PRÉP ARER SON CAFÉ
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PRÉP ARER SON CAFÉ
PRÉPARER SON CAFÉ VOUS PRENDREZ BIEN UN CAFÉ ? L’amour sans philosopher C’est comme le café Très vite passé Mais que veux-tu que j’y fasse On en a marre de café Et c’est terminé Pour tout oublier On attend que ça se tasse Couleur café, paroles et musique de Serge Gainsbourg. Arrangements d’Alain Goraguer (1964). Titre extrait de l’album Gainsbourg Percussions (Mercury France). CHAPITRE 6 Le café a la cote. Aujourd’hui, après l’eau, c’est la boisson la plus consommée dans le monde, à raison de 2,5 milliards de tasses bues chaque jour. Avec un pic en Finlande et en Suède, qui affichent une moyenne de cinq tasses quotidiennes par habitant. Ce phénomène trouve son origine dès le IXe siècle. À l’époque, le café suscite la curiosité du philosophe et médecin Avicenne, qui le mentionne tel un breuvage de référence dans son ouvrage intitulé La Philosophie initiative et les Canons de la médecine. Puis, la boisson se propage dans le monde arabe à partir du XIIIe siècle. Un premier café ouvre à Constantinople en 1554, soit plus d’un siècle avant la création du fameux café Procope à Paris, qui, lui, voit le jour en 1686. Côté préparation, plusieurs méthodes se sont succédé au fil des siècles. Le café par infusion a d’abord été de mise jusqu’à l’arrivée en France, sous l’impulsion de l’archevêque de Paris, de la première cafetière à percolation vers 1800 : celle-ci est encore rudimentaire, mais permet le passage de l’eau sous une pression établie grâce à un système de pompage. Vont suivre la cafetière italienne en 1895, l’invention du filtre en papier par Melitta Bentz en 1908, ou encore celle de la cafetière à piston en 1933. Une première machine à expresso apparaît en 1946 grâce à Achille Gaggia, qui à l’idée de la percolation sous haute pression, pour un café « serré » plus vite préparé. L’électricité change la donne. Les machines deviennent plus pratiques, plus ergonomiques. À l’orée des années 1960, Calor est l’un des premiers fabricants à investir le créneau de la cafetière électrique. Toutefois, la marque s’est engagée un peu tôt dans la bataille, car l’objet ne pénètre réellement dans les foyers que dix ans plus tard. Calor est alors rejointe par Krups en 1971, Braun en 1973 avec un modèle en makrolon blanc, rouge ou jaune, ou 135 PRÉPARER SON CAFÉ encore Philips en 1975 qui propose une machine dotée d’un système anti-tartre 50. UN CAFÉ « COMME AU CAFÉ » En 1976, pas moins de 2,5 millions de cafetières électriques sont vendues en France. Celles-ci privilégient toutes le « goutte à goutte », y compris la cafetière-réveil de Seb, commercialisée en 1978. La cafetière expresso, en revanche, attire peu les regards. Les ventes restent à la marge. Malgré cela, quelques fabricants, comme Krups et Rowenta, gardent un œil sur ce marché de niche. Ces marques comprennent assez tôt que certains amateurs de café ont envie d’avoir, à la maison, leur café « comme au café ». Si bien qu’en 1982, l’Expresso-matic de Rowenta et l’Expresso de Krups débarquent chez les revendeurs d’appareils électroménagers. Deux ovnis. Le grand public se méfie encore. Peut-on vraiment reproduire le petit noir du comptoir dans sa cuisine ? Certains en sont convaincus. C’est le cas en Suisse, où l’expresso est un sujet de réflexion au sein du groupe Nestlé. D’ailleurs, dès le milieu des années 1980, la petite dizaine de salariés d’une jeune filiale baptisée Nespresso et basée à Vevey recherche des designers pour améliorer le look d’une étrange machine à café dont ils ne se servent que pour faire des tests. Des bouts d’essais. Et pour cause : elle fonctionne avec des capsules. On n’a jamais vu ça. Pour relever le défi, Nespresso sollicite les Ateliers du Nord (ADN). Cette agence, née en 1983, place du Nord à Lausanne, réunit les designers industriels Antoine Cahen et Claude Frossard, ainsi que le graphiste Werner Jeker. Un trio qui se distingue par son goût du risque. En effet, ils aiment les paris. Les missions quasi impossibles. Comme celle de 50 Source : 60 ans d’arts ménagers (Tome 2 : 1948-1983, la consommation), de Jacques Rouaud. Éditions Syros. 1993. 