la création d’institutions internationales
qui seraient chargées de promouvoir auprès de ces peuples le modèle
occidental de développement. Telle fut, du reste, la principale revendication de la Conférence de Bandoeng, en Indonésie, qui réunit une
trentaine de pays afro-asiatiques du 18 au 24 avril 1955 26.
Ce modèle a été formalisé pour la première fois en 1958 par
l’Américain Walt Whitman Rostow, historien de l’économie, alors
professeur à l’Université de Cambridge. La théorisation rostowienne
s’inspire de la pensée évolutionniste occidentale des choses et détermine les étapes de la croissance économique qui mènent au développement d’un pays (Rostow, 1963). Bien que très connue aujourd’hui
et ayant fait l’objet de critiques au [68] cours des années qui ont suivi
sa publication et les échecs de nombreux projets de développement,
26
Lire Richard Wright, Bandoeng, 1,500,000,000 d’hommes, traduit de
l’américain par H. Claireau, Paris, Calmann-Lévy, 1955.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
95
une brève description des étapes de la croissance économique selon la
thèse de Rostow, mérite d’être reprise. Car la théorie rostowienne a eu
une influence déterminante dans les pratiques développementales en
Afrique et ailleurs dans le monde. La théorie rostowienne s’inscrit
dans le droit fil de la représentation linéaire et évolutionniste de la réalité caractéristique de l’histoire intellectuelle de l’Occident. Selon
cette conception, chaque société doit passer par les mêmes stades pour
accéder au développement ou à la modernisation. C’est ainsi que 1) la
modernisation est conçue comme une évolution qui prend les mêmes
formes dans toutes les sociétés qu’elle affecte ; 2) le rythme de la modernisation est si rigoureusement fixé que toutes les sociétés en voie
de modernisation doivent nécessairement passer par les mêmes étapes
(Boudon et Bourricaud, 1986 : 402).
Considérant la croissance économique comme le principal indicateur, Rostow présente en cinq étapes le développement des sociétés
humaines. Résumons succinctement chacune d’elles : 1) l’étape de la
société traditionnelle, principalement agricole, est caractérisée par une
science et une technologie archaïques et une productivité plafonnée.
Elle s’organise autour de la famille et du clan et n’autorise qu’une
mobilité sociale restreinte ; 2) l’étape de la mise en place des conditions préalables au démarrage, est celle où surgissent certaines conditions et facteurs indispensables au démarrage : développement de
l’idée que le progrès économique est nécessaire au bien-être général,
au profit personnel, à la fierté nationale, etc. ; apparition des banques
et autres institutions financières ; lancement de certaines entreprises
industrielles, etc. Ces changements sont limités à un secteur restreint
de la population et de l’activité économique, la société demeurant encore traditionnelle et étant toujours caractérisée par une productivité
générale plutôt faible ; 3) l’étape du démarrage est le point décisif qui
marque la différence entre la société traditionnelle et la société développée. Elle est surtout caractérisée par l’élimination définitive des
traits de la société traditionnelle. Se multiplient alors les entreprises
industrielles et les services dans certains secteurs de production, la
productivité agricole s’accroît, les villes s’étendent, et de nouveaux
[69] centres urbains sont créés. À ce stade, la mobilité géographique
et sociale des individus s’intensifie ; 4) l’étape de la maturité se caractérise surtout par la diversification de la production industrielle : ouverture de nouveaux secteurs de production, exploitation de nouvelles
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
96
ressources naturelles, découverte de nouvelles techniques, etc. Selon
Rostow, la maturité économique est atteinte environ quarante ans
après la fin de la période de démarrage ; 5) l’étape de la consommation se caractérise par l’élévation générale du niveau de vie pour
l’ensemble de la population, l’augmentation des cols blancs et des travailleurs qualifiés dans la main-d’œuvre, l’accroissement des investissements consacrés à la sécurité sociale, au bien-être et à la santé.
Telle que formalisée, cette théorie développementaliste suggère
implicitement l’existence des lois de changement social, lesquelles
sont conçues de façon rigoureuse et « traduisent des processus évolutifs linéaires, à moins qu’ils ne soient reproductifs ou répétitifs, et
comme d’application générale » (Boudon et Bourricaud, 1986 : 174).
Autrement dit, étant donné que le développement est un processus historique essentiellement linéaire, chaque pays devrait franchir quasiment les mêmes étapes pour parvenir à l’état développé. Dans cette
perspective, il suffit que les États sous-développés suivent les traces
des nations qui sont plus avancées qu’eux et ils parviendront un jour
(l’échéance n’a jamais été spécifiée) à l’étape à laquelle sont parvenus
les pays industriels. En dernière analyse, la logique de la théorie rostowienne renvoie à l’idée voulant qu’« il n’y a qu’un modèle, et le
monde non développé n’a d’autre alternative que de se ranger sous sa
bannière » (Bessis, 2001 : 87). Mais la réalité c’est qu’il y a une diversité de sociétés, de peuples et de cultures, etc., spatio-temporels. En
conséquence, d’autres modèles de développement sont possibles, et
l’histoire du développement compte des auteurs qui en ont présenté
des conceptions différentes. C’est le cas de François Perroux pour qui
le développement est la résultante dynamique des facteurs extraéconomiques et d’humanisme personnaliste qui permettent au-delà de
la croissance l’épanouissement global de chaque homme (Perroux,
1962). Parmi les économistes qui ont proposé des solutions de remplacement au modèle de Rostow, on mentionne également la contribution particulière de Dudley [70] Seers (1963). Dans un petit article
publié en 1963 et intitulé The Limitations of the Special Case, Seers
réfute avec rigueur les théories économiques dominantes enseignées
dans les universités en général et celle de Rostow en particulier d’une
part, et les pratiques des brigades d’experts nationaux et internationaux chargées de conseiller les ministères du développement, à savoir
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
97
ceux du Plan, de l’Agriculture, du Commerce extérieur et de
l’Industrie, etc., dans les États du Sud, d’autre part.
Enfin, on ne saurait oublier de mentionner les voix dissidentes de
leaders politiques du Tiers-Monde au moment des indépendances de
leurs pays, eu égard au modèle de développement dans lequel ils percevaient l’occidentalisation des pays du Sud. C’est le cas notamment
du Mahâtma Gandhi. Celui-ci s’opposait farouchement aux hommes
politiques de l’Inde qui pensaient ou croyaient que l’avenir du pays
dépendait de sa capacité et de sa performativité à imiter la société industrielle et technocratique de l’Occident qui l’avait colonisé. « Nos
hommes d’État, écrivait-il, [...] ont déclamé pendant plus de deux générations contre les lourdes dépenses faites sous le régime britannique
en vue des armements, mais maintenant qu’ils sont libérés de la servitude politique, nos dépenses militaires se sont accrues et menacent
encore de s’accroître, et nous en sommes fiers. Pas une voix ne
s’élève contre cela dans nos chambres législatives 27. » Gandhi appelait cela « une folle imitation du clinquant occidental ». Selon lui, le
vrai développement réside dans le fait d’apporter aux hommes et aux
femmes « du travail et les moyens d’avoir une croûte de pain ». Et en
même temps, un tel mode de développement donnera aux gens « faim
de liberté » (Gandhi, 1969 : 219).
Malgré le principe de la directionnalité inhérente à la théorie rostowienne qui leur confère un sociocentrisme notoire, en ce sens
qu’elle suppose que les « sociétés sous-développées » sont placées
avec un certain retard « sur la trajectoire évolutive [71] dont le développement historique des sociétés industrielles indique la direction »
(Boudon et Bourricaud, 1986 : 172), c’est la théorie de Rostow, fondée sur le paradigme évolutionniste dominant, qui a inspiré et continue d’inspirer depuis cinquante ans les pratiques développementales
en Afrique et ailleurs dans le Tiers-Monde. Aussi bien sur le plan
multilatéral que bilatéral, l’aide au développement est régie par les
règles et la logique d’un système mondial qui procède à la fragilisation des États africains. C’est ainsi que la gigantesque industrie des
organisations de coopération internationale Nord/Sud dispose, outre
27
Louis Fischer, La vie du Mahâtma Gandhi. Traduit de l’américain par Eugène
Bestaux, Paris, Belfond, 1983, p. 471. N.B. Ce livre est à l’origine du film de
Richard Attenborough, Gandhi.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
98
les institutions des Nations Unies, d’organismes étatiques d’aide publique et, du côté privé, des Organisations non gouvernementales
(ONG) en action dans le Tiers-Monde 28.
Citons trois grands cas de figure. En 1961, les États-Unis instituent
une puissante agence d’aide au développement international : United
States Agency for International Development (USAID). Dès 1960, le
Canada crée le Bureau de l’aide extérieure (BAE) qui deviendra, en
1968, l’Agence canadienne de développement international (ACDI).
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France, pays colonisateur, transforma en néocolonialismes les rapports de type colonial
qu’elle avait avec ses territoires d’Afrique noire. En effet, à la fin des
années 1950, la Communauté fut créée en associant ceux-ci à la métropole. La Communauté qui a succédé à l’Union française a pratiquement fait disparaître les fédérations de l’Afrique occidentale française (AOF) et de l’Afrique équatoriale française (AEF), pour donner
naissance à des États postcoloniaux.
Cependant, la Communauté a été éphémère puisque tous ces États
sont devenus indépendants dans les années 1960, mais tous se lieront
à la France par des accords de coopération technique, commerciale,
militaire et économique. La zone-franc à laquelle appartiennent désormais les nouveaux États d’Afrique devenus francophones, constitue le ciment économique de l’ensemble franco-africain dont la France est, bien sûr, la grande [72] gagnante, et les États africains postcoloniaux les grands perdants (Monga et Tchatchouang, 1996). L’exmétropole dispose par ailleurs de programmes d’aide au développement de ses anciennes colonies. Ce fut d’abord le Fonds
d’investissements pour le développement économique et social (FIDES), et ensuite le Fonds d’aide et de coopération (FAC) destiné à
subventionner, si nécessaire, l’équilibre budgétaire de la plupart des
États africains membres. Alors qu’il était en charge du ministère de la
France d’outre-mer de 1950 à 1951, François Mitterand a écrit le cadre essentiel des rapports de type colonial qui devraient exister entre
la France et les États africains à naître. « Paris est la nécessaire capitale de l’Union française. Le monde africain n’aura pas de centre de
28
Dans les années 1990, on estimait à 5 000 le nombre d’ONG. Lire Christian
Lechervy et Philippe Ryfman, Action humanitaire et solidarité internationale : les ONG, Paris, Hatier, 1993.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
99
gravité s’il se borne à ses frontières géographiques. Du Congo au
Rhin, la troisième nation-continent s’équilibrera autour de notre métropole. [...] Je dis que le premier devoir de la France, c’est de tout
faire pour que les liens ne soient pas coupés, de tout faire pour que
nos frères africains restent unis à notre destin. La France reste celle
qui conduit, celle dont on a besoin, celle à laquelle on se rattache. Il
ne pourra y avoir d’histoire authentique de l’Afrique si la France en
est absente » (Marchesin, 1995 : 7-8). Ainsi prendra naissance, dans
les pays occidentaux, l’idée de l’aide au développement du TiersMonde en général et plus particulièrement de l’Afrique.
Le développement
comme objet de la sociologie
Retour à la table des matières
L’objet de la sociologie est l’explication des conduites humaines
par leurs relations sociales. La relation sociale même représente le
noyau du tissu social. La définition que nous avons donnée du développement dans le chapitre précédent montre clairement que ce dernier est un ensemble de conduites d’hommes et de femmes destinées à
produire un changement social dans une collectivité, une société ou
encore un pays ayant son historicité. Analyser ce phénomène social
selon l’approche interactionniste wébérienne adoptée dans ce livre
revient, sur le plan de la méthodologie, à appréhender le contexte global dans lequel se déroulent les processus sociaux donnant lieu à des
pratiques volontaristes de transformation sociale. Autrement dit, il
s’agit de faire l’analyse de l’ensemble composé de divers [73] acteurs
sociaux intentionnels, d’institutions ayant leurs logiques de fonctionnement, des ressources, des techniques et des savoirs. Pour bien comprendre les processus sociaux qui s’opèrent généralement dans la mise
en œuvre d’un produit de développement, il faut analyser les interactions concrètes entre cette grande diversité d’acteurs dans des secteurs
où interviennent des institutions de développement.
L’approche interactionniste développée par Olivier de Sardan
(1995) et les chercheurs de l’Association euro-africaine pour
l’anthropologie du changement social et du développement
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
100
(l’APAD) 29 a permis une telle analyse dans le cas de l’Afrique. Cet
appareillage théorique et méthodologique de type nouveau a donné
lieu à des études innovantes sur des thèmes particuliers ayant trait au
développement : les dynamiques internes des groupements paysans ;
les logiques et les stratégies des agents qui en sont les animateurs ; les
négociations avec les institutions de développement ; les rapports entre pouvoirs locaux et développement (interventions locales de l’État,
décentralisation) ; les actions d’éducation, de santé, d’habitat,
d’approvisionnement en eau potable, etc. (Jacob et Delville, 1994). En
fait, la démarche heuristique de l’interactionnisme consiste, dans le
cas qui nous intéresse, en l’analyse sociologique des acteurs sociaux
et des institutions qui se donnent le développement ou le changement
social comme objectif. C’est pourquoi les uns et les autres y investissent du capital humain, de gigantesques sommes d’argent, du temps,
etc. Olivier de Sardan emploie le néologisme configuration développementaliste pour désigner « cet univers largement cosmopolite
d’experts, de bureaucrates, de responsables d’ONG, de chercheurs, de
techniciens, de chefs de projets, d’agents de terrain, qui vivent en
quelque sorte du développement des autres, et mobilisent ou gèrent à
cet effet des ressources matérielles et symboliques considérables »
(Olivier de Sardan, 1995 : 7).
Eu égard à la fonction cognitive de la sociologie, cette définition
conceptuelle revêt un double intérêt épistémologique et méthodologique. Elle n’est point normative ou prescriptive, [74] car elle élimine
les prénotions, les « fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire » (Durkheim, 1983 : 32). Ensuite, elle est opératoire, c’est-à-dire
qu’elle a la propriété d’identifier avec le moins d’erreur possible
l’objet dont il est question. Enfin, la définition proposée ici est fondée
sur les caractères extérieurs qui sont communs à tous les phénomènes
sociaux pouvant y répondre. L’examen des interactions entre la configuration développementiste et les populations africaines montre qu’il
s’agit de processus sociaux qui s’opèrent par des médiations multidimensionnelles et non linéaires, mais plutôt marquées d’enchevêtre-
29
L’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du
développement (FAPAD) a son siège social à Marseille en France. Elle publie
un bulletin qui rend compte des résultats de séminaires, de travaux empiriques, etc.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
101
ments, d’emboîtements. De plus, ces relations sociales ou interactions
procèdent par relais, réseaux, interfaces, etc.
Quant aux acteurs sociaux qui jouent le rôle de médiateurs, le modèle d’Olivier de Sardan permet de distinguer deux types de médiateurs. Le premier type est représenté par les agents de développement
qui sont surtout sur le terrain, et le deuxième comprend ce que
l’auteur appelle les courtiers.
Les agents de développement
La mise en œuvre d’un projet de développement consiste à le rendre opérationnel sur le terrain par une série d’activités et de services
techniques (mobilisation des populations concernées, animation, sensibilisation, installations de techniques, etc.). Les « agents de développement terrain » représentent « l’interface incontournable entre un
" projet " et ses " destinataires " » (Olivier de Sardan, 1995 : 153). Ce
sont en général des agents de soins de santé primaires, des infirmiers,
des sages-femmes, des conseillers agricoles, des animateurs ruraux,
des alphabétiseurs, etc., selon les domaines où on veut induire des
transformations sociales : santé, agriculture, éducation, habitat, etc.
Les agents de développement constituent en fait les intermédiaires
entre les institutions chargées du développement et les sujets sociaux
visés. Ils ont une double fonction en tant que transmetteurs des savoirs
modernes ou technico-scientifiques et, en tant que médiateurs entre
ces savoirs et les savoirs traditionnels ou populaires. Les agents de
développement sont des interprètes et des traducteurs de langues (les
langues étrangères et les langues vernaculaires), des communicateurs,
[75] etc. Malgré le rôle central que ces agents de développementterrain jouent, ils ne sont quasiment pas étudiés par les spécialistes des
sciences sociales ; les autorités locales, nationales et internationales
sont très avares de commentaires publics ou officiels sur eux. Cependant, comme le remarque très bien Olivier de Sardan, dans les conversations privées ou les « causeries de bistrot », on évoque enfin des
« agents de développement réels, avec leurs stratégies personnelles,
leurs échecs, et toutes les contradictions auxquelles leur position les
expose » (ibidem : 155).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
102
La démarche de la sociologie à visée scientifique 30 permet de
constater que la corruption, un phénomène social condamnable du
point de vue de la morale, fait partie toutefois du processus développementaliste. Dans cette perspective, le sociologue la considère comme un objet d’étude dont il veut comprendre le fonctionnement dans
un contexte donné. Il ne s’agit donc pas ici de porter un jugement de
valeur sur la corruption qui serait alors un sujet de dénonciation morale. On fera un effort méthodologique pour en faire plutôt un objet de
connaissance à partir d’une notion sociologique précise. Olivier de
Sardan propose à cet effet celle de « l’économie morale de la corruption », qui lui a permis d’expliquer et de comprendre (et non de justifier) la corruption dans l’Afrique contemporaine en général, et dans le
domaine du développement de façon plus particulière. C’est aussi que
la capacité heuristique de la notion d’économie morale de la corruption met en lumière les normes, les pratiques, les valeurs, la fonction
de régulation sociale, les symboliques et les légitimations qui soustendent les diverses formes de corruption, dans la configuration développementaliste mettant en relation l’État postcolonial, maison-mère
de la corruption (qui fonctionne [76] sur une base néopatrimonial, où
bien public et bien privé ne font souvent qu’un), les intermédiaires et
les agents de développement (Bayart, 1989).
Placés au cœur du processus de négociations qu’implique la mise
en œuvre locale d’un projet de développement, les intermédiaires et
les agents de développement assument des fonctions marquées de
contradictions et d’ambiguïtés. En effet, ils sont constamment appelés
à développer des stratégies pour défendre à la fois leurs intérêts personnels et ceux des institutions nationales et internationales, mais également pour faire la médiation entre les intérêts très divers des autres
acteurs sociaux concernés par le projet. Les logiques contradictoires
30
La sociologie à visée scientifique se consacre principalement à la fonction
cognitive qui revient à la science, y compris les sciences humaines. Dans cette
perspective, une telle sociologie a pour objectif de créer un savoir capable
d’expliquer des phénomènes énigmatiques à première vue. La notion de scientificité se définit, aussi bien dans les sciences de la nature que les sciences de
l’homme, par deux principes : 1) le principe de Popper selon lequel il doit y
avoir un accord de la théorie avec tous les faits qui relèvent de la compétence
de cette théorie ; 2) le principe (non popperien) selon lequel les propositions
non empiriques d’une théorie doivent être acceptables (Boudon, 2001a).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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de la configuration développementaliste, la complexité de leurs fonctions et les paradoxes du pouvoir néopatrimonial sont tels que les
agents de développement se révèlent des grands acteurs de l’économie
morale de la corruption.
Les courtiers
Tout système d’interaction suppose nécessairement des acteurs sociaux qui jouent les rôles d’intermédiaires entre d’autres acteurs. Le
développement est un phénomène social qui ne fait pas exception à
cette règle. Le modèle de développement en vigueur dans le TiersMonde est celui du binôme « crédit-aide ». Ce paradigme a non seulement endetté les pays du Sud, mais il a également consolidé leur dépendance économique et financière. Dans cette situation, les pays
africains sont ceux qui dépendent le plus de l’aide extérieure, eu égard
à leurs ressources intérieures. Au cours des années et nonobstant leur
diminution, ces gros flux et reflux financiers sont apparus comme une
rente du développement dont vivent les États africains. Mais cette rente transite par des acteurs qui jouent les rôles d’intermédiaires dans la
configuration développementaliste. Les courtiers du développement
peuvent être considérés comme les acteurs sociaux qui portent les projets de développement. Dans ce sens, ces acteurs représentent, en
principe, l’interface entre les destinataires du projet, c’est-à-dire les
populations locales, vis-à-vis les différentes structures de soutien et
institutions financières de l’extérieur. En effet, ce sont généralement
les courtiers du développement qui expriment les besoins de la [77]
population qui sont traduits en projets. En d’autres mots, ils sont en
principe et en pratique les représentants des populations locales.
Le personnage du courtier est un produit réel de l’histoire de
l’Afrique noire. En colonie, c’était l’interprète entre le colonisateur et
les populations colonisées à civiliser (Mbembe, 1996a). En postcolonie, c’est par le courtier du développement que passe la rente qui sert
à développer les populations africaines sous-développées. Il existe
différents types de courtiers, mais ils forment des réseaux de courtage
institutionnalisés et incontournables dans les processus sociaux du
développement. On distingue les réseaux de courtiers locaux de développement et les réseaux de courtiers extérieurs. Une typologie des
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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réseaux locaux met en évidence les plus importants : les réseaux des
communautés religieuses (Églises, confréries, etc.), les réseaux de ressortissants d’une région ou d’une localité, les réseaux des organisations non gouvernementales (ONG) nationales et fédérées sur le plan
régional, les chefs traditionnels, les leaders des mouvements paysans,
etc. Quant aux réseaux extérieurs, ils sont constitués par les ONG de
développement des pays du Nord, les firmes de consultants individuels, etc. Les deux catégories de réseaux de courtage sont reliées et
s’insèrent dans l’ensemble des politiques nationales et internationales
de développement.
La fonction de courtage peut généralement représenter une source
de pouvoir politique, d’enrichissement ou de revenu pour les uns et les
autres. En Afrique, l’aide au développement est devenue ainsi une
« source fabuleuse d’enrichissement pour certaines élites [...], au point
de donner naissance à une nouvelle forme de pouvoir et à une classe
sociopolitique qu’il faut bien qualifier d’aidocratie » (Gélinas, 1994 :
96). Les pouvoirs économiques de cette classe politique et sociale reposent essentiellement sur les flux financiers externes. « Elle en vit et
s’en nourrit en se payant des salaires, des commissions, des indemnités de déplacement, ou tout simplement en détournant les fonds de
l’aide au vu et au su des donateurs » (ibidem : 100). Les rentiers de ce
système économique improductif vont des chefs d’État et hauts fonctionnaires africains jusqu’au vaste réseau des trafiquants nationaux et
internationaux de drogue, [78] d’armes, de diamants, en passant par
les entrepreneurs, les commerçants, les autres catégories sociales proches du pouvoir, qu’il s’agisse de l’État-rentier ou de la gouvernance
locale. En Afrique, la rente du développement n’échappe pas au patrimonialisme.
Mais tous les acteurs sociaux et les agents (populations cibles, divers réseaux de développeurs) déploient des stratégies selon différentes rationalités, instrumentales et axiologiques, de manière à trouver
leurs bénéfices ou part de gain dans la gestion de la rente. Finalement,
la matérialisation des projets de développement se présente comme les
résultats de l’agrégation des actions intentionnelles des populations
concernées d’une part, et des agents d’autre part. Comme dans tous
les cas de diffusion d’innovations, ces actions individuelles ou collectives procèdent à la matérialisation des projets, selon des principes
dont la régularité est mise en lumière par la sociologie du changement
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
105
social. Le processus réel du principe de sélection et du principe
d’adoption de l’innovation montre que l’appropriation se fait d’abord
par des acteurs appelés pionniers ; viennent ensuite les novateurs et
enfin les retardataires (Mendras et Forsé, 1983). Par ailleurs, différentes rationalités se confrontent dans le processus d’adoption ou de refus
de l’innovation. Des études de cas montrent qu’en général, les populations rurales africaines se comportent au premier chef selon une rationalité sécuritaire. La bonne raison de leurs attitudes et comportements
est la minimalisation des risques encourus par l’adoption de
l’innovation. Par exemple, le paysan peut refuser d’adopter de nouvelles cultures agricoles lorsque le risque de ses ventes sur le marché est
plus élevé que le bénéfice anticipé (le degré de la demande des marchandises). Une autre rationalité est celle de l’« assistancialisme », qui
peut expliquer les effets pervers résultant souvent de projets de développement qui visent l’autosuffisance, le self relance ou
l’empowerment des collectivités locales, aussi bien en milieu rural
qu’en milieu urbain.
À la longue, l’aide extérieure provenant de divers pays et institutions du Nord conduit les populations cibles à préférer la maximalisation des avantages financiers ou techniques et matériels qu’occasionne
un projet, et à minimaliser leurs propres contributions. Il est également courant d’observer chez [79]
les acteurs sociaux des attitudes et des comportements qui
s’expliquent par des stratégies de détournement ou d’accaparement.
Toute opération de développement représente un enjeu que les individus et les groupes peuvent gagner ou perdre selon le statut social
qu’ils ont dans la localité et dans le pays de façon plus large. De nombreux exemples existent où les gens ayant un certain pouvoir, privilège, etc., profitent de la mise en œuvre de projets pour accumuler ou
augmenter leur capital économique, se donner plus de pouvoir, élargir
leur réseau de relations sociales, etc. Dans sa thèse de doctorat sur les
groupements villageois féminins (GVF) chez les Mossi du Yatenga,
Suzanne Champagne (1996) a montré comment, dans des opérations
de développement visant à amener les femmes à cultiver un jardin collectif, non seulement les profits du GVF ont été détournés, mais les
femmes, déjà surchargées de travail, n’avaient guère intérêt à poursuivre des activités collectives dont elles ne voyaient finalement pas
l’utilité pour elles-mêmes ou leur famille.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
106
C’est ainsi que les inégalités sociales déjà grandes dans les pays
africains se sont accentuées au cours des quarante dernières années
consacrées au développement. En Afrique, le bilan négatif du modèle
de développement fondé sur l’aide extérieure est connu. Au total, le
changement social ou la modernisation visée est un échec patent, s’il
faut entendre par modernisation un minimum d’amélioration des
conditions de vie des habitants d’un pays. Après quatre décennies de
développement en Afrique, « même en tenant compte des conditions
culturelles et sociales spécifiques, une grande partie de la population,
sans doute près de la moitié, ne parvient pas à satisfaire ses besoins de
base : santé, éducation, habitat, assainissement accès à l’eau potable,
transport, énergie, alimentation, communication [...] » (Engelhard,
1998 : 49). L’aide extérieure s’est avérée une rente improductive par
rapport au type de développement ou de modernité que l’on voulait
pour l’Afrique ; elle a par contre enrichi une minorité de privilégiés, à
savoir les élites politiques, les hauts officiers de l’armée, les hauts
fonctionnaires, etc. Elle a permis à une certaine catégorie sociale de
mieux vivre au milieu d’une pauvreté océanique.
Représentant le développement essentiellement comme synonyme
d’occidentalisation (Latouche, 1989), croyant accéder [80] rapidement
à la modernité qui a émergé en Occident au XVIIIe siècle, tout s’est
passé comme si les dirigeants africains avaient ignoré l’histoire du
développement des pays de l’Occident ou d’autres pays, par exemple
le Japon. Les chefs d’État africains n’ont jamais su ou voulu engager
les peuples africains sur la voie d’une modernisation propre mais progressive, à partir des dynamiques des pratiques sociales populaires
ainsi que des systèmes socioculturels qui ont fait leurs preuves comme
mécanismes assurant la cohésion des sociétés africaines. En résumé,
le modèle de développement basé sur l’aide extérieure a certes permis
aux États africains de se doter de quelques signes ou symboles du modernisme : écoles, hôpitaux, routes, industries légères, électrification,
administration publique, etc., dans certains coins des centres urbains
et semi-urbains. Ce modèle a également permis l’installation des moulins à mil ou à maïs, des banques céréalières, des écoles, des dispensaires, des centres d’alphabétisation, etc., dans quelques localités rurales, mais à de très rares exceptions près. Cependant, pour l’essentiel,
les États africains postcoloniaux ont continué à fonctionner selon une
logique principalement adaptative. La position de l’Afrique dans la
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
107
périphérie du système mondial a induit des conséquences internes, soit
le sous-développement, et des conséquences externes, soit la dépendance. Quel autre choix l’Afrique peut-elle avoir pour sortir de la crise ? Nous traiterons de la question dans le chapitre six. Nous convenons d’élaborer d’abord la thématique du mythe de la démocratie.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
108
[81]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Chapitre V
CONTROVERSE AUTOUR
DE L’AFRIQUE
ET LA DÉMOCRATIE
L’histoire est un récit d’efforts qui échouèrent, d’aspirations qui ne se réalisèrent pas, de
souhaits qui furent exaucés et puis se révélèrent
différents de ce que l’on espérait.
Dean Acheson
L’homo democraticus africanus ?
Retour à la table des matières
Dans une de ses grandes œuvres demeurée un classique, soit De la
division du travail social, Durkheim écrit que l’individualisme est un
« phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe sans
s’arrêter tout au long de l’histoire » (Durkheim, 1967 : 146). Commentant cette assertion de Durkheim, Boudon dit qu’elle signifie
qu’aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de toutes les sociétés, l’individu a toujours en tant que tel représenté le point de référence privilégié, sinon unique, à l’aune duquel « il est possible de juger de la pertinence des normes ou de la légitimité des institutions, au
sens le plus large de ce dernier terme : qu’il s’agisse des normes tacites auxquelles se soumettent les petits groupes de rencontre, des nor-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
109
mes prenant la forme de décisions collectives officielles [82]associées
à un pouvoir de coercition (les lois) ou de tous les cas intermédiaires »
(Boudon, 2001c : 37). On doit comprendre par là, non que le respect
de la dignité de l’individu ou de la personne a toujours prévalu dans la
réalité sociale, mais plutôt que l’individu a toujours eu « le sens de sa
dignité et que ce sentiment constitue la toile de fond sur laquelle se
déroule l’histoire des institutions et sans doute l’histoire tout court »
(ibidem : 38).
Les valeurs ont donc une historicité en ce sens que selon les forces
ou les contingences de l’histoire, le programme culturel de toute société se trouve soumis à un phénomène que Max Weber appelle la rationalisation diffuse, qui préside à la sélection des valeurs morales et
des institutions sociales censées symboliser ces valeurs dans les principes et les faits. Une fois sélectionnées, certaines idées ou valeurs
fortes deviennent irréversibles. On entend par valeurs fortes celles qui
ont, à un moment de l’histoire, donné le plus de sens possible à la dignité de l’individu, au respect de la dignité de la personne humaine.
Mais il importe de souligner par la même occasion que l’irréversibilité
des idées ou des valeurs ne signifie pas nécessairement l’irréversibilité
des institutions.
