La question de la Marja`iyya chiite

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La question de la Marja`iyya chiite
« La question de la Marja’iyya chiite »
Barah Mikaïl, Chercheur à l’IRIS
Jamil Abou Assi, Halla al-Najjar, Assistants de recherche
Etude n° 2005/096 réalisée pour le compte de la Délégation aux Affaires stratégiques selon la
procédure du marché sans formalités préalables
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SOMMAIRE
INTRODUCTION
I – LE CHIISME DANS SES COMPOSANTES POLITIQUE ET THEOLOGIQUE
A – Les fondements doctrinaux du chiisme
1- Visions du monde et personnalités saintes
a – Vision duelle et vision dualiste
b- L’Imamat et la question des personnalités saintes
2- L’enseignement sacré : concepts et fondements
a- Le corpus sacré
b-Foi et principes d’allégeance
B – La donne chiite à travers l’histoire
1- Les principales écoles
2- La question de la Marja’iyya
II – LES ENJEUX POLITICO-RELIGIEUX LIES A LA DONNE CHIITE
CONTEMPORAINE
A – Un chiisme, des chiites ?
1- Les chiites d’Irak
a-Najaf et Karbala, sanctuaires du chiisme
b-Les chiites en Irak
c-La résistance aux tentatives de domination des Britanniques
d-Les chiites et le communisme irakien
e-Chiisme et baasisme, ou la dynamique des mouvements chiites
2- Les chiites du Bahreïn
a- Des origines à la révolution islamique
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b- La primauté du cadre national
c- La structuration chiite bahreïnie contemporaine
3 – Les chiites d’Arabie saoudite
a- Une communauté ancrée dans l’histoire du pays
b- Les premières tensions sérieuses
c- Les débuts d’une affirmation politique
4- Les chiites du Liban
a- Histoire des chiites du Liban
b- Moussa Al-Sadr ou la naissance du chiisme libanais
c- La donne chiite contemporaine, ou la primauté du politique sur le religieux
5- Le chiisme dans le reste du monde musulman
a- Le Koweït
b- Les chiites dans le reste du monde
B – Les champs politique et religieux chez les chiites du Moyen-Orient
1- Tendances et différenciations politiques et religieuses
2- L’avis d’experts et des principaux concernés
III – Les chiites face aux évolutions moyen-orientales : aspirations et scénarii d’avenir
A – La guerre d’Irak (2003) et ses impacts sur la donne chiite contemporaine
1- Une consolidation des postures chiites initiales…
a – Le champ politique chiite à la veille de la chute du régime de Saddam Hussein
a. Le champ politique irakien chiite en gestation, ou principaux enseignements
des élections législatives irakiennes
2- … suivie d’alliances aux contours fluctuants
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B – Les chiites, entre repli communautaire et allégeance nationale : quelles tendances
globales ?
1- Le « croissant chiite » : mythe ou réalité ?
a- L’organisation des chiites du Moyen-Orient
b- Une solidarité chiite transnationale réellement chimérique ?
2- Les scénarii de l’avenir
CONCLUSION
Bibliographie
Annexes
Annexe I – Les chiites dans le monde musulman
Annexe II – La succession dans l’islam chiite : de Mahomet au Douzième Imam
Annexe III – Les principaux marja’ et oulémas chiites contemporains
Annexe IV – Sites Internet
Annexe V – Extraits d’entretiens
Annexe VI - Glossaire
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INTRODUCTION
Le chiisme répond à des spécificités théologiques et hiérarchiques qui le distinguent
du sunnisme. La particularité des chiites, qui forment environ 10% de l’ensemble des
musulmans de la planète, est due à un schisme intervenu au sein de l’islam en 657, c’est-àdire un peu plus de vingt ans à peine après la mort du prophète Mahomet. Essentiellement
politique puisqu’elle portait sur la désignation d’un Calife légitime pour la oumma (ou
communauté musulmane), cette première rupture n’en sera pas moins déterminante pour
l’avenir des musulmans puisqu’elle les scindera vite en trois communautés principales. On
verra ainsi se former, au fil de l’histoire, trois communautés majeures dans l’islam - les
sunnites, les chiites et les kharijites-, mais les deux premières entretiendront des tensions
continues et qui constituent, aujourd’hui encore, une des clés majeures pour la compréhension
de plusieurs conflits géopolitiques touchant le monde arabe et musulman.
Les sunnites, qui tirent leur nom de la sunna (c’est-à-dire le corpus relatif aux
enseignements du Coran et du Prophète Mahomet) sont aujourd’hui largement majoritaires au
sein de l’islam puisqu’ils constituent plus de 80% de l’ensemble des musulmans. Quant aux
chiites, qui tirent leur nom de l’expression « shi’at Ali » (c’est-à-dire les partisans d’Ali), ils
forment à peine 10% de l’ensemble des musulmans du monde, mais ne constituent pas pour
autant un bloc monolithique, que ce soit sur le plan politique ou théologique. Les diverses
dissensions qu’ils connaissent à travers l’histoire les pousseront en effet à s’organiser autour
de quatre mouvements principaux, même si non exhaustifs : l’imamisme duodécimain, qui
est devenu religion officielle de l’Empire perse dès 1501 ; l’ismaélisme ; l’alévisme, et le
zaydisme. Soit une grande diversité qui rend souvent l’approche du chiisme contemporain
tributaire de considérations d’ordre historique, politique ou encore théologique.