136 VOUS PRENDREZ BIEN UN CAFÉ ? dessiner les deux premières générations des souris Logitech, « sans que l’on sache vraiment, à l’époque, à quoi cela allait servir », s’amuse à raconter aujourd’hui Antoine Cahen. Alors plancher, dans la foulée, sur une machine à café qui avale des capsules, l’aventure était plus que palpitante. Les Ateliers du Nord ont donc revu et corrigé l’un des tout premiers prototypes de machine Nespresso. Cet appareil étant présenté, au départ, comme un mal nécessaire pour vendre des capsules, comme on vend des lames de rechange pour un rasoir manuel. La machine n’est qu’un alibi. Si bien que les premiers modèles sont volontairement classiques, afin de faire accepter le concept des capsules aux utilisateurs. Capsules qui, paraît-il, « faisaient peur » à leur début. En tout cas, elles en laissaient plus d’un perplexe. Les machines se devaient alors d’être rassurantes. Histoire de calmer le jeu. Ajuster le tir. D’où le percolateur manuel au début des années 1990, alors que d’emblée designers et ingénieurs, mandatés par Nespresso, auraient pu concevoir une machine plus innovante. Autre écueil à surmonter : l’appellation même de la machine. Le « Nes » de Nespresso ne devait pas faire penser au « Nes » de Nescafé. Et pour cause : les deux produits n’ont rien d’équivalent ni en termes de positionnement, ni d’un point de vue qualitatif et encore moins dans le profil des acheteurs potentiels. Un vrai casse-tête. Et des débuts un brin chaotiques. Mais aux Ateliers du Nord, on en redemande. On persévère. On mise sur l’avenir. À juste titre, car la roue va tourner. LA « PÉLICAN » FAIT DÉCOLLER LES VENTES À la fin des années 1990, designers et ingénieurs obtiennent le feu vert de Nespresso pour que la capsule rentre par le haut de la machine et ne se place plus dans un percolateur. L’appareil se métamorphose : on lui crée une sorte de 137 PRÉPARER SON CAFÉ mâchoire, « une bouche capable d’avaler la capsule, puis de la faire disparaître, sans laisser de trace, sans rien salir », résume Antoine Cahen, qui tout petit déjà aimait démonter les objets pour en comprendre le fonctionnement. Nom de code de la machine durant sa conception : la « Pélican ». Un drôle d’oiseau qui va « démarrer le processus » et surtout faire décoller les ventes auprès d’une clientèle qui cherche à se démarquer avec de nouvelles marques. Le secret de la réussite ? Il tient, entre autres, à la simplicité de la gestuelle. Insérer la capsule dans la machine n’a, en effet, rien de sorcier. Mieux encore : elle continue de solliciter la participation de l’utilisateur, qui garde ainsi l’impression d’avoir préparé lui-même son café. « Il faut préserver la manipulation humaine, commente Antoine Cahen, surtout si le geste est agréable. » Et il l’est. Grâce à la facilité du maniement de la poignée et à la douceur des touches. Un nouveau geste est né. « Un geste qui donne à la machine un rôle d’intermédiaire entre l’utilisateur et le café », précise l’anthropologue Olivier Wathelet. Le public d’hédonistes qui avait envie d’être surpris par une autre façon de préparer son café est conquis. Convaincu. Et ce n’est qu’un début. Ce public, qui avait soif de nouveauté, va être servi, pour ne pas dire comblé. Car, en marge des machines, c’est tout un univers griffé Nespresso qui va s’ouvrir à lui : boutiques luxueuses – la 200e dans le monde a ouvert en septembre 2010 –, accessoires haut de gamme, carte de membre du Club dès que l’on achète une machine… tout est bon pour fidéliser et rendre accro à Nespresso, le café officiel de la 32e America’s Cup. Sans oublier le coup de maître : le choix d’une icône hollywoodienne comme ambassadeur de la marque. Une icône dont on connaît déjà le pouvoir de séduction et d’influence. En effet, lorsque George Clooney a joué au Dr Ross dans la série télé ER 51, l’urgence est devenue la première spécialité choisie par les étudiants en médecine outre-Atlantique. 