Rappelons, par exemple, la désormais célèbre phrase de Winston
Churchill : « La démocratie est la pire forme de gouvernement à
l’exception de toutes les autres qui ont pu être expérimentées au fil de
l’histoire 31. » Autrement dit, malgré ses tares, la démocratie demeure
quand même le moins mauvais des régimes politiques. Mais si on
considère aujourd’hui que la démocratie est le meilleur système politique, force est de reconnaître qu’il n’en a pas toujours été ainsi ; le
jugement de valeur positif qu’on peut porter sur la démocratie est récent dans l’histoire humaine. Par ailleurs, il est bien évident que tout
le monde ne pense pas que la démocratie soit un bon régime dans certaines situations sociales et même pour certaines sociétés ou des pays
en particulier. On a longtemps cru et l’on croit toujours que dans de
nombreux pays, « l’ordre social et la paix civile ne peuvent être [83]
assurés que par un pouvoir fort, concentré, despotique, ignorant ou
minimisant ce principe, et par suite peu respectueux du droit des
31
Déclaration de Winston Churchill, Chambre des communes, Londres, 11 novembre 1947.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
110
gens » (Boudon, op. cit. : 38). Ainsi, par exemple, dans les années
1960, on s’accordait pour dire que la démocratie serait un obstacle au
développement des États africains nouvellement indépendants. On
pensait que l’édification de ces pays devrait mieux se faire sous des
régimes politiques à parti unique, le pluralisme politique étant perçu
comme néfaste.
Cette façon de penser a prévalu aussi dans les années 1990, lorsque
l’effondrement du bloc communiste et le regain de la démocratie dans
le monde, ont poussé - dans un premier temps – le président – de la
France, François Mitterand, à demander aux chefs d’États africains de
s’engager sur la voie de la démocratie. Mais après quelque temps, face
à l’ébranlement des États africains monopartites et despotiques, protecteurs des intérêts de la France, Mitterand a changé de discours en
parlant de « démocratie, bien sûr, mais chacun à son rythme ». Par la
suite, la France y est allée d’interventions (diplomatiques, politiques
et militaires) en faveur de la restauration des autoritarismes dans la
plupart des pays de l’Afrique francophone au sud du Sahara (Assogba,
1996).
On constate cependant qu’au cours des dix dernières années, la
démocratie a fait du chemin et continue d’en faire sur le continent. En
mars 2000, des élections pluralistes ont donné lieu à un changement
de gouvernement au Sénégal. En 2001, c’est au Ghana et au Bénin
qu’il y a eu une alternance politique. Mais certains chefs d’États africains, dictateurs dinosaures, résistent à la démocratisation. C’est le cas
de Gnassingbe Eyadema au Togo et de Paul Biya au Cameroun. Mais
pour combien de temps encore ? Quoi qu’il en soit, on note des signes
de progrès de la démocratie, certes lents, mais tangibles tout de même,
comme le remarque bien Comi Toulabor : malgré la lenteur des résultats, « une nouvelle culture politique émerge à travers tout le continent, qui dessine le profil du démocrate africain. Les relations entre
dirigeants et dirigés, les représentants de l’autorité, les rapports entre
le droit et les institutions, entre le pouvoir et la manière dont il est
exercé, traduisent une évolution, lente mais sans doute irréversible,
des mentalités » (Toulabor, 2001 : 4).
[84]
Dès lors qu’elle a été expérimentée au cours de l’histoire et qu’elle
est objectivement plus proche de la notion de bon régime politique, eu
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
111
égard au respect de la dignité de la personne, la démocratie en tant
qu’idée, en tant que valeur, a acquis un caractère irréversible ou une
irréversibilité dans l’héritage culturel de l’humanité, qui n’est autre
chose que le résultat historique du brassage des cultures humaines.
Cependant, il faut toujours le souligner avec force : l’irréversibilité
des principes, des idées ou des valeurs n’est jamais définitivement acquise dans la réalité sociale. Ainsi, un régime démocratique peut être
corrompu ; une dictature peut se prétendre une démocratie après des
élections non transparentes et truquées comme c’est presque toujours
le cas en Afrique depuis les années 1990. On a déjà parlé de démocrature pour désigner cette forme de dictature déguisée en démocratie,
très courante en Afrique depuis les années 1990 (Goumaz-Laniger,
1992).
Bref, la démocratie peut être ébranlée, mais l’idée que ses principes sont une bonne chose dans l’histoire des sociétés politiques
connues demeure toujours. À l’évidence, l’inscription de cette idée
dans les faits est soumise aux contingences de l’histoire. « Une institution, une idée peuvent en effet s’inscrire irréversiblement comme
bonnes dans la conscience publique, tandis que leur installation est
rendue difficile par le jeu des contingences et des intérêts » (Boudon,
2000b : 330). L’analyse de Toulabor (2001) illustre fort bien cette
proposition sociologique. Mais qu’en est-il de la démocratie en Afrique en ce début du XXIe siècle ? La question vaut la peine d’être posée car, nonobstant l’explication sociologique des innovations sociales
porteuses d’idées et de valeurs irréversibles, le doute ethnocentrique
plane encore sur l’existence de l’homo democraticus dans les sociétés
africaines. À cet égard, le titre d’un article de Richard Banégas paru
en 2000 est bien évocateur : « La démocratie est-elle un produit
d’importation en Afrique ? L’exemple du Bénin 32. »
32
Cet article a paru dans Démocraties d’ailleurs : démocraties et démocratisations hors d’Occident, Paris, Karthala, 2000.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
112
[85]
La longue marche de l’Afrique
pour la démocratie
Retour à la table des matières
Au cours du IVe millénaire avant Jésus-Christ, la vallée du Nil a
été témoin de la première civilisation historiquement connue, celle de
l’Égypte des Pharaons. Par ailleurs, on sait le rôle que les Noirs
d’Afrique ont joué dans cette civilisation égyptienne. Cheikh Anta
Diop a démontré savamment que la civilisation égyptienne n’est que
l’héritage de l’Afrique paléolithique et néolithique (Diop, 1967). On
sait aujourd’hui, que les bases de la civilisation humaine ont été jetées
dans l’Égypte pharaonique et propagées par la suite en Occident (Grèce, Rome, etc.). Donc, les formes ou les régimes politiques possibles
(la démocratie, l’aristocratie, l’oligarchie, la monarchie, l’autocratie
ou la tyrannie, le despotisme, etc.), ont pour origine la civilisation de
l’Égypte pharaonique. Ces formes de régimes étant par ailleurs imprégnées plus ou moins des valeurs spirituelles, laïques ou républicaines.
La fin de l’Antiquité coïncide avec le développement du christianisme. C’est au cours des deux premiers siècles de l’ère chrétienne
que des migrations et des brassages décisifs s’opèrent dans toutes les
grandes familles linguistiques de l’Afrique occidentale, orientale et
méridionale. La diffusion de certaines techniques et cultures va aider à
bâtir des sociétés mieux organisées et plus puissantes. Les sociétés
africaines au sud du Sahara vont connaître des mutations sociopolitiques qui les feront passer des organisations claniques à des empires.
Selon Cheikh Anta Diop (1960), toute l’époque de l’Afrique précoloniale, c’est-à-dire du Ier siècle au début du XIXe siècle, a été caractérisée par des monarchies constitutionnelles et des empires. « À
l’époque précoloniale, en effet, tout le continent était couvert de monarchies et d’empires. Aucun coin où vivent des hommes, fût-ce en
forêt vierge, n’échappait à une autorité monarchique. Mais il faut reconnaître que tous les peuples qui vivaient sous le même régime politique n’avaient pas tous le même niveau culturel. Certaines populations périphériques vivaient encore dans une organisation clanique a
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
113
peine ébranlée et assouplie, alors que les agglomérations des grands
centres s’étaient détribalisées » (Diop, 1960 : 57-58).
[86]
L’Afrique au sud du Sahara fut ainsi le foyer de grands empires
pendant le haut Moyen Âge et le Moyen Âge, c’est-à-dire du VIIe siècle jusqu’au XVe siècle. Par exemple, on peut citer les empires du
Ghana, du Mali, du Songhaï et l’empire Mossi. Citons également les
royaumes du Yoruba, du Bénin, du Congo, etc. À ces grandes organisations sociopolitiques, on peut opposer l’existence d’organisations
claniques dans les régions du Sud-Ouest situées sur le Haut-Sénégal et
à l’Ouest du Mali. Il y avait naturellement des guerres entre ces empires, ces royaumes et ces organisations claniques. Mais il importe de
noter l’état relativement avancé de l’organisation administrative, financière, militaire, judiciaire et commerciale de ces empires. La prospérité et le niveau d’organisation politico-administrative de l’empire
du Ghana, par exemple, avaient frappé les voyageurs arabes de
l’époque.
Quels sont les traits caractéristiques de l’organisation politique de
l’Afrique précoloniale ? Cheikh Anta Diop (1960) nous présente les
principes qui, à quelques variantes près, ont vraisemblablement régi
les États africains précoloniaux. « Les Africains, écrit l’auteur, n’ont
donc jamais vécu l’expérience d’une république laïque, bien que les
régimes aient été presque partout démocratiques, avec des pouvoirs
équilibrés. C’est pour cela que tout Africain est un aristocrate qui
s’ignore, comme tout bourgeois français l’était avant la Révolution.
Les réflexes profonds de l’Africain actuel se rattachent davantage à un
régime monarchique qu’à un régime républicain. Le riche comme le
pauvre, le paysan comme le citadin, rêve davantage d’être un petit ou
grand seigneur plutôt qu’un petit ou grand bourgeois. La qualité des
gestes et attitudes, la manière d’aborder les choses, quelle que soit la
caste, est seigneuriale, aristocratique par opposition à la "mesquinerie"
bourgeoise. Toute une révolution sépare donc encore la conscience
africaine et occidentale quant au comportement instinctif. Ces séquelles d’aristocratisme ne se seraient extirpées que si l’Africain, au cours
de son histoire, avait assumé lui-même son destin dans le cadre d’un
régime républicain. Aussi, la colonisation occidentale républicaine n’a
pas pu modifier ces données » (ibidem : 57).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
114
Une autre des grandes caractéristiques du pouvoir étatique en Afrique qui a été mise en évidence par la plupart des historiens, c’est
l’attribution du droit divin à la royauté. Cheikh [87] Anta Diop parle
de la conception vitaliste de l’État ou de la royauté. « L’univers africain est régi par un ordre strict métaphysiquement parlant, Il ne règne
dans l’univers qu’un ensemble de forces hiérarchisées : chaque être,
animé ou non, ne peut occuper qu’une échelle donnée en vertu de son
potentiel. Ces forces sont additives : ainsi, un être vivant qui porte
comme talisman le croc ou la griffe d’un lion où se trouve concentrée
la force vitale de l’animal, accroît la sienne d’autant ; pour le vaincre
dans un combat, il faut totaliser une somme de forces supérieures à
celle qu’il a, plus celle du lion. » Et l’auteur d’ajouter : « On peut affirmer que, depuis le début de l’histoire africaine, jusqu’à la conquête
du pays par l’Occident, chaque roi traditionnel qui va au combat s’est
livré auparavant à ces pratiques au point de croire fermement que la
victoire est de son côté. L’islamisation n’y changera rien : elle déplacera seulement le pôle d’intérêt ; au lieu que les princes s’adressent
aux prêtres traditionnels qui étaient les intermédiaires avec les forces
cachées de l’Univers, ils recourent maintenant au clergé musulman,
aux marabouts qui pratiquent la Kabbale orientale et leur donnent des
gris-gris assurant la victoire » (ibidem : 49).
Cette métaphysique, loin d’être un fait secondaire d’une sociologie
africaine, semble être un trait dominant. Deux autres ethnologues
français, André Leroi Gourhan et Jean Poirier, ont bien fait remarquer
jusqu’à quel point le mysticisme régit la logique interne des sociétés
africaines. « Le monde s’ordonne comme une vaste équation ;
l’animation humaine répond à l’animation de la nature, et chaque geste se prolonge jusqu’à des précédents mytiques » (ibidem : 49). Dans
cette harmonie universelle où chaque être joue son rôle, le roi,
l’empereur a une fonction précise et un rôle déterminé ; c’est lui qui a
le plus de force vitale dans tout le royaume. Il sert en quelque sorte
d’intermédiaire dans la mesure où l’empereur a un attribut spirituel
par lequel il est en lien avec l’univers supérieur et les forces ontologiques. C’est ainsi qu’auraient été inspirés les premiers chefs, guides
spirituels et charismatiques, en Afrique précoloniale. Ce fait, qui a été
reproduit dans l’Afrique des temps modernes, l’origine de cette tradition métaphysique et mythique du pouvoir serait un héritage culturel
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
115
de l’Égypte antique, selon la thèse de Baumann et Westermann
(1947).
[88]
Une autre caractéristique de l’organisation politique de l’Afrique
précoloniale est le fait que les pouvoirs temporels et religieux sont
restés confondus pendant longtemps et ce, aussi bien dans l’Antiquité
païenne que dans l’Afrique traditionnelle. Le christianisme et l’islam
ont eu pour conséquence de séparer ici et là le pouvoir temporel et le
pouvoir religieux, en ce sens que le roi n’officie plus, même lorsque
dans le cas du christianisme, il redeviendra sacro-saint avec Pépin Le
Bref. En Afrique noire, cette séparation subsiste pratiquement dans la
vie sociale et politique. Malgré l’attribution du droit divin à la royauté, les chefs (empereurs ou rois) étaient limités dans l’exercice de leur
pouvoir par certaines coutumes. Ainsi, chez les Mossi, on pensait que
toute personne investie de l’autorité royale était le serviteur et le berger de son peuple. Par exemple, le Moro Naba était contraint par un
emploi du temps et n’avait pas le droit de quitter la capitale. Le KayaMagan de l’empire du Ghana était tenu de faire le tour de sa capitale
pour recueillir les doléances de ses sujets. L’Afrique a donc connu des
expériences de régime démocratique, si on entend par là un régime
politique qui permet aux citoyens d’une société d’être actifs et libres,
de bénéficier des mêmes droits, de se soustraire à l’arbitraire de l’État
et d’être en mesure de contrôler l’action de celui-ci d’une façon ou
d’une autre (Engelhard, 1996).
Puis l’Afrique rencontra l’Occident au début des temps modernes.
À la fin du XVe siècle et au début du XVIe Siècle, la situation politique et sociale de l’Afrique noire précoloniale se présentait, en résumé,
comme suit. Certains peuples vivaient encore dans une organisation
clanique. D’autres s’étaient détribalisés et constituaient de grands centres urbains, tels les empires du Ghana, du Mali et du Songhaï. Telle
était donc la situation politico-sociale de l’Afrique noire précoloniale
au moment où elle rencontra l’Occident (l’Europe-Occident) à l’aube
des temps modernes. Mais évidemment, les XVe et XVIe siècles ne
sont pas n’importe quels siècles dans l’histoire de l’Europe et du
monde moderne. À la fin du XVe siècle, la population européenne
connaît une croissance générale. L’économie est dominée par
l’agriculture, même dans les pays où le commerce et l’artisanat ont
pris une grande ampleur. L’Asie est le continent des contrastes.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
116
L’Afrique peut se distinguer en Afrique monarchique [89] (empires et
royaumes) et en Afrique tribale (organisation clanique). Les Portugais
ont déjà atteint les côtes africaines entre 1441 et 1480. L’Amérique est
encore inconnue des Européens.
Le XVIe siècle est celui des grandes découvertes. Après un siècle
d’exploration de l’Afrique, les Portugais atteignent l’Asie en contournant le continent africain. En 1492, Christophe Colomb aborde
l’Amérique ou le Nouveau Monde. En 1498, le Portugais Vasco de
Gama arrive en Inde après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance.
Ces grands voyages ont été rendus possibles grâce au développement
des connaissances et des techniques héritées par l’Europe des Arabes,
des Asiatiques et des Africains : introduction de la métallurgie avancée (aciéries), de la boussole, de la poudre à canon, de l’usage des cartes marines, du gouvernail axial, des connaissances mathématiques et
chimiques par les Arabes (héritage de l’Asie, de l’Afrique et de
l’Orient). Mais le XVIe siècle est aussi celui de l’humanisme et de la
Renaissance. En 1455, Gutenberg imprime le premier livre et
l’imprimerie permettra de diffuser l’humanisme. Nous aimerions faire
remarquer ici que le mot humanitas désigne en latin la culture (Fenseignement est appelé par les maîtres lettres d’humanité). Les maîtres
sont des humanistes. Le terme humanitas évoque aussi une élégance
morale, une politesse et une courtoisie inséparables de toute culture
accomplie. En un mot, le terme humanisme désigne, outre la formation à l’école de la pensée gréco-latine, un idéal de sagesse et toute
une philosophie de la vie. « L’humanisme, c’est un acte de foi dans la
nature humaine, et la conviction qu’il n’y a d’art qu’à l’échelle de
l’homme » (André Gide, cité dans Lagarde et Michaud, 1970 : 8).
L’humanisme a favorisé la diffusion des arts (peinture, musique,
sculpture, etc.). Le XVIe siècle, c’est également la Réforme ; Martin
Luther propose la réforme du christianisme par un retour à l’Église
ancienne. La proposition n’aboutit pas à une réforme, mais plutôt à
une scission. La Réforme se manifeste également par un mouvement
d’évangélisme, c’est-à-dire le retour à l’Écriture sainte, seule source
authentique des croyances chrétiennes, et le siècle est marqué par des
guerres de religions (Lagarde et Michaud, 1970 : 1). Le XVIe siècle a
permis une rencontre des continents, une redécouverte de la terre. Jacques [90] Attali a su bien définir et caractériser ce siècle en ce sens. à
la fin du XVe siècle, écrit Attali, « [...]) tout observateur aurait remar-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
117
qué d’abord la puissance de la Chine, écrasant depuis mille ans les
autres continents par sa population, sa marine, son armée, sa science,
ses richesses et sa technologie. Il aurait aussi décrit l’Afrique et
l’Amérique comme des continents très peuplés où se forment des empires aux splendeurs immenses : Inca et Aztèque, Mali et Songhaï
semblent devoir durer encore des millénaires. L’Europe n’aurait représenté à ses yeux qu’un petit canton de l’Univers, ravagé par la peste, morcelé en dizaines de cités et de nations rivales, exsangue, menacé par ses voisins, hésitant entre la Peur et la jouissance, le Carnaval
et le Carême, la Foi et la Raison. Il aurait pu néanmoins y débusquer
quelques aventuriers sans vergogne déterminés à bouleverser l’ordre
du monde, prenant des risques, inventant, créant, échangeant objets et
idées dans les interstices de la peur et de la force, avides de gloire et
de richesses, libres conquérants de territoires et de rêves mêlés » (Attali, 1991 : 15-16).
De manière générale, ces aventuriers ont effectivement bouleversé
l’ordre du monde et de l’Afrique – ainsi que de l’Amérique – de façon
particulière. La conquête systématique du monde par l’Occident européen (« en homme de raison, en barbare vengeur », selon l’expression
d’Atalli) est mue par des mobiles à la fois économiques et religieux.
Le prince Henri, dit le navigateur portugais Diego Gomes, ordonna
que ces caravelles allassent, armées pour la paix et pour la guerre, au
pays de Guinée où les gens sont extrêmement noirs. Nous cherchons
des chrétiens et des épices, mentionna un second navigateur portugais,
Vasco de Gama (1469-1524). Les Européens, à cause de la Renaissance et de la Réforme, cherchaient non seulement les épices et les
métaux précieux, mais aussi des mines spirituelles Minas de Animas.
Homo œconomicus recherchant le profit, les Européens avaient besoin
de l’or pour régler les achats d’épices d’Asie (poivre, piment, cannelle, gingembre), de tissus, de soie et d’indigo. Ils cherchaient aussi des
esclaves. C’était la première fois, dans l’histoire du continent, que
l’esclavage prenait la forme de la traite des noirs. Dès 1442, le prince
portugais Antoine Gonzalez Chambellan, dit Henri le Navigateur, [91]
capture un homme et une femme noirs et les ramène au Portugal.
C’est le début de la traite. Elle a fait du tort à l’Afrique.
Que va-t-il se passer à partir du moment où l’Afrique rencontre
l’Occident au début des temps modernes ? « Les Africains perdent
progressivement la faculté d’assumer leur destin. Le pouvoir fédéra-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
118
teur local est dissous, en tout cas atténué et sans efficacité. En conséquence, l’évolution interne est désaxée. Dans les agglomérations où la
détribalisation était déjà accomplie, il n’est plus question de revenir en
arrière : on continuera à voir des individus unis par les liens sociaux.
Mais là où l’organisation clanique était encore prédominante, où les
frontières sociales étaient encore délimitées par l’aire du clan ou de la
tribu, il se produira une sorte de repli sur soi, une évolution à rebours,
une retribalisation renforcée par le nouveau climat d’insécurité. La vie
collective reprend le pas sur la vie individuelle. Mais, comme on peut
le concevoir, de tels clans sont loin d’être aussi primitifs qu’on aurait
pu se l’imaginer au premier abord : ils ne seront pas exempts de séquelles de la période impériale antérieure. Ils sont déjà complexes et
évolués. C’est la raison pour laquelle les ethnologues y découvrent, à
leur plus grande surprise, des traditions qui ne correspondent pas à ce
stade de l’organisation sociale, qui sont plus avancées : ils n’hésitent
souvent pas à l’attribuer à un phénomène de dégénérescence en supposant que ces populations, qui vivent aujourd’hui dans cet état si
primitif, ont connu dans le passé un rayonnement oublié » (Diop,
1960 : 58).
Depuis le début des temps modernes, l’histoire de l’Afrique noire a
été pour l’essentiel l’histoire des luttes (militaires, politiques et sociales) des forces sociopolitiques africaines internes entre elles d’une
part ; et des luttes entre les forces sociopolitiques africaines et les
puissances étrangères (arabes et occidentales) d’autre part. Les nationalistes africains révolutionnaires et/ou réformistes contre les nationalistes africains conservateurs et alliés plus ou moins inconditionnels
de l’Occident. De l’esclavage à la colonisation au XIXe siècle, de celle-ci à la néo-colonisation qui se confond pratiquement avec
l’indépendance des pays africains au XXe siècle, l’enjeu de ces luttes
demeure toujours la démocratie. Celle-ci a été totalement bloquée durant toute la période coloniale (Mbembe, 1996). Elle montrera un [92]
certain regain de vie dans la décennie 1950-1960, mais connaîtra une
rechute et une régression dès le début des années 1960, par suite d’un
coup d’État militaire au Togo, le 13 janvier 1963, le premier du genre
en Afrique noire indépendante (de Menthon, 1993). Les États afri-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
119
cains seront alors soumis, pendant trois décennies 33, au monolithisme
politique et aux dictateurs.
Obstacles et moteurs
de la démocratie en Afrique
à l’heure de la mondialisation
Retour à la table des matières
Dans les années 1980 et au début de la décennie 1990-2000, les
peuples africains expriment leurs aspirations démocratiques dans les
rues et au cours des fameuses « Conférences nationales » (Eboussi
Boulaga, 1993). L’Afrique renoue avec la démocratisation. L’espoir
renaît pour « les damnés de la terre » (Fanon, 1968). Le continent noir
s’inscrit de nouveau, depuis les années 1960, au rendez-vous avec
l’histoire, car le regain démocratique au lendemain de la chute du mur
de Berlin en 1989, était un mouvement d’espoir pour tous les peuples
opprimés de la planète. On assistait à la mondialisation de l’idée de
démocratie et à une autre manifestation de son irréversibilité spatiotemporelle.
En février 1991, au Bénin (pour la première fois en Afrique continentale depuis les années 1960), un militaire arrivé au pouvoir par un
coup d’État le quitte par le verdict des urnes. Ce sont les résultats des
élections démocratiques qui ont amené au pouvoir Nicéphore Soglo
(Glélé Ahanhanzo, 1993 ; Dossou, 1993). L’événement est historique.
Mais c’est aussi l’aboutissement d’un processus sociopolitique dont le
point de départ s’appelle la Conférence nationale. Le Bénin a été le
premier État africain à en organiser une en février 1990. Il s’agit
d’états généraux qui peuvent rappeler ceux de la Révolution française.
Toutefois, en Afrique, ils ont pris les couleurs locales. En fait,
l’histoire raconte que devant la situation économique et sociale [93]
33
Pour en savoir davantage, lire l’excellent texte de Gérard Conac, « Les processus de démocratisation en Afrique », dans L’Afrique en transition vers le
pluralisme politique, Paris, Economica, 1993, p. 11-41. L’auteur retrace les
lenteurs, les tentatives, les rechutes des expériences de démocratie en Afrique
noire de 1958 aux années 1990.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
120
désastreuse du Bénin à la fin des années 1980, le président Kérékou
aurait fouillé dans la légende du royaume d’Abomey pour y trouver
une solution nationale à la crise. Se référant à Ghezo, le roi d’Abomey
qui avait invité, jadis, « tous les fils du pays à boucher de leurs doigts
les trous de la jarre percée, afin de sauver la patrie », le chef de l’État
béninois (d’alors) annonçait la tenue d’une conférence nationale des
forces vives de la nation. Il s’agit d’une forme moderne de la palabre
africaine. Elle regroupe les délégués des élites politiques modernes et
traditionnelles, des représentants des partis politiques nouvellement
autorisés, des mouvements associatifs, des intellectuels, des syndicats,
des étudiants, des diplomates étrangers, etc. L’Église, en l’occurrence
l’Église catholique, a joué un rôle de leadership plus ou moins important dans les assises nationales qui ont eu lieu jusqu’ici dans quelques
pays 34.
Au-delà de leur durée variant de dix jours (Bénin) à cinq mois
(Congo) et de leurs coûts économiques, ces conférences nationales
revêtent, du point de vue sociologique, deux sortes de symboliques.
La première est la symbolique de « la parole retrouvée et reprise » par
les gens à qui elle a été confisquée pendant trois décennies. Dans les
sociétés africaines où le verbe est vie et mort, ce n’est pas la moindre
des symboliques. La seconde symbolique est celle du pardon et de la
réconciliation. Les assises se sont en général terminées par un appel
ou un rituel dans ce sens. Au Gabon, le président Bongo a pris
l’initiative de convoquer une Conférence nationale, emboîtant ainsi le
pas au Bénin. Le président gabonais, malgré quelques dérapages, a
fait approuver le programme de réformes constitutionnelles élaboré
par son gouvernement et a engagé son régime sur la voie de la « parlementarisation ». Au Bénin, au Cap-Vert, au Mali, en Zambie et au
Congo, des élections ont évincé d’anciens dictateurs du pouvoir. Mais
les conférences nationales ont connu de grandes difficultés et de véritables dérives dans plusieurs pays. La fin de l’année 1991 a vu un
coup de force militaire d’une rare barbarie s’abattre sur le Togo (Degli, 1996). Au [94] début de janvier 1992, c’est le tour des militaires
congolais de perpétrer un coup de force. Au Zaïre, la situation a été
plus confuse que jamais. Au Cameroun, au Burkina Faso, à Madagas34
Ce sont des prélats (archevêques ou évêques) qui ont présidé les conférences
nationales au Bénin, au Gabon, au Congo et au Togo.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
121
car, au Kenya, en Ouganda, au Nigeria, etc., la démocratisation a
connu des dérapages au cours de ces années 1990 de regain démocratique en Afrique. La situation s’avère grave car la crise politique est
institutionnelle. Certes, les pays africains ont vécu des changements.
Après une trentaine d’années d’unipartisme, la démocratisation a favorisé le multipartisme et une certaine liberté de presse, mais force est
de constater que le principe fondamental de l’alternance politique se
butte à de grandes difficultés d’acceptation. Ainsi, au cours des années
2000-2003, quatre pays seulement ont eu une véritable alternance politique à la suite d’élections pluralistes. Il s’agit du Sénégal, du Ghana,
du Bénin et du Kenya.
Dans la plupart des pays, afin de conserver le pouvoir, il est courant que les gouvernements organisent des élections de manière à en
sortir gagnants (Gallois et Gruenais, 1997). La petite histoire raconte
qu’un chef d’État africain aurait dit, en boutade, après s’être déclaré
gagnant lors des élections jugées irrégulières, qu’on n’organise pas les
élections pour les perdre. Malgré la présence d’observateurs extérieurs, c’est-à-dire des représentants d’autres pays africains et de ceux
du Nord principaux bailleurs de fonds, le trucage électoral est massivement et couramment pratiqué dans la plupart des pays, en amont et
en aval des élections. Dans de tels contextes, le scrutin en Afrique ne
fait que renforcer l’illégitimité des gouvernants qui sont le plus souvent des despotes installés au pouvoir depuis longtemps. « Le plus
souvent un président, une fois installé au pouvoir (parfois lui-même
ancien dictateur vaguement reconverti, mais parfois aussi honorable
"démocrate " célébré par la société internationale), n’entend en aucun
cas le céder par la voie des urnes. Ses troupes font alors ce qu’il faut
pour le garder », (Olivier de Sardan, 2000 : 12).
En Afrique, la plupart des élections démocratiques, libres et transparentes qui se sont déroulées au cours des dix dernières années
(1990-2000), au lieu de renforcer une authentique démocratie, ont davantage produit les effets pervers de celle-ci. Par ailleurs, il faut noter
que le refus d’accepter les règles minimales [95] du multipartisme en
général et du principe de l’alternance en particulier, n’est pas spécifique aux responsables politiques au pouvoir, ce refus se trouve également chez les leaders des partis d’opposition. De plus, ceux-ci sont
généralement désunis et semblent en crise permanente. L’exemple le
plus édifiant est sans doute celui des partis de l’opposition au Togo
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
122
qui, depuis la Conférence nationale souveraine en 1991, n’ont jamais
réussi a constituer un front commun face au parti du Rassemblement
du peuple togolais (RPT) du président Eyadema, connu pour son despotisme qui date de 1967, soit depuis plus de trente ans (Attisso,
2001).
En général, les partis de l’opposition en Afrique ne disposent pas
d’un véritable programme présentant une solution de rechange à la
mauvaise gouvernance. Ils proposent encore moins un plan d’action
de réformes à réaliser en vue de l’instauration d’une nouvelle société.
Tout se passe comme si l’objectif principal des partis de l’opposition
était de prendre le pouvoir et de remplacer ceux qui le détiennent afin
de s’enrichir à leur tour : ôtez-vous de là pour que je prenne votre place, ce sera à mon tour de m’enrichir. Tel est ce que les uns et les autres semblent se dire dans le contexte du multipartisme en Afrique.
Cette démocratisation faite de bricolages s’opère sur fond de crise
multidimensionnelle, généralisée à l’ensemble des pays africains. Les
programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, la privatisation des entreprises et sociétés publiques, le poids de la dette, le cours des matières
premières et la dépendance envers les principaux bailleurs de fonds,
ont eu des effets pervers dramatiques sur les plans social, économique
et politique. Les pays africains sont devenus des foyers d’insécurité
alimentaire, curative et scolaire (Abdelkader, 2002), d’analphabétisme, de chômage, de pandémie du sida 35. Ces fléaux sociaux
« ont induit la précarisation de l’existence. Combinée aux turpitudes
et à la [96] fragilité de l’opposition, cette précarisation semble avoir
déclassé la démocratie dans l’ordre des priorités » (Toulabor, 2001 :
5). Mais en Afrique comme dans le reste du monde, l’idée de démocratie est irréversible. La démocratie est une valeur, une utopie entendue dans le sens d’un idéal dont on sait qu’il ne sera jamais parfaitement réalisé, mais que l’on cherche quand même à réaliser toujours
mieux. La démocratie, dit Rocher, est « une utopie dans le sens qu’à la
différence des anciens régimes, elle veut réaliser l’égalité, la justice.