Au sein de cette diversité cependant, ce sont les duodécimains qui constituent le pôle
le plus fort en nombre et le plus actif du chiisme. Forts de ces atouts, et confortés par la
présence d’un Etat – l’Iran – à la population majoritairement chiite, ils ont de ce fait eu tout
loisir de s’organiser en fonction de modalités théologiques et hiérarchiques qui leur sont
spécifiques et les distinguent du sunnisme sur de nombreux points. La pratique du chiisme
implique ainsi la présence de clergés chiites qui supervisent la gestion de la vie en
communauté, mais que la réalité confine aux limites nationales. C’est pourquoi la plus haute
autorité religieuse chiite iranienne édicte des règles d’organisation de la vie en société qui
s’imposent aux seuls ressortissants de l’Iran, ce qui conduit les chiites citoyens de pays tiers à
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s’ordonner le plus souvent en fonction de modalités qui prennent en considération les
législations en vigueur dans leur propre Etat.
Cependant, séparation ne veut pas dire déconnexion, et c’est pourquoi les récents
bouleversements géopolitiques qui ont touché le Moyen-Orient nous conduisent à nous
interroger sur la réalité de la donne chiite contemporaine.
Les leaders religieux chiites sont nombreux au Proche-Orient, et ils se trouvent à la
tête de communautés qui leur font le plus souvent entière allégeance. Manifeste en Iran, où
réside le clergé chiite « officiel », cette situation se vérifie également, mais pas exclusivement,
en Irak, où un nom tel que celui de Ali Sistani a son importance dans le processus politique
actuel, et au Liban, où le nom du Sayyed Mohammad Fadlallah reste, à tort d’ailleurs plus
qu’à raison 1, indissociable du Hezbollah, organisation politico-religieuse fédérant
officiellement l’ensemble des chiites du pays – soit environ 40% des Libanais.
Les noms des marja’ chiites précités sont les plus connus et les plus cités sur le plan
médiatique. Mais ils ne préjugent en rien d’autres références susceptibles de jouer un rôle
actif et déterminant sur la scène politique moyen-orientale. C’est pourquoi toute description
de la donne chiite contemporaine se doit de prendre en considération un ensemble très large
d’éléments avant que de pouvoir aboutir.
L’identification des principaux marja’ en présence au sein de l’islam chiite
contemporain est bien entendu incontournable. Un nombre non négligeable des pays du
Moyen-Orient contemporain comptent en effet parmi leurs ressortissants des chiites qui, bien
que très souvent minoritaires sur le plan numérique, n’en sont pas moins susceptibles de
former une puissance politique incontournable sur les court et moyen terme. C’est pourquoi,
un recensement des références religieuses les plus importantes du chiisme s’avère nécessaire
pour qui veut déterminer les personnalités les plus influentes sur les scènes politiques et
religieuses contemporaines du chiisme.
De même, la mise en exergue des influences politiques et financières effectivement
détenues par les marja’ les plus importants est tout aussi importante. L’action de tels leaders
est en effet indissociable de deux paradigmes majeurs, à savoir le nombre de fidèles qui leur
font allégeance d’une part, et les moyens financiers mis à leur disposition d’autre part. La
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Sur le plan officiel hiérarchique et religieux, M. Fadlallah n’a aucune fonction officielle au sein du Hezbollah.
Les déclarations auxquelles il procède régulièrement sont ainsi à mettre au compte de sa propre marja’iya, et ce
quand bien même il ne donne en rien l’impression d’être opposé aux options et orientations du Hezbollah
libanais. Cette situation est due à des nuances théologiques très subtiles qui concernent l’explicitation des
sphères et compétence en matière politique et religieuse, et dont nous présenterons les traits un peu plus loin.
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détermination de l’autonomie et des moyens financiers détenus par chacune de ces références,
combinée au poids numérique des communautés qui leur font allégeance, est ainsi, quand cela
est possible, l’un des moyens les plus à même de nous renseigner sur la marge de manœuvre
effective détenue par chacun des marja’, et donc sur la possibilité pour chacun d’entre eux de
mettre leur importance et leur notoriété religieuses au profit d’ambitions d’ordre purement
politique.