138 VOUS PRENDREZ BIEN UN CAFÉ ? Alors quand « George » se fait dépouiller de ses capsules de Volluto par « John » (Malkovich) dans un spot télé pour Nespresso, ces mêmes Volluto deviennent illico les capsules à avoir et à proposer aux proches, aux amis, aux visiteurs, aux clients. Car la machine Nespresso voyage. Elle bouge. Elle nous accompagne. Comme nous, elle va au bureau. Entre une pile de dossiers, des livres et des journaux, on lui fait une place. Sa place. Et pour la transporter, les 5.5 Designers lui ont même confectionné une housse sur mesure. Bichonnerait-on autant « sa » Nespresso qu’un chihuahua ? Et si cela allait bien au-delà de ça ? UNE CAFETIÈRE MÊME CHEZ CEUX QUI PRÉFÈRENT LE THÉ « Certes, on buvait déjà du café avant Nespresso. Mais, ce qui est nouveau, c’est que l’on achète une machine Nespresso même si l’on ne boit pas de café. C’est l’objet qui crée le besoin et non l’inverse. On est obligé de posséder cette machine, sinon rien ne va plus », constate Séverine Renou. Et la créatrice d’Electromeninges.fr reconnaît que son blog enregistre des pics de fréquentation « dès que je parle de Nespresso ». Avec autant de commentaires de la part des hommes que de la part des femmes. « Les consommateurs ont besoin de se regrouper par tribus », observe Guillaume Reiner, design manager pour le groupe Seb. On se repère – on se tolère ? – parce que l’on possède telle machine à café. « Les objets du quotidien deviennent des signes de reconnaissance et jouent le rôle du totem de la tribu », poursuit Michel Maffesoli. Auteur du livre Le Temps des tribus 52, le sociologue explique que 51 52 Emergency Room (Urgences en français). Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes. La Table Ronde (collection La petite vermillon). 2000. 139 PRÉPARER SON CAFÉ l’on « s’agrège » autour de ce totem, « on partage les mêmes goûts, on échange, on parle ». Des tribus qui se retrouvent aussi bien autour de la Swatch, de la Smart, de la Mini, du Mac, de l’iPhone que, bien sûr, de la Nespresso. Et ce d’autant que la machine à café, « on en fait l’acquisition, quelle que soit la taille de la cuisine ou de l’appartement. Alors que l’on renonce plus facilement à l’achat d’un mixeur ou d’un blender si l’on manque d’espace », souligne l’architecte Didier Knoll. « Aujourd’hui, les consommateurs sont en quête de sens et d’identité, commente le psychiatre et anthropologue Clotaire Rapaille. Ainsi porter une paire de chaussures Nike donne du sens au quotidien d’un adolescent. Il en est de même pour une femme qui se promène avec un sac Chanel. L’ensemble de ces individus ont perdu toute identité personnelle : ils sont Vuitton ; ils sont Prada ; ils sont Gucci… » Ils sont Nespresso. Comme si nous n’avions plus d’âme sans monogrammes. « Désormais, chez certains, ne pas offrir un café Nespresso à la fin d’un repas, cela relève de l’indécence ». Le journaliste Jérôme Aumont s’en amuse. Et pourtant ce comportement s’est tellement banalisé, surtout dans les grandes villes – où Nespresso a ses boutiques –, qu’il a inspiré un sketch à Valérie Lemercier. En novembre 2008, dans son spectacle au Palace, à Paris, l’humoriste a joué le rôle d’une mère qui avait offert une Senseo à son fils, au grand désespoir de celui-ci qui avait rendu la machine au profit d’une Nespresso. Un fils au bord de la crise de nerfs à cause de cette erreur de casting. Cette faute de goût. Autrement dit : pour certains, ne pas faire partie de la communauté Nespresso a tout de l’incongru. De l’impensable. C’est la honte. « Si bien que lors d’un emménagement ou de la rénovation d’une cuisine, la Nespresso est bien souvent le premier objet que l’on achète, même chez ceux qui ne boivent que du thé », souligne Jérôme Aumont. Parce que 140 VOUS PRENDREZ BIEN UN CAFÉ ? la Nespresso remplace le bistrot. Facile à utiliser – le mode d’emploi est souvent superflu –, c’est la machine « conviviale » par excellence. LES CAFÉS TRINQUENT Le revers de la médaille : la Nespresso fait partie, avec la crise, l’interdiction de fumer et les campagnes de prévention contre l’alcoolisme, des nombreux facteurs qui ont mis les cafés de quartier en danger. Rappelons, en effet, que deux établissements disparaissent chaque jour en province et, en 2009, quelque 2 000 cafés ont fermé leurs portes rien qu’en Île-de-France. Encore plus révélateur : moins d’un Français sur deux fréquente les cafés aujourd’hui, contre 81 % en 1997. Les cafés trinquent. Or, comme l’écrit Jean-Marie Gourio dans ses Nouvelles Brèves de comptoir 53, n’est-ce pas « le seul endroit où l’on est libre de se laisser aller, partager ses angoisses, rigoler, déraper » ? Peut-on faire la même chose près de sa Nespresso, dans sa cuisine ou au bureau ? Il faut croire que oui. Surtout qu’aujourd’hui les bistrots se ressemblent tous. Ils se copient. Ils se calquent les uns sur les autres. Pensant sans doute que dupliquer une ambiance lounge, des poufs en velours et un éclairage tamisé va fédérer une nouvelle clientèle. Sauf que cette nouvelle déco implique un autre style de boissons. Les cocktails prennent le dessus sur le petit noir. Et les prix s’envolent. Fini le café bondé, vivant, enfumé et véritable second rôle dans les films de Claude Sautet. Fini aussi le café que le sociologue Joffre Dumazedier comparait volontiers au « salon du pauvre » : le salon de ceux qui n’en avaient pas chez eux. Aujourd’hui, certains bars branchés de la capitale ne servent plus de boisson chaude après 17 heures, même en plein hiver. Résultat : 53 Robert Laffont. 