35
Le rapport bisannuel de l’ONUSIDA de juin 2002 estime à 28 millions les
personnes porteuses du VIH/SIDA en Afrique. Sans interventions préventives
et thérapeutiques vigoureuses, 68 millions de personnes mourront du sida d’ici
2020. L’Afrique sera la plus touchée avec 55 millions de décès seulement
pour l’Afrique subsaharienne.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
123
Les anciens régimes n’étaient pas des utopies, c’était des régimes réalistes car ils reconnaissaient les inégalités sociales » (Rocher, 1994a :
7). C’est pourquoi la démocratie doit être sans cesse préservée.
L’histoire montre justement (et malheureusement) que les lenteurs, les
rechutes et les régressions vers les régimes de dictature sont plus fréquentes que les progrès démocratiques.
Les dictateurs toujours en place ne font que retarder la traduction
des principes démocratiques dans les institutions. Certaines réalités
montrent que les mouvements sociaux de revendications démocratiques et les conditionnalités économiques (bonne et saine gestion des
affaires publiques) et politiques (démocratie et respect des droits de la
personne), même s’ils ont été souvent récupérés, laissent tout de même des empreintes sur la façon de gouverner. Bref, depuis une décennie, la démocratie est en marche dans les pays africains. Elle est soumise au jeu des contingences et des intérêts qui rendent difficile son
installation actuellement. Mais certaines forces historiques pourront
également agir de telle sorte que le jeu des contingences favorise
l’instauration de la démocratie. On appelle cela le changement social.
La sociologie relationnelle nous enseigne que le changement social
émane et résulte des relations entre les acteurs sociaux et collectifs
situés dans un contexte social donné (Bajoit, 1992). En termes plus
explicites, le changement social est la résultante des stratégies
d’échange des acteurs collectifs et du degré d’organisation formelle
de la solidarité entre et au sein des acteurs collectifs en présence.
L’enjeu est l’imposition (ou l’acceptation) du projet de société à la
communauté globale par les acteurs dominants. Dans le cas qui nous
intéresse ici, c’est-à-dire l’Afrique, le projet de société est
l’instauration et la préservation de la démocratie une fois qu’elle sera
conquise. [97] Les acteurs collectifs sont : 1) l’opposition démocratique africaine ; 2) les partisans des régimes établis (les dictatures africaines) ; et 3) les puissances occidentales dans des rapports d’échange
inégal avec les pays d’Afrique.
L’instauration de la démocratie dans les pays africains résultera
des stratégies d’échange et de solidarité intra et inter entre les acteurs
collectifs qui sont placés dans des conditions nationales et internationales précises. Ces conditions seraient alors mûres pour une rupture
avec les régimes dictatoriaux et monolithiques et pour une consolidation des quelques acquis de la démocratie au cours des dix dernières
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
124
années. La possible démocratisation de l’Afrique passe par des stratégies d’échanges consensuelles entre les partis de l’opposition démocratique, les syndicats, les associations issues de la société civile, les
mouvements des femmes et des jeunes. L’ensemble de ces forces sociales doit constituer une organisation fondée sur une solidarité forte
avec les populations africaines. En effet, l’émergence de la démocratie
et le processus de sa consolidation dans les institutions vont dépendre
de la capacité de cette organisation de construire un nouvel État basé
sur la participation des citoyens, des familles et des communautés de
base, mais non plus sur un pouvoir tyrannique d’administration patrimoniale de type clanique. Cependant, compte tenu des réalités africaines, certaines hypothèques doivent être levées pour que la démocratie
en Afrique ne demeure pas un vain mot ou une pure rhétorique.
Dans son ouvrage Démocratie pour l’Afrique. La longue marche
de l’Afrique noire vers la liberté, René Dumont (1991) a le grand mérite de citer quelques écueils qui lui paraissent fondamentaux à éviter.
Selon le regretté « vieux » routier de l’Afrique, il n’y aura pas de démocratie vraie ou durable ni de développement sur le continent tant
que : 1) les paysans et surtout les paysannes seront des quasiesclaves ; 2) l’Afrique sera étranglée par l’explosion démographique 36 ; 3) l’environnement ne sera pas respecté ; 4) l’ordre politicoéconomique dominant continuera [98] à l’asphyxier ; 5) les paysanneries resteront dans le carcan des encadrements ; 6) la priorité sera accordée aux mégaprojets et à leurs promoteurs ; 7) les gaspillages et la
corruption de la tyrannie prévaudront ; 8) le modèle de développement
reproduira les combinaisons très capitalistiques des modèles
d’industrialisation étrangers qui ont largement contribué à la misère
des bidonvilles ; 9) la masse restera analphabète et que la priorité ne
sera pas accordée à la médecine préventive, à l’éducation de base et à
la technique appropriée à l’environnement ; et enfin 10) tant que les
régimes dictatoriaux poursuivront leur tyrannie en l’absence d’un
contre-pouvoir ou sans le multipartisme (Dumont, 1991). En tout, ces
dix points constituent un véritable projet de société bien enraciné dans
la réalité des pays africains et très susceptibles de les engager sur la
voie d’un développement authentique.
36
Mais dans le cas de l’hypothèque démographique, la question reste posée une
dizaine d’années après la publication du livre de Dumont, en raison de la pandémie du VIH/SIDA en Afrique.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
125
Les responsables politiques africains, les dirigeants du G8, les institutions financières internationales, notamment la Banque mondiale et
le Fonds monétaire international (FMI) avec leurs partenaires bilatéraux d’aide au développement, devraient s’inspirer davantage de ce
projet, et rompre avec le modèle de développement extraverti qui a
conduit l’Afrique dans le gouffre 37. Or, le Nouveau partenariat pour
le développement de l’Afrique (NEPAD – d’après l’acronyme anglais
de New Partnership for Africa’s Development) préparé par les présidents Olusegun Obasanjo (Nigeria), Thabo Mbeki (Afrique du Sud),
Abdoulaye Wade (Sénégal) et Bouteflika (Algérie), présenté au G8
lors du Sommet de Gênes en Italie en 2001 et adopté avec un plan
d’action pour l’Afrique par le G8 au Sommet de Kananaskis en Alberta (Canada) en juin 2002, est loin de rompre avec ce modèle, mais
plutôt le renforce 38.
Il semble que la petite histoire du NEPAD – une sorte de « plan
Marshall » pour l’Afrique des années 2000 – a commencé [99] au
Sommet de 2000 du G8 à Okinawa, lorsque le premier ministre du
Japon a décidé d’organiser, en marge de la réunion du G8, une rencontre avec les leaders politiques du Tiers-Monde présents, en
l’occurrence le président des pays non alignés, Mbeki (de l’Afrique du
Sud), le président du Groupe des 77, Obasanjo (du Nigeria) et le président de l’Organisation pour l’unité africaine (OUA), Bouteflika (de
l’Algérie) 39. Le hasard a voulu que les trois présidents soient africains. Et c’est la crise africaine qui a retenu l’attention pendant la rencontre. Ce serait là que, pour la première fois, le mot « partenariat »
aurait été prononcé au sujet des rapports entre le G8 et l’Afrique. Les
pays africains se sont alors engagés à présenter au Sommet suivant, à
Gênes, un programme de partenariat détaillé (Vastel, 2002). Ce programme, le NEPAD, provient de la fusion de deux plans distincts : le
37
Lire Centre tricontinental, « Et si l’Afrique refusait le marché ? », dans Alternative Sud, vol. 8, no 3, 2001 et Aminata Traoré, Le viol de l’imaginaire, Paris, Fayard/Actes du Sud, 2002.
38 Yao Assogba, « Le NEPAD "qu’ossa donne de neuf ?" L’Afrique doit absolument rompre avec un modèle de développement extraverti », dans Le Devoir, mercredi 3 juillet 2002.
39 L’Organisation pour l’unité africaine (l’OUA) est devenue officiellement
l’Union africaine (UA) depuis juillet 2002 lors de la réunion inaugurale en
Afrique du Sud.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
126
plan Omega élaboré par Abdoulaye Wade et le Millenium Africain
Renaissance Program (MARP) conçu par Thabo Mbeki (Traoré,
2002). Le NEPAD a été accueilli favorablement par les huit pays les
plus riches du monde qui, à eux seuls, représentent les trois quarts de
l’aide mondiale au développement. Mais cet accueil très favorable et
unanime réservé au NEPAD par les pays du G8 ne laisse aucun doute
que ce plan, axé sur la création d’un climat propice à l’investissement
et au développement économique, sert leurs intérêts et non ceux de
l’Afrique profonde. Ainsi, on revient encore et toujours au système
mondial dans lequel l’Afrique est insérée mais dont elle est victime.
Par ailleurs, les grandes puissances mondiales qui constituent le centre
du système-monde résistent ou refusent carrément de redéfinir l’ordre
international établi, pour que « l’organisation sociopolitique du monde
empêche les conflits d’intérêts entre classes internationales, et que
l’organisation économique mondiale rende possible un développement
de toutes les sociétés (l’économie s’adaptant à l’évolution des sociétés
et non l’inverse) » (Partant, 2002 : 190-191).
Depuis plus de quarante ans, le développement en Afrique est le
domaine où chaque échec constaté devient l’occasion d’un [100] nouveau sursis. C’est également le domaine où des promesses inlassables
sont répétées et de « nouvelles expériences » toujours reproduites.
C’est dans une approche similaire que s’inscrit le NEPAD.
L’application de ce plan estimé à 100 milliards de dollars américains
mise essentiellement, comme d’habitude, sur des transferts massifs de
capitaux étrangers sous forme d’aide publique au développement
(APD) et des investissements privés extérieurs. En échange, les États
africains s’engagent à améliorer leurs économies, à démocratiser leurs
régimes politiques et à respecter les droits de la personne. On tenait un
discours similaire, dans les années 1980, en parlant de la bonne gouvernance ambiante.
Selon une stratégie de vision à long terme, le NEPAD entend engager les pays africains, individuellement et collectivement, sur la
voie d’une croissance et d’un développement durables pour mettre
ainsi un terme à la marginalisation de l’Afrique dans le contexte de la
mondialisation. Le plan d’action est axé sur deux grands domaines : 1)
le domaine social qui comprend les secteurs de la santé, de l’éducation
et des ressources humaines et 2) le domaine économique et technologique qui regroupe les infrastructures, les nouvelles technologies de
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
127
l’information et des communications (NTIC). Dans les secteurs sociaux, les objectifs à long terme du NEPAD sont d’éradiquer la pauvreté et de promouvoir le rôle des femmes dans toutes les activités de
la vie sociale. Sur l’horizon 2005-2015, le NEPAD veut parvenir à
l’éducation primaire universelle, réduire de moitié l’extrême pauvreté
et le taux de mortalité infantile. La lutte contre le VIH/SIDA et le paludisme fait aussi partie du domaine social du plan d’action. Si les
buts visés sont clairement énoncés, les actions concrètes pour les réaliser ne le sont pas. Le NEPAD reste très vague sur les investissements dans les secteurs sociaux. Dans la logique du NEPAD, les
droits fondamentaux ne sont pas vus comme des valeurs en ellesmêmes. La démocratie n’est donc pas une fin pour les peuples africains, mais un moyen que les chefs d’États africains ont pour attirer
dans leurs pays des flux massifs de capitaux étrangers et de technologies. Le respect des droits de la personne et la bonne gouvernance
étant déjà une conditionnalité de l’APD en Afrique dans les années
1990, on a vu des dictateurs africains au pouvoir [101] se reconvertir
en honorables démocrates célébrés par les puissances du Nord. Le développement des infrastructures demeure le premier secteur prioritaire du programme d’action du NEPAD. Sans détours, ce programme
affirme que : « Améliorer les infrastructures, y compris le coût et la
fiabilité des services, serait dans l’intérêt de l’Afrique comme de la
communauté internationale, qui pourrait obtenir des biens et des services africains à meilleur marché 40. » Si les infrastructures qui seront
développées en Afrique grâce aux financements extérieurs doivent
servir à cette fin, il ne s’agit pas d’un Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique. Les biens et les services en Afrique ont
toujours été à meilleur ou à bon marché.
Pour ses protagonistes, l’ultime objectif du NEPAD est a pour de
combler le retard qui sépare l’Afrique des pays développés. Cette notion de fossé à remplir (bridging gap) est au cœur même du NEPAD.
L’objectif du développement est-il vraiment qu’un pays comble le
fossé qui le sépare d’un autre plus développé ? N’est-il pas que chaque individu dans chaque pays accède à la sécurité matérielle, à la
santé, à l’éducation, à une espérance de vie plus élevée, et qu’il jouis40
Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), Abuja,
Nigeria, octobre 2001.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
128
se des droits fondamentaux ? L’idée de rattrapage est fondatrice du
Programme d’aide au développement lancé pour la première fois par
le président américain Truman, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais une cinquantaine d’années plus tard, le fossé entre le Nord
et le Sud est si énorme que personne ne peut imaginer qu’il puisse un
jour être comblé. La croissance économique d’un pays n’a de sens que
si elle débouche sur une amélioration des conditions d’existence et de
la qualité de vie de ses populations. Dans le cas de l’Afrique, sur une
période de quarante ans, la qualité de vie a régressé au lieu de progresser. Cette marche à reculons ne s’explique pas par un manque de
financement extérieur. Certes, l’APD n’a cessé de décroître depuis les
programmes d’ajustement structurel (PAS) qui ont été imposés aux
États africains par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Cependant, tel n’a pas été le [102] cas durant les vingt premières années des indépendances africaines qui ont été l’âge d’or de
l’APD. Malgré cela, ces années ont été qualifiées de « décennies perdues pour le développement ».
D’après un rapport de la Commission des Nations Unies pour
l’Afrique 41, plus de neuf modèles de développement ont été essayés
dans les pays africains depuis le début des années 1960. Mais tous ont
échoué. Depuis la fin des années 1970, une dizaine de documents
« fondamentaux » tenant lieu de plan Marshall ont été élaborés pour
l’Afrique. La Stratégie de Monrovia pour le développement économique de l’Afrique (SMDEA, 1979), le Plan d’Action de Lagos (1980),
le Rapport sur le développement accéléré en Afrique au sud du Sahara
ou Rapport Berg (Banque mondiale, 1981), le Programme d’action
des Nations Unies pour le redressement et le développement économique de l’Afrique (PANUREDA, 1986), la Déclaration de Khartoum
(1988). Ensuite, il y a eu le Rapport sur l’ajustement et la croissance
en Afrique (ACA), les Programmes d’ajustement structurel (PAS) et
le Cadre africain de référence pour les programmes d’ajustements
structurels en vue du redressement et de la transformation socioéconomique (CARPAS), la Charte africaine pour la participation populaire au développement (CAPPPD, 1990) et maintenant le NEPAD
(2001). L’examen de ces divers documents montre une constance :
41
Economic Commission for Africa (ECA), Raport Ad Hoc Expert Group Meeting on Africa’s Development Strategies, Addis-Ababa, 22-24 March, 2000.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
129
chacun se réclame d’une innovation et parle d’un nouveau départ.
Mais à bien y regarder, il s’agit de simples variations d’un modèle qui
s’inspire du même paradigme qui, quarante ans après son imposition
en Afrique par les pays occidentaux et son adoption par les États africains, n’a pas encore contribué à la réalisation du développement. Ce
paradigme a jusqu’ici produit, entretenu et consolidé des effets pervers dans l’Afrique postcoloniale. Le développement proposé comme
remède n’aurait fait qu’aggraver le mal africain que l’on veut combattre. Les États africains et les pays du Nord semblent assister, impuissants, à la détérioration incessante de la condition humaine en [103]
Afrique. La première responsabilité revient aux dirigeants africains
qui n’ont pas su ou voulu engager leurs pays sur la voie du progrès
économique et social. Cela a signifié le maintien d’une économie extravertie et désarticulée au niveau national, l’émergence des États rentiers et d’une catégorie sociale (politiciens, hauts gradés de l’armée,
technocrates, etc.) dont la source principale d’enrichissement est
l’aide extérieure. Cette catégorie sociale tire sa légitimité du despotisme, de la violation des droits de la personne, de l’exil des intellectuels traqués. Le NEPAD passe sous silence les causes profondes de la
crise africaine. Il reste silencieux sur le manque de volonté politique et
le cynisme des chefs d’États africains qui n’ont pas réussi à engager
l’Afrique sur la voie du progrès économique et social ; silencieux sur
la gestion patrimoniale des ressources nationales ; muet également sur
le pillage des ressources naturelles auquel se livrent certains pays du
Nord et firmes internationales (Le Devoir, 18 juin 2002). Avant de
mobiliser de nouvelles ressources humaines, financières et matérielles
pour réaliser le programme d’action du NEPAD, il aurait été logique
d’étudier honnêtement les causes profondes de l’échec du développement de l’Afrique.
Le NEPAD est en voie de devenir le pacte de la mondialisation de
l’Afrique entre le G8 et les États africains, au détriment des besoins et
des aspirations des peuples africains à un développement humain.
Pour réaliser son vaste programme, le NEPAD veut mobiliser deux
catégories de ressources. Les ressources nationales proviendront de
l’augmentation de l’épargne intérieure et de l’amélioration de la perception des recettes fiscales. Cependant, mentionne-t-on, la majeure
partie de ces ressources devra être obtenue de l’extérieur du continent
par la réduction de la dette et l’APD d’une part, et par les apports des
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
130
capitaux privés d’autre part. Dans son essence, le NEPAD s’inscrit
dans le paradigme de tous les modèles de développement qui ont été
essayés et qui ont échoué en Afrique depuis 1960. Pour se développer,
l’Afrique a besoin d’un changement de paradigme. Historiquement,
aucun pays ne s’est développé principalement par l’aide et
l’investissement extérieurs. Le développement d’un pays part et se fait
de l’intérieur. Dans cette perspective, les dirigeants africains doivent
secouer leur torpeur, avoir une conscience identitaire élargie au niveau
national et panafricain, [104] et trouver l’audace de rompre avec leur
vieux réflexe de troquer les droits fondamentaux qui font la dignité
humaine (sécurité matérielle, éducation, santé, liberté, justice, etc.)
contre de l’aide et des investissements extérieurs. C’est une façon
néocoloniale de bloquer le développement des États africains. Il est
des biens de la condition humaine qui ne se marchandent pas, mais se
donnent aux citoyens par le pouvoir politique. Les élites politiques et
économiques africaines peuvent constituer une source de financement
intérieure pour le développement, en rapatriant sur le continent la bagatelle des 360 milliards de dollars américains qu’elles ont placés
dans des banques étrangères (Le Devoir, 20 et 21 avril 2002). Il faut
des États africains forts et unis.
Les pays africains doivent abandonner l’idée de rattrapage et entreprendre leur développement à partir des pratiques sociales inédites
des populations, eu égard à leurs conditions de vie. Tout nouveau plan
de développement qui se veut alternatif doit consister en une appropriation et une modernisation de ces pratiques novatrices : autoorganisation des communautés paysannes, mouvements sociaux dans
les centres urbains ; procédés alternatifs dans les domaines de la santé,
de l’habitat, de l’énergie, du financement de micro-entreprises ; naissance des communautés de lettrés, d’artistes, de chercheurs, de scientifiques, de gens d’affaires, etc. Ces procédés alternatifs qui font déjà
localement leurs preuves doivent progressivement s’étendre aux niveaux national et régional des pays africains, de manière à donner la
priorité à l’offre des biens de consommation qui mettent en valeur les
ressources locales. Cela suppose qu’on fasse appel au savoir et aux
techniques à haut coefficient de main-d’œuvre, mais à faible capital
financier. Le nouveau paradigme est appelé à favoriser la démocratie
participative, la gestion transparente des affaires publiques. Les diasporas représentent également une force de développement national sur
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
131
laquelle les États africains peuvent compter. Une politique fiscale appropriée peut encourager l’épargne diasporique dans les pays
d’origine, et la diaspora scientifique et technologique peut renforcer et
consolider l’enseignement et la recherche et développement (R et D).
Les politiques de développement du marché sous-régional et régional
ainsi que les idées doivent quitter le stade de discours pour devenir
des réalités. La coopération Sud-Sud [105] doit s’intensifier. Mais des
changements profonds, maintes fois demandés, s’imposent également
dans les rapports Nord-Sud. Dans cette perspective, il y a lieu de régler la question de la dette extérieure de l’Afrique, d’améliorer les
termes de l’échange, etc. Le succès de ce nouveau paradigme ne peut
être assuré que par les forces progressistes africaines résolument décidées à sortir l’Afrique du gouffre et à l’engager sur la voie de la renaissance. Sans ces changements, le succès du nouveau paradigme du
développement de l’Afrique est incertain.
Au-delà des facteurs endogènes, les pays du Nord font donc partie
des contingences historiques qui peuvent rendre difficile ou facile
l’installation de la démocratie dans les pays d’Afrique. Dans cette
perspective, l’avènement de la démocratie en Afrique ne peut être assuré que par la volonté politique des dirigeants des G8 et des grandes
instances financières internationales que sont la Banque mondiale et le
FMI. C’est pourquoi l’organisation de solidarité des forces démocratiques africaines, les stratégies d’échange consensuel et les stratégies
d’organisation de solidarité intérieure et extérieure doivent toutes
concourir à la résolution des problèmes réels auxquels fait face
l’Afrique. Mais en dernier ressort, l’avenir de l’Afrique, c’est-à-dire
de sa renaissance, dépend de la capacité des Africains à faire euxmêmes une relecture de leur histoire, à puiser dans leur culture pour
en tirer des enseignements utiles et pratiques. Bien entendu, dans cet
exercice, les Africains doivent tenir compte de l’évolution mondiale
de manière à ce que l’Afrique puisse faire face aux exigences du
monde et s’y positionner dignement et avec force.
Le drame de l’Afrique est peut-être de ne pouvoir produire des
grands hommes et des grandes femmes modernes à moins qu’on les
élimine politiquement ou qu’on les assassine. C’est ce qui fait dire à
Gonidec que « Tout le problème, difficile à élucider, est de savoir
quelles sont dans le contexte actuel, national et international, les forces de changement, résolues à créer les conditions d’une démocratie
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
132
réelle et à promouvoir un développement, tel que pensé et voulu par
les Africains, et quelles sont, à l’opposé, les forces de conservation de
l’ordre établi. Le destin de l’Afrique est conditionné par l’issue de la
lutte, encore incertaine, entre ces deux types de forces. Affaire à suivre... » (Gonidec, 1993 : 59).
[108]
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
133
[107]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Chapitre VI
CULTURE, DÉMOCRATIE
ET DÉVELOPPEMENT
Discussion sur la dynamique
des relations entre trois concepts
Retour à la table des matières
Les êtres humains étant situés et datés, on admet que la démocratie, le développement et la culture sont liés. D’entrée de jeu, il faut
dire que le débat autour des relations entre démocratie et développement ne se fait plus en termes tranchés, à savoir développez-vous
d’abord et vous vous démocratiserez après, ou bien démocratisez-vous
d’abord et vous vous développerez après. Cette façon d’aborder la
question est stérile. La plupart des auteurs s’accordent aujourd’hui
pour dire que la démocratisation et le processus de développement
économique doivent aller de pair (Gélinas, 1994 ; Moussa, 1994 ; Bartoli, 1999 ; Touraine, 1994). Bien entendu, l’histoire montre qu’il ne
peut y avoir de démocratie sans développement (et plus précisément
sans économie de marché). Par contre, on constate qu’un certain nombre de pays à économie de marché n’ont pas été ou ne sont pas des
démocraties. Les exemples classiques que l’on cite habituellement
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
134
pour illustrer des régimes autoritaires qui ont favorisé la modernisation économique de leurs sociétés, sont le japon (la restauration Meiji), les nouveaux pays industrialisés (NPI) de l’Asie du Sud-Est, le
Chili, le Mexique, l’Argentine et la Turquie.
Nous avons déjà défini la démocratie comme étant le système politique qui représente un mécanisme sociétal de médiation entre les acteurs sociaux collectifs d’une part, et entre [108] ceux-ci et l’État
d’autre part, pour favoriser le développement pour tous, du moins
pour le plus grand nombre. C’est ce principe qu’Alain Touraine énonce dans la formule : le développement n’est pas la cause, il est la
conséquence de la démocratie. Dans le cas de l’Afrique au sud du Sahara, les faits prouvent que ce sont les conditions structurelles d’ordre
surtout politique, en vigueur dans ces pays depuis plus de quatre décennies (pour faire une histoire courte), qui ont rendu impossible le
développement. Nous avons, du reste, montré comment les régimes
d’autocratie en Afrique n’ont jamais engagé les populations dans une
amélioration de leurs conditions de vie en quarante ans de développement. Seule une oligarchie, formée d’hommes politiques, de militaires, de technocrates, de hauts fonctionnaires et dans la plupart des cas,
des gens de leurs groupes ethniques, a véritablement profité de l’aide
au développement et ceci, avec la complicité à peine voilée de ses
« parrains » du Nord. D’ailleurs, le document du NEPAD qui fait
sienne la conditionnalité institutionnelle de la démocratie, imposée
depuis les années 1990 par les institutions de Bretton Woods et de
leurs alliés bilatéraux, ne s’inscrit pas dans un nouveau paradigme répondant aux besoins et aspirations de développement endogène des
sociétés africaines.
Les démocraties à la carte, instaurées en Afrique sous la pression
du FMI et de la Banque mondiale, s’inscrivent dans un « processus de
reproduction de la division internationale du travail et de la stabilité
des rapports de force en présence » (Ela, 1997b : 15), une division internationale du travail fondée sur le paradigme de l’aide qui, en quarante ans, a été incapable de faire émerger et généraliser le développement en Afrique. Les quelques rares exceptions de changement social, en termes d’amélioration des conditions de vie, se signalent dans
les collectivités rurales et urbaines disposant d’un espace de démocratie interne et relatif. Dans ce sens, on peut supposer que l’articulation
de la problématique démocratique et de la problématique du dévelop-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
135
pement doit procéder de la participation, de l’engagement des populations africaines. Car le développement démocratique est au commencement, et c’est celui qui produit le développement social et économique, tout comme un minimum [109] de développement est un chemin
incontournable de l’émergence et du développement de la démocratie.
La crise du développement de l’Afrique est aussi un débat de
culture. Et l’on ne saurait trop le souligner, le développement en Afrique va être une tentative de son occidentalisation. Le développement
réellement existant, écrit Serge Latouche, c’est « l’occidentalisation
du monde et l’uniformisation planétaire, c’est enfin la destruction de
toutes les cultures différentes » (Latouche, 2001 : 7). Ainsi, penser le
développement d’un village africain en se référant à la culture occidentale, « c’est installer une "dictature sur les besoins " qui ne tienne
nullement compte des conditions réelles du développement des bases
matérielles des populations locales » (Ela, 1997b : 18). La façon dont
l’Occident a instauré les pratiques du développement dans les sociétés
autres, a toujours mis en cause ce qu’il convient d’appeler la rencontre de l’Autre dans la culture.
La question de l’interculturalité est donc le défi fondamental qui se
trouve au cœur de toute problématique du développement. Or, la vision déterministe dominante du développement en Occident est basée
sur le postulat selon lequel les systèmes culturels des sociétés africaines représentent les obstacles majeurs à leur modernisation. C’est
dans cette perspective que, par définition, le modèle occidental est une
violence faite aux cultures des peuples d’Afrique. Certes, toute société
comporte des éléments culturels qui peuvent être favorables ou défavorables au développement économique et démocratique. Mais on ne
saurait jamais développer une société en cherchant à détruire tout son
socle culturel. « C’est au bout de l’ancienne corde qu’il faut tresser la
nouvelle », dit la sagesse africaine. Expurgée et réappropriée de ses
éléments négatifs et ce, selon une logique et une stratégie appropriées,
la culture devient le levain du développement de la société. Ainsi,
dans une étude, Mamadou Dia (1991) a mis en lumière les éléments
socioculturels et psychologiques africains qui ont favorisé une modernisation des entreprises et une réussite des projets de développement
aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain. L’Africain serait une
espèce d’homo oeconomicus qui base ses actes sur des choix sociaux.
On le nommerait homo socialis. Les loisirs, [110] cérémonies et autres
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
136
rituels qui constituent le ciment de la cohésion sociale, peuvent être
considérés par l’étranger comme du travail improductif. Mais dans le
contexte africain, ces pratiques représentent un potentiel de rendement. L’homo socialis n’adoptera une innovation que « si les bénéfices économiques et sociaux attendus du travail supplémentaire sont
sensiblement plus élevés que ceux retirés de l’actuelle combinaison
travail-loisir », souligne Dia (Dia, 1991 : 11). Le patron d’une entreprise peut faire appel à la famille pour régler les conflits de travail ou
du moins pour trouver un compromis, etc.
Il est intéressant de noter que les microentreprises ou les microprojets de développement qui ont réussi en milieu rural et en milieu urbain en Afrique noire, et qui ont permis à des familles, des quartiers et
des pans entiers de villages ou de villes de survivre, sont celles ou
ceux qui puisent leurs fondements, leurs formes, leurs symboles, leurs
langages et leurs imaginaires à la fois dans le génie culturel africain et
la réappropriation des éléments culturels de l’Occident. Depuis l’étude
de Dia, des livres entiers ont été consacrés à l’Autre Afrique qui se
modernise en s’enracinant dans les réalités contemporaines qui façonnent ses traits culturels (Ela, 1998 ; Latouche, 1998). On ne développe
pas un peuple, le peuple se développe. On ne développe pas le milieu
rural ou le milieu urbain. Les deux milieux font partie d’une société
globale qui doit se développer.
Dans l’Afrique d’aujourd’hui, les villages et les villes sont les
lieux de pouvoir, de construction sociale, culturelle, politique et économique. Bref, des lieux d’adaptation des populations africaines en
dehors des champs étatiques et des grandes institutions internationales
de développement. Et qui dit adaptation, dit aussi créativité. C’est là
que se retrouvent les acteurs sociaux individuels et collectifs du possible changement de l’Afrique noire. Il s’agit des jeunes, des femmes,
des hommes des villages et des villes qui font l’histoire quotidienne
du continent noir. Ce sont eux qui font que l’Afrique continue
d’exister, de survivre et parfois de vivre au-delà des statistiques misérabilistes, alarmantes et alarmistes. C’est d’abord pour cette paysannerie et ces citadins qu’il faut la démocratie, le respect des droits humains, la liberté et la modernisation au sens étymologique du mot. En
dernier ressort, la démocratie et le développement [111] sont les deux
faces de la même médaille et la culture en constitue la charnière omniprésente.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
137
Comme on peut le voir, le développement est en réalité un processus par lequel une communauté humaine assure le mieux-être,
l’épanouissement intellectuel, culturel, social et spirituel de ses membres, en mettant en valeur toutes les potentialités humaines et économiques de la société. Le développement est donc global. Il embrasse
le social, l’économique, le culturel, le politique, les techniques, le savoir-faire, etc. Sa finalité est de répondre aux besoins de sécurité matérielle, sociale et psychologique des populations d’un pays. Les formes particulières de l’intégration de l’Afrique dans le marché mondial
d’une part, et d’autre part, l’insertion de l’État postcolonial dans la
modernisation par le biais du modèle de développement que l’on
connaît, ont favorisé l’émergence des circuits de l’économie parallèle
ou informelle à celle dite moderne ou formelle. Certes, ce phénomène
est loin d’être propre au continent noir. En effet, sous des formes plus
ou moins différentes, il touche aussi l’Amérique latine et plusieurs
régions de l’Asie. Cependant, ses conséquences sociales, économiques
et politiques « sont d’un ordre et d’une intensité fort particulières »
(Mbembe, 1993 : 16-17).