Mais une telle réflexion n’est pas envisageable non plus sans une détermination en amont
de la portée des liens interpersonnels éventuellement tissés entre chacun de ces leaders. Le
chiisme est en effet loin de constituer un bloc monolithique, tant des considérations d’ordre
théologique ont pu venir se greffer au fil de l’histoire et favoriser l’apparition de divergences
dans l’interprétation des préceptes religieux. Or, rien n’empêche le fait pour deux
mouvements distincts de tomber en accord sur un objectif politique déterminé à les pousser à
œuvrer de concert, comme l’ont prouvé récemment les principaux marja’ irakiens qui ont été
loin d’entraver les élections parlementaires de janvier puis de décembre 2005. L’esquisse de
l’état des relations tissées entre différents leaders chiites contemporains est ainsi un moyen
efficace pour déterminer l’éventuelle orientation politique qu’ils ambitionneraient.
Par ailleurs, la présence éventuelle de réseaux de coordination entre ces différents marja’
est également un élément nodal dans le tableau de la donne chiite contemporaine, puisque
l’entretien de relations sur les plans tant politique que religieux, matrimonial, financier, tribal
ou encore associatif ont leur importance dans la compréhension de la donne procheorientale actuelle. Les politiques d’alliance sont en effet les plus à mêmes de permettre à des
communautés distinctes de s’affirmer sur les plans nationaux comme régionaux, et c’est
pourquoi tout rapprochement inter-communautaire opéré de la sorte reste essentiel à noter car
évidemment très significatif du poids et de la solidité amenés à être incarnés par de tels
regroupements.
Il en va de même pour ce qui relève des relations entretenues entre chacun de ces marja’
et les pouvoirs nationaux en place au Moyen-Orient. Les représentants chiites sont en effet
dans l’obligation de composer avec les pouvoirs nationaux, sans quoi leur légitimité et leur
marge d’action prendraient le risque de tomber sous le coup de l’illégalité et de pâtir de
sanctions, de boycott, voire de répression étatique. L’esquisse de l’état des relations présentes
entre pouvoirs et marja’ est ainsi un moyen de tenter de mettre au clair, non seulement la
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nature du pouvoir détenu par ces derniers, mais également la manière par laquelle les autorités
gouvernementales moyen-orientales ont fait le choix de composer avec les représentants de
communautés qui gardent un pouvoir de contestation, et éventuellement de déstabilisation,
sans cesse grandissant sur le plan national.
Mais cette étude de la réalité du pouvoir, de l’influence, des réseaux et des moyens
acquis par les marja’ contemporains revêt un aspect en partie factuel, et c’est pourquoi elle ne
saurait non plus être établie sans la prise en considération des bouleversements récemment
intervenus sur la scène moyen-orientale, ainsi que des évolutions politiques et sociales d’ores
et déjà engagées dans la région. Les chiites établis dans les monarchies du Golfe, en Irak, en
Iran ou encore au Liban sont en effet placés aujourd’hui au centre de soubresauts qui se sont
manifestés dès le lendemain de la guerre d’Irak de mars 2003. Les élections législatives
irakiennes du 30 janvier 2005, puis celles du 15 décembre, auront ainsi consacré l’importance
politique d’une communauté chiite nationale représentée pour l’essentiel par les différents
partis et formations regroupés dans un parti politique du nom de l’Alliance irakienne unifiée.
L’Iran chiite, concerné par cette nouvelle recomposition nationale, fait officiellement figure
de spectateur passif, mais reste objectivement intéressé à tirer profit de cette nouvelle donne,
en dépit de divergences théologiques qui opposent le clergé chiite iranien officiel –
majoritairement partisan d’un Etat islamique – à Ali Sistani, figure incontournable du chiisme
irakien attaché à une séparation entre Etat et religion. Par ailleurs, l’assassinat du Premier
ministre libanais Rafik Hariri, intervenu le 14 février 2005, a mis en valeur la résolution 1559
du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies, dont l’une des dispositions prévoit
le désarmement du Hezbollah libanais, organisation politico-religieuse dans laquelle le clergé
chiite libanais est déterminante ; les chiites libanais représentant, d’après les estimations,
environ 40% de l’ensemble de la population du pays du Cèdre 2, la possibilité pour cette
formation influente d’opérer une reconversion privilégiant la dimension religieuse garde ainsi
toute son actualité, et reste capable de mener à l’institution d’une marja’iyya chiite libanaise
visible, influente et politiquement déterminante. Et, autre exemple significatif, les Etats du
Golfe, et plus particulièrement l’Arabie saoudite et le Bahreïn, sont confrontés à des pôles de
contestation plus ou moins affirmés suivant le cas, et incarnés par des ressortissants de
confession chiite. C’est pourquoi la question de la réorganisation des chiites du Golfe en
fonction de critères et de revendications politiques n’en est pas moins une réalité qui garde
2
Le dernier recensement officiel au Liban a eu lieu en 1932.
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son importance, particulièrement aux vues de la situation qui prévaut en Irak et au Liban.
D’où la nécessité de faire de l’analyse et du suivi de ces éléments un pan incontournable de
notre réflexion.