2008. 141 PRÉPARER SON CAFÉ on préfère rester chez soi. Autour de la machine à café, inspirée de celles des professionnels. Le bistrot, c’est à la maison, au bureau, dans une arrière-boutique, une annexe et même dans certaines chambres d’hôtels haut de gamme où la Nespresso fait désormais partie de la déco. Elle trône, comme un bibelot, entre l’écran plat et le minibar. « Avec la Nespresso, c’est comme avec un robot KitchenAid : on a l’impression d’être un expert. Comme avant avec ces chaînes Hi-Fi, qui avaient autant de boutons que les platines des studios d’enregistrement », commente Antoine Cahen. Preuve que l’originalité et le professionnalisme sont « des vecteurs d’entrée » sur le marché de l’électroménager, ajoute l’ancien élève de l’École d’art de Lausanne. Et ce d’autant que le profil des consommateurs a évolué : « Aujourd’hui, ils sont avertis, informés, en attente, demandeurs et curieux. Autrefois, ils étaient plus passifs, voire plus naïfs. » LE « ROBOT CAFÉ » COMME CADEAU DE NOËL Face à cet engouement pour les capsules Nespresso et le café comme au comptoir, les fabricants de petit électroménager ont riposté. Les « robots café » se sont multipliés. Les dosettes aussi. Mais comment se faire remarquer et se démarquer de Nespresso ? Surtout au moment de Noël, où le nombre de machines à café vendues est deux fois plus important que pendant les autres mois de l’année. On offre cet objet « comme un cadeau », parce qu’il est beau, performant, valorisant. Il a donc droit de cité dans la cuisine, « lieu de passage à forte visibilité », rappelle-t-on chez De’Longhi. Côté machine, les industriels ont tenté de ruser à grand renfort de modèles tous plus colorés les uns que les autres. À titre d’exemple, Lavazza a imaginé une palette de 142 VOUS PRENDREZ BIEN UN CAFÉ ? couleurs allant du fuchsia au turquoise, en passant par le vert, pour son modèle A Modo Mio. Avec une édition limitée en jaune ou en violet pour la machine A Modo Mio Extra. Même scénario multicolore pour la Tassimo de Bosch que l’on peut personnaliser en blanc, bleu outremer, rouge, chocolat ou encore anis. Le must ? Un habillage en aluminium brossé, combiné avec une pléiade de fonctions dignes du distributeur de boissons du salon VIP d’un aéroport international : écran LCD multilingue à affichage digital, éclairage automatique des boissons, choix entre une quinzaine de cafés, thés, chocolats ou infusions et nettoyage automatique entre deux boissons. Tout ça rien que pour la maison. Plus audacieux encore : des fabricants comme Miele ou Gaggenau misent sur la machine à café encastrable, à l’instar du four ou du réfrigérateur. « Une tendance qui s’affirme », confirme le Gifam dans une étude publiée en février 2011 54. Face à ces « dérives décoratives », certains évoquent une tentation, voire une tentative de tuer le mot « design » pour le réduire au statut d’adjectif. Mais que ne ferait-on pas pour tenter de détrôner Nespresso ? Reste que l’enseigne suisse n’est pas si facile à déstabiliser. Parce qu’elle sait notamment attirer les designers les plus en vue. Dès 1998, en marge du travail des Ateliers du Nord, Nespresso a demandé à Alberto Alessi et au designer allemand Richard Sapper de plancher sur un modèle de machine. Dix ans plus tard, c’est au tour de Porsche Design d’imaginer, avec Siemens, une machine Nespresso avec boîtier en aluminium brossé, fenêtre d’inspection qui s’ajuste grâce à un détecteur de mouvement, fonction mémoire du volume des tasses, buse à vapeur, système émulsionneur de lait et mode « stand-by » pour réduire la consommation d’électricité. 54 Source : Bilan des ventes d’électroménager en 2010, rendu public par le Gifam le 11 février 2011. 143