Exclues d’une certaine manière des structures officielles, acteurs
sociaux occupant le niveau profond du système mondial, les populations africaines ont développé des pratiques sociales de construction et
de reconstruction du lien social et de la cohésion sociale nécessaires à
la vie collective, c’est-à-dire le vivre ensemble qui fonde les sociétés
humaines. L’histoire et la sociologie nous enseignent qu’en général
les transformations sociales ont leurs origines en dehors des structures
officielles ou du Centre du système social. Les changements sociaux
viennent des gens de la périphérie. Ce sont les acteurs sociaux le plus
souvent anonymes, les groupes sociaux déclassés, etc., qui, pour donner des réponses appropriées à leurs conditions d’existence, tendent
habituellement à s’opposer aux idées, aux valeurs et aux pratiques sociales imposées par les catégories sociales dominantes. Ces acteurs de
la société profonde sont des acteurs d’innovations sociales et sont porteurs de valeurs nouvelles qui traduisent un réel processus dynamique
d’adaptation à leur contexte social, mais également un mécanisme
d’adoption de [112] l’ancien et du neuf, de l’autochtone et de
l’étranger. L’on ne peut évoquer ici l’exceptionnalité en la matière.
Depuis longtemps et bien avant les PAS et la gouvernance, un phénomène social fondamental se produisait et s’imposait à l’attention
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
138
des observateurs ayant pris une distance très tôt par rapport au paradigme de développement dominant, « c’est la capacité de mobilisation
des sociétés africaines à élaborer des ripostes à la crise aussi bien en
milieu rural que dans les quartiers populaires des villes en pleine
croissance » (Ela, 2000b : 2). Ces dynamiques induisent des recompositions sociales et de nouveaux réseaux de sociabilité, des restructurations économiques et de nouveaux comportements.
Pour fixer les idées, citons un exemple. Une enquête de terrain et
des entrevues réalisées au Sénégal ont permis au sociologue Malick
Ndiaye de constater déjà dans les années 1980 l’émergence, au sein
d’une nouvelle force sociale composée de commerçants, transporteurs, mareyeurs, éleveurs et grands exploiteurs, d’un type culturel
spécifique du Gorgui moderne qui semble avoir opéré une rupture décisive avec le modèle culturel dominant des Gorgui sénégalais. Les
attitudes et comportements de ce type culturel spécifique se distinguent du modèle traditionnel dans des activités sociales précises.
Comparé à celui-ci, il a une propension à l’épargne ; une nouvelle
gestion de vie domestique marquée par l’établissement d’un budget
familial, l’importance accordée à l’éducation des enfants ; il a un nouveau rapport aux banques et aux institutions financières du secteur
moderne, etc. Ces gens nouveaux sont appelés en Wolof (une langue
du Sénégal) les Baay xaalis (maîtres de l’argent). Ils présentent une
certaine homogénéité sociologique sur le plan des comportements généraux susmentionnés. De plus, le type social du Baay xaalis apparaît
largement indépendant de l’ethnie, de la caste, de la confession et de
la confrérie (Ndiaye, 1992). Au fur et à mesure que nous approfondirons l’analyse du phénomène, d’autres cas seront cités en guise
d’illustration. Mais ce qu’il importe de bien noter et de bien retenir,
c’est que les populations africaines ont su, en temps et lieu, donner
des réponses inventives et multiformes de survie et de vie face aux
exigences de leurs conditions d’existence.
[113]
Déployées dans un vaste secteur informel jouant un rôle socioéconomique majeur dans les pays d’Afrique, ces pratiques populaires
innovantes touchent presque tous les domaines et témoignent de la
vitalité des sociétés africaines à travers les capacités d’initiatives et le
potentiel de créativité de l’homo africanus. Depuis les années 1970, le
Bureau international du travail (BIT) et par la suite nombre de cher-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
139
cheurs et d’auteurs, ont mis en évidence ces différents domaines investis par les dynamismes nouveaux qui caractérisent l’Afrique moderne (Ela, 2000a, 1998 ; Engelhard, 1998 ; Latouche 1998,1984 ;
Monga, 1997 ; Peemans, 1995). À l’origine de ces dynamismes, se
trouvent des acteurs sociaux dont les connaissances et le savoir-faire
contribuent au développement d’une nouvelle vie économique, d’un
nouveau marché de l’emploi, de nouvelles formes d’organisations sociales, de formation de nouveaux contre-pouvoirs, etc. En marge de
l’Afrique « officielle » et parallèlement au modèle de développement
imposé de l’extérieur, on a assisté au cours des décennies qui ont suivi
les indépendances, à l’émergence de nouveaux types d’autoorganisation des communautés paysannes et des mouvements sociaux
inédits dans les quartiers urbains, par exemple, des petits entrepreneurs des villes, des réseaux de chercheurs, d’écrivains et d’artistes,
des mouvements de jeunes et de femmes, des syndicats, des coopératives, des mutuelles de santé, etc. Ce sont des « formes concrètes
d’une socio-économie enracinée dans les cultures du terroir » (Ela,
2000a : 60). Ce sont des lieux où les acteurs sociaux s’auto-organisent
et procèdent à des échanges du capital et de la sociabilité.
Au cours des vingt dernières années, l’accentuation de la crise sociale et économique des États africains, provoquée par les PAS et les
mouvements de démocratisation subséquents, a créé, un peu partout
en Afrique, un nombre considérable d’espaces d’autonomie relative,
favorisant ainsi un regain de vie et une multiplication de ces organisations socio-économiques qui se présentent sous des formes originales,
comme un véritable pouvoir social et une force économique. De plus,
elles se constituent et se légitiment, le plus souvent, en marge du
champ étatique. Nonobstant le localisme qui les caractérise en général, certains auteurs considèrent que ces organisations délimitent [114]
les « contours d’une sphère publique différente de ce qui en tient lieu
[...] » pendant les trente années de parti unique en Afrique. Cet espace
public « puise la plupart de ses formes et de ses langages aussi bien
dans le génie culturel africain que dans la créativité issue de sa rencontre controversée avec l’Occident » (Mbembe, 1992 : 24). Ces organisations socio-économiques produisent des biens et services salubres qui répondent d’abord et avant tout aux besoins essentiels des
populations laissées en marge de l’économie moderne ou officielle.
On a dès lors désigné ces activités par l’expression économie infor-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
140
melle sans les distinguer de celles de l’économie criminelle qui comprend les trafics d’armes, de pierres précieuses, d’ivoire, de drogue et
d’êtres humains (le néo-esclavagisme). Or, la première catégorie
d’activités économiques n’est certes pas fiscalisée, mais elle n’est pas
de nature criminelle, dans la mesure où il s’agit de réponses spontanées, novatrices et légitimes du peuple face à l’incapacité de l’État
postcolonial à satisfaire les besoins vitaux d’une grande partie des
masses populaires, des laissés-pour-compte, etc.
Un concept n’est pas neutre. Son choix et son usage, tout en traduisant une réalité donnée, reflètent une idéologie et véhiculent un sens,
lequel sens est porteur d’une valeur. Dans cette perspective, la sémantique prend toute son importance, et la problématique du développement ne doit pas en faire l’économie. On peut donc comprendre qu’un
courant de pensée non classique, représenté par des chercheurs, des
analystes et des auteurs aussi bien africains, qu’européens et nordaméricains, emploient l’expression d’économie populaire, plus proche
de la réalité, pour désigner cette grande partie de la production « des
petites entreprises familiales urbaines et de petites exploitations rurales, dont l’efficience économique, cependant, est souvent très faible,
en dépit de performances parfois étonnantes » (Engelhard, 1998 : 63).
Force est de constater que le plus gros de la population africaine vit de
l’économie populaire, et sans cette dernière, la survie même des
hommes et des femmes du continent noir aurait été impossible, le coût
d’accès à l’économie dite moderne étant trop exhorbitant pour ne pas
dire pratiquement hors de leur portée.
[115]
Définir l’essence de la démocratie
Retour à la table des matières
Face à cet état des lieux, la vraie question du développement qu’il
convient de poser est celle-ci : comment l’Afrique peut-elle se
(re)construire et entrer dans une renaissance autour d’un projet de société authentiquement démocratique ? L’histoire montre qu’il n’y a
pas de développement possible sans démocratie. Les quelques rares
pays qui font exception à cette proposition, avons-nous souvent souli-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
141
gné, sont le japon (la restauration Meiji), les nouveaux pays industrialisés (NPI) de l’Asie du Sud-Est, le Chili, le Mexique, l’Argentine et
la Turquie (Turner et Cilley, 1993). Mais aucune dictature n’a permis
le développement en Afrique. Si le mouvement de démocratisation
des années 1990 a ouvert quelques brèches, il demeure toutefois que
la démocratie à laquelle les États africains postcoloniaux se convertissent, ressemble à une greffe d’une forme caricaturale de la démocratie
occidentale ; greffe qui n’a pas totalement pris, eu égard aux résultats
escomptés. Le discours qui doit donc présider à ce processus doit être
renouvelé en s’inspirant de valeurs humanistes qui ne souffrent pas du
postulat de l’exceptionnalité africaine et des valeurs du patrimoine de
l’Afrique.
En Afrique, plus qu’ailleurs sans doute, l’idée de la démocratie
doit chercher à retrouver le sens de la personne, qui est souvent occulté et disparu au nom d’un communautarisme dans lequel la personne serait irrémédiablement enkystée, tout comme à l’opposé, les sociétés occidentales seraient caractérisées par un individualisme réducteur se confondant quasiment avec l’ultra-utilitarisme. Or, la démocratie parle de la personne dans son sens profondément humaniste, c’està-dire la nécessaire prise en considération de la dignité de la personne.
Bref, il s’agit de prendre « la personne dans sa totalité humaine et morale comme individu et comme être social, comme responsable de sa
vie et comme débiteur d’un héritage immémorial » (Rocher, 1994b :
15). La dignité humaine est, par principe, la même partout. Il ne saurait y avoir une dignité humaine occidentale, une dignité humaine
asiatique ou une dignité humaine authentiquement africaine.
[116]
La liberté humaine est par définition principe. C’est pourquoi
l’espèce humaine doit constamment inventer son humanité, et la démocratie est historiquement le meilleur régime politique pour cette
invention. La liberté est l’absence de l’arbitraire. C’est pourquoi une
organisation sociale démocratique dispose en principe et en pratique
d’un mécanisme qui donne à ses membres la liberté de participer aux
prises de décision, collective, ce qui en général aura un impact sur le
respect de la dignité humaine dans toutes ses dimensions individuelles, politiques, économiques, culturelles, sociales et spirituelles. Ainsi,
les principes qui fondent la règle de la majorité dans les démocraties
des sociétés industrielles avancées (d’Europe et d’Amérique du Nord)
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
142
sont les mêmes que ceux qui inspirent la palabre dans les démocraties
des petites sociétés africaines proches d’une économie de subsistance.
Dans les deux cas, « il s’agit d’aboutir au meilleur compromis entre
des inconvénients qui varient en sens opposé » (Boudon, 2000b :
319). Si, par exemple, dans les économies de marché et les démocraties de type libéral, la règle de la majorité dans la décision collective
permet de gagner du temps sans faire courir des risques extrêmes aux
plus démunis, dans les petites sociétés d’économie de subsistance par
contre, une décision prise sans unanimité et qui produit un changement institutionnel minime peut exposer les plus faibles à des risques
extrêmes. Or, ce sont ces derniers qu’un système considéré comme
légitime doit éviter. Il en résulte que la somme totale minimale du
coût d’un changement et du coût de la légitimité correspond dans ce
cas à la règle de l’humanité que seule la palabre peut permettre. Donc,
en dernière analyse, ce sont les différences de contexte qui font que la
solution du problème de prise de décision collective n’est pas la même
dans les deux cas.
De plus, la démocratie se définit par le principe ultime selon lequel
tout pouvoir s’enracine et doit s’enraciner toujours dans les citoyens.
C’est la nature même de l’obéissance des citoyens à l’individu ou au
groupe qui exerce le pouvoir politique qui est le trait distinctif central
du régime démocratique. La démocratie suppose que la relation du
pouvoir se base sur une délégation formelle ou informelle consentie
par les sujets qui sont prêts à obéir par rationalité. La sociologie nous
enseigne [117] que c’est dans les organisations sociales et les associations que les sujets, collectivement, exercent le mieux le pouvoir dans
leurs intérêts. « Seul le peuple organisé et conscient de sa force peut
s’opposer aux deux grands pouvoirs : le lobby des oligopoles et
l’État » (Gélinas, 2000 : 260).
Est appelé société civile l’ensemble des groupements que représentent les associations, les mouvements associatifs, les mouvements des
jeunes et des femmes, les syndicats, etc., et qui sont indépendants des
pouvoirs publics et des grandes institutions ou groupes économiques
et financiers. Bien entendu, la notion de société civile est employée
depuis longtemps dans les sciences sociales, notamment en science
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
143
politique et en sociologie 42. Cependant, cela fait seulement une vingtaine d’années que ce terme a émergé publiquement, et plus de dix ans
qu’il est devenu commun et largement utilisé par les militants et professionnels de l’aide au développement démocratique et socioéconomique des pays du Tiers-Monde. En principe, la société civile
est le contre-pouvoir du pouvoir politique dans une démocratie. Elle
pratique la défense de ses intérêts dans une optique de participation et
de réappropriation des processus économiques, politiques, sociaux et
culturels dans tous les lieux d’appartenance sociétale : la ville, la localité, la région, la nation et plus récemment dans le système mondial
(Ruano-Borbalan : 2002). Depuis la fin des années 1980, l’expression
société civile est largement employée dans les discours politiques, la
documentation des experts internationaux, et dans les études portant
sur l’Afrique. On peut même dire qu’elle connaît un certain succès
chez chacun de ces différents groupes d’acteurs engagés dans la dynamique dialectique et paradoxale de la problématique de la bonne
gouvernance, du développement et de la démocratie.
À ce niveau d’avancement de notre analyse des principes qui fondent et définissent la démocratie, il convient de faire une remarque
épistémologique importante, surtout lorsqu’on parle de démocratie en
Afrique. Ces principes, à savoir le sens [118] de la personne prise
dans sa totalité humaine, le respect de la dignité humaine, la liberté
humaine, la société civile, s’inscrivent dans une diversité culturelle
que le relativisme raisonné suppose de respecter. Cette diversité des
cultures elle-même est un produit de l’histoire des sociétés et des peuples, elle provient du fait fondamental que les valeurs, composantes de
la culture, « s’expriment normalement de manière symbolique, et par
là mobilisent des signes effectivement " arbitraires " » (Boudon,
2000b : 337). Par ailleurs, qui dit respect des cultures, dit absence de
toute discrimination culturelle. Cependant, ce respect ne justifie ni un
hyper-relativisme des valeurs culturelles, ni une conception barbare
des sociétés. Autrement dit, on peut respecter l’identité culturelle des
gens en autant que celle-ci ne comporte pas des valeurs incompatibles
42
Pour une bonne recension des écrits sur le concept de société civile, se référer
à J. Keane, ed., Civil Society and the State, et Democracy and Civil Society,
Londres, Verso, 1988, cité par Célestin Monga, Anthropologie de la colère.
Société civile et démocratie en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
144
avec la dignité de l’individu. On ne doit pas faire tout ce qui nuit à
autrui ; on ne doit porter atteinte à la dignité de l’autre.
C’est à l’aune de l’objectif de vivre en toute dignité humaine que
les individus ont toujours évalué les institutions sociales. Et tout indique que l’histoire de la morale et de la politie 43 des sociétés humaines
est celle d’une quête sans cesse renouvelée, pour concevoir et réaliser
un projet de société dont les institutions, de manière générale, vont
permettre « d’assurer au mieux le respect de la dignité de l’individu et
de ses intérêts » (Boudon, 2002 : 42). Les forces historiques d’ordre
structurel, les contingences et les innovations sociales peuvent faciliter ou retarder la réalisation d’un tel programme de société, mais il
demeure que l’idée de la dignité de l’individu est une idée forte et par
conséquent irréversible. En d’autres mots, la rationalisation des idées
et des valeurs fortes est une condition nécessaire mais non suffisante à
la réalisation effective des institutions qui seraient adaptées à ces idées
ou valeurs.
[119]
Réapproprier et réactualiser
l’essence de la démocratie
pour (re)construire l’Afrique
Retour à la table des matières
À partir de l’analyse qui précède, il est permis de dire qu’une démocratie authentique ne saurait s’instaurer en dehors d’un programme
sociétal bâti sur l’attribut ontologique du respect de la dignité de
l’individu. C’est dans la relecture de son historicité faite de son passé,
de son présent et de son avenir, que l’Afrique devrait concevoir les
principes d’une organisation qui permettrait au continent de s’engager
dans la voie d’un développement démocratique et socio-économique
43
Baechler a désigné par politie le groupement ou le cadre que se donnent les
acteurs sociaux pour agir et produire une société déterminée par leurs actions.
Cette fondation politique est ontologique en ce sens qu’« à chaque moment du
temps, depuis le premier instant où des hominidés sont devenus des hommes,
tout ce qui est humain est rendu possible par l’ordre politique » (Baechler,
1985 : 11).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
145
enracine dans son patrimoine culturel. Nous parlons d’un développement durable qui peut assurer au mieux l’existence et la vie des populations africaines dans le respect de la dignité de la personne. La décennie 1980-1990 a vu se développer des théories africanistes pour
expliquer la faillite de l’État post-colonial en Afrique, eu égard à la
démocratie et au développement. Mais en raison de leurs explications
non satisfaisantes ou peu convaincantes, les principaux livres représentant ces courants théoriques n’ont connu qu’un succès de librairie.
La nécessité de produire une théorie à portée heuristique plus
grande s’est faite sentir à la fin de la dite décennie. Dans un document
élaboré à la demande spéciale de l’Agence canadienne de développement international (ACDI), le jeune philosophe nigérien Farmo Moumouni fait justement une excellente critique de ces ouvrages en mettant en lumière leurs limites explicatives de la situation de l’Afrique
(Moumouni, 1994). Successivement, Moumouni remet radicalement
en cause les notions de patrimonialisme, de néopatrimonialisme et de
prébendalisme de ce qu’il appelle les analyses compréhensives abstraites d’un Jean-François Ménard (1991) ; l’analyse compréhensive
descriptive fondée sur la notion de politique du ventre d’un JeanFrançois Bayard (1989) ; les analyses compréhensives psychologisantes basées sur une démarche psychanalytique d’une Axelle Kabou
(1991) et celles d’un Daniel Etounga Manguelle (1991) fondées sur
une méthode introspective. Il procède à une rupture épistémologique
avec les thèses que ces différents auteurs défendent, et il propose une
démarche compréhensive originale et innovante pour analyser le fonctionnement de l’État [120] postcolonial en Afrique. De plus, il dépasse
cette fonction cognitive des sciences humaines et aborde leur fonction
performative en proposant des pistes d’action pour une démocratie et
un développement durables et authentiques du continent. Comment
mieux comprendre l’État postcolonial en Afrique pour le changer en
un État africain postmoderne ? Moumouni entend par cette dernière
expression l’État africain nouveau qui fait sienne la « conception obvie du développement pour se construire sur les ruines de l’État africain postcolonial » (Moumouni, 1994 : 3). Un tel État devrait comprendre les conditions de vie de ses populations, les facteurs endogènes et exogènes qui ont conduit la postcolonie à la faillite. L’État africain postmoderne est ouvert sur le reste du monde et en tire des ensei-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
146
gnements pour construire une Afrique prospère et occupant une bonne
position dans le système mondial.
Pour répondre à son interrogation, Moumouni fait une relecture des
grands travaux désormais classiques de Cheik Anta Diop sur
l’identité, l’unité culturelle et les fondements socio-économiques de
l’Afrique noire précoloniale. À la lumière de ces travaux et de
l’histoire moderne de l’Afrique, le philosophe nigérien Moumouni
dégage la logique la plus constante, la plus régulière qui caractérise le
fonctionnement de l’État africain à travers le temps et l’espace. Il
s’agit, selon lui, de la logique du donner. Cette expression désigne un
mode « d’acquisition et de redistribution caractérisé par une extrême
mobilité des biens qui changent sans cesse de mains et de propriétaires » (ibidem : 46). La logique du donner caractérise en fait les sociétés africaines généralement hiérarchisées qui acceptent un dédoublement de la position sociale. Ainsi, les individus de position sociale
inférieure reçoivent, et ceux de position sociale supérieure donnent,
c’est-à-dire procèdent en général à une redistribution de ce qu’ils acquièrent. La logique du donner induit donc un comportement dual selon la position sociale de la personne. Ce concept renvoie davantage à
un jugement de réalité, à savoir une manière d’être, de penser et d’agir
de l’Africain dans sa société, qu’aux expressions péjoratives de mentalité d’assisté ou de logiques patrimoniales, néo-patrimoniales, de
prébendalisme ou de politique du ventre qui véhiculent des jugements
de valeurs sur l’État africain postcolonial.
[121]
La logique du donner fonctionne à la fois entre les strates sociales
et à l’intérieur des strates sociales. Elle traverse donc la société verticalement et horizontalement ; elle a un caractère contraignant en ce
sens que c’est une obligation morale. Mais la logique du donner comporte un système de compensation pour chacune des deux parties :
l’honneur pour les gens des strates favorisées et les biens matériels
dans le cas des membres de strates défavorisées. En effet, plus les
premiers donnent, plus ils méritent prestige et considération dans la
société. Tout se passe comme si en perdant les biens matériels qu’elles
donnent aux classes défavorisées, les classes favorisées acquièrent
l’honneur en récompense. Réciproquement, les classes défavorisées,
en « perdant » en honneur par le geste de demander et de recevoir,
gagnent en biens matériels acquis. Pour Moumouni, cette logique du
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
147
donner est le produit de l’historicité des sociétés africaines. Fondement et héritage de l’organisation sociale de l’Afrique précoloniale, la
logique du donner a fonctionné pendant la période coloniale (entre
colonisateurs et colonisés) et a été transférée dans le fonctionnement
de l’État africain postcolonial sur les plans intérieur et extérieur ou
national et international. Les représentations que les Africains se font
de l’État postcolonial, et les relations que ce dernier entretient d’une
part avec la société globale à travers son administration, ses institutions et leurs agents et, d’autre part, avec les groupes ethniques, les
tribus, les familles, la clientèle politique, sont régies selon la logique
du donner. Celle-ci, on se rappelle, suppose que c’est celui qui a les
ressources et les richesses qui doit donner aux autres qui en ont peu ou
pas.
C’est le même constat que fait Achille Mbembe (1996b) lorsqu’il
emploie le terme protection sociale de l’État, vocable plus propre aux
politiques sociales de l’État-providence. La première forme de la
« protection » de l’État africain postcolonial est le salaire. « [...] le salaire n’avait pas d’abord pour fonction de rétribuer la productivité. Il
constituait, avant tout, une allocation de nature purement ascriptive.
Puisque la jouissance d’un salaire était presque toujours plus que
l’affaire du seul individu qui l’avait perçu, le salaire en tant
qu’institution était un rouage essentiel dans la dynamique des rapports
entre l’État et la société » (Mbembe, 1996b : 4). L’octroi du salaire
permettait [122] à l’État d’acheter en retour l’obéissance et la gratitude et d’insérer la population dans des organes politiques caractéristiques des régimes autocratiques. La logique du donner procède selon
une deuxième forme de protection étatique, qui est le clientélisme ou
un type de « régulation de l’ordre politique fondée, en grande partie,
sur l’appropriation privée des ressources publiques en vue de fabriquer des allégeances » (ibidem : 4).
Mais il faut noter une certaine différence entre les deux périodes.
Alors que dans l’Afrique précoloniale l’honneur était le terme principal des échanges, dans l’Afrique postcoloniale l’argent, la richesse
matérielle en deviennent le terme majeur. Ici les gens accèdent aux
affaires de l’État pour accumuler la rente, la distribuer, avoir la considération sociale, assujettir la population et se légitimer politiquement.
Par ailleurs, il est important de remarquer que le principe même de la
logique du donner n’est pas fondamentalement remis en question en
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
148
Afrique ; c’est seulement la façon de disposer des ressources,
d’acquérir la richesse et de redistribuer qui est controversée. Ainsi,
selon la position sociale qu’on occupe dans le système, on trouvera la
redistribution légitime ou illégitime. Dans le premier cas, parce qu’on
en tire profit, et dans le second, sans doute parce que ce n’est pas le
cas. Depuis les années 1980, cette controverse semble converger vers
un consensus autour de l’échec de l’État postcolonial face à ses fonctions modernes de régulation économique, sociale et politique.
Les conditions de leur accession à l’indépendance,
l’institutionnalisation de l’aide internationale au développement, le
cadre dans lequel ils ont signé les accords de coopération bilatérale et
multilatérale, ont été tels que les nouveaux États africains ont transféré la logique du donner sur la scène internationale. Les représentations
qu’ils se font des anciens pays colonisateurs, des pays industrialisés et
des grands bailleurs de fonds d’une part, et la position de périphérie
qu’ils occupent dans le système économique mondial d’autre part, ont
conduit les États africains postcoloniaux à fonctionner dans le domaine de la coopération internationale selon les règles du système africain
d’assistance dans lequel le possédant de la richesse est obligé de donner au non possédant ; le supérieur est tenu [123] de donner à
l’inférieur. Tout se passe comme si, pour l’État africain post-colonial,
les États plus riches ou développés équivalaient aux classes supérieures dont il peut attendre l’assistance dans tous les domaines. « Son
comportement vis-à-vis de l’État internationalement supérieur, écrit
Moumouni, est comparable à celui du ressortissant d’une caste inférieure vis-à-vis du ressortissant d’une caste socialement supérieure. »
(Moumouni, 1994 : 65). On peut résumer l’essence de ce fonctionnement de l’État africain postcolonial par l’adage populaire en Afrique
subsaharienne : « La main qui donne est toujours au-dessus de celle
qui reçoit. » Au niveau international, la logique du donner a également conduit l’Afrique à la faillite. Pour se démocratiser et se développer, il faut que l’Afrique reconnaisse d’abord que cette logique est
épuisée face aux exigences des sociétés africaines contemporaines en
mutation, où l’État est appelé à répondre adéquatement aux besoins
des populations qui survivent dans un contexte de plus en plus déterminé par la rareté matérielle, c’est-à-dire la crise aigüe de subsistance
(Mbembe, 1996b), et marqué par le déficit de la démocratie et du respect des droits et libertés de la personne (Ela, 1999). Le contexte de la
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
149
mondialisation commande, bien entendu, la prise de conscience du
déphasage spatio-temporel de la logique du donner.
Une fois admise cette double intelligibilité des causes objectives de
l’échec de l’État postcolonial, les Africains seraient en mesure de
construire l’État africain postmoderne capable de présider au destin de
l’Afrique. Dans cette perspective, la démocratie prendra tout son sens
d’un régime de liberté dont la pierre angulaire est le respect de la vie,
la volonté de la protéger et de la préserver. Ce principe fondamental
de durabilité de la vie ne doit plus se limiter seulement au discours
politique, mais se traduire dans des lois, des institutions, et devenir
une culture. L’instauration d’un État post-moderne et d’un régime
démocratique est indissociable de la réforme des institutions et de leur
ancrage dans des pratiques politiques qui reflètent davantage la néoculture africaine. Nous entendons par cette expression les manières
d’être, de penser, d’agir et de sentir réactualisées et réappropriées de
l’Africain d’aujourd’hui. Des manières qui tirent leurs fondements du
socle culturel de l’Afrique et des valeurs [124] communes de
l’humanité. Des manières qui correspondent à l’évolution de ses
mœurs et qui lui donnent le sentiment d’une continuité évolutive de
l’histoire.
À cet égard, nombreux sont les auteurs qui s’accordent pour dire
qu’en revisitant l’histoire, la culture et la situation présente de
l’Afrique, tout semble indiquer que ce sont une décentralisation administrative et une centralisation politique relative qui sont susceptibles
de constituer des formes de gestion appropriées à un État africain
postmoderne. « La gestion décentralisée de la société que l’on connaît
en Afrique est peut-être un atout potentiel. Familles, lignages, villages, quartiers sont des lieux où s’exercent la "sécurité sociale " – pour
éviter le terme solidarité, trop connoté moralement – et la gestion de
bien des conflits » (Gaud, 1992 : 6). Il s’agit en réalité de mécanismes
de redistribution dont l’enjeu, dans le cadre d’une réforme de l’État
africain, est de créer des conditions nécessaires à leur modernisation,
au lieu de vouloir absolument que l’Afrique construise des hospices
de vieillards, à la manière du Nord, comme le voudrait une Axelle
Kabou (1991). Contrairement à Kabou, Mbembe abonde dans le même sens que Gaud et parle de l’importance du lien social communautaire qui est un système complexe de réciprocités et d’obligations liant
les membres d’une même maisonnée, voire d’une même communauté
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
150
(Mbembe, 1996b : 4). C’est le mécanisme de protection par
l’économie communautaire qu’on peut moderniser (Mahieu, 1990).
Enfin, la décentralisation de l’organisation administrative d’un État
africain postmoderne devrait prendre en considération les entités sousrégionales et régionales aux niveaux national, transnational et même
panafricain, de manière à former de grands ensembles géopolitiques et
économiques qui permettraient à l’Afrique de bien s’affirmer sur la
scène internationale. Dans cette perspective, l’illusion de la déconnexion de l’Afrique devrait faire place à un réalisme en reconnaissant
que toutes ces réformes radicales ne peuvent être le fruit que d’une
concertation non fallacieuse, donc réelle, entre des cadres réformateurs des pays africains et ceux des pays du Nord, ainsi que des cadres
réformateurs des grandes institutions de coopération internationale.
Pour garantir l’authenticité des réformes dans la nouvelle perspective
[125] de l’État africain postmoderne, on pourrait par exemple signer
des pactes de réforme.
Sur un autre plan, la question de la démocratie est indissociable de
celle de l’existence d’une société civile, c’est-à-dire une organisation
formelle et informelle du peuple face au pouvoir public, en vue
d’assurer la promotion du bien commun. Ainsi donc, beaucoup
d’observateurs se sont trompés dans une large mesure lorsqu’ils ont
focalisé leurs analyses de l’ébranlement des dictatures et de
l’ouverture de l’espace politique en Afrique durant ces dernières années, essentiellement sur les hommes et les partis politiques. En réalité, la trame de fond des mouvements sociaux en faveur de la démocratisation des États africains fut « l’éveil de certaines forces sociales mal
répertoriées », qu’on peut regrouper ici sous l’appellation de société
civile (Monga, 1994 : 97). L’épistémologie et la méthodologie qui
permettent de définir avec une certaine facilité la nature et le champ
d’action des partis politiques se révèlent inadéquates et même incapables d’appréhender la nature et les domaines d’action de la société civile dans les contextes socioculturels de l’Afrique noire. À cet égard,
Monga écrit : « Le postulat qu’il importe de prendre en compte ici,
c’est que la société civile africaine ne peut s’évaluer avec les outils
classiques. La plupart des organisations qui la constituent ne sont pas
assimilables à celles que l’on voit fonctionner en Europe, avec des
structures locales, régionales, puis nationales, toutes élues par des
membres, et dont les représentants se réunissent régulièrement en as-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
151
semblée afin d’adopter une ligne d’action et désigner leurs dirigeants » (ibidem : 101).