Par ailleurs, l’importance effective acquise, indépendamment de toute considération
politique, par le religieux au sein des marja’iyya chiites devra être déterminée au plus près. La
particularité des pays du Moyen-Orient contemporain réside en effet dans la coexistence de
deux sentiments d’affiliation chez les citoyens : nationale d’une part, et religieuse de l’autre,
cette dernière pouvant de surcroît se décliner en perceptions d’ordre confessionnel,
communautaire, ethnique, tribal, voire clanique. Cette situation ne se présente évidemment
pas de la même façon en Iran, où le chiisme constitue – en apparence du moins – un substrat
identitaire solidement ancré dans la conscience nationale malgré l’existence d’une
communauté sunnite non négligeable. Mais l’Irak, le Liban et les pays du Golfe constituent
quant à eux autant d’exemples où le cadre national ne se confond pas avec la reconnaissance
du chiisme comme socle identitaire exclusif. Ainsi, tandis que l’Irak vient de trancher avec la
situation qui prévalait sous le règne de Saddam Hussein et de consacrer les chiites nationaux
comme communauté reconnue au titre de sa « spécificité » religieuse, les pays du Golfe font,
au contraire, et bien qu’à des degrés divers, du sunnisme un élément essentiel de l’affiliation
nationale. Une situation qui, au demeurant, peut susciter bien des interrogations sur la
viabilité d’une telle conception au Bahreïn par exemple, où le pouvoir est détenu par une
minorité nationale sunnite. Quant au Liban, le caractère confessionnel y est inhérent à son
évolution politique, l’organisation du pays restant fonction du Pacte national de 1943, qui
consacre l’aspect confessionnel du pouvoir. Dans ce contexte donc, et aux vues de ces
situations diverses, de nombreuses questions restent posées pour qui veut correctement
anticiper les évolutions nationales et régionales, à savoir :
-
quelle est l’emprise effective du religieux au sein des marja’iyya chiites ? Les
questions et doctrines d’ordre théologique s’imposent-elles au détriment des questions
d’ordre politique ? Ou au contraire, la fin justifiant les moyens, les politiques
d’alliance sont-elles prédominantes et font-elles du religieux le seul moyen de
légitimation et de fédération populaire sous-tendu par une volonté des leaders
religieux d’œuvrer pour la seule et exclusive prise du pouvoir ?
-
les chiites du Moyen-Orient sont-ils organisés au sein d’un cadre national qui rend
limité, voire exclu, leur recours à la constitution de réseaux transnationaux ? Ou bien
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le projet d’un « croissant chiite » qui s’étendrait du Liban à l’Iran garde-t-il sa pleine
actualité, et reste-t-il réalisable aux vues des réalités régionales ? En d’autres termes,
les chiites sont-ils condamnés à se limiter à un cadre exclusivement national, voire
régional, ou leurs ambitions sont-elles susceptibles de faire fi de la notion de
citoyenneté ?
-
l’Iran est-il finalement amené à pouvoir peser sur l’évolution de la donne chiite
régionale ? Dispose-t-il de suffisamment de pouvoir, de moyens et d’influence pour
pouvoir peser sur les décisions prises par les différents marja’ d’Irak, du Liban ou des
pays du Golfe ? Ou son rôle est-il, au contraire, limité à son seul territoire national,
son éventuelle implication dans toute recomposition de la donne régionale n’étant en
aucun cas significative d’un quelconque poids conséquent et décisif quant aux
orientations et évolutions à venir ?
Ce sont ces questions, parmi tant d’autres, qui constituent la trame de l’étude esquissée
ici aux vues d’expliciter ce qu’il en est, au final, vis-à-vis de ce qu’un nombre considérable
évoque comme pouvant être l’émergence d’un « croissant chiite » moyen-oriental qui aurait
l’Iran pour chef de file. Le « croissant chiite », mythe ou réalité ? C’est cette question majeure
qui sera le fil rouge de la réflexion esquissée ci-après.
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I – Le chiisme dans ses composantes politique et théologique
Le chiisme est pluriel. Au-delà de ses composantes septicémaine et duodécimaine, des
divergences existent sur les conceptions politiques et théologiques qu’entretiennent les
membres de cette communauté qui est, dans les faits, bien moins soudée qu’il ne pourrait y
paraître de prime abord. Ces différenciations doctrinales, dont la bonne compréhension est
nécessaire pour une approche complète de la réalité du chiisme contemporain, trouvent leur
origine dans le 7e siècle, et plus précisément en 657, année durant laquelle le Calife Ali s’était
vu disputer ses prérogatives politiques et religieuses par le gouverneur omeyyade Muawiya. A
ce moment, c’est une nette scission qui est intervenue au sein de l’islam, qui s’organisera
entre sunnites d’une part et chiites de l’autre. Mais le chiisme, à l’instar du sunnisme, ne se
fondra pas au sein d’un bloc monolithique et cohérent. Au fil du temps, la conception que se
fera telle ou telle autre autorité religieuse chiite de son dogme, tant du point de vue du
signifiant que du signifié, contribuera à appuyer des différenciations parfois sensibles au sein
du chiisme. Les particularités les plus manifestes n’émergeront cependant qu’après
l’ « occultation » du Mahdi (ou douzième Imam). Mais les arguments utilisés par différentes
autorités religieuses chiites pour expliciter leur compréhension du chiisme reprendront, pour
leur part, des événements intervenus du vivant des douze imams.
