Sortir l`Afrique du gouffre de l`histoire
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Sortir l`Afrique du gouffre de l`histoire
Yao Assogba Professeur en travail social, Université du Québec en Outaouais (2004) Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire. Un document produit en version numérique par Émilie Tremblay, bénévole, Doctorante en sociologie à l’Université de Montréal Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales. Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/ Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. 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L’auteur nous a réitéré sa permission de diffuser ce livre le 9 juillet 2012 dans Les Classiques des sciences sociales.] Courriel : [email protected] Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 24 avril 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) Yao Assogba Professeur en travail social, Université du Québec en Outaouais Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2004, 200 pp. 4 Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 5 [ii] DU MÊME AUTEUR Insertion des jeunes, organisation communautaire et société. L’expérience fondatrice des Carrefours jeunesse-emploi au Québec, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2000. Jean-Marc Ela, le sociologue et théologien africain en boubou, Paris, L’Harmattan, 1999. La sociologie de Raymond Boudon. Essai de synthèse et applications de l’individualisme méthodologique, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval/Paris, L’Harmattan, 1999. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) [vi] Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Cet ouvrage a bénéficié d’un appui financier de l’Université du Québec en Outaouais (UQO). 6 Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) [vii] À la mémoire de mon fils Lani qui, dans le cadre d’un cours d’histoire du monde dans l’Antiquité dont le contenu portait exclusivement sur la Grèce et l’empire romain, demanda à son Professeur : « Et pendant ce temps, que se passaitil dans le reste du monde ? En Afrique noire, par exemple ? » [viii] 7 Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 8 [ix] Table des matières Quatrième de couverture Liste des acronymes [xi] Préface [xvii] Avant-propos [xxv] Introduction [1] Chapitre I. L’Afrique entre les rêves et l’histoire [5] Comprendre la crise africaine [5] Pour un développement social minimum de l’humain (DSMH) [10] Chapitre II. L’Afrique dans les trajectoires du système mondial [21] Pour une approche scientifique de la crise africaine [21] Crise africaine ou l’Afrique enfermée dans la cage du développement au sein du système mondial [29] Chapitre III. Démocratie et développement [45] Définitions des concepts-clés [45] Problématique de deux concepts [45] La politie ou l’Homme animal politique [48] Du concept de démocratie [50] Du concept de développement [54] Croissance économique, démocratisation et libertés civiles [56] Chapitre IV. L’Afrique au rendez-vous avec le développement [59] La genèse du développement ou il était une fois le développement [62] Le développement comme objet de la sociologie [72] Chapitre V. Controverse autour de l’Afrique et la démocratie [81] L’homo democraticus africanus ? [81] La longue marche de l’Afrique pour la démocratie [85] Obstacles et moteurs de la démocratie en Afrique à l’heure de la mondialisation [92] Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) Chapitre VI. Culture, démocratie et développement [107] Discussion sur la dynamique des relations entre trois concepts [107] Définir l’essence de la démocratie [115] Réapproprier et réactualiser l’essence de la démocratie pour (re) construire l’Afrique [119] Chapitre VII. Pour un développement à l’africaine [133] Pour une définition du développement à l’africaine [134] Caractéristiques fondamentales de l’économie populaire en Afrique [137] Quelques secteurs d’activités de l’économie populaire en Afrique [141] Économie populaire et domaine de la santé et de la sécurité sociale [141] Économie populaire et domaine de l’éducation [145] Économie populaire et secteurs économiques [146] Économie populaire et développement local [148] Économie populaire et domaine des transports [153] Chapitre VIII. S’en sortir ou s’engouffrer : l’Afrique doit choisir [155] L’indigénisation de l’économie populaire [156] Les mythes du colonialisme et du néocolonialisme qui perdurent [161] Origines et inspirations des mythes du colonialisme [163] Rupture avec les mythes de l’Occident-Sauveur et naissance d’un homo africanus nouveau [170] La lutte contre la pauvreté comme levier du développement et de la renaissance de l’Afrique noire [173] Conclusion [181] Références bibliographiques [185] 9 Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 10 QUATRIÈME DE COUVERTURE Retour à la table des matières « Hannah Arendt a disséqué le totalitarisme et l’a distingué des anciennes formes d’oppression comme le despotisme, soulignant le fait qu’il reposait sur une idéologie marquée par la volonté de domination totale sur la société. Yao Assogba emprunte une démarche différente : il nous offre dans cet ouvrage une anatomie de l’incompétence des élites (ce qu’il appelle « l’impéritie et le cynisme des dirigeants africains »), qui se transforme parfois en démission collective. Ce faisant, il démonte les mécanismes du bricolage oppressif qui maintient efficacement l’Afrique subsaharienne dans le noir depuis quatre siècles. Quant aux millions d’Africains qui se battent quotidiennement de mille manières contre le fatalisme, il serait injuste de les accuser de démission et de désertion. Yao Assogba ne cède pas à la mode facile de ces chercheurs complexés ou aigris, qui ne voient plus en Afrique que le triomphe de la culture de l’échec et du désespoir. Il garde les yeux sur l’horizon. Loin d’être naïf, il ne minimise pas l’internalisation de la violence symbolique par les victimes ellesmêmes, qui s’infligent parfois les échelles de valeurs arbitraires des puissants. Mais cet ouvrage n’est pas un traité d’anthropologie du suicide collectif. Au-delà de l’agitation et des turbulences de la crise africaine, Yao Assogba voudrait mettre en évidence les forces sociales qui travaillent l’Afrique du dedans et par en dedans. L’Autre Afrique, en quelque sorte. Celle qui ne fait jamais l’objet de la une des médias internationaux, celle dont CNN ne parle jamais ». Extrait de la Préface de Célestin Monga Économiste principal à la Banque Mondiale Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 11 Yao Assogba est né à Atakpamé au Togo. Il a fait ses études universitaires en sociologie et en éducation à l’Université Laval (Québec, Canada), où il a obtenu un Ph. D. Professeur titulaire, il enseigne la sociologie et la méthodologie de recherche au Département de travail social et des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Il a publié de nombreux articles sur des questions d’éducation, d’insertion des jeunes, de développement et a collaboré à divers ouvrages sur l’Afrique et le Québec. Parallèlement à ces thématiques, il s’intéresse aux œuvres de sociologues africains et français. Il est membre du Centre d’étude et de recherche en intervention sociale et de la Chaire de recherche du Canada en développement des collectivités. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 12 [xi] Liste des acronymes Retour à la table des matières ACDI Agence canadienne de développement international ACEA Association canadienne des études africaines AEF Afrique équatoriale française AOF Afrique occidentale française APAD Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement APD Aide publique au développement AQOCI Association québécoise des organisations de coopération internationale AREC Associations rotatives d’épargne et de crédit BAE Bureau de l’aide extérieure BEC Biens essentiels culturels BEE Biens essentiels économiques BEP Biens essentiels politiques BES Biens essentiels psycho-sociaux BIT Bureau international du travail CAPPPD Charte africaine pour la participation populaire au développement CARPAS Cadre africain de référence pour les programmes d’ajustements structurels en vue du redressement et de la transformation socio-économique CEQ Centrale des enseignants du Québec CISO Centre international de solidarité internationale CNUCED Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement CTC Communauté togolaise au Canada Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 13 [xii] CUSO Canadian University Solidarity Overseas DSM Développement social minimum DSMH Développement social minimum de l’humain FAC Fonds d’aide et de coopération FIDES Fonds d’investissements pour le développement économique et social FMI Fonds monétaire international GATT General Agreement on Tariffs and Trade/Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce GVF Groupement villageois féminin IDH Indice de développement humain IFAN Institut fondamental d’Afrique noire LDLQ Ligue des droits et libertés du Québec MARP Millenium Africain Renaissance Program NEPAD New Partnership for Africa’s Development/Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique NPDA Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique/New Partnership for Africa’s Development NPI Nouveaux pays industrialisés NTIC Nouvelles technologies d’information et de communication OAA Organisation pour l’alimentation et l’agriculture OCDE Organisation pour la coopération et le développement économiques OCI Organisations de coopération internationale OIC Organisation internationale du commerce OMC Organisation mondiale du commerce ONG Organisation non gouvernementale ONU Organisation des Nations Unies ONUDI Organisation des Nations Unies pour le développement international OTAN Organisation du traité de l’Atlantique nord OUA Organisation pour l’unité africaine Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) PAM 14 Programme alimentaire mondial [xiii] PANUREDA Programme d’action des Nations Unies pour le redressement et le développement économique de l’Afrique PAS Programme d’ajustement structurel PIB Produit intérieur brut PNB Produit national brut PNUD Programme des Nations Unies pour le développement RDC République démocratique du Congo RENAMO Résistance nationale du Mozambique RPT Rassemblement du peuple togolais SDN Société des Nations SMDEA Stratégie de Monrovia pour le développement économique de l’Afrique SMIC Salaire minimum interprofessionnel et de croissance SMIG Salaire minimum interprofessionnel garanti UA Union africaine USAID United States Agency for International Development [xiv] Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 15 [xv] Chaque fois que reviennent les jours gris, que le devenir prend une couleur monotone et que la politique piétine d’impuissance, on se prend à rêver de quelque sursaut qui remette l’histoire en marche. (Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1995, p. 11) En Afrique, on se remémore alors avec nostalgie les années des Indépendances, l’émancipation des esprits, les espoirs de la renaissance africaine… Certains Africains du « dedans » et du « dehors » en appellent à de nouveaux projets collectifs. (Fernand Dumont, op. cit., paraphrasé par nous) [xvi] Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 16 [xvii] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire PRÉFACE Relire l’alphabet social africain Retour à la table des matières Une des plus célèbres chansons de l’artiste nigérian Fela Anikulapo Kuti s’intitule Confusion. Il l’a écrite il y a quelque trente ans pour décrire non seulement le chaos apparent de la vie quotidienne en Afrique, mais également les bégaiements intellectuels qui constituent le discours public traditionnel au sujet du continent. Prophète halluciné en même temps que provocateur, Fela avait énoncé dans cette chanson et dans quelques autres une vision critique de l’Afrique qui refuserait d’être l’objet de ses propres fantasmes et de ceux des autres, pour enfin s’imposer à la conscience universelle comme sujet de sa propre histoire. Cette vision, les « experts », élites et intellectuels l’ont longuement raillée. Quelques-uns d’entre eux commencent désormais à la prendre en considération. Yao Assogba, sociologue togolais enseignant à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) au Canada, n’a rien a priori d’un disciple de Fela. Contrairement à ce dernier, il est même plutôt « sérieux ». Son écriture n’a rien du rythme insidieux et pimenté du style afrobeat, ni même des chansons high-life, et son propos a même parfois une tonalité métaphysique. Pourtant, son regard a la même acuité que Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 17 celui de l’artiste nigérian, et il est tout aussi iconoclaste. Le lecteur s’en apercevra en parcourant les pages qui suivent : c’est d’une percutante sociologie de la confusion et de ses conséquences en matière de politiques publiques qu’il s’agit. Là où il se trouve, Fela peut dormir tranquille. Son message a été compris. Les intellectuels africains de gros calibre portent désormais le flambeau de la résistance. [xviii] Hannah Arendt a disséqué le totalitarisme et l’a distingué des anciennes formes d’oppression comme le despotisme, soulignant le fait qu’il reposait sur une idéologie marquée par la volonté de domination totale sur la société. Yao Assogba emprunte une démarche différente : il nous offre dans cet ouvrage une anatomie de l’incompétence des élites (ce qu’il appelle « l’impéritie et le cynisme des dirigeants africains »), qui se transforme parfois en démission collective. Ce faisant, il démonte les mécanismes du bricolage oppressif qui maintient efficacement l’Afrique subsaharienne dans le noir depuis quatre siècles. Quant aux millions d’Africains qui se battent quotidiennement de mille manières contre le fatalisme, il serait injuste de les accuser de démission et de désertion. Yao Assogba ne cède pas à la mode facile de ces chercheurs complexés ou aigris, qui ne voient plus en Afrique que le triomphe de la culture de l’échec et du désespoir. Il garde les yeux sur l’horizon. Loin d’être naïf, il ne minimise pas l’internalisation de la violence symbolique par les victimes ellesmêmes, qui s’infligent parfois les échelles de valeurs arbitraires des puissants. Mais cet ouvrage n’est pas un traité d’anthropologie du suicide collectif. Au-delà de l’agitation et des turbulences de la crise africaine, Yao Assogba voudrait « mettre en évidence les forces sociales qui travaillent l’Afrique du dedans et par en dedans ». L’autre Afrique, en quelque sorte. Celle qui ne fait jamais l’objet de la une des médias internationaux, celle dont CNN ne parle jamais. Suivant Max Weber, Raymond Boudon et quelques autres, Yao Assogba adopte une approche systémique des phénomènes sociaux. Pour déchiffrer la crise de l’Afrique, il rejette tout paradigme déterministe et choisit celui dit interactionniste (qui confère aux acteurs une autonomie de comportements, de rationalité et d’intentions). Rompant avec le « populisme développementaliste », il prescrit une sociologie Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 18 cognitive qui pourfend l’ethnocentrisme d’une modernisation aléatoire et aveugle. * * * La chronique des cinquante dernières années de politique internationale (de la genèse de l’idéologie pernicieuse du [xix] développement en 1948 aux débats sur les stratégies de croissance des pays du Sud et à l’avènement des politiques d’ajustement structurel) permet à Yao Assogba de dresser un bilan sans complaisance de l’échange inégal. Et aussi d’aborder indirectement, presque de biais, quelques questions de fond : l’intérêt général est-il simplement la somme d’intérêts particuliers comme le proclament certains idéologues du marché ? L’altruisme qui détermine les rapports entre élites gouvernantes et populations en Afrique, et aussi entre les pays du Nord et du Sud (aide au développement ou allégement de la dette par exemple) est-il empoisonné ? Ne s’agit-il par d’une forme perverse du don, tel qu’observé par Marcel Mauss, dans ces sociétés où l’on offre en fait pour mieux recevoir et pour satisfaire ses propres intérêts ? La lutte contre la pauvreté proclamée comme une profession de foi par ceux-là même dont les actions quotidiennes perpétuent la misère est-elle un devoir religieux, un impératif moral, ou simplement une cosmétique du prestige ? Il y a également la question des fondements de l’autorité dans des sociétés multicéphales. Certes, qu’il s’agisse du Togo de Gnassingbe Eyadema, du Gabon d’Omar Bongo ou du Cameroun de Paul Biya, l’on peut toujours identifier dans chaque dictature tropicale un homme qui incarne le pouvoir absolu. Mais un des éclairages puissants de cet ouvrage est le caractère multiple et parfois conflictuel des sources d’autorités politiques en vigueur dans ces pays qui ne sont ni tout à fait des États, ni tout à fait des nations. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte de la faillite économique qui contraint parfois les dirigeants africains à appeler au secours de nouveaux acteurs que l’on ne maîtrise toujours pas : des institutions financières internationales dont les programmes ne sont pas toujours précisément définis ; des mercenaires politiques occidentaux dont on emprunte souvent les ré- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 19 seaux mafieux et répressifs pour ramener l’ordre ; voire des agitateurs de cette nouvelle société civile internationale (les ONG), célébrée pour son humanisme sans que l’on s’interroge toujours sur ses motivations profondes, sa légitimité et sa responsabilité. Ainsi, il arrive souvent que l’appareil d’État (ou tout au moins ce que l’on considère comme tel) soit multicéphale, souvent pris dans le tourbillon des ambitions contradictoires des chefs de clans et de factions, [xx] des différentes parties prenantes, des nombreuses structures et institutions qui constituent l’industrie (le business) du développement... Derrière la figure du dictateur-homme fort qui semble tenir le pays d’une main de fer, il y a donc souvent des castes hétéroclites où des personnages étranges se disputent le pouvoir, se réunissant en fin de compte dans des espèces de conseils d’administration occultes où se prennent les décisions importantes – au nom du chef de l’État. Du coup, les fondements traditionnels de l’autorité sur lesquels les sociologues et les politologues élaborent leurs théories sont remis en cause. Yao Assogba montre ainsi que nous sommes bien loin de la typologie élémentaire des différentes formes d’autorité proposées par Weber (traditionnelle, charismatique, légale-rationnelle). L’intuition postmoderniste de Michel Foucault est également inopérante au sud du Sahara (l’idée simpliste selon laquelle ceux qui détiennent le savoir détiennent le pouvoir, développée dans son ouvrage Surveiller et Punir [1975]). Au contraire, cet ouvrage fourmille d’exemples de leaders et d’intellectuels africains condamnés pour avoir commis le crime de penser à haute voix, de voir loin, de s’interroger, et de savoir. En fait, et cet ouvrage le montre, le savoir et la connaissance sont deux des péchés capitaux les plus sévèrement châtiés en Afrique. * * * Certains estimeront que Yao Assogba est injuste avec la mondialisation économique et avec le capitalisme en général, qui ont quand même offert à de nombreux pays pauvres la possibilité de commercer avec des pays plus riches, et de se doter ainsi de recettes d’exportations (devises) dont ils avaient besoin pour s’offrir des importations indispensables (médicaments, machines-outils, technologie, Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 20 etc.). Ce serait ne percevoir qu’une partie de l’argumentaire principal du livre, qui prône surtout une mondialisation à visage humain. Cet ouvrage contraindra beaucoup de « spécialistes » de l’Afrique à sortir de la torpeur intellectuelle dans laquelle ils se sont paresseusement enfoncés. Entre autres leçons, il nous [xxi] enseigne la modestie du jugement, l’impératif de la nuance, et l’acceptation de l’imperfection dans notre quête d’une formule politique magique qui génère à la fois la démocratie et le développement (quelles que soient les définitions auxquelles nous parvenons pour chacun de ces termes). Cette véritable quête du Saint-Graal à laquelle Yao Assogba nous convie s’impose si nous prenons le risque de densifier notre regard critique par rapport aux modèles et théories à la mode. Ne nous faisons en effet pas d’illusions ni sur le caractère chimique et scientifique de la démocratie à l’occidentale – si tant est qu’elle soit un tout cohérent et crédible pour exister véritablement –, ni sur le mythe de pureté idéologique que les intégristes du capitalisme et les farfelus théoriciens d’une « Fin de l’Histoire » voudraient nous infliger. Les signes de ce que Michel Crozier et al. 1 appellent « le déclin démocratique » en Occident sont suffisamment nombreux pour que nous ne prenions plus pour argent comptant les sermons et les prescriptions infaillibles et prétendument humanistes qui nous viennent de Washington, Londres ou Paris – gracieusement... Depuis que l’on organise des élections en Floride comme au Cameroun, et que cinq juges sur neuf d’une Cour suprême vieille de deux cents ans choisissent comme chef de l’État « le plus démocratique du monde » un candidat arrivé second dans le décompte des votes populaires, la modestie s’impose dans les critères de validation et de hiérarchisation des régimes et des systèmes politiques. Ne nous laissons pas intimider dans notre quête démocratique par ces « modèles » occidentaux où les taux d’abstention à des élections nationales se chiffrent parfois à 60 pour 100, où les critères d’éligibilité sont fonction de la capacité des candidats non pas à articuler des politiques publiques mais à lever des fonds et à séduire les 1 M. Crozier, S.P. Huntington, et J. Watanuki, The Crisis of Democracy, New York, New York University Press, 1975. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 21 lobbies de l’argent facile, et où les médias sont aussi nombreux qu’unanimistes 2. [xxii] Le doute est plus profond lorsque l’on observe le fonctionnement au quotidien de ces démocraties « exemplaires » où l’on peut être élu à la magistrature suprême en promettant à peu près n’importe quoi à ceux qui sont assez naïfs pour aller voter, et ensuite oublier ces promesses lorsque l’on accède au pouvoir. Loin de constituer le socle du contrat démocratique entre gouvernants et citoyens, la promesse électorale dans de nombreux pays occidentaux apparaît ainsi de plus en plus comme un slogan pour agiter les foules le temps d’un scrutin 3. Par ailleurs, tous les systèmes politiques sécrètent des bureaucraties ou des institutions autonomes dont la maîtrise échappe aussi bien aux citoyens-électeurs qu’aux gouvernants-élus. Aucun pays ne semble encore parvenu à contrôler convenablement ces menaces systémiques à la démocratie, qu’il s’agisse de bureaucraties occultes, de pouvoirs militaires en Afrique comme le montre Yao Assogba, ou des réseaux de l’argent, des lobbies idéologiques ou religieux et des pouvoirs médiatiques en Occident. Comme quoi le chemin est encore long pour parvenir à un système démocratique crédible et validable en tout lieu et en tout temps. Ne nous laissons pas non plus endormir par les jérémiades de ces élites africaines qui se retranchent derrière un relativisme philosophique de pacotille pour justifier leur soutien aveugle à des politiques répressives. Ceux-là qui réclament mordicus une forme authentiquement africaine de démocratie, non pas pour se libérer du joug intellectuel occidental et de l’ethnocentrisme américain, mais plutôt pour 2 3 Il n’y a qu’à voir la manière dont les médias américains, tous « indépendants », ont couvert la récente guerre en Irak, pour mesurer les limites du pluralisme d’opinion qui est censé constituer le ferment de la démocratie. Certains États américains comme la Californie ont décidé d’adopter des gardefous dans leurs Constitutions, pour obliger les hommes politiques à tenir leurs promesses une fois arrivés au pouvoir. Ils ont prévu par exemple la possibilité d’organiser des référendums populaires sur la seule base d’une collecte de signatures pour mettre fin au mandat du Gouverneur si ce dernier ne tient pas ses promesses électorales. Le problème est que cette clause est de plus en plus utilisée de manière abusive par ceux qui perdent les élections, dans le but de raccourcir le mandat du vainqueur. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 22 pouvoir élaborer paisiblement, à l’ombre de toute critique, des systèmes politiques anthropophages. Yao Assogba nous le montre bien dans cet ouvrage : s’il critique le système-monde actuel dans lequel l’Amérique est plus puissante et plus triomphante que ne le fut [xxiii] jamais l’empire romain ou l’empire britannique au moment de leur splendeur, ce n’est certes pas pour réclamer le droit des rois nègres de se construire une justification philosophique pour leurs nègreries. Si les formes institutionnelles de la démocratie peuvent et doivent changer selon le temps et le lieu, ses grands principes ne sauraient varier selon la couleur du ciel. Il n’y a donc pas lieu de concevoir une démocratie « africaine » qui tolérerait la violence, l’arbitraire, la raison du plus fort ou l’unanimisme. Car il n’y a pas une manière typiquement et exclusivement africaine de souffrir ou de mourir. Ce faux dilemme est désormais exposé sur la place publique 4. Entre d’un côté le relativisme culturel dont s’inspirent les dirigeants et les élites médiocres pour donner une justification théorique à leurs manigances, et de l’autre l’universalisme primitif que certains en Occident utilisent comme socle moral pour imposer une vision purement occidentale du monde, il y a une troisième voie pour l’Afrique : celle que prône Yao Assogba. Elle consiste à rompre avec le mythe de l’Occident-sauveur du monde et à engager une introspection, dans la direction suggérée par Cheikh Anta Diop, Samir Amin et autres JeanMarc Ela. C’est celle d’une « modernisation propre et progressive, à partir des dynamiques des pratiques sociales populaires ainsi que des systèmes socioculturels qui ont fait leurs preuves ». A sa manière provocatrice, c’était également le message de Fela Anikulapo Kuti. Et de quelques autres grands artistes africains. C’est donc, en vérité, à une relecture de la grammaire politique et de l’alphabet social africains que Yao Assogba nous convie dans les pages qui suivent. Les sceptiques professionnels, les paresseux, et ceux qui ont peur de l’espérance trouveront peut-être une telle approche quelque peu naïve. Tant pis pour eux. Les autres trouveront dans ce livre une utopie dynamisante, comme cette idée d’un développement social minimum de l’humain. Appelez cela l’éthique d’un nou4 C. Monga, Measuring Democracy : A Comparative Theory of Political WellBeing, 2 volumes, Working Papers no 206, Boston, Boston University, African Studies Center, 1996. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 23 vel humanisme si [xxiv] vous voulez. Ou encore le rêve d’un intellectuel africain incurablement optimiste. Soit. Et alors ? Félix Houphouët-Boigny ne disait-il pas : « S’il fallait ne pas rêver, à quoi servirait le ciel ? » Célestin Monga Économiste Principal à la Banque mondiale Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 24 [xxv] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire AVANT-PROPOS Retour à la table des matières L’aventure humaine ici bas est fondamentalement définie par les rapports signifiants que les hommes et les femmes établissent entre eux et avec leur environnement dans le but de trouver un sens à leur existence et, par là, répondre au besoin de sécurité propre aux êtres humains. Il s’agit d’un combat perpétuel, puisque ce besoin de sécurité est toujours précaire et sans cesse menacé devant la fuite du temps et l’interrogation de la mort (Duguay et Robert, 1976). Chaque peuple, chaque culture trouve des réponses aux problèmes que lui posent la nature et la vie en société. Cette aventure propre à tous les êtres humains prendra une allure particulière dans l’histoire du monde à la fin du XVe siècle dans le cadre de la rencontre violente entre l’Europe-Occident, l’Afrique et l’Amérique principalement (Attali, 1991). Depuis lors, la dynamique des rapports entre l’Occident et ce qu’il est convenu d’appeler le Tiers-Monde en général et plus singulièrement l’Afrique noire, est faite d’échanges inégaux, d’antagonismes politiques et du choc des cultures. À partir de ce moment, l’histoire de l’Afrique est marquée par l’esclavage, la colonisation, le néocolonialisme, la mondialisation marginalisante, etc. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 25 La modernité et le développement sont devenus la réponse « universelle » à donner aux problèmes d’existence de tous les peuples de la planète Terre. Ces deux notions-clés renvoient à des valeurs telles que la rationalité de l’homo œconomicus, l’accumulation du capital, la croissance économique, etc., valeurs qui ont inspiré l’élaboration d’une « problématique du changement social, enracinée dans les trajectoires spécifiques de sociétés [xxviii] occidentales qui revendiquent le monopole de la modernité » (Ela, 2000a : 59). Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et notamment à partir des années 1960, les accords de coopération internationale non équitables entre les anciennes puissances coloniales et les nouveaux États indépendants engagèrent les peuples africains dans la voie « royale » du développement. Toutes les politiques et pratiques sociales mises en œuvre depuis les années 1960, qu’elles se nomment décolonisation, indépendance, aide-au-développement-conditionnelle à la démocratisation, etc., visent à résoudre les problèmes d’oppression, de domination, de maladies, de malnutrition, d’analphabétisme, d’éducation, d’économie, de mortalité, etc., que connaît l’Afrique. Tous les efforts humains et financiers déployés par les pays du Nord (envoi d’experts, transfert de capitaux et de technologies, consultants des firmes privées d’ingénierie, évaluateurs privés ou publics) sont censés conduire, en principe et en pratique, au développement politique, économique, culturel et social de l’Afrique. Mais dès le début de la décennie 1970-1980, les uns et les autres s’accordent pour reconnaître qu’il y a une faillite du développement en Afrique. L’Afrique subsaharienne, particulièrement, est accablée de presque tous les maux : terre de la pauvreté et de la misère humaine, enclave des pires dictatures, terre du désespoir, etc. Et s’il en est ainsi, c’est sans doute parce que l’Afrique aurait « refusé » tout simplement le développement (Kabou, 1991). Pour sortir de son chaos, l’Afrique aurait besoin, selon d’autres, d’un « ajustement culturel », la culture étant comprise ici dans le sens anthropologique du terme (Manguelle, 1991). Fin de la décennie 1980-1990. Les aspirations démocratiques des peuples africains, longtemps comprimées par les régimes autocratiques, se sont exprimées dans les rues et dans les fameuses conférences nationales (Centre d’étude d’Afrique noire, 1994). L’Afrique au sud du Sahara semblait avoir, de nouveau, rendez-vous avec l’histoire Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 26 moderne. L’espoir renaissait encore une fois sur le continent, comme dans les années 1960, pour une aventure humaine ici-bas plus digne de l’homme [xxix] africain dont l’histoire – il faut le redire – depuis le XVIe siècle, est plus que douloureuse. L’Afrique pourrait nourrir un tel espoir, car l’euphorie planétaire au lendemain de la chute du mur de Berlin semblait annoncer la « fin de l’histoire » à tous les peuples du monde. Mais c’était trop beau pour être vrai ! C’était oublier que l’Afrique était si loin du ciel et si collée à la terre ! Et sur la planète Terre, la dualité entre les riches et les pauvres, les forts et les faibles, est fondée sur des intérêts économiques et politiques égoïstes qu’aucun volontarisme moral ne cherche vraiment à atténuer, encore moins à enrayer. Le concept de nouvel ordre mondial de la fin du siècle n’est que vanité 5. C’était oublier qu’une malédiction semble toujours peser sur l’Afrique ! C’était oublier qu’il s’agit du continent des « damnés de la terre » ! La fin de l’année 1991 a vu un coup de force militaire d’une rare barbarie s’abattre sur le Togo. Au début de janvier 1992, ce fut le tour des militaires congolais à perpétrer un coup de force. Au Zaïre de Mobutu, la situation a été plus confuse que jamais. Rebaptisé République démocratique du Congo (RDC), le pays sous Kabila père ou Kabila fils est toujours dans un chaos fait de guerre et de pillage systématique par les potentats régionaux et les compagnies multinationales. Bien sûr durant ces années 1990, au Bénin, au Cap-Vert, au Mali, en Zambie, etc., des élections ont écarté du pouvoir d’anciens dictateurs. Mais très tôt, le processus de démocratisation a connu des ratés et s’est buté à de sérieuses difficultés. Face à cet encroûtement précoce de la démocratisation de l’Afrique, on a commencé à se demander si la démocratie, en tant qu’idéal recherché par l’humanité, n’est pas en train d’emprunter une voie dont on peut craindre qu’elle n’aboutisse à la désillusion et au désenchantement, comme ce fut le cas de la voie empruntée trente ans plus tôt par les idéaux d’indépendance et de développement (Conac, 1993 ; Eboussi Boulaga, 1993). L’afrooptimisme du début des années 1990 ne vivra que le temps que vivent les roses ; l’espace d’un matin, et fera de nouveau place à l’afro-pessimisme. Mais entre ces deux courants de regard sur 5 « L’ordre mondial relâche », Entretien avec Zaki Laïdi, in Études, vol. 377, no 12, juillet-août 1992. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 27 le [xxviii] continent noir, une troisième approche des phénomènes sociaux énigmatiques liés à la problématique du développement et de la démocratie est proposée : c’est l’afro-renaissance (Ela, 2000a et 1998). Loin de refuser le développement, entendu au sens large du terme, l’Afrique semble plutôt opposer une résistance au modèle unique pour participer à un développement et à une modernité situés et datés dans l’historicité des sociétés africaines. L’Afrique est donc engagée depuis le XVIe siècle (rencontre avec l’Occident) dans les trajectoires du « système-monde » dont la dynamique particulière semble empêcher le continent d’emprunter sa propre voie ou de trouver une voie originale pour assumer son destin. Du point de vue cognitif, la question qui se pose est de savoir pourquoi. Et sur le plan performatif, on doit se demander comment sortir l’Afrique du bas-fond de l’histoire. C’est à cet exercice de questionnement et d’essai d’explication, de compréhension et de réflexion que ce livre entend s’appliquer. Mais avant toute élaboration, je dois remercier les personnes dont les commentaires, les critiques, les remarques et les suggestions ont nourri mes interrogations et mes idées. Ainsi, ma gratitude va particulièrement à Jean-Marc Ela qui fut le premier à m’encourager et à me motiver à entreprendre la rédaction de ce livre. Ses commentaires judicieux et nos discussions ont été sources de motivation. Je le remercie bien vivement. Achille Mbembe, Célestin Monga et Sidonie Zoa avec qui j’ai eu, à de nombreuses occasions, de longues conversations sur l’Afrique 6, reconnaîtront sans doute l’influence de leurs idées. La dernière et non la moindre, ma reconnaissance va à Caroline Gagnon, chargée de cours et professionnelle de recherche à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), dont les connaissances en mythologie ont alimenté mes analyses et commentaires à propos de la rupture de l’Afrique avec les [xxix] mythes de l’Occident-sauveur. En outre, sa minutie, sa patience et son efficacité ont été importantes dans la préparation matérielle de ce livre. 6 Mes remerciements posthumes à mon amie Suzanne Champagne avec qui j’ai eu souvent à discuter de l’Afrique, mais qui est décédée le 20 février 2004, avant que cet ouvrage soit publié. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 28 Je suis redevable aux uns et aux autres, cependant j’assume seul la responsabilité du contenu final de l’ouvrage dans sa portée et ses limites. [xxx] Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 29 [1] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire INTRODUCTION Retour à la table des matières Ce livre tire ses racines de loin. Il est l’aboutissement de questionnements, discussions, analyses et commentaires que j’ai eu le privilège d’échanger à propos de l’Afrique avec de nombreux amis et intellectuels africains engagés comme moi, mais aussi avec des collègues et amis africanistes français, belges, québécois, canadiens, etc. Après de longues réflexions qui ont porté sur les connaissances théoriques et pratiques élaborées sur la crise « quasi endémique » de l’Afrique, j’en suis arrivé à la conclusion suivante : au-delà des thèses d’ajustement culturel, de refus du développement, de conditions de pénurie de nécessités matérielles, d’insatisfaction des besoins essentiels ou d’autoritarisme dans lesquelles se trouvent plongées les populations africaines depuis quatre décennies, se pose un problème fondamental d’éthique. En un mot, le sous-développement de l’Afrique au début du XXIe siècle renvoie à une question d’éthique qui se pose pour l’essentiel aux États postcoloniaux d’Afrique, ainsi qu’aux rapports qu’ils ont avec les grandes puissances du Nord dans le système mondial. Eu égard aux problèmes de maladies, de malnutrition, de faim, d’analphabétisme, d’autoritarisme politique, etc. qui accablent les po- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 30 pulations africaines, il s’agit d’un défi éthique de taille à relever. Du point de vue humaniste, il commande de chercher, de retrouver et de renouer avec le sens de la personne dans l’exercice des fonctions de la politie. Celle-ci est définie comme l’instance sociétale qui doit assurer la sécurité – au sens large – des membres de toute société humaine. L’humanisme dont les valeurs fondamentales sont la liberté, la justice, la poursuite de l’égalité, consiste en la lutte incessante contre les impulsions à [2] la barbarie, qui portent atteinte à la dignité de la personne et qui hantent depuis toujours le genre humain. Depuis quarante ans, les politiques nationales et internationales de développement, malgré les ressources humaines, matérielles et financières océaniques qu’elles ont drainées, ont donné des résultats qui ne vont pas dans le sens du respect de la dignité de l’homo africanus. Certes, la dignité de la personne n’a pas toujours prévalu et ne prévaut pas – hélas – dans la société. Cependant, aussi loin que l’on peut remonter dans l’histoire de l’humanité (sur le plan ontologique), l’individu a toujours eu le sens de sa dignité. L’histoire de la morale, l’évolution des sentiments moraux et l’histoire des institutions humaines sont jugées à l’aune du respect de la dignité de la personne. Quant à l’éthique, elle est à la fois un principe de jugement des pratiques sociales ou des actions à mener, et des décisions à prendre dans une perspective de respect de la dignité de la personne. En Afrique, depuis les indépendances, tout se passe comme si l’éthique du développement faisait défaut dans le rôle-clé de la politie. À la suite de Spinoza, on dirait que l’éthique de la liberté, qui reconnaît le principe du développement de l’individualité, à savoir ce que chaque individu porte en lui comme être humain, a été absente ou négligée dans les mécanismes de régulation politique, économique et sociale des États africains de la postcolonie. Le plein développement de la communauté humaine – autre principe de l’éthique de la liberté –, dont les interactions permettent de libérer les potentialités individuelles et collectives qui rendent la vie communautaire possible, aurait également manqué. Ce livre est articulé autour du postulat selon lequel le développement de l’Afrique passe par un défi éthique qui consiste à prendre conscience et à reconnaître comme fondamental et incontournable dans les sociétés contemporaines, le principe ontologique du respect de la dignité de l’individu, en l’occurrence de l’homo africanus. C’est dans cette perspective que l’on doit désormais mener les politiques, Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 31 les pratiques et les actions développementales en Afrique. En outre, une conscience identitaire élargie du pays d’une part, et une conscience identitaire de la communauté humaine au sein du système mondial d’autre part, doivent constituer la toile de fond sur laquelle vont se [3] dérouler les interactions des forces sociales en présence, pour relever le défi éthique du développement de l’Afrique. Pour bien développer notre argumentation, nous avons divisé l’ouvrage en huit chapitres. Le premier, intitulé L’Afrique entre les rêves et l’histoire, fait état des lieux de la crise africaine pour ensuite proposer une définition conceptuelle et opératoire du minimum de bien-être qui serait requis dans les sociétés contemporaines, eu égard à la dignité de la personne ; le deuxième chapitre décrit l’Afrique à travers les trajectoires du système mondial; le troisième est consacré aux notions-clés de démocratie et développement, tandis que le quatrième, titré L’Afrique au rendez-vous avec le développement, fait d’abord la genèse du développement pour le définir par la suite comme objet d’analyse sociologique ; les deux chapitres suivants traitent respectivement de la controverse autour de l’Afrique et la démocratie (cinquième chapitre) et des rapports entre culture, démocratie et développement (sixième chapitre) ; dans le septième chapitre, nous nous attelons à définir et caractériser ce que peut être un développement à l’africaine dont l’enjeu se traduit en ces termes : s’en sortir ou s’engouffrer : l’Afrique doit choisir, ce qui est, du reste, le titre du huitième et dernier chapitre. L’éthique de la liberté impose par définition le choix de s’en sortir. Dans cette perspective, et c’est une condition sine qua non, les dirigeants et les peuples africains doivent rompre avec les mythes fondateurs du colonialisme et du néocolonialisme, bref les mythes de l’Occident-sauveur. L’élaboration de ce livre embrasse à la fois les fonctions descriptive, cognitive et performative des sciences sociales en général et de la sociologie en particulier. La description traverse l’ensemble des chapitres et permet de bien définir les concepts et notions, et de préciser dans quel sens ils sont employés, ce qui se fait rarement dans les ouvrages portant sur les questions de démocratie et du développement en Afrique. Pour mieux comprendre les faits sociaux auxquels les divers projets de développement donnent lieu, nous avons suivi une approche interactionniste permettant de construire ces projets comme objets d’analyse sociologique (quatrième chapitre). Le savoir ainsi produit Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 32 nous a permis d’appréhender, avec une certaine distanciation par rapport à la problématique du développement, les principaux acteurs sociaux impliqués dans [4] la réalisation des projets, les logiques et stratégies des uns et des autres. Ainsi, selon cette approche, les phénomènes macrosociaux ou mésosociaux finaux des projets de développement sont considérés comme la résultante de l’agrégation des actions intentionnelles des acteurs et agents sociaux individuels concernés. C’est dans cette perspective que l’on explique et comprend l’échec ou le succès d’un projet de développement. Une fois que cette fonction cognitive a mis en lumière les différentes rationalités, stratégies et décisions en jeu dans les systèmes d’interactions en vue de réaliser ou de mettre en place une innovation de modernisation, nous avons été en mesure d’en déterminer et d’en évaluer la dimension éthique de la liberté. C’est la dynamique méthodologique qui a orienté nos analyses, particulièrement les thématiques suivantes : la crise africaine ; la croissance économique, la démocratisation et les libertés civiles ; la longue marche de l’Afrique pour la démocratie. À la lumière des résultats de l’évaluation du volet éthique de la liberté, nous nous sommes inspiré des attributs de la fonction performative de la sociologie pour énoncer les conditions d’une renaissance de l’Afrique noire à partir d’un développement qui, de façon fondamentale, tient compte du respect de la dignité de l’homo africanus dans le monde contemporain qui possède tout ce qu’il faut pour que l’éthique de la liberté devienne une réalité pour tous les peuples de la terre. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 33 [5] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Chapitre I L’AFRIQUE ENTRE LES RÊVES ET L’HISTOIRE La misère sera bien près d’être soulagée le jour où l’on se décidera à la connaître dans ses souffrances et dans ses hontes. Émile Zola Comprendre la crise africaine Retour à la table des matières Au moment d’entrer dans le troisième millénaire, l’humanité est insérée dans ce qu’il est convenu d’appeler le système-monde. Celuici est déterminé par la techno-science et la techno-économie, et le tout est dominé par une économie financière et monétaire. Eu égard à la condition humaine, le monde dispose du potentiel pour soulager la misère, vaincre les maladies, enrayer la pauvreté et l’ignorance qui accablent encore l’immense majorité des peuples de la planète dont, notamment, ceux de l’Afrique noire. La sensibilité morale de l’humanité aux idées de démocratie, de droits de la personne, etc., a beaucoup évolué et s’est mondialisée au cours des dernières décennies. Mais ces valeurs, ces idéaux universalistes tardent encore à se Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 34 réaliser pleinement dans les États postcoloniaux de l’Afrique subsaharienne. Et pourtant, quarante ans plus tôt, tous les espoirs étaient permis pour le développement social, l’instauration de la démocratie et de l’État de droit, dans ces pays qui [6] devenaient, pour la plupart, indépendants dans les années 1960. Dans la vaste littérature consacrée à la question du développement du sous-continent, nous aurions aimé que l’élaboration du premier chapitre de cet ouvrage s’introduise par une assertion originale. Mais la réalité nous contraint à ne pas faire exception à la règle, et donc à utiliser un leitmotiv passe-partout. Après quatre décennies d’indépendance et d’aide au développement, on pense encore à un plan Marshall pour l’Afrique noire. C’est une des « résolutions » du G8 lors de son Sommet à Gênes en Italie, en juillet 2001. Pourquoi cette résolution qu’on peut qualifier d’énigmatique ? Tout simplement parce que tous les efforts consentis pour sortir cette région du sous-développement n’ont pas donné les effets escomptés. On parle partout d’une faillite du développement (Ela, 2000a). En ce début du XXIe siècle, l’Afrique bat tous les records de ce qu’on appelle objectivement le sous-développement dans les sociétés contemporaines. C’est un des grands foyers de la famine et de la malnutrition, des guerres civiles et de toutes sortes de maladies : le paludisme et le sida, entre autres, y font un ravage terrible. Du point de vue politique, la démocratie y a fait un léger progrès depuis le regain démocratique dans le monde au début des années 1990. Elle semble acquise dans la mentalité des populations (Toulabor, 2001). Bref, exprimé dans les termes admis par les Nations Unies à la fin des années 1990, on dira que l’Afrique au sud du Sahara détient le plus faible indice de développement humain (IDH) au monde (Programme des Nations Unies pour le développement, 2001). Cela signifie que ses populations, comparativement à celles des autres régions du monde, sont les plus privées du minimum de biens économiques, sociaux et politiques essentiels pour assurer la liberté, la sécurité et le bien-être social de la personne. C’est-à-dire les biens essentiels qui donnent le sens à la vie, et procurent la dignité à l’existence humaine. Pourquoi en est-on arrivé là ? L’agrégation de deux paramètres principaux de régulation sociétale donne une réponse à cette question fondamentale. Une large part de la situation dramatique de l’Afrique revient à l’impéritie et au cynisme des dirigeants africains qui n’ont pas su ou voulu engager leurs peuples sur la voie d’un développement Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 35 économique et social [7] original. Mais cette Afrique – où à de très rares exceptions près, la condition humaine ne cesse de se détériorer – est aussi l’Afrique des hommes et des femmes politiques africains que les grandes puissances du monde, l’Europe de l’Ouest, l’Amérique du Nord, le japon, etc., ont courtisée, financée, armée et corrompue. L’échange inégal et le néo-colonialisme ont déterminé une forme de coopération internationale puis une mondialisation qui favorisent les pays du Nord et profitent à une minorité africaine à conscience identitaire limitée, et donc peu ou pas soucieuse des intérêts collectifs. L’aide au développement, au lieu de contribuer à l’épanouissement politique, économique, social et culturel des populations africaines les a, au contraire, maintenues ou plongées dans la pauvreté et l’exclusion. Pendant ce temps, les élites militaires et politiques, technocrates et autres rentiers de l’aide publique au développement (APD), vivent grassement avec la tacite connivence des puissances occidentales. Depuis les mouvements des indépendances africaines, force est de constater que les puissances occidentales se sont toujours liguées contre les leaders politiques qui ont voulu édifier des sociétés démocratiques, développées sur le plan économique et social. Qu’il suffise de citer, entre autres, les cas de Sylvanus Olympio, Kwame N’Krumah, Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Amilcar Cabral. Corollairement, ces puissances ont toujours appuyé et aidé les chefs d’État africains autocrates et despotes dont on sait pertinemment qu’ils détournent à d’autres fins les fonds octroyés pour le développement social par les grands bailleurs que sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) notamment. Le cas le plus probant est le rapport de domination de la France avec les États postcoloniaux d’Afrique. Le jeu politique de la France pendant les mouvements de démocratisation du début des années 1990 illustre bien la nature des relations franco-africaines. Comment expliquer, autrement que par le contrôle et la domination de la France de ses anciennes colonies, l’ébranlement des régimes monopartites et despotiques peu après le discours de La Baule sur l’aide octroyée avec une prime à la démocratie ; et le maintien au pouvoir de certains chefs d’État africains, comme Eyadema du Togo, Bongo du Gabon, [8] Biya du Cameroun, qui ont été, entre-temps, ébranlés par les soulèvements populaires et les Conférences nationales au lendemain du discours de Chaillot sur le respect du rythme de démocratisation pro- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 36 pre à chaque pays ? Mais on est peu porté – à tort ou à raison – à montrer le poids déterminant de la France dans le maintien ou le retour de l’ordre ancien déguisé en une fallacieuse démocratie : « L’on n’a cependant pas suffisamment insisté sur le caractère décisif des soutiens internationaux dont bénéficie ce processus de restauration de l’autoritarisme, notamment dans les pays sous influence française » (Mbembe, 1993 : 17). Bien sûr, la crise africaine ne s’explique pas seulement par les rapports de domination des puissances du Nord. La marge de souveraineté dont disposent les pays africains n’a guère été mise au service du développement national. Cet espace a été utilisé tragiquement pour mettre en œuvre des mécanismes répressifs et extravertis comme moyens de régulation politique, sociale et économique. Pour bien appréhender les conséquences sociétales de cette façon de gouverner, il faut un nouveau cadre d’analyse qui permet de mettre en évidence les forces sociales qui travaillent l’Afrique du dedans et par en dedans. Il s’agit en fait de répondre à la question fondamentale suivante : comment le sujet social africain a-t-il réagi ou réagit-il face à un modèle de développement qui lui a tourné le dos, c’est-à-dire qui ne donne pas de réponses appropriées à sa condition d’existence ? Seul un cadre d’analyse d’inspiration interactionniste donnant à l’Africain un statut d’acteur social intentionnel, permet de répondre de façon satisfaisante à cette interrogation. Dans cette perspective, on cherchera à saisir les motivations à agir, les logiques qui sont derrière les pratiques sociales de l’homo africanus face à la faillite du développement. Cette démarche permet de comprendre que pendant les décennies dites perdues pour le développement (1960-1970 et 1970-1980), les populations urbaines et rurales africaines ont toujours donné des réponses innovantes de survie et même de vie, par des pratiques populaires qui leur ont permis de faire face aux conditions difficiles d’existence (Ela, 2000a ; Engelhard, 1998 ; Latouche, 1998). On petit donc, d’une certaine manière, considérer la faillite du développement comme une résistance de l’Afrique profonde à la voie escamotée d’un modèle unique de développement [9] dans laquelle les États postcoloniaux et les puissances du Nord l’ont engagée. Cette résistance s’est traduite par l’émergence des « formes concrètes d’une socio-économie enracinée dans les cultures du terroir » (Ela, 2000a : 60). Ce sont des lieux où les sujets sociaux s’auto-organisent pour fai- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 37 re des échanges du capital et de la sociabilité (Assogba, 1997). Cette socio-économie a connu au cours des années des changements structurels pour se transformer en une véritable économie populaire qui couvre divers secteurs de la société : agriculture, commerce, transport, santé, artisanat, etc. (Ela, 1998 ; Monga, 1997 ; Peemans, 1995). Les activités d’économie populaire répondent, tant bien que mal, aux besoins essentiels des populations et améliorent les conditions de vie des groupes en milieux urbain et rural. L’économie populaire, bien qu’enracinée dans le socle culturel africain, n’a pas été reconnue à sa juste valeur dans les politiques et programmes de développement. Or, elle possède une potentialité développementale capable d’améliorer, progressivement et de manière durable sur un grand territoire, les conditions de vie des populations africaines. En effet, pendant qu’entre Cancer et Capricorne les uns trouvent un continent qui se meurt, une catastrophe permanente, un continent de toutes les calamités (selon l’expression de la Banque mondiale) où aucune âme ne devrait plus vivre longtemps, d’autres, au contraire, y découvrent une autre Afrique : « [...] il suffit de s’aventurer entre Capricorne et Cancer pour recevoir au visage cette réalité d’une autre Afrique, vivante celle-là, gaie, entreprenante, où l’on dit avec humour que si la situation est toujours désespérée, elle n’est jamais grave. De ce continentcrassier surgissent des pépites humaines, cinéastes, musiciens, sportifs, mais aussi, surtout, ces hommes et femmes sans feu ni lieu qui inventent leur survie au jour le jour, échappent aux critères cartésiens du développement édifié par l’homme blanc » (Fottorino, 1991). C’est dans cette Autre Afrique que s’opèrent les véritables transformations sociales qui traversent quotidiennement le continent noir. C’est au sein de cette Autre Afrique que les sujets sociaux s’ingénient à améliorer les conditions d’existence humaine. C’est dans cette Autre Afrique que survit et vit la plus grande partie de la population. Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, c’est de cette Autre Afrique que doit partir historiquement tout [10] processus de développement, entendu dans le sens simple d’amélioration généralisée des conditions de vie des êtres humains (Braudel, 1980), en l’occurrence des peuples africains. Au cours des cinq dernières décennies, le monde a fait une avancée extraordinaire dans le domaine de la science et des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC). Parallèlement, il y a eu une évolution de la sensibilité de la communauté inter- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 38 nationale par rapport aux valeurs humanistes fondamentales. La réappropriation de ces valeurs universalistes par les cultures singulières des sociétés contemporaines se réalise plus ou moins bien, selon le jeu dialogique entre les contingences historiques et l’irréversibilité des mentalités (des communautés de différentes aires culturelles), par rapport à la sécurité matérielle et aux idées de démocratie, de liberté, d’égalité, de droits de la personne et du respect de la dignité de celleci. Mais cette dialogie est historiquement le lieu d’un processus de rationalisation de l’évolution de la « morale universaliste » (Boudon, 2000b). À cet égard, derrière le débat sur la mondialisation contemporaine, se posent avec force des questions d’éthique. Les valeurs et les idées irréversibles qui viennent d’être évoquées sont porteuses d’innovations sociales auxquelles aspirent les personnes et les peuples de la planète. Dans son fonctionnement, le système-monde doit refléter les valeurs qui consacrent la dignité humaine. Le débat sur le développement dans le contexte de la mondialisation doit placer la personne entendue, non pas dans le sens libéral du terme, mais dans son sens humaniste, c’est-à-dire l’individu porteur de valeurs humaines. Pour un développement social minimum de l’humain (DSMH) Retour à la table des matières À force de réfléchir sur l’histoire de l’Afrique moderne et plus particulièrement sur la crise qu’elle connaît depuis les quatre dernières décennies, un doute semble persister sur l’Africain, et à quelques reprises, la question du statut que l’on attribue à l’Africain en tant qu’être humain dans l’évolution du système-monde s’est posée. C’est ainsi qu’au début des années 1970, face à l’Afrique subsaharienne qui n’a toujours pas réussi à décoller et connaît le chaos démocratique, alors qu’elle a eu [11] sa chance, les vieux débats anthropologiques ont refait surface. Dans une interview au début de l’année 1991, Michel Leclercq, collaborateur à Paris-Match, a posé crûment la question suivante à René Dumont, agronome et tiers-mondiste bien connu : « Tout cela n’est pas très encourageant. À croire qu’une malédiction pèse sur l’Afrique ! Ou faudrait-il se résoudre a avancer que Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 39 la race noire est, décidément, une race handicapée ? » (Leclercq, 1991.) Quant à Guy Georgy, ancien fonctionnaire de la France d’outre-mer, il affirma carrément dans une interview accordée au Point, que les Africains sont ludiques (Georgy, 1990). Parallèlement aux doutes et idées reçues qui ont toujours jalonné l’histoire d’un certain africanisme et colonialisme, des comparaisons se font aussi entre les pays d’Afrique au sud du Sahara et ceux du sudest asiatique. L’Asie a décollé. Pourquoi pas l’Afrique ? « Les Asiatiques sont moins ludiques que les Africains. Ils ont un long passé, un culte du travail », répond Guy Georgy. « Pourquoi, à votre avis, les Africains ont-ils échoué là ou vous (Asiatiques) réussissez bien ? », a demandé René Dumont à un économiste de Taïwan. Celui-ci a répondu en forme de charade : « Les Africains n’ont pas connu Confucius. » Cela voulait probablement dire que l’Afrique accuse 25 siècles de retard culturel sur les Asiatiques, notamment les Chinois. Quant à l’historien français Bernard Lugan, il refuse sans ambages tout génie agricole à l’Africain : « En définitive, les Africains ont gaspillé la nature au moment où les Asiatiques l’aménageaient minutieusement » (Lugan, 1989). Oui, les pays de l’Asie du Sud ont décollé. Situés à un niveau socio-économique quasi semblable à celui des pays d’Afrique au moment des indépendances en 1960, certains pays asiatiques (notamment l’Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande) sont devenus des puissances moyennes avant de connaître des crises. Pour les afropessimistes, l’Afrique serait donc un cas désespéré. Elle n’a pas su saisir, et ne saura probablement jamais saisir sa chance pour se développer. Les pays du Nord devraient donc laisser tomber l’Afrique. Elle serait d’ailleurs à la dérive. Alors pourquoi faudrait-il espérer qu’elle fasse encore partie du concert des nations ? Il paraît donc assez clair, et parfois crûment, qu’on n’a pas admis et qu’on continue de ne pas admettre le statut d’être humain à l’homo africanus dans la culture de l’universel de ce [12] temps, culture déterminée comme une donnée constitutive du dialogue entre les civilisations. Or, écrit Braudel, « le passé des civilisations n’est que l’histoire d’emprunts continuels qu’elles se sont faites les unes des autres, au cours des siècles, sans perdre pour autant leurs particularismes, ni originalités » (Braudel, 1998 : 38). Toutefois, dans ce vaste héritage commun, il y a une espèce de doute et de lassitude générale vis-à-vis de l’Afrique. Mais l’Afrique a tout pour faire tomber ce dou- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 40 te, cette lassitude, et connaître une renaissance. Nous ne voulons pas ici rouvrir la controverse scientifique sur l’Afrique antécoloniale, ni sur l’antériorité nègre de la civilisation égyptienne. Nous ne parlerons pas de l’Afrique noire qui n’aurait connu ni roue, ni charrue, ni écriture, ni traction animale. Nous ne parlerons pas de l’Afrique des esclaves, ni du colonialisme, ni de l’impérialisme qui seraient responsables de tous les maux du continent noir. Nous voulons parler plutôt de l’Afrique qui est entrée dans le concert des nations modernes il y a une quarantaine d’années, et qui a formé, malgré tout, des hommes et des femmes de lettres et de sciences, des ingénieurs et des techniciens, des penseurs, des gens d’action, des gens d’affaires et des entrepreneurs. Mais comme on le sait, ce capital humain n’a guère trouvé les conditions politiques et sociales adéquates pour contribuer à la croissance et au développement des pays africains. Nous voulons parler de l’Afrique des braves paysans, des artisans, des commerçants, des gens d’affaires, des entrepreneurs qui, malgré tout, innovent chaque jour. Tout ce monde demande des élites politiques capables d’élaborer un projet de société, d’instaurer des États démocratiques soucieux d’un réel développement économique, social et culturel de l’Afrique contemporaine ; de l’Afrique qui compte d’abord sur ses propres forces et ensuite sur la coopération internationale. Les pratiques des populations faites d’improvisation, de bricolages et de débrouille représentent les forces potentielles de développement de l’Afrique. Mais aussi ingénieuses soient-elles, ces pratiques ne sauraient constituer un projet de société. Limitées dans leur efficacité face à la science, à la technologie, aux maladies, à la faim et aux souffrances de toutes sortes qui frappent enfants, femmes, hommes, jeunes et vieillards, ces pratiques ne sont pas porteuses à long terme d’innovations [13] sociales qui garantissent la dignité humaine. À la croisée des chemins où l’Afrique se trouve actuellement, ses élites gouvernantes doivent savoir considérer les pratiques sociales populaires comme un tremplin vers des conditions d’existence meilleures pour les populations. C’est dans une telle Perspective que les États africains doivent inscrire les politiques et programmes de construction nationale de même que ceux qui ont trait à la coopération et au développement international. Dans cette optique, la mondialisation est un fait historique de convergence des cultures et des civilisations pour l’épanouissement total de tous les êtres humains. Si, jusqu’ici, le pro- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 41 cessus d’emprunts s’est fait dans des rapports inspirés principalement par l’égoïsme personnel et collectif, il faut maintenant que la convergence culturelle se réalise dans un nouveau cadre de pensées et d’actions où les antagonismes politiques, économiques, culturels et sociaux sont assumés dans le sens d’une solidarité humaine. L’utopie 7 de la convergence et de la solidarité suppose une éthique fondée sur le principe d’un développement social minimum garanti pour toute personne humaine dans sa totalité, comme un être individuel responsable, une personne morale et un être social redevable à la société. Mais la manière dont la politie s’exerce en Afrique, la position périphérique du continent dans le système mondial et les conditions infra-humaines dans lesquelles se trouvent encore les populations africaines après plus de quarante ans d’indépendance, laissent voir une absence totale de l’éthique dans la gouvernance nationale et internationale du continent. Dans son acceptation générale, l’éthique est la volonté de respect de la dignité de la personne. Dans l’ensemble de ses expressions, ce respect représente la valeur fondamentale de l’éthique (Chabot, 1998). Or, la liberté et l’épanouissement de l’individu demeurent la fin première de l’action politique. Mais l’individu ne vit pas dans un vide social ; il se fait, il se construit à travers et par les réalités contemporaines qui l’entourent (Müller, 1998). C’est par l’éthique que les êtres humains s’interrogent sur le sens de [14] leur vie, leurs relations à la nature, leurs rapports entre eux et avec les actions qu’ils mènent (Porcher et Abdallah-Pretceille, 1998). Le moment est venu, pour les dirigeants africains et ceux du monde, de se questionner sur le sens de la vie humaine en Afrique, en renouant avec les principales caractéristiques de l’éthique que nous rappelle Zarifian (1999) : - L’éthique prend racine dans les rapports sociaux réels ; - Elle part des passions et des contradictions qui émergent de ces rapports ; 7 Le terme utopie est utilisé ici dans son sens politique et social, c’est-à-dire un idéal dont on sait qu’il ne sera jamais parfaitement réalisé, mais que l’on cherche quand même à réaliser toujours un peu mieux. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 42 - L’éthique montre intellectuellement le chemin à suivre pour maximiser l’impact de ce qui va dans le sens du « bon » ou du « bien », et minimiser ce qui tire les hommes vers le « mauvais » ou le « mal ». « Le bon est ce qui renforce notre puissance de vivre, de penser et d’agir au maximum de nos potentialités et en accord avec ce qui les conditionne. Le mauvais est ce qui la limite » (Zarifian, 1999 : 176). L’éthique indique un comportement intelligent en proposant les voies et les principes que l’on peut décider de respecter, en toute connaissance de cause. L’éthique est une façon de guider les hommes dans un devenir incertain. Aujourd’hui, l’éthique doit prendre en compte la mondialisation des rapports sociaux et des effets tangibles qu’elle produit : le local devient le global. Dans cette optique, l’éthique doit poser mondialement les questions du « bon » et du « mauvais » telles qu’elles se présentent pour le devenir de l’humanité. Nous présumons que seule une éthique de la liberté, telle que développée par Spinoza, serait appropriée pour donner un sens humaniste à l’action politique nationale et internationale en Afrique. L’éthique de Spinoza a ceci de remarquable qu’elle parvient à concilier deux approches du « bon » qui paraissent contradictoires de prime abord (ibidem : 178). La première approche ou tendance reconnaît le plein développement de l’individualité, c’est-à-dire de ce que chaque individu porte en lui de potentialités. L’intelligence que l’individu acquiert de celles-ci se trouve à la base de la conquête de la liberté. La deuxième approche reconnaît le plein développement de la [15] communauté humaine, c’est-à-dire l’expression des affections mutuelles et des interactions entre les êtres humains, cet ensemble dynamique qui donne une force à chacun des membres de la communauté et lui permet de libérer toutes ses potentialités ou possibilités pour le vivre ensemble. L’éthique de la liberté est construite sur l’interdépendance complexe entre le développement de l’individualité et celui de la communauté. Aucune tendance n’est sacrifiée à l’autre, car la « communauté des humains est l’horizon mouvant de cette interdépendance » (Zarifian, 1999 : 178). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 43 Comme toute éthique, l’éthique de la liberté met en évidence une connaissance des ressources qui peuvent nous permettre de progresser dans le sens de la liberté ; liberté qui n’est jamais totale, mais toujours partielle ; jamais achevée mais toujours inachevée. Liberté qui est donc sans cesse à conquérir. Les discours sur la démocratisation et le développement de l’Afrique ne peuvent plus demeurer de vains mots. On doit trouver une voie pour qu’ils se traduisent dans des faits concrets et deviennent réalité. Une lecture attentive des mouvements sociaux des deux dernières décennies dans les pays africains et du contexte mondial nous indique qu’une telle éthique ne peut être que celle de la liberté. En effet, si les populations (hommes, femmes, jeunes) luttent pour la démocratie, c’est pour affirmer leur volonté de vivre librement. À l’instar d’autres peuples, si les populations africaines prennent quotidiennement des initiatives d’économie populaire ou d’autres pratiques sociales, c’est pour affirmer le désir de vivre plus librement et plus pleinement dans un continent riche et dans un monde qui dispose d’énormes ressources suffisantes, pour permettre à chaque individu de développer pleinement les potentialités d’une production orientée vers les attentes de la vie humaine. On peut supposer avec Zarifian (1999) un Peuple-Monde dont le système de valeurs unificateur est l’éthique de la liberté. Pour favoriser l’épanouissement de l’individualité de chaque personne et le développement de toute société ou communauté humaine, l’éthique de la liberté doit garantir à chacun et à tous un développement social minimum (DSM). Tout comme en 1945, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, le SMIG [16] (salaire minimum interprofessionnel garanti) et le SMIC en 1968 (salaire minimum interprofessionnel et de croissance) 8 ont été institués en guise de mesure de protection sociale en matière de revenu, l’éthique de liberté des sociétés contemporaines mondialisées exige l’institutionnalisation du DSMH (développement social minimum de l’humain). Le DSMH garantit à toute personne les biens essentiels économiques (BEE), les biens essentiels politiques (BEP), les biens essentiels culturels (BEC) et les biens essentiels psycho-sociaux (BES). Dans l’univers du développement des sociétés 8 La notion méthaphorique de SMIC culturel à l’école a été employée par Christian Baudelot et Roger Establet, « Pour l’instauration d’un SMIC culturel à l’école. Quelques éclaircissements », dans Sociologie et sociétés, vol. XXIII, no 1, 1991, p. 181-187. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 44 humaines, l’éthique de la liberté interpelle les dirigeants africains et les grandes puissances mondiales. Du point de vue de la condition humaine et de la situation de l’Homme dans l’histoire, la vraie question est et doit être celle-ci : quel est le besoin minimum vital qui doit être satisfait dans les principaux domaines qui structurent l’existence humaine et lui servent de champ d’épanouissement ici-bas ? Le DSMH renvoie d’abord à la définition objective et subjective d’un besoin minimum vital qui devrait être satisfait chez la plus pauvre personne de la plus pauvre des sociétés du monde. Ensuite, il faut définir un niveau plancher au-dessous duquel ne devrait pas se situer la plus sous-développée de la plus sous-développée des sociétés contemporaines. Au total, il s’agit d’introduire une réglementation, dans l’état de nature humaine et sociétale, qui reconnaît les droits des plus faibles dans un monde régi par la loi du plus fort. Dans le cas du développement de l’Afrique, cette loi s’applique aussi bien dans les rapports sociaux internes qu’externes. Dans cette perspective, c’est une obligation morale et politique de tous les pays du monde en général et des États africains en particulier, de concilier les droits et les faits. La proposition fondamentale du DSMH ouvre des pistes fécondes à la réflexion et aux pratiques de l’utopie de la convergence et de la solidarité. L’éthique de liberté indique les principes suivants qui doivent guider nos actions. Principe 1 : la générosité, le respect de l’autre, la [17] coopération et le renforcement mutuel face aux problèmes de la mondialité doivent inspirer les actions des Hommes. Principe 2 : le développement est une réponse relative au sentiment de sécurité propre à l’homme. Autrement dit, c’est un processus, une pratique sociale que les hommes situés et datés mènent pour améliorer leurs conditions de vie. Principe 3 : les facteurs fondamentaux qui déterminent le processus du développement et sa réussite, c’est-à-dire la science, la technique, la pensée des sciences de la nature et le rationalisme, constituent le patrimoine du genre humain. Principe 4 : il appartient à chaque peuple de s’organiser politiquement, économiquement, socialement et spirituellement, pour être en mesure de profiter des valeurs scientifiques, techniques, philosophiques et spirituelles de l’humanité afin de vivre dignement et concilier science et conscience. Principe 5 : la reconnaissance des cultures « autres », le pluralisme culturel ou l’humanité plurielle, toutes ces notions ne doivent pas être incompati- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 45 bles avec la nécessité d’un dénominateur commun à tous les peuples de la terre, à savoir le DSMH. Principe 6 : la modernisation, comprise comme une façon nouvelle de penser et de faire le soi et le monde, est une valeur que toute société doit promouvoir. Principe 7 : toute science, toute technique, tout savoir ou toute pratique sociale (d’origine endogène ou exogène) qui favorisent le DSMH (et davantage) doivent être valorisés et mis au service de l’épanouissement total des personnes. Ainsi, par exemple, les savoirs et les pratiques sociales qui émancipent les Africains des traditions séculaires responsables de la maladie, de la faim, de la malnutrition, de l’ignorance, de la mortalité infantile, doivent être valorisés et constamment reformulés en fonction des nouveaux défis. Il doit en être de même en ce qui concerne les pratiques sociales africaines qui favorisent la liberté, la démocratie, l’esprit d’initiative, la créativité, l’épanouissement individuel et collectif. Principe 8 : la convergence des éléments positifs des cultures différentes est possible et nécessaire pour le développement des sociétés et de l’humanité. La proposition fondamentale DSMH nécessite une double renaissance africaine et mondiale. La renaissance africaine doit garantir les biens essentiels de la vie à chaque personne et à toutes les populations. Dans cette perspective, on doit assurer l’éducation des populations africaines. Tout le monde doit être scolarisé, recevoir une éducation moderne formelle, recevoir les soins de santé et disposer d’infrastructures sanitaires. On doit œuvrer à l’instauration d’un espace politique démocratique [18] dans lequel les individus et les groupes sociaux sont libres, solidaires et visent tous un objectif principal : l’épanouissement personnel et collectif. Le progrès, la valorisation du travail de chaque individu pour l’intérêt collectif doivent permettre l’instauration d’une économie solidaire et dont les produits satisfont les besoins fondamentaux de chacun et de tous. Enfin, sur le plan social, on doit œuvrer à l’émergence d’une société civile dans laquelle la solidarité n’est pas un vain mot. Ces changements sociaux appellent des élites politiques à conscience identitaire nationale, c’est-à-dire à une conscience identitaire qui ne se réduit pas à des intérêts égoïstes et ethniques. La renaissance africaine, c’est une société globale qui n’est plus fermée au progrès économique, scientifique, technique et social. C’est une société globale ouverte à la modernisation au sens propre du mot, Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 46 mais en même temps a une modernisation qui réussit à concilier savamment les valeurs humanistes néo-africaines qui ont pour noms la solidarité, la convivialité, l’esprit écologique, etc., et les valeurs fondamentales des temps modernes qui sont : le sens d’organisation, le contrôle, la production, la curiosité scientifique, la quête du progrès technologique, la démocratie, la formation de grands ensembles économiques et politiques, la recherche de la maîtrise de l’avenir. Dans un article fort pertinent, Mamadou Dia a montré comment on peut concilier les valeurs sociales et culturelles de l’Afrique avec les valeurs des organisations modernes pour favoriser l’efficacité, la productivité et la croissance économique (Dia, 1991). La mise en œuvre des projets et des programmes de développement doit se faire de manière à permettre le passage des pratiques populaires de survie à des pratiques sociales de vie décente pour des pans entiers de collectivités. Reste alors la renaissance mondiale. En fait, il faut reconnaître que malgré la marge de souveraineté interne de l’Afrique dans les rapports mondiaux pour réaliser sa renaissance, cette dernière a davantage de chance de réussir dans le cadre de l’instauration d’un nouvel ordre mondial dans lequel le DSMH est une donnée inconditionnelle. L’inconditionnalité, c’est l’éthique d’un système-monde qui a pour obligation politique et morale de garantir et d’assurer le DSMH à chaque être humain de la planète, quel que soit le pays où il se trouve. Les [19] États, les gouvernements et les instances internationales seraient jugés, eu égard à la démocratie (valeur universaliste irréversible), à l’aune du niveau du DSMH dans leurs pays et dans le « système-monde ». La nouvelle renaissance planétaire consistera alors à déployer un effort collectif pour faire réémerger ce que Félix Guattari a appelé « des systèmes de valeurs échappant au laminage moral, psychologique et social auquel procède la valorisation capitaliste uniquement axée sur le profit économique » (Guattari, 1992 : 26). Dès lors, la convivialité, la solidarité, la compassion à l’égard d’autrui sont des valeurs à réinstaurer. Peut-on rêver de l’avènement de l’Homme total dont parlait Frantz Fanon ? Peut-on rêver de l’Homme africain nouveau ? Peut-on rêver que les êtres humains s’entendent au-delà des différences culturelles, des conflits, des antagonismes politiques et économiques pour l’universalisation du DSMH ? Peut-on rêver d’une globalisation de l’économie et d’une mondialisation politique, cultu- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 47 relle et sociale qui offrent la possibilité d’une vie meilleure pour tous, d’une globalisation et d’une mondialisation équitable dans et entre les pays ? [20] Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 48 [21] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Chapitre II L’Afrique dans les trajectoires du système mondial Pour une approche scientifique de la crise africaine Retour à la table des matières C’est sous les contingences historiques qui lui sont défavorables dès leur origine que l’insertion forcée de l’Afrique dans les rapports avec l’Europe-Occident s’est opérée (Attali, 1991 ; Morin, 1993). Comment cette insertion dans ce qui deviendra le système mondial se réalise-t-elle en pratique ? L’histoire moderne montre que c’est sous l’expansion soutenue du capitalisme occidental, avec ses soubresauts, avec les changements en cascade qui en résultent sur l’ensemble de la « planète-terre », que l’humanité est entrée dans une ère nouvelle. Celle-ci s’est caractérisée par l’émergence d’une société-monde ou une société mondiale qui se présente comme un véritable système que l’on peut désigner par le vocable notionnel système-monde. « L’ère planétaire s’ouvre et se développe, dans et par la violence, la destruc- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 49 tion, l’esclavage, l’exploitation féroce des Amériques et de l’Afrique. C’est l’âge de fer planétaire, où nous sommes encore » (Morin, 1993 : 18). Ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui la mondialisation n’est que la continuation de la planétarisation de l’économie capitaliste dans sa phase néolibérale (Engelhard, 1996 ; Moussa, 1994) ; néolibéralisme économique mondial qui tire ses origines immédiates de la crise économique résultant du premier « choc pétrolier », en 1973, quand les pays arabes producteurs de pétrole [22] fermèrent les puits à l’Occident industriel et firent monter les prix du baril de l’or noir. Mais la mondialisation économique est le siège de contradictions et de paradoxes dans la mesure où c’est une force unificatrice et diviseuse, égalisatrice et inégalisatrice. Depuis la conquête des Amériques à la fin du XVe siècle jusqu’à la mondialisation de l’économie du marché à la fin du XXe siècle, en passant par l’expansion de l’empire du capitalisme (Amin, 1970), l’Afrique se situe dans la zone des effets pervers négatifs des contradictions internes et externes du systèmemonde 9. Logiquement, c’est donc la compréhension et l’explication de ce phénomène mondial et global qui permettront une mise en lumière de la crise quasi endémique du continent. S’agissant des sciences humaines en général et de la sociologie en particulier, elles visent, et c’est leur fonction première, à produire un savoir capable d’éclairer les phénomènes sociaux qui présentent à première vue un caractère énigmatique (Boudon, 2001a). C’est dans cette perspective que Wallerstein (1983) se représente le système-monde comme un système social (le concept de) qui a ses « frontières, ses structures, certaines règles qui le légitiment et une certaine cohérence ». Et l’auteur de poursuivre : « La vie d’un tel système est faite de forces conflictuelles qui, par leur tension, assurent sa cohésion – tout en le déchirant car chaque groupe, éternellement, cherche à refondre l’ensemble en fonction de ses intérêts » (Wallerstein, 1983 : 118). Traduit en une conceptualisation analytique, un système social se définit par les éléments princi9 Voir René Dumont, L’Afrique est mal partie, Paris, Éditions du Seuil, 1962 ; Albert Meister, L’Afrique peut-elle partir ? Paris, Éditions du Seuil, 1966 et Lumemba Kasanda, « L’Afrique et l’économie-monde, espoirs, désenchantements d’un continent », dans La Mazarine, hiver 2001, p. 81-84. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 50 paux suivants : les acteurs collectifs, les conditions dans lesquelles ils se trouvent, les structures qui résultent des relations sociales (relations entre les acteurs collectifs), les logiques de fonctionnement d’ensemble. Les dynamiques dialectiques des éléments internes et externes du système social permettent à celui-ci d’exister et de se développer (Bajoit, 1992). [23] Toute démarche sociologique qui entend créer un savoir capable de mieux faire comprendre les trajectoires de l’Afrique dans le système mondial, devrait s’inspirer d’une épistémologie et d’une méthodologie qui supposent une approche systémique des phénomènes sociaux. Ce cadre général d’analyse implique que le chercheur fasse une rupture avec le paradigme déterministe qui donne lieu le plus souvent à des schèmes d’analyse unifactorielle, par exemple les thèses culturalistes ou de la dépendance. Nous présumons que le paradigme interactionniste de type wébérien est bien pertinent pour mieux comprendre et expliquer la crise de l’Afrique (Assogba, 1999a ; Boudon, 1984). La notion de paradigme est utilisée ici dans le sens que Boudon lui donne, à savoir le langage dans lequel sont formulés les éléments fondamentaux d’une théorie. La notion de paradigme renvoie ainsi aux questions ayant trait à l’ensemble langagier par lequel la représentation épistémologique du concept d’action est décrite. Par exemple, quels sont le statut et le rôle que la théorie attribue à l’acteur social, c’est-à-dire à l’homo sociologicus ? Comment celui-ci est-il représenté dans son rapport aux contraintes structurelles du contexte social dans lequel il se retrouve ? Grosso modo, la distinction entre les deux types de paradigmes se présente en ces termes. Le paradigme déterministe emploie en général dans son langage des propositions de forme « A (antérieur à B) explique B ». L’homo sociologicus est perçu comme n’ayant pratiquement pas d’autonomie dans ses comportements. Tout se passe comme s’il était soumis plus ou moins aux influences des facteurs antérieurs ou extérieurs. Pour caricaturer, on peut dire que la crise de l’Afrique s’expliquerait essentiellement pas sa dépendance vis-à-vis les anciennes métropoles. Ou encore que le sous-développement du continent s’expliquerait par la culture africaine qui semble incompatible avec la modernisation. Quant au paradigme interactionniste, il conçoit un contexte social défini certes par des contraintes structurelles, mais Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 51 dans lequel agit l’homo sociologicus qui est un acteur doté d’intentionnalité, jouissant d’une certaine liberté, doté de différentes formes de rationalité, etc. Une théorie interactionniste explique alors un phénomène social donné comme étant le résultat de l’agrégation de l’ensemble des actions [24] d’acteurs sociaux situés dans un système social donné. Ainsi, la « crise » africaine serait, toutes choses étant égales par ailleurs, le résultat de l’ensemble des actions des différents acteurs sociaux du système-monde 10. Le choix d’une théorie interactionniste est certes un élément nécessaire pour une meilleure explication et compréhension de la situation de l’Afrique, mais il est insuffisant. L’interactionnisme de type wébérien (Assogba, 1999a : 179-206) doit être doublé d’une sociologie cognitive, c’est-à-dire une sociologie à visée scientifique dont la portée heuristique se révèle capable de générer un savoir dont l’objectif principal est de contribuer à rendre plus compréhensible un phénomène social complexe qui est opaque à une sociologie spontanée. Bref, une sociologie à visée scientifique a pour objectif premier d’apporter une contribution à l’éclairage de la réalité sociale (Dubois, 2000). Ses caractéristiques principales sont : - l’usage d’un langage sociologique clair, c’est-à-dire ni verbeux ni hermétique, afin de permettre au chercheur de questionner la réalité en des termes simples ; - une « sociologie scientifique » en mesure de développer une réflexion d’ordre méthodologique, dans le sens d’une analyse critique des recherches antérieures permettant d’enrichir la pensée scientifique ; 10 Pour approfondir les connaissances sur les paradigmes en général et les paradigmes sociologiques en particulier, le lecteur peut lire avec intérêt les ouvrages principaux suivants : - Thomas Kuhn, Les structures des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970. - Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, Presses universitaires de France, 1ère édition, 1977. - Yao Assogba, La sociologie de Raymond Boudon. Essai de synthèse et applications de l’individualisme méthodologique, Sainte-Foy/Paris, Presses de l’Université Laval/L’Harmattan, 1999. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 52 - enfin, une sociologie qui prend ses distances par rapport aux idées et formules dogmatiques. Le chercheur africain ou le chercheur africaniste qui postule une telle scientificité et adopte une attitude en conséquence constate, au cours de sa démarche de recension des écrits, que [25] les sciences sociales appliquées au développement prennent le plus souvent des couleurs normatives ou prescriptives. Au lieu d’énoncer des jugements de réalité, nombre de chercheurs ont plutôt tendance à émettre sans cesse des jugements de valeur sur le développement. C’est l’approche que Olivier de Sardan et le courant de pensée de l’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD) appellent le populisme développementaliste. Sous l’angle sociologique, Olivier de Sardan définit le populisme comme un certain type de rapport social (idéologique, moral et scientifique) et symbolique que des intellectuels et experts ont avec le peuple 11 (Olivier de Sardan, 1995 : 98-99). Ce rapport est producteur de la connaissance ou de l’action et parfois les deux en même temps. Mais comme le populisme génère chez l’observateur une sympathie pour le peuple ou les gens d’en-bas, cet enquêteur produit généralement un savoir à partir de ses propres valeurs. Sur le terrain, le populisme développementaliste permet la critique des modèles de développement dominants et appelle au respect des populations concernées. Mais son exaltation de la participation paysanne s’assortit volontiers de stéréotypes naïfs. Comment défendre la cause du monde d’enbas « sans tomber dans la langue de bois et les illusions militantes ? », se demande en dernier ressort Olivier de Sardan (ibidem : 99). La fonction cognitive des sciences sociales et de la sociologie en particulier exige du sociologue qu’il fasse la rupture avec le populisme développementaliste. Par ailleurs, l’approche systémique veut que le phénomène social macroscopique qui fait l’objet d’études provienne de la juxtaposition des actions individuelles ou collectives des acteurs 11 Jean-Pierre Olivier de Sardan, Introduction. Les trois approches en anthropologie du développement, 2001, 21 pages (version manuscrite). Cette introduction, précise l’auteur, a été écrite au début de 2001 pour l’édition anglaise de son ouvrage en français (1995). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 53 sociaux qui sont dans un contexte donné. Dans cette perspective et dans le cas qui nous intéresse ici, la crise du développement en Afrique est le résultat de l’interaction entre le peuple et le groupe formé par les « développeurs » (élites nationales, experts internationaux, [26] théoriciens et praticiens du développement). Bref, entre ce qu’un sociologue ivoirien appelle les en-bas d’en-bas et les en-haut d’enhaut. Dans ce sens, le sociologue doit rompre aussi avec ce que nous pouvons appeler l’« élitisme développementaliste », c’est-à-dire la représentation « occidentalo-centriste » de la modernisation et le rapport défavorable des développeurs aux savoirs et aux techniques populaires comme facteurs potentiels de développement. La crise africaine résulte également de la nature des rapports entre les gens d’enhaut, c’est-à-dire les classes dirigeantes africaines, les anciennes métropoles, les puissances du Nord, les grandes multinationales et les grandes organisations internationales bailleresses de fonds, notamment la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). La sociologie à visée scientifique doit considérer à sa juste valeur la position et le poids de ces facteurs dans la dynamique interactionniste de tous les acteurs sociaux datés et situés à l’intérieur du processus générateur de la crise ou du problème de l’Afrique. Comme le remarque bien Samir Amin, dans un texte de conférence prononcée dans le cadre d’un congrès annuel de l’Association canadienne des études africaines (ACEA), la « collusion entre les classes dirigeantes africaines et les stratégies globales de l’impérialisme est donc, en définitive, la cause ultime de l’échec. On retrouve alors, dans le fonctionnement de ces collusions, toutes les dimensions des préoccupations de la stratégie des impérialismes dans l’Après-Guerre (1945-1990), en particulier sa dimension géostratégique » 12. En dernière analyse, la démarche la plus pertinente pour produire un savoir à grande valeur heuristique, consiste donc à considérer la situation de l’Afrique dans le système mondial comme un objet auquel il est possible de porter une attention scientifique. Cet objet peut être représenté, selon l’expression de Olivier de Sardan, comme une configuration développementiste qui met en relation dialectique diffé12 Samir Amin, Aux origines de la catastrophe économique de 1’Afrique, Conférence prononcée au Congrès annuel de l’Association canadienne des études africaines (ACEA), Montréal, Université McGill, 1996, p. 15, texte miméographié. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 54 rents acteurs sociaux dont les intervenants en développement : experts, technocrates, hauts [27] fonctionnaires, volontaires, organisations non gouvernementales (ONG), chercheurs, techniciens, professionnels de projets, praticiens de terrain, etc., et les populations. La configuration développementiste renvoie aussi à des institutions publiques et privées, nationales et internationales, bilatérales et multilatérales ; elle mobilise des ressources matérielles, financières et symboliques importantes. Le sociologue n’étudie pas un phénomène social pour le « condamner » ou en faire l’éloge, l’apologie. Il construit l’objet de recherche à partir d’un appareillage méthodologique propre à la discipline de la science du social. La démarche de construction doit lui permettre d’appréhender le phénomène social étudié comme un ensemble de système complexe fait d’institutions, de structures sociales, d’interactions entre divers acteurs sociaux intentionnels qui ont de « bonnes raisons » d’agir d’une façon particulière selon le contexte dans lequel ils sont placés 13. Le modèle cognitiviste proposé par Boudon inclut la rationalité axiologique de Weber et la rationalité post-newtonienne selon le néologisme de Boudon lui-même. Ce modèle semble le plus approprié, dans l’état d’avancement actuel de la fonction cognitive de la sociologie contemporaine, pour faire un objet d’étude scientifique des relations entre les composantes d’une réalité sociale complexe (Boudon, 1995 et 2001a). En effet, le modèle cognitiviste appartient au paradigme interactionniste, et l’interactionnisme désigne les types d’analyse qui considèrent les interactions sociales comme des données fondamentales de la réalité sociale. À partir de ces données empiriques, il est possible de déceler et de mettre en évidence à l’intérieur des structures [28] sociales concrètes, les logiques, 13 Au sens boudonien, par bonnes raisons, il faut entendre les raisons qui dans le contexte de l’acteur social sont bonnes, même si elles sont jugées fausses par l’observateur. De façon analytique, la notion de bonne raison renvoie aux argumentations de l’acteur social comportant au moins un énoncé contextuellement valide. Bien sûr, l’acteur n’a pas par définition la possibilité de distanciation par rapport au caractère situationnel de l’énoncé. Eu égard à la validité de celui-ci, la notion de bonne raison suppose la présence d’un observateur distancié, capable de voir et de juger le caractère contextuel de l’argumentation (jugement de réalité) de l’observé. (Lire Raymond Boudon, « Pourquoi devenir sociologue ? Réflexions et évocations », dans Revue européenne des sciences sociales, tome XXXIX, no 120, 2001, p. 5-30). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 55 les stratégies des acteurs sociaux par rapport aux contraintes contextuelles. On peut aussi appréhender les pratiques et les représentations sociales, identifier des phénomènes conjoncturaux et structuraux. De plus, le modèle cognitiviste a la propriété de rompre avec le relativisme ambiant et les théories culturalistes dominantes dans la sociologie. Autrement dit, le modèle boudonien souligne la transculturalité et l’universalité de beaucoup de normes et de croyances : « Car, n’en déplaise aux culturalistes, il existe bel et bien des croyances universelles. Il est entendu qu’on coupe la main des voleurs dans certaines sociétés et qu’on les laisse plutôt courir dans d’autres ; que la politesse veut tantôt qu’on ôte son chapeau et tantôt qu’on le garde ; mais le vol et l’impolitesse font l’objet d’une condamnation universelle » (Boudon, 2001a : 21). Le paradigme interactionniste avec ses principales caractéristiques épistémologiques et méthodologiques est fort pertinent en sociologie appliquée au développement, dans la mesure où les phénomènes sociaux de développement ont la particularité de donner lieu à de nombreuses interactions. En outre, ces interactions sont entre des acteurs sociaux issus d’univers sociaux et symboliques très variés, ayant des statuts différents, disposant de ressources hétérogènes et poursuivant des stratégies bien distinctes (Assogba, 1999a). Pour terminer l’élaboration du cadre théorique et méthodologique dans lequel ce livre veut s’inscrire dans le but de contribuer, tant soit peu, à une meilleure explication et compréhension de la crise africaine, il importe de souligner que la fonction cognitive de la sociologie du développement ne veut pas dire, bien entendu, qu’il ne faille pas émettre de valeurs morales ou politiques sur les diverses formes de développement. En fait, c’est en produisant au préalable un savoir qui apporte de nouvelles connaissances du développement considéré comme un phénomène social, que la sociologie pourrait prétendre à « sa contribution » aux processus du développement. Cette proposition remonte d’ailleurs à Max Weber, dans la fameuse conférence sur « Le métier et la vocation d’homme politique » (Politik als Beruf, 1919), où il proclame l’impossibilité pour le savant de se faire le champion de convictions pratiques au nom de la science. Pour le sociologue allemand, seule la discussion des « moyens » nécessaires pour [29] atteindre une « fin » Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 56 déterminée au préalable, peut légitimement revendiquer la contribution de la raison scientifique 14. Crise africaine ou l’Afrique enfermée dans la cage du développement au sein du système mondial Retour à la table des matières Dans son sens commun, le mot crise signifie souvent une menace, une épée de Damoclès, un danger pour une société, un pays. Mais le mot crise revêt également une autre signification. Crise vient du mot grec krisis qui veut dire l’instant du choix. Sous cet angle, le mot « n’implique pas nécessairement une ruée forcenée vers l’escalade de la gestion. Il peut au contraire signifier l’instant du choix, ce moment merveilleux où les gens deviennent brusquement conscients de la cage où ils se sont enfermés eux-mêmes, et la possibilité de vivre autrement » (Illich, 1977 : 12). La métaphore de la cage renvoie, bien sûr, au système mondial capitaliste, conçu comme un type de systèmemonde (une économie-monde depuis le XVe siècle) et au sein duquel l’Afrique est insérée en y occupant une position particulière, c’est-àdire périphérique (le Sud) par rapport au centre (le Nord). Mais lorsqu’on parle de la crise africaine, on réfère généralement au bilan des résultats des quatre décennies du développement de l’Afrique au sud du Sahara depuis 1960, année de l’accession à l’indépendance de la plupart des États qui la constituent. C’est ce bilan qui représente la cage où se sont enfermés les États postcoloniaux d’Afrique et les puissances du Nord. La prise de conscience de s’en sortir et de la possibilité de vivre autrement s’est donc faite à la lumière de l’inventaire très peu reluisant des effets de 40 ans d’aide au développement du sous-continent. Depuis 1990, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a introduit dans le vocabulaire du développementisme la notion de développement humain, pour désigner le processus d’élargissement de l’éventail des possibilités offertes aux 14 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Librairie Plon, coll. Le Monde en 1018, 1959. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 57 individus. C’est dans cette [30] perspective que le PNUD a proposé qu’on considère un nouvel indice, l’indicateur de développement humain (IDH) qui prend en compte, outre le pouvoir d’achat moyen dans chaque pays du système mondial, l’état de santé (espérance de vie) et le niveau d’éducation (taux de scolarisation et d’alphabétisation) de ses populations (Cordellier, 2000). Mais la première théorie générale du développement serait élaborée en 1948 par l’économiste argentin Raùl Prebisch, dans le cadre de la Commission pour l’Amérique latine dans le sillage de la proclamation et de l’adoption de la Charte des Nations Unies (Sonntag, 1994). Par exemple, selon cette théorie, les politiques de développement mises en œuvre en Afrique subsaharienne à partir de 1960 ont pour objectif général d’assurer la modernisation et l’enrichissement des nouvelles nations par l’industrialisation, secteur où elles accusaient un retard considérable par rapport à l’Occident, colonisateur du reste. Les États nouvellement indépendants disposent des ressources naturelles et d’autres potentialités qu’on peut mettre en valeur pour atteindre ce premier objectif de développement. Mais les facteurs de développement (technologies, capitaux, expertises, etc.) qui font défaut aux États africains peuvent être importés de l’extérieur (anciennes métropoles) sous formes d’aide et de coopération, de prêts, de dons, etc. La modernisation ne consiste pas uniquement à l’industrialisation. Pour construire un État national moderne, il faut aussi l’urbaniser, le doter d’infrastructures de transport et de communication, mettre en œuvre des politiques d’éducation nationale, de santé et de services sociaux, etc. Sur le plan politique, la démocratie et les droits de l’Homme qui ne semblaient pas être des facteurs déterminants du développement dans les années 1960, seront pris en compte dans la décennie 19801990 (Centre d’étude d’Afrique noire, 1994 ; Revel, 1992). Depuis, l’évaluation de l’état de développement dans le système mondial se fait à l’aune du degré de réalisation des idées et valeurs fondamentales de droits de la personne, de développement humain, de liberté et de solidarité. Le PNUD explicite clairement les principes que soustendent ces valeurs : « Les droits de l’homme et de développement humain partagent une conception et un objectif communs : assurer la liberté, le bien-être et la dignité de tous les individus, [31] partout dans le monde » (PNUD, 2000 : 1). Ces principes ont pour but de garantir : Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 58 - la liberté de vivre sans être victime de toute forme de discrimination ; - la liberté de vivre dans des conditions sociales qui ne privent pas des besoins fondamentaux ; - la liberté de vivre dans la sécurité personnelle et collective ; - la liberté de vivre dans la justice ; - la liberté de vivre totalement la citoyenneté (expression de l’opinion, exercice du droit de vote, formation d’associations, etc.) ; - la liberté de travailler sans se faire exploiter. Lorsqu’on jette un regard rétrospectif sur l’Afrique à travers la littérature, force est de constater que la plupart de ses États ont connu un échec du développement dans le sens où on l’entend depuis 1948, ou sous les divers types qui ont été définis au cours des 40 dernières années : développement rural, développement participatif, développement endogène, développement autocentré, développement intégré, développement durable, etc. L’idée dominante dans cette vaste documentation (enquêtes de sciences sociales, rapports des institutions nationales et internationales de Breton Woods et des Nations Unies) est celle d’un continent qui se meurt. L’Afrique va-t-elle mourir ? Tel est le titre, combien évocateur, que le pasteur, docteur en philosophie et docteur en théologie Kä Mana n’a pas hésité à donner à un de ses ouvrages publié au début des années 1990 (Kä Mana, 1991). Le rapport de 1999 du Programme des Nation Unies pour le développement (PNUD) signale que la plupart des pays de l’Afrique subsaharienne occupent le bas du tableau de FIDH, que la pauvreté y touche plus de la moitié de leurs populations (PNUD, 1999). Le Rapport mondial sur le développement humain 2001, publié par le même organisme, note que pour l’ensemble des nations du sous-continent, le produit intérieur brut (PIB) a progressé à raison de 1 % par année depuis 1975, ramenant à la baisse le revenu moyen par habitant (PNUD, 2001). Situation que Vittorio de Filippis évoque en ces termes : « Un seul continent [32] est aujourd’hui plus pauvre qu’il y a vingt ans : Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 59 l’Afrique. Si rien n’est fait, l’Afrique continuera sa marche à reculons. Telle est la conclusion d’un rapport de la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED) [...] selon lequel le revenu par habitant africain est aujourd’hui, en moyenne, de 10 % inférieur à celui de 1980 15. » Dans l’histoire récente de l’Afrique, certains auteurs situent l’origine de la crise dans les années 1960, qui sont généralement qualifiées d’années des indépendances africaines (Dumont, 1962 ; Meister, 1966). La crise s’est accentuée tout au long de l’aprèsdépendance, pour prendre des proportions effrayantes à la fin des années 1970 et au début de la décennie 1980-1990. En fait, les années 1980 ont été caractérisées par une crise dont la conséquence la plus marquante fut le changement structurel de l’économie mondiale et du système politique international. Ainsi, les deux grandes composantes du système mondial (les pays du Nord et les pays du Sud) ont pris des trajectoires particulières qui respectent la logique de leur position périphérique dans le système. Le Nord, qui comprenait habituellement le Bloc de l’Ouest et le Bloc de l’Est, tout en reconsolidant la sienne comme il se devait (c’est-à-dire la position de Centre dominant recherchant depuis cinq siècles l’accumulation constante de capital), a pris l’allure d’un bloc désormais monolitique du point de vue politique et économique. En effet, la fin de la décennie 1980 a été marquée par la désormais célèbre Perestroïka en Union soviétique, Perestroïka qui a démantelé le bloc de l’Est ou le bloc communiste et l’URSS, provoqué la destruction du « Mur de Berlin » et la réunification de l’Allemagne. C’est alors la fin de la guerre froide, dont la conséquence immédiate a été l’établissement de rapports politiques et économiques formels, plus coopératifs et plus associatifs entre l’Est et l’Ouest, la Russie et la plupart des anciens pays satellites ayant opté pour un régime démocratique et une économie libérale. Le Sud, tout en demeurant la Périphérie, a connu un double changement. [33] On a assisté à l’émergence de ce que l’on peut appeler le Centre-de-lapériphérie (en Asie du Sud-Est et dans une moindre mesure en Amé- 15 Vittorio de Filippis, Libération, 13 septembre 2001, p. 40, cité dans l’Éditorial de la revue Alternatives Sud, vol. 8, no 3, 2001, p. 8. Il s’agit d’un numéro sous forme d’un ouvrage intitulé Et si l’Afrique refusait le marché, Paris, L’Harmattan, 2001. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 60 rique Latine) et à la formation de la Périphérie-de-la-périphérie (en Afrique subsaharienne et dans les Caraïbes). L’an 1973. La flambée des prix du pétrole ébranle les économies de la plupart des pays du globe et particulièrement celles des pays industriels. Depuis cette période, le système mondial est entré dans une crise qui semble durer dans le temps et s’étendre dans l’espace. Elle atteindra toute son intensité et son ampleur dans les années 1980. Grosso modo, cette crise a été caractérisée par : 1) la mondialisation de l’économie, le renforcement de la concurrence ; 2) le développement spectaculaire des entreprises transnationales et multinationales, le développement des technologies nouvelles, de l’information et de la communication. Cependant, les pratiques sociales, économiques et politiques auxquelles elle a donné lieu ont varié, quelque peu, selon la position qu’occupent les pays dans la division internationale du travail. Au Nord, ces pratiques ont consisté de façon générale à un retour au libéralisme ou plutôt au néolibéralisme : déréglementation, accroissement de la production, privatisation, réduction des dépenses de l’État, gel des salaires, etc. On voit ainsi émerger ce que certains auteurs ont appelé la société managériale (De Gaulejac et al, 1994). Fondée sur le culte de la performance, cette société valorise l’excellence dans toutes les activités des citoyens. La conséquence c’est que les excellents ont une position plus ou moins bonne dans le système socioéconomique et les autres en sont exclus. Dès lors, on a assisté à une augmentation du nombre des socialement exclus : chômeurs, pauvres, sans-abri, etc. Le Sud se divise en deux groupes eu égard au développement de ses pays (Gélinas, 1994). Ainsi, certaines conditions particulières, comme la disponibilité de capitaux autochtones et étrangers, les salaires peu élevés par rapport aux pays du Nord, la maîtrise des nouvelles compétences, la conquête de nouveaux marchés, l’autoritarisme politique plus ou moins rigide, l’interventionnisme, etc., ont favorisé la modernisation capitaliste de quelques pays d’Asie du Sud-Est. Il s’agit notamment de la Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong-Kong, qu’on a appelés les Nouveaux Pays Industrialisés (NPI). C’est le [34] premier groupe du Sud ou ce que nous avons appelé auparavant le Centre-de-la-périphérie. Dans une certaine mesure, on peut inclure quelques pays d’Amérique latine dans cette catégorie en ce sens que ces derniers ont suivi un processus de développement capitaliste simi- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 61 laire pendant la même période, par exemple le Chili, l’Argentine et le Mexique. L’Afrique au sud du Sahara constituerait l’essentiel du second groupe, bien que l’on puisse y ajouter les Caraïbes et des pays latino-américains tels que le Pérou et la Colombie. Mais pour bien illustrer ce groupe, nous parlerons surtout de l’Afrique subsaharienne. Compte tenu de la nature et des formes de leur intégration au système économique mondial et de leurs régimes autocratiques, les pays de l’Afrique noire n’ont pas pu opérer, à la suite de la crise mondiale, leur repositionnement selon les mêmes modalités que les pays d’Asie du Sud-Est. En effet, les rapports entre les bureaucraties et les milieux d’affaires nationaux d’une part, puis les alliances formelles et informelles de l’État et des entreprises multinationales européennes (notamment) d’autre part, n’ont guère permis aux pays africains d’avoir accès aux technologies nouvelles, à de nouveaux marchés, ni d’acquérir et de maîtriser les nouveaux savoir-faire dans le secteur déterminant de l’industrie. En outre, ces États n’ont pas été en mesure d’insuffler aux hommes et aux femmes d’affaires un dynamisme entrepreneurial moderne, nécessaire pour répondre de façon adéquate aux nouvelles exigences de l’économie mondiale. Par ailleurs, les Programmes d’ajustement structurel (PAS) du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, qui sont les principales modalités que le Centre a mis en œuvre pour résoudre la « crise » dans les pays en développement, n’ont pas donné l’effet escompté, c’est-à-dire assurer le paiement de la dette. Bien au contraire, dans le cas spécifique de l’Afrique subsaharienne, la dette a été multipliée par environ 20 depuis 1970. C’est plutôt une diminution des investissements publics qui a permis une réduction des déficits. En plus, le produit intérieur brut (PIB) a chuté dans la plupart des pays de cette région. Les revenus provenant habituellement des cultures industrielles d’exportation tels que le café, le cacao, etc., ont nettement baissé. Les emplois sont devenus rares dans la fonction publique et parapublique qui constituait, jusqu’à la fin des [35] années 1970, le principal débouché pour les diplômés des universités et des écoles professionnelles. La pauvreté sévit plus que jamais au sein des couches défavorisées des centres urbains, semi-urbains et en milieu rural. Le chômage frappe particulièrement les jeunes. À ces problèmes économiques s’ajoutent ceux d’ordre social. L’Afrique noire connaît une poussée démographique sans précédent dans son histoire. En 1987, Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 62 elle comptait environ 450 millions d’habitants, soit deux fois plus qu’au début des années 1960, On prévoit qu’elle atteindra le milliard en 2010. Le drame de cette démographie galopante, c’est que la production agricole des pays concernés augmente moins rapidement que leur population. Sur le plan politique, la plupart des pays de l’Afrique au sud du Sahara sont passés de la dictature à la démocrature (Goumaz-Lanigez, 1992) à la fin des années 1980 et au début de la présente décennie. La démocrature, c’est la dictature déguisée en démocratie ; c’est un mélange subtil des deux formes de régime, mais avec une dominance de la première. En fait, sous des pressions intérieures (grèves, manifestations de rue) ou extérieures, l’ancienne dictature bouge et s’approprie certains mécanismes de la démocratie. La démocrature tolère alors le multipartisme mais a recours à la répression et à la violence militaire comme moyens de régulation politique. Elle accepte l’organisation d’élections multipartites mais parallèlement met en œuvre des tactiques louches pour qu’elles ne soient pas libres et transparentes, de manière à les gagner. La démocrature, c’est la coexistence de la démocratie truquée et de la dictature : formation d’un gouvernement dans lequel les ministères-clés sont détenus par les membres ou les sympatisants de l’ancien régime. La démocrature tolère plus ou moins les associations issues de la société civile, à savoir les groupes populaires, les associations de jeunes, les syndicats. Elle accorde une faible marge de liberté à la presse d’opposition. En dernière analyse, la crise que connaît le monde depuis les trois dernières décennies n’a fait que reconsolider l’échange inégal entre le Centre et une grande partie de la Périphérie, en accentuant les inégalités sociales, économiques et de politique internationale entre le Nord et le Sud. Cela s’est traduit par deux phénomènes bien marquants. L’un de ces phénomènes est l’accaparement du commerce international formel par trois [36] blocs de grands ensembles régionaux : le bloc constitué par les États-Unis d’Amérique, le Canada (et récemment le Mexique), le bloc formé par l’Union européenne et enfin le bloc formé par le Japon et les NPI du Sud-Est asiatique. Dès lors, les pays du Tiers-Monde ont perdu les parts de marché qu’ils détenaient jusque-là. En effet, depuis les années 1980, les échanges commerciaux se font essentiellement entre ces trois blocs, selon de nouveaux axes définis par les secteurs de l’économie contemporaine. Les NPI produisent et exportent la plupart des marchandises issues de la production indus- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 63 trielle de la période anté-capitaliste, à savoir les textiles, l’acier, l’automobile, l’électronique. Pendant ce temps, les États-Unis d’Amérique, le Canada, le Japon et l’Union européenne se spécialisent surtout dans les industries nouvelles, c’est-à-dire les biotechnologies, les microprocessus, les communications, etc. La concurrence est très vive entre ces grands acteurs du commerce international. Et malgré les tentatives amorcées depuis la fin des années 1970 par les Sept Grands (les 7G), à l’occasion de leurs conférences annuelles, pour établir un certain équilibre dans les échanges commerciaux entre les trois blocs, « [...] il y a eu et il continue d’y avoir entre eux des différends qui prennent parfois les proportions d’une guerre commerciale » (Sonntag, 1994 : 278). Mais au-delà de cette concurrence, les puissances du Nord forment un front commun face aux pays du Sud quand vient le moment de définir et de fixer les règles du commerce et du développement sur le plan international. La mondialisation du capital financier représente alors la norme qui inspire les négociations entre le Nord et le Sud, et ce sont les institutions de ce capital financier international avec leurs réseaux d’influence et leurs moyens d’action propres qui imposent la loi. Ces institutions forment une constellation comprenant le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) et l’Organisation mondiale du commerce 16 (OMC). Ces quatre [37] institutions « parlent d’une seule voix – répercutée par la quasi-totalité des grands médias – pour exalter les vertus du marché » (Ramonet, 1997 : 1). La dynamique de l’économie-monde pendant la décennie 19801990 fut un terreau fertile à une croissance exponentielle de l’économie des NPI. Mais dans la deuxième moitié des années 1990, une crise boursière ébranle d’abord le Mexique (1994-1005) et ensuite l’Asie du Sud-Est. Dans ce dernier cas, on a employé la métaphore du typhon sur les bourses d’Asie. La plupart des analystes ont expliqué 16 L’Organisation mondiale du commerce (OMQ est née en mars 1994 à la suite de la signature à Marrakech (Maroc) de l’accord de négociation du cycle d’Uruguay. Les organisations suivantes ont précédé l’OMC dans l’ordre chronologique, l’Organisation internationale du commerce (OIC) en 1948 et l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce en 1950, communément appelé GATT (en anglais). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 64 cette crise par l’internationalisation des économies des pays du sud-est asiatique et de leur intégration aux flux mondiaux de capitaux qui ont contribué paradoxalement à leur développement accéléré, mais de manière inégale (Golub, 1997). Les pays du Tiers-Monde ont subi largement les effets pervers de la crise d’Asie. C’est ainsi qu’on a assisté à ce qu’on peut appeler, en paraphrasant Samir Amin, la quartmondialisation de l’Afrique noire, de certains pays d’Amérique latine et des Caraïbes. En effet, malgré les discours volontaristes des pays industriels depuis la fin des années 1950, d’améliorer les conditions de vie économiques et sociales du Tiers-Monde, de donner aux pays sous-développés une position nouvelle plus « avantageuse » dans le système mondial, on constate une quarantaine d’années plus tard, que les réalités sont loin des discours. L’échec du développement est très éloquent dans les régions du Tiers-Monde ; la Banque mondiale a même parlé des « années perdues » pour le développement. En Amérique latine et dans les Caraïbes, la pauvreté frappe aujourd’hui 50 % à 80% de la population, selon les pays. Le chômage a beaucoup augmenté dans les centres urbains et les très bas salaires forcent les gens à avoir un deuxième emploi dans le secteur dit informel. Les États de ce sous-continent se sont endettés énormément depuis la mondialisation de l’économie de marché. Par exemple, sur une période de dix ans, soit de 1981 à 1991, ces États ont opéré des transferts de l’ordre d’environ 290 milliards de dollars américains pour les services [38] de la dette, sans empêché celle-ci de continuer à augmenter, passant à 367 milliards au milieu des années 1980, pour atteindre 450 milliards de dollars américains au début de la présente décennie (Sonntag, 1994 : 280). Parmi les régions du Tiers-Monde, l’Afrique subsaharienne est sans doute celle qui a été la plus durement frappée par la crise du système mondial en général et la crise du développement en particulier. Intégrée depuis le XVIe siècle dans l’économie-monde fondée sur l’échange inégal, l’Afrique noire continue d’occuper une position de dominée. Celle-ci la rend encore plus vulnérable aux soubresauts des trajectoires politiques et économiques d’un monde devenu désormais un village global. Au risque de se répéter, c’est à travers les phases successives de l’histoire du système mondial qu’on peut apprécier qualitativement et mieux comprendre les relations entre chacune d’elles, et « l’évolution des centres du système, à savoir le capital Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 65 mondial dominant » (Amin, 2001 : 39). Cette démarche permet par ailleurs de mieux saisir et expliquer le processus d’intégration de l’Afrique. La première phase du système-monde est celle du capitalisme mercantiliste qui couvre les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. La périphérie était constituée essentiellement par les colonies d’Amérique où était établie une économie d’exportation de sucre et de coton dirigée vers l’extérieur et dominée par les capitalistes marchands de l’Europe. L’insertion de l’Afrique à cette phase du système mondial s’est faite par le commerce des esclaves en provenance du continent noir. Les conséquences en sont graves et terribles. Comme le remarque bien Amin : « Une bonne partie du " caractère arriéré " dont on a parlé plus tard au sujet du continent africain est due à cette forme d’"intégration" qui a entraîné une diminution de la population, au point que l’Afrique a seulement retrouvé aujourd’hui la proportion de la population mondiale qu’elle avait probablement vers les années 1500 après J.-C. Cette intégration a aussi causé le démantèlement d’organisations étatiques importantes, héritées du passé. Celles-ci furent remplacées par de petites unités militaires, connues pour leur brutalité, et par un état permanent de guerre entre elles » (ibidem : 40). La période coloniale qui va historiquement de 1880 à 1960, correspond à la deuxième phase de l’intégration de l’Afrique [39] dans le système mondial. C’est la vague de la mise en valeur des colonies africaines. Le capitalisme mondial intègre celles-ci par le biais du commerce de leurs produits tropicaux sur le marché international, de l’exploitation de leurs ressources naturelles et d’une économie de taxation univoque. D’après Amin (2001), c’est à cette seconde vague de l’évolution de l’économie-monde que remonte l’origine récente du sous-développement de l’Afrique, dans la mesure où la logique de l’accumulation du capital y a freiné toute révolution agricole, le mode de développement des ressources naturelles procédait d’une inégale division du travail et empêchait la formation de toute classe moyenne. On peut considérer que la troisième phase de positionnement de l’Afrique dans le système mondial aurait commencé avec les indépendances, en 1960, et continuerait toujours. Elle couvrirait donc les décennies 1960-1970, 1970-1980, 1980-1990 et 1990-2000. C’est durant cette vague qu’a émergé une classe dirigeante privilégiée. Elle est surtout formée d’hommes politiques, d’officiers d’armées convertis à la politique, d’hommes et de femmes technocrates affairistes. Cette clas- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 66 se se constituera progressivement au cours de ces décennies pour se souder et former un cénacle politique, d’affairistes et de richissismes. Ce cénacle se caractérise par sa pérennité au pouvoir. Eu égard au système, cette phase coïncide avec la mondialisation de l’économie néolibérale triomphante. À partir d’une compilation de données statistiques provenant du Rapport de la Banque mondiale sur le développement dans le monde 2001, l’économiste camerounais Bernard Founou-Tchuigoua arrive à la conclusion que des indicateurs portant sur différents pays 17 relativisent les jugements tout faits et montrent que les effets des politiques économiques suivies par [40] les États africains au cours des deux dernières décennies du siècle ont été désastreux pour eux (FounouTchuigoua, 2001). Il n’est donc pas juste de dire, comme l’affirment souvent les institutions de Bretton Woods, que les politiques néolibérales qu’elles ont imposées à l’Afrique depuis les années 1980 n’ont pas pour objectif réel de sortir le continent du sous-développement. Qui plus est, le relâchement des contraintes qu’imposait la guerre froide, la possible accessibilité des marchés des pays de l’Est aux sociétés industrielles, financières et commerciales de l’Ouest d’une part, la persistance des régimes autocratiques et corrompus en Afrique d’autre part, ont fait perdre au continent noir les valeurs géopolitique et idéologique qu’il possédait pendant la guerre froide. Tout cela a pousse généralement bon nombre d’observateurs à soutenir la thèse de l’abandon de l’Afrique qui, du reste, serait à la dérive. Quelques titres d’articles sur l’Afrique choisis au hasard de nos lectures sont éloquents à cet égard : Une Afrique endeuillée, si loin de l’Europe (Colette Braeckman, Le Monde diplomatique, mai 1994) ; L’Afrique noire est-elle perdue ? (René Dumont, Le Monde diplomatique, mai 1990) ; 17 Pour son analyse comparative des politiques néolibérales appliquées à l’Afrique par les institutions de Bretton Woods, Founou-Tchuigoua « a retenu quelques pays pour lesquels il était envisageable, en 1980, de surmonter la crise du développement post-colonial par des politiques économiques autres que néolibérales intégristes » (p. 30). Il s’agit de l’Afrique du Sud, l’Algérie, la Tunisie, la Côte d’Ivoire et le Nigeria. Les termes de la comparaison ont porté sur la croissance économique et les formes d’insertion dans la mondialisation des systèmes productifs, commerciaux et financiers. La Corée du Sud est le groupe témoin. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 67 L’abandon de l’Afrique (Jocelyn Coulon, Le Devoir, 9 mai 1994) ; Pleure, Afrique mal-aimée (Le Monde, 28 juillet 1994). Mais nombre de chercheurs et d’analystes africains rejettent la thèse de l’Afrique marginalisée ou abandonnée car, soutiennent-ils, cette thèse tend à camoufler par des statistiques officielles des réalités fort complexes. Certes, les flux commerciaux et financiers officiels, l’aide publique au développement (APD) et les crédits alloués tendent à montrer qu’il y a une certaine déconnexion et un désengagement des bailleurs de fonds (Banque mondiale et FMI). Mais l’Afrique ne continue pas moins d’être insérée dans les rapports économiques internationaux sur un plan sulbalterne et selon des mécanismes inédits et forts complexes, dont les statistiques officielles semblent incapables de rendre compte totalement (Assogba, 1996 ; Mbembe, 1992). En fait, il faut constater que, toute proportion gardée, les pays dits marginalisés, dont bien entendu l’Afrique, sont sous le joug d’une surexploitation qui les appauvrit. On ne saurait donc dire que ces pays sont en marge du système mondial, puisqu’ils sont surexploités par les centres de celui-ci. [41] À la fin du XXe siècle, l’Afrique noire est, en réalité, éjectée des marchés mondiaux réguliers, pour s’insérer dans les réseaux de l’économie parallèle internationale. Cette trajectoire n’est certes pas spécifique au continent noir, en ce sens que d’autres régions de l’Asie, de l’Amérique latine, des Caraïbes et de l’ex-URSS ont suivi également un cheminement similaire. Cependant, la trajectoire africaine a une caractéristique très particulière. Son sillage va de l’économie internationale que l’on peut qualifier de formelle à des marchés nationaux et transnationaux illicites ou souterrains. L’enclenchement de ce processus a donné lieu à un système dont les conséquences, non moins importantes, sont : la dette, l’inexistence de plus en plus criante du capital productif, la guerre et la déliquescence de l’État (Mbembe, 1993). C’est le cas du Zaïre, du Libéria ou de la Somalie. Ce régime économique de l’ombre est favorisé par un régime politique postcolonial essentiellement fondé sur l’autoritatisme, la corruption, le clientélisme. Les appareils répressifs d’État (armée, police, gendarmerie, milice) mis sur pied, formés et appuyés depuis près de trente ans par les gran- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 68 des et moyennes puissances (France, États-Unis d’Amérique, Israël, Afrique du Sud de l’apartheid, l’ex-URSS) se déploient davantage avec une extrême violence (assassinats, répressions sauvages, rackets, etc.) (Chenerl et Soda, 1994). Ils répriment sauvagement les manifestations de rue, les grèves, les désobéissances civiles, etc. Les normes de la vie quotidienne, aussi bien dans les centres urbains que les zones rurales, sont rendues plus contraignantes par l’installation des barrages routiers, la collecte forcée de l’impôt, les rackets, etc. Bref, certains n’ont pas hésité à parler d’une « tonton-macoutisation » des régimes africains. Les autorités locales, clientèles du régime, ont également recours à la violence et à la coercition pour s’enrichir. Ces pratiques illicites ont engendré une économie de prédation qui se déroule dans l’ombre. Ces marchandises sont en général le trafic de drogue, la fausse monnaie, les déchets toxiques, les fraudes douanières, etc. Cette économie assure la subsistance de ses protagonistes, de leurs familles et des pans entiers de villages. Des relations fort complexes et embrouillées par des « mains invisibles » se tissent entre des réseaux constitués de négociants locaux et régionaux d’Afrique, tirant leurs [42] revenus de toutes sortes de péages (dîmes, tributs) et des réseaux de négociants internationaux de pierres et de métaux précieux, d’ivoire, etc. Cette économie souterraine permet de soutenir des bandes de guerriers en Afrique. À titre d’exemples, on peut citer la bande de Charles Taylor au Libéria, de Jonas Savimbi en Angola (mort à la fin de février 2002) ou de la Résistance nationale du Mozambique (RENAMO) (Mbembe, 1993). Par ailleurs, les classes dirigeantes africaines ont tissé des alliances (politiques, diplomatiques et militaires) formelles et informelles avec les classes dirigeantes du Nord, notamment avec celles de l’ancienne puissance coloniale ou des nouvelles puissances néocoloniales. Ces alliances longtemps camouflées ou niées sont de plus en plus mises à jour (Glaser et Smith, 1992 ; Krop, 1994 ; Verschave, 1994a). Et le Rwanda n’est pas un cas isolé, la coopération franco-togolaise s’inscrit dans le même ordre. Durant la phase aiguë de la crise politique et sociale du Togo (1991-1993), l’entourage du général Eyadema aurait menacé « le pouvoir français de " lâcher " quelques dossiers compromettants, probablement dans les tiroirs de quelque avocat parisien ? Affaires personnelles ? Affaires politiques ? » (Pilon, 1993 : 140). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 69 L’Afrique est maintenue dans cette position grâce à un système politique despotique qui perdure dans bon nombre de pays africains francophones. Loin d’être abandonnée, l’Afrique continue de jouer le rôle qui lui est aujourd’hui dévolu dans le système mondial. Ses États sont néocolonisés par les créanciers internationaux que sont le FMI et la Banque mondiale. Les programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par ceux-ci ne sont rien d’autre qu’une mise sous tutelle des États africains. Les PAS ont non seulement fait perdre aux États africains une partie de leur indépendance politique, mais, qui plus est, ils n’ont pas toujours donné les effets escomptés. Pendant ce temps, ils produisent des effets pervers négatifs au niveau social : augmentation du chômage et de la pauvreté dans les zones urbaines, semi-urbaines et rurales (Banque mondiale, 1994 ; Ela, 1994). Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 qui ont anéanti les deux tours du World Trade Center à New York et [43] ceux qui visaient le Pentagone à Washington ont changé la donne politique internationale dans le système mondial. Sous le leadership des États-Unis, les grandes puissances tentent de former des alliances pour lutter contre le mouvement terroriste qui se présenterait désormais comme l’ennemi des trois grandes religions laïques de notre temps. Ces religions sont la mondialisation de l’économie de marché, la démocratie et les droits de l’Homme. Force est de constater que les États africains ne figurent pratiquement pas parmi les groupes d’acteurs principaux du système mondial qui déterminent l’orientation, les logiques et les stratégies des alliances anti-terroristes à l’échelle de la planète. C’est donc dire qu’après les événements du 11 septembre 2001 qui ont ébranlé le système, l’Afrique maintient encore sa position de périphérie de la périphérie du centre du système-monde. L’expression qui nous paraît décrire la situation de l’Afrique est celle dont Conesa fait usage : dans le système mondial, les pays africains appartiennent à la géographie du monde inutile (Conesa, 2001). L’Afrique abandonnée ? Non. L’Afrique déconnectée, l’Afrique éjectée du champ potentiel du système mondial pour jouer un nouveau rôle de subalterne dans la nouvelle division internationale du travail ? Oui. Alors, quoi faire pour que le continent noir puisse jouer un rôle plus digne, plus noble sur son sol et dans le concert des nations ? On arrive à un consensus dans des discours quant aux voies et moyens à suivre ou à mettre en œuvre afin que l’Afrique s’en sorte ; les uns et Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 70 les autres s’accordent pour dire qu’il faut agir à la fois sur les facteurs internes et sur les facteurs externes qui déterminent la situation de l’Afrique noire. Comment ? En s’engageant dans une voie alternative à celle dans laquelle elle est engagée depuis quatre décennies d’indépendance : « Pour s’orienter vers un avenir différent, il faut d’abord lever les obstacles à un rétablissement des équilibres en Afrique, en créant les conditions d’un autre rapport avec le reste des économies du monde. Cela permettra alors de répondre aux besoins locaux selon des solutions démocratiquement concertées 18. » [44] Ce qui fait défaut, c’est la volonté politique, aussi bien des dirigeants africains que de ceux des grandes puissances de ce monde, pour traduire dans la réalité ces idéaux. Car voyez-vous, ces dirigeants ont des états d’âme sur les idéaux, mais leur action semble plus obéir à la raison du capital-accumulation. Comme tout système social, les sociétés africaines postcoloniales sont le résultat d’un rapport de forces. Mais le drame de ces sociétés, c’est que depuis les années d’indépendance (en 1960), la lutte entre d’une part, les forces de changement en Afrique et dans les pays du Nord, résolues à créer les conditions d’une démocratie réelle et à promouvoir un réel développement tels que voulus par les Africains ; et d’autre part, les forces conservatrices de l’ordre postcolonial et de l’ordre international, cette lutte, disons-nous, s’est soldée jusqu’ici par la victoire de ces dernières. L’histoire de l’Afrique indépendante est faite d’assassinats politiques ou physiques de leaders de changement authentique. Le prochain chapitre parlera des enjeux théoriques et pratiques de la problématique de la démocratie et du développement en Afrique, afin de mieux comprendre la dynamique entre ces deux composantes fondamentales et ses conséquences sur la modernisation de l’Afrique, puisqu’en dernière analyse, c’est de ce débat qu’il s’agit depuis une quarantaine d’années. 18 Voir l’éditorial « Et si l’Afrique refusait le marché », de la revue Alternatives Sud, vol. VIII, no 3, 2001, p. 7. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 71 [45] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Chapitre III DÉMOCRATIE ET DÉVELOPPEMENT Définitions des concepts-clés Problématique de deux concepts Retour à la table des matières La controverse sur les relations entre démocratie et développement est très vive lorsqu’il s’agit des pays de l’Afrique au sud du Sahara. Des raisons d’ordre historique et culturel sont généralement avancées par les uns et par les autres pour aviver la dite controverse (AUPELF, 1992). On ne participe pas efficacement à un débat scientifique par des imprécations. Pour peu que l’on cherche à apporter une contribution, si modeste soit-elle, à l’avancement des réflexions sur des phénomènes sociaux, en l’occurrence des phénomènes contemporains de plus en plus complexes, il faut d’abord se doter d’un appareillage conceptuel et méthodologique ayant une potentialité heuristique relativement élevée (Roig, 1997). Ensuite, il faut se jeter dans le courant et nager. Pour approfondir ce grand débat, nous procéderons à un éclairage des concepts de démocratie et de développement auxquels on a souvent recours sans prendre la peine de les élucider. En effet, une analy- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 72 se critique est nécessaire pour saisir les enjeux politiques de ce débat. À bien observer, on constate aisément que la discussion autour de la question du développement est restée enfermée dans la culture et que la dimension politique est souvent évacuée. Il paraît donc nécessaire et pertinent d’introduire celle-ci dans le débat sur le développement, [46] au moment où l’Afrique est confrontée à un choix politique : une démocratisation des États postcoloniaux. Tous les sociologues classiques admettent qu’à travers l’histoire de toutes les sociétés humaines, le sens originel d’une valeur est souvent orienté vers le respect de l’individu, le respect de la dignité de la personne. Lorsque les pratiques des valeurs dans l’organisation de la société tendent à contredire ou à brimer le principe premier du respect de la dignité humaine, une dynamique dialectique et conflictuelle s’enclenche au sein de la société, pour créer de nouvelles conditions capables d’orienter les pratiques des valeurs vers ce principe. Pour les pères fondateurs de la sociologie (Durkheim, Weber, Simmel), le principe du respect de la dignité humaine qui se trouve à l’origine et oriente le sens des valeurs est commun à toutes les sociétés humaines, aussi bien les plus archaïques que les plus modernes (Boudon, 2001b). Les contingences ou les forces historiques, les vicissitudes de la vie en société (contradictions, conflits sociaux, etc.) peuvent faire avancer ou retarder la pratique des valeurs. Mais au-delà de ces forces, l’idée première, c’est-à-dire le respect de l’autre, semble demeurer toujours au sein de la société. C’est ce que Boudon appelle l’« irréversibilité » des valeurs fortes. Dans le même ordre d’idées mais avant Boudon, Hugo disait « il n’y a pas plus de recul d’idées que de recul de fleuves ». Comment expliquer ce phénomène quasi universel ? La sociologie des valeurs, et avant elle la philosophie, admettent le postulat fondamental selon lequel la liberté humaine est un principe. C’est dans ce sens que Jean Baechler (1985, 1993) affirme que l’espèce humaine doit constamment « inventer son humanité ». L’individualité humaine suppose que les inventions ou les actualisations possibles soient forcément plurielles. La pluralité est potentiellement conflictuelle et implique dans les faits des conflits. Hors du groupe social, il n’est d’être humain qui mérite ce nom. Ainsi donc les individus, les groupes sont condamnés à vivre ensemble. La socialité est donc le propre de l’humain. Êtres libres, grégaires, sociables mais conflictuels aussi, les Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 73 êtres humains sont appelés à vivre ensemble, en principe sans se faire du mal et sans s’entre-tuer. L’aventure humaine consiste en la résolution constante de ce paradoxe. Comme l’observait Victor Hugo, « le despotisme est un paradoxe », parce que c’est un [47] régime démocratique qui se transforme progressivement en régime despotique. Or, ce dernier est contradictoire avec le principe universel du respect de la dignité de la personne, du respect de la dignité humaine. La plupart des grands sociologues ont un concept particulier à partir duquel les uns et les autres expliquent l’existence et l’universalité de ce paradoxe. La constance de ce concept dans les œuvres des classiques de la sociologie est telle que d’aucuns parlent de l’existence, dans les sciences sociales, d’une vaste et importante famille conceptuelle qui permet d’expliquer et de comprendre ce paradoxe par l’origine et le sens des valeurs communes dans toutes les sociétés. C’est la notion de loyauté chez Jean-Jacques Rousseau 19, du sacré chez Durkheim, de la rationalité axiologique chez Weber, de la raison pratique chez Kant, du spectateur impartial chez Smith, de l’individualisation/atomisation et de l’interdépendance chez Simmel, de don chez Marcel Mauss. L’objet de la sociologie est l’étude des relations sociales entre les sujets sociaux. Or, le sujet social est à la fois un être individuel et un être social. Le premier attribut le conduit à penser à ses intérêts, à l’égoïsme, à ses passions. Mais le second attribut l’oblige à penser à l’Autre, aux autres sujets sociaux avec qui il vit en société. Dans cette perspective, chacun des concepts ci-dessus a son oppose ou antinomie. La sociologie, à la suite de la philosophie, admet qu’il y a en chaque homme une dualité. « Chaque sujet social est à la fois un acteur partial obéissant à ses passions et à ses intérêts, et généralement à toutes sortes de biais, et un spectateur impartial » (Boudon, 2001 b : 95). Ainsi, le sujet social homo politicus est un être à la fois homo democraticus et homo despoticus. L’homo socialis peut être homo cooperatus ou homo defectus. Bref, l’homo sociologicus est aussi homo democraticus et homo despoticus, homo cooperatus et homo defectus, homo individualis/atomicus et homo socialis, homo oeconomicus et 19 Lire le récit de la partie de chasse : « Discours sur l’origine de l’inégalité », dans Jean-Jacques Rousseau, Écrits politiques, Paris, Gallimard, coll. de la Pléiade, p. 116-167. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 74 homo donator ou homo axiologicus, etc., selon les conditions et le temps. C’est l’un ou l’autre pôle de la dualité qui, en termes d’action, s’agrège à d’autres actions de même nature pour produire [48] un phénomène macrosociologique ou microsociologique donné dans une société. Face à un phénomène social qui remet sérieusement en cause le principe du respect de la dignité humaine au sein de l’organisation sociale, l’action sociale d’un groupe de sujets est inspirée par une valeur humaine qui a acquis l’irréversibilité. Ainsi, dans la perspective d’Adam Smith, on assisterait à un processus sociétal fort complexe qui s’opérerait de telle manière que les opinions et les jugements individuels, biaisés par l’effet des intérêts et des passions des acteurs partials, soient remplacés par d’autres valeurs qui, en s’agrégeant, produisent une opinion ou un jugement conforme à l’intérêt commun. Autrement dit, le spectateur impartial serait capable de transformer l’égoïsme en altruisme, et l’opinion biaisée en opinion conforme au bien commun (Boudon, 2001b). La politie ou l’Homme animal politique Retour à la table des matières Le politique est précisément l’exercice de la politie, à savoir « cette activité spécifique qui cherche à maîtriser les conséquences de la sauvagerie des passions humaines, en leur appliquant des règles reçues dans un groupement humain indépendant. Il est l’art du conflit, l’art de lui trouver une issue interne pacifique et une solution externe garantissant la sûreté et l’indépendance » (Baechler, 1985 : 9). L’autorité politique ou le régime politique est l’ensemble des institutions qui définissent les finalités et les modalités d’application de la politie. La formule classique « l’homme est un animal politique » prend ici tout sens. En toute logique, au moins deux principaux types de régime politique sont possibles : 1) le régime politique qui réussit à résoudre (relativement) les problèmes inhérents au fait que les êtres humains vivent ensemble et parviennent à maintenir la paix et la justice sociale ; 2) le régime politique qui ne réussit pas dans ses fonctions fondamentales. Entre ces deux types, on peut envisager des régimes intermédiaires, c’est-à-dire ceux qui vont réussir plus ou moins et ceux qui vont échouer plus ou moins. Le pouvoir, entendu comme la capacité Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 75 (matérielle, psychologique, institutionnelle, symbolique, etc.) d’un individu ou d’un groupe d’imposer sa volonté à d’autres individus ou groupes, est le facteur déterminant de la réussite ou de l’échec d’un régime politique. [49] En fait, les chances que la paix et la justice sociale soient réalisées et maintenues par la politie dans une société donnée dépendent, en dernière analyse, de la définition et de la distribution du pouvoir au sein d’un groupement de personnes indépendantes qui représente le régime politique. Le pouvoir est relationnel en ce sens qu’il implique nécessairement les relations entre deux individus ou deux groupes. Si l’un réussit à imposer sa volonté à l’autre, c’est parce que l’autre obéit à l’un. Le pouvoir c’est donc « la probabilité de rencontrer l’obéissance d’autrui » (Baechler, 1993a : 156). Baechler distingue trois ressorts de l’obéissance. On peut obéir à quelqu’un par peur ou par admiration ou enfin par calcul (la rationalité). Quant au pouvoir, il peut être défini en trois régimes fondamentaux : 1) l’autocratie ou la tyrannie, c’est-à-dire un régime « où un puissant impose sa volonté par la force et rencontre une obéissance nourrie par la peur » ; 2) l’hiérocratie, un régime où le pouvoir est détenu par une autorité qui se présente à ses sujets comme « le vicaire d’un principe transcendant ». Ceux-ci obéissent alors au « pouvoir-autorité » par admiration ; 3) enfin, la démocratie, un régime où les sujets obéissent par calcul, en se disant « qu’ils ont intérêt à obéir à des gens compétents pour les conduire au succès dans des entreprises collectives » (Baechler, 1993a : 156). Chacun des régimes politiques peut avoir des variantes. L’autocratie peut se présenter sous forme du despotisme, c’est-à-dire un régime où le détenteur du pouvoir agit comme si la politie était sa propriété privée. L’autocratie peut aussi devenir la tyrannie, lorsque dans un régime démocratique ou hiérocratique en ses débuts, les gouvernants finissent par céder à un moment donné à la passion du pouvoir, ne respectent plus les lois, les coutumes, et usent de la violence pour imposer leurs volontés transformées en caprices avec le temps. Les variantes de l’hiérocratie sont : l’hiérocratie aristocratique et l’hiérocratie autocratique. Quant à la démocratie, ses variantes peuvent être la démocratie aristocratique, la démocratie oligarchique et Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 76 la démocratie « démocratique » ou relativement authentique (Baechler, 1985 : 14-15). Dans tous les cas, la démocratie se définit fondamentalement par le principe ultime selon lequel tout pouvoir s’enracine et doit toujours s’enraciner dans les citoyens. Le trait distinctif [50] central de la démocratie réside dans la nature même de l’obéissance des citoyens à l’individu ou au groupe qui exerce le pouvoir politique. « Par sa nature et par définition, en démocratie toute position de pouvoir s’enracine dans ceux qui acceptent d’obéir et qui le font parce qu’ils estiment qu’il est de leur intérêt de la faire » (Baechler, 1993a : 156-157). En d’autres termes, la démocratie suppose une relation de pouvoir fondée sur une délégation formelle ou informelle consentie par les sujets qui sont prêts à obéir par rationalité. Du concept de démocratie Retour à la table des matières Si on admet d’une part, que le propre du politique est de rechercher sans cesse à instaurer et à maintenir la paix et la justice dans la société ; et si d’autre part on prend en considération la finalité de l’existence humaine, n’est-il pas raisonnable de soutenir, avec Baechler, la thèse selon laquelle la démocratie serait le régime politique naturel de l’espèce humaine, de l’homo sapiens ? Logiquement, la pertinence de cette proposition ne fait aucun doute. En effet, par ses principes, ses idéaux et ses pratiques relativement réussies, la démocratie se présenterait comme le régime politique cherchant le mieux à atteindre la paix, tendant davantage vers la justice, en limitant la tendance au cumul des inégalités sociales. Par conséquent, le régime démocratique paraît le mieux approprié à répondre aux besoins de sécurité intérieure et extérieure de l’être humain. « Depuis la Néolithisation, commencée il y a une dizaine de millénaires, d’autres régimes possibles se sont réalisés et ont tendu à s’imposer un peu partout, mais dès que les conditions de possibilité de la démocratie sont réunies à nouveau, les hommes y retournent spontanément, ce qui fait qu’il est plus expédient de rechercher les facteurs historiques de la nondémocratie que ceux de la démocratie » (Baechler, 1993b : 43). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 77 Selon Weber, ce retour spontané des hommes à la démocratie s’explique par le fait que toute société génère un programme qui définit la dignité de la personne, et est toujours soumis à un phénomène social que le sociologue allemand désigne par le concept de rationalisation diffuse des valeurs. Celle-ci est le processus sociétal auquel est soumis un projet ou un programme qui tend à procéder au choix des moyens mieux [51] ppropriés pour l’heure (s’ils sont bien entendu trouvés) que les moyens (par exemple, les institutions) qui étaient utilisés jusque-là, pour réaliser les objectifs déterminés par la morale du programme culturel. La rationalisation est, bien sûr, soumise aux contingences de l’histoire. Elle peut donner lieu également à des effets pervers (négatifs ou positifs) (Boudon, 2001c). La rationalisation est un déterminant de l’émergence des idées et des valeurs sociales. Parmi ces dernières, celles qui semblent porteuses du respect de la dignité de la personne représentent ce qu’on peut appeler les idées ou les valeurs fortes. Une fois qu’elles sont sélectionnées et s’avèrent effectivement appropriées, elles prennent racine et « s’installent de façon irréversible dans l’esprit du public » (Boudon, 2000b). Selon les contingences historiques, elles peuvent connaître des avancées ou des reculs dans la société. Ainsi, une idée forte peut ne pas être reconnue immédiatement et peut l’être pendant longtemps, mais par contre l’idée antinomique sera reconnue. Par exemple, eu égard aux pays de l’Afrique subsaharienne, l’idéologie ou la théorie selon laquelle le despotisme est le régime approprié à l’homo africanicus règne encore. C’est pourquoi il faut bien souligner que l’irréversibilité des idées n’implique pas nécessairement l’irréversibilité des institutions. Pour bien illustrer cette assertion, on peut dire que l’irréversibilité des principes ou des idées n’est jamais dans la réalité. Par exemple, une démocratie peut être corrompue. Elle peut même être tyrannique. Toutefois, le processus de rationalisation de la croyance aux valeurs démocratiques va entraîner une irréversibilité des valeurs. Autrement dit, la démocratie comme instance ou institution politique peut être remise en cause, être menacée de disparition pour être éventuellement remplacée par un régime despotique. Mais l’idée ou la croyance selon laquelle les principes de la démocratie sont une bonne chose restera dans l’esprit et la sensibilité morale des individus et des groupes. Dans cette perspective, la démocratie fait partie des idées fortes, donc irréversibles. Car, n’en déplaise aux culturalistes et relativistes, il Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 78 existe bel et bien des idées et des valeurs universelles communes aux êtres humains, parce que ces valeurs visent originellement le respect de la dignité de la personne. Aucun homme, aucune femme, aucun peuple de la planète ne saurait [52] être rébarbatif aux valeurs démocratiques qui sont conformes à la dignité et donnent un sens à l’existence humaine. Mais l’ethnocentrisme de race, le colonialisme et l’hyper-relativisme culturel des uns (l’Occident) veulent que les autres (l’Afrique) soient irrémédiablement enkystés dans des systèmes culturels singuliers rébarbatifs à la démocratie (Bessis, 2001). Ce discours est en contradiction avec le principe selon lequel l’« homo democraticus se trouve dans ce que la philosophie moderne appelait l’état de nature 20 » (Baechler, 1985 : 28). L’homo africanicus porte en lui l’homo democraticus. À l’instar des autres peuples, des autres cultures de la planète, la démocratie est irréversiblement ancrée dans la tête et le cœur des peuples d’Afrique. Dans plus ou moins longtemps, et quoi qu’on fasse, le jour viendra où les contingences de l’histoire feront que le processus de rationalisation diffuse sélectionnera et constituera une terre fertile à l’implantation effective de la démocratie et de l’État de droit dans le continent noir. Pour préciser la portée méthodologique que revêt la notion de démocratie dans notre étude, une esquisse de sa formalisation s’impose. Lorsqu’on parcourt la littérature consacrée à la notion de démocratie, on constate aisément qu’elle est définie à partir et autour de deux principaux paramètres. Le premier paramètre fait référence à ce qu’on peut appeler la substance ou l’essence de la démocratie. Le second renvoie aux procédures relatives à la politie dans un régime démocratique. Dans le premier cas, la démocratie consiste à donner la souveraineté au peuple afin qu’il choisisse l’individu ou le groupe (compétent) qui va le gouverner. La souveraineté populaire peut se traduire soit par une participation directe à l’exercice du pouvoir, soit par une participation par représentation ou délégation du pouvoir à des individus ou des groupes (appelés représentants ou délégués). Dans le second cas, la démocratie est la possibilité ou l’opportunité d’organiser 20 On peut lire avec grand intérêt le numéro spécial que la Revue du Mauss a consacré à cette thématique qui fait toujours l’objet d’un débat controversé dans les sciences sociales : Revue du Mauss, Y a-t-il des valeurs naturelles ?, no 19, premier semestre 2002. Lire notamment la section 1 intitulée « Naturalité et démocratie », p. 25-149. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 79 des élections libres. En outre, la liberté des [53] élections doit être garantie par celle d’association et d’expression. Le tout doit être complété « par des règles de fonctionnement des institutions qui empêchent le détournement de la volonté populaire, le blocage des délibérations et des décisions, la corruption des élus et des gouvernants » (Touraine, 1994 : 165). Mais que signifie la notion de liberté ? En termes simples, la liberté c’est l’absence d’arbitraire. Elle suppose donc que l’exercice du pouvoir soit non seulement régi par des lois, mais se conforme également à celles-ci. C’est la seule façon d’assurer la sécurité des individus ou des groupes dans une société. Cela implique le pluralisme des instances de décision, des institutions politiques et administratives, des associations issues de la société civile. Par ailleurs, limiter ou enrayer l’arbitraire, c’est aussi limiter ou enrayer l’injustice, l’inégalité. Selon Tocqueville, la liberté ne peut se concevoir ni être basée sur l’inégalité sociale. La liberté ne peut être construite, bâtie que sur l’égalité des conditions de l’existence humaine. Résumant le fond de la pensée de Tocqueville, Raymond Aron écrit : « À ses yeux, la démocratie est l’égalisation des conditions. Est démocratique la société où ne subsistent plus les distinctions des ordres et des classes, où tous les individus qui composent la collectivité sont socialement égaux, ce qui ne signifie d’ailleurs pas intellectuellement égaux, ce qui serait absurde, ni économiquement égaux, ce qui d’après Tocqueville, serait impossible. L’égalité sociale signifie qu’il n’y a pas de différence héréditaire de conditions, et que toutes les occupations, toutes les professions, toutes les dignités, tous les honneurs sont accessibles à tous. Sont donc impliquées dans l’idée de démocratie, à la fois l’égalité sociale et la tendance à l’uniformité des modes et des niveaux de vie » (Aron, 1967 : 225). En dernière analyse, comme l’affirmait Winston Churchill, la démocratie est le moins mauvais des régimes politiques historiquement connus : « La démocratie est la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes les autres qui ont pu être expérimentées au fil de l’histoire 21. » 21 Mots prononcés par Winston Churchill à la Chambre des communes, Londres, 11 novembre 1947. Voir Hugues de Jouvenel, « Long terme et démocratie », dans Futuribles, no 224, octobre 1997, p. 3-4. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 80 [54] Du concept de développement Retour à la table des matières L’homme n’est pas qu’un animal politique. Il est aussi et surtout un animal économique. En effet, l’existence humaine consiste également à exploiter la nature, à produire socialement des biens et à inventer des pratiques sociales capables de satisfaire les besoins fondamentaux inhérents à l’existence même de l’être humain. Nous appelons économie l’ensemble des pratiques sociales qui cherchent à réaliser ces objectifs au sein d’une communauté donnée. Pour le moment, nous définirons le développement comme l’ensemble des pratiques par lesquelles un groupement humain cherche à améliorer la situation économique, sociale et culturelle des individus de sa communauté. Dans l’une des acceptions actuelles, la première théorisation institutionnelle du concept de développement fut l’œuvre de l’économiste argentin Raùl Prebisch en 1948 (Sonntag, 1994). C’est sans doute la raison pour laquelle la théorie et la pratique du développement ont été longtemps dominées par l’économisme pur, et le développement comme fait social a été réduit à la croissance économique d’un pays. Les théories du développement qui s’inscrivent dans cette perspective ont été fortement influencées par les théories du changement social, elles-mêmes d’inspiration positiviste et déterministe. Le développement signifie alors modernisation, et la modernisation serait le résultat d’une série de facteurs culturels, techniques, scientifiques et financiers très spécifiques, qui s’additionnerait de façon linéaire et quasi mécanique (Rostow, 1963). Par ailleurs, à tort ou à raison, la modernisation veut généralement dire « occidentalisation » (Latouche, 1989). De nos jours, les débats et la littérature sur le développement reconnaissent qu’il ne peut y avoir de développement en dehors des hommes situés et datés. Le développement peut alors rimer avec un pluralisme culturel (Vachon, 1990). Il peut se définir comme « un processus par lequel une communauté humaine assure l’épanouissement intellectuel, culturel, spirituel, ainsi que le bien-être physique et social de ses membres, en exploitant toutes les potentialités économiques naturelles. Il doit être perçu globalement sous tous Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 81 ses aspects (économique, sociologique, politique, culturel, technique, psychologique) et indépendamment du type [...] et du style (mode d’organisation [55] des institutions de l’État pour atteindre les objectifs qui lui sont propres) auquel il appartient (Danagoro, 1995 : 7). Danagoro complète sa définition par celle qu’il emprunte à Todaro : « Le développement est un ensemble de changements pour lesquels tout un système social, qui vise la satisfaction d’un éventail de besoins et d’aspirations des individus et groupes sociaux du dit système, part d’un niveau de vie généralement considéré comme insatisfaisant vers une qualité de vie considérée comme matériellement et spirituellement meilleure » (ibidem : 7). Ces deux acceptions du développement ont trait à ses aspects économique et social. Pour des fins d’analyse, on peut formaliser la définition conceptuelle précédente par les principaux énoncés suivants : 1) Le développement se présente comme l’ensemble des pratiques sociales qui visent l’amélioration des conditions d’existence et de vie des hommes et des femmes d’une société ; 2) Les facteurs fondamentaux qui déterminent le processus du développement sont le capital humain, la science, la technologie, les valeurs socioculturelles d’un groupe social donné ; 3) Le développement appelle la modernisation. Celle-ci doit être comprise comme une façon nouvelle des hommes et des femmes de penser et de faire, de manière à viser une certaine efficacité dans un contexte socioculturel donné. Toute société doit promouvoir la modernisation définie comme corollaire du développement ; 4) Toute science, toute technique, tout savoir ou toute pratique sociale (d’origine endogène ou exogène) qui favorise selon une rationalité axiologique, un humanisme, le minimum de bien-être, de mieux-être, et l’épanouissement total de la personne et de la collectivité. Ainsi, par exemple, les savoirs et les pratiques sociales qui émancipent les individus ou les groupes sociaux d’une société donnée des traditions séculaires menaçantes pour la sécurité humaine, doivent être valorisés et constamment reformulés en fonction des nouveaux défis. Il doit en être de même en ce qui concerne les savoirs et les pratiques sociales d’un groupe social détermine qui sont favorables à la sécurité humaine ; 5) La convergence des éléments humains universalistes des cultures différentes est possible et nécessaire pour le développement d’une société dans la mesure où l’existence de valeurs sin- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 82 gulières n’implique pas l’absence de valeurs communes aux êtres humains. [56] Bien entendu, l’analyse conceptuelle qui précède représente un idéaltype au sens wébérien de la notion, c’est-à-dire un « concept limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare » (Weber, 1965 : 185). L’idéaltype ne sert donc que d’étalon pour mesurer l’écart qui sépare un phénomène réel, par exemple un régime politique véritable, de son idéaltype construit par le sociologue ou tout autre observateur. En tant que méthodologie de recherche en sciences humaines, le concept d’idéaltype exclut tout caractère normatif. Afin d’éviter une telle acception du terme, Claude Javeau (1989) préfère l’usage du terme idéel plutôt qu’idéal. En fait, la traduction française du concept est trop proche du terme allemand idealtypus. Selon javeau, il serait donc préférable pour la langue française d’utiliser l’expression idéeltype. Croissance économique, démocratisation et libertés civiles Retour à la table des matières Quelles sont les relations possibles entre démocratie et développement ? L’histoire ancienne ou récente des sociétés autres et africaines atteste-t-elle ces possibles ? En considérant les données économiques, politiques, sociales et culturelles de l’Afrique noire d’une part, et le contexte international de la fin du XXe siècle d’autre part, quelles sont les perspectives des relations entre la démocratie et le développement sur le continent noir ? Telles sont les principales questions auxquelles nous voulons répondre. Depuis L’Esprit des lois de Montesquieu (1748) et De la démocratie en Amérique tomes I et II de Tocqueville (1835), on voit théoriquement et même pratiquement la démocratie et la croissance économique, ou au sens plus large le développement, comme « les deux faces d’une même médaille ». Et nombreux sont aujourd’hui les auteurs Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 83 et analystes qui s’accordent pour dire que la démocratisation et le processus de développement économique doivent aller de pair. Nous avons montré clairement que la démocratie implique les idées de paix et de justice sociale, d’égalité sociale et d’amélioration des conditions de vie humaine, et la tendance à sa généralisation à tous les membres de la société. Si telle est la nature de la démocratie, on comprend aisément que le régime politique le mieux adapté à une société [57] égalitaire et garantissant la sécurité humaine à chacun et à tous les citoyens, soit le régime démocratique. « [...] les êtres humains, écrit Berger, ont le droit de vivre dans un monde qui a un sens. Le respect de ce droit est un impératif moral pour l’action politique » (Berger, 1978 : 200). Un monde qui a du sens c’est le développement tel que nous l’avons formalisé ; et l’action politique qui parait la mieux appropriée c’est la démocratie. Car, dit Aron : « S’il n’y a pas de différence essentielle de condition entre les membres de la collectivité, il est normal que la souveraineté soit détenue par l’ensemble des individus » (Aron, 1967 : 225). De fait, l’histoire montre qu’il ne peut y avoir de démocratie sans développement. La liberté ne saurait être fondée sur l’inégalité. Elle ne peut donc qu’être construite sur la réalité de l’égalité des conditions d’existence des sujets sociaux. Selon Tocqueville, les mécanismes susceptibles de permettre l’amélioration des conditions de vie dans les démocraties modernes sont le développement du commerce et de l’industrie. Cependant, quelques pays font exception à cette règle, en ce sens qu’ils se sont développés par économie de marché sous des régimes politiques non démocratiques. Les exemples classiques que l’on cite en général pour illustrer des régimes autoritaires qui ont favorisé la modernisation économique de leurs sociétés, sont le japon (la restauration Meiji), les nouveaux pays industrialisés (NPI) de l’Asie du Sud-Est, le Chili, etc. Mais Touraine fait une proposition plus nuancée : « L’économie de marché est une condition nécessaire mais non suffisante de la démocratie » (Touraine, 1994 : 220). Car il n’y a pas de démocratie sans économie de marché, mais il y a des pays à économie de marché qui ne sont pas démocratiques. La démocratie a été identifiée comme le système politique qui représente le mécanisme sociétal de médiation entre les sujets sociaux collectifs d’une part, et entre ceux-ci et l’État d’autre part, pour favoriser le dé- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 84 veloppement pour tous, du moins pour le plus grand nombre. C’est dans ce sens que Touraine énonce que le développement n’est pas la cause, il est la conséquence de la démocratie. Pour évaluer les relations entre la démocratie et le développement, Turner et de Cilley (1993) suggèrent deux méthodes : la comparaison de l’égalité politique et de l’égalité humani-socio-économique inter-pays [58] (entre les pays) d’une part, et intra-pays (à l’intérieur d’un même pays) d’autre part. Dans le premier cas, il s’agit de répondre à la question suivante : les pays les plus riches (ou développés) sont-ils plus susceptibles d’être démocratiques ? Si la réponse est affirmative, est-ce que les pratiques générales actuelles de développement économique, c’est-àdire la dominance nationale et internationale de l’économie de marché, favorisent la consolidation des régimes démocratiques déjà établis et la démocratisation de nouveaux pays ? De l’analyse des données d’enquêtes disponibles à la fin du XXe siècle se dégagent les tendances suivantes (Turner et Cilley, 1993 ; Bessis, 2001 ; Gélinas, 2000) : 1) L’inégalité des niveaux de vie qui existait avant ce dit siècle a été un frein à la diffusion de la démocratie dans le monde. Au début de la décennie 1990, les études montrent que les sociétés les plus développées sont généralement les plus démocratiques, et les moins développées sont celles où la démocratie ou, de manière générale, la polyarchie s’épanouit le moins ; 2) Il n’y aurait pas une relation entre l’égalité du revenu et l’émergence ou le renforcement de la démocratie nationale. En fait, la répartition égalitaire du revenu dans les pays ne donne ni plus ni moins de chances aux pays de devenir démocratiques. Autrement dit, les politiques de développement économique, tout comme les politiques de démocratisation à l’intérieur des mêmes pays, ne semblent pas avoir de rapport entre elles ; 3) Une relation entre développement économique et développement démocratique est bien possible à l’intérieur du même pays. Mais il semble qu’une fois le développement économique acquis, c’est-à-dire une fois qu’un pays est sensiblement sorti de la pauvreté collective et a atteint un seuil minimum relativement significatif de revenu par habitant, la démocratisation, l’institutionnalisation des procédures et des normes démocratiques, deviennent alors possibles. On peut d’ailleurs imaginer que dans un pays assez développé, un mouvement social fort induise le processus démocratique. Réciproque- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 85 ment, une fois que la démocratie est effectivement institutionnalisée et renforcée, la politie et la société civile peuvent choisir de mettre en œuvre des politiques d’égalitarisme ou de méritocratie. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 86 [59] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Chapitre IV L’AFRIQUE AU RENDEZ-VOUS AVEC LE DÉVELOPPEMENT Retour à la table des matières Pour bien préciser le sens de la question que nous traiterons dans ce chapitre et les parties suivantes, la définition plus élaborée d’un cadre de référence, dans la continuité de l’approche méthodologique définie précédemment, s’avère utile. Certes, c’est un truisme que de le rappeler, même si par elle-même la problématique est devenue une quasi-axiomatique dans les sciences sociales, la crise africaine renvoie au rapport de l’Afrique avec elle-même, mais aussi avec l’Occident. Le système mondial, dans lequel s’opèrent les interactions engendrées par ce rapport asymétrique dès ses origines, a été construit sur des mythes au cours de l’histoire des trajectoires de l’Afrique moderne. « L’Europe moderne, qui ne commence vraiment à se concevoir comme telle que dans le courant du XVIe siècle, s’invente d’abord une série de mythes, dont chacun est assis sur un rejet » (Bessis, 2001 : 17). C’est ainsi que l’Europe-Occident moderne s’est inventée une mythologie sélective de l’histoire en s’appropriant l’exclusivité fondatrice de la source gréco-romaine, par un ethnocentrisme méthodologique qui a effacé les influences des civilisations babyloniennes, chaldéennes, égyptiennes et indiennes qui ont irrigué historiquement la Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) « Grèce, des présocratiques d’Alexandre » (ibidem : 17). aux plus tardifs 87 descendants Malgré sa force interprétative plurielle, les sciences humaines emploient le mot mythe sans définir au préalable dans [60] quel sens il est utilisé. En raison donc du caractère polysémique de ce terme, nous trouvons important de lever l’hypothèque de l’équivoque en précisant la signification que nous lui donnerons ici. Le mythe est une source de connaissance humaine qui s’inspire généralement de métaphores (règne animal, règne végétal ou tout phénomène ou ressource de la nature). Le mythe s’intéresse au pourquoi des choses afin d’en expliquer la raison (Rist, 2001). La fonction première des mythes de la mythologie classique est d’avoir la propriété des récits symboliques qui expliquent le monde environnant. Les mythes sont le résultat des tentatives des humains pour « expliquer ce qu’ils voient autour d’eux » (Hamilton, 1978 : 11). Dans son acception moderne, le mythe est une croyance simpliste et illusoire qui affecte une situation donnée (Grigorieff, 1987 ; Grisé, 1985). Cette interprétation est reprise par le dictionnaire Le Petit Robert (1982) pour qui le mythe est « une image simplifiée, souvent illusoire, que les groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation » (Le Petit Robert, 1982 : 1251). Le mythe est donc fondamentalement caractérisé par un aspect collectif en ce sens qu’il est un phénomène social. Il a une incidence sur les attitudes, les croyances et les comportements des sujets sociaux qui sont concernés et qui y adhèrent. Nous faisons nôtre cette dernière acception de la notion de mythe. Depuis le XIXe siècle, de l’époque de la colonisation systématique et institutionnalisée par l’Europe-Occident jusqu’à la fin du XXe siècle, phase contemporaine de la mondialisation, l’Afrique est marquée par un imaginaire social dominé par quatre grands mythes qui l’enferment dans une logique mortifère et d’échecs. Il s’agit du mythe de l’Occident, du mythe de l’indépendance, du mythe du développement et du mythe de la démocratie. Produits par l’Europe-Occident et construits sur des préjugés et des stéréotypes racistes, ces mythes fondamentaux de la colonie et de la postcolonie ont structuré et structurent encore aujourd’hui l’imaginaire africain, en paralysant toute action novatrice et alternative eu égard à la position de périphérie qu’occupe l’Afrique dans le système mondial (Amin, 2001 et 1989). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 88 Caractérisons brièvement chacun d’eux. Le premier grand mythe qui [61] détermine tous les autres est celui de l’Occident. Un Occident intériorisé, à la fois imité et rejeté. Son corollaire est la problématique de l’identité culturelle africaine qui s’est traduite par l’émergence du mouvement de la négritude initié par Césaire, Senghor et Damas, mais qui deviendra une idéologie figée (Adotévi, 1972). D’une certaine manière, on peut placer dans le même ordre de mouvement, les discours et les pratiques d’authenticité des années 1970-1980 au Zaïre de Mobutu (Braeckman, 1992) et au Togo sous Eyadema (Toulabor, 1986 ; de Menthon, 1993). Le second mythe est celui de l’indépendance qui structure également l’imaginaire africain. Dans les années 1960, il fut la réponse à toutes les questions, à tous les défis. Mis à l’épreuve par les réalités, ce mythe s’est cependant brisé. Le troisième, le mythe du développement, a sans tarder pris le relais. Le développement, pour les populations africaines, c’est l’accès à la modernité occidentale. Mais ces populations ont opposé une résistance à ce processus de mimétisme et inventé un processus parallèle. Le développement, tel que représenté, a failli. Une fois érodé, ce mythe par mimétisme se présente sous d’autres variantes mythologiques qui ont pour noms : développement autocentré, développement adapté, développement approprié, microdéveloppement, etc. Le bilan de ces cas de figure n’est guère plus concluant. Enfin, depuis l’effondrement des systèmes communistes de l’Est à la fin des années 1980, les contestations de rues ont ébranlé les régimes despotiques et les dictatures d’Afrique. Le mythe de la démocratie et du pluralisme politique apparaît comme la dernière tentative pour résoudre de façon quasi magique l’ensemble des problèmes du continent noir. Au total, ces mythes sont le résultat des rapports économiques, culturels, politiques et sociaux de l’Occident colonisateur et impérial avec l’Afrique devenue colonie, postcolonie, néocolonie, etc. (Bessis, 2001 ; Blondin, 1994). Ces mythes ont animé et animent encore aujourd’hui le tréfonds de la mentalité occidentale vis-à-vis du continent noir. Nous analysons les deux derniers mythes dans les pages qui suivent. Le premier mythe, celui qui détermine l’ensemble des autres, sera analysé dans un autre chapitre, de manière à en tirer des enseignements pour l’esquisse des pistes de solutions susceptibles de sortir l’Afrique de la crise. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 89 [62] La genèse du développement ou il était une fois le développement Retour à la table des matières Le monde aura été dominé pendant toute la seconde moitié du XXe siècle par l’un des grands mythes de l’Occident : le mythe du développement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il est devenu un concept-clé et omniprésent non seulement dans la communauté scientifique et technocratique, mais aussi auprès du grand public des sociétés contemporaines. Il est au cœur des grands récits savants, politiques et populaires ainsi que des pratiques sociales formelles et institutionnelles ritualisées dans les pays du Nord et du Sud. Comme croyance collective et représentation sociale, le développement tire ses origines lointaines des deux sources principales de la connaissance dans l’Antiquité grecque, c’est-à-dire les mythes et les théories philosophiques. Ces dernières tenaient lieu, en même temps, de connaissance scientifique. Parmi les phénomènes que les savants ou les philosophes cherchaient à comprendre et à expliquer, les changements ou les transformations du monde de la nature occupaient une place importante. Le mode de connaissance mythologique expliquait ces phénomènes selon une perspective évolutionniste, mais la science avait pour objectif de trouver les relations nécessaires entre les phénomènes de la nature, de saisir les causes qui déterminent nécessairement ces rapports. Selon Rist (2001), les philosophes de l’Antiquité grecque, notamment Aristote (384-322 avant J.-C.), considéraient le champ de la science comme « coextensif à celui de la nature, entendue dans un sens quelque peu différent de celui qu’on lui donne aujourd’hui. En effet, la "nature" (en grec : physis [...] dérive étymologiquement du verbe phuo […] qui signifie croître, se développer » (Rist, 2001 : 53). Or par principe, la nature est mouvement, croissance. Ce qui revient donc à dire que le développement c’est la croissance. Cette idée sera dominante au siècle des Lumières et deviendra une croyance au progrès infini et à l’évolution des sociétés humaines. Une autre croyance Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 90 du XVIIIe siècle est que les peuples les plus civilisés, les plus policés, ont pour mission de « civiliser » les autres peuples qui seraient moins ou pas « évolués », de développer les pays les moins « développés ». Comme la civilisation (ou le développement) [63] viendra de l’Europe, elle sera appelée, prévoyait Condorcet (1743-1794) le dernier des Encyclopédistes, à répandre dans ses anciennes colonies « les vérités utiles à leur bonheur [...] car ces vastes pays lui offriront ici des peuples nombreux, qui semblent n’attendre, pour se civiliser, que d’en recevoir de nous les moyens, et de trouver des frères dans les Européens, pour devenir leurs amis et leurs disciples 22. » On peut dès lors remarquer que l’aide au développement ou la coopération au développement s’inscrit directement dans la pensée du siècle des Lumières. De l’Antiquité grecque jusqu’aux sociétés contemporaines du début du IIIe millénaire, en passant par les époques de la Renaissance, de la modernité, des Trente Glorieuses (1945-1975), la problématique du développement a été définie et redéfinie, théorisée et appliquée selon la conception aristotélicienne de la croissance/développement. C’est cette conception fondamentale devenue un paradigme dur, un paradigme incontournable, « qui a permis de justifier le programme de la modernité et toutes les stratégies de "développement" imaginées depuis bientôt cinquante ans » (Rist, 2001 : 372). Transformé en croyance, devenu un mythe, le développement s’est dorénavant présenté comme une donnée partagée non seulement par les dirigeants des États-nations, les technocrates d’économie, de planification, et les populations des pays de l’Occident - qui se réclament héritiers directs de la Grèce antique -, mais également par les responsables des États dits du Tiers-Monde en général et ceux des États de l’Afrique postcoloniale en particulier. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la restructuration de l’Europe détruite et affaiblie par six années de belligérance réaffirmera et consolidera le paradigme du développement. La Société des Nations (SDN) mise sur pied après la Première Guerre mondiale a été 22 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Publié de façon posthume chez Agasse, Paris, an III de la République. Cité par Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2001, p. 69. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 91 remplacée par la nouvelle assemblée internationale des nations occidentales dénommée l’Organisation des Nations Unies (ONU). Non seulement celle-ci va transformer [64] le développement en concept formel et opératoire, elle ira même jusqu’à le théoriser, l’ériger en modèle, l’appliquer et l’imposer aux peuples du monde entier, sans égard à leurs histoires et leurs cultures. Comme nous l’avons déjà mentionné, la première théorisation institutionnelle du développement fut l’œuvre de l’économiste argentin Raùl Prebisch en 1948, dans le cadre de la Commission économique pour l’Amérique latine, à la suite de la proclamation et de l’adoption de la charte des Nations (Sonntag, 1994). Le contexte de l’AprèsGuerre obligeait les États-Unis à se donner une nouvelle politique étrangère qui tienne compte des changements survenus sur le plan international. Le traditionnel discours d’investiture prononcé le 20 janvier 1949 par le président des États-Unis Harry Truman, comportait quatre idées (D’Urbano Seghezzo, 1994). Premièrement, les ÉtatsUnis poursuivraient leur soutien à la nouvelle organisation des Nations Unies. Deuxièmement, ils continueraient leur effort de reconstruction de l’Europe conformément au plan Marshall. Troisièmement, ils créeraient une organisation de défense commune aux États occidentaux, qui s’appellerait l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Enfin, quatrièmement, les États-Unis devraient étendre l’aide technique de la Commission économique pour l’Amérique latine aux pays nouvellement décolonisés mais sous-développés. « Quatrièmement, il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées 23. » Ainsi commence l’ère du développement, développement dont les caractéristiques fondamentales sont déterminées dans le quatrième point du discours du président Truman. Le concept de développement a ses corrélats : sous-développement, pays en voie de développement. 23 Traduction faite à partir des Public Papers of the President of the United States, Harry Truman, year 1949, 5, United States Government Printing Office 1964 (January 27), p. 114-115, cité par Gilbert Rist, op. cit., p. 118. - Forth, we must embark on a bold new program for making the benefits of our scientific advances and industrial progress available for the improvement and growoth of underdevelopped areas. » (Rist, 2001, p. 118.) Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 92 Il suggère qu’une action exercée par des agents [65] sociaux occidentaux sur les pays sous-développés va favoriser leur croissance économique, améliorer les conditions de vie de leurs populations. Cette action se traduit concrètement par la mobilisation et le transfert des ressources humaines, scientifiques, techniques, et des capitaux de l’Amérique du Nord et de l’Europe qui sont industriellement avancés, vers le Tiers-Monde qui ne l’est pas. Le développement suppose des relations internationales et, dans cette perspective, les pays avancés mèneront leurs relations avec les autres par l’aide, l’assistance technique au développement. La légitimation de l’idéologie développementaliste et la mise en place des institutions internationales qui la mettront en pratique ont été effectuées durant les années 1950. Depuis lors, le développement conçu essentiellement en termes économiques a été la base dominante de tout projet de société dans le monde de l’Après-Guerre jusqu’à nos jours. D’ailleurs, le coup d’envoi de cette orientation fondamentalement économique fut donné quelques années plus tôt à la Conférence monétaire et financière des Nations Unies, tenue à Bretton-Woods (New Hampshire, États-Unis), le ler juillet 1994, et au cours de laquelle deux nouvelles institutions internationales ont été créées : le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Le FMI a pour objectif de veiller à la stabilité des taux de change, de réglementer des transactions courantes sur une base multilatérale, de mettre à la disposition des États, pour un temps déterminé, les ressources financières pour résoudre des difficultés conjoncturelles auxquelles ils font face, et cela dans « l’équilibre de leur balance des paiements » (Cordellier, 2000 : 98). Quant à la Banque mondiale, elle s’occupe essentiellement du financement des projets de développement dans les pays du Tiers-Monde. De par leur rôle et leurs normes de fonctionnement, on comprend le contrôle quasi absolu que ces deux institutions de Bretton-Woods auront dans toute la deuxième moitié du XXe siècle, sur les affaires économiques et politiques des États postcoloniaux d’Afrique 24. 24 Lire L’ajustement en Afrique. Réformes, résultats et chemin à parcourir, (Rapport de la Banque mondiale sur les politiques de développement), Washington D.C., Banque internationale pour la reconstruction et le développement/Banque mondiale, 1994. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 93 [66] Au début des années 1950, la coopération économique internationale est vue comme un moyen essentiel pour promouvoir le développement et maintenir la paix dans le monde. C’est dans cette ligne de pensée que, après le FMI et la Banque mondiale, l’Organisation internationale du commerce a été créée. Celle-ci a été suivie par un premier accord de réduction des barrières tarifaires appelé Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, couramment désigné par son abréviation anglaise GATT. À eux trois – le FMI, la Banque mondiale et le GATT –, ils ont contribué à ériger le développement en religion moderne mondiale, fondée sur des croyances et des pratiques ritualisées. C’est ainsi que les expositions universelles entretiennent l’idée que le progrès est en marche tout comme « l’inauguration d’une école ou d’un barrage dans un pays lointain permet de faire croire à l’imminence d’une vie meilleure » (Rist, 2001 : 43). Bien sûr, d’autres organisations internationales ont été mises sur pied au cours des décennies subséquentes aux années 1950 et s’appliquent toutes à rendre performatif l’acte de croire au développement. On peut mentionner notamment le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) créé en 1965, l’Organisation des Nations Unies pour le développement international (ONUDI) créée en 1967, la Confédération des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) organisée en 1964. Après le choc pétrolier de 1973 qui ébranla l’économie des pays industriels de l’Europe et de l’Amérique du Nord, on assistera au début des années 1980 à une nouvelle crise économique mondiale. Celle-ci va annoncer la montée du néolibéralisme à l’échelle de la planète. C’est dans la foulée de cette mondialisation de l’économie de marché qu’entre autres institutions internationales ayant vu le jour dans les années 1990, les Accords du GATT ont été ratifiés en avril 1994 pour donner naissance à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans les faits, l’OMC s’est substituée au GATT 25. 25 Le lecteur qui voudrait connaître la fonction développementale de chacune de ces institutions internationales pourrait se référer avec intérêt à Serge Cordellier (sous la dir.), Le dictionnaire historique et géopolitique du 20e siècle, Paris, Éditions La Découverte et Syros, 2000. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 94 [67] C’est ainsi qu’après la Seconde Guerre mondiale, on a assisté à l’institutionnalisation du développement international par l’aide aux pays sous-développés. Tout se passait comme si les pays industrialisés ou développés de l’Europe et de l’Amérique du Nord allaient avoir l’obligation morale de poursuivre leur mission « civilisatrice », mais dans sa nouvelle forme : l’aide au développement rapide des pays du Tiers-Monde à travers l’assistance technique, le transfert de technologies, l’investissement de capitaux, la mise en œuvre de programmes et de projets dans les domaines de la santé, de l’éducation, des infrastructures de transports, d’industries et de commerce, la modernisation de l’agriculture, etc. À partir des années 1950, le modèle de développement élaboré et proposé par l’Occident devient le paradigme développemental dominant qui est imposé à tous les pays de la planète Terre. Le but visé est l’amélioration du bien-être matériel des individus, des groupes sociaux et des pans entiers de sociétés. Et le bien-être ici est défini par le Produit national brut (PNB) par tête d’habitant, avec comme référence universelle le modèle de l’Occident (Ela, 1997b : 9). Très tôt par ailleurs, c’est-à-dire durant la période située entre 1920 et 1950, les mouvements sociaux anticolonialistes des peuples afroasiatiques ont été accompagnés de pressions politiques réclamant des Nations Unies et des Alliés la création d’institutions internationales qui seraient chargées de promouvoir auprès de ces peuples le modèle occidental de développement. Telle fut, du reste, la principale revendication de la Conférence de Bandoeng, en Indonésie, qui réunit une trentaine de pays afro-asiatiques du 18 au 24 avril 1955 26. Ce modèle a été formalisé pour la première fois en 1958 par l’Américain Walt Whitman Rostow, historien de l’économie, alors professeur à l’Université de Cambridge. La théorisation rostowienne s’inspire de la pensée évolutionniste occidentale des choses et détermine les étapes de la croissance économique qui mènent au développement d’un pays (Rostow, 1963). Bien que très connue aujourd’hui et ayant fait l’objet de critiques au [68] cours des années qui ont suivi sa publication et les échecs de nombreux projets de développement, 26 Lire Richard Wright, Bandoeng, 1,500,000,000 d’hommes, traduit de l’américain par H. Claireau, Paris, Calmann-Lévy, 1955. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 95 une brève description des étapes de la croissance économique selon la thèse de Rostow, mérite d’être reprise. Car la théorie rostowienne a eu une influence déterminante dans les pratiques développementales en Afrique et ailleurs dans le monde. La théorie rostowienne s’inscrit dans le droit fil de la représentation linéaire et évolutionniste de la réalité caractéristique de l’histoire intellectuelle de l’Occident. Selon cette conception, chaque société doit passer par les mêmes stades pour accéder au développement ou à la modernisation. C’est ainsi que 1) la modernisation est conçue comme une évolution qui prend les mêmes formes dans toutes les sociétés qu’elle affecte ; 2) le rythme de la modernisation est si rigoureusement fixé que toutes les sociétés en voie de modernisation doivent nécessairement passer par les mêmes étapes (Boudon et Bourricaud, 1986 : 402). Considérant la croissance économique comme le principal indicateur, Rostow présente en cinq étapes le développement des sociétés humaines. Résumons succinctement chacune d’elles : 1) l’étape de la société traditionnelle, principalement agricole, est caractérisée par une science et une technologie archaïques et une productivité plafonnée. Elle s’organise autour de la famille et du clan et n’autorise qu’une mobilité sociale restreinte ; 2) l’étape de la mise en place des conditions préalables au démarrage, est celle où surgissent certaines conditions et facteurs indispensables au démarrage : développement de l’idée que le progrès économique est nécessaire au bien-être général, au profit personnel, à la fierté nationale, etc. ; apparition des banques et autres institutions financières ; lancement de certaines entreprises industrielles, etc. Ces changements sont limités à un secteur restreint de la population et de l’activité économique, la société demeurant encore traditionnelle et étant toujours caractérisée par une productivité générale plutôt faible ; 3) l’étape du démarrage est le point décisif qui marque la différence entre la société traditionnelle et la société développée. Elle est surtout caractérisée par l’élimination définitive des traits de la société traditionnelle. Se multiplient alors les entreprises industrielles et les services dans certains secteurs de production, la productivité agricole s’accroît, les villes s’étendent, et de nouveaux [69] centres urbains sont créés. À ce stade, la mobilité géographique et sociale des individus s’intensifie ; 4) l’étape de la maturité se caractérise surtout par la diversification de la production industrielle : ouverture de nouveaux secteurs de production, exploitation de nouvelles Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 96 ressources naturelles, découverte de nouvelles techniques, etc. Selon Rostow, la maturité économique est atteinte environ quarante ans après la fin de la période de démarrage ; 5) l’étape de la consommation se caractérise par l’élévation générale du niveau de vie pour l’ensemble de la population, l’augmentation des cols blancs et des travailleurs qualifiés dans la main-d’œuvre, l’accroissement des investissements consacrés à la sécurité sociale, au bien-être et à la santé. Telle que formalisée, cette théorie développementaliste suggère implicitement l’existence des lois de changement social, lesquelles sont conçues de façon rigoureuse et « traduisent des processus évolutifs linéaires, à moins qu’ils ne soient reproductifs ou répétitifs, et comme d’application générale » (Boudon et Bourricaud, 1986 : 174). Autrement dit, étant donné que le développement est un processus historique essentiellement linéaire, chaque pays devrait franchir quasiment les mêmes étapes pour parvenir à l’état développé. Dans cette perspective, il suffit que les États sous-développés suivent les traces des nations qui sont plus avancées qu’eux et ils parviendront un jour (l’échéance n’a jamais été spécifiée) à l’étape à laquelle sont parvenus les pays industriels. En dernière analyse, la logique de la théorie rostowienne renvoie à l’idée voulant qu’« il n’y a qu’un modèle, et le monde non développé n’a d’autre alternative que de se ranger sous sa bannière » (Bessis, 2001 : 87). Mais la réalité c’est qu’il y a une diversité de sociétés, de peuples et de cultures, etc., spatio-temporels. En conséquence, d’autres modèles de développement sont possibles, et l’histoire du développement compte des auteurs qui en ont présenté des conceptions différentes. C’est le cas de François Perroux pour qui le développement est la résultante dynamique des facteurs extraéconomiques et d’humanisme personnaliste qui permettent au-delà de la croissance l’épanouissement global de chaque homme (Perroux, 1962). Parmi les économistes qui ont proposé des solutions de remplacement au modèle de Rostow, on mentionne également la contribution particulière de Dudley [70] Seers (1963). Dans un petit article publié en 1963 et intitulé The Limitations of the Special Case, Seers réfute avec rigueur les théories économiques dominantes enseignées dans les universités en général et celle de Rostow en particulier d’une part, et les pratiques des brigades d’experts nationaux et internationaux chargées de conseiller les ministères du développement, à savoir Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 97 ceux du Plan, de l’Agriculture, du Commerce extérieur et de l’Industrie, etc., dans les États du Sud, d’autre part. Enfin, on ne saurait oublier de mentionner les voix dissidentes de leaders politiques du Tiers-Monde au moment des indépendances de leurs pays, eu égard au modèle de développement dans lequel ils percevaient l’occidentalisation des pays du Sud. C’est le cas notamment du Mahâtma Gandhi. Celui-ci s’opposait farouchement aux hommes politiques de l’Inde qui pensaient ou croyaient que l’avenir du pays dépendait de sa capacité et de sa performativité à imiter la société industrielle et technocratique de l’Occident qui l’avait colonisé. « Nos hommes d’État, écrivait-il, [...] ont déclamé pendant plus de deux générations contre les lourdes dépenses faites sous le régime britannique en vue des armements, mais maintenant qu’ils sont libérés de la servitude politique, nos dépenses militaires se sont accrues et menacent encore de s’accroître, et nous en sommes fiers. Pas une voix ne s’élève contre cela dans nos chambres législatives 27. » Gandhi appelait cela « une folle imitation du clinquant occidental ». Selon lui, le vrai développement réside dans le fait d’apporter aux hommes et aux femmes « du travail et les moyens d’avoir une croûte de pain ». Et en même temps, un tel mode de développement donnera aux gens « faim de liberté » (Gandhi, 1969 : 219). Malgré le principe de la directionnalité inhérente à la théorie rostowienne qui leur confère un sociocentrisme notoire, en ce sens qu’elle suppose que les « sociétés sous-développées » sont placées avec un certain retard « sur la trajectoire évolutive [71] dont le développement historique des sociétés industrielles indique la direction » (Boudon et Bourricaud, 1986 : 172), c’est la théorie de Rostow, fondée sur le paradigme évolutionniste dominant, qui a inspiré et continue d’inspirer depuis cinquante ans les pratiques développementales en Afrique et ailleurs dans le Tiers-Monde. Aussi bien sur le plan multilatéral que bilatéral, l’aide au développement est régie par les règles et la logique d’un système mondial qui procède à la fragilisation des États africains. C’est ainsi que la gigantesque industrie des organisations de coopération internationale Nord/Sud dispose, outre 27 Louis Fischer, La vie du Mahâtma Gandhi. Traduit de l’américain par Eugène Bestaux, Paris, Belfond, 1983, p. 471. N.B. Ce livre est à l’origine du film de Richard Attenborough, Gandhi. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 98 les institutions des Nations Unies, d’organismes étatiques d’aide publique et, du côté privé, des Organisations non gouvernementales (ONG) en action dans le Tiers-Monde 28. Citons trois grands cas de figure. En 1961, les États-Unis instituent une puissante agence d’aide au développement international : United States Agency for International Development (USAID). Dès 1960, le Canada crée le Bureau de l’aide extérieure (BAE) qui deviendra, en 1968, l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France, pays colonisateur, transforma en néocolonialismes les rapports de type colonial qu’elle avait avec ses territoires d’Afrique noire. En effet, à la fin des années 1950, la Communauté fut créée en associant ceux-ci à la métropole. La Communauté qui a succédé à l’Union française a pratiquement fait disparaître les fédérations de l’Afrique occidentale française (AOF) et de l’Afrique équatoriale française (AEF), pour donner naissance à des États postcoloniaux. Cependant, la Communauté a été éphémère puisque tous ces États sont devenus indépendants dans les années 1960, mais tous se lieront à la France par des accords de coopération technique, commerciale, militaire et économique. La zone-franc à laquelle appartiennent désormais les nouveaux États d’Afrique devenus francophones, constitue le ciment économique de l’ensemble franco-africain dont la France est, bien sûr, la grande [72] gagnante, et les États africains postcoloniaux les grands perdants (Monga et Tchatchouang, 1996). L’exmétropole dispose par ailleurs de programmes d’aide au développement de ses anciennes colonies. Ce fut d’abord le Fonds d’investissements pour le développement économique et social (FIDES), et ensuite le Fonds d’aide et de coopération (FAC) destiné à subventionner, si nécessaire, l’équilibre budgétaire de la plupart des États africains membres. Alors qu’il était en charge du ministère de la France d’outre-mer de 1950 à 1951, François Mitterand a écrit le cadre essentiel des rapports de type colonial qui devraient exister entre la France et les États africains à naître. « Paris est la nécessaire capitale de l’Union française. Le monde africain n’aura pas de centre de 28 Dans les années 1990, on estimait à 5 000 le nombre d’ONG. Lire Christian Lechervy et Philippe Ryfman, Action humanitaire et solidarité internationale : les ONG, Paris, Hatier, 1993. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 99 gravité s’il se borne à ses frontières géographiques. Du Congo au Rhin, la troisième nation-continent s’équilibrera autour de notre métropole. [...] Je dis que le premier devoir de la France, c’est de tout faire pour que les liens ne soient pas coupés, de tout faire pour que nos frères africains restent unis à notre destin. La France reste celle qui conduit, celle dont on a besoin, celle à laquelle on se rattache. Il ne pourra y avoir d’histoire authentique de l’Afrique si la France en est absente » (Marchesin, 1995 : 7-8). Ainsi prendra naissance, dans les pays occidentaux, l’idée de l’aide au développement du TiersMonde en général et plus particulièrement de l’Afrique. Le développement comme objet de la sociologie Retour à la table des matières L’objet de la sociologie est l’explication des conduites humaines par leurs relations sociales. La relation sociale même représente le noyau du tissu social. La définition que nous avons donnée du développement dans le chapitre précédent montre clairement que ce dernier est un ensemble de conduites d’hommes et de femmes destinées à produire un changement social dans une collectivité, une société ou encore un pays ayant son historicité. Analyser ce phénomène social selon l’approche interactionniste wébérienne adoptée dans ce livre revient, sur le plan de la méthodologie, à appréhender le contexte global dans lequel se déroulent les processus sociaux donnant lieu à des pratiques volontaristes de transformation sociale. Autrement dit, il s’agit de faire l’analyse de l’ensemble composé de divers [73] acteurs sociaux intentionnels, d’institutions ayant leurs logiques de fonctionnement, des ressources, des techniques et des savoirs. Pour bien comprendre les processus sociaux qui s’opèrent généralement dans la mise en œuvre d’un produit de développement, il faut analyser les interactions concrètes entre cette grande diversité d’acteurs dans des secteurs où interviennent des institutions de développement. L’approche interactionniste développée par Olivier de Sardan (1995) et les chercheurs de l’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 100 (l’APAD) 29 a permis une telle analyse dans le cas de l’Afrique. Cet appareillage théorique et méthodologique de type nouveau a donné lieu à des études innovantes sur des thèmes particuliers ayant trait au développement : les dynamiques internes des groupements paysans ; les logiques et les stratégies des agents qui en sont les animateurs ; les négociations avec les institutions de développement ; les rapports entre pouvoirs locaux et développement (interventions locales de l’État, décentralisation) ; les actions d’éducation, de santé, d’habitat, d’approvisionnement en eau potable, etc. (Jacob et Delville, 1994). En fait, la démarche heuristique de l’interactionnisme consiste, dans le cas qui nous intéresse, en l’analyse sociologique des acteurs sociaux et des institutions qui se donnent le développement ou le changement social comme objectif. C’est pourquoi les uns et les autres y investissent du capital humain, de gigantesques sommes d’argent, du temps, etc. Olivier de Sardan emploie le néologisme configuration développementaliste pour désigner « cet univers largement cosmopolite d’experts, de bureaucrates, de responsables d’ONG, de chercheurs, de techniciens, de chefs de projets, d’agents de terrain, qui vivent en quelque sorte du développement des autres, et mobilisent ou gèrent à cet effet des ressources matérielles et symboliques considérables » (Olivier de Sardan, 1995 : 7). Eu égard à la fonction cognitive de la sociologie, cette définition conceptuelle revêt un double intérêt épistémologique et méthodologique. Elle n’est point normative ou prescriptive, [74] car elle élimine les prénotions, les « fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire » (Durkheim, 1983 : 32). Ensuite, elle est opératoire, c’est-à-dire qu’elle a la propriété d’identifier avec le moins d’erreur possible l’objet dont il est question. Enfin, la définition proposée ici est fondée sur les caractères extérieurs qui sont communs à tous les phénomènes sociaux pouvant y répondre. L’examen des interactions entre la configuration développementiste et les populations africaines montre qu’il s’agit de processus sociaux qui s’opèrent par des médiations multidimensionnelles et non linéaires, mais plutôt marquées d’enchevêtre- 29 L’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (FAPAD) a son siège social à Marseille en France. Elle publie un bulletin qui rend compte des résultats de séminaires, de travaux empiriques, etc. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 101 ments, d’emboîtements. De plus, ces relations sociales ou interactions procèdent par relais, réseaux, interfaces, etc. Quant aux acteurs sociaux qui jouent le rôle de médiateurs, le modèle d’Olivier de Sardan permet de distinguer deux types de médiateurs. Le premier type est représenté par les agents de développement qui sont surtout sur le terrain, et le deuxième comprend ce que l’auteur appelle les courtiers. Les agents de développement La mise en œuvre d’un projet de développement consiste à le rendre opérationnel sur le terrain par une série d’activités et de services techniques (mobilisation des populations concernées, animation, sensibilisation, installations de techniques, etc.). Les « agents de développement terrain » représentent « l’interface incontournable entre un " projet " et ses " destinataires " » (Olivier de Sardan, 1995 : 153). Ce sont en général des agents de soins de santé primaires, des infirmiers, des sages-femmes, des conseillers agricoles, des animateurs ruraux, des alphabétiseurs, etc., selon les domaines où on veut induire des transformations sociales : santé, agriculture, éducation, habitat, etc. Les agents de développement constituent en fait les intermédiaires entre les institutions chargées du développement et les sujets sociaux visés. Ils ont une double fonction en tant que transmetteurs des savoirs modernes ou technico-scientifiques et, en tant que médiateurs entre ces savoirs et les savoirs traditionnels ou populaires. Les agents de développement sont des interprètes et des traducteurs de langues (les langues étrangères et les langues vernaculaires), des communicateurs, [75] etc. Malgré le rôle central que ces agents de développementterrain jouent, ils ne sont quasiment pas étudiés par les spécialistes des sciences sociales ; les autorités locales, nationales et internationales sont très avares de commentaires publics ou officiels sur eux. Cependant, comme le remarque très bien Olivier de Sardan, dans les conversations privées ou les « causeries de bistrot », on évoque enfin des « agents de développement réels, avec leurs stratégies personnelles, leurs échecs, et toutes les contradictions auxquelles leur position les expose » (ibidem : 155). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 102 La démarche de la sociologie à visée scientifique 30 permet de constater que la corruption, un phénomène social condamnable du point de vue de la morale, fait partie toutefois du processus développementaliste. Dans cette perspective, le sociologue la considère comme un objet d’étude dont il veut comprendre le fonctionnement dans un contexte donné. Il ne s’agit donc pas ici de porter un jugement de valeur sur la corruption qui serait alors un sujet de dénonciation morale. On fera un effort méthodologique pour en faire plutôt un objet de connaissance à partir d’une notion sociologique précise. Olivier de Sardan propose à cet effet celle de « l’économie morale de la corruption », qui lui a permis d’expliquer et de comprendre (et non de justifier) la corruption dans l’Afrique contemporaine en général, et dans le domaine du développement de façon plus particulière. C’est aussi que la capacité heuristique de la notion d’économie morale de la corruption met en lumière les normes, les pratiques, les valeurs, la fonction de régulation sociale, les symboliques et les légitimations qui soustendent les diverses formes de corruption, dans la configuration développementaliste mettant en relation l’État postcolonial, maison-mère de la corruption (qui fonctionne [76] sur une base néopatrimonial, où bien public et bien privé ne font souvent qu’un), les intermédiaires et les agents de développement (Bayart, 1989). Placés au cœur du processus de négociations qu’implique la mise en œuvre locale d’un projet de développement, les intermédiaires et les agents de développement assument des fonctions marquées de contradictions et d’ambiguïtés. En effet, ils sont constamment appelés à développer des stratégies pour défendre à la fois leurs intérêts personnels et ceux des institutions nationales et internationales, mais également pour faire la médiation entre les intérêts très divers des autres acteurs sociaux concernés par le projet. Les logiques contradictoires 30 La sociologie à visée scientifique se consacre principalement à la fonction cognitive qui revient à la science, y compris les sciences humaines. Dans cette perspective, une telle sociologie a pour objectif de créer un savoir capable d’expliquer des phénomènes énigmatiques à première vue. La notion de scientificité se définit, aussi bien dans les sciences de la nature que les sciences de l’homme, par deux principes : 1) le principe de Popper selon lequel il doit y avoir un accord de la théorie avec tous les faits qui relèvent de la compétence de cette théorie ; 2) le principe (non popperien) selon lequel les propositions non empiriques d’une théorie doivent être acceptables (Boudon, 2001a). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 103 de la configuration développementaliste, la complexité de leurs fonctions et les paradoxes du pouvoir néopatrimonial sont tels que les agents de développement se révèlent des grands acteurs de l’économie morale de la corruption. Les courtiers Tout système d’interaction suppose nécessairement des acteurs sociaux qui jouent les rôles d’intermédiaires entre d’autres acteurs. Le développement est un phénomène social qui ne fait pas exception à cette règle. Le modèle de développement en vigueur dans le TiersMonde est celui du binôme « crédit-aide ». Ce paradigme a non seulement endetté les pays du Sud, mais il a également consolidé leur dépendance économique et financière. Dans cette situation, les pays africains sont ceux qui dépendent le plus de l’aide extérieure, eu égard à leurs ressources intérieures. Au cours des années et nonobstant leur diminution, ces gros flux et reflux financiers sont apparus comme une rente du développement dont vivent les États africains. Mais cette rente transite par des acteurs qui jouent les rôles d’intermédiaires dans la configuration développementaliste. Les courtiers du développement peuvent être considérés comme les acteurs sociaux qui portent les projets de développement. Dans ce sens, ces acteurs représentent, en principe, l’interface entre les destinataires du projet, c’est-à-dire les populations locales, vis-à-vis les différentes structures de soutien et institutions financières de l’extérieur. En effet, ce sont généralement les courtiers du développement qui expriment les besoins de la [77] population qui sont traduits en projets. En d’autres mots, ils sont en principe et en pratique les représentants des populations locales. Le personnage du courtier est un produit réel de l’histoire de l’Afrique noire. En colonie, c’était l’interprète entre le colonisateur et les populations colonisées à civiliser (Mbembe, 1996a). En postcolonie, c’est par le courtier du développement que passe la rente qui sert à développer les populations africaines sous-développées. Il existe différents types de courtiers, mais ils forment des réseaux de courtage institutionnalisés et incontournables dans les processus sociaux du développement. On distingue les réseaux de courtiers locaux de développement et les réseaux de courtiers extérieurs. Une typologie des Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 104 réseaux locaux met en évidence les plus importants : les réseaux des communautés religieuses (Églises, confréries, etc.), les réseaux de ressortissants d’une région ou d’une localité, les réseaux des organisations non gouvernementales (ONG) nationales et fédérées sur le plan régional, les chefs traditionnels, les leaders des mouvements paysans, etc. Quant aux réseaux extérieurs, ils sont constitués par les ONG de développement des pays du Nord, les firmes de consultants individuels, etc. Les deux catégories de réseaux de courtage sont reliées et s’insèrent dans l’ensemble des politiques nationales et internationales de développement. La fonction de courtage peut généralement représenter une source de pouvoir politique, d’enrichissement ou de revenu pour les uns et les autres. En Afrique, l’aide au développement est devenue ainsi une « source fabuleuse d’enrichissement pour certaines élites [...], au point de donner naissance à une nouvelle forme de pouvoir et à une classe sociopolitique qu’il faut bien qualifier d’aidocratie » (Gélinas, 1994 : 96). Les pouvoirs économiques de cette classe politique et sociale reposent essentiellement sur les flux financiers externes. « Elle en vit et s’en nourrit en se payant des salaires, des commissions, des indemnités de déplacement, ou tout simplement en détournant les fonds de l’aide au vu et au su des donateurs » (ibidem : 100). Les rentiers de ce système économique improductif vont des chefs d’État et hauts fonctionnaires africains jusqu’au vaste réseau des trafiquants nationaux et internationaux de drogue, [78] d’armes, de diamants, en passant par les entrepreneurs, les commerçants, les autres catégories sociales proches du pouvoir, qu’il s’agisse de l’État-rentier ou de la gouvernance locale. En Afrique, la rente du développement n’échappe pas au patrimonialisme. Mais tous les acteurs sociaux et les agents (populations cibles, divers réseaux de développeurs) déploient des stratégies selon différentes rationalités, instrumentales et axiologiques, de manière à trouver leurs bénéfices ou part de gain dans la gestion de la rente. Finalement, la matérialisation des projets de développement se présente comme les résultats de l’agrégation des actions intentionnelles des populations concernées d’une part, et des agents d’autre part. Comme dans tous les cas de diffusion d’innovations, ces actions individuelles ou collectives procèdent à la matérialisation des projets, selon des principes dont la régularité est mise en lumière par la sociologie du changement Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 105 social. Le processus réel du principe de sélection et du principe d’adoption de l’innovation montre que l’appropriation se fait d’abord par des acteurs appelés pionniers ; viennent ensuite les novateurs et enfin les retardataires (Mendras et Forsé, 1983). Par ailleurs, différentes rationalités se confrontent dans le processus d’adoption ou de refus de l’innovation. Des études de cas montrent qu’en général, les populations rurales africaines se comportent au premier chef selon une rationalité sécuritaire. La bonne raison de leurs attitudes et comportements est la minimalisation des risques encourus par l’adoption de l’innovation. Par exemple, le paysan peut refuser d’adopter de nouvelles cultures agricoles lorsque le risque de ses ventes sur le marché est plus élevé que le bénéfice anticipé (le degré de la demande des marchandises). Une autre rationalité est celle de l’« assistancialisme », qui peut expliquer les effets pervers résultant souvent de projets de développement qui visent l’autosuffisance, le self relance ou l’empowerment des collectivités locales, aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain. À la longue, l’aide extérieure provenant de divers pays et institutions du Nord conduit les populations cibles à préférer la maximalisation des avantages financiers ou techniques et matériels qu’occasionne un projet, et à minimaliser leurs propres contributions. Il est également courant d’observer chez [79] les acteurs sociaux des attitudes et des comportements qui s’expliquent par des stratégies de détournement ou d’accaparement. Toute opération de développement représente un enjeu que les individus et les groupes peuvent gagner ou perdre selon le statut social qu’ils ont dans la localité et dans le pays de façon plus large. De nombreux exemples existent où les gens ayant un certain pouvoir, privilège, etc., profitent de la mise en œuvre de projets pour accumuler ou augmenter leur capital économique, se donner plus de pouvoir, élargir leur réseau de relations sociales, etc. Dans sa thèse de doctorat sur les groupements villageois féminins (GVF) chez les Mossi du Yatenga, Suzanne Champagne (1996) a montré comment, dans des opérations de développement visant à amener les femmes à cultiver un jardin collectif, non seulement les profits du GVF ont été détournés, mais les femmes, déjà surchargées de travail, n’avaient guère intérêt à poursuivre des activités collectives dont elles ne voyaient finalement pas l’utilité pour elles-mêmes ou leur famille. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 106 C’est ainsi que les inégalités sociales déjà grandes dans les pays africains se sont accentuées au cours des quarante dernières années consacrées au développement. En Afrique, le bilan négatif du modèle de développement fondé sur l’aide extérieure est connu. Au total, le changement social ou la modernisation visée est un échec patent, s’il faut entendre par modernisation un minimum d’amélioration des conditions de vie des habitants d’un pays. Après quatre décennies de développement en Afrique, « même en tenant compte des conditions culturelles et sociales spécifiques, une grande partie de la population, sans doute près de la moitié, ne parvient pas à satisfaire ses besoins de base : santé, éducation, habitat, assainissement accès à l’eau potable, transport, énergie, alimentation, communication [...] » (Engelhard, 1998 : 49). L’aide extérieure s’est avérée une rente improductive par rapport au type de développement ou de modernité que l’on voulait pour l’Afrique ; elle a par contre enrichi une minorité de privilégiés, à savoir les élites politiques, les hauts officiers de l’armée, les hauts fonctionnaires, etc. Elle a permis à une certaine catégorie sociale de mieux vivre au milieu d’une pauvreté océanique. Représentant le développement essentiellement comme synonyme d’occidentalisation (Latouche, 1989), croyant accéder [80] rapidement à la modernité qui a émergé en Occident au XVIIIe siècle, tout s’est passé comme si les dirigeants africains avaient ignoré l’histoire du développement des pays de l’Occident ou d’autres pays, par exemple le Japon. Les chefs d’État africains n’ont jamais su ou voulu engager les peuples africains sur la voie d’une modernisation propre mais progressive, à partir des dynamiques des pratiques sociales populaires ainsi que des systèmes socioculturels qui ont fait leurs preuves comme mécanismes assurant la cohésion des sociétés africaines. En résumé, le modèle de développement basé sur l’aide extérieure a certes permis aux États africains de se doter de quelques signes ou symboles du modernisme : écoles, hôpitaux, routes, industries légères, électrification, administration publique, etc., dans certains coins des centres urbains et semi-urbains. Ce modèle a également permis l’installation des moulins à mil ou à maïs, des banques céréalières, des écoles, des dispensaires, des centres d’alphabétisation, etc., dans quelques localités rurales, mais à de très rares exceptions près. Cependant, pour l’essentiel, les États africains postcoloniaux ont continué à fonctionner selon une logique principalement adaptative. La position de l’Afrique dans la Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 107 périphérie du système mondial a induit des conséquences internes, soit le sous-développement, et des conséquences externes, soit la dépendance. Quel autre choix l’Afrique peut-elle avoir pour sortir de la crise ? Nous traiterons de la question dans le chapitre six. Nous convenons d’élaborer d’abord la thématique du mythe de la démocratie. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 108 [81] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Chapitre V CONTROVERSE AUTOUR DE L’AFRIQUE ET LA DÉMOCRATIE L’histoire est un récit d’efforts qui échouèrent, d’aspirations qui ne se réalisèrent pas, de souhaits qui furent exaucés et puis se révélèrent différents de ce que l’on espérait. Dean Acheson L’homo democraticus africanus ? Retour à la table des matières Dans une de ses grandes œuvres demeurée un classique, soit De la division du travail social, Durkheim écrit que l’individualisme est un « phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe sans s’arrêter tout au long de l’histoire » (Durkheim, 1967 : 146). Commentant cette assertion de Durkheim, Boudon dit qu’elle signifie qu’aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de toutes les sociétés, l’individu a toujours en tant que tel représenté le point de référence privilégié, sinon unique, à l’aune duquel « il est possible de juger de la pertinence des normes ou de la légitimité des institutions, au sens le plus large de ce dernier terme : qu’il s’agisse des normes tacites auxquelles se soumettent les petits groupes de rencontre, des nor- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 109 mes prenant la forme de décisions collectives officielles [82]associées à un pouvoir de coercition (les lois) ou de tous les cas intermédiaires » (Boudon, 2001c : 37). On doit comprendre par là, non que le respect de la dignité de l’individu ou de la personne a toujours prévalu dans la réalité sociale, mais plutôt que l’individu a toujours eu « le sens de sa dignité et que ce sentiment constitue la toile de fond sur laquelle se déroule l’histoire des institutions et sans doute l’histoire tout court » (ibidem : 38). Les valeurs ont donc une historicité en ce sens que selon les forces ou les contingences de l’histoire, le programme culturel de toute société se trouve soumis à un phénomène que Max Weber appelle la rationalisation diffuse, qui préside à la sélection des valeurs morales et des institutions sociales censées symboliser ces valeurs dans les principes et les faits. Une fois sélectionnées, certaines idées ou valeurs fortes deviennent irréversibles. On entend par valeurs fortes celles qui ont, à un moment de l’histoire, donné le plus de sens possible à la dignité de l’individu, au respect de la dignité de la personne humaine. Mais il importe de souligner par la même occasion que l’irréversibilité des idées ou des valeurs ne signifie pas nécessairement l’irréversibilité des institutions. Rappelons, par exemple, la désormais célèbre phrase de Winston Churchill : « La démocratie est la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes les autres qui ont pu être expérimentées au fil de l’histoire 31. » Autrement dit, malgré ses tares, la démocratie demeure quand même le moins mauvais des régimes politiques. Mais si on considère aujourd’hui que la démocratie est le meilleur système politique, force est de reconnaître qu’il n’en a pas toujours été ainsi ; le jugement de valeur positif qu’on peut porter sur la démocratie est récent dans l’histoire humaine. Par ailleurs, il est bien évident que tout le monde ne pense pas que la démocratie soit un bon régime dans certaines situations sociales et même pour certaines sociétés ou des pays en particulier. On a longtemps cru et l’on croit toujours que dans de nombreux pays, « l’ordre social et la paix civile ne peuvent être [83] assurés que par un pouvoir fort, concentré, despotique, ignorant ou minimisant ce principe, et par suite peu respectueux du droit des 31 Déclaration de Winston Churchill, Chambre des communes, Londres, 11 novembre 1947. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 110 gens » (Boudon, op. cit. : 38). Ainsi, par exemple, dans les années 1960, on s’accordait pour dire que la démocratie serait un obstacle au développement des États africains nouvellement indépendants. On pensait que l’édification de ces pays devrait mieux se faire sous des régimes politiques à parti unique, le pluralisme politique étant perçu comme néfaste. Cette façon de penser a prévalu aussi dans les années 1990, lorsque l’effondrement du bloc communiste et le regain de la démocratie dans le monde, ont poussé - dans un premier temps – le président – de la France, François Mitterand, à demander aux chefs d’États africains de s’engager sur la voie de la démocratie. Mais après quelque temps, face à l’ébranlement des États africains monopartites et despotiques, protecteurs des intérêts de la France, Mitterand a changé de discours en parlant de « démocratie, bien sûr, mais chacun à son rythme ». Par la suite, la France y est allée d’interventions (diplomatiques, politiques et militaires) en faveur de la restauration des autoritarismes dans la plupart des pays de l’Afrique francophone au sud du Sahara (Assogba, 1996). On constate cependant qu’au cours des dix dernières années, la démocratie a fait du chemin et continue d’en faire sur le continent. En mars 2000, des élections pluralistes ont donné lieu à un changement de gouvernement au Sénégal. En 2001, c’est au Ghana et au Bénin qu’il y a eu une alternance politique. Mais certains chefs d’États africains, dictateurs dinosaures, résistent à la démocratisation. C’est le cas de Gnassingbe Eyadema au Togo et de Paul Biya au Cameroun. Mais pour combien de temps encore ? Quoi qu’il en soit, on note des signes de progrès de la démocratie, certes lents, mais tangibles tout de même, comme le remarque bien Comi Toulabor : malgré la lenteur des résultats, « une nouvelle culture politique émerge à travers tout le continent, qui dessine le profil du démocrate africain. Les relations entre dirigeants et dirigés, les représentants de l’autorité, les rapports entre le droit et les institutions, entre le pouvoir et la manière dont il est exercé, traduisent une évolution, lente mais sans doute irréversible, des mentalités » (Toulabor, 2001 : 4). [84] Dès lors qu’elle a été expérimentée au cours de l’histoire et qu’elle est objectivement plus proche de la notion de bon régime politique, eu Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 111 égard au respect de la dignité de la personne, la démocratie en tant qu’idée, en tant que valeur, a acquis un caractère irréversible ou une irréversibilité dans l’héritage culturel de l’humanité, qui n’est autre chose que le résultat historique du brassage des cultures humaines. Cependant, il faut toujours le souligner avec force : l’irréversibilité des principes, des idées ou des valeurs n’est jamais définitivement acquise dans la réalité sociale. Ainsi, un régime démocratique peut être corrompu ; une dictature peut se prétendre une démocratie après des élections non transparentes et truquées comme c’est presque toujours le cas en Afrique depuis les années 1990. On a déjà parlé de démocrature pour désigner cette forme de dictature déguisée en démocratie, très courante en Afrique depuis les années 1990 (Goumaz-Laniger, 1992). Bref, la démocratie peut être ébranlée, mais l’idée que ses principes sont une bonne chose dans l’histoire des sociétés politiques connues demeure toujours. À l’évidence, l’inscription de cette idée dans les faits est soumise aux contingences de l’histoire. « Une institution, une idée peuvent en effet s’inscrire irréversiblement comme bonnes dans la conscience publique, tandis que leur installation est rendue difficile par le jeu des contingences et des intérêts » (Boudon, 2000b : 330). L’analyse de Toulabor (2001) illustre fort bien cette proposition sociologique. Mais qu’en est-il de la démocratie en Afrique en ce début du XXIe siècle ? La question vaut la peine d’être posée car, nonobstant l’explication sociologique des innovations sociales porteuses d’idées et de valeurs irréversibles, le doute ethnocentrique plane encore sur l’existence de l’homo democraticus dans les sociétés africaines. À cet égard, le titre d’un article de Richard Banégas paru en 2000 est bien évocateur : « La démocratie est-elle un produit d’importation en Afrique ? L’exemple du Bénin 32. » 32 Cet article a paru dans Démocraties d’ailleurs : démocraties et démocratisations hors d’Occident, Paris, Karthala, 2000. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 112 [85] La longue marche de l’Afrique pour la démocratie Retour à la table des matières Au cours du IVe millénaire avant Jésus-Christ, la vallée du Nil a été témoin de la première civilisation historiquement connue, celle de l’Égypte des Pharaons. Par ailleurs, on sait le rôle que les Noirs d’Afrique ont joué dans cette civilisation égyptienne. Cheikh Anta Diop a démontré savamment que la civilisation égyptienne n’est que l’héritage de l’Afrique paléolithique et néolithique (Diop, 1967). On sait aujourd’hui, que les bases de la civilisation humaine ont été jetées dans l’Égypte pharaonique et propagées par la suite en Occident (Grèce, Rome, etc.). Donc, les formes ou les régimes politiques possibles (la démocratie, l’aristocratie, l’oligarchie, la monarchie, l’autocratie ou la tyrannie, le despotisme, etc.), ont pour origine la civilisation de l’Égypte pharaonique. Ces formes de régimes étant par ailleurs imprégnées plus ou moins des valeurs spirituelles, laïques ou républicaines. La fin de l’Antiquité coïncide avec le développement du christianisme. C’est au cours des deux premiers siècles de l’ère chrétienne que des migrations et des brassages décisifs s’opèrent dans toutes les grandes familles linguistiques de l’Afrique occidentale, orientale et méridionale. La diffusion de certaines techniques et cultures va aider à bâtir des sociétés mieux organisées et plus puissantes. Les sociétés africaines au sud du Sahara vont connaître des mutations sociopolitiques qui les feront passer des organisations claniques à des empires. Selon Cheikh Anta Diop (1960), toute l’époque de l’Afrique précoloniale, c’est-à-dire du Ier siècle au début du XIXe siècle, a été caractérisée par des monarchies constitutionnelles et des empires. « À l’époque précoloniale, en effet, tout le continent était couvert de monarchies et d’empires. Aucun coin où vivent des hommes, fût-ce en forêt vierge, n’échappait à une autorité monarchique. Mais il faut reconnaître que tous les peuples qui vivaient sous le même régime politique n’avaient pas tous le même niveau culturel. Certaines populations périphériques vivaient encore dans une organisation clanique a Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 113 peine ébranlée et assouplie, alors que les agglomérations des grands centres s’étaient détribalisées » (Diop, 1960 : 57-58). [86] L’Afrique au sud du Sahara fut ainsi le foyer de grands empires pendant le haut Moyen Âge et le Moyen Âge, c’est-à-dire du VIIe siècle jusqu’au XVe siècle. Par exemple, on peut citer les empires du Ghana, du Mali, du Songhaï et l’empire Mossi. Citons également les royaumes du Yoruba, du Bénin, du Congo, etc. À ces grandes organisations sociopolitiques, on peut opposer l’existence d’organisations claniques dans les régions du Sud-Ouest situées sur le Haut-Sénégal et à l’Ouest du Mali. Il y avait naturellement des guerres entre ces empires, ces royaumes et ces organisations claniques. Mais il importe de noter l’état relativement avancé de l’organisation administrative, financière, militaire, judiciaire et commerciale de ces empires. La prospérité et le niveau d’organisation politico-administrative de l’empire du Ghana, par exemple, avaient frappé les voyageurs arabes de l’époque. Quels sont les traits caractéristiques de l’organisation politique de l’Afrique précoloniale ? Cheikh Anta Diop (1960) nous présente les principes qui, à quelques variantes près, ont vraisemblablement régi les États africains précoloniaux. « Les Africains, écrit l’auteur, n’ont donc jamais vécu l’expérience d’une république laïque, bien que les régimes aient été presque partout démocratiques, avec des pouvoirs équilibrés. C’est pour cela que tout Africain est un aristocrate qui s’ignore, comme tout bourgeois français l’était avant la Révolution. Les réflexes profonds de l’Africain actuel se rattachent davantage à un régime monarchique qu’à un régime républicain. Le riche comme le pauvre, le paysan comme le citadin, rêve davantage d’être un petit ou grand seigneur plutôt qu’un petit ou grand bourgeois. La qualité des gestes et attitudes, la manière d’aborder les choses, quelle que soit la caste, est seigneuriale, aristocratique par opposition à la "mesquinerie" bourgeoise. Toute une révolution sépare donc encore la conscience africaine et occidentale quant au comportement instinctif. Ces séquelles d’aristocratisme ne se seraient extirpées que si l’Africain, au cours de son histoire, avait assumé lui-même son destin dans le cadre d’un régime républicain. Aussi, la colonisation occidentale républicaine n’a pas pu modifier ces données » (ibidem : 57). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 114 Une autre des grandes caractéristiques du pouvoir étatique en Afrique qui a été mise en évidence par la plupart des historiens, c’est l’attribution du droit divin à la royauté. Cheikh [87] Anta Diop parle de la conception vitaliste de l’État ou de la royauté. « L’univers africain est régi par un ordre strict métaphysiquement parlant, Il ne règne dans l’univers qu’un ensemble de forces hiérarchisées : chaque être, animé ou non, ne peut occuper qu’une échelle donnée en vertu de son potentiel. Ces forces sont additives : ainsi, un être vivant qui porte comme talisman le croc ou la griffe d’un lion où se trouve concentrée la force vitale de l’animal, accroît la sienne d’autant ; pour le vaincre dans un combat, il faut totaliser une somme de forces supérieures à celle qu’il a, plus celle du lion. » Et l’auteur d’ajouter : « On peut affirmer que, depuis le début de l’histoire africaine, jusqu’à la conquête du pays par l’Occident, chaque roi traditionnel qui va au combat s’est livré auparavant à ces pratiques au point de croire fermement que la victoire est de son côté. L’islamisation n’y changera rien : elle déplacera seulement le pôle d’intérêt ; au lieu que les princes s’adressent aux prêtres traditionnels qui étaient les intermédiaires avec les forces cachées de l’Univers, ils recourent maintenant au clergé musulman, aux marabouts qui pratiquent la Kabbale orientale et leur donnent des gris-gris assurant la victoire » (ibidem : 49). Cette métaphysique, loin d’être un fait secondaire d’une sociologie africaine, semble être un trait dominant. Deux autres ethnologues français, André Leroi Gourhan et Jean Poirier, ont bien fait remarquer jusqu’à quel point le mysticisme régit la logique interne des sociétés africaines. « Le monde s’ordonne comme une vaste équation ; l’animation humaine répond à l’animation de la nature, et chaque geste se prolonge jusqu’à des précédents mytiques » (ibidem : 49). Dans cette harmonie universelle où chaque être joue son rôle, le roi, l’empereur a une fonction précise et un rôle déterminé ; c’est lui qui a le plus de force vitale dans tout le royaume. Il sert en quelque sorte d’intermédiaire dans la mesure où l’empereur a un attribut spirituel par lequel il est en lien avec l’univers supérieur et les forces ontologiques. C’est ainsi qu’auraient été inspirés les premiers chefs, guides spirituels et charismatiques, en Afrique précoloniale. Ce fait, qui a été reproduit dans l’Afrique des temps modernes, l’origine de cette tradition métaphysique et mythique du pouvoir serait un héritage culturel Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 115 de l’Égypte antique, selon la thèse de Baumann et Westermann (1947). [88] Une autre caractéristique de l’organisation politique de l’Afrique précoloniale est le fait que les pouvoirs temporels et religieux sont restés confondus pendant longtemps et ce, aussi bien dans l’Antiquité païenne que dans l’Afrique traditionnelle. Le christianisme et l’islam ont eu pour conséquence de séparer ici et là le pouvoir temporel et le pouvoir religieux, en ce sens que le roi n’officie plus, même lorsque dans le cas du christianisme, il redeviendra sacro-saint avec Pépin Le Bref. En Afrique noire, cette séparation subsiste pratiquement dans la vie sociale et politique. Malgré l’attribution du droit divin à la royauté, les chefs (empereurs ou rois) étaient limités dans l’exercice de leur pouvoir par certaines coutumes. Ainsi, chez les Mossi, on pensait que toute personne investie de l’autorité royale était le serviteur et le berger de son peuple. Par exemple, le Moro Naba était contraint par un emploi du temps et n’avait pas le droit de quitter la capitale. Le KayaMagan de l’empire du Ghana était tenu de faire le tour de sa capitale pour recueillir les doléances de ses sujets. L’Afrique a donc connu des expériences de régime démocratique, si on entend par là un régime politique qui permet aux citoyens d’une société d’être actifs et libres, de bénéficier des mêmes droits, de se soustraire à l’arbitraire de l’État et d’être en mesure de contrôler l’action de celui-ci d’une façon ou d’une autre (Engelhard, 1996). Puis l’Afrique rencontra l’Occident au début des temps modernes. À la fin du XVe siècle et au début du XVIe Siècle, la situation politique et sociale de l’Afrique noire précoloniale se présentait, en résumé, comme suit. Certains peuples vivaient encore dans une organisation clanique. D’autres s’étaient détribalisés et constituaient de grands centres urbains, tels les empires du Ghana, du Mali et du Songhaï. Telle était donc la situation politico-sociale de l’Afrique noire précoloniale au moment où elle rencontra l’Occident (l’Europe-Occident) à l’aube des temps modernes. Mais évidemment, les XVe et XVIe siècles ne sont pas n’importe quels siècles dans l’histoire de l’Europe et du monde moderne. À la fin du XVe siècle, la population européenne connaît une croissance générale. L’économie est dominée par l’agriculture, même dans les pays où le commerce et l’artisanat ont pris une grande ampleur. L’Asie est le continent des contrastes. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 116 L’Afrique peut se distinguer en Afrique monarchique [89] (empires et royaumes) et en Afrique tribale (organisation clanique). Les Portugais ont déjà atteint les côtes africaines entre 1441 et 1480. L’Amérique est encore inconnue des Européens. Le XVIe siècle est celui des grandes découvertes. Après un siècle d’exploration de l’Afrique, les Portugais atteignent l’Asie en contournant le continent africain. En 1492, Christophe Colomb aborde l’Amérique ou le Nouveau Monde. En 1498, le Portugais Vasco de Gama arrive en Inde après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance. Ces grands voyages ont été rendus possibles grâce au développement des connaissances et des techniques héritées par l’Europe des Arabes, des Asiatiques et des Africains : introduction de la métallurgie avancée (aciéries), de la boussole, de la poudre à canon, de l’usage des cartes marines, du gouvernail axial, des connaissances mathématiques et chimiques par les Arabes (héritage de l’Asie, de l’Afrique et de l’Orient). Mais le XVIe siècle est aussi celui de l’humanisme et de la Renaissance. En 1455, Gutenberg imprime le premier livre et l’imprimerie permettra de diffuser l’humanisme. Nous aimerions faire remarquer ici que le mot humanitas désigne en latin la culture (Fenseignement est appelé par les maîtres lettres d’humanité). Les maîtres sont des humanistes. Le terme humanitas évoque aussi une élégance morale, une politesse et une courtoisie inséparables de toute culture accomplie. En un mot, le terme humanisme désigne, outre la formation à l’école de la pensée gréco-latine, un idéal de sagesse et toute une philosophie de la vie. « L’humanisme, c’est un acte de foi dans la nature humaine, et la conviction qu’il n’y a d’art qu’à l’échelle de l’homme » (André Gide, cité dans Lagarde et Michaud, 1970 : 8). L’humanisme a favorisé la diffusion des arts (peinture, musique, sculpture, etc.). Le XVIe siècle, c’est également la Réforme ; Martin Luther propose la réforme du christianisme par un retour à l’Église ancienne. La proposition n’aboutit pas à une réforme, mais plutôt à une scission. La Réforme se manifeste également par un mouvement d’évangélisme, c’est-à-dire le retour à l’Écriture sainte, seule source authentique des croyances chrétiennes, et le siècle est marqué par des guerres de religions (Lagarde et Michaud, 1970 : 1). Le XVIe siècle a permis une rencontre des continents, une redécouverte de la terre. Jacques [90] Attali a su bien définir et caractériser ce siècle en ce sens. à la fin du XVe siècle, écrit Attali, « [...]) tout observateur aurait remar- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 117 qué d’abord la puissance de la Chine, écrasant depuis mille ans les autres continents par sa population, sa marine, son armée, sa science, ses richesses et sa technologie. Il aurait aussi décrit l’Afrique et l’Amérique comme des continents très peuplés où se forment des empires aux splendeurs immenses : Inca et Aztèque, Mali et Songhaï semblent devoir durer encore des millénaires. L’Europe n’aurait représenté à ses yeux qu’un petit canton de l’Univers, ravagé par la peste, morcelé en dizaines de cités et de nations rivales, exsangue, menacé par ses voisins, hésitant entre la Peur et la jouissance, le Carnaval et le Carême, la Foi et la Raison. Il aurait pu néanmoins y débusquer quelques aventuriers sans vergogne déterminés à bouleverser l’ordre du monde, prenant des risques, inventant, créant, échangeant objets et idées dans les interstices de la peur et de la force, avides de gloire et de richesses, libres conquérants de territoires et de rêves mêlés » (Attali, 1991 : 15-16). De manière générale, ces aventuriers ont effectivement bouleversé l’ordre du monde et de l’Afrique – ainsi que de l’Amérique – de façon particulière. La conquête systématique du monde par l’Occident européen (« en homme de raison, en barbare vengeur », selon l’expression d’Atalli) est mue par des mobiles à la fois économiques et religieux. Le prince Henri, dit le navigateur portugais Diego Gomes, ordonna que ces caravelles allassent, armées pour la paix et pour la guerre, au pays de Guinée où les gens sont extrêmement noirs. Nous cherchons des chrétiens et des épices, mentionna un second navigateur portugais, Vasco de Gama (1469-1524). Les Européens, à cause de la Renaissance et de la Réforme, cherchaient non seulement les épices et les métaux précieux, mais aussi des mines spirituelles Minas de Animas. Homo œconomicus recherchant le profit, les Européens avaient besoin de l’or pour régler les achats d’épices d’Asie (poivre, piment, cannelle, gingembre), de tissus, de soie et d’indigo. Ils cherchaient aussi des esclaves. C’était la première fois, dans l’histoire du continent, que l’esclavage prenait la forme de la traite des noirs. Dès 1442, le prince portugais Antoine Gonzalez Chambellan, dit Henri le Navigateur, [91] capture un homme et une femme noirs et les ramène au Portugal. C’est le début de la traite. Elle a fait du tort à l’Afrique. Que va-t-il se passer à partir du moment où l’Afrique rencontre l’Occident au début des temps modernes ? « Les Africains perdent progressivement la faculté d’assumer leur destin. Le pouvoir fédéra- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 118 teur local est dissous, en tout cas atténué et sans efficacité. En conséquence, l’évolution interne est désaxée. Dans les agglomérations où la détribalisation était déjà accomplie, il n’est plus question de revenir en arrière : on continuera à voir des individus unis par les liens sociaux. Mais là où l’organisation clanique était encore prédominante, où les frontières sociales étaient encore délimitées par l’aire du clan ou de la tribu, il se produira une sorte de repli sur soi, une évolution à rebours, une retribalisation renforcée par le nouveau climat d’insécurité. La vie collective reprend le pas sur la vie individuelle. Mais, comme on peut le concevoir, de tels clans sont loin d’être aussi primitifs qu’on aurait pu se l’imaginer au premier abord : ils ne seront pas exempts de séquelles de la période impériale antérieure. Ils sont déjà complexes et évolués. C’est la raison pour laquelle les ethnologues y découvrent, à leur plus grande surprise, des traditions qui ne correspondent pas à ce stade de l’organisation sociale, qui sont plus avancées : ils n’hésitent souvent pas à l’attribuer à un phénomène de dégénérescence en supposant que ces populations, qui vivent aujourd’hui dans cet état si primitif, ont connu dans le passé un rayonnement oublié » (Diop, 1960 : 58). Depuis le début des temps modernes, l’histoire de l’Afrique noire a été pour l’essentiel l’histoire des luttes (militaires, politiques et sociales) des forces sociopolitiques africaines internes entre elles d’une part ; et des luttes entre les forces sociopolitiques africaines et les puissances étrangères (arabes et occidentales) d’autre part. Les nationalistes africains révolutionnaires et/ou réformistes contre les nationalistes africains conservateurs et alliés plus ou moins inconditionnels de l’Occident. De l’esclavage à la colonisation au XIXe siècle, de celle-ci à la néo-colonisation qui se confond pratiquement avec l’indépendance des pays africains au XXe siècle, l’enjeu de ces luttes demeure toujours la démocratie. Celle-ci a été totalement bloquée durant toute la période coloniale (Mbembe, 1996). Elle montrera un [92] certain regain de vie dans la décennie 1950-1960, mais connaîtra une rechute et une régression dès le début des années 1960, par suite d’un coup d’État militaire au Togo, le 13 janvier 1963, le premier du genre en Afrique noire indépendante (de Menthon, 1993). Les États afri- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 119 cains seront alors soumis, pendant trois décennies 33, au monolithisme politique et aux dictateurs. Obstacles et moteurs de la démocratie en Afrique à l’heure de la mondialisation Retour à la table des matières Dans les années 1980 et au début de la décennie 1990-2000, les peuples africains expriment leurs aspirations démocratiques dans les rues et au cours des fameuses « Conférences nationales » (Eboussi Boulaga, 1993). L’Afrique renoue avec la démocratisation. L’espoir renaît pour « les damnés de la terre » (Fanon, 1968). Le continent noir s’inscrit de nouveau, depuis les années 1960, au rendez-vous avec l’histoire, car le regain démocratique au lendemain de la chute du mur de Berlin en 1989, était un mouvement d’espoir pour tous les peuples opprimés de la planète. On assistait à la mondialisation de l’idée de démocratie et à une autre manifestation de son irréversibilité spatiotemporelle. En février 1991, au Bénin (pour la première fois en Afrique continentale depuis les années 1960), un militaire arrivé au pouvoir par un coup d’État le quitte par le verdict des urnes. Ce sont les résultats des élections démocratiques qui ont amené au pouvoir Nicéphore Soglo (Glélé Ahanhanzo, 1993 ; Dossou, 1993). L’événement est historique. Mais c’est aussi l’aboutissement d’un processus sociopolitique dont le point de départ s’appelle la Conférence nationale. Le Bénin a été le premier État africain à en organiser une en février 1990. Il s’agit d’états généraux qui peuvent rappeler ceux de la Révolution française. Toutefois, en Afrique, ils ont pris les couleurs locales. En fait, l’histoire raconte que devant la situation économique et sociale [93] 33 Pour en savoir davantage, lire l’excellent texte de Gérard Conac, « Les processus de démocratisation en Afrique », dans L’Afrique en transition vers le pluralisme politique, Paris, Economica, 1993, p. 11-41. L’auteur retrace les lenteurs, les tentatives, les rechutes des expériences de démocratie en Afrique noire de 1958 aux années 1990. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 120 désastreuse du Bénin à la fin des années 1980, le président Kérékou aurait fouillé dans la légende du royaume d’Abomey pour y trouver une solution nationale à la crise. Se référant à Ghezo, le roi d’Abomey qui avait invité, jadis, « tous les fils du pays à boucher de leurs doigts les trous de la jarre percée, afin de sauver la patrie », le chef de l’État béninois (d’alors) annonçait la tenue d’une conférence nationale des forces vives de la nation. Il s’agit d’une forme moderne de la palabre africaine. Elle regroupe les délégués des élites politiques modernes et traditionnelles, des représentants des partis politiques nouvellement autorisés, des mouvements associatifs, des intellectuels, des syndicats, des étudiants, des diplomates étrangers, etc. L’Église, en l’occurrence l’Église catholique, a joué un rôle de leadership plus ou moins important dans les assises nationales qui ont eu lieu jusqu’ici dans quelques pays 34. Au-delà de leur durée variant de dix jours (Bénin) à cinq mois (Congo) et de leurs coûts économiques, ces conférences nationales revêtent, du point de vue sociologique, deux sortes de symboliques. La première est la symbolique de « la parole retrouvée et reprise » par les gens à qui elle a été confisquée pendant trois décennies. Dans les sociétés africaines où le verbe est vie et mort, ce n’est pas la moindre des symboliques. La seconde symbolique est celle du pardon et de la réconciliation. Les assises se sont en général terminées par un appel ou un rituel dans ce sens. Au Gabon, le président Bongo a pris l’initiative de convoquer une Conférence nationale, emboîtant ainsi le pas au Bénin. Le président gabonais, malgré quelques dérapages, a fait approuver le programme de réformes constitutionnelles élaboré par son gouvernement et a engagé son régime sur la voie de la « parlementarisation ». Au Bénin, au Cap-Vert, au Mali, en Zambie et au Congo, des élections ont évincé d’anciens dictateurs du pouvoir. Mais les conférences nationales ont connu de grandes difficultés et de véritables dérives dans plusieurs pays. La fin de l’année 1991 a vu un coup de force militaire d’une rare barbarie s’abattre sur le Togo (Degli, 1996). Au [94] début de janvier 1992, c’est le tour des militaires congolais de perpétrer un coup de force. Au Zaïre, la situation a été plus confuse que jamais. Au Cameroun, au Burkina Faso, à Madagas34 Ce sont des prélats (archevêques ou évêques) qui ont présidé les conférences nationales au Bénin, au Gabon, au Congo et au Togo. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 121 car, au Kenya, en Ouganda, au Nigeria, etc., la démocratisation a connu des dérapages au cours de ces années 1990 de regain démocratique en Afrique. La situation s’avère grave car la crise politique est institutionnelle. Certes, les pays africains ont vécu des changements. Après une trentaine d’années d’unipartisme, la démocratisation a favorisé le multipartisme et une certaine liberté de presse, mais force est de constater que le principe fondamental de l’alternance politique se butte à de grandes difficultés d’acceptation. Ainsi, au cours des années 2000-2003, quatre pays seulement ont eu une véritable alternance politique à la suite d’élections pluralistes. Il s’agit du Sénégal, du Ghana, du Bénin et du Kenya. Dans la plupart des pays, afin de conserver le pouvoir, il est courant que les gouvernements organisent des élections de manière à en sortir gagnants (Gallois et Gruenais, 1997). La petite histoire raconte qu’un chef d’État africain aurait dit, en boutade, après s’être déclaré gagnant lors des élections jugées irrégulières, qu’on n’organise pas les élections pour les perdre. Malgré la présence d’observateurs extérieurs, c’est-à-dire des représentants d’autres pays africains et de ceux du Nord principaux bailleurs de fonds, le trucage électoral est massivement et couramment pratiqué dans la plupart des pays, en amont et en aval des élections. Dans de tels contextes, le scrutin en Afrique ne fait que renforcer l’illégitimité des gouvernants qui sont le plus souvent des despotes installés au pouvoir depuis longtemps. « Le plus souvent un président, une fois installé au pouvoir (parfois lui-même ancien dictateur vaguement reconverti, mais parfois aussi honorable "démocrate " célébré par la société internationale), n’entend en aucun cas le céder par la voie des urnes. Ses troupes font alors ce qu’il faut pour le garder », (Olivier de Sardan, 2000 : 12). En Afrique, la plupart des élections démocratiques, libres et transparentes qui se sont déroulées au cours des dix dernières années (1990-2000), au lieu de renforcer une authentique démocratie, ont davantage produit les effets pervers de celle-ci. Par ailleurs, il faut noter que le refus d’accepter les règles minimales [95] du multipartisme en général et du principe de l’alternance en particulier, n’est pas spécifique aux responsables politiques au pouvoir, ce refus se trouve également chez les leaders des partis d’opposition. De plus, ceux-ci sont généralement désunis et semblent en crise permanente. L’exemple le plus édifiant est sans doute celui des partis de l’opposition au Togo Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 122 qui, depuis la Conférence nationale souveraine en 1991, n’ont jamais réussi a constituer un front commun face au parti du Rassemblement du peuple togolais (RPT) du président Eyadema, connu pour son despotisme qui date de 1967, soit depuis plus de trente ans (Attisso, 2001). En général, les partis de l’opposition en Afrique ne disposent pas d’un véritable programme présentant une solution de rechange à la mauvaise gouvernance. Ils proposent encore moins un plan d’action de réformes à réaliser en vue de l’instauration d’une nouvelle société. Tout se passe comme si l’objectif principal des partis de l’opposition était de prendre le pouvoir et de remplacer ceux qui le détiennent afin de s’enrichir à leur tour : ôtez-vous de là pour que je prenne votre place, ce sera à mon tour de m’enrichir. Tel est ce que les uns et les autres semblent se dire dans le contexte du multipartisme en Afrique. Cette démocratisation faite de bricolages s’opère sur fond de crise multidimensionnelle, généralisée à l’ensemble des pays africains. Les programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, la privatisation des entreprises et sociétés publiques, le poids de la dette, le cours des matières premières et la dépendance envers les principaux bailleurs de fonds, ont eu des effets pervers dramatiques sur les plans social, économique et politique. Les pays africains sont devenus des foyers d’insécurité alimentaire, curative et scolaire (Abdelkader, 2002), d’analphabétisme, de chômage, de pandémie du sida 35. Ces fléaux sociaux « ont induit la précarisation de l’existence. Combinée aux turpitudes et à la [96] fragilité de l’opposition, cette précarisation semble avoir déclassé la démocratie dans l’ordre des priorités » (Toulabor, 2001 : 5). Mais en Afrique comme dans le reste du monde, l’idée de démocratie est irréversible. La démocratie est une valeur, une utopie entendue dans le sens d’un idéal dont on sait qu’il ne sera jamais parfaitement réalisé, mais que l’on cherche quand même à réaliser toujours mieux. La démocratie, dit Rocher, est « une utopie dans le sens qu’à la différence des anciens régimes, elle veut réaliser l’égalité, la justice. 35 Le rapport bisannuel de l’ONUSIDA de juin 2002 estime à 28 millions les personnes porteuses du VIH/SIDA en Afrique. Sans interventions préventives et thérapeutiques vigoureuses, 68 millions de personnes mourront du sida d’ici 2020. L’Afrique sera la plus touchée avec 55 millions de décès seulement pour l’Afrique subsaharienne. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 123 Les anciens régimes n’étaient pas des utopies, c’était des régimes réalistes car ils reconnaissaient les inégalités sociales » (Rocher, 1994a : 7). C’est pourquoi la démocratie doit être sans cesse préservée. L’histoire montre justement (et malheureusement) que les lenteurs, les rechutes et les régressions vers les régimes de dictature sont plus fréquentes que les progrès démocratiques. Les dictateurs toujours en place ne font que retarder la traduction des principes démocratiques dans les institutions. Certaines réalités montrent que les mouvements sociaux de revendications démocratiques et les conditionnalités économiques (bonne et saine gestion des affaires publiques) et politiques (démocratie et respect des droits de la personne), même s’ils ont été souvent récupérés, laissent tout de même des empreintes sur la façon de gouverner. Bref, depuis une décennie, la démocratie est en marche dans les pays africains. Elle est soumise au jeu des contingences et des intérêts qui rendent difficile son installation actuellement. Mais certaines forces historiques pourront également agir de telle sorte que le jeu des contingences favorise l’instauration de la démocratie. On appelle cela le changement social. La sociologie relationnelle nous enseigne que le changement social émane et résulte des relations entre les acteurs sociaux et collectifs situés dans un contexte social donné (Bajoit, 1992). En termes plus explicites, le changement social est la résultante des stratégies d’échange des acteurs collectifs et du degré d’organisation formelle de la solidarité entre et au sein des acteurs collectifs en présence. L’enjeu est l’imposition (ou l’acceptation) du projet de société à la communauté globale par les acteurs dominants. Dans le cas qui nous intéresse ici, c’est-à-dire l’Afrique, le projet de société est l’instauration et la préservation de la démocratie une fois qu’elle sera conquise. [97] Les acteurs collectifs sont : 1) l’opposition démocratique africaine ; 2) les partisans des régimes établis (les dictatures africaines) ; et 3) les puissances occidentales dans des rapports d’échange inégal avec les pays d’Afrique. L’instauration de la démocratie dans les pays africains résultera des stratégies d’échange et de solidarité intra et inter entre les acteurs collectifs qui sont placés dans des conditions nationales et internationales précises. Ces conditions seraient alors mûres pour une rupture avec les régimes dictatoriaux et monolithiques et pour une consolidation des quelques acquis de la démocratie au cours des dix dernières Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 124 années. La possible démocratisation de l’Afrique passe par des stratégies d’échanges consensuelles entre les partis de l’opposition démocratique, les syndicats, les associations issues de la société civile, les mouvements des femmes et des jeunes. L’ensemble de ces forces sociales doit constituer une organisation fondée sur une solidarité forte avec les populations africaines. En effet, l’émergence de la démocratie et le processus de sa consolidation dans les institutions vont dépendre de la capacité de cette organisation de construire un nouvel État basé sur la participation des citoyens, des familles et des communautés de base, mais non plus sur un pouvoir tyrannique d’administration patrimoniale de type clanique. Cependant, compte tenu des réalités africaines, certaines hypothèques doivent être levées pour que la démocratie en Afrique ne demeure pas un vain mot ou une pure rhétorique. Dans son ouvrage Démocratie pour l’Afrique. La longue marche de l’Afrique noire vers la liberté, René Dumont (1991) a le grand mérite de citer quelques écueils qui lui paraissent fondamentaux à éviter. Selon le regretté « vieux » routier de l’Afrique, il n’y aura pas de démocratie vraie ou durable ni de développement sur le continent tant que : 1) les paysans et surtout les paysannes seront des quasiesclaves ; 2) l’Afrique sera étranglée par l’explosion démographique 36 ; 3) l’environnement ne sera pas respecté ; 4) l’ordre politicoéconomique dominant continuera [98] à l’asphyxier ; 5) les paysanneries resteront dans le carcan des encadrements ; 6) la priorité sera accordée aux mégaprojets et à leurs promoteurs ; 7) les gaspillages et la corruption de la tyrannie prévaudront ; 8) le modèle de développement reproduira les combinaisons très capitalistiques des modèles d’industrialisation étrangers qui ont largement contribué à la misère des bidonvilles ; 9) la masse restera analphabète et que la priorité ne sera pas accordée à la médecine préventive, à l’éducation de base et à la technique appropriée à l’environnement ; et enfin 10) tant que les régimes dictatoriaux poursuivront leur tyrannie en l’absence d’un contre-pouvoir ou sans le multipartisme (Dumont, 1991). En tout, ces dix points constituent un véritable projet de société bien enraciné dans la réalité des pays africains et très susceptibles de les engager sur la voie d’un développement authentique. 36 Mais dans le cas de l’hypothèque démographique, la question reste posée une dizaine d’années après la publication du livre de Dumont, en raison de la pandémie du VIH/SIDA en Afrique. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 125 Les responsables politiques africains, les dirigeants du G8, les institutions financières internationales, notamment la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) avec leurs partenaires bilatéraux d’aide au développement, devraient s’inspirer davantage de ce projet, et rompre avec le modèle de développement extraverti qui a conduit l’Afrique dans le gouffre 37. Or, le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD – d’après l’acronyme anglais de New Partnership for Africa’s Development) préparé par les présidents Olusegun Obasanjo (Nigeria), Thabo Mbeki (Afrique du Sud), Abdoulaye Wade (Sénégal) et Bouteflika (Algérie), présenté au G8 lors du Sommet de Gênes en Italie en 2001 et adopté avec un plan d’action pour l’Afrique par le G8 au Sommet de Kananaskis en Alberta (Canada) en juin 2002, est loin de rompre avec ce modèle, mais plutôt le renforce 38. Il semble que la petite histoire du NEPAD – une sorte de « plan Marshall » pour l’Afrique des années 2000 – a commencé [99] au Sommet de 2000 du G8 à Okinawa, lorsque le premier ministre du Japon a décidé d’organiser, en marge de la réunion du G8, une rencontre avec les leaders politiques du Tiers-Monde présents, en l’occurrence le président des pays non alignés, Mbeki (de l’Afrique du Sud), le président du Groupe des 77, Obasanjo (du Nigeria) et le président de l’Organisation pour l’unité africaine (OUA), Bouteflika (de l’Algérie) 39. Le hasard a voulu que les trois présidents soient africains. Et c’est la crise africaine qui a retenu l’attention pendant la rencontre. Ce serait là que, pour la première fois, le mot « partenariat » aurait été prononcé au sujet des rapports entre le G8 et l’Afrique. Les pays africains se sont alors engagés à présenter au Sommet suivant, à Gênes, un programme de partenariat détaillé (Vastel, 2002). Ce programme, le NEPAD, provient de la fusion de deux plans distincts : le 37 Lire Centre tricontinental, « Et si l’Afrique refusait le marché ? », dans Alternative Sud, vol. 8, no 3, 2001 et Aminata Traoré, Le viol de l’imaginaire, Paris, Fayard/Actes du Sud, 2002. 38 Yao Assogba, « Le NEPAD "qu’ossa donne de neuf ?" L’Afrique doit absolument rompre avec un modèle de développement extraverti », dans Le Devoir, mercredi 3 juillet 2002. 39 L’Organisation pour l’unité africaine (l’OUA) est devenue officiellement l’Union africaine (UA) depuis juillet 2002 lors de la réunion inaugurale en Afrique du Sud. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 126 plan Omega élaboré par Abdoulaye Wade et le Millenium Africain Renaissance Program (MARP) conçu par Thabo Mbeki (Traoré, 2002). Le NEPAD a été accueilli favorablement par les huit pays les plus riches du monde qui, à eux seuls, représentent les trois quarts de l’aide mondiale au développement. Mais cet accueil très favorable et unanime réservé au NEPAD par les pays du G8 ne laisse aucun doute que ce plan, axé sur la création d’un climat propice à l’investissement et au développement économique, sert leurs intérêts et non ceux de l’Afrique profonde. Ainsi, on revient encore et toujours au système mondial dans lequel l’Afrique est insérée mais dont elle est victime. Par ailleurs, les grandes puissances mondiales qui constituent le centre du système-monde résistent ou refusent carrément de redéfinir l’ordre international établi, pour que « l’organisation sociopolitique du monde empêche les conflits d’intérêts entre classes internationales, et que l’organisation économique mondiale rende possible un développement de toutes les sociétés (l’économie s’adaptant à l’évolution des sociétés et non l’inverse) » (Partant, 2002 : 190-191). Depuis plus de quarante ans, le développement en Afrique est le domaine où chaque échec constaté devient l’occasion d’un [100] nouveau sursis. C’est également le domaine où des promesses inlassables sont répétées et de « nouvelles expériences » toujours reproduites. C’est dans une approche similaire que s’inscrit le NEPAD. L’application de ce plan estimé à 100 milliards de dollars américains mise essentiellement, comme d’habitude, sur des transferts massifs de capitaux étrangers sous forme d’aide publique au développement (APD) et des investissements privés extérieurs. En échange, les États africains s’engagent à améliorer leurs économies, à démocratiser leurs régimes politiques et à respecter les droits de la personne. On tenait un discours similaire, dans les années 1980, en parlant de la bonne gouvernance ambiante. Selon une stratégie de vision à long terme, le NEPAD entend engager les pays africains, individuellement et collectivement, sur la voie d’une croissance et d’un développement durables pour mettre ainsi un terme à la marginalisation de l’Afrique dans le contexte de la mondialisation. Le plan d’action est axé sur deux grands domaines : 1) le domaine social qui comprend les secteurs de la santé, de l’éducation et des ressources humaines et 2) le domaine économique et technologique qui regroupe les infrastructures, les nouvelles technologies de Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 127 l’information et des communications (NTIC). Dans les secteurs sociaux, les objectifs à long terme du NEPAD sont d’éradiquer la pauvreté et de promouvoir le rôle des femmes dans toutes les activités de la vie sociale. Sur l’horizon 2005-2015, le NEPAD veut parvenir à l’éducation primaire universelle, réduire de moitié l’extrême pauvreté et le taux de mortalité infantile. La lutte contre le VIH/SIDA et le paludisme fait aussi partie du domaine social du plan d’action. Si les buts visés sont clairement énoncés, les actions concrètes pour les réaliser ne le sont pas. Le NEPAD reste très vague sur les investissements dans les secteurs sociaux. Dans la logique du NEPAD, les droits fondamentaux ne sont pas vus comme des valeurs en ellesmêmes. La démocratie n’est donc pas une fin pour les peuples africains, mais un moyen que les chefs d’États africains ont pour attirer dans leurs pays des flux massifs de capitaux étrangers et de technologies. Le respect des droits de la personne et la bonne gouvernance étant déjà une conditionnalité de l’APD en Afrique dans les années 1990, on a vu des dictateurs africains au pouvoir [101] se reconvertir en honorables démocrates célébrés par les puissances du Nord. Le développement des infrastructures demeure le premier secteur prioritaire du programme d’action du NEPAD. Sans détours, ce programme affirme que : « Améliorer les infrastructures, y compris le coût et la fiabilité des services, serait dans l’intérêt de l’Afrique comme de la communauté internationale, qui pourrait obtenir des biens et des services africains à meilleur marché 40. » Si les infrastructures qui seront développées en Afrique grâce aux financements extérieurs doivent servir à cette fin, il ne s’agit pas d’un Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique. Les biens et les services en Afrique ont toujours été à meilleur ou à bon marché. Pour ses protagonistes, l’ultime objectif du NEPAD est a pour de combler le retard qui sépare l’Afrique des pays développés. Cette notion de fossé à remplir (bridging gap) est au cœur même du NEPAD. L’objectif du développement est-il vraiment qu’un pays comble le fossé qui le sépare d’un autre plus développé ? N’est-il pas que chaque individu dans chaque pays accède à la sécurité matérielle, à la santé, à l’éducation, à une espérance de vie plus élevée, et qu’il jouis40 Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), Abuja, Nigeria, octobre 2001. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 128 se des droits fondamentaux ? L’idée de rattrapage est fondatrice du Programme d’aide au développement lancé pour la première fois par le président américain Truman, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais une cinquantaine d’années plus tard, le fossé entre le Nord et le Sud est si énorme que personne ne peut imaginer qu’il puisse un jour être comblé. La croissance économique d’un pays n’a de sens que si elle débouche sur une amélioration des conditions d’existence et de la qualité de vie de ses populations. Dans le cas de l’Afrique, sur une période de quarante ans, la qualité de vie a régressé au lieu de progresser. Cette marche à reculons ne s’explique pas par un manque de financement extérieur. Certes, l’APD n’a cessé de décroître depuis les programmes d’ajustement structurel (PAS) qui ont été imposés aux États africains par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Cependant, tel n’a pas été le [102] cas durant les vingt premières années des indépendances africaines qui ont été l’âge d’or de l’APD. Malgré cela, ces années ont été qualifiées de « décennies perdues pour le développement ». D’après un rapport de la Commission des Nations Unies pour l’Afrique 41, plus de neuf modèles de développement ont été essayés dans les pays africains depuis le début des années 1960. Mais tous ont échoué. Depuis la fin des années 1970, une dizaine de documents « fondamentaux » tenant lieu de plan Marshall ont été élaborés pour l’Afrique. La Stratégie de Monrovia pour le développement économique de l’Afrique (SMDEA, 1979), le Plan d’Action de Lagos (1980), le Rapport sur le développement accéléré en Afrique au sud du Sahara ou Rapport Berg (Banque mondiale, 1981), le Programme d’action des Nations Unies pour le redressement et le développement économique de l’Afrique (PANUREDA, 1986), la Déclaration de Khartoum (1988). Ensuite, il y a eu le Rapport sur l’ajustement et la croissance en Afrique (ACA), les Programmes d’ajustement structurel (PAS) et le Cadre africain de référence pour les programmes d’ajustements structurels en vue du redressement et de la transformation socioéconomique (CARPAS), la Charte africaine pour la participation populaire au développement (CAPPPD, 1990) et maintenant le NEPAD (2001). L’examen de ces divers documents montre une constance : 41 Economic Commission for Africa (ECA), Raport Ad Hoc Expert Group Meeting on Africa’s Development Strategies, Addis-Ababa, 22-24 March, 2000. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 129 chacun se réclame d’une innovation et parle d’un nouveau départ. Mais à bien y regarder, il s’agit de simples variations d’un modèle qui s’inspire du même paradigme qui, quarante ans après son imposition en Afrique par les pays occidentaux et son adoption par les États africains, n’a pas encore contribué à la réalisation du développement. Ce paradigme a jusqu’ici produit, entretenu et consolidé des effets pervers dans l’Afrique postcoloniale. Le développement proposé comme remède n’aurait fait qu’aggraver le mal africain que l’on veut combattre. Les États africains et les pays du Nord semblent assister, impuissants, à la détérioration incessante de la condition humaine en [103] Afrique. La première responsabilité revient aux dirigeants africains qui n’ont pas su ou voulu engager leurs pays sur la voie du progrès économique et social. Cela a signifié le maintien d’une économie extravertie et désarticulée au niveau national, l’émergence des États rentiers et d’une catégorie sociale (politiciens, hauts gradés de l’armée, technocrates, etc.) dont la source principale d’enrichissement est l’aide extérieure. Cette catégorie sociale tire sa légitimité du despotisme, de la violation des droits de la personne, de l’exil des intellectuels traqués. Le NEPAD passe sous silence les causes profondes de la crise africaine. Il reste silencieux sur le manque de volonté politique et le cynisme des chefs d’États africains qui n’ont pas réussi à engager l’Afrique sur la voie du progrès économique et social ; silencieux sur la gestion patrimoniale des ressources nationales ; muet également sur le pillage des ressources naturelles auquel se livrent certains pays du Nord et firmes internationales (Le Devoir, 18 juin 2002). Avant de mobiliser de nouvelles ressources humaines, financières et matérielles pour réaliser le programme d’action du NEPAD, il aurait été logique d’étudier honnêtement les causes profondes de l’échec du développement de l’Afrique. Le NEPAD est en voie de devenir le pacte de la mondialisation de l’Afrique entre le G8 et les États africains, au détriment des besoins et des aspirations des peuples africains à un développement humain. Pour réaliser son vaste programme, le NEPAD veut mobiliser deux catégories de ressources. Les ressources nationales proviendront de l’augmentation de l’épargne intérieure et de l’amélioration de la perception des recettes fiscales. Cependant, mentionne-t-on, la majeure partie de ces ressources devra être obtenue de l’extérieur du continent par la réduction de la dette et l’APD d’une part, et par les apports des Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 130 capitaux privés d’autre part. Dans son essence, le NEPAD s’inscrit dans le paradigme de tous les modèles de développement qui ont été essayés et qui ont échoué en Afrique depuis 1960. Pour se développer, l’Afrique a besoin d’un changement de paradigme. Historiquement, aucun pays ne s’est développé principalement par l’aide et l’investissement extérieurs. Le développement d’un pays part et se fait de l’intérieur. Dans cette perspective, les dirigeants africains doivent secouer leur torpeur, avoir une conscience identitaire élargie au niveau national et panafricain, [104] et trouver l’audace de rompre avec leur vieux réflexe de troquer les droits fondamentaux qui font la dignité humaine (sécurité matérielle, éducation, santé, liberté, justice, etc.) contre de l’aide et des investissements extérieurs. C’est une façon néocoloniale de bloquer le développement des États africains. Il est des biens de la condition humaine qui ne se marchandent pas, mais se donnent aux citoyens par le pouvoir politique. Les élites politiques et économiques africaines peuvent constituer une source de financement intérieure pour le développement, en rapatriant sur le continent la bagatelle des 360 milliards de dollars américains qu’elles ont placés dans des banques étrangères (Le Devoir, 20 et 21 avril 2002). Il faut des États africains forts et unis. Les pays africains doivent abandonner l’idée de rattrapage et entreprendre leur développement à partir des pratiques sociales inédites des populations, eu égard à leurs conditions de vie. Tout nouveau plan de développement qui se veut alternatif doit consister en une appropriation et une modernisation de ces pratiques novatrices : autoorganisation des communautés paysannes, mouvements sociaux dans les centres urbains ; procédés alternatifs dans les domaines de la santé, de l’habitat, de l’énergie, du financement de micro-entreprises ; naissance des communautés de lettrés, d’artistes, de chercheurs, de scientifiques, de gens d’affaires, etc. Ces procédés alternatifs qui font déjà localement leurs preuves doivent progressivement s’étendre aux niveaux national et régional des pays africains, de manière à donner la priorité à l’offre des biens de consommation qui mettent en valeur les ressources locales. Cela suppose qu’on fasse appel au savoir et aux techniques à haut coefficient de main-d’œuvre, mais à faible capital financier. Le nouveau paradigme est appelé à favoriser la démocratie participative, la gestion transparente des affaires publiques. Les diasporas représentent également une force de développement national sur Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 131 laquelle les États africains peuvent compter. Une politique fiscale appropriée peut encourager l’épargne diasporique dans les pays d’origine, et la diaspora scientifique et technologique peut renforcer et consolider l’enseignement et la recherche et développement (R et D). Les politiques de développement du marché sous-régional et régional ainsi que les idées doivent quitter le stade de discours pour devenir des réalités. La coopération Sud-Sud [105] doit s’intensifier. Mais des changements profonds, maintes fois demandés, s’imposent également dans les rapports Nord-Sud. Dans cette perspective, il y a lieu de régler la question de la dette extérieure de l’Afrique, d’améliorer les termes de l’échange, etc. Le succès de ce nouveau paradigme ne peut être assuré que par les forces progressistes africaines résolument décidées à sortir l’Afrique du gouffre et à l’engager sur la voie de la renaissance. Sans ces changements, le succès du nouveau paradigme du développement de l’Afrique est incertain. Au-delà des facteurs endogènes, les pays du Nord font donc partie des contingences historiques qui peuvent rendre difficile ou facile l’installation de la démocratie dans les pays d’Afrique. Dans cette perspective, l’avènement de la démocratie en Afrique ne peut être assuré que par la volonté politique des dirigeants des G8 et des grandes instances financières internationales que sont la Banque mondiale et le FMI. C’est pourquoi l’organisation de solidarité des forces démocratiques africaines, les stratégies d’échange consensuel et les stratégies d’organisation de solidarité intérieure et extérieure doivent toutes concourir à la résolution des problèmes réels auxquels fait face l’Afrique. Mais en dernier ressort, l’avenir de l’Afrique, c’est-à-dire de sa renaissance, dépend de la capacité des Africains à faire euxmêmes une relecture de leur histoire, à puiser dans leur culture pour en tirer des enseignements utiles et pratiques. Bien entendu, dans cet exercice, les Africains doivent tenir compte de l’évolution mondiale de manière à ce que l’Afrique puisse faire face aux exigences du monde et s’y positionner dignement et avec force. Le drame de l’Afrique est peut-être de ne pouvoir produire des grands hommes et des grandes femmes modernes à moins qu’on les élimine politiquement ou qu’on les assassine. C’est ce qui fait dire à Gonidec que « Tout le problème, difficile à élucider, est de savoir quelles sont dans le contexte actuel, national et international, les forces de changement, résolues à créer les conditions d’une démocratie Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 132 réelle et à promouvoir un développement, tel que pensé et voulu par les Africains, et quelles sont, à l’opposé, les forces de conservation de l’ordre établi. Le destin de l’Afrique est conditionné par l’issue de la lutte, encore incertaine, entre ces deux types de forces. Affaire à suivre... » (Gonidec, 1993 : 59). [108] Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 133 [107] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Chapitre VI CULTURE, DÉMOCRATIE ET DÉVELOPPEMENT Discussion sur la dynamique des relations entre trois concepts Retour à la table des matières Les êtres humains étant situés et datés, on admet que la démocratie, le développement et la culture sont liés. D’entrée de jeu, il faut dire que le débat autour des relations entre démocratie et développement ne se fait plus en termes tranchés, à savoir développez-vous d’abord et vous vous démocratiserez après, ou bien démocratisez-vous d’abord et vous vous développerez après. Cette façon d’aborder la question est stérile. La plupart des auteurs s’accordent aujourd’hui pour dire que la démocratisation et le processus de développement économique doivent aller de pair (Gélinas, 1994 ; Moussa, 1994 ; Bartoli, 1999 ; Touraine, 1994). Bien entendu, l’histoire montre qu’il ne peut y avoir de démocratie sans développement (et plus précisément sans économie de marché). Par contre, on constate qu’un certain nombre de pays à économie de marché n’ont pas été ou ne sont pas des démocraties. Les exemples classiques que l’on cite habituellement Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 134 pour illustrer des régimes autoritaires qui ont favorisé la modernisation économique de leurs sociétés, sont le japon (la restauration Meiji), les nouveaux pays industrialisés (NPI) de l’Asie du Sud-Est, le Chili, le Mexique, l’Argentine et la Turquie. Nous avons déjà défini la démocratie comme étant le système politique qui représente un mécanisme sociétal de médiation entre les acteurs sociaux collectifs d’une part, et entre [108] ceux-ci et l’État d’autre part, pour favoriser le développement pour tous, du moins pour le plus grand nombre. C’est ce principe qu’Alain Touraine énonce dans la formule : le développement n’est pas la cause, il est la conséquence de la démocratie. Dans le cas de l’Afrique au sud du Sahara, les faits prouvent que ce sont les conditions structurelles d’ordre surtout politique, en vigueur dans ces pays depuis plus de quatre décennies (pour faire une histoire courte), qui ont rendu impossible le développement. Nous avons, du reste, montré comment les régimes d’autocratie en Afrique n’ont jamais engagé les populations dans une amélioration de leurs conditions de vie en quarante ans de développement. Seule une oligarchie, formée d’hommes politiques, de militaires, de technocrates, de hauts fonctionnaires et dans la plupart des cas, des gens de leurs groupes ethniques, a véritablement profité de l’aide au développement et ceci, avec la complicité à peine voilée de ses « parrains » du Nord. D’ailleurs, le document du NEPAD qui fait sienne la conditionnalité institutionnelle de la démocratie, imposée depuis les années 1990 par les institutions de Bretton Woods et de leurs alliés bilatéraux, ne s’inscrit pas dans un nouveau paradigme répondant aux besoins et aspirations de développement endogène des sociétés africaines. Les démocraties à la carte, instaurées en Afrique sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, s’inscrivent dans un « processus de reproduction de la division internationale du travail et de la stabilité des rapports de force en présence » (Ela, 1997b : 15), une division internationale du travail fondée sur le paradigme de l’aide qui, en quarante ans, a été incapable de faire émerger et généraliser le développement en Afrique. Les quelques rares exceptions de changement social, en termes d’amélioration des conditions de vie, se signalent dans les collectivités rurales et urbaines disposant d’un espace de démocratie interne et relatif. Dans ce sens, on peut supposer que l’articulation de la problématique démocratique et de la problématique du dévelop- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 135 pement doit procéder de la participation, de l’engagement des populations africaines. Car le développement démocratique est au commencement, et c’est celui qui produit le développement social et économique, tout comme un minimum [109] de développement est un chemin incontournable de l’émergence et du développement de la démocratie. La crise du développement de l’Afrique est aussi un débat de culture. Et l’on ne saurait trop le souligner, le développement en Afrique va être une tentative de son occidentalisation. Le développement réellement existant, écrit Serge Latouche, c’est « l’occidentalisation du monde et l’uniformisation planétaire, c’est enfin la destruction de toutes les cultures différentes » (Latouche, 2001 : 7). Ainsi, penser le développement d’un village africain en se référant à la culture occidentale, « c’est installer une "dictature sur les besoins " qui ne tienne nullement compte des conditions réelles du développement des bases matérielles des populations locales » (Ela, 1997b : 18). La façon dont l’Occident a instauré les pratiques du développement dans les sociétés autres, a toujours mis en cause ce qu’il convient d’appeler la rencontre de l’Autre dans la culture. La question de l’interculturalité est donc le défi fondamental qui se trouve au cœur de toute problématique du développement. Or, la vision déterministe dominante du développement en Occident est basée sur le postulat selon lequel les systèmes culturels des sociétés africaines représentent les obstacles majeurs à leur modernisation. C’est dans cette perspective que, par définition, le modèle occidental est une violence faite aux cultures des peuples d’Afrique. Certes, toute société comporte des éléments culturels qui peuvent être favorables ou défavorables au développement économique et démocratique. Mais on ne saurait jamais développer une société en cherchant à détruire tout son socle culturel. « C’est au bout de l’ancienne corde qu’il faut tresser la nouvelle », dit la sagesse africaine. Expurgée et réappropriée de ses éléments négatifs et ce, selon une logique et une stratégie appropriées, la culture devient le levain du développement de la société. Ainsi, dans une étude, Mamadou Dia (1991) a mis en lumière les éléments socioculturels et psychologiques africains qui ont favorisé une modernisation des entreprises et une réussite des projets de développement aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain. L’Africain serait une espèce d’homo oeconomicus qui base ses actes sur des choix sociaux. On le nommerait homo socialis. Les loisirs, [110] cérémonies et autres Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 136 rituels qui constituent le ciment de la cohésion sociale, peuvent être considérés par l’étranger comme du travail improductif. Mais dans le contexte africain, ces pratiques représentent un potentiel de rendement. L’homo socialis n’adoptera une innovation que « si les bénéfices économiques et sociaux attendus du travail supplémentaire sont sensiblement plus élevés que ceux retirés de l’actuelle combinaison travail-loisir », souligne Dia (Dia, 1991 : 11). Le patron d’une entreprise peut faire appel à la famille pour régler les conflits de travail ou du moins pour trouver un compromis, etc. Il est intéressant de noter que les microentreprises ou les microprojets de développement qui ont réussi en milieu rural et en milieu urbain en Afrique noire, et qui ont permis à des familles, des quartiers et des pans entiers de villages ou de villes de survivre, sont celles ou ceux qui puisent leurs fondements, leurs formes, leurs symboles, leurs langages et leurs imaginaires à la fois dans le génie culturel africain et la réappropriation des éléments culturels de l’Occident. Depuis l’étude de Dia, des livres entiers ont été consacrés à l’Autre Afrique qui se modernise en s’enracinant dans les réalités contemporaines qui façonnent ses traits culturels (Ela, 1998 ; Latouche, 1998). On ne développe pas un peuple, le peuple se développe. On ne développe pas le milieu rural ou le milieu urbain. Les deux milieux font partie d’une société globale qui doit se développer. Dans l’Afrique d’aujourd’hui, les villages et les villes sont les lieux de pouvoir, de construction sociale, culturelle, politique et économique. Bref, des lieux d’adaptation des populations africaines en dehors des champs étatiques et des grandes institutions internationales de développement. Et qui dit adaptation, dit aussi créativité. C’est là que se retrouvent les acteurs sociaux individuels et collectifs du possible changement de l’Afrique noire. Il s’agit des jeunes, des femmes, des hommes des villages et des villes qui font l’histoire quotidienne du continent noir. Ce sont eux qui font que l’Afrique continue d’exister, de survivre et parfois de vivre au-delà des statistiques misérabilistes, alarmantes et alarmistes. C’est d’abord pour cette paysannerie et ces citadins qu’il faut la démocratie, le respect des droits humains, la liberté et la modernisation au sens étymologique du mot. En dernier ressort, la démocratie et le développement [111] sont les deux faces de la même médaille et la culture en constitue la charnière omniprésente. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 137 Comme on peut le voir, le développement est en réalité un processus par lequel une communauté humaine assure le mieux-être, l’épanouissement intellectuel, culturel, social et spirituel de ses membres, en mettant en valeur toutes les potentialités humaines et économiques de la société. Le développement est donc global. Il embrasse le social, l’économique, le culturel, le politique, les techniques, le savoir-faire, etc. Sa finalité est de répondre aux besoins de sécurité matérielle, sociale et psychologique des populations d’un pays. Les formes particulières de l’intégration de l’Afrique dans le marché mondial d’une part, et d’autre part, l’insertion de l’État postcolonial dans la modernisation par le biais du modèle de développement que l’on connaît, ont favorisé l’émergence des circuits de l’économie parallèle ou informelle à celle dite moderne ou formelle. Certes, ce phénomène est loin d’être propre au continent noir. En effet, sous des formes plus ou moins différentes, il touche aussi l’Amérique latine et plusieurs régions de l’Asie. Cependant, ses conséquences sociales, économiques et politiques « sont d’un ordre et d’une intensité fort particulières » (Mbembe, 1993 : 16-17). Exclues d’une certaine manière des structures officielles, acteurs sociaux occupant le niveau profond du système mondial, les populations africaines ont développé des pratiques sociales de construction et de reconstruction du lien social et de la cohésion sociale nécessaires à la vie collective, c’est-à-dire le vivre ensemble qui fonde les sociétés humaines. L’histoire et la sociologie nous enseignent qu’en général les transformations sociales ont leurs origines en dehors des structures officielles ou du Centre du système social. Les changements sociaux viennent des gens de la périphérie. Ce sont les acteurs sociaux le plus souvent anonymes, les groupes sociaux déclassés, etc., qui, pour donner des réponses appropriées à leurs conditions d’existence, tendent habituellement à s’opposer aux idées, aux valeurs et aux pratiques sociales imposées par les catégories sociales dominantes. Ces acteurs de la société profonde sont des acteurs d’innovations sociales et sont porteurs de valeurs nouvelles qui traduisent un réel processus dynamique d’adaptation à leur contexte social, mais également un mécanisme d’adoption de [112] l’ancien et du neuf, de l’autochtone et de l’étranger. L’on ne peut évoquer ici l’exceptionnalité en la matière. Depuis longtemps et bien avant les PAS et la gouvernance, un phénomène social fondamental se produisait et s’imposait à l’attention Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 138 des observateurs ayant pris une distance très tôt par rapport au paradigme de développement dominant, « c’est la capacité de mobilisation des sociétés africaines à élaborer des ripostes à la crise aussi bien en milieu rural que dans les quartiers populaires des villes en pleine croissance » (Ela, 2000b : 2). Ces dynamiques induisent des recompositions sociales et de nouveaux réseaux de sociabilité, des restructurations économiques et de nouveaux comportements. Pour fixer les idées, citons un exemple. Une enquête de terrain et des entrevues réalisées au Sénégal ont permis au sociologue Malick Ndiaye de constater déjà dans les années 1980 l’émergence, au sein d’une nouvelle force sociale composée de commerçants, transporteurs, mareyeurs, éleveurs et grands exploiteurs, d’un type culturel spécifique du Gorgui moderne qui semble avoir opéré une rupture décisive avec le modèle culturel dominant des Gorgui sénégalais. Les attitudes et comportements de ce type culturel spécifique se distinguent du modèle traditionnel dans des activités sociales précises. Comparé à celui-ci, il a une propension à l’épargne ; une nouvelle gestion de vie domestique marquée par l’établissement d’un budget familial, l’importance accordée à l’éducation des enfants ; il a un nouveau rapport aux banques et aux institutions financières du secteur moderne, etc. Ces gens nouveaux sont appelés en Wolof (une langue du Sénégal) les Baay xaalis (maîtres de l’argent). Ils présentent une certaine homogénéité sociologique sur le plan des comportements généraux susmentionnés. De plus, le type social du Baay xaalis apparaît largement indépendant de l’ethnie, de la caste, de la confession et de la confrérie (Ndiaye, 1992). Au fur et à mesure que nous approfondirons l’analyse du phénomène, d’autres cas seront cités en guise d’illustration. Mais ce qu’il importe de bien noter et de bien retenir, c’est que les populations africaines ont su, en temps et lieu, donner des réponses inventives et multiformes de survie et de vie face aux exigences de leurs conditions d’existence. [113] Déployées dans un vaste secteur informel jouant un rôle socioéconomique majeur dans les pays d’Afrique, ces pratiques populaires innovantes touchent presque tous les domaines et témoignent de la vitalité des sociétés africaines à travers les capacités d’initiatives et le potentiel de créativité de l’homo africanus. Depuis les années 1970, le Bureau international du travail (BIT) et par la suite nombre de cher- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 139 cheurs et d’auteurs, ont mis en évidence ces différents domaines investis par les dynamismes nouveaux qui caractérisent l’Afrique moderne (Ela, 2000a, 1998 ; Engelhard, 1998 ; Latouche 1998,1984 ; Monga, 1997 ; Peemans, 1995). À l’origine de ces dynamismes, se trouvent des acteurs sociaux dont les connaissances et le savoir-faire contribuent au développement d’une nouvelle vie économique, d’un nouveau marché de l’emploi, de nouvelles formes d’organisations sociales, de formation de nouveaux contre-pouvoirs, etc. En marge de l’Afrique « officielle » et parallèlement au modèle de développement imposé de l’extérieur, on a assisté au cours des décennies qui ont suivi les indépendances, à l’émergence de nouveaux types d’autoorganisation des communautés paysannes et des mouvements sociaux inédits dans les quartiers urbains, par exemple, des petits entrepreneurs des villes, des réseaux de chercheurs, d’écrivains et d’artistes, des mouvements de jeunes et de femmes, des syndicats, des coopératives, des mutuelles de santé, etc. Ce sont des « formes concrètes d’une socio-économie enracinée dans les cultures du terroir » (Ela, 2000a : 60). Ce sont des lieux où les acteurs sociaux s’auto-organisent et procèdent à des échanges du capital et de la sociabilité. Au cours des vingt dernières années, l’accentuation de la crise sociale et économique des États africains, provoquée par les PAS et les mouvements de démocratisation subséquents, a créé, un peu partout en Afrique, un nombre considérable d’espaces d’autonomie relative, favorisant ainsi un regain de vie et une multiplication de ces organisations socio-économiques qui se présentent sous des formes originales, comme un véritable pouvoir social et une force économique. De plus, elles se constituent et se légitiment, le plus souvent, en marge du champ étatique. Nonobstant le localisme qui les caractérise en général, certains auteurs considèrent que ces organisations délimitent [114] les « contours d’une sphère publique différente de ce qui en tient lieu [...] » pendant les trente années de parti unique en Afrique. Cet espace public « puise la plupart de ses formes et de ses langages aussi bien dans le génie culturel africain que dans la créativité issue de sa rencontre controversée avec l’Occident » (Mbembe, 1992 : 24). Ces organisations socio-économiques produisent des biens et services salubres qui répondent d’abord et avant tout aux besoins essentiels des populations laissées en marge de l’économie moderne ou officielle. On a dès lors désigné ces activités par l’expression économie infor- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 140 melle sans les distinguer de celles de l’économie criminelle qui comprend les trafics d’armes, de pierres précieuses, d’ivoire, de drogue et d’êtres humains (le néo-esclavagisme). Or, la première catégorie d’activités économiques n’est certes pas fiscalisée, mais elle n’est pas de nature criminelle, dans la mesure où il s’agit de réponses spontanées, novatrices et légitimes du peuple face à l’incapacité de l’État postcolonial à satisfaire les besoins vitaux d’une grande partie des masses populaires, des laissés-pour-compte, etc. Un concept n’est pas neutre. Son choix et son usage, tout en traduisant une réalité donnée, reflètent une idéologie et véhiculent un sens, lequel sens est porteur d’une valeur. Dans cette perspective, la sémantique prend toute son importance, et la problématique du développement ne doit pas en faire l’économie. On peut donc comprendre qu’un courant de pensée non classique, représenté par des chercheurs, des analystes et des auteurs aussi bien africains, qu’européens et nordaméricains, emploient l’expression d’économie populaire, plus proche de la réalité, pour désigner cette grande partie de la production « des petites entreprises familiales urbaines et de petites exploitations rurales, dont l’efficience économique, cependant, est souvent très faible, en dépit de performances parfois étonnantes » (Engelhard, 1998 : 63). Force est de constater que le plus gros de la population africaine vit de l’économie populaire, et sans cette dernière, la survie même des hommes et des femmes du continent noir aurait été impossible, le coût d’accès à l’économie dite moderne étant trop exhorbitant pour ne pas dire pratiquement hors de leur portée. [115] Définir l’essence de la démocratie Retour à la table des matières Face à cet état des lieux, la vraie question du développement qu’il convient de poser est celle-ci : comment l’Afrique peut-elle se (re)construire et entrer dans une renaissance autour d’un projet de société authentiquement démocratique ? L’histoire montre qu’il n’y a pas de développement possible sans démocratie. Les quelques rares pays qui font exception à cette proposition, avons-nous souvent souli- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 141 gné, sont le japon (la restauration Meiji), les nouveaux pays industrialisés (NPI) de l’Asie du Sud-Est, le Chili, le Mexique, l’Argentine et la Turquie (Turner et Cilley, 1993). Mais aucune dictature n’a permis le développement en Afrique. Si le mouvement de démocratisation des années 1990 a ouvert quelques brèches, il demeure toutefois que la démocratie à laquelle les États africains postcoloniaux se convertissent, ressemble à une greffe d’une forme caricaturale de la démocratie occidentale ; greffe qui n’a pas totalement pris, eu égard aux résultats escomptés. Le discours qui doit donc présider à ce processus doit être renouvelé en s’inspirant de valeurs humanistes qui ne souffrent pas du postulat de l’exceptionnalité africaine et des valeurs du patrimoine de l’Afrique. En Afrique, plus qu’ailleurs sans doute, l’idée de la démocratie doit chercher à retrouver le sens de la personne, qui est souvent occulté et disparu au nom d’un communautarisme dans lequel la personne serait irrémédiablement enkystée, tout comme à l’opposé, les sociétés occidentales seraient caractérisées par un individualisme réducteur se confondant quasiment avec l’ultra-utilitarisme. Or, la démocratie parle de la personne dans son sens profondément humaniste, c’està-dire la nécessaire prise en considération de la dignité de la personne. Bref, il s’agit de prendre « la personne dans sa totalité humaine et morale comme individu et comme être social, comme responsable de sa vie et comme débiteur d’un héritage immémorial » (Rocher, 1994b : 15). La dignité humaine est, par principe, la même partout. Il ne saurait y avoir une dignité humaine occidentale, une dignité humaine asiatique ou une dignité humaine authentiquement africaine. [116] La liberté humaine est par définition principe. C’est pourquoi l’espèce humaine doit constamment inventer son humanité, et la démocratie est historiquement le meilleur régime politique pour cette invention. La liberté est l’absence de l’arbitraire. C’est pourquoi une organisation sociale démocratique dispose en principe et en pratique d’un mécanisme qui donne à ses membres la liberté de participer aux prises de décision, collective, ce qui en général aura un impact sur le respect de la dignité humaine dans toutes ses dimensions individuelles, politiques, économiques, culturelles, sociales et spirituelles. Ainsi, les principes qui fondent la règle de la majorité dans les démocraties des sociétés industrielles avancées (d’Europe et d’Amérique du Nord) Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 142 sont les mêmes que ceux qui inspirent la palabre dans les démocraties des petites sociétés africaines proches d’une économie de subsistance. Dans les deux cas, « il s’agit d’aboutir au meilleur compromis entre des inconvénients qui varient en sens opposé » (Boudon, 2000b : 319). Si, par exemple, dans les économies de marché et les démocraties de type libéral, la règle de la majorité dans la décision collective permet de gagner du temps sans faire courir des risques extrêmes aux plus démunis, dans les petites sociétés d’économie de subsistance par contre, une décision prise sans unanimité et qui produit un changement institutionnel minime peut exposer les plus faibles à des risques extrêmes. Or, ce sont ces derniers qu’un système considéré comme légitime doit éviter. Il en résulte que la somme totale minimale du coût d’un changement et du coût de la légitimité correspond dans ce cas à la règle de l’humanité que seule la palabre peut permettre. Donc, en dernière analyse, ce sont les différences de contexte qui font que la solution du problème de prise de décision collective n’est pas la même dans les deux cas. De plus, la démocratie se définit par le principe ultime selon lequel tout pouvoir s’enracine et doit s’enraciner toujours dans les citoyens. C’est la nature même de l’obéissance des citoyens à l’individu ou au groupe qui exerce le pouvoir politique qui est le trait distinctif central du régime démocratique. La démocratie suppose que la relation du pouvoir se base sur une délégation formelle ou informelle consentie par les sujets qui sont prêts à obéir par rationalité. La sociologie nous enseigne [117] que c’est dans les organisations sociales et les associations que les sujets, collectivement, exercent le mieux le pouvoir dans leurs intérêts. « Seul le peuple organisé et conscient de sa force peut s’opposer aux deux grands pouvoirs : le lobby des oligopoles et l’État » (Gélinas, 2000 : 260). Est appelé société civile l’ensemble des groupements que représentent les associations, les mouvements associatifs, les mouvements des jeunes et des femmes, les syndicats, etc., et qui sont indépendants des pouvoirs publics et des grandes institutions ou groupes économiques et financiers. Bien entendu, la notion de société civile est employée depuis longtemps dans les sciences sociales, notamment en science Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 143 politique et en sociologie 42. Cependant, cela fait seulement une vingtaine d’années que ce terme a émergé publiquement, et plus de dix ans qu’il est devenu commun et largement utilisé par les militants et professionnels de l’aide au développement démocratique et socioéconomique des pays du Tiers-Monde. En principe, la société civile est le contre-pouvoir du pouvoir politique dans une démocratie. Elle pratique la défense de ses intérêts dans une optique de participation et de réappropriation des processus économiques, politiques, sociaux et culturels dans tous les lieux d’appartenance sociétale : la ville, la localité, la région, la nation et plus récemment dans le système mondial (Ruano-Borbalan : 2002). Depuis la fin des années 1980, l’expression société civile est largement employée dans les discours politiques, la documentation des experts internationaux, et dans les études portant sur l’Afrique. On peut même dire qu’elle connaît un certain succès chez chacun de ces différents groupes d’acteurs engagés dans la dynamique dialectique et paradoxale de la problématique de la bonne gouvernance, du développement et de la démocratie. À ce niveau d’avancement de notre analyse des principes qui fondent et définissent la démocratie, il convient de faire une remarque épistémologique importante, surtout lorsqu’on parle de démocratie en Afrique. Ces principes, à savoir le sens [118] de la personne prise dans sa totalité humaine, le respect de la dignité humaine, la liberté humaine, la société civile, s’inscrivent dans une diversité culturelle que le relativisme raisonné suppose de respecter. Cette diversité des cultures elle-même est un produit de l’histoire des sociétés et des peuples, elle provient du fait fondamental que les valeurs, composantes de la culture, « s’expriment normalement de manière symbolique, et par là mobilisent des signes effectivement " arbitraires " » (Boudon, 2000b : 337). Par ailleurs, qui dit respect des cultures, dit absence de toute discrimination culturelle. Cependant, ce respect ne justifie ni un hyper-relativisme des valeurs culturelles, ni une conception barbare des sociétés. Autrement dit, on peut respecter l’identité culturelle des gens en autant que celle-ci ne comporte pas des valeurs incompatibles 42 Pour une bonne recension des écrits sur le concept de société civile, se référer à J. Keane, ed., Civil Society and the State, et Democracy and Civil Society, Londres, Verso, 1988, cité par Célestin Monga, Anthropologie de la colère. Société civile et démocratie en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 144 avec la dignité de l’individu. On ne doit pas faire tout ce qui nuit à autrui ; on ne doit porter atteinte à la dignité de l’autre. C’est à l’aune de l’objectif de vivre en toute dignité humaine que les individus ont toujours évalué les institutions sociales. Et tout indique que l’histoire de la morale et de la politie 43 des sociétés humaines est celle d’une quête sans cesse renouvelée, pour concevoir et réaliser un projet de société dont les institutions, de manière générale, vont permettre « d’assurer au mieux le respect de la dignité de l’individu et de ses intérêts » (Boudon, 2002 : 42). Les forces historiques d’ordre structurel, les contingences et les innovations sociales peuvent faciliter ou retarder la réalisation d’un tel programme de société, mais il demeure que l’idée de la dignité de l’individu est une idée forte et par conséquent irréversible. En d’autres mots, la rationalisation des idées et des valeurs fortes est une condition nécessaire mais non suffisante à la réalisation effective des institutions qui seraient adaptées à ces idées ou valeurs. [119] Réapproprier et réactualiser l’essence de la démocratie pour (re)construire l’Afrique Retour à la table des matières À partir de l’analyse qui précède, il est permis de dire qu’une démocratie authentique ne saurait s’instaurer en dehors d’un programme sociétal bâti sur l’attribut ontologique du respect de la dignité de l’individu. C’est dans la relecture de son historicité faite de son passé, de son présent et de son avenir, que l’Afrique devrait concevoir les principes d’une organisation qui permettrait au continent de s’engager dans la voie d’un développement démocratique et socio-économique 43 Baechler a désigné par politie le groupement ou le cadre que se donnent les acteurs sociaux pour agir et produire une société déterminée par leurs actions. Cette fondation politique est ontologique en ce sens qu’« à chaque moment du temps, depuis le premier instant où des hominidés sont devenus des hommes, tout ce qui est humain est rendu possible par l’ordre politique » (Baechler, 1985 : 11). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 145 enracine dans son patrimoine culturel. Nous parlons d’un développement durable qui peut assurer au mieux l’existence et la vie des populations africaines dans le respect de la dignité de la personne. La décennie 1980-1990 a vu se développer des théories africanistes pour expliquer la faillite de l’État post-colonial en Afrique, eu égard à la démocratie et au développement. Mais en raison de leurs explications non satisfaisantes ou peu convaincantes, les principaux livres représentant ces courants théoriques n’ont connu qu’un succès de librairie. La nécessité de produire une théorie à portée heuristique plus grande s’est faite sentir à la fin de la dite décennie. Dans un document élaboré à la demande spéciale de l’Agence canadienne de développement international (ACDI), le jeune philosophe nigérien Farmo Moumouni fait justement une excellente critique de ces ouvrages en mettant en lumière leurs limites explicatives de la situation de l’Afrique (Moumouni, 1994). Successivement, Moumouni remet radicalement en cause les notions de patrimonialisme, de néopatrimonialisme et de prébendalisme de ce qu’il appelle les analyses compréhensives abstraites d’un Jean-François Ménard (1991) ; l’analyse compréhensive descriptive fondée sur la notion de politique du ventre d’un JeanFrançois Bayard (1989) ; les analyses compréhensives psychologisantes basées sur une démarche psychanalytique d’une Axelle Kabou (1991) et celles d’un Daniel Etounga Manguelle (1991) fondées sur une méthode introspective. Il procède à une rupture épistémologique avec les thèses que ces différents auteurs défendent, et il propose une démarche compréhensive originale et innovante pour analyser le fonctionnement de l’État [120] postcolonial en Afrique. De plus, il dépasse cette fonction cognitive des sciences humaines et aborde leur fonction performative en proposant des pistes d’action pour une démocratie et un développement durables et authentiques du continent. Comment mieux comprendre l’État postcolonial en Afrique pour le changer en un État africain postmoderne ? Moumouni entend par cette dernière expression l’État africain nouveau qui fait sienne la « conception obvie du développement pour se construire sur les ruines de l’État africain postcolonial » (Moumouni, 1994 : 3). Un tel État devrait comprendre les conditions de vie de ses populations, les facteurs endogènes et exogènes qui ont conduit la postcolonie à la faillite. L’État africain postmoderne est ouvert sur le reste du monde et en tire des ensei- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 146 gnements pour construire une Afrique prospère et occupant une bonne position dans le système mondial. Pour répondre à son interrogation, Moumouni fait une relecture des grands travaux désormais classiques de Cheik Anta Diop sur l’identité, l’unité culturelle et les fondements socio-économiques de l’Afrique noire précoloniale. À la lumière de ces travaux et de l’histoire moderne de l’Afrique, le philosophe nigérien Moumouni dégage la logique la plus constante, la plus régulière qui caractérise le fonctionnement de l’État africain à travers le temps et l’espace. Il s’agit, selon lui, de la logique du donner. Cette expression désigne un mode « d’acquisition et de redistribution caractérisé par une extrême mobilité des biens qui changent sans cesse de mains et de propriétaires » (ibidem : 46). La logique du donner caractérise en fait les sociétés africaines généralement hiérarchisées qui acceptent un dédoublement de la position sociale. Ainsi, les individus de position sociale inférieure reçoivent, et ceux de position sociale supérieure donnent, c’est-à-dire procèdent en général à une redistribution de ce qu’ils acquièrent. La logique du donner induit donc un comportement dual selon la position sociale de la personne. Ce concept renvoie davantage à un jugement de réalité, à savoir une manière d’être, de penser et d’agir de l’Africain dans sa société, qu’aux expressions péjoratives de mentalité d’assisté ou de logiques patrimoniales, néo-patrimoniales, de prébendalisme ou de politique du ventre qui véhiculent des jugements de valeurs sur l’État africain postcolonial. [121] La logique du donner fonctionne à la fois entre les strates sociales et à l’intérieur des strates sociales. Elle traverse donc la société verticalement et horizontalement ; elle a un caractère contraignant en ce sens que c’est une obligation morale. Mais la logique du donner comporte un système de compensation pour chacune des deux parties : l’honneur pour les gens des strates favorisées et les biens matériels dans le cas des membres de strates défavorisées. En effet, plus les premiers donnent, plus ils méritent prestige et considération dans la société. Tout se passe comme si en perdant les biens matériels qu’elles donnent aux classes défavorisées, les classes favorisées acquièrent l’honneur en récompense. Réciproquement, les classes défavorisées, en « perdant » en honneur par le geste de demander et de recevoir, gagnent en biens matériels acquis. Pour Moumouni, cette logique du Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 147 donner est le produit de l’historicité des sociétés africaines. Fondement et héritage de l’organisation sociale de l’Afrique précoloniale, la logique du donner a fonctionné pendant la période coloniale (entre colonisateurs et colonisés) et a été transférée dans le fonctionnement de l’État africain postcolonial sur les plans intérieur et extérieur ou national et international. Les représentations que les Africains se font de l’État postcolonial, et les relations que ce dernier entretient d’une part avec la société globale à travers son administration, ses institutions et leurs agents et, d’autre part, avec les groupes ethniques, les tribus, les familles, la clientèle politique, sont régies selon la logique du donner. Celle-ci, on se rappelle, suppose que c’est celui qui a les ressources et les richesses qui doit donner aux autres qui en ont peu ou pas. C’est le même constat que fait Achille Mbembe (1996b) lorsqu’il emploie le terme protection sociale de l’État, vocable plus propre aux politiques sociales de l’État-providence. La première forme de la « protection » de l’État africain postcolonial est le salaire. « [...] le salaire n’avait pas d’abord pour fonction de rétribuer la productivité. Il constituait, avant tout, une allocation de nature purement ascriptive. Puisque la jouissance d’un salaire était presque toujours plus que l’affaire du seul individu qui l’avait perçu, le salaire en tant qu’institution était un rouage essentiel dans la dynamique des rapports entre l’État et la société » (Mbembe, 1996b : 4). L’octroi du salaire permettait [122] à l’État d’acheter en retour l’obéissance et la gratitude et d’insérer la population dans des organes politiques caractéristiques des régimes autocratiques. La logique du donner procède selon une deuxième forme de protection étatique, qui est le clientélisme ou un type de « régulation de l’ordre politique fondée, en grande partie, sur l’appropriation privée des ressources publiques en vue de fabriquer des allégeances » (ibidem : 4). Mais il faut noter une certaine différence entre les deux périodes. Alors que dans l’Afrique précoloniale l’honneur était le terme principal des échanges, dans l’Afrique postcoloniale l’argent, la richesse matérielle en deviennent le terme majeur. Ici les gens accèdent aux affaires de l’État pour accumuler la rente, la distribuer, avoir la considération sociale, assujettir la population et se légitimer politiquement. Par ailleurs, il est important de remarquer que le principe même de la logique du donner n’est pas fondamentalement remis en question en Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 148 Afrique ; c’est seulement la façon de disposer des ressources, d’acquérir la richesse et de redistribuer qui est controversée. Ainsi, selon la position sociale qu’on occupe dans le système, on trouvera la redistribution légitime ou illégitime. Dans le premier cas, parce qu’on en tire profit, et dans le second, sans doute parce que ce n’est pas le cas. Depuis les années 1980, cette controverse semble converger vers un consensus autour de l’échec de l’État postcolonial face à ses fonctions modernes de régulation économique, sociale et politique. Les conditions de leur accession à l’indépendance, l’institutionnalisation de l’aide internationale au développement, le cadre dans lequel ils ont signé les accords de coopération bilatérale et multilatérale, ont été tels que les nouveaux États africains ont transféré la logique du donner sur la scène internationale. Les représentations qu’ils se font des anciens pays colonisateurs, des pays industrialisés et des grands bailleurs de fonds d’une part, et la position de périphérie qu’ils occupent dans le système économique mondial d’autre part, ont conduit les États africains postcoloniaux à fonctionner dans le domaine de la coopération internationale selon les règles du système africain d’assistance dans lequel le possédant de la richesse est obligé de donner au non possédant ; le supérieur est tenu [123] de donner à l’inférieur. Tout se passe comme si, pour l’État africain post-colonial, les États plus riches ou développés équivalaient aux classes supérieures dont il peut attendre l’assistance dans tous les domaines. « Son comportement vis-à-vis de l’État internationalement supérieur, écrit Moumouni, est comparable à celui du ressortissant d’une caste inférieure vis-à-vis du ressortissant d’une caste socialement supérieure. » (Moumouni, 1994 : 65). On peut résumer l’essence de ce fonctionnement de l’État africain postcolonial par l’adage populaire en Afrique subsaharienne : « La main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. » Au niveau international, la logique du donner a également conduit l’Afrique à la faillite. Pour se démocratiser et se développer, il faut que l’Afrique reconnaisse d’abord que cette logique est épuisée face aux exigences des sociétés africaines contemporaines en mutation, où l’État est appelé à répondre adéquatement aux besoins des populations qui survivent dans un contexte de plus en plus déterminé par la rareté matérielle, c’est-à-dire la crise aigüe de subsistance (Mbembe, 1996b), et marqué par le déficit de la démocratie et du respect des droits et libertés de la personne (Ela, 1999). Le contexte de la Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 149 mondialisation commande, bien entendu, la prise de conscience du déphasage spatio-temporel de la logique du donner. Une fois admise cette double intelligibilité des causes objectives de l’échec de l’État postcolonial, les Africains seraient en mesure de construire l’État africain postmoderne capable de présider au destin de l’Afrique. Dans cette perspective, la démocratie prendra tout son sens d’un régime de liberté dont la pierre angulaire est le respect de la vie, la volonté de la protéger et de la préserver. Ce principe fondamental de durabilité de la vie ne doit plus se limiter seulement au discours politique, mais se traduire dans des lois, des institutions, et devenir une culture. L’instauration d’un État post-moderne et d’un régime démocratique est indissociable de la réforme des institutions et de leur ancrage dans des pratiques politiques qui reflètent davantage la néoculture africaine. Nous entendons par cette expression les manières d’être, de penser, d’agir et de sentir réactualisées et réappropriées de l’Africain d’aujourd’hui. Des manières qui tirent leurs fondements du socle culturel de l’Afrique et des valeurs [124] communes de l’humanité. Des manières qui correspondent à l’évolution de ses mœurs et qui lui donnent le sentiment d’une continuité évolutive de l’histoire. À cet égard, nombreux sont les auteurs qui s’accordent pour dire qu’en revisitant l’histoire, la culture et la situation présente de l’Afrique, tout semble indiquer que ce sont une décentralisation administrative et une centralisation politique relative qui sont susceptibles de constituer des formes de gestion appropriées à un État africain postmoderne. « La gestion décentralisée de la société que l’on connaît en Afrique est peut-être un atout potentiel. Familles, lignages, villages, quartiers sont des lieux où s’exercent la "sécurité sociale " – pour éviter le terme solidarité, trop connoté moralement – et la gestion de bien des conflits » (Gaud, 1992 : 6). Il s’agit en réalité de mécanismes de redistribution dont l’enjeu, dans le cadre d’une réforme de l’État africain, est de créer des conditions nécessaires à leur modernisation, au lieu de vouloir absolument que l’Afrique construise des hospices de vieillards, à la manière du Nord, comme le voudrait une Axelle Kabou (1991). Contrairement à Kabou, Mbembe abonde dans le même sens que Gaud et parle de l’importance du lien social communautaire qui est un système complexe de réciprocités et d’obligations liant les membres d’une même maisonnée, voire d’une même communauté Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 150 (Mbembe, 1996b : 4). C’est le mécanisme de protection par l’économie communautaire qu’on peut moderniser (Mahieu, 1990). Enfin, la décentralisation de l’organisation administrative d’un État africain postmoderne devrait prendre en considération les entités sousrégionales et régionales aux niveaux national, transnational et même panafricain, de manière à former de grands ensembles géopolitiques et économiques qui permettraient à l’Afrique de bien s’affirmer sur la scène internationale. Dans cette perspective, l’illusion de la déconnexion de l’Afrique devrait faire place à un réalisme en reconnaissant que toutes ces réformes radicales ne peuvent être le fruit que d’une concertation non fallacieuse, donc réelle, entre des cadres réformateurs des pays africains et ceux des pays du Nord, ainsi que des cadres réformateurs des grandes institutions de coopération internationale. Pour garantir l’authenticité des réformes dans la nouvelle perspective [125] de l’État africain postmoderne, on pourrait par exemple signer des pactes de réforme. Sur un autre plan, la question de la démocratie est indissociable de celle de l’existence d’une société civile, c’est-à-dire une organisation formelle et informelle du peuple face au pouvoir public, en vue d’assurer la promotion du bien commun. Ainsi donc, beaucoup d’observateurs se sont trompés dans une large mesure lorsqu’ils ont focalisé leurs analyses de l’ébranlement des dictatures et de l’ouverture de l’espace politique en Afrique durant ces dernières années, essentiellement sur les hommes et les partis politiques. En réalité, la trame de fond des mouvements sociaux en faveur de la démocratisation des États africains fut « l’éveil de certaines forces sociales mal répertoriées », qu’on peut regrouper ici sous l’appellation de société civile (Monga, 1994 : 97). L’épistémologie et la méthodologie qui permettent de définir avec une certaine facilité la nature et le champ d’action des partis politiques se révèlent inadéquates et même incapables d’appréhender la nature et les domaines d’action de la société civile dans les contextes socioculturels de l’Afrique noire. À cet égard, Monga écrit : « Le postulat qu’il importe de prendre en compte ici, c’est que la société civile africaine ne peut s’évaluer avec les outils classiques. La plupart des organisations qui la constituent ne sont pas assimilables à celles que l’on voit fonctionner en Europe, avec des structures locales, régionales, puis nationales, toutes élues par des membres, et dont les représentants se réunissent régulièrement en as- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 151 semblée afin d’adopter une ligne d’action et désigner leurs dirigeants » (ibidem : 101). On ne saurait assimiler ce postulat à une quelconque approche de l’exceptionnalité africaine, mais il permet d’élaborer un appareillage conceptuel et méthodologique ayant une potentialité heuristique assez forte pour saisir, définir et comprendre le plus objectivement possible le phénomène de la société civile en Afrique contemporaine. Selon Monga (1994), c’est par une investigation de la vie ordinaire grâce à une véritable anthropologie de la quotidienneté, doublée « d’une sorte d’anthropologie de la colère », que l’on peut obtenir un tel résultat. Si, par principe, un régime démocratique est une [126] organisation politique de la société qui vise à assurer le bien commun, il est de l’intérêt des États africains postmodernes de bien connaître la société civile indigène, de la (re)valoriser grâce à une (re)définition de ses prérogatives et de ses limites, de manière à assurer la bonne gouvernance des pays africains. À notre connaissance, Célestin Monga se présente actuellement comme l’un des rares chercheurs africains qui, par son approche, propose une analyse assez satisfaisante, parce que reflétant le mieux la réalité de ce qu’on peut appeler la société civile en Afrique. Les résultats de son étude privilégiant la dimension émotionnelle au sein des mouvements de contestation qui ont secoué le continent dans les années 1990, l’ont amené à formuler laconiquement que « la société civile en Afrique noire est constituée de tous ceux qui gèrent la colère collective ! » (Monga, 1994 : 104). Pour l’auteur, cette définition inclut de toute évidence l’interaction entre l’État et les partis politiques d’une part, les organisations et les leaders de gestion de la colère groupale d’autre part. De plus, elle a le double avantage d’aborder clairement la dimension de l’historicité des sociétés africaines et de mettre en évidence la capacité de celles-ci à agir sur elles-mêmes. Dans le contexte de l’Afrique noire contemporaine, l’Afrique de l’après guerre froide, quelque peu libérée de longues années d’autoritarisme, la société civile ne peut s’appréhender que par une étude des modes d’évacuation des frustrations cumulées, des modes du mécontentement collectif trop longtemps contenu, et des initiatives informelles visant à se servir de ces modes comme mécanismes d’action politique. Elle investit tous ces lieux, ces espaces sociétaux qui permettent l’éclosion ou l’expression des aspirations des individus Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 152 et des groupes sociaux à la liberté et à la justice. Ces mouvements s’étendent à toutes les couches sociales dans tous les pays d’Afrique où on constate que jeunes, chômeurs, femmes, étudiants, élites intellectuelles et confessionnelles, travailleurs, syndicats, etc. éprouvent le besoin de se réunir, d’élaborer des plans d’action et d’agir collectivement. Mais Monga identifie quatre groupes sociaux qui se sont distingués dans le rôle de prise en charge et de conscientisation des populations : premièrement les étudiants, deuxièmement les hommes d’église, troisièmement [127] les magistrats et en quatrième lieu les intellectuels et les journalistes. Ces groupes cherchent évidemment à se réapproprier la parole qui leur a été confisquée pendant trois décennies par les pouvoirs publics monolithiques. De plus, ils veulent devenir de véritables partenaires dans le champ politique. Ainsi, sur le plan socio-économique, on a assisté à la création de coopératives dans divers secteurs, de syndicats indépendants, d’associations socioprofessionnelles, d’associations de chômeurs, etc. Sur le plan socioculturel et politique, on a vu se former des mouvements identitaires comme des associations ethniques ou tribales, des associations de ressortissants de même localité, des organisations de jeunes, des groupes de réflexion et à vocation scientifique, des sectes, etc. Mais il importe aussi de noter la nouvelle tendance à des regroupements collectifs indépendants de l’origine ethnique, tribale ou sociale. Les forces sociales de la société civile en Afrique noire ont certaines particularités que Monga met en évidence : - De façon générale, elles ont ce qu’on peut appeler une double identité et un fonctionnement rebelle non conformiste. Leur principale action se déroule par le bas, à l’ombre. Ce sont des sous-marins, pour employer la métaphore populaire du milieu. - Les dictatures ont suscité dans les pays africains une culture de l’indocilité comme mécanisme de résistance populaire. C’est l’expression d’une culture à l’intérieur des organisations de la société civile, lorsque l’espace politique est plus ou moins ouvert 44. Par exemple, pour répondre aux exigences de 44 Le classique qui a fait et continue de faire autorité dans l’étude théorique et empirique de la thématique de l’indocilité comme champ de recherche en sciences humaines en Afrique noire, est d’Achille Mbembe, Afriques indoci- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 153 l’administration publique et être en conformité avec la loi, les associations vont produire tous les papiers officiels requis, entre autres les statuts, les règlements intérieurs. - Cependant, leurs instances et leur fonctionnement baignent dans un univers de symboles et de mystères [128] pour tout observateur (non averti ou informé). « Les réunions les plus importantes se déroulent toujours à huis clos, dans des lieux généralement tenus secrets, sans périodicité ni ordre du jour préalablement défini. Mais les décisions qui y sont prises peuvent faire basculer l’environnement social dans une direction précise » (Monga, 1994 : 101). - Il s’avère difficile de connaître le profil réel des principaux acteurs de ces forces sociales de la société civile, de même que leurs ambitions et l’étendue de leur influence. - Jouant le rôle de contre-pouvoir, les organes d’animation de la société civile ont développé des mécanismes de communication et d’information formels pour véhiculer leurs messages au sein des populations. Ces mécanismes vont des journaux privés aux graffitis, en passant par des tracts (bannis sous les régimes de dictature), des informations transmises par des visites familiales ou des randonnées aux villages, des conversations codées, etc. Au-delà de leur nature gestationnelle qui leur confère des caractéristiques inédites se traduisant à travers la logique de la débrouille avec ses stratégies, son inventivité quotidienne, les associations, organisations et groupes qui prolifèrent dans des couches plus vastes des sociétés africaines, assument ou veulent assumer le rôle sociologique de la société civile. C’est dans cette perspective qu’il convient de comprendre leur indépendance des pouvoirs publics et leurs efforts et actions pour se réapproprier, dans un contexte sociétal nouveau, les processus économiques, politiques, sociaux et culturels de l’État et du pays. Ces phénomènes sociaux émergent et se déroulent non seulement sur fond de transitions démocratiques très mouvantes, mais également dans un contexte implosif de rareté matérielle (Mbembe, les. Christianisme, pouvoir et État en société postcoloniale, Paris, Karthala, 1988. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 154 1996b) et « d’irruption des pauvres » (Ela, 1994). Dans ces conditions, les forces sociales de la société civile peuvent s’avérer centrifuges au projet national de l’État africain postmoderne, en réclamant le reste de l’héritage matériel de l’État postcolonial en faillite. Elles sont ainsi susceptibles de consolider et d’accentuer les processus d’exclusion sociale déjà existants. [129] Ou bien ces forces peuvent être centripètes et capables de participer à l’édification de l’État (Monga, 1994). Une étude sociologique minutieuse et une observation attentive méritent donc d’être faites afin de saisir le plus clairement possible les enjeux sociaux, politiques, économiques et culturels dont les mouvements de la société civile en Afrique sont le siège. Les cadres réformateurs œuvreraient à la lumière de la connaissance de ces enjeux. Monga a le mérite de présenter les principaux à partir d’un cadre d’analyse inspiré de la sociologie interactionniste de type wébérien. En Afrique comme partout ailleurs, l’acteur social peut être représenté en homo sociologicus, homo œconomicus, homo politicus et homo psychologicus, mû par les attributs correspondants. Ainsi, tout en étant d’abord gestionnaires de la colère collective, dans l’immédiat, les biens symboliques constituent la motivation à agir des acteurs sociaux de la société civile. À cet égard, une brève analyse des discours et des actes posés généralement par les responsables d’opinions, montre que l’une des principales revendications souvent énoncées renvoie aux biens symboliques non moins importants que sont la reconnaissance, la dignité, la liberté d’expression. Dans ce sens, « avant d’être matériel, le courroux populaire est d’abord spirituel » (ibidem : 106). La rationalité axiologique prend ici toute sa valeur explicative en sociologie. Mais en homo œconomicus, les acteurs sociaux sont également mus par la recherche du plus grand intérêt individuel ou social. La rationalité instrumentale les pousse à être utilitaristes. Dans cette perspective et dans le contexte plus particulier de l’Afrique noire, les discours sur la démocratie et les réalisations concrètes qui en sont les conséquences auront d’autant plus d’attrait pour le citoyen, qu’ils vont donner des réponses à la question criante de la rareté matérielle engendrée par des réformes économiques dans le cadre des programmes néolibéraux d’austérité. Les biens de première nécessité qui permettent de satisfaire les besoins essentiels des populations et d’assurer le Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 155 bien-être minimum des gens font grandement défaut. Ceux-ci se débrouillent alors dans un univers sociétal « caractérisé par les situations d’insécurité matérielle et de crise qui résultent d’un enchevêtrement de contraintes structurelles » (Ela, 1999 : 120). [130] De l’analyse qui précède, on peut déduire l’hypothèse selon laquelle la force de la société civile réside dans le fait qu’elle représente le lieu par excellence qui contient et canalise la colère collective des populations africaines. Cette dernière est au cœur de la dynamique de la nouvelle socialité qui émerge des mutations politiques en cours en Afrique. Pour la performativité de la construction d’un nouvel État, il faudrait procéder à une décryptation sérieuse de la nouvelle socialité pour repérer les aspects sur lesquels il conviendrait d’agir positivement, afin d’optimiser la réappropriation populaire des principaux domaines de la société dans le sens éthique d’une communauté de destin. À cet égard, nous retenons principalement les aspects suivants : - L’instauration d’une véritable démocratie citoyenne qui consisterait à « susciter des passerelles entre les organisations les plus représentatives de la société civile et le pouvoir législatif » (Monga, 1994 : 115). On suppose qu’en donnant par exemple un avis consultatif sur les textes de lois et règlements devant régir les politiques sociales et économiques, ces organisations prendraient en considération les intérêts des groupes sociaux marginalisés, exclus, bref, les gens les plus défavorisés, c’est-àdire la majorité des populations africaines. - L’instauration d’une démocratie participative, c’est-à-dire l’ouverture large du champ de la participation populaire aux affaires politiques, économiques, sociales et culturelles du pays. L’édification d’une nouvelle Afrique ne peut être que l’œuvre de l’élite et de la population, autrement dit, des gens d’en haut et des gens d’en bas. - Une campagne nationale d’éducation à l’éthique de responsabilité auprès de toutes les couches de la société – haut et bas confondus –, doit être menée pour la bonne gouvernance de la Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 156 chose publique et privée. Il s’agirait d’une éducation à une nouvelle échelle de valeurs qui permettrait de réorienter les ambitions individuelles et groupales vers une meilleure prise en compte de l’intérêt public. La construction de l’État africain postmoderne nécessite le développement d’une conscience identitaire [131] élargie. C’est-à-dire celle qui transcende les réalités de l’Afrique contemporaine comme la culture de l’égoïsme, de l’individualisme, de l’identité tribale et ethnique, pour s’ouvrir sur l’idée et les pratiques sociales d’une communauté de destin. - Une éducation appropriée des groupes-cibles des couches moyennes, qui constituent les fractions les plus larges dans les organisations de la société civile, pourrait être un meilleur canal pour relayer et assurer une large diffusion du nouveau projet de société, de son éthique et du message d’espoir auprès des autres couches sociales. [132] Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 157 [133] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Chapitre VII POUR UN DÉVELOPPEMENT À L’AFRICAINE Retour à la table des matières Pour préciser le cadre d’analyse qui oriente les réflexions de ce chapitre, il importe de répéter certains constats – déjà relevés dans les chapitres précédents –, et de les prendre en considération. Premier constat. Depuis quatre décennies, le discours sur le développement de l’Afrique repose sur le dogme implicite ou explicite selon lequel seule la croissance économique va éradiquer la pauvreté. Et cette croissance de l’économie ne peut provenir que des exportations et des transferts massifs de capitaux étrangers sous forme d’aide publique au développement (APD) et d’investissements privés. Quant à l’essor même des exportations et de l’ensemble des investissements, il doit être normalement alimenté par la croissance de l’économie mondiale. Par ailleurs, pour être efficace, ce système doit opérer dans un univers de libéralisme économique. Enfin, l’instauration de la démocratie et de l’État de droit constitue une condition nécessaire à la croissance économique. Malheureusement, force est de remarquer que les propositions de cette spirale vertueuse ont été contredites par les réalités des Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 158 pays africains des quarante dernières années. « L’essor récent de certains pays africains ne semble en rien faire régresser la misère » (Engelhard, 2000 : 54). Par exemple, au contraire, le Mali qui a connu une croissance de 6% a vu son taux de pauvreté croître de 28% depuis 1995. Bref, depuis le début des années 1960, plus de neuf « modèles » de développement inspirés de ce paradigme ont été expérimentés dans les pays [134] africains. Aucun n’a réussi à réduire la pauvreté ou à l’éradiquer (Economie Commission for Africa, 2000). Deuxième constat. La voie du néolibéralisme pour sortir l’Afrique subsaharienne de la crise n’a pas permis un renouement avec la croissance. Bien au contraire, à une crise économique déjà aiguë, s’est greffée une crise sociale d’une étendue inédite. La plupart des études ont montré que les politiques néolibérales qui ont été mises en place durant la décennie 1980-1990 ont aggravé la pauvreté et les inégalités socio-économiques. Troisième constat. Une vaste documentation existe sur l’échec des modèles du développement qui ont été appliqués dans les pays africains depuis les années 1960. À cet égard, les statistiques apocalyptiques sur l’Afrique malade n’ont jamais cessé de pleuvoir, et d’être commentées par les prophètes de malheur annonçant la mort prochaine de tout un continent. Cependant, en dépit de ce sombre tableau, l’Afrique continue de survivre et même de vivre. Il s’agit là d’un phénomène énigmatique qui pose un problème d’ordre théorique et pratique à l’intelligence par rapport aux réalités humaines et sociales en Afrique. « Quiconque y réfléchit de bonne foi ne peut manquer de s’interroger sur le mystère de cette survie » (Latouche, 1998 : 18). Fort curieusement, rares sont les théoriciens et praticiens du développement qui ont élucidé cette énigme en vu d’en tirer des enseignements. Quatrième constat. Les quelques rares empêcheurs de tourner en rond que le mystère de cette survie a préoccupés (Engelhard, 1998 ; Ela, 1998 ; Latouche, 1998 et Gaud, 1992) ont abouti, pour la plupart, à la conclusion que ce sont les Africains, « naufragés » d’un développement parachuté de l’extérieur, statistiquement et théoriquement disparus, acteurs de l’économie populaire, qui assurent la survie de l’Afrique. Sans cette économie populaire, « la survie même des populations eût été sans doute impossible », écrit à juste titre Philippe Engelhard (2000 : 56). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 159 Pour une définition du développement à l’africaine Retour à la table des matières Nous entendons par l’expression développement à l’africaine, un développement refondé sur l’économie populaire ou l’économie réelle qui constitue la véritable réalité économique [135] de l’Afrique. Il s’agit en fait de la réinvention d’une nouvelle économie adaptée aux caractéristiques des sociétés africaines et répondant à deux préoccupations fondamentales : l’efficacité et la justice sociale. Dans cette perspective, les Africains doivent opérer une double rupture radicale avec l’idée de rattrapage des pays développés à tout prix et avec le paradigme du développement extraverti qui a conduit le continent à l’impasse. Dès lors, les États africains et leurs pays doivent s’engager résolument dans un changement social et politique, mais aussi de croissance et de développement en vue de donner des réponses adéquates aux deux préoccupations mentionnées ci-dessus. On peut parvenir à ces résultats, conformes d’ailleurs à l’éthique de la liberté que nous avons définie auparavant, en faisant de la lutte contre la pauvreté un levier du développement simultané de la nouvelle économie et du régime démocratique. Ce modèle rompt bien évidemment avec le modèle dominant qui présumait que l’Afrique pourrait passer mécaniquement d’une économie de marché par l’APAD. Le modèle qui est proposé ici part du principe selon lequel l’Afrique ne peut se développer qu’à partir de ses réalités et en composant avec celles-ci. Par exemple, est-ce que « le développement des rapports marchands suppose partout la libération de l’individu des liens avec sa communauté d’appartenance, qu’elle soit familiale, ethnique ou religieuse ? » (Mbembe, 1996b : 7). L’économie populaire en Afrique se caractérise justement par un investissement dans la réciprocité et dans le maintien des relations sociales. Elle relève d’une logique métissée entre le pôle marchand et le pôle de réciprocité (Latouche, 1998 et 1997). Les sociétés africaines pourraient valablement moderniser cet aspect de l’économie populaire qui est bien ancré dans le socle socioculturel du terroir, et innover en matière de développement, de la nou- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 160 velle économie et de la démocratie. Ce faisant, elles donneraient des réponses appropriées aux besoins des populations, tout en refusant les règles et les pratiques d’une économie de marché dont les coûts sociaux et humains n’ont été que trop prohibitifs jusqu’ici au continent. Pour bien définir l’économie populaire et la situer dans l’histoire économique de toutes les sociétés humaines, il est nécessaire d’apporter certaines précisions ou de faire certains [136] rappels. Grosso modo, par sa nature, l’économie populaire est appelée ailleurs économie sociale, économie solidaire, économie réelle, etc. De nos jours, une distinction se fait entre ces termes, selon qu’il s’agit des pays du Nord ou de ceux du Sud. Sur le plan historique, l’économie sociale en Europe tire ses origines lointaines dans des pratiques du Moyen Âge tels les confréries, compagnonnages et associations ouvrières, et des courants de pensée socialiste associationniste. La littérature trouve ses origines modernes au XVIIIe siècle, mais surtout dans les luttes d’émancipation des ouvriers au XIXe siècle et les écoles de pensée de Saint-Simon, Charles Fourier et Jean-Baptiste Godin, pour ne citer que ces auteurs importants qui ont inspiré l’économie sociale (Bidet, 1999). Ce sont les pratiques et les courants de pensée d’économie sociale qui ont donné naissance aux mouvements sociaux qui sont devenus au cours du XIXe siècle les syndicats, les partis politiques, les coopératives d’épargne et de crédit, les organisations de crédit mutuel (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999 ; Defourny, Favreau et Laville, 1998). En Amérique du Nord, l’économie sociale remonte aussi à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. C’est le cas en particulier des coopératives agricoles, de consommation, et des syndicats qui ont respectivement permis l’affranchissement des agriculteurs de la domination d’intermédiaires spéculateurs, la sortie des familles ouvrières de la précarité alimentaire et l’émancipation ouvrière. Au Québec plus particulièrement, les pratiques de l’économie sociale remontent à la première moitié du XIXe siècle, alors qu’on assistait à la création des sociétés d’entraide et des mutuelles dans le domaine de l’assurance. La fin du XIXe siècle voit apparaître les coopératives agricoles, les coopératives de pêcheurs et les coopératives d’épargne et de crédit. L’exemple historique, classiquement cité dans ce dernier cas, est le mouvement coopératif centenaire connu sous l’appellation de Mou- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 161 vement des caisses Desjardins 45 (Malo et Moreau, 1999 ; D’Amours, 1997). Aujourd’hui au Québec, comme ailleurs en [137] Amérique du Nord et en Europe, les activités d’économie sociale s’opèrent dans presque tous les domaines de la société globale : finance, alimentation, transport, logement, développement économique communautaire, manufacture, éducation, culture, santé et services sociaux, défense des droits de la personne, etc. (Lévesque et Mendell, 1999 ; Malo et Moreau, 1999 ; Defourny, Favreau et Laville, 1998). En Afrique, l’économie populaire tire directement ses racines de sa composante mutualiste, plutôt que de sa double composante coopérative et mutualiste, comme ce fut le cas en Europe. Le bilan des modèles de coopératives importées en Afrique subsaharienne par les puissances coloniales, et qui ont été généralement maintenues après les indépendances, est très peu reluisant. Qui plus est, l’autorité coloniale et l’État postcolonial africains n’ont point promu les mutuelles. Si l’on veut alors retracer les origines de l’économie sociale (dans son assertion moderne) en Afrique, il faut reconnaître que c’est « au cœur des communautés locales que sont nées et se sont développées de multiples formes traditionnelles d’entraide et de solidarité, notamment pour faire face à des événements sociaux particuliers et coûteux comme l’organisation de funérailles, un mariage, une naissance, etc. » (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999 : 17). D’après Peemans, l’économie populaire en Afrique est un secteur séculaire qui appartient à un tissu de production qui existait avant la colonisation, mais qui a été à la fois marginalisée et diversifiée par cette dernière et pendant une bonne partie de la postcolonie (Peemans, 1995, 1997). Pour Penouil (1992), l’économie populaire est en fait un lieu d’initiatives et d’actions innovantes de survie dans un contexte de précarité, d’exclusion et de paupérisation. Ces pratiques économiques ont pris des formes d’indigénisation de l’économie moderne, par un processus de combinaison et de réinterprétation des éléments culturels empruntés à l’autochtone et à l’importé ou à la modernité occidentale. 45 Le mouvement des caisses Desjardins a été fondé à l’initiative d’Alphonse Desjardins, pour combattre le prêt usuraire et favoriser le développement local. En tant qu’organisation d’économie sociale, le Mouvement Desjardins compte près de cinq millions de membres sur la population totale du Québec qui s’élève à sept millions de personnes. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 162 Caractéristiques fondamentales de l’économie populaire en Afrique Retour à la table des matières On peut distinguer deux grandes catégories d’activités d’économie populaire. Une première regroupe les initiatives et les [138] stratégies ponctuelles d’assistance. Une deuxième catégorie comprend les initiatives socio-économiques portées par des groupes dont la taille dépasse le cadre d’une seule famille, et dont les biens et les services sont destinés à un nombre relativement important de personnes ou à une collectivité plus large. L’économie populaire africaine se présente comme un ensemble d’articulations singulières d’attributs spécifiques : articulations entre les dimensions économiques et sociales de la petite production marchande. Des articulations qui seraient propres à l’homo africanus. « Les divers types de propriétaires des micro-entreprises de l’économie populaire fonctionnent à la fois comme agents économiques sur le marché et comme acteurs sociaux dans un milieu de vie » (Peemans, 1997 : 111). Des enquêtes ont mis en lumière la singularité de l’enchâssement de la petite production marchande dans le tissu social (Omasombo, 1992 ; Leclercq, 1992). Par ailleurs, les activités d’économie populaire en Afrique sont traversées par différentes logiques. L’économie de subsistance peut faire bon ménage avec une économie de production visant à dégager un surplus. Ces deux formes d’économie combinent souvent une logique sociale de reproduction de la position sociale et de rapports sociaux de convivialité. Toutes ces rationalités jouent un rôle de régulation économique et de cohésion sociale. Ainsi, les formes de solidarité qui résultent des activités non marchandes se fondent sur un système complexe de redistribution des revenus individuels, souvent très faibles, provenant des activités marchandes effectuées par les sujets sociaux. Mais en dernier ressort, c’est la redistribution non marchande des revenus qui rend possible une égalisation des revenus individuels, car cette façon de redistribuer « s’accompagne d’une large uniformisation des conditions matérielles d’existence » (Peemans, 1997 : 112). Elle est caractéristique des pratiques socio-économiques de Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 163 l’économie populaire des centres urbains et semi-urbains et est basée sur les relations d’affection. Les acteurs sociaux concernés procèdent d’une stratégie qui leur permet d’élargir leur champ social de manière à appartenir à différents réseaux sociaux et à développer la solidarité aussi bien verticale qu’horizontale. L’étude du sociologue sénégalais Emmanuel Ndione (1993) sur les artisans menuisiers de Grand-Yoff à Dakar, illustre bien [139] cette stratégie. L’enquête a montré qu’une grande partie des matériels de travail de ces artisans provenait de parents ou de réseaux d’amis qui leur proposaient de bons prix ou, dans le langage populaire, des « prix-parents » et des « des prix-amis ». Ces réseaux primaires fondés surtout sur des liens d’affection, engendrent les relations de solidarité de type horizontal qui sont composées d’une clientèle dont le pouvoir d’achat est relativement faible. Pour maintenir leurs micro-entreprises de menuiserie, les artisans sont donc obligés de s’insérer dans de puissants réseaux de solidarité de type vertical, qui leur donnent la possibilité d’obtenir des commandes d’artisanat, plutôt rentables, de la part de services techniques de l’État dirigés de préférence par des chefs de mêmes clans. En réalité, la stratégie commerciale de ces menuisiers « consiste donc à élargir leur lignage et séduire quelques personnalités influentes qui sauront manifester leur solidarité bienveillante » (Ndione, 1993 : 70). C’est donc la rationalité lignagère qui explique les actions non marchandes et marchandes de ces artisans menuisiers. Ensuite, l’agrégation de leurs actions individuelles développe les réseaux de relations de solidarité verticale, caractéristiques de l’économie populaire africaine. Ces logiques montrent que les liens familiaux, lignagers et néolignagers, classiques et néoclassiques 46, jouent un rôle important dans la création et le fonctionnement des petites entreprises d’économie populaire. Par exemple, on constate une concentration et une domination de certaines ethnies dans des domaines particuliers comme les taxis et la friperie chez les Lokele en République démocratique du Congo (RDC), le commerce des tissus chez les femmes Mina 46 Le « lignage » ou le « néo-lignage » est un groupe formé par des individus liés par des liens familiaux et qui se réclament d’un ancêtre commun en vertu d’une filiation patrilinéaire. Le « clan » est un groupe formé d’un ou plusieurs lignages. Il est fondé sur des liens de parenté, soit dans la lignée maternelle, soit dans la lignée paternelle (voir Ndione, 1993 : 29). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 164 et Ewe (les réputées Nana Benz) au Togo, la cordonnerie chez les Haoussas et les Cotocolis au Togo, etc. L’économie populaire en Afrique renvoie également dans les faits aux nombreuses petites activités productives et commerciales qui émergent et se développent selon une logique [140] différente de la logique du capitalisme, même si ces activités sont encerclées par ce dernier (Charmes, 1995 ; Peemans, 1997). Il s’agit, en gros, du travail indépendant, des micro-entreprises, des coopératives, des artisans organisés, etc. L’économie populaire se distingue de l’économie capitaliste classique. Alors que dans celle-ci l’entrepreneur est celui qui apporte le capital et qui cherche à le rentabiliser, dans celle-là, la microentreprise est organisée par le sujet qui apporte le facteur travail. Elle vise la satisfaction des besoins des acteurs impliqués : la famille, la communauté, le groupe de travailleurs, le lignage, le néo-lignage, etc. Dans la durée et sur une échelle relativement grande, l’économie populaire vise l’amélioration des conditions de vie des localités, des villages, des quartiers, des villes, des régions, etc. En dernière analyse, on peut dire que les pratiques novatrices de l’économie populaire renvoient aux bricolages, c’est-à-dire tous ces savoirs produits par la société pour relever les défis de son environnement avec lesquels l’Africain n’a pas rompu, malgré les apparences (Assogba, 1999b). Dans les pays africains, l’économie populaire concerne une part importante de la population active non agricole, de l’ordre de 40 % à 50 % selon les pays, voire plus de 60 % (Adair, 1996 : 156). Le secteur de l’économie populaire a une vitalité qui témoigne de la viabilité des réponses indigènes aux problèmes des conditions de vie dans des sociétés données. D’ailleurs, depuis les années 1980, en raison de la crise économique, on a assisté en Afrique au regain de cette vitalité et à une véritable explosion d’organisations d’économie populaire de type mutualiste et de type associatif, et aussi à un renouvellement et à un renforcement des organisations de type coopératif. Toutes assument de manière plus ouverte que par le passé, des fonctions de production économique, de régulation sociale et politique, dans un cadre qu’on peut qualifier de pluralisme de fait. On a découvert l’existence des réalités socio-économiques paysannes et urbaines qui s’apparentent à l’économie populaire : tendance à l’effervescence de micro-initiatives fondées sur des logiques de réseaux qui structurent à la fois les villages et leurs rapports aux villes, logiques d’accessibilité Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 165 à la terre, logiques de mouvements paysans (associations villageoises, fédérations nationales d’organisations paysannes, syndicalisation, confédérations régionales, [141] organisations de coopératives, de mutuelles dans tous les domaines et d’associations de défense des droits humains (Assogba, 1997 ; Peemans, 1997 ; Monga, 1994 ; Charmes, 1995). Quelques secteurs d’activités de l’économie populaire en Afrique Retour à la table des matières Au cours des dernières années, ces organisations et activités socioéconomiques populaires ont fait l’objet d’études, d’analyses, de recherches et d’enquêtes. Nous disposons ainsi de plus en plus d’informations, de connaissances théoriques et d’études de cas sur nombre de pratiques d’économie populaire en matière de santé, de sécurité alimentaire, de transport, d’épargne et de crédit, de développement local, de micro-entreprises, etc. (Ela, 2000b et 1998 ; Ouédraogo et Piché, 1995 ; Ndione, 1993 ; Latouche, 1998 ; Peemans, 1997 ; Monga, 1997). Pour fixer les idées, nous présentons succinctement quelques exemples de ces pratiques populaires dans divers domaines. Économie populaire et domaine de la santé et de la sécurité sociale La forme de sécurité sociale la plus ancrée dans le terroir et la plus répandue est la pratique de l’économie communautaire fondée sur le lien social. C’est un système complexe constitué d’obligations et de réciprocités entre les membres d’une même communauté (famille, maisonnée, parenté, quartier, village). En pratique, ce système de don et de contre-don met en relation des individus et des groupes sur un vaste champ d’interactions normées, dont les ramifications multiples s’étendent à divers domaines en nature (entraide, biens matériels, secours, etc.) et en argent pour la couverture des frais de soins de santé, Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 166 des funérailles, etc. Mbembe voit dans les interactions et prélèvements, le « mode d’un impôt social ou encore d’une dette sociale multiforme, sans fin, que l’on devait à la communauté » (Mbembe, 1996b : 4). La philosophie qui sous-tend cet impôt social se base sur le principe selon lequel chaque individu, chaque personne a une dette à l’endroit de son patrimoine collectif. En contribuant à celui-ci, l’individu participe à l’éthique de sa communauté et de la société globale. Des travaux d’anthropologie de la parenté et de l’économie ont mis en lumière ces pratiques de sécurité [142] sociale dans les sociétés africaines (Abeles et al., 1985 ; Sabelli, 1986). En sociologie, nous devons aussi citer des travaux plus récents (Blanc-Pamard (dir.), 1992 ; Latouche, 1998 ; Ndione, 1992 ; Tolotti, 1995 ; Vidal, 1991). Ce système fonctionne selon les normes coutumières et se présente en dernière analyse comme un ensemble de modalités de l’assujettissement et du contrôle social légitimes. Mais il donne un droit général informel à chaque membre de la communauté de bénéficier de la protection, de la sécurité. Contrairement à la tendance générale qui consiste à ne voir dans les dépenses sociales coutumières en Afrique que de l’ostentation, elles représentent une part très importante de la consommation alimentaire régulière des citadins, soit environ le tiers de la nourriture consommée. C’est ce que montre une étude de Claude Raynaut (1992) portant sur la ville de Maradi au Niger. Dans ce domaine spécifique, le don et le contre-don sont une forme de sécurité alimentaire pour les individus et la communauté. Il s’agirait par là « d’une stratégie consciente en situation de rareté, qui permet d’étaler le risque dans le temps : la personne momentanément en difficulté qui bénéficie d’un cadeau alimentaire en fera à son tour quand sa situation se sera améliorée » (Raynaut, 1992, cité dans Gaud, 1992 : 269). Bien entendu, ce système d’obligations et de réciprocités est le siège de conflits latents parfois ouverts et manifestes ; il peut parfois être très contraignant pour l’individu, etc. Cependant, au-delà de ces aspects négatifs, force est de constater que le lien social économique, ou ce que Latouche (1998) désigne par les termes d’économie néoclassique ou de société vernaculaire, a fait ses preuves dans la durée et dans l’espace (Latouche, 1998 : 17). C’est une forme séculaire de l’économie sociale qui semble bien ancrée dans les cultures des sociétés africaines et qu’il faut étudier, analyser et bien comprendre afin Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 167 d’en saisir l’enjeu comme un processus de redistribution ayant une grande possibilité d’évolution et de modernisation. Une approche globale ou structurelle du système de sécurité sociale de la société vernaculaire montre qu’il touche divers domaines, y compris ceux qui peuvent et même doivent être assumés en tout ou en partie par l’État (santé, logement, éducation, etc.). Le système a certes des [143] relations à l’État et le secteur privé (par exemple les personnes du clan, de la parenté, etc., qui sont salariées). Mais dans la pratique, la sécurité sociale par l’économie néoclassique constitue un tout autonome dans la mesure où son mécanisme de fonctionnement ne met pas directement l’individu en relation avec l’État, mais intercale entre les deux, la famille, le clan, le lignage et le néolignage, etc. Si d’aventure l’individu se trouvait dépourvu de tout bien, devenait nécessiteux et menacé dans sa survie même, il ne reviendrait pas à l’État de lui assurer la sécurité sociale, aussi minimale soit-elle. C’est sa famille, son clan, etc., qui s’en chargerait. Cette charge peut être parfois lourde pour la parentèle de l’individu. Une amélioration ou une modernisation du système consisterait, par exemple, à ce que l’État postmoderne africain démocratise le secteur de la santé et de la sécurité sociale, et institue un accès minimum aux protections sociales de façon inconditionnelle à chaque citoyen. C’est ce qui peut être désigné par une protection sociale minimum de citoyenneté inconditionnelle (Ferry, 1995 ; Blais, 2000). Le principe de l’inconditionnalité est l’obligation morale d’une société d’arriver à un consensus sur les bonnes raisons de donner à ses membres une sécurité minimale, garante de la vie humaine, de la dignité de la personne. Ce faisant, cette contribution de l’État aide les communautés dans les dépenses sociales. Le processus de redistribution en matière de protections sociales continuerait d’être généré par le clan, la parentèle, etc., mais une partie des coûts serait assumée par l’État qui garantit à chaque individu l’accès à un minimum de protection. Cette mesure n’est pas exclusive. Elle pourrait être combinée, par exemple, avec une politique d’allocation universelle qui consiste en une distribution égalitaire, de façon inconditionnelle, d’un « revenu social primaire » (Ferry, 1995 : 7). Il s’agit d’un droit à un revenu, indépendamment de la position sociale de l’individu (actif, chômeur, retraité, étudiant, etc.) et de sa situation économique, riche ou pauvre. Ce revenu social primaire dépend seulement de la « condition de ci- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 168 toyenneté » (ibidem : 44). L’objectif de l’allocation universelle est de permettre aux individus de survivre même s’ils n’occupent pas un emploi rémunéré. C’est une allocation d’existence. Dans le contexte [144] africain, elle permettrait non seulement aux membres actifs à faible revenu, mais aussi aux membres inactifs du clan ou de la communauté, de bénéficier d’un revenu, puisque l’allocation est universelle, non imposable et donc entièrement cumulable. Finalement, l’individu actif verrait son revenu net augmenté et ses gains du travail maintenus. Dans les sociétés africaines, les mécanismes de redistribution sociale propres aux familles, lignages, clans, etc., sont tels que l’allocation universelle entrera directement ou indirectement dans les dépenses sociales et économiques du système de protection sociale. Tout se passerait comme si l’État postmoderne en Afrique procédait aux transferts sociaux d’une partie du produit intérieur brut (PIB) destinée à la sécurité sociale dans le pays. D’où proviendrait l’idée d’instituer l’allocation universelle ? Il existe de sérieux gisements qui pourraient produire les fonds nécessaires : sources fiscales et sociaux, rationalisation des dépenses de l’armée et de nombreuses autres (non nécessaires), dont les coûts des structures, des fonctionnements et dysfonctionnements pèsent lourdement et gravement sur les budgets nationaux. Au total, cette idée de dette, ce principe que chaque individu est débiteur d’un patrimoine collectif (famille, clan, parentèle, communauté, société, etc.), doit être reprise et développée dans le cadre d’une modernisation de l’Afrique. Par modernisation, il faut entendre, du point de vue sociologique, « un processus de différenciation des structures de l’action sociale qui donne naissance, dans le meilleur des cas, à de nouveaux espaces d’action ou à de nouveaux sous-systèmes sociaux » (Sosoé, 2000 : 19). Le phénomène d’intégration sociale qu’occasionne ce processus est d’autant plus favorisé, que les acteurs sociaux individuels et collectifs adoptent de nouveaux rôles et sont en mesure de donner une signification nouvelle aux rôles qu’ils ont toujours joués ou veulent dorénavant jouer. Lorsque la différenciation structurelle s’opère sans grands conflits et qu’on assiste à l’émergence de nouveaux espaces d’actions dans une démocratie, la modernisation ne devrait pas donner lieu à des phénomènes d’exclusion ou d’accentuation des inégalités sociales. En matière de santé, on observe l’émergence des mutuelles de santé et de coopératives de pharmacies, organisées selon les [145] princi- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 169 pes de l’économie populaire, dans toute l’Afrique. Dans une recherche sur le « mouvement mutualiste » de santé dans les pays du Sud, Atim (1999) présente deux exemples de mutuelle de santé en Afrique de l’Ouest, une au Sénégal et une autre au Burkina Faso (Atime, 1999 : 89-90) 47. En ce qui concerne le secteur des plantes médicinales, nous mentionnerons la coopérative « Idela-Herbo », un centre de santé par des produits naturels contre le paludisme, l’insomnie, etc., qui opère au Bénin, au Togo et en Côte-d’Ivoire. Économie populaire et domaine de l’éducation Retour à la table des matières La déliquescence du système d’éducation en Afrique a conduit les populations à prendre en charge le fonctionnement des écoles dans bon nombre de villages, villes et collectivités. On a vu ainsi l’économie populaire se substituer à l’État en matière de formation générale et professionnelle. Une étude de Binet révèle par exemple qu’en 1994, au Sénégal, parmi les 12 000 jeunes en apprentissage, seulement 3 000 ont été pris en charge par le secteur moderne, contre 9 000 par le secteur informel (Binet, 1995 : 29). Depuis les années 1990, on remarque et reconnaît que c’est à l’école du secteur de l’économie populaire que se forment les entrepreneurs dynamiques qui répondent aux canons de l’homo œconomicus socialis et qui sont susceptibles de relancer des économies africaines en pannes (Charmes, 1995). Ainsi, une enquête menée au Sénégal sur 100 chefs d’entreprises répondant aux critères de « dynamiquité » (pré-définie) a montré que les 9/10 ont été apprentis dans le secteur de l’économie populaire et que seulement 1/10 a été formé par le secteur formel (Bugnicourt, 1995). En Afrique, le tiers-secteur est le lieu où la plupart des métiers sont appris. Certes, les données sont inexistantes sur la capacité formatrice de ce secteur, mais il est généralement admis que ce secteur est le terreau d’une grande partie de sa propre main d’œuvre qualifiée (Diammbomba, 1991). 47 Il s’agit de la mutuelle de santé de Fandème (Sénégal) et de celle de Bouahoun (Burkina Faso). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 170 Le bouquinisme est aussi une activité d’économie populaire en matière d’éducation qui non seulement permet aux jeunes [146] des villes (qui la pratiquent) de survivre, mais également de participer au développement socioculturel des populations urbaines, en mettant à leur disposition des livres à prix modique. La personne qui exerce le métier de bouquinisme s’appelle le bouquiniste. Ce mot était autrefois utilisé pour désigner tout individu qui s’adonnait au commerce des livres d’occasion. Aujourd’hui, l’expression est élargie et désigne le vendeur des livres anciens et nouveaux ou vieux et neufs. Ce commerce se faisant généralement en dehors d’une bâtisse de librairie, c’est-à-dire le plus souvent en plein air, ce lieu est nommé par le vocable métaphorique et populaire de « librairie de poteau » ou « librairie bon par terre » (Amana, 1990). Économie populaire et secteurs économiques Retour à la table des matières Si le foisonnement des réseaux de solidarité avait permis à l’Afrique de développer un filet social, l’Afrique des réseaux serait davantage que ça. Pour Sandrine Tolotti (1995), « l’Afrique des réseaux, c’est beaucoup plus qu’une version locale de l’État-providence. C’est même parfois un véritable capitalisme qui voit le jour ainsi » (Tolotti, 1995 : 35). Le cas des tontines est exemplaire à cet égard. Elles constituent des associations rotatives d’épargne et de crédit (AREC) qui drainent un flux global d’épargne crédit qui est considérable (Adair, 1996). Souvent légalisées et d’adhésion volontaire, elles sont liées aussi bien au milieu familial qu’au milieu géographique ou professionnel, etc. Les appellations des pratiques « tontinières » diffèrent certes d’un pays d’Afrique à l’autre, parfois au sein d’un même pays. Cependant, leur principe est identique : quelques personnes s’entendent pour verser régulièrement une cotisation dont le montant total est attribué à l’une d’entre elles, chacune à son tour. Ceci permet de lier directement l’épargne et le crédit (Monga, 1997 : 214). Le tour de tontine est le moment où chaque membre dispose de la caisse. Quant au cycle tontinier, il représente l’ensemble des tours, c’est-àdire le temps où chacun des cotisants aura bénéficié une fois des Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 171 sommes cotisées. Ce qui fait que chaque membre est alternativement épargnant et débiteur (Adair, 1996). Monga (1997) a démontré dans un ouvrage magistral que les succès des tontines chez les petits entrepreneurs camerounais [147] sont dûs à l’irréductible prévalence des liens sociaux et la persistante faiblesse des institutions dans les États africains postcoloniaux. Les pratiques tontinières chez les dirigeants de petites et moyennes entreprises au Cameroun constituent une solution appropriée à leurs problèmes de trésorerie. Ces tontines fonctionnent selon les modes d’une organisation souple, s’inspirant des schèmes culturels locaux, dont l’un des traits caractéristiques est l’importance de la sociabilité des réseaux informels dans les sociétés africaines. C’est ce qui, selon l’auteur, assure leur succès. D’autres recherches ont également été consacrées à la dynamique financière des tontines. C’est ainsi qu’une étude de Edimo Essombé (1998) a permis de mettre en évidence les innovations dont les tontines font preuve, ainsi que les stratégies financières qu’elles mettent en place en Afrique subsaharienne. Essombé a ensuite dégagé des résultats de son étude quelques enseignements susceptibles de concourir à la mise sur pied des structures de financement adaptées aux activités économiques en Afrique. Les tontines ont beaucoup évolué au cours des vingt dernières années, à tel point que les grands organismes internationaux – le FMI, la Banque mondiale, le BIT, des instances bilatérales, les ONG et évidemment les États africains – s’y intéressent sérieusement. S’il est des activités d’économie populaire qui se modernisent rapidement et grandement en Afrique, c’est bien les tontines (Monga, 1997 ; Gaud, 1992 ; Hénault et M’Rabet, 1990). Certains auteurs considèrent même que les tontines sont devenues les piliers de l’économie africaine (Binet, 1995). Depuis la crise socio-économique des années 1980, on a assisté à l’émergence et à la vitalité des marchés financiers informels. Aussi bien dans les zones rurales qu’urbaines, des enquêtes ont montré que dans la plupart des pays africains, l’appartenance au secteur financier informel touche plus de 80 % de la population. C’est le cas notamment du Bénin (Adéchoubou, 1996). La finance informelle se présente sous diverses formes. Parmi cette diversité, le cas des banquiers dits « ambulants » illustre fort bien l’inventivité du secteur informel et la, spécificité de ses règles. Le banquier-ambulant est aussi appelé le ton- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 172 tinier-collecteur, car tout en appartenant à la grande [148] famille des tontines, il s’en différencie nettement. Dans la pratique bancaire ambulante, il n’y a pas de groupe social constitué, ni de tour, de réciprocité, de solidarité de secours ou d’aspect festif, mais plutôt une relation personnalisée entre un banquier et ses clients. Les banquiers ambulants sont des travailleurs indépendants dont : leur activité consiste à se déplacer à mobylette ou à moto sur les marchés et dans les quartiers de ville, en général tous les jours, pour effectuer des opérations de dépôt et de crédit avec une clientèle très diversifiée qui, pour des raisons de modalités et de règles contraignantes, n’accède pas aux banques classiques. La forme la plus usitée est la remise d’une carte avec 31 cases, portant le nom, l’adresse et parfois la photo du banquier. Client et banquier se mettent d’accord sur un montant journalier de cotisation et à la fin de la carte, le banquier rend l’ensemble des sommes cotisées par le client, moins une remise journalière qui représente la commission Pour le service rendu, soit un coût de 3 % par mois. Des variantes existent : les cotisations, au lieu d’être journalières, peuvent se faire tous les deux ou quatre jours ou selon la périodicité des marchés, et s’étaler sur plusieurs mois. Les banquiers ambulants consentent aussi des avances en cours de cycle d’épargne et parfois des crédits (Adéchoubou, 1996 : 59-60). Les populations urbaines, en déployant leur inventivité dans le secteur informel, et les paysans, en occupant ingénieusement les territoires pour déployer des pratiques sociales sur des bases communautaires, ont développé dans le temps et l’espace une économie populaire qui touche 80 % des gens dans les pays d’Afrique. C’est ainsi qu’un peuple trouve les voies de sa survie, en produisant à partir de presque rien et en empruntant des canaux nouveaux (Lenoir, 1998). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 173 Économie populaire et développement local Retour à la table des matières Les pratiques d’économie populaire se transposent aussi dans le domaine du développement local. On entend par développement local, une stratégie d’intervention dans les communautés, basée sur trois grandes dimensions interreliées du changement social, en vue d’améliorer les conditions de vie des populations situées et datées. Il s’agit de la dimension économique pour la production de biens et de services ; de la dimension sociospatiale, qui renvoie aux activités favorisant la cohésion sociale d’une population habitant sur un territoire donné ; enfin, de la [149] dimension communautaire, qui couvre les diverses associations du territoire. Autrement dit, c’est la vie associative dans la localité concernée (Comeau et al., 2001). Michel Rocard, ministre de l’Agriculture du gouvernement français au début des années 1980, disait que le développement local veut dire économie avec le marché et non économie de marché. Cette assertion voulait signifier que le développement local tient compte de l’état du marché, mais qu’il ne doit pas s’inféoder aux exigences de celui-ci comme le prône le néolibéralisme. Cette stratégie d’intervention sociale a d’autres grandes caractéristiques qui nécessitent une brève élaboration. Le développement local peut impliquer un partenariat avec l’État, l’entreprise privée et le milieu de l’éducation. Il suppose une décentralisation administrative raisonnée, mais participe au processus de complémentarité entre le local et le global. Les acteurs sociaux locaux de cette forme de développement entretiennent des réseaux de relations sociales de type formel et informel. La dynamique de ces réseaux constitue le capital social dont dispose l’ensemble de la population locale. Le capital social renvoie à « l’intensité d’activités résilières associées à la vie économique des forces vives locales sur un espace d’intervention servant d’assise au développement local » (Joyal, 2002 : 55). Il est reconnu que les Africains de la diaspora jouent un rôle non moins important dans la vie sociale et économique de leurs réseaux de relations sociales dans leur pays d’origine. Nous voulons présenter ici des expériences innovatrices de leur soutien au développement local. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 174 Dans ce domaine, les interventions des Africains de la diaspora sont remarquables dans les activités d’économie populaire où les associations diasporiques prennent des initiatives seules et/ou en partenariat avec des mouvements associatifs du Nord. Par exemple, c’est le cas de l’engagement volontaire des émigrants dans les activités de développement économique, social et culturel de leurs localités ou régions d’origine. Il peut s’agir d’expédition de biens en nature, de transferts de fonds institués (des retenues sur salaire effectuées par les services sociaux de retraites, d’allocations familiales, etc.). Ces apports de la diaspora peuvent représenter une source appréciable de financement. On a constaté que, [150] dans certains pays africains, les contributions des émigrés en France sont plus élevées que l’aide publique au développement (Dembélé, 2001). Dans les années 1990, pour le Sénégal, les chiffres étaient de 132 millions de dollars chez les immigrés et de 250 millions de dollars pour l’aide publique française. Les transferts des immigrés du Mali en France se chiffraient à 25 millions de dollars et l’aide publique française à 93 millions. Pour la Côte d’Ivoire, la part de sa diaspora était de 21 millions de dollars, alors que l’aide publique de la France s’élevait à 305 millions (Condamines, 1993). Ces apports peuvent se comparer favorablement à certains postes de la balance commerciale de certains pays. Ainsi, pour le Sénégal par exemple, en 1994, les envois de ses ressortissants en France étaient au même niveau que les exportations des produits d’arachides. Dans de nombreuses localités de la plupart des pays africains, les envois des diasporas constituent la seule et souvent l’unique source de revenu des individus et des familles (Dembélé, 2001). Les Africains de la diaspora s’organisent parfois de façon formelle dans des associations pour œuvrer, en partenariat avec les compatriotes demeurés au pays, à la réalisation des projets de développement en terre d’origine. De nouvelles formes de coopération ont vu le jour au courant des années 1990. Il s’agit notamment du partenariat entre les associations diasporiques, les mouvements associatifs ou les organisations non gouvernementales (ONG) du pays hôte. C’est notamment le cas des émigrés sahéliens en France. L’exemple le plus connu et souvent cité est celui des associations des diasporas de la vallée du fleuve Sénégal (Mauritanie, Sénégal et Mali). Selon l’Institut Panos, on en comptait environ 400 en France dans les années 1990. Au fil des ans, ces associations de partenariat et de solidarité Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 175 internationale ont joué et continuent de jouer un rôle non moins important dans le développement local en Afrique (Dewitte, 1995 ; Condamines, 1993). Leurs interventions ont permis de doter un pan entier de villages et de localités d’infrastructures de base, c’est-à-dire d’écoles, de dispensaires, de centres de santé, de silos de stockage de céréales, d’aménagement de périmètres irrigués, de constitution de banques céréalières, de réseaux d’eau potable et d’assainissement, etc. Les diasporas participent également à des activités [151] d’économie sociale : développement de micro-financements, transports, coopératives dans divers secteurs, etc. (Dembélé, 1999). Le sociologue Babacar Sall signale le cas des émigrés sénégalais résidant en Italie. En janvier 1996, écrit-il, j’ai assisté au Sénégal à un évènement significatif de ce phénomène. Il s’agit de l’électrification par les émigrés résidant en Italie de N’Diaye Tioro, village situé à 150 km de Dakar sur la nationale [...]. Des exemples de ce genre abondent en pays toucouleur et soninké. En effet, des points sanitaires, des écoles ou des bureaux de poste sont installés partout grâce à l’épargne émigrée ou aux solidarités endogènes (Sall, 1996 : 173). On sait aussi que l’émigration des travailleurs qualifiés et des professionnels draîne généralement des richesses privées nationales dans le pays hôte. Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, 34 % de ces richesses se trouve actuellement dans les pays d’accueil de ses diasporas (Meyer, Kaplan et Charum, 2001). Des politiques fiscales et monétaires incitatives mises en vigueur par les États africains, pourraient inciter les diasporas à épargner dans leur pays d’origine. Bref, les Africains de la diaspora contribuent, pour une part non moins importante, à l’effort du développement du continent. Un récent document des Nations Unies met en évidence l’importance de cet apport, en estimant qu’entre 1970 et 1995 : Cet apport est passé d’environ deux milliards de dollars US à plus de 70 milliards. Cette somme est de loin supérieure à l’aide publique au développement accordée à l’ensemble des Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 176 pays du Tiers Monde. En outre, cet apport constitue la seule source de revenus pour beaucoup, dans les pays pauvres. Donc canaliser un tel apport dans des investissements productifs serait une contribution significative au progrès de ces Pays (Dembélé, 2001 : 243). Un courant de ces mouvements associatifs et des organisations de coopération internationale (OCI) développe des liens de solidarité avec des associations diasporiques, afin d’appuyer la société civile et les partis d’opposition dans leurs luttes pour la démocratie et l’État de droit en Afrique. Au Québec (Canada), on peut citer, entre autres, l’exemple du Collectif pour la démocratie au Togo, qui regroupe la Communauté togolaise au Canada (CTC), les OCI comme l’Association québécoise des organisations de coopération internationale (AQOCI), le [152] Canadian University Solidarity Overseas (CUSO), le Centre international de solidarité internationale (CISO), mais aussi le mouvement syndical comme la Centrale des enseignants du Québec (CEQ) de Champlain et la Ligue des droits et libertés du Québec (LDLQ). En France, on peut citer l’Association Survie. Les Africains de la diaspora sont des acteurs du développement de leur pays. Certes, leur mise à contribution est un phénomène fort complexe, parce que polymorphique. Il est caractérisé par des asymétries entre le centre et les périphéries du système mondial. Il procède par des intermédiaires et des canaux de mobilité ou de circulation du capital humain, social et financier. L’apport diasporique met en relation au moins deux catégories d’acteurs sociaux : l’homo œconomicus et l’homo donator. Enfin, comme tout phénomène, il peut engendrer des effets pervers négatifs et/ou positifs (Condamines, 1998). Mais au-delà de sa complexité, ce qu’on peut appeler l’effet diasporique demeure un facteur potentiel de développement du pays d’origine. Dans cette perspective, la mondialisation peut représenter un grand atout. Mais actuellement, en ce qui concerne l’Afrique, force est de constater que, de manière générale, les associations des Africains de la diaspora ne sont pas reconnues comme des acteurs du développement par les États africains, les bailleurs de fonds du Nord et les ONG. Le problème fondamental étant la non-reconnaissance de leur statut juridique, ces associations ne peuvent bénéficier de moyens et de légitimité pour s’engager dans la coopération pour le développement. Ain- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 177 si, il n’est pas rare que des projets de solidarité internationale initiés par des associations diasporiques africaines ne soient pas reconnus, et celles-ci se voient le plus souvent mener des actions informelles. Les États africains doivent élaborer des politiques et établir des mesures juridiques afin que les diasporas africaines contribuent davantage au développement local, car il semble clair que « la coopération au développement ne peut plus se passer de leur implication » (Braive, 2002 : 17). L’un des problèmes du développement de l’Afrique, c’est le chaînon manquant entre l’économie de subsistance et l’Autre économie de marché. L’apport des Africains de la diaspora dans le tierssecteur pourrait établir progressivement le pont entre les espaces micro-socioéconomiques de survie et les espaces macro-socioéconomiques [153] de mieux-être et de vie des populations qui font face à la faillite du développement imposé par « le haut » et « le dehors » depuis une quarantaine d’années (Assogba, 2000b ; Centre Tricontinental, 2001). Si l’Afrique exploitait les moyens financiers et humains de sa diaspora, elle pourrait trouver ses propres solutions à ses problèmes de développement et compenser ainsi l’amenuisement des ressources de l’aide qu’elle reçoit des pays du Nord et du commerce avec eux. Pour sortir de la crise quasi endémique qui semble frapper l’Afrique, ses dirigeants doivent d’abord prendre conscience de ce fait, et considérer l’apport de leur diaspora comme un aspect des solutions de rechange à l’aide extérieure au développement qui a endetté l’ensemble des pays du Tiers-Monde. Par des politiques nationales et des lois du système bancaire, les pays africains peuvent attirer l’épargne des travailleurs africains de la diaspora. Cette épargne peut être canalisée dans des investissements productifs. Dans cette perspective, des initiatives doivent être prises pour signer des accords de coopération dans ces domaines entre les pays africains et ceux du Nord. Pour leur part, les mouvements associatifs, les syndicats et les entreprises d’économie sociale des pays hôtes du Nord peuvent former des collectifs avec les organisations des diasporas africaines, pour initier en partenariat des projets de développement local en Afrique et/ou dans les pays d’accueil. Cependant, pour être en mesure de tirer profit de l’apport de ses diasporas comme acteurs de développement, l’Afrique doit faire deux révolutions : 1) trouver ses fondements en puisant dans l’inventivité des hommes et des femmes émigrés ; 2) remettre en Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 178 question sa position périphérique dans le système mondial, en s’insérant dans les mouvements associatifs au Sud et au Nord, qui luttent pour une mondialisation à visage humain. Économie populaire et domaine des transports Retour à la table des matières Nous citerons, en dernier lieu, le domaine des transports où foisonnent des innovations en matière d’économie populaire. « La nécessité donne l’esprit », dit l’adage. Un exemple-type est la prolifération des moyens de locomotion alternatifs au Zaïre (actuellement République démocratique du Congo-RDC) en 1993, au moment de la pénurie de moyens de transport au pays. [154] À cette époque, les camions avaient été raflés par les militaires ou étaient en panne pour la plupart. C’est dans ces conditions que presque tout l’approvisionnement vivrier fut assuré à la force musculaire, par les charettes à bras, les taxispirogues (djubu-djubus) ou les taxis-vélos (tolekas) (Misser, 1996). Jugés davantage compétitifs que les chauffeurs de taxis-moteurs, ces artisans des transports se sont organisés en corporation au niveau national. Par exemple, la corporation des « pousse-pousseurs » de la capitale, Kinshasa, comprenait plus de 20 000 membres en 1995. Elle dispose d’un bureau exécutif de dix personnes permanentes équipées d’ordinateurs. Et le phénomène s’observe dans la plupart des pays d’Afrique. À Lomé, au Togo, c’est par les taxis-motos que se traduit la débrouillardise des gens. Des chômeurs, des sans-emploi et même des jeunes diplômés d’université ont fait irruption dans le transport alternatif au plus fort de la grève générale illimitée de 1992-1993. Celle-ci fut l’un des mouvements de pression populaire le plus marquants de la crise sociopolitique dans laquelle le Togo est plongé depuis la Conférence nationale souveraine de juillet 1991. Le mode de locomotion alternatif par taxis-motos est peu sécuritaire, mais il peut avoir aussi des avantages dont, entre autres, la facilité avec laquelle les taxis-motos se faufilent entre les bouchons, empruntent les chemins jugés impraticables par les voitures, etc. Cette nouvelle activité est devenue un véritable emploi pour beaucoup de jeunes chômeurs et a été légalisée par les autorités togolaises en janvier 1996 (Asamoah, 1996). Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 179 Bien entendu, l’économie populaire touche la plupart des secteurs de la société. Mais outre ceux qui ont été présentés, il convient de citer en vrac d’autres domaines, comme l’approvisionnement et la distribution des biens et services de base, l’assainissement et l’accès à l’eau potable, l’habitat, l’énergie, etc. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 180 [155] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Chapitre VIII S’EN SORTIR OU S’ENGOUFFRER : L’AFRIQUE DOIT CHOISIR Retour à la table des matières Au-delà des conflits inhérents aux interactions entre les principaux acteurs sociaux, malgré des difficultés financières et des contraintes structurelles, nombre de procédés alternatifs de l’économie populaire ont fait et continuent de faire localement leurs preuves. Mais le peu d’intérêt des États africains et des bailleurs de fonds internationaux, le mimétisme, la routine et le manque d’information théorique et pratique font obstacle à la diffusion de ces expériences de développement local dans la globalité des pays africains. Pour engager ceux-ci dans un processus de changement social et de modernisation véritable, il faut inverser cette logique et faire de l’économie populaire un levier du développement de l’Afrique. Après un demi-siècle de débats sur sa capacité de se développer, l’Afrique se trouve à la croisée des chemins en ce début du XXIe siècle. Plus que jamais, les Africains doivent voir en face les réalités socio-économiques qui sont les leurs et tabler làdessus pour améliorer progressivement les conditions de vie des populations. Force est de reconnaître de façon concrète que quoi qu’on di- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 181 se, quoi qu’on fasse, un fait demeure évident en Afrique : la plus grande partie des populations vit de l’économie populaire. Cette dernière est porteuse d’avenir pour l’Afrique, tout comme elle l’a été dans l’histoire de la plupart des pays industrialisés, en construisant « leur développement à partir de la ramification de plus en plus dense de petites activités de production et de commerce souvent "au ras du sol" » (Engelhard, 2000 : 56). [156] Toute l’Asie de l’Est et certains pays de l’Amérique latine se sont développés à partir d’un faisceau assez dense de micros et petites entreprises dont le processus d’intégration au secteur moderne s’est effectué de manière progressive. Au total, l’histoire montre que tel fut le cas de l’Europe elle-même au Moyen Âge, notamment aux XIIe et XIIIe siècles, et celui des États-Unis au XVIIIe et au début du XIXe Siècles (Rocard, 2001). L’indigénisation de l’économie populaire Retour à la table des matières Considérées dans le cadre wébérien d’analyse interactionniste, les activités effectives d’économie populaire sont une réappropriation, une adoption sélective des éléments du changement social visé par les acteurs sociaux concernés. Autrement dit, les résultats de ces pratiques sociales traduisent un processus plus ou moins long d’adaptation des gens à leur contexte sociétal. Que ces adoptions sélectives représentent dans l’immédiat ou à long terme des réponses plus ou moins pertinentes que les acteurs donnent à leurs problèmes d’existence et de vie sociale, ne change rien au fait que l’on doit considérer ces adoptions comme des faits de développement, un processus de production d’un changement social provoqué par des acteurs intentionnels. Ici, il s’agit de l’homo africanus, c’est-à-dire d’une espèce d’homo œconomicus qui base ses actes sur des choix sociaux. Dans ce sens, on peut le nommer homo socialis (Guéneau, 1986). Mais en Afrique, le social est multidimensionnel. Les logiques sociales et économiques peuvent être traversées par des logiques religieuses par exemple, logiques qui, à leur tour, peuvent renvoyer à des Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 182 stratégies lignagères, à des systèmes de valeurs régissant les modes d’existence de réseaux de sociabilité ou des modes de reconnaissance sociale. Bref, dans les sociétés africaines, la dimension sociale et la dimension économique des relations humaines sont intimement liées (Olivier de Sardan, 1985). Mais elles s’inscrivent dans un espace sociétal syncrétique nouveau, produit de l’historicité de ces sociétés. Les activités de l’économie populaire en Afrique sont donc déterminées par des espaces métisses de production sociale, économique, culturelle et politique, régis par les modes de régulation, les règles de fonctionnement et la nature de l’implication des individus et des groupes. Il s’élabore dans ces lieux des modalités de vivre [157] ensemble qui ne sont ni un prolongement pur et simple des modes de vie proprement africaine, ni une reproduction des modes de vie occidentale. « On a là un champ d’expériences variées, un laboratoire d’indigénisation/ modernisation des modalités de régulation sociale. » (Leclerc-Olive, 1996 : 123.) On entend par indigénisation, le processus global par lequel les sociétés africaines et les cultures africaines se seraient réapproprié et auraient redéfini la modernité occidentale dans les domaines politique, économique, social et culturel 48. L’indigénisation assure « la combinaison des valeurs, des croyances, des comportements anciens avec la nouvelle société » (Penouil, 1992 : 74). Par exemple, selon Penouil (1992), les relations de travail que les activités d’économie populaire impliquent combinent souvent les anciennes formes de la relation villageoise et les nouvelles formes de relation comme le salariat ou le marché. De plus, ces pratiques participent à un système de transmission des connaissances qui allie également l’ancien et le nouveau, en 48 Selon Achille Mbembe, dans l’histoire intellectuelle de l’Afrique, la notion d’« indigénisation » est apparue pour la première fois sous la plume des théologiens catholiques. « Ces derniers, précise Mbembe, l’utilisent dans un contexte où ils se posent la question de savoir si la révélation chrétienne, historiquement datée et culturellement située, peut s’enraciner dans un univers de significations et dans un imaginaire autre que l’imaginaire gréco-latin, sans faire violence à la culture d’accueil et sans la condamner à une certaine forme de prostitution. Autrement dit, peut-on être chrétien sans s’être d’abord renié comme Africain ? » (Cf. L’état-civil de l’État en Afrique. Conversation entre Mamadou Diouf, Memél Fotê et Achille Mbembe, Entretien réalisé à Paris, le 17 septembre 1996, au Centre de recherches africaines de l’Université de Paris-I Panthéon Sorbonne, miméo, 16 pages. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 183 procédant à « un transfert de savoir-faire proche des anciennes modalités de transfert des expériences du monde rural, tout en adaptant les individus aux nouvelles contraintes de l’économie marchande » (ibidem : 74-75). Quant à Charmes, il voit dans ces mêmes pratiques une forme de recouvrement d’éléments de continuité et d’éléments de rupture avec l’économie et la société traditionnelles (Charmes, 1995). Des enquêtes de terrain ont mis en lumière des cas concrets d’indigénisation dans le domaine des petites entreprises, celui des biens et services, de la sécurité, etc. Quel que soit le domaine, le système des relations de réseaux lignagers et néolignagers, [158] classiques et néoclassiques constitue la matrice à partir de laquelle s’opère l’indigénisation. Ce système demeure le noyau incontournable de la dynamique de l’imbrication de l’autochtone et de l’importé, de l’ancien et du nouveau. Outre l’exemple du groupement des menuisiers dont il a été question précédemment, le cas d’un groupement de maraîchers mérite d’être cité. Dans une enquête, Emmanuel Ndione a constaté que l’insertion des jeunes ruraux dans le milieu urbain à partir d’un groupement maraîcher, réussit mieux en général grâce à une organisation qui rappelle l’ambiance familiale du village. Tout se passe comme si cette atmosphère ainsi recréée rendait aux jeunes la ville « plus familière, moins agressive, moins déstructurante, parce qu’ils ont pu recréer le village dans la ville » (Ndione, 1993 : 60). L’organisation des jeunes maraîchers sur la base de l’appartenance à un même village permet au jeune rural de vivre en ville avec sa propre identité culturelle. Mais selon Ndione, il y a plus. Le jeune s’assure de bénéficier, par exemple, du soutien matériel, moral ou juridique du groupe. C’est ainsi qu’il peut conserver des liens avec son village d’origine, tout en étant en ville. Abdou Salam Fall, sociologue et chercheur à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN), est arrivé au même constat, à savoir qu’en ville, les réseaux de sociabilité de type lignager et néolignager, classique et néoclassique constituent des lieux de croisement des dynamiques sociales et économiques. Cellesci offrent des possibilités à la circulation de biens et services, d’échanges, de dons et de contre-dons, d’assistance, bref, de conversion du capital social en capital économique et réciproquement (Fall, 1994 : 293-303). Au total, les activités d’économie populaire qu’inventent tous les jours les populations africaines constituent en fait une façon autre de Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 184 faire le commerce, de se scolariser, de gérer une entreprise, d’emprunter et d’épargner, d’assurer un filet social à la collectivité, d’assurer le transport, etc., qui se réapproprie les savoirs traditionnels pour constituer les formes de la modernité africaine, c’est-à-dire une modernité propre à l’Afrique (Lenoir, 1998 ; Monga, 1997 ; Ela, 1998 ; Tolotti, 1995). Ces données témoignent de la capacité d’adaptation et du potentiel de créativité de l’économie populaire, dont les pratiques sont des lieux où l’on peut observer les transformations sociales profondes [159] qui s’opèrent dans les sociétés africaines. Contrairement à l’opinion et à la théorie économique dominantes qui y voient un indice de retard, il faut plutôt considérer les activités d’économie populaire comme un indice des progrès enregistrés par le processus de modernisation de l’Afrique contemporaine. Dans cette perspective, le développement du continent passe par le renforcement des capacités d’innovations sociales et techniques de ce processus dans tous les secteurs ou domaines de la société locale et globale. Dès lors, la compréhension des modalités de l’indigénisation s’impose ; la notion-clé d’accumulation la permet. En effet, elle a l’avantage « [...] d’offrir une grille ouverte d’exploration des processus de développement africains, [...], qui ne les enferment pas, au nom d’une irréductible spécificité socioculturelle ou sociopolitique (le culte du chef, le rôle des " big men ", la sorcellerie, le patrimonialisme clientéliste) dans une logique incontournable de stagnation, de violence et de répression, qui n’aurait été interrompue momentanément que par la colonisation, seule époque de rupture transformatrice dans une histoire sinon condamnée à l’une ou l’autre forme d’involution paresseuse, corrompue ou autodestructrice » (Peemans, 1997 : 49-50). La démarche d’analyse doit consister en une explication des interactions complexes qui décomposent et recomposent sans cesse la dynamique des changements et du développement qui traversent les sociétés africaines postcoloniales. Cette dynamique est le siège d’interactions entre les facteurs internes et les facteurs externes de l’évolution. Elle affecte la nature du pouvoir politique, les relations entre ce dernier, l’évolution sociale et les changements économiques dans la société. En Afrique postcoloniale, le processus d’accumulation s’est opéré autour des projets de développement imposés du dehors et qui mettent deux logiques en opposition dès le début des indépendances : la logique des gens d’en-haut et la logique des gens d’en-bas. L’étude de Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 185 l’évolution socio-historique du processus d’accumulation à partir de la nature indissociable des relations entre son aspect technicoéconomique et son aspect sociopolitique, permet d’appréhender : 1) la formation de classes constituant des réseaux de relations sociales et 2) les pratiques socio-économiques des dirigeants africains et des populations africaines. [160] Selon Peemans (1997), de 1960 à 1970, les flux extérieurs de revenus alimentent les liens de clientélisme entre les gouvernements des pays du Nord et les élites africaines. Ces flux soutiennent à leur tour des filières de redistribution de type également clientéliste à l’intérieur des États postcoloniaux. Dans l’ensemble, les bases politiques et les pouvoirs économiques des élites africaines se sont constitués à travers le contrôle qu’ils ont sur l’État postcolonial. Cependant, de 1970 à 1980, les élites qui ont pu conserver et consolider leurs pouvoirs doivent s’adapter à une nouvelle conjoncture où le rôle de l’État devient moins important mais celui du marché plus grand dans le monde. En Afrique, la mondialisation de l’économie de marché s’est traduite, entre autres, par les Programmes d’ajustement structurel (PAS) qui ont réduit les flux extérieurs de revenus des États. Eu égard à la conception du développement, deux logiques s’opposèrent. Pour les élites africaines, le développement signifie la performance de l’accumulation extravertie. Pour l’immense majorité des populations, le développement est la performance de l’accumulation endogène, c’est-à-dire un développement qui répond d’abord et avant tout à leurs besoins de survie et/ou de vie. Toutefois, dans les deux cas, la dynamique du processus d’accumulation est traversée par une logique de réseaux de relations sociales qui englobent de manière complexe des éléments locaux, nationaux, régionaux et mondiaux. Mais la différence capitale entre la conception du développement aura des conséquences sur la nature des productions du processus d’accumulation. Les lieux où s’opèrent les logiques et les stratégies de l’économie populaire ont été longtemps perçus comme des économies marginales qui ne répondent pas aux canons de l’économie moderne. Par ailleurs, celle-ci n’a pas plus favorisé le développement de l’Afrique. Les populations africaines sont conscientes des rapports d’inégalité qui existent entre elles et leurs dirigeants, mais elles savent également que pour vivre en postcolonie, il faut savoir se débrouiller. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 186 D’où la production de la société ou de l’univers social de débrouille qui est le leur. C’est ainsi que singulièrement, à travers des siècles de domination, les classes populaires ont su conserver une autonomie relative par rapport à l’autorité successive de la colonie et de la [161] postcolonie. De plus, au-delà des contingences historiques, les sociétés africaines ont su préserver, dans une large mesure, un de leurs principaux traits culturels : le lien social y est resté primordial. Le lien social « n’est pas une survivance du passé. Il s’est sans cesse réinventé et modifié au cours des générations. La spécificité du lien social en Afrique est d’être toujours marqué par une contextualisation dans un milieu de vie au niveau d’une microsociété structurée par un ensemble de réseaux de relations de coopération, de dépendance clientéliste, et de réciprocité. Cela n’exclut nullement la compétition ou la concurrence entre les individus, mais leur assigne des limites informelles qui sont celles de l’acceptation ou du rejet par un groupe dans un milieu donné » (Peemans, 1997 : 203). C’est à partir de cette microsociété propre à l’Afrique, en raison de la quasi-pérennité du lien social qui la structure, que le continent doit réaliser sa modernisation. Autrement dit, pour assurer sa propre renaissance, l’Afrique doit se redéfinir et s’inscrire dans le temps mondial. Pour y parvenir, elle doit puiser dans sa véritable richesse que représente son potentiel humain, ses filles et ses fils qui ont su, spontanément, inventer et innover pour survivre et s’adapter à un environnement souvent hostile. Afin que cette richesse fondamentale donne sa pleine mesure, les Africains doivent d’abord se convaincre que « le seul mal qui ronge l’Afrique est le manque de confiance de ses fils en eux-mêmes 49 ». 49 Germaine Pitroïpas « Pour une éthique propre », dans Africa International, juin 1992, cité par Michel Gaud, « Étonnante Afrique », dans Afrique Contemporaine, octobre-décembre 1992, p. 274. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 187 Les mythes du colonialisme et du néocolonialisme qui perdurent Retour à la table des matières En effet, aucun problème ne sera véritablement solutionné en matière de développement sans une appropriation et réappropriation critique, par les sociétés africaines (élites politique et intellectuelle, populations) elles-mêmes, des savoirs et savoir-faire endogènes, ainsi que de l’héritage scientifique et technologique disponible. Dans cette perspective, il est nécessaire que les États africains modernes mettent en œuvre des mesures qui [162] favorisent l’émergence d’une nouvelle manière de faire la science et d’opérer le développement. Ces nouvelles pratiques doivent progressivement mettre un terme à l’extraversion, de manière à donner lieu à des structures scientifiques et technologiques locales résolument tournées « vers la résolution des problèmes locaux – ce qui n’exclut pas, mais bien au contraire, suppose l’effort pour domestiquer, apprivoiser l’universel » (Hountondji, 1998 : 11). Pour y arriver, les Africains doivent retrouver la confiance en eux-mêmes. Mais la reconquête de celle-ci passe par un effort spécial qui doit avoir un caractère historique. L’Occident sauveur n’est plus. L’Afrique doit inventer son Prométhée et Prométhée l’Africain aura deux grandes missions à accomplir 50. Premièrement, il devra opérer une révolution copernicienne en faisant une rupture définitive avec les mythes fondateurs du colonialisme et du néocolonialisme qui oppriment et bafouent la dignité des peuples africains. Or, ces mythes et les réalités de l’Afrique postcoloniale ont la vie dure ! Pour bien les exorciser, il faut les connaître de façon à en prendre conscience. L’idéologie coloniale s’est construite en bonne partie sur la croyance en la supériorité héréditaire de la race blanche. Cette croyance a alimenté certains stéréotypes et préjugés raciaux qui, à leur tour, ont légitimé la domination coloniale. Les énoncés suivants en sont des exemples classiques : « les peuples de couleur manquent des qualités intellectuelles et morales nécessaires pour s’équiper et exploi50 Lire Robert Creswell, Prométhée ou Pandore ?Propos de technologie culturelle, Paris, Éditions Kimé, 1996. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 188 ter les ressources de leurs pays ; ils ne savent se gouverner sans tomber ou dans l’anarchie ou dans le despotisme ; la colonisation a beaucoup amélioré les conditions de vie des indigènes, les a policés, leur a procuré divers services sociaux, une certaine instruction, ce qui confère à l’entreprise coloniale un caractère humanitaire, celui d’une « mission civilisatrice », etc. (Rocher, 1992 : 578). L’idéologie coloniale s’est aussi développée sous l’inspiration de certains mythes. Créations de l’Occident, les mythes du colonialisme constituent, tout comme les préjugés et les stéréotypes raciaux dont ils [163] sont porteurs, un élément important du système de justifications et d’explications du rapport de domination de l’Occident avec l’Afrique. Origines et inspirations des mythes du colonialisme La production romanesque du XVIIIe siècle a largement contribué à la création des mythes du colonialisme. Puisant leurs idées, sans esprit critique ni doute, dans les récits du haut Moyen Âge et ceux d’aventuriers ou d’explorateurs européens de la fin du XVe et du début du XVIe siècle (de Medeiros, 1985), des philanthropes et humanistes bourgeois du siècle des Lumières, très sensibles aux questions politiques de leur époque, ont fabriqué et agrémenté leurs romans des mythes du bon nègre, du prince nègre et du bon maître blanc (SebbarPignon, 1974a), du Nègre naturellement inférieur au Blanc. Deux traditions émergent de l’examen de la plupart des écrits populaires et des textes des encyclopédistes et philosophes de la période médiévale qui ont inspiré les créateurs des mythes du colonialisme. Une première – que l’on peut qualifier de minoritaire – qui idéalise le pays des Noirs et fait de ce dernier un lieu paré de nombreuses vertus. Ses habitants y sont décrits comme des hommes de justice et de sagesse. Pour leur part, les représentations de la deuxième tradition sont moins favorables. La pensée et l’imagerie de l’époque médiévale sont, dans l’ensemble, dominées par les préjugés défavorables à l’égard des Noirs. Dans la perspective de cette deuxième tradition, les Noirs, ces « visages brûlés », sont des descendants de Cham, le fils maudit de Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 189 Noé, qui montra à ses frères la nudité de leur père ivre 51. Ce geste irrévérencieux envers le paternel suscita la colère de Dieu, qui fit de Cham un esclave. En raison de cette filiation avec le fils maudit du célèbre patriarche biblique, les Noirs sont destinés à la servitude (de Medeiros, 1985 : 122-132). Les écrits de l’époque médiévale sont aussi le lieu de diffusion d’images stéréotypées et de préjugés raciaux qui ne sont pas sans influence sur les représentations des habitants de [164] l’Afrique. Il y a, entre autres, la couleur de leur peau. Ils sont noirs. Dans la pensée occidentale de l’époque, cette couleur est associée à l’obscurité, au mal et à la laideur, et renvoie aux forces de l’ombre et de l’enfer. Et c’est le climat torride de l’Afrique noire qui serait responsable de cette couleur, la chaleur consumant la peau des « faces brûlées ». Outre le noir de la peau, la chaleur engendre aussi « la laideur, la terreur, la paresse, l’incapacité à créer, agir, penser, et bien sûr, commander. Il rend même les hommes petits. À la limite, l’Afrique noire est un univers de monstres et de pygmées » (ibidem : 8). Les représentations du Noir véhiculées à travers ces écrits ont préparé une entreprise de domination : « L’accoutumance qui s’est produite des siècles durant, avec la répétition des clichés abondamment orchestrés par les encyclopédistes dans les livres de merveilles et les auteurs de moralités et d’allégories sommaires, semble avoir laissé des traces dans la mentalité de la société médiévale, et préparé une entreprise de domination » (ibidem : 268). Ces traces des représentations de l’Homme Noir ont rejoint le siècle des Lumières. Delacampagne (2000) parle même du « racisme des Lumières ». On ne parle pas ici des bavardages de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive, mais on parle bien d’un auteur comme Hume, d’un philosophe comme Kant, d’un penseur comme Hegel, d’un savant comme Diderot, pour dire que l’« on pourrait composer à partir de certains de leurs écrits [sur les " nègres "], un énorme et génial sottisier » (Hountondji, 1998 : 8). Ainsi, la remarquable et récente antho- 51 Christian Delacampagne, Une histoire du racisme. Des origines à nos jours, Paris, Librairie Générale Française, 2000. Lire notamment « Le racisme antinoir », p. 132-140. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 190 logie de Emmanuel Chukwudi Eze 52 sur le problème de la race, donne un certain aperçu des thèses racistes et colonialistes des auteurs qui viennent d’être cités. Dans un article publié en 1748 sur « les caractères nationaux », Hume écrit en substance en note de bas de page : « Les nègres [...] sont naturellement inférieurs aux Blancs. Il n’y a jamais eu de nation civilisée, ni même d’individu éminent dans le domaine de l’action ou de la spéculation, qui [165] ne fût de couleur blanche [...]. Il y a des esclaves noirs dispersés dans toute l’Europe, chez qui personne n’a jamais découvert le moindre signe d’ingéniosité [...]. En Jamaïque, il est vrai, on cite le cas d’un Nègre qui serait un homme intelligent et cultivé, mais il est probable qu’on l’admire pour des exploits superficiels, comme un perroquet qui prononcerait distinctement quelques mots » (cité par Chukwudi Eze, 1997 : 3 et repris par Hountondji, op. cit. : 9). De son côté, Kant écrit : « [...] Bref, c’est ainsi qu’on voit apparaître le Nègre qui est bien adapté à son climat, à savoir fort, charnu, agile, mais qui, du fait de l’abondance matérielle dont bénéficie son pays natal, est encore paresseux, mou et le 53. » Quant à Diderot, son antiesclavagisme ne l’a pas empêché de véhiculer à sa manière, l’image de laideur que l’on se faisait à l’époque concernant les noirs : « [...] ce vilain peuple qui habite la pointe méridionale de l’Afrique 54. » Dépassant l’entendement humain et aussi choquants que soient de tels propos pour nous, Africains, force est de savoir que ces assertions racistes émanant de ces grands auteurs du XVIIIe siècle, se basaient, sans aucun esprit critique, sur les mythes médiévaux du « nègre », et ont inspiré à leur tour les mythes du colonialisme. Les trois héros des romans colonialistes sont bien analysés par Leïla Sebbar-Pignon dans deux articles publiés dans la revue Les temps 52 Emmanuel Chukwudi Eze (ed.), Race and the Enlightenment : A Reader, Oxford, Blackwell, 1997, cité par Hountondji, La cooptation sur quelques aspects du savoir mondialisé, communication présentée à la 9e Assemblée générale du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRA), Dakar, Sénégal, 14-18 décembre 1998, p. 8. 53 Kant, La philosophie de l’histoire, Paris, Gonthier, coll. « Médiations », 1965, p. 19-20, cité par Hountondji, op. cit., p. 10. 54 Diderot, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchastel, chez Faulché, M.DCC.LXV, p. 76, cité par Hountondji, op. cit., p. 11. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 191 modernes en 1974 (Sebbar-Pignon, 1974a et 1974b). À partir de certaines œuvres littéraires publiées entre 1740 et 1820, l’auteure y analyse la notion du « bon nègre ». Malgré les années, l’analyse de l’auteure est encore d’actualité. Les mythes du « bon nègre », du « bon maître blanc » et du « prince nègre » ont produit l’effet pygmalion. « Homme de la Nature », le bon nègre a des mœurs simples et pures. Ses coutumes sont cependant barbares : il est soumis à des souverains qui sont de véritables tyrans [...], il peut être par surcroît « anthropophage ». Les souverains égorgent eux-mêmes leurs victimes et pendent leur chair sur la place publique. L’homme africain mène aussi une vie [166] oisive car l’espace du bon nègre, l’espace africain, en est un de non-travail. C’est un espace qui est à la fois sauvage, rustique et raffiné. C’est un monde ouvert et libre où les besoins sont limités. Les nègres ne travaillent pas, ils se divertissent. L’Occident doit ainsi arracher ces hommes et ces femmes à cet espace de non-travail et de loisir où règne l’oisiveté. Il se doit de les conduire dans l’espace colonial « qui va dresser les nègres au travail » (Sebbar-Pignon, 1974a : 2371). Si l’espace africain est un lieu d’ignorance et d’impéritie, l’espace colonial ou l’espace européen en est un de savoir et de compétence. L’espace européen est l’espace de l’ordre, de la raison et du travail. Le bon nègre est esclave du bon maître blanc, un esclave qui est dans des rapports paradoxaux avec son maître. Celui-ci lui veut du bien : le sortir de la barbarie en le civilisant. Mais comme le nègre esclave est trop près de la nature, il faut le dompter : il doit perdre la force et la volonté. En conséquence, il n’aura de la nourriture que pour survivre. Si nécessaire, le maître fait usage d’instruments de répression : fouets, chaînes, fers, etc. Les bons nègres se massacrent souvent entre eux. Le bon maître fait tout pour prévenir des mutineries et empêcher les massacres. Mais le bon maître apparaît cependant comme un homme doux, sensible, juste, généreux, bienveillant et à l’esprit cultivé. Il est aimé et respecté de ses esclaves : « ses esclaves l’aiment et l’admirent, ils le nomment : père, bienfaiteur, ami » (SebbarPignon, 1974b : 2589). L’esclave Phédima reconnaît ainsi les qualités de son maître : « Le maître est un homme bien honnête, bien géné- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 192 reux ; je puis sans beaucoup de peine, lui pardonner d’être notre maître ; j’aurais même pu l’aimer si mon cœur n’eut été prévenu 55. » C’est le bon maître blanc qui choisit et détermine la classe sociale du bon nègre. C’est encore lui qui affranchit ses esclaves et choisit parmi eux le prince nègre, celui qu’il pourra façonner à son image. Ce dernier est rapidement repéré par le maître, sa noblesse laissant prévoir des qualités exceptionnelles (sensibilité, générosité, clémence, intelligence, etc.) et des fois sa beauté [167] (traits raffinés, élégance, grâce, taille élancée) annonçant son appartenance sociale et correspondant aux canons esthétiques européens en vigueur à l’époque. Le maître est donc sensible à tout indice princier, et le prince choisi recevra des leçons militaires, diplomatiques et politiques de son maître. Ayant été socialisé à l’image de celui-ci, et n’ayant connu que des rapports de domination, le prince nègre ne sera plus directement dominé par le maître, mais il dominera ses frères nègres. Le prince nègre qui retourne en Afrique cumule toutes les fonctions : il est prophète, divinité, chef, législateur, etc. Pour se reposer ou prendre congé de ses sujets, le prince nègre s’établit dans sa demeure, en France. C’est ainsi que le prince Itanoko s’établit à Bordeaux, dans le sud de la France. Le prince nègre sera récompensé d’avoir acquis le savoir des Blancs, d’avoir si prodigieusement su s’assimiler à la culture européenne. Son maître l’affranchit et lui accorde la liberté. Ayant été formé et socialisé à l’image de celui-ci, et n’ayant connu que des rapports de domination, le prince nègre, maintenant libre, se hâtera de recréer l’espace du maître chez lui et dominera ses frères nègres. Et c’est par ses princes nègres maintenant libérés qui redeviennent princes des nègres, que l’Occident va s’imposer comme puissance dominatrice, ses modèles culturels transmis fidèlement en territoire africain. Le prince nègre, « [...], à l’exemple du maître, ne vit pas pour subsister, il vit désormais pour dominer, et les nègres qui retournent en Afrique, dans les romans, cherchent à imposer le modèle de l’Europe en fondant des cités nègres qui reproduisent les schémas de l’Occident, [...] » (Sebbar-Pignon, 1974a : 2350-2351). De par ces récits mythiques, la domination coloniale est ainsi justifiée et légitimée : les anciens nègres esclaves redevenus libres sèment 55 M. Butini, Lettres africaines ou histoire de Phédima et Abensar, Londres/Paris, 1771, cité par Leïla Sebbar-Pignon, op. cit., p. 2592. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 193 à tout vent le modèle culturel de l’Europe. Le bon nègre aux mœurs simples et pures mais aux coutumes barbares, a su enfin rejoindre la civilisation. Le mythe de l’Occident Sauveur vient de naître et perdure. Le modèle du développement imposé à l’Afrique n’est en fait que le prolongement de l’idéologie colonialiste. Tout comme les tenants de l’entreprise coloniale, les « développementalistes » se sont eux aussi construit un système de justifications qui, pour sa part, autorise l’aide occidentale au développement et par le fait même, rend légitime la suprématie de l’Occident en matière de développement. En fait, si hier il [168] fallait civiliser le « bon nègre barbare » en lui apportant la culture et les valeurs occidentales, aujourd’hui il faut le développer... à l’occidentale ! Les effets des divers mythes que nous avons présentés plus haut sont encore d’actualité, traduisant perpétuellement les règles de conduite de l’Occident envers le continent noir. Loin d’être éphémères, les mythes du colonialisme et du développement semblent plutôt avoir la vie dure en Afrique ! Comme le soulignait François de Medeiros, « [...] les images mentales subissent une longue gestation dans les esprits et sont douées d’une grande force d’inertie » (de Medeiros, 1985 : 268). Toujours vivants, s’ils inspiraient hier l’idéologie coloniale, les mythes issus des romans du XVIIIe siècle et celui du développement, inspirent aujourd’hui le néocolonialisme sous leur forme moderne, mais avec leur nature originale. L’analyse des représentations du Noir véhiculées à travers les mythes appartenant à la littérature romanesque du XVIIIe siècle permet d’apporter un éclairage différent sur les rapports de force entre l’Occident et le continent noir. L’idéologie coloniale, de par les stéréotypes raciaux et les mythes sur lesquels elle s’est érigée, a eu un véritable effet d’entraînement sur les attitudes et rapports entre les colonisateurs et les colonisés, entre le « bon maître blanc » et le « bon nègre ». D’une part, comme le stipule Rocher (1992), « le colonisateur, percevant le colonisé à travers l’image stéréotypée qu’il en a, le traite en mineur, à demi responsable et toujours un peu trouble et inquiétant. [...] Il considérera que le colonisé a besoin de surveillance, de contrôle, de sanctions » (Rocher, 1992 : 579). D’une autre part, le colonisé « endosse l’image que le colonisateur s’est faite de lui : il se reconnaît inférieur au colonisateur, qu’il admire, qu’il envie et auquel il cherche à s’identifier » (ibidem : 579). À lire l’histoire coloniale et l’histoire contemporaine de Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 194 l’Afrique, tout se passe en effet comme si les Africains s’étaient conformés à l’image et aux représentations que l’Occident avait fabriquées et projetées d’eux. En psychologie, cette tendance à agir de façon à créer chez les autres ce que l’on attend d’eux s’appelle l’effet Pygmalion. En 1884-1885, c’est sous les pressions des marchands et des administrateurs coloniaux que les grandes puissances coloniales [169] se sont réunies en Allemagne, lors de la Conférence de Berlin, pour le partage du « grand gâteau africain ». Cent ans plus tard, soit en 1996, c’est sous la pression des organismes humanitaires et de la communauté internationale que les généraux occidentaux se réunissent encore en Allemagne, à Stuttgart, pour étudier des moyens à prendre pour secourir les réfugiés rwandais et, éventuellement, étudier la situation implosive de la région des Grands Lacs. Hier, c’était la guerre du Congo, du Rwanda, du Libéria, etc. En 1994, c’était la guerre génocide-politique du Rwanda. Depuis 1996, c’est la guerre dans l’est du Zaïre qui se poursuit encore (2002) dans ce même pays, devenu République démocratique du Congo (RDC). À l’heure des médias de masse et du village globale, ce n’est plus le prince nègre qui expose ses victimes à la place publique de son royaume, c’est plutôt la télévision qui expose au monde les atrocités des massacres des nègres entre eux. Le bon nègre aux mœurs simples et pures mais aux coutumes barbares continue de stimuler l’imaginaire fertile de l’Occident sur l’Afrique. Ne semblant pas avoir une conscience identitaire élargie, les présidents africains s’accaparent des ressources des États. Ils jouent le bon nègre devant l’Occident et le prince nègre devant le peuple africain (l’empereur Bokassa en République centrafricaine, le maréchal Mobutu au Zaïre et le général Eyadema au Togo et Biya au Cameroun). Comme le légendaire prince Itanoko dans un roman du début du XIXe siècle, c’est dans le sud de la France que les chefs d’État africains choisissent également de passer leurs vacances. À l’instar des princes nègres, les présidents africains sont chef de l’État, père de la nation, guide éclairé, chef des forces armées, etc. Hier, il fallait civiliser le bon nègre barbare. Aujourd’hui, il faut le développer. Après quarante ans d’aide au développement, les chefs d’État africains ne réussissent ni à nourrir, ni à soigner, ni à scolariser, ni à porter secours à leurs populations en cas de besoin. Heureusement, le bon maître blanc est là Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 195 pour le faire, juste pour les soulager et leur permettre de survivre, car le nègre esclave représente malgré tout un bien précieux : son pays regorge de richesses naturelles. Les méthodes traditionnelles et classiques de développement à l’occidentale, issues du mythe du développement, ont vraisemblablement [170] obtenu peu de succès. Qui de mieux que le grand écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, pour présenter de façon magistrale, dans un de ses romans, l’Afrique postcoloniale entre le mythe et la réalité ! La Négritie et la vie continuèrent après ce monde, ces hommes. Nous attendaient le long de notre chemin : les indépendances politiques, le parti unique, l’homme charismatique, le père de la nation, les pronunciamientos dérisoires, la révolution ; puis les autres mythes : la lutte pour l’unité nationale, pour le développement, le socialisme, la paix, l’autosuffisance alimentaire et les indépendances économiques ; et aussi le combat contre la sécheresse et la famine, la guerre à la corruption, au tribalisme, au népotisme, à la délinquance, à l’exploitation de l’homme par l’homme, salmigondis de slogans qui à force d’être galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demisourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l’étions avant et avec eux (Kourouma, 1990 : 287). Rupture avec les mythes de l’Occident-Sauveur et naissance d’un homo africanus nouveau Retour à la table des matières Les mythes du bon nègre et du bon maître blanc semblent résister au dynamisme sociohistorique, et les peuples d’Afrique noire paraissent comme les peuples colonisés qui n’arrivent pas à rompre avec les mythes fondateurs de la domination coloniale, ou de manière générale, de son rapport historique à l’Occident. La révolution qui conduira l’Afrique à sa libération culturelle, politique et économique, passera toutefois par cette rupture radicale. Une rupture radicale qui n’est pas sans rappeler la notion psychanalytique freudienne du meurtre du père, car « c’est finalement en rejetant l’image du colonisateur, en la Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 196 brisant (dans une sorte de "meurtre du père ") que le colonisé cherchera à se reconnaître et à se définir différent du colonisateur » (Rocher, 1992 : 579-580). C’est à ce prix que l’Afrique, ce continent dans l’enfance pour un certain Hegel, pourra enfin s’affranchir de la tutelle de son père, ce bon maître blanc. C’est ainsi que va naître un homo africanus nouveau, porteur et acteur de la renaissance africaine ; renaissance qui annonce une Afrique digne, dont le génie créateur est enfin reconnu et valorisé. Une Afrique qui donne des réponses appropriées, parce que ancrées dans les réalités du terroir. Une Afrique développée, respectueuse des droits fondamentaux de l’Homme. Une Afrique [171] capable de s’inscrire en toute dignité dans le temps mondial. Dans cette perspective, l’homo africanus serait un grand législateur qui jouerait le rôle historique que le roi Guézho du Dahomey (le Bénin actuel) avait joué jadis en appelant tous les fils et les filles à boucher de leurs mains le trou de la jarre percée afin que le peuple dahoméen n’ait pas soif Dans l’ancienne Athènes, quand des oligardes, les riches propriétaires terriens pouvaient réduire à l’esclavage le petit paysan qui n’avait pas réussi à payer ses dettes tout en s’octroyant un minimum de nourriture, la société athénienne se décomposait. C’est alors que survint le grand législateur Solon, qui parvint à faire comprendre aux Athéniens que chacun devait faire sa part pour assurer le redressement de la cité (Dufresne, 1996). Hier en Afrique, un Guézho ajoué dans la cité dahoméenne le rôle historique d’un Solon dans la cité ancienne d’Athènes. Cet homo africanus grand législateur s’est retrouvé, dans les années 1990, dans des personnalités africaines comme Amadou Toumani Touré au Mali, Mgr de Souza lors de la Conférence nationale au Bénin. Ce serait également l’homo africanus grand timon (conducteur d’hommes, figure symbolique) qui incarnerait la politie et qui aurait comme telos (finalité) de procéder à l’édification de l’Afrique nouvelle. Un timon dont le telos serait de donner un sens à l’existence et une dignité à l’Africain. Ce sont des grandes figures d’hommes d’État, tels que furent Kwamé N’krumah (Ghana), Sylvanus Olympio (Togo), Patrice Lumumba (Congo), Thomas Sankara (Burkina Faso), Amilcar Cabral (Guinée Bissau), Julius Nyéréré (Tanzanie), Nelson Mandela (Afrique du Sud), le savant et l’homme politique Cheikh Anta Diop (Sénégal), pour ne citer que ceux-là. Voilà de loin les figures symbo- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 197 liques de l’Afrique dont tout Africain rêve aujourd’hui. Ces grands Africains ont voulu construire une Afrique prospère, digne, unie ou fédérée, ou intégrée sur le plan régional, démocratique, capable de donner des réponses appropriées aux besoins et aux aspirations des peuples d’Afrique et de jouer pleinement son rôle dans le monde. Enfin, l’homo africanus nouveau serait le citoyen ou le civil qui construirait avec ses concitoyens la société civile, « celle où le citoyen, en tant que tel, conserve l’initiative face au soldat de l’État militaire, au prêtre de l’État théocratique ou au [172] fonctionnaire de l’État interventionniste ou bureaucratique » (Dufresne, 1996 : 22). C’est le paysan de la modernité africaine qui, libéré des programmes interventionnistes de l’État postcolonial, du FMI, de la Banque mondiale, des ONG nationales et internationales, cultive son champ. C’est le mécanicien, le menuisier, le forgeron, le tailleur, les gens des petits métiers qui font le travailleur comme le citoyen ayant des droits et des devoirs, à qui on fait confiance, qui a le sens des responsabilités et une conscience identitaire collective élargie. C’est le professeur, le chercheur, le médecin, l’agronome, l’ingénieur, etc., qui fait son travail dans un environnement sociopolitique qui lui permet de créer, d’innover ; qui travaille de façon appropriée et adaptée avec les technologies locales et/ou importées ; à qui on fait confiance, qu’on considère comme expert, qui n’est pas complexé devant son homologue européen, canadien, américain, etc. ; à qui on fait appel sur les plans national et international, pour mettre son expertise à la compréhension et à la résolution des problèmes africains et mondiaux. C’est le Gorgui sénégalais moderne, le type de Baay Xaalis (maître de l’argent). Ce type de commerçant qui est indépendant de l’ethnie, de la caste, de la confession et de la confrérie. C’est la Nana Benz togolaise de la modernité africaine. Ce sont les Fall Frères Inc. au Sénégal ou d’autres Inc. Africains qui font Dakar, Pretoria, Accra, Paris, New York, correspondants à Marseille, Dubaï, Rome, Turin. Les Fall ont débuté les affaires avec les objets d’art africains, virage vers l’électronique. Ils se sont associés avec un Coréen pour créer une usine de mèches (pour coiffures) qui exporte en Europe (Gaud, 1992). C’est le savant africain qui nous rappelle Cheikh Anta Diop, Abdou Moumouni, etc. C’est l’historien qui a le profil culturel et civil de joseph Ki Zerbo, Théophile Obinga. C’est le grand théologien et sociologue camerounais JeanMarc Ela, obligé de s’exiler au Canada en 1995 (Assogba, 1999b). Ce Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 198 sont les écrivains africains engagés socialement. C’est l’artiste qui nous renvoie à la figure emblématique de grands chanteurs, peintres, sculpteurs africains. Au total, la deuxième grande action de l’homo africanus nouveau c’est de faire reconnaître, voire valoriser, les innovations techniques et sociales des populations qui constituent les formes de développement et de modernité émergeant du patrimoine [173] socioculturel de l’Afrique. C’est par ces pratiques sociales populaires que l’Afrique se construit tous les jours. Ces stratégies et pratiques inventées par les acteurs anonymes devront ainsi servir de référent à la modernité africaine. Ne répondant jusqu’ici qu’au besoin de survie à cause du contexte politique et économique qui caractérise les États postcoloniaux (syncrétisme des deux mythes), ces pratiques doivent être valorisées de manière à passer de l’étape de survie à celle de l’amélioration des conditions de vie matérielle et spirituelle des populations. L’avenir « repose sur les formes de soutien et d’appui que l’on peut apporter aux initiatives de ceux qui, au ras du sol, cherchent à s’organiser pour apporter la meilleure solution à leurs problèmes réels » (Ela, 1990 : 46). Les recherches et les applications doivent par conséquent être intensifiées dans ces lieux, de manière à passer de l’état microsocial à l’état macrosocial, c’est-à-dire d’une situation de survie à la dignité. Dans une Afrique qui entend désormais se développer selon un processus d’amélioration généralisée des conditions de vie de la population, les États africains doivent sans détour mettre en œuvre une nouvelle planification stratégique qui fait de l’économie populaire le levier de la croissance du pays. À cet égard, les Africains et leurs partenaires du Nord doivent revisiter sérieusement l’histoire économique des sociétés humaines, afin d’en tirer des leçons pour un réel développement de l’Afrique. Dans la recherche de nouvelles voies, l’œuvre de Fernand Braudel (1980), historien de l’économie, est une référence historique fort pertinente. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 199 La lutte contre la pauvreté comme levier du développement et de la renaissance de l’Afrique noire Retour à la table des matières Bien réappropriés et mis en pratique, les enseignements de Braudel vont sans doute sortir progressivement mais sûrement l’Afrique de la crise quasi infernale du développement dans laquelle elle est enfermée. Représentant l’économie comme une maison, Braudel note à travers l’histoire des sociétés humaines que cette maison est composée de trois étages. Le rez-de-chaussée correspond à l’économie de subsistance (ou en [174] termes braudeliens, la civilisation matérielle). Le premier étage renvoie à l’économie de marché local et enfin l’étage supérieur correspond à l’économie de marché. Selon Braudel, l’édification économique, politique et sociale (ou en termes contemporains, le processus historique de développement des sociétés) est une dynamique dialectique de construction de ces trois étages (Vershave, 1994b). Dans l’aventure humaine pour l’existence, l’histoire montre que les personnes qui restent confinées au rez-de-chaussée de l’économie familiale survivent en général dans l’économie de subsistance et sont dépourvues de droits politiques. Ces personnes cherchent d’abord à répondre aux premières nécessités de la vie. Ensuite, elles veulent sortir de l’univers des besoins et de l’espace de privation des droits politiques pour accéder au premier étage, celui de l’échange régulé et de la reconnaissance des droits civiques. Quant aux personnes de l’étage supérieur, elles tendent à s’affranchir des normes ou règles, pour ne s’inscrire que dans des rapports de force. Entre les deux étages, l’étage central se présente comme le rempart de la dictature de l’économie de marché et de l’autoritarisme politique. Cet étage intermédiaire qui occupe l’espace économique et politique entre le rez-de-chaussée et l’étage supérieur, correspond à ce qu’on appelle l’économie sociale. L’économie de marché ou l’étage supérieur n’a connu son succès le plus inouï, en Occident, qu’en s’édifiant sur la consolidation séculaire et l’étonnante vitalité des étages inférieurs. L’adjectif séculaire est utilisé ici à bon escient, pour rappeler que cette consolidation s’est faite en Occident bien longtemps avant qu’il ne Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 200 colonise la planète (Verschave, 1995). Cependant, après la décolonisation, les bases du développement global de l’Occident, c’est-à-dire les étages sous-jacents avec leurs logiques différentes et leur fonctionnement dialectique, ont quasi disparu de la théorie économique et de la conception du développement de l’Afrique. Aujourd’hui, il s’agit de faire passer les activités innovantes d’économie populaire du stade de la survie au stade de la vie sociale plus globale et plus épanouissante pour chacun et pour tous. Le développement est en fait un processus de changement social et politique au sein d’une société déterminée. C’est pourquoi il suscite des oppositions, des contre-processus, etc. Dans [175] son assertion moderne, le développement vise l’amélioration des conditions d’existence de tous les membres de la société. Il vise notamment à améliorer le niveau d’éducation, la santé, le bien-être social et économique des individus et des groupes, à favoriser la participation de tous les citoyens à la vie du pays. L’histoire montre que l’État – ou une instance publique et centrale de régulation de la vie sociétale – joue normalement un rôle dans le développement de la société. Ce rôle peut être joué de manière à favoriser ou non le bien-être du plus grand nombre de personnes. La problématique du développement soulève donc fondamentalement des questions d’économie politique dont, entre autres, les trois suivantes : 1) Comment faire circuler les avancées techniques et les pratiques sociales innovantes à l’intérieur de la société et au sein des populations défavorisées ? 2) Comment consolider ces progrès techniques et ces pratiques pour assurer une modernisation généralisée de la société ? 3) Comment renouveler sans cesse ces pratiques de telle sorte qu’elles parviennent à résoudre les problèmes de santé, d’économie, etc., auxquels est confrontée la société ? Selon Corm (1993), de toutes les civilisations, celles de l’Afrique non urbaine et des Amériques précolombiennes « avaient le mieux pris conscience de la pauvreté pour avoir su la gérer à travers des systèmes égalitaires et très savants de répartition des ressources naturelles disponibles 56 » (Corm, 1993 : 22). Dans les États postcoloniaux d’Afrique, ce qui semble faire défaut pour opérer le passage d’un étage à l’autre, c’est le chaînon entre la 56 Georges Corm renvoie le lecteur à M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 201 « macro-économie » des alternatives nationales et la « microéconomie » des expériences à l’échelle locale. Ce sont aussi des personnes-ponts capables de créer des liens entre les diverses expériences locales, et de rendre possible la réalisation des programmes nationaux qui partiraient de ces expériences locales. Plus que tout autre facteur, c’est cet espace vide entre le micro et le macro, qui anéantit les efforts de l’Afrique profonde en vue d’un développement alternatif (Gorostiaga, 1995). La gouvernance ne peut réaliser un développement véritable en Afrique qu’en tirant des enseignements de la pensée [176] de l’histoire économique de Braudel. Pour réussir, il faut redéfinir et reconsidérer trois grands paramètres dans le cadre du système-monde en ce début du XXIe siècle : 1) L’économie politique et l’historicité du processus de développement ; 2) La dynamique État/économie/ politique/développement ; 3) La position de l’Afrique dans la dynamique des relations internationales. Dans le contexte de ces changements structurels favorables, les politiques et programmes nationaux de développement doivent, de manière résolue, assurer d’abord le passage de l’économie de subsistance (le rez-de-chaussée) à l’économie locale (le premier étage ou l’étage central). Ensuite, ils doivent consolider celle-ci et progressivement l’inscrire dans des économies plus vastes aux niveaux régional, national et international. Sur le plan idéologique, cela suppose qu’on mette de côté les idées de rattrapage des autres pays. Ce qui est important, c’est que l’Afrique se rattrape par rapport à elle-même d’abord en matière de développement, avant de chercher à rattraper d’autres pays. De toutes les manières, voilà quatre décennies que l’Afrique prend des raccourcis qui la retardent. Car en dernière analyse, qu’est-ce que le développement sinon un processus qui est lié de façon intrinsèque à la capacité de consolider les liens sociaux dans des collectivités d’un territoire bien défini. Il est également lié à la « capacité des populations de gérer leur environnement naturel d’une manière viable, à travers l’élaboration d’un cadre institutionnel approprié et d’une identité culturelle qui a sa base matérielle dans la construction même du territoire » (Peemans, 1995 : 23). Le développement doit alors consister à appuyer les initiatives locales ou les pratiques sociales novatrices des populations. La finalité de ces appuis est bien sûr d’assurer le bienêtre économique, social, culturel et politique des gens et des populations. Pour fixer les idées, nous prendrons des exemples dans des do- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 202 maines qui ont fait l’objet d’études intéressantes au cours des dix dernières années. Il s’agit des secteurs des entreprises (petites et moyennes) et des banques en Afrique. Dans un article devenu un classique, Mamadou Dia (1991) démontre la nécessité de comprendre les logiques psychologiques et culturelles de l’homo œconomicus africain, afin de mieux moderniser [177] les entreprises en Afrique noire. Pour sa part, Célestin Monga (1997) a fait un bilan du système bancaire au Cameroun et en constate l’échec total. Selon Monga, cet échec s’explique par l’extériorité du cadre juridique, le caractère anonyme et impersonnel des banques en Afrique en général et au Cameroun en particulier. Ces attributs sont, d’après l’auteur, incompatibles ou parfois en contradiction avec les valeurs locales. L’échec du système financier formel par opposition au secteur informel traduit, selon Monga, le rejet d’un mimétisme juridique et la prolifération d’autres organisations de financement tirant leur légitimité des coutumes locales. En effet, dans toutes les provinces du pays, il s’est développé en marge du système financier formel un important système de micro financement parallèle, hétérogène mais dynamique. Son rôle est prépondérant dans le financement de la petite entreprise. Toute économie politique visant un réel développement doit opérer une réforme de la politique bancaire des États d’Afrique, en inscrivant les institutions financières dans le socle socioculturel qui définit le rapport de l’homo africanus (l’épargnant, le commerçant, le consommateur ou l’entrepreneur) à l’argent. Dans la plupart des sociétés africaines, ce sont les pratiques « tontinières », s’inspirant des valeurs traditionnelles, qui ont fait leurs preuves dans le domaine financier. Toute réforme de la politique bancaire doit tirer ses fondements et ses modalités d’application du système des tontines. On sait, du reste, le rôle déterminant que les banquiers ont eu dans l’industrialisation et la modernisation des pays d’Europe, d’Amérique du Nord, du japon, etc. Il faut chercher constamment à moderniser les tontines et autres pratiques d’économie populaire. D’une part, ce processus doit passer par l’introduction, dans les programmes d’enseignement et les centres de recherche, des connaissances et pratiques sociales populaires porteuses de la modernité africaine et, d’autre part, par des applications des résultats et découvertes scientifiques dans les domaines économiques, culturels, sociaux et politiques. Une telle opération nationale doit se faire selon le slogan populaire le développement par la modernité afri- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 203 caine, et doit être fondée sur ce que nous pouvons appeler l’éducation à la modernité et à la modernisation de l’Afrique. [178] C’est ainsi que les politiques nationales seront en mesure de combler d’abord l’espace vide entre l’économie de rez-de-chaussée et l’économie du premier étage, et ensuite construire les escaliers entre l’économie du premier étage et celle du deuxième. En dernière analyse, il s’agit de combler par les stratégies d’hybridation de l’indigène et l’allogène ces espaces vides (Gorostiaga, 1995) entre la subsistance et le micro d’une part, puis entre le micro et le macro, en vue d’un développement durable de l’Afrique (Centre Tricontinental, 1995). Pour réussir ce projet, on doit prendre en considération trois grands facteurs. Le premier, c’est la reconnaissance par les uns et les autres de l’économie populaire africaine comme la voie incontournable de la croissance intérieure et d’un développement alternatif dans les États d’Afrique. À cet égard, les organisations d’économie populaire doivent avoir des bases solides pour jouer efficacement leur rôle dans la perspective d’un développement alternatif à la faillite du développement par le haut. En outre, il faut opérer un transfert des responsabilités et du pouvoir aux acteurs individuels et collectifs des organisations d’économie populaire, de manière à ce qu’elles puissent se consolider et s’épanouir dans un bon environnement politique, culturel, social et économique. Il revient à l’État de créer et de garantir un tel environnement, car celui-ci va déterminer la nature des nouveaux contrats sociaux et des partenariats entre l’État, l’économie populaire, le secteur privé et les organisations internationales (la Banque mondiale et le FMI) qui sont les grands bailleurs de fonds. Le second facteur est la détermination de nouvelles relations entre les organisations d’économie populaire du Nord et du Sud, dans différents domaines : coopératives, mutuelles, associations, groupements, etc. Ces nouvelles relations doivent dorénavant être fondées sur l’expression de la solidarité, c’est-à-dire le sentiment de justice partagée ou des intérêts réciproques. Il faut rompre avec les relations NordSud inspirées par la charité classique de l’aide au développement. À l’instar des pays d’Amérique latine et d’Asie, les activités d’économie populaire en Afrique dépassent les frontières nationales. Elles s’inscrivent dans la dynamique transnationale et internationale de l’Économie Monde. Sur les deux plans, l’économie populaire continue de [179] faire preuve d’ingéniosité et de pratiques novatrices en opé- Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 204 rant en des « économies cachées ». Ces dernières se constituent en réseaux qui deviennent denses et prennent une grande expansion. Dans le golfe du Bénin sur la côte atlantique de l’Afrique de l’Ouest, les désormais célèbres Nana Benz du Togo, du Ghana, du Bénin et du Nigeria ont établi depuis l’ère coloniale des réseaux de relations commerciales très florissantes. Des commerçants et certains travailleurs africains réussissent à percer dans les grandes métropoles d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie. Les regroupements confédératifs de paysans et des syndicats africains ont des rapports de coopération avec ceux du Nord. À l’échelle planétaire, la position de l’économie populaire dans l’Économie Monde est paradoxale. Le tiers-secteur et l’économie de marché se co-pénètrent, de façon parfois très positive, permettant une mobilisation de compétences, d’énergies et de ressources par l’économie officielle. Sur un autre volet, celui-là plus inquiétant, dit Engelhard (1998), les deux mondes économiques « établissent, avec une fréquence insistante, des connivences mafieuses qui pourrissent les rouages des sociétés » (Engelhard, 1998 : 91-92). Mais l’auteur note aussi que la résistance citoyenne s’organise face à « ce pourrissement autant qu’aux ratés de l’économie officielle ». Cette résistance, précise-t-il, « réside dans un ressourcement local s’exprimant par des réseaux d’échange et de solidarité qui, par le truchement des moyens modernes de communication, finissent par dessiner une autre façon de "vivre ensemble ", par-delà les frontières, les terroirs et les cultures » (ibidem : 92). C’est donc par les réseaux de sociabilité qui la caractérisent, que l’économie populaire peut décriminaliser ses relations avec l’économie de marché mondialisée. Ainsi naîtra l’Autre mondialisation, celle qui représente une solution de remplacement à la mondialisation de l’économie libérale et qui serait plus favorable à l’Afrique nouvelle. Les États africains et les réformateurs nationaux doivent aussi considérer le potentiel que représentent les diasporas et les considérer comme acteurs du développement de leurs pays. Dans cette perspective, il faut mettre en application, sur les plans national et international, des mesures qui incitent les diasporas africaines (les travailleurs, le monde des affaires, les [180] professionnels, la diaspora scientifique et technologique) à participer aux nouvelles stratégies qui font de l’économie populaire un levier de la croissance et du développement de l’Afrique. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 205 Enfin, le troisième facteur est la dynamique du contexte international. Il s’agit notamment de la dynamique des rapports des États africains avec les pays du Nord. Depuis les années 1960, l’enjeu des luttes politiques entre l’Afrique noire et le Nord, c’est la détermination de la place de l’Afrique noire dans le système mondial, et de son rôle dans le concert des nations modernes. Ces luttes se font entre les forces du progrès en Afrique et dans le Nord d’une part, et les forces conservatrices de l’ordre postcolonial en Afrique et dans le Nord, d’autre part. De l’issue des luttes entre ces deux grands ensembles de forces dépendra la renaissance africaine, c’est-à-dire du développement de l’Afrique selon une modernité qui lui sera propre. Il faut nourrir l’espérance que les contingences de l’histoire favorisent enfin la gouvernance du continent par l’homo africanus nouveau. Mais pour cela, il faut la pression des populations africaines et le soutien des acteurs extérieurs qui sont pour le changement en Afrique. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 206 [181] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire CONCLUSION Retour à la table des matières Au terme de cette élaboration et avant d’esquisser quelques propositions pour orienter la réflexion et l’action, il convient de camper brièvement les principales idées qui ont nourri le fil conducteur de cet ouvrage. Le point de départ de la thèse défendue tout le long de ce parcours est que le modèle de développement fondé sur l’aide extérieure et ignorant les pratiques sociales des populations a été impuissant à sortir l’Afrique noire de la pauvreté et même de la misère. Les conditions d’existence et de vie dans lesquelles se retrouvent ces populations après quarante années d’aide, dépassent l’entendement humain, et sont dues au manque d’éthique du développement des dirigeants africains et des puissances du Nord dans leurs relations politiques et économiques avec les États de l’Afrique postcoloniale. Du point de vue ontologique, l’individu en tant qu’être humain a le sens de sa dignité, et tout le long de l’histoire humaine, les effets des institutions sociétales sur le respect de la dignité de la personne ont représenté l’unique point de repère privilégié pour apprécier les dites institutions. À cet égard, si l’on voulait sortir l’Afrique du bourbier dans lequel elle se trouve, il faudrait deux choses. Tout d’abord, le sursaut d’indignation que donne à tout homme politique démocrate les conditions d’existence qui ne renvoient pas à l’éthique de l’être humain. Ensuite, les pouvoirs politiques de l’Afrique d’une part, et ceux du Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 207 système mondial d’autre part, doivent s’inspirer de cette éthique pour instaurer des institutions sociétales nationales et internationales dont les structures et le fonctionnement ont pour but et finalité le respect de la dignité de la personne, en l’occurrence de l’homo africanicus. C’est ainsi [182] que l’on peut (re)construire l’Afrique et la (re)mettre sur la voie de la renaissance. Mais ce projet suppose au préalable une rupture significative avec les mythes fondateurs de ce que je me permets d’appeler l’Euroccid-Afrique. Pendant que j’écrivais cet ouvrage, le Programme alimentaire mondial (PAM) a annoncé que plus d’un demi-million de personnes sont menacées de famine en Afrique de l’Ouest. L’Agence de l’ONU estime qu’il faut 28 millions de dollars d’urgence pour éviter une catastrophe humanitaire annoncée (Le Droit, mercredi 29 janvier 2003). Déjà au mois d’août de l’année précédente, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (OAA), une institution spécialisée de l’ONU, estimait à 13 millions le nombre de personnes menacées de famine en Afrique australe. Elle exhortait « les pays donateurs à accorder d’urgence une aide alimentaire et un soutien financier à l’Afrique australe pour éviter une crise humanitaire de très grande ampleur » (Le Devoir, mardi 27 août 2002 : A4). Mais selon le PAM, la demande de dons lancée en faveur des pays menacés de l’Afrique australe n’a permis de collecter que 20 % des 507 millions de dollars nécessaires (Le Devoir, jeudi 25 juillet 2002). Par ailleurs, la pandémie du sida représente une menace pour l’Afrique subsaharienne où 28,5 millions de personnes vivent avec le virus. À l’ouverture d’une réunion œcuménique rassemblant à Nairobi (Kenya), en juin 2002, les responsables africains des différentes religions, Stephen Lewis, l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU pour le sida en Afrique, a invité ceux-ci à prendre part à la lutte contre la pandémie. « Il est temps, il est grand temps pour que vous, les responsables religieux, vous réunissiez vos forces, vos fidèles, que vous marquiez votre engagement pour sortir le continent du gouffre impitoyable de la misère » (Le Devoir, mardi 11 juin 2002 : A7). Cette misère, ce sont les nombreuses maladies dont les populations africaines souffrent, c’est l’analphabétisme, c’est le manque d’habitat, de travail, etc. L’appel, le cri de cœur lancé par l’humaniste Stephen Lewis s’adresse aussi, bien entendu, aux responsables africains de la politie qui doivent au premier chef engager leurs peuples dans la voie de la démocratie, sans laquelle il n’y a pas de développement possible. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 208 Ces acteurs sociaux anonymes, ces gens d’en-bas inventent quotidiennement [183] des pratiques sociales novatrices. Ce sont les créateurs d’une culture et d’une économie populaires qui leur permettent d’améliorer, tant soit peu, leurs conditions d’existence par une action libératrice. Dans cette perspective, ces pratiques populaires innovantes doivent constituer le tremplin d’une démocratie authentique et d’un véritable développement de l’Afrique. L’Afrique me fait penser au mythe de Pandore, don de tout, dans la mythologie grecque. Le continent noir regorge de gigantesques richesses naturelles. Mais les forces historiques n’ont pas fait bénéficier les peuples africains de ces biens de la nature. À l’instar de la boîte offerte par les dieux à Pandore qui contenait tous les maux, la rencontre de l’Afrique avec l’Europe-Occident à partir du XVIe siècle en a fait le continent de tous les maux, l’Afrique des malheurs, l’Afrique des damnés de la terre. Les indépendances africaines dans les années 1960 peuvent être comparées au jour où Pandore souleva le couvercle de la boîte : tous les maux qui s’en échappèrent affligent depuis les peuples africains. Cependant, l’homo africanicus a toujours opté pour la résistance, son génie créateur et son instinct de vie ont reproduit l’Afrique des mystères, celle qui se bat pour continuer de vivre audelà des statistiques apocalyptiques d’IDH. L’Afrique des mystères est celle de ses peuples qui inventent chaque jour la culture, la raison de vivre. Comme dans le mythe de Pandore, parmi tous les dons néfastes, c’est l’unique don heureux qui reste à l’homo africanus. C’est « l’Espérance, qui demeure jusqu’à ce jour le seul réconfort de l’humanité en détresse » (Hamilton, 1978 : 79). Dans le même ordre d’idées, pour l’homo africanus, l’éthique de l’être humain, celle qui respecte la dignité de la personne, demeure l’Espérance de l’Afrique. L’Espérance de la renaissance africaine ! [184] Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. (2004) 209 [185] Sortir l’Afrique du gouffre Le défi éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Retour à la table des matières ABDELKADER, Aghali (2002). « En Afrique, l’enseignement supérieur sacrifié », Le Monde diplomatique, mars. ABELES, M. et al. (1985). Âge, pouvoir et société en Afrique noire, Paris, Karthala. ADAIR, Philippe (1996). « Économie et finance informelles en Afrique », Sociétés africaines et diaspora, no 1, Paris, L’Harmattan, p. 155-170. 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