On ne saurait assimiler ce postulat à une quelconque approche de
l’exceptionnalité africaine, mais il permet d’élaborer un appareillage
conceptuel et méthodologique ayant une potentialité heuristique assez
forte pour saisir, définir et comprendre le plus objectivement possible
le phénomène de la société civile en Afrique contemporaine. Selon
Monga (1994), c’est par une investigation de la vie ordinaire grâce à
une véritable anthropologie de la quotidienneté, doublée « d’une sorte
d’anthropologie de la colère », que l’on peut obtenir un tel résultat. Si,
par principe, un régime démocratique est une [126] organisation politique de la société qui vise à assurer le bien commun, il est de l’intérêt
des États africains postmodernes de bien connaître la société civile
indigène, de la (re)valoriser grâce à une (re)définition de ses prérogatives et de ses limites, de manière à assurer la bonne gouvernance des
pays africains.
À notre connaissance, Célestin Monga se présente actuellement
comme l’un des rares chercheurs africains qui, par son approche, propose une analyse assez satisfaisante, parce que reflétant le mieux la
réalité de ce qu’on peut appeler la société civile en Afrique. Les résultats de son étude privilégiant la dimension émotionnelle au sein des
mouvements de contestation qui ont secoué le continent dans les années 1990, l’ont amené à formuler laconiquement que « la société civile en Afrique noire est constituée de tous ceux qui gèrent la colère
collective ! » (Monga, 1994 : 104). Pour l’auteur, cette définition inclut de toute évidence l’interaction entre l’État et les partis politiques
d’une part, les organisations et les leaders de gestion de la colère
groupale d’autre part. De plus, elle a le double avantage d’aborder
clairement la dimension de l’historicité des sociétés africaines et de
mettre en évidence la capacité de celles-ci à agir sur elles-mêmes.
Dans le contexte de l’Afrique noire contemporaine, l’Afrique de
l’après guerre froide, quelque peu libérée de longues années
d’autoritarisme, la société civile ne peut s’appréhender que par une
étude des modes d’évacuation des frustrations cumulées, des modes
du mécontentement collectif trop longtemps contenu, et des initiatives
informelles visant à se servir de ces modes comme mécanismes
d’action politique. Elle investit tous ces lieux, ces espaces sociétaux
qui permettent l’éclosion ou l’expression des aspirations des individus
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
152
et des groupes sociaux à la liberté et à la justice. Ces mouvements
s’étendent à toutes les couches sociales dans tous les pays d’Afrique
où on constate que jeunes, chômeurs, femmes, étudiants, élites intellectuelles et confessionnelles, travailleurs, syndicats, etc. éprouvent le
besoin de se réunir, d’élaborer des plans d’action et d’agir collectivement. Mais Monga identifie quatre groupes sociaux qui se sont distingués dans le rôle de prise en charge et de conscientisation des populations : premièrement les étudiants, deuxièmement les hommes
d’église, troisièmement [127] les magistrats et en quatrième lieu les
intellectuels et les journalistes. Ces groupes cherchent évidemment à
se réapproprier la parole qui leur a été confisquée pendant trois décennies par les pouvoirs publics monolithiques. De plus, ils veulent
devenir de véritables partenaires dans le champ politique. Ainsi, sur le
plan socio-économique, on a assisté à la création de coopératives dans
divers secteurs, de syndicats indépendants, d’associations socioprofessionnelles, d’associations de chômeurs, etc. Sur le plan socioculturel
et politique, on a vu se former des mouvements identitaires comme
des associations ethniques ou tribales, des associations de ressortissants de même localité, des organisations de jeunes, des groupes de
réflexion et à vocation scientifique, des sectes, etc. Mais il importe
aussi de noter la nouvelle tendance à des regroupements collectifs indépendants de l’origine ethnique, tribale ou sociale.
Les forces sociales de la société civile en Afrique noire ont certaines particularités que Monga met en évidence :
- De façon générale, elles ont ce qu’on peut appeler une double
identité et un fonctionnement rebelle non conformiste. Leur
principale action se déroule par le bas, à l’ombre. Ce sont des
sous-marins, pour employer la métaphore populaire du milieu.
- Les dictatures ont suscité dans les pays africains une culture de
l’indocilité comme mécanisme de résistance populaire. C’est
l’expression d’une culture à l’intérieur des organisations de la
société civile, lorsque l’espace politique est plus ou moins ouvert 44. Par exemple, pour répondre aux exigences de
44
Le classique qui a fait et continue de faire autorité dans l’étude théorique et
empirique de la thématique de l’indocilité comme champ de recherche en
sciences humaines en Afrique noire, est d’Achille Mbembe, Afriques indoci-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
153
l’administration publique et être en conformité avec la loi, les
associations vont produire tous les papiers officiels requis, entre
autres les statuts, les règlements intérieurs.
- Cependant, leurs instances et leur fonctionnement baignent
dans un univers de symboles et de mystères [128] pour tout observateur (non averti ou informé). « Les réunions les plus importantes se déroulent toujours à huis clos, dans des lieux généralement tenus secrets, sans périodicité ni ordre du jour préalablement défini. Mais les décisions qui y sont prises peuvent faire basculer l’environnement social dans une direction précise »
(Monga, 1994 : 101).
- Il s’avère difficile de connaître le profil réel des principaux acteurs de ces forces sociales de la société civile, de même que
leurs ambitions et l’étendue de leur influence.
- Jouant le rôle de contre-pouvoir, les organes d’animation de la
société civile ont développé des mécanismes de communication
et d’information formels pour véhiculer leurs messages au sein
des populations. Ces mécanismes vont des journaux privés aux
graffitis, en passant par des tracts (bannis sous les régimes de
dictature), des informations transmises par des visites familiales
ou des randonnées aux villages, des conversations codées, etc.
Au-delà de leur nature gestationnelle qui leur confère des caractéristiques inédites se traduisant à travers la logique de la débrouille
avec ses stratégies, son inventivité quotidienne, les associations, organisations et groupes qui prolifèrent dans des couches plus vastes des
sociétés africaines, assument ou veulent assumer le rôle sociologique
de la société civile. C’est dans cette perspective qu’il convient de
comprendre leur indépendance des pouvoirs publics et leurs efforts et
actions pour se réapproprier, dans un contexte sociétal nouveau, les
processus économiques, politiques, sociaux et culturels de l’État et du
pays. Ces phénomènes sociaux émergent et se déroulent non seulement sur fond de transitions démocratiques très mouvantes, mais également dans un contexte implosif de rareté matérielle (Mbembe,
les. Christianisme, pouvoir et État en société postcoloniale, Paris, Karthala,
1988.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
154
1996b) et « d’irruption des pauvres » (Ela, 1994). Dans ces conditions, les forces sociales de la société civile peuvent s’avérer centrifuges au projet national de l’État africain postmoderne, en réclamant le
reste de l’héritage matériel de l’État postcolonial en faillite. Elles sont
ainsi susceptibles de consolider et d’accentuer les processus
d’exclusion sociale déjà existants. [129] Ou bien ces forces peuvent
être centripètes et capables de participer à l’édification de l’État
(Monga, 1994).
Une étude sociologique minutieuse et une observation attentive
méritent donc d’être faites afin de saisir le plus clairement possible les
enjeux sociaux, politiques, économiques et culturels dont les mouvements de la société civile en Afrique sont le siège. Les cadres réformateurs œuvreraient à la lumière de la connaissance de ces enjeux.
Monga a le mérite de présenter les principaux à partir d’un cadre
d’analyse inspiré de la sociologie interactionniste de type wébérien.
En Afrique comme partout ailleurs, l’acteur social peut être représenté
en homo sociologicus, homo œconomicus, homo politicus et homo
psychologicus, mû par les attributs correspondants. Ainsi, tout en étant
d’abord gestionnaires de la colère collective, dans l’immédiat, les
biens symboliques constituent la motivation à agir des acteurs sociaux
de la société civile. À cet égard, une brève analyse des discours et des
actes posés généralement par les responsables d’opinions, montre que
l’une des principales revendications souvent énoncées renvoie aux
biens symboliques non moins importants que sont la reconnaissance,
la dignité, la liberté d’expression. Dans ce sens, « avant d’être matériel, le courroux populaire est d’abord spirituel » (ibidem : 106). La
rationalité axiologique prend ici toute sa valeur explicative en sociologie.
Mais en homo œconomicus, les acteurs sociaux sont également
mus par la recherche du plus grand intérêt individuel ou social. La rationalité instrumentale les pousse à être utilitaristes. Dans cette perspective et dans le contexte plus particulier de l’Afrique noire, les discours sur la démocratie et les réalisations concrètes qui en sont les
conséquences auront d’autant plus d’attrait pour le citoyen, qu’ils vont
donner des réponses à la question criante de la rareté matérielle engendrée par des réformes économiques dans le cadre des programmes
néolibéraux d’austérité. Les biens de première nécessité qui permettent de satisfaire les besoins essentiels des populations et d’assurer le
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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bien-être minimum des gens font grandement défaut. Ceux-ci se débrouillent alors dans un univers sociétal « caractérisé par les situations
d’insécurité matérielle et de crise qui résultent d’un enchevêtrement
de contraintes structurelles » (Ela, 1999 : 120).
[130]
De l’analyse qui précède, on peut déduire l’hypothèse selon laquelle la force de la société civile réside dans le fait qu’elle représente le
lieu par excellence qui contient et canalise la colère collective des populations africaines. Cette dernière est au cœur de la dynamique de la
nouvelle socialité qui émerge des mutations politiques en cours en
Afrique. Pour la performativité de la construction d’un nouvel État, il
faudrait procéder à une décryptation sérieuse de la nouvelle socialité
pour repérer les aspects sur lesquels il conviendrait d’agir positivement, afin d’optimiser la réappropriation populaire des principaux
domaines de la société dans le sens éthique d’une communauté de
destin. À cet égard, nous retenons principalement les aspects suivants :
- L’instauration d’une véritable démocratie citoyenne qui consisterait à « susciter des passerelles entre les organisations les plus
représentatives de la société civile et le pouvoir législatif »
(Monga, 1994 : 115). On suppose qu’en donnant par exemple
un avis consultatif sur les textes de lois et règlements devant régir les politiques sociales et économiques, ces organisations
prendraient en considération les intérêts des groupes sociaux
marginalisés, exclus, bref, les gens les plus défavorisés, c’est-àdire la majorité des populations africaines.
- L’instauration d’une démocratie participative, c’est-à-dire
l’ouverture large du champ de la participation populaire aux affaires politiques, économiques, sociales et culturelles du pays.
L’édification d’une nouvelle Afrique ne peut être que l’œuvre
de l’élite et de la population, autrement dit, des gens d’en haut
et des gens d’en bas.
- Une campagne nationale d’éducation à l’éthique de responsabilité auprès de toutes les couches de la société – haut et bas
confondus –, doit être menée pour la bonne gouvernance de la
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
156
chose publique et privée. Il s’agirait d’une éducation à une nouvelle échelle de valeurs qui permettrait de réorienter les ambitions individuelles et groupales vers une meilleure prise en
compte de l’intérêt public. La construction de l’État africain
postmoderne nécessite le développement d’une conscience
identitaire [131] élargie. C’est-à-dire celle qui transcende les
réalités de l’Afrique contemporaine comme la culture de
l’égoïsme, de l’individualisme, de l’identité tribale et ethnique,
pour s’ouvrir sur l’idée et les pratiques sociales d’une communauté de destin.
- Une éducation appropriée des groupes-cibles des couches
moyennes, qui constituent les fractions les plus larges dans les
organisations de la société civile, pourrait être un meilleur canal
pour relayer et assurer une large diffusion du nouveau projet de
société, de son éthique et du message d’espoir auprès des autres
couches sociales.
[132]
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
157
[133]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Chapitre VII
POUR UN DÉVELOPPEMENT
À L’AFRICAINE
Retour à la table des matières
Pour préciser le cadre d’analyse qui oriente les réflexions de ce
chapitre, il importe de répéter certains constats – déjà relevés dans les
chapitres précédents –, et de les prendre en considération. Premier
constat. Depuis quatre décennies, le discours sur le développement de
l’Afrique repose sur le dogme implicite ou explicite selon lequel seule
la croissance économique va éradiquer la pauvreté. Et cette croissance
de l’économie ne peut provenir que des exportations et des transferts
massifs de capitaux étrangers sous forme d’aide publique au développement (APD) et d’investissements privés. Quant à l’essor même des
exportations et de l’ensemble des investissements, il doit être normalement alimenté par la croissance de l’économie mondiale. Par ailleurs, pour être efficace, ce système doit opérer dans un univers de
libéralisme économique. Enfin, l’instauration de la démocratie et de
l’État de droit constitue une condition nécessaire à la croissance économique. Malheureusement, force est de remarquer que les propositions de cette spirale vertueuse ont été contredites par les réalités des
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
158
pays africains des quarante dernières années. « L’essor récent de certains pays africains ne semble en rien faire régresser la misère » (Engelhard, 2000 : 54). Par exemple, au contraire, le Mali qui a connu
une croissance de 6% a vu son taux de pauvreté croître de 28% depuis
1995. Bref, depuis le début des années 1960, plus de neuf « modèles »
de développement inspirés de ce paradigme ont été expérimentés dans
les pays [134] africains. Aucun n’a réussi à réduire la pauvreté ou à
l’éradiquer (Economie Commission for Africa, 2000).
Deuxième constat. La voie du néolibéralisme pour sortir l’Afrique
subsaharienne de la crise n’a pas permis un renouement avec la croissance. Bien au contraire, à une crise économique déjà aiguë, s’est
greffée une crise sociale d’une étendue inédite. La plupart des études
ont montré que les politiques néolibérales qui ont été mises en place
durant la décennie 1980-1990 ont aggravé la pauvreté et les inégalités
socio-économiques.
Troisième constat. Une vaste documentation existe sur l’échec des
modèles du développement qui ont été appliqués dans les pays africains depuis les années 1960. À cet égard, les statistiques apocalyptiques sur l’Afrique malade n’ont jamais cessé de pleuvoir, et d’être
commentées par les prophètes de malheur annonçant la mort prochaine de tout un continent. Cependant, en dépit de ce sombre tableau,
l’Afrique continue de survivre et même de vivre. Il s’agit là d’un phénomène énigmatique qui pose un problème d’ordre théorique et pratique à l’intelligence par rapport aux réalités humaines et sociales en
Afrique. « Quiconque y réfléchit de bonne foi ne peut manquer de
s’interroger sur le mystère de cette survie » (Latouche, 1998 : 18).
Fort curieusement, rares sont les théoriciens et praticiens du développement qui ont élucidé cette énigme en vu d’en tirer des enseignements.
Quatrième constat. Les quelques rares empêcheurs de tourner en
rond que le mystère de cette survie a préoccupés (Engelhard, 1998 ;
Ela, 1998 ; Latouche, 1998 et Gaud, 1992) ont abouti, pour la plupart,
à la conclusion que ce sont les Africains, « naufragés » d’un développement parachuté de l’extérieur, statistiquement et théoriquement disparus, acteurs de l’économie populaire, qui assurent la survie de
l’Afrique. Sans cette économie populaire, « la survie même des populations eût été sans doute impossible », écrit à juste titre Philippe Engelhard (2000 : 56).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
159
Pour une définition
du développement à l’africaine
Retour à la table des matières
Nous entendons par l’expression développement à l’africaine, un
développement refondé sur l’économie populaire ou l’économie réelle
qui constitue la véritable réalité économique [135] de l’Afrique. Il
s’agit en fait de la réinvention d’une nouvelle économie adaptée aux
caractéristiques des sociétés africaines et répondant à deux préoccupations fondamentales : l’efficacité et la justice sociale. Dans cette perspective, les Africains doivent opérer une double rupture radicale avec
l’idée de rattrapage des pays développés à tout prix et avec le paradigme du développement extraverti qui a conduit le continent à
l’impasse. Dès lors, les États africains et leurs pays doivent s’engager
résolument dans un changement social et politique, mais aussi de
croissance et de développement en vue de donner des réponses adéquates aux deux préoccupations mentionnées ci-dessus.
On peut parvenir à ces résultats, conformes d’ailleurs à l’éthique
de la liberté que nous avons définie auparavant, en faisant de la lutte
contre la pauvreté un levier du développement simultané de la nouvelle économie et du régime démocratique. Ce modèle rompt bien évidemment avec le modèle dominant qui présumait que l’Afrique pourrait passer mécaniquement d’une économie de marché par l’APAD.
Le modèle qui est proposé ici part du principe selon lequel l’Afrique
ne peut se développer qu’à partir de ses réalités et en composant avec
celles-ci. Par exemple, est-ce que « le développement des rapports
marchands suppose partout la libération de l’individu des liens avec sa
communauté d’appartenance, qu’elle soit familiale, ethnique ou religieuse ? » (Mbembe, 1996b : 7). L’économie populaire en Afrique se
caractérise justement par un investissement dans la réciprocité et dans
le maintien des relations sociales. Elle relève d’une logique métissée
entre le pôle marchand et le pôle de réciprocité (Latouche, 1998 et
1997). Les sociétés africaines pourraient valablement moderniser cet
aspect de l’économie populaire qui est bien ancré dans le socle socioculturel du terroir, et innover en matière de développement, de la nou-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
160
velle économie et de la démocratie. Ce faisant, elles donneraient des
réponses appropriées aux besoins des populations, tout en refusant les
règles et les pratiques d’une économie de marché dont les coûts sociaux et humains n’ont été que trop prohibitifs jusqu’ici au continent.
Pour bien définir l’économie populaire et la situer dans l’histoire
économique de toutes les sociétés humaines, il est nécessaire
d’apporter certaines précisions ou de faire certains [136] rappels.
Grosso modo, par sa nature, l’économie populaire est appelée ailleurs
économie sociale, économie solidaire, économie réelle, etc. De nos
jours, une distinction se fait entre ces termes, selon qu’il s’agit des
pays du Nord ou de ceux du Sud. Sur le plan historique, l’économie
sociale en Europe tire ses origines lointaines dans des pratiques du
Moyen Âge tels les confréries, compagnonnages et associations ouvrières, et des courants de pensée socialiste associationniste. La littérature trouve ses origines modernes au XVIIIe siècle, mais surtout
dans les luttes d’émancipation des ouvriers au XIXe siècle et les écoles de pensée de Saint-Simon, Charles Fourier et Jean-Baptiste Godin,
pour ne citer que ces auteurs importants qui ont inspiré l’économie
sociale (Bidet, 1999). Ce sont les pratiques et les courants de pensée
d’économie sociale qui ont donné naissance aux mouvements sociaux
qui sont devenus au cours du XIXe siècle les syndicats, les partis politiques, les coopératives d’épargne et de crédit, les organisations de
crédit mutuel (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999 ; Defourny,
Favreau et Laville, 1998).
En Amérique du Nord, l’économie sociale remonte aussi à la fin du
XIXe siècle et au début du XXe siècle. C’est le cas en particulier des
coopératives agricoles, de consommation, et des syndicats qui ont respectivement permis l’affranchissement des agriculteurs de la domination d’intermédiaires spéculateurs, la sortie des familles ouvrières de
la précarité alimentaire et l’émancipation ouvrière. Au Québec plus
particulièrement, les pratiques de l’économie sociale remontent à la
première moitié du XIXe siècle, alors qu’on assistait à la création des
sociétés d’entraide et des mutuelles dans le domaine de l’assurance.
La fin du XIXe siècle voit apparaître les coopératives agricoles, les
coopératives de pêcheurs et les coopératives d’épargne et de crédit.
L’exemple historique, classiquement cité dans ce dernier cas, est le
mouvement coopératif centenaire connu sous l’appellation de Mou-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
161
vement des caisses Desjardins 45 (Malo et Moreau, 1999 ; D’Amours,
1997). Aujourd’hui au Québec, comme ailleurs en [137] Amérique du
Nord et en Europe, les activités d’économie sociale s’opèrent dans
presque tous les domaines de la société globale : finance, alimentation, transport, logement, développement économique communautaire, manufacture, éducation, culture, santé et services sociaux, défense
des droits de la personne, etc. (Lévesque et Mendell, 1999 ; Malo et
Moreau, 1999 ; Defourny, Favreau et Laville, 1998).
En Afrique, l’économie populaire tire directement ses racines de sa
composante mutualiste, plutôt que de sa double composante coopérative et mutualiste, comme ce fut le cas en Europe. Le bilan des modèles de coopératives importées en Afrique subsaharienne par les puissances coloniales, et qui ont été généralement maintenues après les
indépendances, est très peu reluisant. Qui plus est, l’autorité coloniale
et l’État postcolonial africains n’ont point promu les mutuelles. Si l’on
veut alors retracer les origines de l’économie sociale (dans son assertion moderne) en Afrique, il faut reconnaître que c’est « au cœur des
communautés locales que sont nées et se sont développées de multiples formes traditionnelles d’entraide et de solidarité, notamment pour
faire face à des événements sociaux particuliers et coûteux comme
l’organisation de funérailles, un mariage, une naissance, etc. » (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999 : 17). D’après Peemans,
l’économie populaire en Afrique est un secteur séculaire qui appartient à un tissu de production qui existait avant la colonisation, mais
qui a été à la fois marginalisée et diversifiée par cette dernière et pendant une bonne partie de la postcolonie (Peemans, 1995, 1997). Pour
Penouil (1992), l’économie populaire est en fait un lieu d’initiatives et
d’actions innovantes de survie dans un contexte de précarité,
d’exclusion et de paupérisation. Ces pratiques économiques ont pris
des formes d’indigénisation de l’économie moderne, par un processus
de combinaison et de réinterprétation des éléments culturels empruntés à l’autochtone et à l’importé ou à la modernité occidentale.
45
Le mouvement des caisses Desjardins a été fondé à l’initiative d’Alphonse
Desjardins, pour combattre le prêt usuraire et favoriser le développement local. En tant qu’organisation d’économie sociale, le Mouvement Desjardins
compte près de cinq millions de membres sur la population totale du Québec
qui s’élève à sept millions de personnes.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
162
Caractéristiques fondamentales
de l’économie populaire en Afrique
Retour à la table des matières
On peut distinguer deux grandes catégories d’activités d’économie
populaire. Une première regroupe les initiatives et les [138] stratégies
ponctuelles d’assistance. Une deuxième catégorie comprend les initiatives socio-économiques portées par des groupes dont la taille dépasse
le cadre d’une seule famille, et dont les biens et les services sont destinés à un nombre relativement important de personnes ou à une collectivité plus large. L’économie populaire africaine se présente comme un ensemble d’articulations singulières d’attributs spécifiques :
articulations entre les dimensions économiques et sociales de la petite
production marchande. Des articulations qui seraient propres à l’homo
africanus. « Les divers types de propriétaires des micro-entreprises de
l’économie populaire fonctionnent à la fois comme agents économiques sur le marché et comme acteurs sociaux dans un milieu de vie »
(Peemans, 1997 : 111). Des enquêtes ont mis en lumière la singularité
de l’enchâssement de la petite production marchande dans le tissu social (Omasombo, 1992 ; Leclercq, 1992).
Par ailleurs, les activités d’économie populaire en Afrique sont traversées par différentes logiques. L’économie de subsistance peut faire
bon ménage avec une économie de production visant à dégager un
surplus. Ces deux formes d’économie combinent souvent une logique
sociale de reproduction de la position sociale et de rapports sociaux
de convivialité. Toutes ces rationalités jouent un rôle de régulation
économique et de cohésion sociale. Ainsi, les formes de solidarité qui
résultent des activités non marchandes se fondent sur un système
complexe de redistribution des revenus individuels, souvent très faibles, provenant des activités marchandes effectuées par les sujets sociaux. Mais en dernier ressort, c’est la redistribution non marchande
des revenus qui rend possible une égalisation des revenus individuels,
car cette façon de redistribuer « s’accompagne d’une large uniformisation des conditions matérielles d’existence » (Peemans, 1997 : 112).
Elle est caractéristique des pratiques socio-économiques de
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
163
l’économie populaire des centres urbains et semi-urbains et est basée
sur les relations d’affection. Les acteurs sociaux concernés procèdent
d’une stratégie qui leur permet d’élargir leur champ social de manière
à appartenir à différents réseaux sociaux et à développer la solidarité
aussi bien verticale qu’horizontale. L’étude du sociologue sénégalais
Emmanuel Ndione (1993) sur les artisans menuisiers de Grand-Yoff à
Dakar, illustre bien [139] cette stratégie. L’enquête a montré qu’une
grande partie des matériels de travail de ces artisans provenait de parents ou de réseaux d’amis qui leur proposaient de bons prix ou, dans
le langage populaire, des « prix-parents » et des « des prix-amis ». Ces
réseaux primaires fondés surtout sur des liens d’affection, engendrent
les relations de solidarité de type horizontal qui sont composées d’une
clientèle dont le pouvoir d’achat est relativement faible. Pour maintenir leurs micro-entreprises de menuiserie, les artisans sont donc obligés de s’insérer dans de puissants réseaux de solidarité de type vertical, qui leur donnent la possibilité d’obtenir des commandes
d’artisanat, plutôt rentables, de la part de services techniques de l’État
dirigés de préférence par des chefs de mêmes clans. En réalité, la stratégie commerciale de ces menuisiers « consiste donc à élargir leur lignage et séduire quelques personnalités influentes qui sauront manifester leur solidarité bienveillante » (Ndione, 1993 : 70).
C’est donc la rationalité lignagère qui explique les actions non
marchandes et marchandes de ces artisans menuisiers. Ensuite,
l’agrégation de leurs actions individuelles développe les réseaux de
relations de solidarité verticale, caractéristiques de l’économie populaire africaine. Ces logiques montrent que les liens familiaux, lignagers et néolignagers, classiques et néoclassiques 46, jouent un rôle
important dans la création et le fonctionnement des petites entreprises
d’économie populaire. Par exemple, on constate une concentration et
une domination de certaines ethnies dans des domaines particuliers
comme les taxis et la friperie chez les Lokele en République démocratique du Congo (RDC), le commerce des tissus chez les femmes Mina
46
Le « lignage » ou le « néo-lignage » est un groupe formé par des individus liés
par des liens familiaux et qui se réclament d’un ancêtre commun en vertu
d’une filiation patrilinéaire. Le « clan » est un groupe formé d’un ou plusieurs
lignages. Il est fondé sur des liens de parenté, soit dans la lignée maternelle,
soit dans la lignée paternelle (voir Ndione, 1993 : 29).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
164
et Ewe (les réputées Nana Benz) au Togo, la cordonnerie chez les
Haoussas et les Cotocolis au Togo, etc.
L’économie populaire en Afrique renvoie également dans les faits
aux nombreuses petites activités productives et commerciales qui
émergent et se développent selon une logique [140] différente de la
logique du capitalisme, même si ces activités sont encerclées par ce
dernier (Charmes, 1995 ; Peemans, 1997). Il s’agit, en gros, du travail
indépendant, des micro-entreprises, des coopératives, des artisans organisés, etc. L’économie populaire se distingue de l’économie capitaliste classique. Alors que dans celle-ci l’entrepreneur est celui qui apporte le capital et qui cherche à le rentabiliser, dans celle-là, la microentreprise est organisée par le sujet qui apporte le facteur travail. Elle
vise la satisfaction des besoins des acteurs impliqués : la famille, la
communauté, le groupe de travailleurs, le lignage, le néo-lignage, etc.
Dans la durée et sur une échelle relativement grande, l’économie populaire vise l’amélioration des conditions de vie des localités, des villages, des quartiers, des villes, des régions, etc. En dernière analyse,
on peut dire que les pratiques novatrices de l’économie populaire renvoient aux bricolages, c’est-à-dire tous ces savoirs produits par la société pour relever les défis de son environnement avec lesquels
l’Africain n’a pas rompu, malgré les apparences (Assogba, 1999b).
Dans les pays africains, l’économie populaire concerne une part
importante de la population active non agricole, de l’ordre de 40 % à
50 % selon les pays, voire plus de 60 % (Adair, 1996 : 156). Le secteur de l’économie populaire a une vitalité qui témoigne de la viabilité
des réponses indigènes aux problèmes des conditions de vie dans des
sociétés données. D’ailleurs, depuis les années 1980, en raison de la
crise économique, on a assisté en Afrique au regain de cette vitalité et
à une véritable explosion d’organisations d’économie populaire de
type mutualiste et de type associatif, et aussi à un renouvellement et à
un renforcement des organisations de type coopératif. Toutes assument de manière plus ouverte que par le passé, des fonctions de production économique, de régulation sociale et politique, dans un cadre
qu’on peut qualifier de pluralisme de fait. On a découvert l’existence
des réalités socio-économiques paysannes et urbaines qui
s’apparentent à l’économie populaire : tendance à l’effervescence de
micro-initiatives fondées sur des logiques de réseaux qui structurent à
la fois les villages et leurs rapports aux villes, logiques d’accessibilité
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
165
à la terre, logiques de mouvements paysans (associations villageoises,
fédérations nationales d’organisations paysannes, syndicalisation,
confédérations régionales, [141] organisations de coopératives, de
mutuelles dans tous les domaines et d’associations de défense des
droits humains (Assogba, 1997 ; Peemans, 1997 ; Monga, 1994 ;
Charmes, 1995).
Quelques secteurs d’activités
de l’économie populaire en Afrique
Retour à la table des matières
Au cours des dernières années, ces organisations et activités socioéconomiques populaires ont fait l’objet d’études, d’analyses, de recherches et d’enquêtes. Nous disposons ainsi de plus en plus
d’informations, de connaissances théoriques et d’études de cas sur
nombre de pratiques d’économie populaire en matière de santé, de
sécurité alimentaire, de transport, d’épargne et de crédit, de développement local, de micro-entreprises, etc. (Ela, 2000b et 1998 ; Ouédraogo et Piché, 1995 ; Ndione, 1993 ; Latouche, 1998 ; Peemans,
1997 ; Monga, 1997). Pour fixer les idées, nous présentons succinctement quelques exemples de ces pratiques populaires dans divers
domaines.