A – Les fondements doctrinaux du chiisme
Les fondements doctrinaux du chiisme sont d’autant plus fondamentaux pour une
bonne compréhension de la donne chiite contemporaine qu’ils sont partie intégrante des
référents identitaires des chiites. Les traits dogmatiques liés à cette question sont complexes,
mais on peut les classer en fonction de deux aspects : les visions théologiques prônées par les
chiites en général d’une part ; et les points liés à ce que l’on connaît sous le nom de
« l’Enseignement sacré » d’autre part.
1- Visions du monde et personnalités saintes
Le chiisme répond à des spécificités théologiques qui le distinguent à maints égards du
sunnisme. Si l’islam en tant que religion reste le noyau commun à ces deux « branches »,
sunnites et chiites ont cependant développé une vision qui leur est personnelle de ce qu’est la
conformité à la religion. Ces distinctions peuvent s’observer au travers des pratiques
religieuses rattachées aux adeptes de chacune de ces branches, certes ; mais elles tombent
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également dans le droit fil de visions et conceptions théologiques liées à leurs interprétations
des origines de l’islam. Ainsi, à l’attachement des chiites à l’ésotérisme s’oppose un sunnisme
beaucoup plus arc-bouté sur l’exotérisme ; de même, à la vision sunnite d’un islam représenté
à ses origines par un Prophète puis ses quatre Califes répond un attachement chiite à ce même
Prophète, mais dont la succession est ensuite reconnue à partir du seul Ali ben Abi Taleb,
quatrième calife et premier des douze Imams. De cette interprétation antagonique des
prémices de l’islam découle la principale des oppositions qui coexistent en son sein.
a – Vision duelle et vision dualiste
Les visions duelle et dualiste sont propres au chiisme. Bien que relevant du signifié
plus que du signifiant, ces conceptions du monde sont en effet partie de la façon par laquelle
les chiites teintent généralement leur interprétation des événements d’une subtilité, voire
d’une complexité qu’ils estiment n’être perceptible que par eux-mêmes. Cette démarche peut
paraître à bien des égards exclusiviste, bien entendu, puisqu’elle pousse ses adeptes à
considérer que tout individu et toute communauté n’ayant pas les visions duelle et dualiste
pour fondement théologique, voire intellectuel, s’avère de facto coupable d’un éloignement
des fondements réels de la religion. Il convient cependant de bien distinguer les choses, et de
demeurer conscient de ce que l’attachement des chiites en général à ces conceptions duelle et
dualiste ne les pousse pas pour autant à opérer une rupture avec les personnes et communautés
non chiites. Il faut donc voir dans ces interprétations du monde, et plus particulièrement de la
religion, un fondement souvent intrinsèque et qui, s’il est très lié au credo chiite, n’est pas
pour autant synonyme d’une disposition des chiites en général à entrer en confrontation avec
les membres extérieurs à leur communauté, musulmans soient-ils ou non. Les visions duelle et
dualiste restent confinées pour l’essentiel à des aspects théologiques, toute entorse aux vrais
fondements de l’islam relevant du seul « maître de l’univers », selon le principe que « Dieu
reconnaîtra les siens ».
Il est cependant important d’expliciter le sens porté par ces deux visions du monde,
puisqu’elles sont partie importante des croyances des chiites et de la manière par laquelle
ceux-ci procèdent à l’interprétation des textes et fondements religieux.
La vision duelle se résume à la distinction que les chiites opèrent entre le signifiant des
choses (zâhir) et leur signifié (bâtin). Cette distinction touche pour beaucoup les préceptes du
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Coran, Livre sacré des musulmans. Ainsi, chaque verset du Coran est, selon les chiites,
porteur d’une série de sens qu’il convient de bien distinguer. D’une part, le sens premier d’un
verset, pris dans son sens propre et apparent, constitue l’envers d’un précepte donné, son
aspect exotérique. Mais, au-delà de cet aspect, il convient selon les chiites de rester conscient
de ce que les préceptes coraniques, et donc divins, en raison du caractère sacré qui les entoure,
sont également porteurs de sens cachés, ésotériques, qui ne seraient perceptibles que par les
plus « dignes » des croyants. C’est ainsi que le chiisme considère que les préceptes de l’islam
sont nécessairement porteurs d’une dualité manifeste/secret, que l’on ne retrouve que plus
rarement dans le sunnisme par exemple. Cette différenciation reste fondamentale, puisqu’elle
pousse le chiisme à se considérer comme étant beaucoup plus proche d’une vérité divine qui
aurait échappé au sunnisme. Il convient également de noter que cette complémentarité du
zâhir et du bâtin n’est pas nécessairement figée et suffisante, puisque les chiites peuvent
pousser cette logique jusqu’à parler du bâtin al-bâtin : soit le « secret du secret », formulation
qui suppose que le signifié d’un précepte donné peut lui-même donner lieu à d’autres sens
ésotériques. On le voit, cette conception des religions n’est pas nécessairement conciliable
avec le credo du sunnisme, où le sens apparent des préceptes religieux reste ce qu’il y a de
plus important. Le sunnisme reste bien entendu ouvert à une interprétation plus en profondeur
des principes de l’islam et des versets du Coran, mais il est aussi beaucoup plus prudent
devant les « dérives » auxquelles peuvent donner lieu une interprétation trop poussée des
préceptes liés à l’islam. C’est pourquoi beaucoup des interprétations du chiisme découlant de
cette importance de l’ésotérisme peuvent lui paraître extrêmement suspectes, voire
franchement blasphématoires. C’est ce que l’on retrouve notamment dans le sens que les
chiites donnent à l’imamat. Alors que les imams du chiisme ne sont, à l’exception du premier
d’entre eux, Ali 3, pas reconnus par les sunnites, les chiites les envisagent pour leur part dans
une optique que l’on pourrait qualifier de théosophique. Selon eux, le prophète Mahomet,
envoyé de Dieu, serait ainsi le messager de l’exotérique, donc du sens apparent des choses.