Économie populaire et domaine
de la santé et de la sécurité sociale
La forme de sécurité sociale la plus ancrée dans le terroir et la plus
répandue est la pratique de l’économie communautaire fondée sur le
lien social. C’est un système complexe constitué d’obligations et de
réciprocités entre les membres d’une même communauté (famille,
maisonnée, parenté, quartier, village). En pratique, ce système de don
et de contre-don met en relation des individus et des groupes sur un
vaste champ d’interactions normées, dont les ramifications multiples
s’étendent à divers domaines en nature (entraide, biens matériels, secours, etc.) et en argent pour la couverture des frais de soins de santé,
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
166
des funérailles, etc. Mbembe voit dans les interactions et prélèvements, le « mode d’un impôt social ou encore d’une dette sociale multiforme, sans fin, que l’on devait à la communauté » (Mbembe,
1996b : 4). La philosophie qui sous-tend cet impôt social se base sur
le principe selon lequel chaque individu, chaque personne a une dette
à l’endroit de son patrimoine collectif. En contribuant à celui-ci,
l’individu participe à l’éthique de sa communauté et de la société globale. Des travaux d’anthropologie de la parenté et de l’économie ont
mis en lumière ces pratiques de sécurité [142] sociale dans les sociétés
africaines (Abeles et al., 1985 ; Sabelli, 1986). En sociologie, nous
devons aussi citer des travaux plus récents (Blanc-Pamard (dir.),
1992 ; Latouche, 1998 ; Ndione, 1992 ; Tolotti, 1995 ; Vidal, 1991).
Ce système fonctionne selon les normes coutumières et se présente en
dernière analyse comme un ensemble de modalités de
l’assujettissement et du contrôle social légitimes. Mais il donne un
droit général informel à chaque membre de la communauté de bénéficier de la protection, de la sécurité.
Contrairement à la tendance générale qui consiste à ne voir dans
les dépenses sociales coutumières en Afrique que de l’ostentation, elles représentent une part très importante de la consommation alimentaire régulière des citadins, soit environ le tiers de la nourriture
consommée. C’est ce que montre une étude de Claude Raynaut (1992)
portant sur la ville de Maradi au Niger. Dans ce domaine spécifique,
le don et le contre-don sont une forme de sécurité alimentaire pour les
individus et la communauté. Il s’agirait par là « d’une stratégie consciente en situation de rareté, qui permet d’étaler le risque dans le
temps : la personne momentanément en difficulté qui bénéficie d’un
cadeau alimentaire en fera à son tour quand sa situation se sera améliorée » (Raynaut, 1992, cité dans Gaud, 1992 : 269).
Bien entendu, ce système d’obligations et de réciprocités est le siège de conflits latents parfois ouverts et manifestes ; il peut parfois être
très contraignant pour l’individu, etc. Cependant, au-delà de ces aspects négatifs, force est de constater que le lien social économique, ou
ce que Latouche (1998) désigne par les termes d’économie néoclassique ou de société vernaculaire, a fait ses preuves dans la durée et dans
l’espace (Latouche, 1998 : 17). C’est une forme séculaire de
l’économie sociale qui semble bien ancrée dans les cultures des sociétés africaines et qu’il faut étudier, analyser et bien comprendre afin
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
167
d’en saisir l’enjeu comme un processus de redistribution ayant une
grande possibilité d’évolution et de modernisation. Une approche globale ou structurelle du système de sécurité sociale de la société vernaculaire montre qu’il touche divers domaines, y compris ceux qui peuvent et même doivent être assumés en tout ou en partie par l’État (santé, logement, éducation, etc.). Le système a certes des [143] relations à
l’État et le secteur privé (par exemple les personnes du clan, de la parenté, etc., qui sont salariées).
Mais dans la pratique, la sécurité sociale par l’économie néoclassique constitue un tout autonome dans la mesure où son mécanisme de
fonctionnement ne met pas directement l’individu en relation avec
l’État, mais intercale entre les deux, la famille, le clan, le lignage et le
néolignage, etc. Si d’aventure l’individu se trouvait dépourvu de tout
bien, devenait nécessiteux et menacé dans sa survie même, il ne reviendrait pas à l’État de lui assurer la sécurité sociale, aussi minimale
soit-elle. C’est sa famille, son clan, etc., qui s’en chargerait. Cette
charge peut être parfois lourde pour la parentèle de l’individu. Une
amélioration ou une modernisation du système consisterait, par exemple, à ce que l’État postmoderne africain démocratise le secteur de la
santé et de la sécurité sociale, et institue un accès minimum aux protections sociales de façon inconditionnelle à chaque citoyen. C’est ce
qui peut être désigné par une protection sociale minimum de citoyenneté inconditionnelle (Ferry, 1995 ; Blais, 2000). Le principe de
l’inconditionnalité est l’obligation morale d’une société d’arriver à un
consensus sur les bonnes raisons de donner à ses membres une sécurité minimale, garante de la vie humaine, de la dignité de la personne.
Ce faisant, cette contribution de l’État aide les communautés dans les
dépenses sociales. Le processus de redistribution en matière de protections sociales continuerait d’être généré par le clan, la parentèle, etc.,
mais une partie des coûts serait assumée par l’État qui garantit à chaque individu l’accès à un minimum de protection.
Cette mesure n’est pas exclusive. Elle pourrait être combinée, par
exemple, avec une politique d’allocation universelle qui consiste en
une distribution égalitaire, de façon inconditionnelle, d’un « revenu
social primaire » (Ferry, 1995 : 7). Il s’agit d’un droit à un revenu,
indépendamment de la position sociale de l’individu (actif, chômeur,
retraité, étudiant, etc.) et de sa situation économique, riche ou pauvre.
Ce revenu social primaire dépend seulement de la « condition de ci-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
168
toyenneté » (ibidem : 44). L’objectif de l’allocation universelle est de
permettre aux individus de survivre même s’ils n’occupent pas un
emploi rémunéré. C’est une allocation d’existence. Dans le contexte
[144] africain, elle permettrait non seulement aux membres actifs à
faible revenu, mais aussi aux membres inactifs du clan ou de la communauté, de bénéficier d’un revenu, puisque l’allocation est universelle, non imposable et donc entièrement cumulable. Finalement,
l’individu actif verrait son revenu net augmenté et ses gains du travail
maintenus. Dans les sociétés africaines, les mécanismes de redistribution sociale propres aux familles, lignages, clans, etc., sont tels que
l’allocation universelle entrera directement ou indirectement dans les
dépenses sociales et économiques du système de protection sociale.
Tout se passerait comme si l’État postmoderne en Afrique procédait
aux transferts sociaux d’une partie du produit intérieur brut (PIB) destinée à la sécurité sociale dans le pays. D’où proviendrait l’idée
d’instituer l’allocation universelle ? Il existe de sérieux gisements qui
pourraient produire les fonds nécessaires : sources fiscales et sociaux,
rationalisation des dépenses de l’armée et de nombreuses autres (non
nécessaires), dont les coûts des structures, des fonctionnements et dysfonctionnements pèsent lourdement et gravement sur les budgets nationaux. Au total, cette idée de dette, ce principe que chaque individu
est débiteur d’un patrimoine collectif (famille, clan, parentèle, communauté, société, etc.), doit être reprise et développée dans le cadre
d’une modernisation de l’Afrique. Par modernisation, il faut entendre,
du point de vue sociologique, « un processus de différenciation des
structures de l’action sociale qui donne naissance, dans le meilleur des
cas, à de nouveaux espaces d’action ou à de nouveaux sous-systèmes
sociaux » (Sosoé, 2000 : 19). Le phénomène d’intégration sociale
qu’occasionne ce processus est d’autant plus favorisé, que les acteurs
sociaux individuels et collectifs adoptent de nouveaux rôles et sont en
mesure de donner une signification nouvelle aux rôles qu’ils ont toujours joués ou veulent dorénavant jouer. Lorsque la différenciation
structurelle s’opère sans grands conflits et qu’on assiste à l’émergence
de nouveaux espaces d’actions dans une démocratie, la modernisation
ne devrait pas donner lieu à des phénomènes d’exclusion ou
d’accentuation des inégalités sociales.
En matière de santé, on observe l’émergence des mutuelles de santé et de coopératives de pharmacies, organisées selon les [145] princi-
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169
pes de l’économie populaire, dans toute l’Afrique. Dans une recherche
sur le « mouvement mutualiste » de santé dans les pays du Sud, Atim
(1999) présente deux exemples de mutuelle de santé en Afrique de
l’Ouest, une au Sénégal et une autre au Burkina Faso (Atime, 1999 :
89-90) 47. En ce qui concerne le secteur des plantes médicinales, nous
mentionnerons la coopérative « Idela-Herbo », un centre de santé par
des produits naturels contre le paludisme, l’insomnie, etc., qui opère
au Bénin, au Togo et en Côte-d’Ivoire.
Économie populaire et domaine de l’éducation
Retour à la table des matières
La déliquescence du système d’éducation en Afrique a conduit les
populations à prendre en charge le fonctionnement des écoles dans
bon nombre de villages, villes et collectivités. On a vu ainsi
l’économie populaire se substituer à l’État en matière de formation
générale et professionnelle. Une étude de Binet révèle par exemple
qu’en 1994, au Sénégal, parmi les 12 000 jeunes en apprentissage,
seulement 3 000 ont été pris en charge par le secteur moderne, contre
9 000 par le secteur informel (Binet, 1995 : 29). Depuis les années
1990, on remarque et reconnaît que c’est à l’école du secteur de
l’économie populaire que se forment les entrepreneurs dynamiques
qui répondent aux canons de l’homo œconomicus socialis et qui sont
susceptibles de relancer des économies africaines en pannes (Charmes, 1995). Ainsi, une enquête menée au Sénégal sur 100 chefs
d’entreprises répondant aux critères de « dynamiquité » (pré-définie) a
montré que les 9/10 ont été apprentis dans le secteur de l’économie
populaire et que seulement 1/10 a été formé par le secteur formel (Bugnicourt, 1995). En Afrique, le tiers-secteur est le lieu où la plupart
des métiers sont appris. Certes, les données sont inexistantes sur la
capacité formatrice de ce secteur, mais il est généralement admis que
ce secteur est le terreau d’une grande partie de sa propre main
d’œuvre qualifiée (Diammbomba, 1991).
47 Il s’agit de la mutuelle de santé de Fandème (Sénégal) et de celle de Bouahoun (Burkina Faso).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
170
Le bouquinisme est aussi une activité d’économie populaire en matière d’éducation qui non seulement permet aux jeunes [146] des villes
(qui la pratiquent) de survivre, mais également de participer au développement socioculturel des populations urbaines, en mettant à leur
disposition des livres à prix modique. La personne qui exerce le métier de bouquinisme s’appelle le bouquiniste. Ce mot était autrefois
utilisé pour désigner tout individu qui s’adonnait au commerce des
livres d’occasion. Aujourd’hui, l’expression est élargie et désigne le
vendeur des livres anciens et nouveaux ou vieux et neufs. Ce commerce se faisant généralement en dehors d’une bâtisse de librairie,
c’est-à-dire le plus souvent en plein air, ce lieu est nommé par le vocable métaphorique et populaire de « librairie de poteau » ou « librairie bon par terre » (Amana, 1990).
Économie populaire et secteurs économiques
Retour à la table des matières
Si le foisonnement des réseaux de solidarité avait permis à
l’Afrique de développer un filet social, l’Afrique des réseaux serait
davantage que ça. Pour Sandrine Tolotti (1995), « l’Afrique des réseaux, c’est beaucoup plus qu’une version locale de l’État-providence.
C’est même parfois un véritable capitalisme qui voit le jour ainsi »
(Tolotti, 1995 : 35). Le cas des tontines est exemplaire à cet égard.
Elles constituent des associations rotatives d’épargne et de crédit
(AREC) qui drainent un flux global d’épargne crédit qui est considérable (Adair, 1996). Souvent légalisées et d’adhésion volontaire, elles
sont liées aussi bien au milieu familial qu’au milieu géographique ou
professionnel, etc. Les appellations des pratiques « tontinières » diffèrent certes d’un pays d’Afrique à l’autre, parfois au sein d’un même
pays. Cependant, leur principe est identique : quelques personnes
s’entendent pour verser régulièrement une cotisation dont le montant
total est attribué à l’une d’entre elles, chacune à son tour. Ceci permet
de lier directement l’épargne et le crédit (Monga, 1997 : 214). Le tour
de tontine est le moment où chaque membre dispose de la caisse.
Quant au cycle tontinier, il représente l’ensemble des tours, c’est-àdire le temps où chacun des cotisants aura bénéficié une fois des
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
171
sommes cotisées. Ce qui fait que chaque membre est alternativement
épargnant et débiteur (Adair, 1996).
Monga (1997) a démontré dans un ouvrage magistral que les succès des tontines chez les petits entrepreneurs camerounais [147] sont
dûs à l’irréductible prévalence des liens sociaux et la persistante faiblesse des institutions dans les États africains postcoloniaux. Les pratiques tontinières chez les dirigeants de petites et moyennes entreprises au Cameroun constituent une solution appropriée à leurs problèmes de trésorerie. Ces tontines fonctionnent selon les modes d’une
organisation souple, s’inspirant des schèmes culturels locaux, dont
l’un des traits caractéristiques est l’importance de la sociabilité des
réseaux informels dans les sociétés africaines. C’est ce qui, selon
l’auteur, assure leur succès. D’autres recherches ont également été
consacrées à la dynamique financière des tontines. C’est ainsi qu’une
étude de Edimo Essombé (1998) a permis de mettre en évidence les
innovations dont les tontines font preuve, ainsi que les stratégies financières qu’elles mettent en place en Afrique subsaharienne. Essombé a ensuite dégagé des résultats de son étude quelques enseignements
susceptibles de concourir à la mise sur pied des structures de financement adaptées aux activités économiques en Afrique. Les tontines ont
beaucoup évolué au cours des vingt dernières années, à tel point que
les grands organismes internationaux – le FMI, la Banque mondiale,
le BIT, des instances bilatérales, les ONG et évidemment les États
africains – s’y intéressent sérieusement. S’il est des activités
d’économie populaire qui se modernisent rapidement et grandement
en Afrique, c’est bien les tontines (Monga, 1997 ; Gaud, 1992 ; Hénault et M’Rabet, 1990). Certains auteurs considèrent même que les
tontines sont devenues les piliers de l’économie africaine (Binet,
1995).
Depuis la crise socio-économique des années 1980, on a assisté à
l’émergence et à la vitalité des marchés financiers informels. Aussi
bien dans les zones rurales qu’urbaines, des enquêtes ont montré que
dans la plupart des pays africains, l’appartenance au secteur financier
informel touche plus de 80 % de la population. C’est le cas notamment du Bénin (Adéchoubou, 1996). La finance informelle se présente
sous diverses formes. Parmi cette diversité, le cas des banquiers dits
« ambulants » illustre fort bien l’inventivité du secteur informel et la,
spécificité de ses règles. Le banquier-ambulant est aussi appelé le ton-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
172
tinier-collecteur, car tout en appartenant à la grande [148] famille des
tontines, il s’en différencie nettement. Dans la pratique bancaire ambulante, il n’y a pas de groupe social constitué, ni de tour, de réciprocité, de solidarité de secours ou d’aspect festif, mais plutôt une relation personnalisée entre un banquier et ses clients. Les banquiers ambulants sont des travailleurs indépendants dont :
leur activité consiste à se déplacer à mobylette ou à moto sur
les marchés et dans les quartiers de ville, en général tous les
jours, pour effectuer des opérations de dépôt et de crédit avec
une clientèle très diversifiée qui, pour des raisons de modalités
et de règles contraignantes, n’accède pas aux banques classiques. La forme la plus usitée est la remise d’une carte avec 31
cases, portant le nom, l’adresse et parfois la photo du banquier.
Client et banquier se mettent d’accord sur un montant journalier de cotisation et à la fin de la carte, le banquier rend
l’ensemble des sommes cotisées par le client, moins une remise
journalière qui représente la commission Pour le service rendu,
soit un coût de 3 % par mois. Des variantes existent : les cotisations, au lieu d’être journalières, peuvent se faire tous les
deux ou quatre jours ou selon la périodicité des marchés, et
s’étaler sur plusieurs mois. Les banquiers ambulants consentent aussi des avances en cours de cycle d’épargne et parfois
des crédits (Adéchoubou, 1996 : 59-60).
Les populations urbaines, en déployant leur inventivité dans le secteur informel, et les paysans, en occupant ingénieusement les territoires pour déployer des pratiques sociales sur des bases communautaires, ont développé dans le temps et l’espace une économie populaire
qui touche 80 % des gens dans les pays d’Afrique. C’est ainsi qu’un
peuple trouve les voies de sa survie, en produisant à partir de presque
rien et en empruntant des canaux nouveaux (Lenoir, 1998).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
173
Économie populaire et développement local
Retour à la table des matières
Les pratiques d’économie populaire se transposent aussi dans le
domaine du développement local. On entend par développement local,
une stratégie d’intervention dans les communautés, basée sur trois
grandes dimensions interreliées du changement social, en vue
d’améliorer les conditions de vie des populations situées et datées. Il
s’agit de la dimension économique pour la production de biens et de
services ; de la dimension sociospatiale, qui renvoie aux activités favorisant la cohésion sociale d’une population habitant sur un territoire
donné ; enfin, de la [149] dimension communautaire, qui couvre les
diverses associations du territoire. Autrement dit, c’est la vie associative dans la localité concernée (Comeau et al., 2001). Michel Rocard,
ministre de l’Agriculture du gouvernement français au début des années 1980, disait que le développement local veut dire économie avec
le marché et non économie de marché. Cette assertion voulait signifier
que le développement local tient compte de l’état du marché, mais
qu’il ne doit pas s’inféoder aux exigences de celui-ci comme le prône
le néolibéralisme. Cette stratégie d’intervention sociale a d’autres
grandes caractéristiques qui nécessitent une brève élaboration. Le développement local peut impliquer un partenariat avec l’État,
l’entreprise privée et le milieu de l’éducation. Il suppose une décentralisation administrative raisonnée, mais participe au processus de complémentarité entre le local et le global. Les acteurs sociaux locaux de
cette forme de développement entretiennent des réseaux de relations
sociales de type formel et informel. La dynamique de ces réseaux
constitue le capital social dont dispose l’ensemble de la population
locale. Le capital social renvoie à « l’intensité d’activités résilières
associées à la vie économique des forces vives locales sur un espace
d’intervention servant d’assise au développement local » (Joyal,
2002 : 55).
Il est reconnu que les Africains de la diaspora jouent un rôle non
moins important dans la vie sociale et économique de leurs réseaux de
relations sociales dans leur pays d’origine. Nous voulons présenter ici
des expériences innovatrices de leur soutien au développement local.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
174
Dans ce domaine, les interventions des Africains de la diaspora sont
remarquables dans les activités d’économie populaire où les associations diasporiques prennent des initiatives seules et/ou en partenariat
avec des mouvements associatifs du Nord. Par exemple, c’est le cas
de l’engagement volontaire des émigrants dans les activités de développement économique, social et culturel de leurs localités ou régions
d’origine. Il peut s’agir d’expédition de biens en nature, de transferts
de fonds institués (des retenues sur salaire effectuées par les services
sociaux de retraites, d’allocations familiales, etc.). Ces apports de la
diaspora peuvent représenter une source appréciable de financement.
On a constaté que, [150] dans certains pays africains, les contributions
des émigrés en France sont plus élevées que l’aide publique au développement (Dembélé, 2001).
Dans les années 1990, pour le Sénégal, les chiffres étaient de 132
millions de dollars chez les immigrés et de 250 millions de dollars
pour l’aide publique française. Les transferts des immigrés du Mali en
France se chiffraient à 25 millions de dollars et l’aide publique française à 93 millions. Pour la Côte d’Ivoire, la part de sa diaspora était
de 21 millions de dollars, alors que l’aide publique de la France
s’élevait à 305 millions (Condamines, 1993). Ces apports peuvent se
comparer favorablement à certains postes de la balance commerciale
de certains pays. Ainsi, pour le Sénégal par exemple, en 1994, les envois de ses ressortissants en France étaient au même niveau que les
exportations des produits d’arachides. Dans de nombreuses localités
de la plupart des pays africains, les envois des diasporas constituent la
seule et souvent l’unique source de revenu des individus et des familles (Dembélé, 2001). Les Africains de la diaspora s’organisent parfois
de façon formelle dans des associations pour œuvrer, en partenariat
avec les compatriotes demeurés au pays, à la réalisation des projets de
développement en terre d’origine. De nouvelles formes de coopération
ont vu le jour au courant des années 1990. Il s’agit notamment du partenariat entre les associations diasporiques, les mouvements associatifs ou les organisations non gouvernementales (ONG) du pays hôte.
C’est notamment le cas des émigrés sahéliens en France. L’exemple le
plus connu et souvent cité est celui des associations des diasporas de
la vallée du fleuve Sénégal (Mauritanie, Sénégal et Mali). Selon
l’Institut Panos, on en comptait environ 400 en France dans les années
1990. Au fil des ans, ces associations de partenariat et de solidarité
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
175
internationale ont joué et continuent de jouer un rôle non moins important dans le développement local en Afrique (Dewitte, 1995 ;
Condamines, 1993). Leurs interventions ont permis de doter un pan
entier de villages et de localités d’infrastructures de base, c’est-à-dire
d’écoles, de dispensaires, de centres de santé, de silos de stockage de
céréales, d’aménagement de périmètres irrigués, de constitution de
banques céréalières, de réseaux d’eau potable et d’assainissement, etc.
Les diasporas participent également à des activités [151] d’économie
sociale : développement de micro-financements, transports, coopératives dans divers secteurs, etc. (Dembélé, 1999). Le sociologue Babacar
Sall signale le cas des émigrés sénégalais résidant en Italie.
En janvier 1996, écrit-il, j’ai assisté au Sénégal à un évènement
significatif de ce phénomène. Il s’agit de l’électrification par
les émigrés résidant en Italie de N’Diaye Tioro, village situé à
150 km de Dakar sur la nationale [...]. Des exemples de ce genre abondent en pays toucouleur et soninké. En effet, des points
sanitaires, des écoles ou des bureaux de poste sont installés
partout grâce à l’épargne émigrée ou aux solidarités endogènes (Sall, 1996 : 173).
On sait aussi que l’émigration des travailleurs qualifiés et des professionnels draîne généralement des richesses privées nationales dans
le pays hôte. Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, 34 % de ces richesses se trouve actuellement dans les pays d’accueil de ses diasporas (Meyer, Kaplan et Charum, 2001). Des politiques fiscales et monétaires incitatives mises en vigueur par les États africains, pourraient
inciter les diasporas à épargner dans leur pays d’origine. Bref, les
Africains de la diaspora contribuent, pour une part non moins importante, à l’effort du développement du continent. Un récent document
des Nations Unies met en évidence l’importance de cet apport, en estimant qu’entre 1970 et 1995 :
Cet apport est passé d’environ deux milliards de dollars US à
plus de 70 milliards. Cette somme est de loin supérieure à
l’aide publique au développement accordée à l’ensemble des
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
176
pays du Tiers Monde. En outre, cet apport constitue la seule
source de revenus pour beaucoup, dans les pays pauvres. Donc
canaliser un tel apport dans des investissements productifs serait une contribution significative au progrès de ces Pays
(Dembélé, 2001 : 243).
Un courant de ces mouvements associatifs et des organisations de
coopération internationale (OCI) développe des liens de solidarité
avec des associations diasporiques, afin d’appuyer la société civile et
les partis d’opposition dans leurs luttes pour la démocratie et l’État de
droit en Afrique. Au Québec (Canada), on peut citer, entre autres,
l’exemple du Collectif pour la démocratie au Togo, qui regroupe la
Communauté togolaise au Canada (CTC), les OCI comme
l’Association québécoise des organisations de coopération internationale (AQOCI), le [152] Canadian University Solidarity Overseas
(CUSO), le Centre international de solidarité internationale (CISO),
mais aussi le mouvement syndical comme la Centrale des enseignants
du Québec (CEQ) de Champlain et la Ligue des droits et libertés du
Québec (LDLQ). En France, on peut citer l’Association Survie.
Les Africains de la diaspora sont des acteurs du développement de
leur pays. Certes, leur mise à contribution est un phénomène fort
complexe, parce que polymorphique. Il est caractérisé par des asymétries entre le centre et les périphéries du système mondial. Il procède
par des intermédiaires et des canaux de mobilité ou de circulation du
capital humain, social et financier. L’apport diasporique met en relation au moins deux catégories d’acteurs sociaux : l’homo œconomicus
et l’homo donator. Enfin, comme tout phénomène, il peut engendrer
des effets pervers négatifs et/ou positifs (Condamines, 1998). Mais
au-delà de sa complexité, ce qu’on peut appeler l’effet diasporique
demeure un facteur potentiel de développement du pays d’origine.
Dans cette perspective, la mondialisation peut représenter un grand
atout. Mais actuellement, en ce qui concerne l’Afrique, force est de
constater que, de manière générale, les associations des Africains de la
diaspora ne sont pas reconnues comme des acteurs du développement
par les États africains, les bailleurs de fonds du Nord et les ONG. Le
problème fondamental étant la non-reconnaissance de leur statut juridique, ces associations ne peuvent bénéficier de moyens et de légitimité pour s’engager dans la coopération pour le développement. Ain-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
177
si, il n’est pas rare que des projets de solidarité internationale initiés
par des associations diasporiques africaines ne soient pas reconnus, et
celles-ci se voient le plus souvent mener des actions informelles. Les
États africains doivent élaborer des politiques et établir des mesures
juridiques afin que les diasporas africaines contribuent davantage au
développement local, car il semble clair que « la coopération au développement ne peut plus se passer de leur implication » (Braive, 2002 :
17). L’un des problèmes du développement de l’Afrique, c’est le
chaînon manquant entre l’économie de subsistance et l’Autre économie de marché. L’apport des Africains de la diaspora dans le tierssecteur pourrait établir progressivement le pont entre les espaces
micro-socioéconomiques de survie et les espaces macro-socioéconomiques [153] de mieux-être et de vie des populations qui font
face à la faillite du développement imposé par « le haut » et « le dehors » depuis une quarantaine d’années (Assogba, 2000b ; Centre Tricontinental, 2001).
Si l’Afrique exploitait les moyens financiers et humains de sa diaspora, elle pourrait trouver ses propres solutions à ses problèmes de
développement et compenser ainsi l’amenuisement des ressources de
l’aide qu’elle reçoit des pays du Nord et du commerce avec eux. Pour
sortir de la crise quasi endémique qui semble frapper l’Afrique, ses
dirigeants doivent d’abord prendre conscience de ce fait, et considérer
l’apport de leur diaspora comme un aspect des solutions de rechange à
l’aide extérieure au développement qui a endetté l’ensemble des pays
du Tiers-Monde. Par des politiques nationales et des lois du système
bancaire, les pays africains peuvent attirer l’épargne des travailleurs
africains de la diaspora. Cette épargne peut être canalisée dans des
investissements productifs. Dans cette perspective, des initiatives doivent être prises pour signer des accords de coopération dans ces domaines entre les pays africains et ceux du Nord. Pour leur part, les
mouvements associatifs, les syndicats et les entreprises d’économie
sociale des pays hôtes du Nord peuvent former des collectifs avec les
organisations des diasporas africaines, pour initier en partenariat des
projets de développement local en Afrique et/ou dans les pays
d’accueil. Cependant, pour être en mesure de tirer profit de l’apport de
ses diasporas comme acteurs de développement, l’Afrique doit faire
deux révolutions : 1) trouver ses fondements en puisant dans
l’inventivité des hommes et des femmes émigrés ; 2) remettre en
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
178
question sa position périphérique dans le système mondial, en
s’insérant dans les mouvements associatifs au Sud et au Nord, qui luttent pour une mondialisation à visage humain.
Économie populaire et domaine des transports
Retour à la table des matières
Nous citerons, en dernier lieu, le domaine des transports où foisonnent des innovations en matière d’économie populaire. « La nécessité
donne l’esprit », dit l’adage. Un exemple-type est la prolifération des
moyens de locomotion alternatifs au Zaïre (actuellement République
démocratique du Congo-RDC) en 1993, au moment de la pénurie de
moyens de transport au pays. [154] À cette époque, les camions
avaient été raflés par les militaires ou étaient en panne pour la plupart.
C’est dans ces conditions que presque tout l’approvisionnement vivrier fut assuré à la force musculaire, par les charettes à bras, les taxispirogues (djubu-djubus) ou les taxis-vélos (tolekas) (Misser, 1996).
Jugés davantage compétitifs que les chauffeurs de taxis-moteurs, ces
artisans des transports se sont organisés en corporation au niveau national. Par exemple, la corporation des « pousse-pousseurs » de la capitale, Kinshasa, comprenait plus de 20 000 membres en 1995. Elle
dispose d’un bureau exécutif de dix personnes permanentes équipées
d’ordinateurs. Et le phénomène s’observe dans la plupart des pays
d’Afrique. À Lomé, au Togo, c’est par les taxis-motos que se traduit
la débrouillardise des gens. Des chômeurs, des sans-emploi et même
des jeunes diplômés d’université ont fait irruption dans le transport
alternatif au plus fort de la grève générale illimitée de 1992-1993. Celle-ci fut l’un des mouvements de pression populaire le plus marquants
de la crise sociopolitique dans laquelle le Togo est plongé depuis la
Conférence nationale souveraine de juillet 1991. Le mode de locomotion alternatif par taxis-motos est peu sécuritaire, mais il peut avoir
aussi des avantages dont, entre autres, la facilité avec laquelle les
taxis-motos se faufilent entre les bouchons, empruntent les chemins
jugés impraticables par les voitures, etc. Cette nouvelle activité est
devenue un véritable emploi pour beaucoup de jeunes chômeurs et a
été légalisée par les autorités togolaises en janvier 1996 (Asamoah,
1996).
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
179
Bien entendu, l’économie populaire touche la plupart des secteurs
de la société. Mais outre ceux qui ont été présentés, il convient de citer en vrac d’autres domaines, comme l’approvisionnement et la distribution des biens et services de base, l’assainissement et l’accès à
l’eau potable, l’habitat, l’énergie, etc.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
180
[155]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Chapitre VIII
S’EN SORTIR OU S’ENGOUFFRER :
L’AFRIQUE DOIT CHOISIR
Retour à la table des matières
Au-delà des conflits inhérents aux interactions entre les principaux
acteurs sociaux, malgré des difficultés financières et des contraintes
structurelles, nombre de procédés alternatifs de l’économie populaire
ont fait et continuent de faire localement leurs preuves. Mais le peu
d’intérêt des États africains et des bailleurs de fonds internationaux, le
mimétisme, la routine et le manque d’information théorique et pratique font obstacle à la diffusion de ces expériences de développement
local dans la globalité des pays africains. Pour engager ceux-ci dans
un processus de changement social et de modernisation véritable, il
faut inverser cette logique et faire de l’économie populaire un levier
du développement de l’Afrique. Après un demi-siècle de débats sur sa
capacité de se développer, l’Afrique se trouve à la croisée des chemins
en ce début du XXIe siècle. Plus que jamais, les Africains doivent voir
en face les réalités socio-économiques qui sont les leurs et tabler làdessus pour améliorer progressivement les conditions de vie des populations. Force est de reconnaître de façon concrète que quoi qu’on di-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
181
se, quoi qu’on fasse, un fait demeure évident en Afrique : la plus
grande partie des populations vit de l’économie populaire. Cette dernière est porteuse d’avenir pour l’Afrique, tout comme elle l’a été
dans l’histoire de la plupart des pays industrialisés, en construisant
« leur développement à partir de la ramification de plus en plus dense
de petites activités de production et de commerce souvent "au ras du
sol" » (Engelhard, 2000 : 56).