Quant aux imams, ils verraient leur sacralité accentuée par leur statut de messagers de
l’ésotérique, c’est-à-dire de personnalités sacrées dont l’une des missions fondamentales est
de révéler et d’expliciter le sens caché des préceptes de l’islam. Une démarche qui reste
cependant confinée aux seuls croyants (mouminoûn) de la communauté musulmane, hommes
3
Ali est pleinement reconnu par les sunnites au titre de successeur au prophète Mahomet et quatrième Calife de
l’islam, et non en tant que premier imam du chiisme. Pour une approche équilibrée et très complète des débuts de
l’islam et de la perception de ses principaux événements d’un point de vue plus spécifiquement sunnite, voir
Hichem Djaït, La grande discorde, Paris, Gallimard, 1990.
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de l’ésotérique, qui ne se recrutent, du point de vue des chiites, qu’au sein de leur propre
communauté.
Les fondements du chiisme liés à l’exotérique et à l’ésotérique sont également porteurs
de bien d’autres différenciations, qui ne contribuent d’ailleurs pas toujours à clarifier les
choses. C’est du moins ce que pousse à penser cette autre conception répandue chez certains
chiites, pour qui il conviendrait de distinguer également les chiites exotéristes et les chiites
ésotéristes. Cette distinction n’est cependant pas fondamentale dans le chiisme contemporain,
tout comme elle n’a pas eu d’importance manifeste dans l’histoire de cette branche de l’islam.
Sur le fond, les divergences d’appréciation quant au type de succession qui aurait du suivre le
décès du prophète Mahomet, ainsi que la manière par laquelle il convient d’interpréter les
fondements de l’islam, constituent l’essentiel du contentieux opposant sunnites et chiites 4.
Soit un enjeu politico-théologique qui, replacé dans un cadre contemporain, semble
néanmoins connaître des pierres d’achoppements de type politique plus que religieux. Nous y
reviendrons.
La vision dualiste est également importante pour l’explicitation de la donne chiite,
puisqu’elle est partie d’une conception des aspects théologiques qui explique également dans
une large mesure l’image que les chiites se font du monde.
Le dualisme chiite réside tout simplement dans une logique de type binaire, qui
revenait dans un premier temps à opposer le Bien au Mal. A son tour, la vision dualiste reste
connectée à des aspects cosmogoniques puis théosophiques, qui dépassent donc la seule
interprétation de la religion musulmane. Ainsi, pour les chiites, cette opposition s’est vérifiée
dès les origines de la Création, quand les forces du Bien (la lumière) s’étaient battues avec les
forces du Mal (l’obscurité). Cette première opposition avait certes permis la victoire de la
lumière, mais elle n’avait pas pour autant mis un coup d’arrêt à ce qui allait rester une lutte
constante, sans cesse réitérée, présente dans l’évolution du monde comme dans l’histoire de
l’humanité.
Philosophique par essence, la conception dualiste n’en a pas moins fait place à des
interprétations dérivées qui constitueront par la suite l’une des articulations principales de
l’approche par les chiites de la religion, du monde, de leur environnement. Car si le Bien et le
4
Un état des faits connu, mais qui se vérifie d’autant plus aujourd’hui que l’on peut le constater lors de la
consultation de divers fora Internet traitant des questions religieuses. Les arguments défendus par l’une et l’autre
de ces communautés sont souvent les mêmes, mais il est à noter que certaines personnes développent des
arguments qui, qu’ils abondent dans un sens ou dans l’autre, font parfois la preuve d’un esprit critique très
intéressant de leur part.
14
Mal, la lumière et l’obscurité, ont été la base d’un affrontement générant la création de
l’univers, ce dualisme était également porteur, dans son sens ésotérique, d’une lutte entre les
forces de l’Intelligence cosmique (al-‘aql) et celles de l’Ignorance cosmique (al-jahl). Or,
cette lutte, toujours d’un point de vue chiite, a été loin de se confiner à ce seul événement.