[156]
Toute l’Asie de l’Est et certains pays de l’Amérique latine se sont
développés à partir d’un faisceau assez dense de micros et petites entreprises dont le processus d’intégration au secteur moderne s’est effectué de manière progressive. Au total, l’histoire montre que tel fut le
cas de l’Europe elle-même au Moyen Âge, notamment aux XIIe et
XIIIe siècles, et celui des États-Unis au XVIIIe et au début du XIXe
Siècles (Rocard, 2001).
L’indigénisation de l’économie populaire
Retour à la table des matières
Considérées dans le cadre wébérien d’analyse interactionniste, les
activités effectives d’économie populaire sont une réappropriation,
une adoption sélective des éléments du changement social visé par les
acteurs sociaux concernés. Autrement dit, les résultats de ces pratiques sociales traduisent un processus plus ou moins long d’adaptation
des gens à leur contexte sociétal. Que ces adoptions sélectives représentent dans l’immédiat ou à long terme des réponses plus ou moins
pertinentes que les acteurs donnent à leurs problèmes d’existence et de
vie sociale, ne change rien au fait que l’on doit considérer ces adoptions comme des faits de développement, un processus de production
d’un changement social provoqué par des acteurs intentionnels. Ici, il
s’agit de l’homo africanus, c’est-à-dire d’une espèce d’homo œconomicus qui base ses actes sur des choix sociaux. Dans ce sens, on peut
le nommer homo socialis (Guéneau, 1986).
Mais en Afrique, le social est multidimensionnel. Les logiques sociales et économiques peuvent être traversées par des logiques religieuses par exemple, logiques qui, à leur tour, peuvent renvoyer à des
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
182
stratégies lignagères, à des systèmes de valeurs régissant les modes
d’existence de réseaux de sociabilité ou des modes de reconnaissance
sociale. Bref, dans les sociétés africaines, la dimension sociale et la
dimension économique des relations humaines sont intimement liées
(Olivier de Sardan, 1985). Mais elles s’inscrivent dans un espace sociétal syncrétique nouveau, produit de l’historicité de ces sociétés. Les
activités de l’économie populaire en Afrique sont donc déterminées
par des espaces métisses de production sociale, économique, culturelle
et politique, régis par les modes de régulation, les règles de fonctionnement et la nature de l’implication des individus et des groupes. Il
s’élabore dans ces lieux des modalités de vivre [157] ensemble qui ne
sont ni un prolongement pur et simple des modes de vie proprement
africaine, ni une reproduction des modes de vie occidentale. « On a là
un champ d’expériences variées, un laboratoire d’indigénisation/ modernisation des modalités de régulation sociale. » (Leclerc-Olive,
1996 : 123.)
On entend par indigénisation, le processus global par lequel les sociétés africaines et les cultures africaines se seraient réapproprié et
auraient redéfini la modernité occidentale dans les domaines politique,
économique, social et culturel 48. L’indigénisation assure « la combinaison des valeurs, des croyances, des comportements anciens avec la
nouvelle société » (Penouil, 1992 : 74). Par exemple, selon Penouil
(1992), les relations de travail que les activités d’économie populaire
impliquent combinent souvent les anciennes formes de la relation villageoise et les nouvelles formes de relation comme le salariat ou le
marché. De plus, ces pratiques participent à un système de transmission des connaissances qui allie également l’ancien et le nouveau, en
48
Selon Achille Mbembe, dans l’histoire intellectuelle de l’Afrique, la notion
d’« indigénisation » est apparue pour la première fois sous la plume des théologiens catholiques. « Ces derniers, précise Mbembe, l’utilisent dans un
contexte où ils se posent la question de savoir si la révélation chrétienne, historiquement datée et culturellement située, peut s’enraciner dans un univers de
significations et dans un imaginaire autre que l’imaginaire gréco-latin, sans
faire violence à la culture d’accueil et sans la condamner à une certaine forme
de prostitution. Autrement dit, peut-on être chrétien sans s’être d’abord renié
comme Africain ? » (Cf. L’état-civil de l’État en Afrique. Conversation entre
Mamadou Diouf, Memél Fotê et Achille Mbembe, Entretien réalisé à Paris, le
17 septembre 1996, au Centre de recherches africaines de l’Université de Paris-I Panthéon Sorbonne, miméo, 16 pages.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
183
procédant à « un transfert de savoir-faire proche des anciennes modalités de transfert des expériences du monde rural, tout en adaptant les
individus aux nouvelles contraintes de l’économie marchande » (ibidem : 74-75). Quant à Charmes, il voit dans ces mêmes pratiques une
forme de recouvrement d’éléments de continuité et d’éléments de rupture avec l’économie et la société traditionnelles (Charmes, 1995).
Des enquêtes de terrain ont mis en lumière des cas concrets
d’indigénisation dans le domaine des petites entreprises, celui des
biens et services, de la sécurité, etc. Quel que soit le domaine, le système des relations de réseaux lignagers et néolignagers, [158] classiques et néoclassiques constitue la matrice à partir de laquelle s’opère
l’indigénisation. Ce système demeure le noyau incontournable de la
dynamique de l’imbrication de l’autochtone et de l’importé, de
l’ancien et du nouveau. Outre l’exemple du groupement des menuisiers dont il a été question précédemment, le cas d’un groupement de
maraîchers mérite d’être cité. Dans une enquête, Emmanuel Ndione a
constaté que l’insertion des jeunes ruraux dans le milieu urbain à partir d’un groupement maraîcher, réussit mieux en général grâce à une
organisation qui rappelle l’ambiance familiale du village. Tout se passe comme si cette atmosphère ainsi recréée rendait aux jeunes la ville
« plus familière, moins agressive, moins déstructurante, parce qu’ils
ont pu recréer le village dans la ville » (Ndione, 1993 : 60).
L’organisation des jeunes maraîchers sur la base de l’appartenance à
un même village permet au jeune rural de vivre en ville avec sa propre
identité culturelle. Mais selon Ndione, il y a plus. Le jeune s’assure de
bénéficier, par exemple, du soutien matériel, moral ou juridique du
groupe. C’est ainsi qu’il peut conserver des liens avec son village
d’origine, tout en étant en ville. Abdou Salam Fall, sociologue et
chercheur à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN), est arrivé
au même constat, à savoir qu’en ville, les réseaux de sociabilité de
type lignager et néolignager, classique et néoclassique constituent des
lieux de croisement des dynamiques sociales et économiques. Cellesci offrent des possibilités à la circulation de biens et services,
d’échanges, de dons et de contre-dons, d’assistance, bref, de conversion du capital social en capital économique et réciproquement (Fall,
1994 : 293-303).
Au total, les activités d’économie populaire qu’inventent tous les
jours les populations africaines constituent en fait une façon autre de
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
184
faire le commerce, de se scolariser, de gérer une entreprise,
d’emprunter et d’épargner, d’assurer un filet social à la collectivité,
d’assurer le transport, etc., qui se réapproprie les savoirs traditionnels
pour constituer les formes de la modernité africaine, c’est-à-dire une
modernité propre à l’Afrique (Lenoir, 1998 ; Monga, 1997 ; Ela,
1998 ; Tolotti, 1995). Ces données témoignent de la capacité
d’adaptation et du potentiel de créativité de l’économie populaire,
dont les pratiques sont des lieux où l’on peut observer les transformations sociales profondes [159] qui s’opèrent dans les sociétés africaines. Contrairement à l’opinion et à la théorie économique dominantes
qui y voient un indice de retard, il faut plutôt considérer les activités
d’économie populaire comme un indice des progrès enregistrés par le
processus de modernisation de l’Afrique contemporaine. Dans cette
perspective, le développement du continent passe par le renforcement
des capacités d’innovations sociales et techniques de ce processus
dans tous les secteurs ou domaines de la société locale et globale.
Dès lors, la compréhension des modalités de l’indigénisation
s’impose ; la notion-clé d’accumulation la permet. En effet, elle a
l’avantage « [...] d’offrir une grille ouverte d’exploration des processus de développement africains, [...], qui ne les enferment pas, au nom
d’une irréductible spécificité socioculturelle ou sociopolitique (le
culte du chef, le rôle des " big men ", la sorcellerie, le patrimonialisme
clientéliste) dans une logique incontournable de stagnation, de violence et de répression, qui n’aurait été interrompue momentanément que
par la colonisation, seule époque de rupture transformatrice dans une
histoire sinon condamnée à l’une ou l’autre forme d’involution paresseuse, corrompue ou autodestructrice » (Peemans, 1997 : 49-50). La
démarche d’analyse doit consister en une explication des interactions
complexes qui décomposent et recomposent sans cesse la dynamique
des changements et du développement qui traversent les sociétés africaines postcoloniales. Cette dynamique est le siège d’interactions entre les facteurs internes et les facteurs externes de l’évolution. Elle
affecte la nature du pouvoir politique, les relations entre ce dernier,
l’évolution sociale et les changements économiques dans la société.
En Afrique postcoloniale, le processus d’accumulation s’est opéré autour des projets de développement imposés du dehors et qui mettent
deux logiques en opposition dès le début des indépendances : la logique des gens d’en-haut et la logique des gens d’en-bas. L’étude de
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
185
l’évolution socio-historique du processus d’accumulation à partir de la
nature indissociable des relations entre son aspect technicoéconomique et son aspect sociopolitique, permet d’appréhender : 1) la
formation de classes constituant des réseaux de relations sociales et 2)
les pratiques socio-économiques des dirigeants africains et des populations africaines.
[160]
Selon Peemans (1997), de 1960 à 1970, les flux extérieurs de revenus alimentent les liens de clientélisme entre les gouvernements des
pays du Nord et les élites africaines. Ces flux soutiennent à leur tour
des filières de redistribution de type également clientéliste à l’intérieur
des États postcoloniaux. Dans l’ensemble, les bases politiques et les
pouvoirs économiques des élites africaines se sont constitués à travers
le contrôle qu’ils ont sur l’État postcolonial. Cependant, de 1970 à
1980, les élites qui ont pu conserver et consolider leurs pouvoirs doivent s’adapter à une nouvelle conjoncture où le rôle de l’État devient
moins important mais celui du marché plus grand dans le monde. En
Afrique, la mondialisation de l’économie de marché s’est traduite, entre autres, par les Programmes d’ajustement structurel (PAS) qui ont
réduit les flux extérieurs de revenus des États.
Eu égard à la conception du développement, deux logiques
s’opposèrent. Pour les élites africaines, le développement signifie la
performance de l’accumulation extravertie. Pour l’immense majorité
des populations, le développement est la performance de
l’accumulation endogène, c’est-à-dire un développement qui répond
d’abord et avant tout à leurs besoins de survie et/ou de vie. Toutefois,
dans les deux cas, la dynamique du processus d’accumulation est traversée par une logique de réseaux de relations sociales qui englobent
de manière complexe des éléments locaux, nationaux, régionaux et
mondiaux. Mais la différence capitale entre la conception du développement aura des conséquences sur la nature des productions du processus d’accumulation. Les lieux où s’opèrent les logiques et les stratégies de l’économie populaire ont été longtemps perçus comme des
économies marginales qui ne répondent pas aux canons de l’économie
moderne. Par ailleurs, celle-ci n’a pas plus favorisé le développement
de l’Afrique. Les populations africaines sont conscientes des rapports
d’inégalité qui existent entre elles et leurs dirigeants, mais elles savent
également que pour vivre en postcolonie, il faut savoir se débrouiller.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
186
D’où la production de la société ou de l’univers social de débrouille
qui est le leur. C’est ainsi que singulièrement, à travers des siècles de
domination, les classes populaires ont su conserver une autonomie
relative par rapport à l’autorité successive de la colonie et de la [161]
postcolonie. De plus, au-delà des contingences historiques, les sociétés africaines ont su préserver, dans une large mesure, un de leurs
principaux traits culturels : le lien social y est resté primordial. Le lien
social « n’est pas une survivance du passé. Il s’est sans cesse réinventé et modifié au cours des générations. La spécificité du lien social en
Afrique est d’être toujours marqué par une contextualisation dans un
milieu de vie au niveau d’une microsociété structurée par un ensemble
de réseaux de relations de coopération, de dépendance clientéliste, et
de réciprocité. Cela n’exclut nullement la compétition ou la concurrence entre les individus, mais leur assigne des limites informelles qui
sont celles de l’acceptation ou du rejet par un groupe dans un milieu
donné » (Peemans, 1997 : 203). C’est à partir de cette microsociété
propre à l’Afrique, en raison de la quasi-pérennité du lien social qui la
structure, que le continent doit réaliser sa modernisation. Autrement
dit, pour assurer sa propre renaissance, l’Afrique doit se redéfinir et
s’inscrire dans le temps mondial. Pour y parvenir, elle doit puiser dans
sa véritable richesse que représente son potentiel humain, ses filles et
ses fils qui ont su, spontanément, inventer et innover pour survivre et
s’adapter à un environnement souvent hostile. Afin que cette richesse
fondamentale donne sa pleine mesure, les Africains doivent d’abord
se convaincre que « le seul mal qui ronge l’Afrique est le manque de
confiance de ses fils en eux-mêmes 49 ».
49
Germaine Pitroïpas « Pour une éthique propre », dans Africa International,
juin 1992, cité par Michel Gaud, « Étonnante Afrique », dans Afrique
Contemporaine, octobre-décembre 1992, p. 274.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
187
Les mythes du colonialisme
et du néocolonialisme qui perdurent
Retour à la table des matières
En effet, aucun problème ne sera véritablement solutionné en matière de développement sans une appropriation et réappropriation critique, par les sociétés africaines (élites politique et intellectuelle, populations) elles-mêmes, des savoirs et savoir-faire endogènes, ainsi
que de l’héritage scientifique et technologique disponible. Dans cette
perspective, il est nécessaire que les États africains modernes mettent
en œuvre des mesures qui [162] favorisent l’émergence d’une nouvelle manière de faire la science et d’opérer le développement. Ces nouvelles pratiques doivent progressivement mettre un terme à
l’extraversion, de manière à donner lieu à des structures scientifiques
et technologiques locales résolument tournées « vers la résolution des
problèmes locaux – ce qui n’exclut pas, mais bien au contraire, suppose l’effort pour domestiquer, apprivoiser l’universel » (Hountondji,
1998 : 11). Pour y arriver, les Africains doivent retrouver la confiance
en eux-mêmes. Mais la reconquête de celle-ci passe par un effort spécial qui doit avoir un caractère historique. L’Occident sauveur n’est
plus. L’Afrique doit inventer son Prométhée et Prométhée l’Africain
aura deux grandes missions à accomplir 50. Premièrement, il devra
opérer une révolution copernicienne en faisant une rupture définitive
avec les mythes fondateurs du colonialisme et du néocolonialisme qui
oppriment et bafouent la dignité des peuples africains. Or, ces mythes
et les réalités de l’Afrique postcoloniale ont la vie dure ! Pour bien les
exorciser, il faut les connaître de façon à en prendre conscience.
L’idéologie coloniale s’est construite en bonne partie sur la
croyance en la supériorité héréditaire de la race blanche. Cette
croyance a alimenté certains stéréotypes et préjugés raciaux qui, à leur
tour, ont légitimé la domination coloniale. Les énoncés suivants en
sont des exemples classiques : « les peuples de couleur manquent des
qualités intellectuelles et morales nécessaires pour s’équiper et exploi50
Lire Robert Creswell, Prométhée ou Pandore ?Propos de technologie culturelle, Paris, Éditions Kimé, 1996.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
188
ter les ressources de leurs pays ; ils ne savent se gouverner sans tomber ou dans l’anarchie ou dans le despotisme ; la colonisation a beaucoup amélioré les conditions de vie des indigènes, les a policés, leur a
procuré divers services sociaux, une certaine instruction, ce qui confère à l’entreprise coloniale un caractère humanitaire, celui d’une « mission civilisatrice », etc. (Rocher, 1992 : 578). L’idéologie coloniale
s’est aussi développée sous l’inspiration de certains mythes. Créations
de l’Occident, les mythes du colonialisme constituent, tout comme les
préjugés et les stéréotypes raciaux dont ils [163] sont porteurs, un
élément important du système de justifications et d’explications du
rapport de domination de l’Occident avec l’Afrique.
Origines et inspirations
des mythes du colonialisme
La production romanesque du XVIIIe siècle a largement contribué
à la création des mythes du colonialisme. Puisant leurs idées, sans esprit critique ni doute, dans les récits du haut Moyen Âge et ceux
d’aventuriers ou d’explorateurs européens de la fin du XVe et du début du XVIe siècle (de Medeiros, 1985), des philanthropes et humanistes bourgeois du siècle des Lumières, très sensibles aux questions politiques de leur époque, ont fabriqué et agrémenté leurs romans des
mythes du bon nègre, du prince nègre et du bon maître blanc (SebbarPignon, 1974a), du Nègre naturellement inférieur au Blanc.
Deux traditions émergent de l’examen de la plupart des écrits populaires et des textes des encyclopédistes et philosophes de la période
médiévale qui ont inspiré les créateurs des mythes du colonialisme.
Une première – que l’on peut qualifier de minoritaire – qui idéalise le
pays des Noirs et fait de ce dernier un lieu paré de nombreuses vertus.
Ses habitants y sont décrits comme des hommes de justice et de sagesse. Pour leur part, les représentations de la deuxième tradition sont
moins favorables. La pensée et l’imagerie de l’époque médiévale sont,
dans l’ensemble, dominées par les préjugés défavorables à l’égard des
Noirs. Dans la perspective de cette deuxième tradition, les Noirs, ces
« visages brûlés », sont des descendants de Cham, le fils maudit de
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
189
Noé, qui montra à ses frères la nudité de leur père ivre 51. Ce geste
irrévérencieux envers le paternel suscita la colère de Dieu, qui fit de
Cham un esclave. En raison de cette filiation avec le fils maudit du
célèbre patriarche biblique, les Noirs sont destinés à la servitude (de
Medeiros, 1985 : 122-132).
Les écrits de l’époque médiévale sont aussi le lieu de diffusion
d’images stéréotypées et de préjugés raciaux qui ne sont pas sans influence sur les représentations des habitants de [164] l’Afrique. Il y a,
entre autres, la couleur de leur peau. Ils sont noirs. Dans la pensée occidentale de l’époque, cette couleur est associée à l’obscurité, au mal
et à la laideur, et renvoie aux forces de l’ombre et de l’enfer. Et c’est
le climat torride de l’Afrique noire qui serait responsable de cette couleur, la chaleur consumant la peau des « faces brûlées ». Outre le noir
de la peau, la chaleur engendre aussi « la laideur, la terreur, la paresse,
l’incapacité à créer, agir, penser, et bien sûr, commander. Il rend même les hommes petits. À la limite, l’Afrique noire est un univers de
monstres et de pygmées » (ibidem : 8). Les représentations du Noir
véhiculées à travers ces écrits ont préparé une entreprise de domination : « L’accoutumance qui s’est produite des siècles durant, avec la
répétition des clichés abondamment orchestrés par les encyclopédistes
dans les livres de merveilles et les auteurs de moralités et d’allégories
sommaires, semble avoir laissé des traces dans la mentalité de la société médiévale, et préparé une entreprise de domination » (ibidem :
268).
Ces traces des représentations de l’Homme Noir ont rejoint le siècle des Lumières. Delacampagne (2000) parle même du « racisme des
Lumières ». On ne parle pas ici des bavardages de Lévy-Bruhl sur la
mentalité primitive, mais on parle bien d’un auteur comme Hume,
d’un philosophe comme Kant, d’un penseur comme Hegel, d’un savant comme Diderot, pour dire que l’« on pourrait composer à partir
de certains de leurs écrits [sur les " nègres "], un énorme et génial sottisier » (Hountondji, 1998 : 8). Ainsi, la remarquable et récente antho-
51
Christian Delacampagne, Une histoire du racisme. Des origines à nos jours,
Paris, Librairie Générale Française, 2000. Lire notamment « Le racisme antinoir », p. 132-140.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
190
logie de Emmanuel Chukwudi Eze 52 sur le problème de la race, donne un certain aperçu des thèses racistes et colonialistes des auteurs qui
viennent d’être cités. Dans un article publié en 1748 sur « les caractères nationaux », Hume écrit en substance en note de bas de page :
« Les nègres [...] sont naturellement inférieurs aux Blancs. Il n’y a
jamais eu de nation civilisée, ni même d’individu éminent dans le domaine de l’action ou de la spéculation, qui [165] ne fût de couleur
blanche [...]. Il y a des esclaves noirs dispersés dans toute l’Europe,
chez qui personne n’a jamais découvert le moindre signe d’ingéniosité
[...]. En Jamaïque, il est vrai, on cite le cas d’un Nègre qui serait un
homme intelligent et cultivé, mais il est probable qu’on l’admire pour
des exploits superficiels, comme un perroquet qui prononcerait distinctement quelques mots » (cité par Chukwudi Eze, 1997 : 3 et repris
par Hountondji, op. cit. : 9). De son côté, Kant écrit : « [...] Bref, c’est
ainsi qu’on voit apparaître le Nègre qui est bien adapté à son climat, à
savoir fort, charnu, agile, mais qui, du fait de l’abondance matérielle
dont bénéficie son pays natal, est encore paresseux, mou et
le 53. » Quant à Diderot, son antiesclavagisme ne l’a pas empêché de
véhiculer à sa manière, l’image de laideur que l’on se faisait à
l’époque concernant les noirs : « [...] ce vilain peuple qui habite la
pointe méridionale de l’Afrique 54. » Dépassant l’entendement humain
et aussi choquants que soient de tels propos pour nous, Africains, force est de savoir que ces assertions racistes émanant de ces grands auteurs du XVIIIe siècle, se basaient, sans aucun esprit critique, sur les
mythes médiévaux du « nègre », et ont inspiré à leur tour les mythes
du colonialisme.
Les trois héros des romans colonialistes sont bien analysés par Leïla Sebbar-Pignon dans deux articles publiés dans la revue Les temps
52
Emmanuel Chukwudi Eze (ed.), Race and the Enlightenment : A Reader, Oxford, Blackwell, 1997, cité par Hountondji, La cooptation sur quelques aspects du savoir mondialisé, communication présentée à la 9e Assemblée générale du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en
Afrique (CODESRA), Dakar, Sénégal, 14-18 décembre 1998, p. 8.
53 Kant, La philosophie de l’histoire, Paris, Gonthier, coll. « Médiations », 1965,
p. 19-20, cité par Hountondji, op. cit., p. 10.
54 Diderot, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, Neufchastel, chez Faulché, M.DCC.LXV, p. 76, cité par Hountondji,
op. cit., p. 11.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
191
modernes en 1974 (Sebbar-Pignon, 1974a et 1974b). À partir de certaines œuvres littéraires publiées entre 1740 et 1820, l’auteure y analyse la notion du « bon nègre ». Malgré les années, l’analyse de
l’auteure est encore d’actualité. Les mythes du « bon nègre », du
« bon maître blanc » et du « prince nègre » ont produit l’effet pygmalion. « Homme de la Nature », le bon nègre a des mœurs simples et
pures. Ses coutumes sont cependant barbares : il est soumis à des souverains qui sont de véritables tyrans [...], il peut être par surcroît « anthropophage ». Les souverains égorgent eux-mêmes leurs victimes et
pendent leur chair sur la place publique. L’homme africain mène aussi
une vie [166] oisive car l’espace du bon nègre, l’espace africain, en
est un de non-travail. C’est un espace qui est à la fois sauvage, rustique et raffiné. C’est un monde ouvert et libre où les besoins sont limités. Les nègres ne travaillent pas, ils se divertissent. L’Occident doit
ainsi arracher ces hommes et ces femmes à cet espace de non-travail
et de loisir où règne l’oisiveté. Il se doit de les conduire dans l’espace
colonial « qui va dresser les nègres au travail » (Sebbar-Pignon,
1974a : 2371). Si l’espace africain est un lieu d’ignorance et
d’impéritie, l’espace colonial ou l’espace européen en est un de savoir
et de compétence. L’espace européen est l’espace de l’ordre, de la raison et du travail.
Le bon nègre est esclave du bon maître blanc, un esclave qui est
dans des rapports paradoxaux avec son maître. Celui-ci lui veut du
bien : le sortir de la barbarie en le civilisant. Mais comme le nègre
esclave est trop près de la nature, il faut le dompter : il doit perdre la
force et la volonté. En conséquence, il n’aura de la nourriture que pour
survivre. Si nécessaire, le maître fait usage d’instruments de répression : fouets, chaînes, fers, etc. Les bons nègres se massacrent souvent
entre eux. Le bon maître fait tout pour prévenir des mutineries et empêcher les massacres. Mais le bon maître apparaît cependant comme
un homme doux, sensible, juste, généreux, bienveillant et à l’esprit
cultivé. Il est aimé et respecté de ses esclaves : « ses esclaves l’aiment
et l’admirent, ils le nomment : père, bienfaiteur, ami » (SebbarPignon, 1974b : 2589). L’esclave Phédima reconnaît ainsi les qualités
de son maître : « Le maître est un homme bien honnête, bien géné-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
192
reux ; je puis sans beaucoup de peine, lui pardonner d’être notre maître ; j’aurais même pu l’aimer si mon cœur n’eut été prévenu 55. »
C’est le bon maître blanc qui choisit et détermine la classe sociale
du bon nègre. C’est encore lui qui affranchit ses esclaves et choisit
parmi eux le prince nègre, celui qu’il pourra façonner à son image. Ce
dernier est rapidement repéré par le maître, sa noblesse laissant prévoir des qualités exceptionnelles (sensibilité, générosité, clémence,
intelligence, etc.) et des fois sa beauté [167] (traits raffinés, élégance,
grâce, taille élancée) annonçant son appartenance sociale et correspondant aux canons esthétiques européens en vigueur à l’époque. Le
maître est donc sensible à tout indice princier, et le prince choisi recevra des leçons militaires, diplomatiques et politiques de son maître.
Ayant été socialisé à l’image de celui-ci, et n’ayant connu que des
rapports de domination, le prince nègre ne sera plus directement dominé par le maître, mais il dominera ses frères nègres. Le prince nègre qui retourne en Afrique cumule toutes les fonctions : il est prophète, divinité, chef, législateur, etc. Pour se reposer ou prendre congé de
ses sujets, le prince nègre s’établit dans sa demeure, en France. C’est
ainsi que le prince Itanoko s’établit à Bordeaux, dans le sud de la
France. Le prince nègre sera récompensé d’avoir acquis le savoir des
Blancs, d’avoir si prodigieusement su s’assimiler à la culture européenne. Son maître l’affranchit et lui accorde la liberté. Ayant été
formé et socialisé à l’image de celui-ci, et n’ayant connu que des rapports de domination, le prince nègre, maintenant libre, se hâtera de
recréer l’espace du maître chez lui et dominera ses frères nègres. Et
c’est par ses princes nègres maintenant libérés qui redeviennent princes des nègres, que l’Occident va s’imposer comme puissance dominatrice, ses modèles culturels transmis fidèlement en territoire africain. Le prince nègre, « [...], à l’exemple du maître, ne vit pas pour
subsister, il vit désormais pour dominer, et les nègres qui retournent
en Afrique, dans les romans, cherchent à imposer le modèle de
l’Europe en fondant des cités nègres qui reproduisent les schémas de
l’Occident, [...] » (Sebbar-Pignon, 1974a : 2350-2351).
De par ces récits mythiques, la domination coloniale est ainsi justifiée et légitimée : les anciens nègres esclaves redevenus libres sèment
55
M. Butini, Lettres africaines ou histoire de Phédima et Abensar, Londres/Paris, 1771, cité par Leïla Sebbar-Pignon, op. cit., p. 2592.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
193
à tout vent le modèle culturel de l’Europe. Le bon nègre aux mœurs
simples et pures mais aux coutumes barbares, a su enfin rejoindre la
civilisation. Le mythe de l’Occident Sauveur vient de naître et perdure. Le modèle du développement imposé à l’Afrique n’est en fait que
le prolongement de l’idéologie colonialiste. Tout comme les tenants
de l’entreprise coloniale, les « développementalistes » se sont eux
aussi construit un système de justifications qui, pour sa part, autorise
l’aide occidentale au développement et par le fait même, rend légitime
la suprématie de l’Occident en matière de développement. En fait, si
hier il [168] fallait civiliser le « bon nègre barbare » en lui apportant la
culture et les valeurs occidentales, aujourd’hui il faut le développer...
à l’occidentale !
Les effets des divers mythes que nous avons présentés plus haut
sont encore d’actualité, traduisant perpétuellement les règles de
conduite de l’Occident envers le continent noir. Loin d’être éphémères, les mythes du colonialisme et du développement semblent plutôt
avoir la vie dure en Afrique ! Comme le soulignait François de Medeiros, « [...] les images mentales subissent une longue gestation dans les
esprits et sont douées d’une grande force d’inertie » (de Medeiros,
1985 : 268). Toujours vivants, s’ils inspiraient hier l’idéologie coloniale, les mythes issus des romans du XVIIIe siècle et celui du développement, inspirent aujourd’hui le néocolonialisme sous leur forme
moderne, mais avec leur nature originale. L’analyse des représentations du Noir véhiculées à travers les mythes appartenant à la littérature romanesque du XVIIIe siècle permet d’apporter un éclairage différent sur les rapports de force entre l’Occident et le continent noir.
L’idéologie coloniale, de par les stéréotypes raciaux et les mythes sur
lesquels elle s’est érigée, a eu un véritable effet d’entraînement sur les
attitudes et rapports entre les colonisateurs et les colonisés, entre le
« bon maître blanc » et le « bon nègre ». D’une part, comme le stipule
Rocher (1992), « le colonisateur, percevant le colonisé à travers
l’image stéréotypée qu’il en a, le traite en mineur, à demi responsable
et toujours un peu trouble et inquiétant. [...] Il considérera que le colonisé a besoin de surveillance, de contrôle, de sanctions » (Rocher,
1992 : 579). D’une autre part, le colonisé « endosse l’image que le
colonisateur s’est faite de lui : il se reconnaît inférieur au colonisateur,
qu’il admire, qu’il envie et auquel il cherche à s’identifier » (ibidem :
579). À lire l’histoire coloniale et l’histoire contemporaine de
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
194
l’Afrique, tout se passe en effet comme si les Africains s’étaient
conformés à l’image et aux représentations que l’Occident avait fabriquées et projetées d’eux. En psychologie, cette tendance à agir de façon à créer chez les autres ce que l’on attend d’eux s’appelle l’effet
Pygmalion.
En 1884-1885, c’est sous les pressions des marchands et des administrateurs coloniaux que les grandes puissances coloniales [169] se
sont réunies en Allemagne, lors de la Conférence de Berlin, pour le
partage du « grand gâteau africain ». Cent ans plus tard, soit en 1996,
c’est sous la pression des organismes humanitaires et de la communauté internationale que les généraux occidentaux se réunissent encore
en Allemagne, à Stuttgart, pour étudier des moyens à prendre pour
secourir les réfugiés rwandais et, éventuellement, étudier la situation
implosive de la région des Grands Lacs. Hier, c’était la guerre du
Congo, du Rwanda, du Libéria, etc. En 1994, c’était la guerre génocide-politique du Rwanda. Depuis 1996, c’est la guerre dans l’est du
Zaïre qui se poursuit encore (2002) dans ce même pays, devenu République démocratique du Congo (RDC). À l’heure des médias de
masse et du village globale, ce n’est plus le prince nègre qui expose
ses victimes à la place publique de son royaume, c’est plutôt la télévision qui expose au monde les atrocités des massacres des nègres entre
eux. Le bon nègre aux mœurs simples et pures mais aux coutumes
barbares continue de stimuler l’imaginaire fertile de l’Occident sur
l’Afrique.