Depuis, c’est le monde entier qui serait devenu la proie de ce type de combat, à des niveaux
divers et variés, et dont l’islam fait évidemment partie. C’est ainsi que les chiites, en tant que
partisans de l’imamat, ont fait le choix de la Lumière, qui passe notamment par l’insistance
sur l’enseignement des préceptes découlant de l’ésotérisme. Face à eux, se trouvent les
adeptes de l’Obscurité, les « gens de l’exotérique », beaucoup plus superficiels,
nécessairement voués à l’égarement. Cela implique-t-il, pour les chiites, une lutte perpétuelle
entre eux-mêmes, « gens de l’ésotérique », et les tenants d’une vision beaucoup plus limitée
des aspects religieux ? Oui, même si cette opposition fondamentale dans les conceptions ne se
matérialise pas pour autant par une lutte physique stricto sensu. Selon eux, ce nécessaire
combat restera à l’ordre du jour, mais connaîtra tout aussi bien un nécessaire dénouement.
Avec l’avènement du Mahdi (l’Imâm occulté) interviendra en effet la lutte finale et décisive
entre celui-ci, incarnation du Bien, et ses adversaires, les forces du Mal. De ce combat décisif
découlera nécessairement la victoire du Bien, et donc la consécration du bien-fondé du credo
chiite, principe sacré et fondamental des seuls vrais croyants (mouminîn).
Fondamentale, la vision dualiste se doit aussi d’être complétée par une autre de ses
particularités : celle qui pousse les chiites à ne pas se confiner à un quelconque exclusivisme
ou essentialisme. Selon eux, la conciliation avec les musulmans sunnites reste improbable du
fait des grandes divergences d’interprétation religieuses qui les oppose. Mais cela n’écarte pas
pour autant la possibilité pour eux d’établir des « passerelles » en direction de communautés
non musulmanes reconnaissant l’ésotérisme… en théorie s’entend. Cette possibilité, ouverte
sur le plan doctrinal, n’a en effet pas eu l’opportunité de réellement se vérifier au fil de
l’histoire (i.e. d’un point de vue théologique et indépendamment des alliances d’ordre
politique). L’essentiel étant que l’ésotérisme reste l’une des pierres angulaires de ces forces
du Bien qui s’opposent à des forces du Mal dont l’une des caractéristiques principales passe
par leur attachement à un exotérisme sans nuances 5.
5
Pour une approche plus en profondeur, parfois très complexe, des fondements théosophiques du chiisme, on ne
peut faire l’économie de l’œuvre monumentale de Henry Corbin, En islam iranien, Paris, Gallimard, 1978, et
plus particulièrement les tomes I (Le shî’isme duodécimain) et III (L’école d’Ispahan, l’école shaykhie, le
douzième imam).
15
Parallèlement à ces visions duelle et dualiste qui caractérisent le chiisme, la question
de l’imamat a une importance particulière. Du type et des circonstances de la succession du
prophète Mahomet ont découlé en effet des formes de légitimité politico-religieuse qui ne font
pas consensus selon que l’on se place d’un point de vue sunnite ou chiite. C’est en ce sens que
l’un des principaux points qui opposent aujourd’hui encore ces deux communautés passe
immanquablement par un rappel des origines de l’islam ainsi que du type de succession que le
prophète Mahomet est supposé avoir désiré avant sa mort.
b- L’Imamat et la question des personnalités saintes
Mahomet, qui n’avait aucun fils à sa mort, avait-il fait part de son vivant du nom de la
personne qu’il aurait souhaité voir succéder à son action ? La question, fondamentale à une
époque où la succession était très peu susceptible d’être opérée par voie féminine, continue
parfois à faire débat, chez les sunnites d’ailleurs plutôt que chez les chiites. Ces derniers font
en effet toujours référence à une série d’événements dont celui de Ghadîr Khumm, nom d’une
ville située entre la Mecque et Médine et dans laquelle Mahomet aurait, peu avant sa mort,
désigné son gendre et cousin Ali comme digne légataire et successeur. Si ce fait est parfois
reconnu par certains sunnites, il n’emporte pas pour autant l’adhésion de l’ensemble de cette
communauté, dont l’essentiel reste beaucoup plus attachée à la légitimation des événements
factuels, indépendamment de tout autre élément. Dans cette vision des choses, la mort de
Mahomet avait donné lieu à une série de procédures de cooptation dont seront issus les quatre
premiers califes : Abu Bakr (632-634), Omar (634-644), Othman (644-656) et Ali (656-661).
Le statut de calife reste reconnu à Ali, mais avec une nuance : l’endossement de la légitimité
de sa succession par Muawya, empereur omeyyade qui lui avait disputé le pouvoir dès 656 6.
Le point de vue chiite s’inscrit en faux contre cette légitimation sunnite de la
succession du prophète. Pour eux, l’épisode de Ghadîr Khumm prouverait tout simplement
que les premiers successeurs de Mahomet ont usurpé une fonction qui ne leur revenait pas.