Ne semblant pas avoir une conscience identitaire élargie, les présidents africains s’accaparent des ressources des États. Ils jouent le bon
nègre devant l’Occident et le prince nègre devant le peuple africain
(l’empereur Bokassa en République centrafricaine, le maréchal Mobutu au Zaïre et le général Eyadema au Togo et Biya au Cameroun).
Comme le légendaire prince Itanoko dans un roman du début du XIXe
siècle, c’est dans le sud de la France que les chefs d’État africains
choisissent également de passer leurs vacances. À l’instar des princes
nègres, les présidents africains sont chef de l’État, père de la nation,
guide éclairé, chef des forces armées, etc. Hier, il fallait civiliser le
bon nègre barbare. Aujourd’hui, il faut le développer. Après quarante
ans d’aide au développement, les chefs d’État africains ne réussissent
ni à nourrir, ni à soigner, ni à scolariser, ni à porter secours à leurs populations en cas de besoin. Heureusement, le bon maître blanc est là
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
195
pour le faire, juste pour les soulager et leur permettre de survivre, car
le nègre esclave représente malgré tout un bien précieux : son pays
regorge de richesses naturelles. Les méthodes traditionnelles et classiques de développement à l’occidentale, issues du mythe du développement, ont vraisemblablement [170] obtenu peu de succès. Qui de
mieux que le grand écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, pour présenter de façon magistrale, dans un de ses romans, l’Afrique postcoloniale entre le mythe et la réalité !
La Négritie et la vie continuèrent après ce monde, ces hommes.
Nous attendaient le long de notre chemin : les indépendances
politiques, le parti unique, l’homme charismatique, le père de
la nation, les pronunciamientos dérisoires, la révolution ; puis
les autres mythes : la lutte pour l’unité nationale, pour le développement, le socialisme, la paix, l’autosuffisance alimentaire
et les indépendances économiques ; et aussi le combat contre la
sécheresse et la famine, la guerre à la corruption, au tribalisme, au népotisme, à la délinquance, à l’exploitation de
l’homme par l’homme, salmigondis de slogans qui à force
d’être galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demisourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne
l’étions avant et avec eux (Kourouma, 1990 : 287).
Rupture avec les mythes de l’Occident-Sauveur
et naissance d’un homo africanus nouveau
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Les mythes du bon nègre et du bon maître blanc semblent résister
au dynamisme sociohistorique, et les peuples d’Afrique noire paraissent comme les peuples colonisés qui n’arrivent pas à rompre avec les
mythes fondateurs de la domination coloniale, ou de manière générale, de son rapport historique à l’Occident. La révolution qui conduira
l’Afrique à sa libération culturelle, politique et économique, passera
toutefois par cette rupture radicale. Une rupture radicale qui n’est pas
sans rappeler la notion psychanalytique freudienne du meurtre du père, car « c’est finalement en rejetant l’image du colonisateur, en la
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
196
brisant (dans une sorte de "meurtre du père ") que le colonisé cherchera à se reconnaître et à se définir différent du colonisateur » (Rocher,
1992 : 579-580). C’est à ce prix que l’Afrique, ce continent dans
l’enfance pour un certain Hegel, pourra enfin s’affranchir de la tutelle
de son père, ce bon maître blanc.
C’est ainsi que va naître un homo africanus nouveau, porteur et acteur de la renaissance africaine ; renaissance qui annonce une Afrique
digne, dont le génie créateur est enfin reconnu et valorisé. Une Afrique qui donne des réponses appropriées, parce que ancrées dans les
réalités du terroir. Une Afrique développée, respectueuse des droits
fondamentaux de l’Homme. Une Afrique [171] capable de s’inscrire
en toute dignité dans le temps mondial. Dans cette perspective, l’homo
africanus serait un grand législateur qui jouerait le rôle historique que
le roi Guézho du Dahomey (le Bénin actuel) avait joué jadis en appelant tous les fils et les filles à boucher de leurs mains le trou de la jarre
percée afin que le peuple dahoméen n’ait pas soif Dans l’ancienne
Athènes, quand des oligardes, les riches propriétaires terriens pouvaient réduire à l’esclavage le petit paysan qui n’avait pas réussi à
payer ses dettes tout en s’octroyant un minimum de nourriture, la société athénienne se décomposait. C’est alors que survint le grand législateur Solon, qui parvint à faire comprendre aux Athéniens que chacun devait faire sa part pour assurer le redressement de la cité (Dufresne, 1996). Hier en Afrique, un Guézho ajoué dans la cité dahoméenne le rôle historique d’un Solon dans la cité ancienne d’Athènes.
Cet homo africanus grand législateur s’est retrouvé, dans les années
1990, dans des personnalités africaines comme Amadou Toumani
Touré au Mali, Mgr de Souza lors de la Conférence nationale au Bénin.
Ce serait également l’homo africanus grand timon (conducteur
d’hommes, figure symbolique) qui incarnerait la politie et qui aurait
comme telos (finalité) de procéder à l’édification de l’Afrique nouvelle. Un timon dont le telos serait de donner un sens à l’existence et une
dignité à l’Africain. Ce sont des grandes figures d’hommes d’État, tels
que furent Kwamé N’krumah (Ghana), Sylvanus Olympio (Togo),
Patrice Lumumba (Congo), Thomas Sankara (Burkina Faso), Amilcar
Cabral (Guinée Bissau), Julius Nyéréré (Tanzanie), Nelson Mandela
(Afrique du Sud), le savant et l’homme politique Cheikh Anta Diop
(Sénégal), pour ne citer que ceux-là. Voilà de loin les figures symbo-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
197
liques de l’Afrique dont tout Africain rêve aujourd’hui. Ces grands
Africains ont voulu construire une Afrique prospère, digne, unie ou
fédérée, ou intégrée sur le plan régional, démocratique, capable de
donner des réponses appropriées aux besoins et aux aspirations des
peuples d’Afrique et de jouer pleinement son rôle dans le monde.
Enfin, l’homo africanus nouveau serait le citoyen ou le civil qui
construirait avec ses concitoyens la société civile, « celle où le citoyen, en tant que tel, conserve l’initiative face au soldat de l’État militaire, au prêtre de l’État théocratique ou au [172] fonctionnaire de
l’État interventionniste ou bureaucratique » (Dufresne, 1996 : 22).
C’est le paysan de la modernité africaine qui, libéré des programmes
interventionnistes de l’État postcolonial, du FMI, de la Banque mondiale, des ONG nationales et internationales, cultive son champ. C’est
le mécanicien, le menuisier, le forgeron, le tailleur, les gens des petits
métiers qui font le travailleur comme le citoyen ayant des droits et des
devoirs, à qui on fait confiance, qui a le sens des responsabilités et une
conscience identitaire collective élargie. C’est le professeur, le chercheur, le médecin, l’agronome, l’ingénieur, etc., qui fait son travail
dans un environnement sociopolitique qui lui permet de créer,
d’innover ; qui travaille de façon appropriée et adaptée avec les technologies locales et/ou importées ; à qui on fait confiance, qu’on considère comme expert, qui n’est pas complexé devant son homologue
européen, canadien, américain, etc. ; à qui on fait appel sur les plans
national et international, pour mettre son expertise à la compréhension
et à la résolution des problèmes africains et mondiaux. C’est le Gorgui
sénégalais moderne, le type de Baay Xaalis (maître de l’argent). Ce
type de commerçant qui est indépendant de l’ethnie, de la caste, de la
confession et de la confrérie. C’est la Nana Benz togolaise de la modernité africaine. Ce sont les Fall Frères Inc. au Sénégal ou d’autres
Inc. Africains qui font Dakar, Pretoria, Accra, Paris, New York, correspondants à Marseille, Dubaï, Rome, Turin. Les Fall ont débuté les
affaires avec les objets d’art africains, virage vers l’électronique. Ils se
sont associés avec un Coréen pour créer une usine de mèches (pour
coiffures) qui exporte en Europe (Gaud, 1992). C’est le savant africain
qui nous rappelle Cheikh Anta Diop, Abdou Moumouni, etc. C’est
l’historien qui a le profil culturel et civil de joseph Ki Zerbo, Théophile Obinga. C’est le grand théologien et sociologue camerounais JeanMarc Ela, obligé de s’exiler au Canada en 1995 (Assogba, 1999b). Ce
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
198
sont les écrivains africains engagés socialement. C’est l’artiste qui
nous renvoie à la figure emblématique de grands chanteurs, peintres,
sculpteurs africains.
Au total, la deuxième grande action de l’homo africanus nouveau
c’est de faire reconnaître, voire valoriser, les innovations techniques et
sociales des populations qui constituent les formes de développement
et de modernité émergeant du patrimoine [173] socioculturel de
l’Afrique. C’est par ces pratiques sociales populaires que l’Afrique se
construit tous les jours. Ces stratégies et pratiques inventées par les
acteurs anonymes devront ainsi servir de référent à la modernité africaine. Ne répondant jusqu’ici qu’au besoin de survie à cause du
contexte politique et économique qui caractérise les États postcoloniaux (syncrétisme des deux mythes), ces pratiques doivent être valorisées de manière à passer de l’étape de survie à celle de
l’amélioration des conditions de vie matérielle et spirituelle des populations. L’avenir « repose sur les formes de soutien et d’appui que l’on
peut apporter aux initiatives de ceux qui, au ras du sol, cherchent à
s’organiser pour apporter la meilleure solution à leurs problèmes réels » (Ela, 1990 : 46). Les recherches et les applications doivent par
conséquent être intensifiées dans ces lieux, de manière à passer de
l’état microsocial à l’état macrosocial, c’est-à-dire d’une situation de
survie à la dignité.
Dans une Afrique qui entend désormais se développer selon un
processus d’amélioration généralisée des conditions de vie de la population, les États africains doivent sans détour mettre en œuvre une
nouvelle planification stratégique qui fait de l’économie populaire le
levier de la croissance du pays. À cet égard, les Africains et leurs partenaires du Nord doivent revisiter sérieusement l’histoire économique
des sociétés humaines, afin d’en tirer des leçons pour un réel développement de l’Afrique. Dans la recherche de nouvelles voies, l’œuvre de
Fernand Braudel (1980), historien de l’économie, est une référence
historique fort pertinente.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
199
La lutte contre la pauvreté
comme levier du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
Retour à la table des matières
Bien réappropriés et mis en pratique, les enseignements de Braudel
vont sans doute sortir progressivement mais sûrement l’Afrique de la
crise quasi infernale du développement dans laquelle elle est enfermée. Représentant l’économie comme une maison, Braudel note à
travers l’histoire des sociétés humaines que cette maison est composée
de trois étages. Le rez-de-chaussée correspond à l’économie de subsistance (ou en [174] termes braudeliens, la civilisation matérielle). Le
premier étage renvoie à l’économie de marché local et enfin l’étage
supérieur correspond à l’économie de marché. Selon Braudel,
l’édification économique, politique et sociale (ou en termes contemporains, le processus historique de développement des sociétés) est
une dynamique dialectique de construction de ces trois étages (Vershave, 1994b). Dans l’aventure humaine pour l’existence, l’histoire
montre que les personnes qui restent confinées au rez-de-chaussée de
l’économie familiale survivent en général dans l’économie de subsistance et sont dépourvues de droits politiques. Ces personnes cherchent
d’abord à répondre aux premières nécessités de la vie. Ensuite, elles
veulent sortir de l’univers des besoins et de l’espace de privation des
droits politiques pour accéder au premier étage, celui de l’échange
régulé et de la reconnaissance des droits civiques. Quant aux personnes de l’étage supérieur, elles tendent à s’affranchir des normes ou
règles, pour ne s’inscrire que dans des rapports de force. Entre les
deux étages, l’étage central se présente comme le rempart de la dictature de l’économie de marché et de l’autoritarisme politique. Cet étage
intermédiaire qui occupe l’espace économique et politique entre le
rez-de-chaussée et l’étage supérieur, correspond à ce qu’on appelle
l’économie sociale. L’économie de marché ou l’étage supérieur n’a
connu son succès le plus inouï, en Occident, qu’en s’édifiant sur la
consolidation séculaire et l’étonnante vitalité des étages inférieurs.
L’adjectif séculaire est utilisé ici à bon escient, pour rappeler que cette
consolidation s’est faite en Occident bien longtemps avant qu’il ne
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
200
colonise la planète (Verschave, 1995). Cependant, après la décolonisation, les bases du développement global de l’Occident, c’est-à-dire
les étages sous-jacents avec leurs logiques différentes et leur fonctionnement dialectique, ont quasi disparu de la théorie économique et
de la conception du développement de l’Afrique. Aujourd’hui, il
s’agit de faire passer les activités innovantes d’économie populaire du
stade de la survie au stade de la vie sociale plus globale et plus épanouissante pour chacun et pour tous.
Le développement est en fait un processus de changement social et
politique au sein d’une société déterminée. C’est pourquoi il suscite
des oppositions, des contre-processus, etc. Dans [175] son assertion
moderne, le développement vise l’amélioration des conditions
d’existence de tous les membres de la société. Il vise notamment à
améliorer le niveau d’éducation, la santé, le bien-être social et économique des individus et des groupes, à favoriser la participation de tous
les citoyens à la vie du pays. L’histoire montre que l’État – ou une
instance publique et centrale de régulation de la vie sociétale – joue
normalement un rôle dans le développement de la société. Ce rôle
peut être joué de manière à favoriser ou non le bien-être du plus grand
nombre de personnes. La problématique du développement soulève
donc fondamentalement des questions d’économie politique dont, entre autres, les trois suivantes : 1) Comment faire circuler les avancées
techniques et les pratiques sociales innovantes à l’intérieur de la société et au sein des populations défavorisées ? 2) Comment consolider
ces progrès techniques et ces pratiques pour assurer une modernisation généralisée de la société ? 3) Comment renouveler sans cesse ces
pratiques de telle sorte qu’elles parviennent à résoudre les problèmes
de santé, d’économie, etc., auxquels est confrontée la société ? Selon
Corm (1993), de toutes les civilisations, celles de l’Afrique non urbaine et des Amériques précolombiennes « avaient le mieux pris conscience de la pauvreté pour avoir su la gérer à travers des systèmes
égalitaires et très savants de répartition des ressources naturelles disponibles 56 » (Corm, 1993 : 22).
Dans les États postcoloniaux d’Afrique, ce qui semble faire défaut
pour opérer le passage d’un étage à l’autre, c’est le chaînon entre la
56
Georges Corm renvoie le lecteur à M. Sahlins, Âge de pierre, âge
d’abondance, Paris, Gallimard, 1976.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
201
« macro-économie » des alternatives nationales et la « microéconomie » des expériences à l’échelle locale. Ce sont aussi des personnes-ponts capables de créer des liens entre les diverses expériences
locales, et de rendre possible la réalisation des programmes nationaux
qui partiraient de ces expériences locales. Plus que tout autre facteur,
c’est cet espace vide entre le micro et le macro, qui anéantit les efforts
de l’Afrique profonde en vue d’un développement alternatif (Gorostiaga, 1995). La gouvernance ne peut réaliser un développement véritable en Afrique qu’en tirant des enseignements de la pensée [176] de
l’histoire économique de Braudel. Pour réussir, il faut redéfinir et reconsidérer trois grands paramètres dans le cadre du système-monde en
ce début du XXIe siècle : 1) L’économie politique et l’historicité du
processus de développement ; 2) La dynamique État/économie/ politique/développement ; 3) La position de l’Afrique dans la dynamique
des relations internationales. Dans le contexte de ces changements
structurels favorables, les politiques et programmes nationaux de développement doivent, de manière résolue, assurer d’abord le passage
de l’économie de subsistance (le rez-de-chaussée) à l’économie locale
(le premier étage ou l’étage central). Ensuite, ils doivent consolider
celle-ci et progressivement l’inscrire dans des économies plus vastes
aux niveaux régional, national et international. Sur le plan idéologique, cela suppose qu’on mette de côté les idées de rattrapage des autres pays. Ce qui est important, c’est que l’Afrique se rattrape par rapport à elle-même d’abord en matière de développement, avant de
chercher à rattraper d’autres pays.
De toutes les manières, voilà quatre décennies que l’Afrique prend
des raccourcis qui la retardent. Car en dernière analyse, qu’est-ce que
le développement sinon un processus qui est lié de façon intrinsèque à
la capacité de consolider les liens sociaux dans des collectivités d’un
territoire bien défini. Il est également lié à la « capacité des populations de gérer leur environnement naturel d’une manière viable, à travers l’élaboration d’un cadre institutionnel approprié et d’une identité
culturelle qui a sa base matérielle dans la construction même du territoire » (Peemans, 1995 : 23). Le développement doit alors consister à
appuyer les initiatives locales ou les pratiques sociales novatrices des
populations. La finalité de ces appuis est bien sûr d’assurer le bienêtre économique, social, culturel et politique des gens et des populations. Pour fixer les idées, nous prendrons des exemples dans des do-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
202
maines qui ont fait l’objet d’études intéressantes au cours des dix dernières années. Il s’agit des secteurs des entreprises (petites et moyennes) et des banques en Afrique. Dans un article devenu un classique,
Mamadou Dia (1991) démontre la nécessité de comprendre les logiques psychologiques et culturelles de l’homo œconomicus africain,
afin de mieux moderniser [177] les entreprises en Afrique noire. Pour
sa part, Célestin Monga (1997) a fait un bilan du système bancaire au
Cameroun et en constate l’échec total. Selon Monga, cet échec
s’explique par l’extériorité du cadre juridique, le caractère anonyme et
impersonnel des banques en Afrique en général et au Cameroun en
particulier. Ces attributs sont, d’après l’auteur, incompatibles ou parfois en contradiction avec les valeurs locales. L’échec du système financier formel par opposition au secteur informel traduit, selon Monga, le rejet d’un mimétisme juridique et la prolifération d’autres organisations de financement tirant leur légitimité des coutumes locales.
En effet, dans toutes les provinces du pays, il s’est développé en marge du système financier formel un important système de micro financement parallèle, hétérogène mais dynamique. Son rôle est prépondérant dans le financement de la petite entreprise.
Toute économie politique visant un réel développement doit opérer
une réforme de la politique bancaire des États d’Afrique, en inscrivant
les institutions financières dans le socle socioculturel qui définit le
rapport de l’homo africanus (l’épargnant, le commerçant, le consommateur ou l’entrepreneur) à l’argent. Dans la plupart des sociétés africaines, ce sont les pratiques « tontinières », s’inspirant des valeurs
traditionnelles, qui ont fait leurs preuves dans le domaine financier.
Toute réforme de la politique bancaire doit tirer ses fondements et ses
modalités d’application du système des tontines. On sait, du reste, le
rôle déterminant que les banquiers ont eu dans l’industrialisation et la
modernisation des pays d’Europe, d’Amérique du Nord, du japon, etc.
Il faut chercher constamment à moderniser les tontines et autres pratiques d’économie populaire. D’une part, ce processus doit passer par
l’introduction, dans les programmes d’enseignement et les centres de
recherche, des connaissances et pratiques sociales populaires porteuses de la modernité africaine et, d’autre part, par des applications des
résultats et découvertes scientifiques dans les domaines économiques,
culturels, sociaux et politiques. Une telle opération nationale doit se
faire selon le slogan populaire le développement par la modernité afri-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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caine, et doit être fondée sur ce que nous pouvons appeler l’éducation
à la modernité et à la modernisation de l’Afrique. [178] C’est ainsi
que les politiques nationales seront en mesure de combler d’abord
l’espace vide entre l’économie de rez-de-chaussée et l’économie du
premier étage, et ensuite construire les escaliers entre l’économie du
premier étage et celle du deuxième. En dernière analyse, il s’agit de
combler par les stratégies d’hybridation de l’indigène et l’allogène
ces espaces vides (Gorostiaga, 1995) entre la subsistance et le micro
d’une part, puis entre le micro et le macro, en vue d’un développement durable de l’Afrique (Centre Tricontinental, 1995).
Pour réussir ce projet, on doit prendre en considération trois grands
facteurs. Le premier, c’est la reconnaissance par les uns et les autres
de l’économie populaire africaine comme la voie incontournable de la
croissance intérieure et d’un développement alternatif dans les États
d’Afrique. À cet égard, les organisations d’économie populaire doivent avoir des bases solides pour jouer efficacement leur rôle dans la
perspective d’un développement alternatif à la faillite du développement par le haut. En outre, il faut opérer un transfert des responsabilités et du pouvoir aux acteurs individuels et collectifs des organisations
d’économie populaire, de manière à ce qu’elles puissent se consolider
et s’épanouir dans un bon environnement politique, culturel, social et
économique. Il revient à l’État de créer et de garantir un tel environnement, car celui-ci va déterminer la nature des nouveaux contrats
sociaux et des partenariats entre l’État, l’économie populaire, le secteur privé et les organisations internationales (la Banque mondiale et
le FMI) qui sont les grands bailleurs de fonds.
Le second facteur est la détermination de nouvelles relations entre
les organisations d’économie populaire du Nord et du Sud, dans différents domaines : coopératives, mutuelles, associations, groupements,
etc. Ces nouvelles relations doivent dorénavant être fondées sur
l’expression de la solidarité, c’est-à-dire le sentiment de justice partagée ou des intérêts réciproques. Il faut rompre avec les relations NordSud inspirées par la charité classique de l’aide au développement. À
l’instar des pays d’Amérique latine et d’Asie, les activités d’économie
populaire en Afrique dépassent les frontières nationales. Elles
s’inscrivent dans la dynamique transnationale et internationale de
l’Économie Monde. Sur les deux plans, l’économie populaire continue
de [179] faire preuve d’ingéniosité et de pratiques novatrices en opé-
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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rant en des « économies cachées ». Ces dernières se constituent en
réseaux qui deviennent denses et prennent une grande expansion.
Dans le golfe du Bénin sur la côte atlantique de l’Afrique de l’Ouest,
les désormais célèbres Nana Benz du Togo, du Ghana, du Bénin et du
Nigeria ont établi depuis l’ère coloniale des réseaux de relations
commerciales très florissantes. Des commerçants et certains travailleurs africains réussissent à percer dans les grandes métropoles
d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie. Les regroupements confédératifs de paysans et des syndicats africains ont des rapports de coopération avec ceux du Nord.
À l’échelle planétaire, la position de l’économie populaire dans
l’Économie Monde est paradoxale. Le tiers-secteur et l’économie de
marché se co-pénètrent, de façon parfois très positive, permettant une
mobilisation de compétences, d’énergies et de ressources par
l’économie officielle. Sur un autre volet, celui-là plus inquiétant, dit
Engelhard (1998), les deux mondes économiques « établissent, avec
une fréquence insistante, des connivences mafieuses qui pourrissent
les rouages des sociétés » (Engelhard, 1998 : 91-92). Mais l’auteur
note aussi que la résistance citoyenne s’organise face à « ce pourrissement autant qu’aux ratés de l’économie officielle ». Cette résistance, précise-t-il, « réside dans un ressourcement local s’exprimant par
des réseaux d’échange et de solidarité qui, par le truchement des
moyens modernes de communication, finissent par dessiner une autre
façon de "vivre ensemble ", par-delà les frontières, les terroirs et les
cultures » (ibidem : 92). C’est donc par les réseaux de sociabilité qui
la caractérisent, que l’économie populaire peut décriminaliser ses relations avec l’économie de marché mondialisée. Ainsi naîtra l’Autre
mondialisation, celle qui représente une solution de remplacement à la
mondialisation de l’économie libérale et qui serait plus favorable à
l’Afrique nouvelle. Les États africains et les réformateurs nationaux
doivent aussi considérer le potentiel que représentent les diasporas et
les considérer comme acteurs du développement de leurs pays. Dans
cette perspective, il faut mettre en application, sur les plans national et
international, des mesures qui incitent les diasporas africaines (les travailleurs, le monde des affaires, les [180] professionnels, la diaspora
scientifique et technologique) à participer aux nouvelles stratégies qui
font de l’économie populaire un levier de la croissance et du développement de l’Afrique.
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Enfin, le troisième facteur est la dynamique du contexte international. Il s’agit notamment de la dynamique des rapports des États africains avec les pays du Nord. Depuis les années 1960, l’enjeu des luttes politiques entre l’Afrique noire et le Nord, c’est la détermination
de la place de l’Afrique noire dans le système mondial, et de son rôle
dans le concert des nations modernes. Ces luttes se font entre les forces du progrès en Afrique et dans le Nord d’une part, et les forces
conservatrices de l’ordre postcolonial en Afrique et dans le Nord,
d’autre part. De l’issue des luttes entre ces deux grands ensembles de
forces dépendra la renaissance africaine, c’est-à-dire du développement de l’Afrique selon une modernité qui lui sera propre. Il faut
nourrir l’espérance que les contingences de l’histoire favorisent enfin
la gouvernance du continent par l’homo africanus nouveau. Mais pour
cela, il faut la pression des populations africaines et le soutien des acteurs extérieurs qui sont pour le changement en Afrique.
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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[181]
Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
CONCLUSION
Retour à la table des matières
Au terme de cette élaboration et avant d’esquisser quelques propositions pour orienter la réflexion et l’action, il convient de camper
brièvement les principales idées qui ont nourri le fil conducteur de cet
ouvrage. Le point de départ de la thèse défendue tout le long de ce
parcours est que le modèle de développement fondé sur l’aide extérieure et ignorant les pratiques sociales des populations a été impuissant à sortir l’Afrique noire de la pauvreté et même de la misère. Les
conditions d’existence et de vie dans lesquelles se retrouvent ces populations après quarante années d’aide, dépassent l’entendement humain, et sont dues au manque d’éthique du développement des dirigeants africains et des puissances du Nord dans leurs relations politiques et économiques avec les États de l’Afrique postcoloniale. Du
point de vue ontologique, l’individu en tant qu’être humain a le sens
de sa dignité, et tout le long de l’histoire humaine, les effets des institutions sociétales sur le respect de la dignité de la personne ont représenté l’unique point de repère privilégié pour apprécier les dites institutions.
À cet égard, si l’on voulait sortir l’Afrique du bourbier dans lequel
elle se trouve, il faudrait deux choses. Tout d’abord, le sursaut
d’indignation que donne à tout homme politique démocrate les conditions d’existence qui ne renvoient pas à l’éthique de l’être humain.
Ensuite, les pouvoirs politiques de l’Afrique d’une part, et ceux du
Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004)
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système mondial d’autre part, doivent s’inspirer de cette éthique pour
instaurer des institutions sociétales nationales et internationales dont
les structures et le fonctionnement ont pour but et finalité le respect de
la dignité de la personne, en l’occurrence de l’homo africanicus. C’est
ainsi [182] que l’on peut (re)construire l’Afrique et la (re)mettre sur la
voie de la renaissance. Mais ce projet suppose au préalable une rupture significative avec les mythes fondateurs de ce que je me permets
d’appeler l’Euroccid-Afrique. Pendant que j’écrivais cet ouvrage, le
Programme alimentaire mondial (PAM) a annoncé que plus d’un
demi-million de personnes sont menacées de famine en Afrique de
l’Ouest. L’Agence de l’ONU estime qu’il faut 28 millions de dollars
d’urgence pour éviter une catastrophe humanitaire annoncée (Le
Droit, mercredi 29 janvier 2003). Déjà au mois d’août de l’année précédente, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (OAA),
une institution spécialisée de l’ONU, estimait à 13 millions le nombre
de personnes menacées de famine en Afrique australe. Elle exhortait
« les pays donateurs à accorder d’urgence une aide alimentaire et un
soutien financier à l’Afrique australe pour éviter une crise humanitaire
de très grande ampleur » (Le Devoir, mardi 27 août 2002 : A4). Mais
selon le PAM, la demande de dons lancée en faveur des pays menacés
de l’Afrique australe n’a permis de collecter que 20 % des 507 millions de dollars nécessaires (Le Devoir, jeudi 25 juillet 2002). Par ailleurs, la pandémie du sida représente une menace pour l’Afrique subsaharienne où 28,5 millions de personnes vivent avec le virus. À
l’ouverture d’une réunion œcuménique rassemblant à Nairobi (Kenya), en juin 2002, les responsables africains des différentes religions,
Stephen Lewis, l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU pour
le sida en Afrique, a invité ceux-ci à prendre part à la lutte contre la
pandémie. « Il est temps, il est grand temps pour que vous, les responsables religieux, vous réunissiez vos forces, vos fidèles, que vous
marquiez votre engagement pour sortir le continent du gouffre impitoyable de la misère » (Le Devoir, mardi 11 juin 2002 : A7).
Cette misère, ce sont les nombreuses maladies dont les populations
africaines souffrent, c’est l’analphabétisme, c’est le manque d’habitat,
de travail, etc. L’appel, le cri de cœur lancé par l’humaniste Stephen
Lewis s’adresse aussi, bien entendu, aux responsables africains de la
politie qui doivent au premier chef engager leurs peuples dans la voie
de la démocratie, sans laquelle il n’y a pas de développement possible.
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Ces acteurs sociaux anonymes, ces gens d’en-bas inventent quotidiennement [183] des pratiques sociales novatrices. Ce sont les créateurs d’une culture et d’une économie populaires qui leur permettent
d’améliorer, tant soit peu, leurs conditions d’existence par une action
libératrice. Dans cette perspective, ces pratiques populaires innovantes
doivent constituer le tremplin d’une démocratie authentique et d’un
véritable développement de l’Afrique.
L’Afrique me fait penser au mythe de Pandore, don de tout, dans la
mythologie grecque. Le continent noir regorge de gigantesques richesses naturelles. Mais les forces historiques n’ont pas fait bénéficier
les peuples africains de ces biens de la nature. À l’instar de la boîte
offerte par les dieux à Pandore qui contenait tous les maux, la rencontre de l’Afrique avec l’Europe-Occident à partir du XVIe siècle en
a fait le continent de tous les maux, l’Afrique des malheurs, l’Afrique
des damnés de la terre. Les indépendances africaines dans les années
1960 peuvent être comparées au jour où Pandore souleva le couvercle
de la boîte : tous les maux qui s’en échappèrent affligent depuis les
peuples africains. Cependant, l’homo africanicus a toujours opté pour
la résistance, son génie créateur et son instinct de vie ont reproduit
l’Afrique des mystères, celle qui se bat pour continuer de vivre audelà des statistiques apocalyptiques d’IDH. L’Afrique des mystères
est celle de ses peuples qui inventent chaque jour la culture, la raison
de vivre. Comme dans le mythe de Pandore, parmi tous les dons néfastes, c’est l’unique don heureux qui reste à l’homo africanus. C’est
« l’Espérance, qui demeure jusqu’à ce jour le seul réconfort de
l’humanité en détresse » (Hamilton, 1978 : 79). Dans le même ordre
d’idées, pour l’homo africanus, l’éthique de l’être humain, celle qui
respecte la dignité de la personne, demeure l’Espérance de l’Afrique.
L’Espérance de la renaissance africaine !
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Sortir l’Afrique du gouffre
Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire
RÉFÉRENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
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