Lorsque Ali, devenu calife, se verra disputer son titre et ses prérogatives par le gouverneur
omeyyade Muawya, il ne restera pas moins porteur à leurs yeux de toute la légitimité que lui
avait prédite et souhaitée Mahomet de son vivant. C’est pourquoi les chiites ont fait a
posteriori de Ali le successeur premier du prophète de l’islam, et de la descendance de Ali la
seule filiation légitime de Mahomet. La succession d’Ali passera ainsi selon eux par le biais
6
Pour une synthèse intéressante sur la problématique de la succession dans les premières décennies de l’islam,
voir Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, Points/Histoire, 1993, pp. 44-70.
16
des deux fils issus de son union avec Fâtima 7, Hassan et Hussein, puis par la descendance de
ce dernier.
Le chiisme duodécimain se réfère ainsi à la descendance de Ali telle qu’on la connaîtra
jusqu’à la « Grande Occultation » de 940, date à compter de laquelle le douzième imam aurait
signifié sa volonté de se soustraire à la vision du monde jusqu’à la Fin du Temps. C’est ainsi
que Mohammad al-mahdi al-Qaim, dont les chiites font pourtant remonter la première
« occultation » officielle à 874, est supposé être non pas décédé, mais en attente du jour où il
pourra réapparaître afin de mener le combat terrestre ultime contre les Forces du Mal. Aussi
importante que puisse être cette conception dans l’héritage chiite, il convient cependant de ne
pas en exagérer la portée pour ce qui relève de l’évolution historique du chiisme. L’essentiel
des événements liés à la constitution du chiisme en tant que « système » politico-religieux se
retrouvent en effet plus précisément dans les actions de quelques-uns des imams des 8ème et
9ème siècles 8.
Dans les faits, les imams qui auront une influence considérable sur l’évolution du
chiisme sont assez peu nombreux. Ce d’autant que, plutôt que d’actions concrètes et
manifestes de la part de certains imams en faveur de la consolidation d’une doctrine chiite, il
convient de noter que ce sont souvent des conceptions et/ou événements pas nécessairement
voulus ou provoqués initialement par ces personnalités saintes du chiisme qui ont bâti nolens
volens le corpus chiite.
Rappelons cependant que le caractère saint des imams chiites trouve la plus grande
part de son explication dans la sacralisation qui a été faite de la figure d’Ali. Ce dernier
bénéficie certes d’une aura puissante due à ce qu’il ait fait très tôt partie de l’entourage du
prophète Mahomet, dont il deviendra le gendre en épousant Fatima al-Zahraa. C’est d’ailleurs
là qu’il faut rappeler que les chiites envisagent les débuts de l’islam à travers ceux qu’ils
qualifient de « Cinq du Manteau », à savoir : Mahomet, Ali, Fatima al-Zahra et leurs deux fils,
Hassan et Hussein. Cette « Pentade sacrée » s’explique ainsi par le caractère sacré de
Mahomet, que les chiites affirment avoir concerné Ali également. A ce titre, et alors que le
prophète de l’islam était considéré comme messager de l’exotérique, Ali se voit considéré
comme inférieur sur un plan purement « hiérarchique », certes, mais au moins tout aussi
7
8
Fâtima al-Zahraa était l’une des filles du prophète Mahomet.
Une présentation générale des principaux imams du chiisme se trouve en annexe.
17
important sur le plan de l’apport religieux. Le premier imam est en effet envisagé à travers
une « fonction » double : son statut d’ « imâm historique terrestre » s’accompagne d’un rôle
d’ « imâm métaphysique cosmique ». Soit l’incarnation de messager de l’exotérique d’une
part, et de messager de l’ésotérique d’autre part 9. Il n’est ainsi pas exagéré de vouloir parler
d’une réelle divinisation d’Ali dans la conception religieuse des chiites.
Ali, quatrième calife que les chiites ne commenceront à qualifier d’imam que
longtemps après sa mort, avait du fait de son titre le devoir de répondre à des obligations
d’ordre spirituel et temporel à la fois. Dans la lignée de Mahomet, les quatre premiers califes
devaient en effet se charger de la gestion des affaires politiques et religieuses de la
communauté musulmane (la oumma). Après son assassinat, son fils, Hassan, décidera, aux
termes d’un accord précis, de « céder » ses prérogatives à Muawya, afin d’éviter aux
musulmans des tensions dues aux ambitions de pouvoir du gouverneur omeyyade devenu
empereur. Après la mort de Hassan, Hussein se montrera cependant beaucoup moins disposé à
faire allégeance à l’Empire omeyyade. Il décide ainsi de quitter La Mecque pour la ville de
Koufa (Irak), en compagnie de quelques-uns des membres de sa famille. Mais ils seront vite
rattrapés par des hommes de l’empereur Ibn Ziyad, fils de Muawya. Aux termes d’une
négociation infructueuse, Hussein et ses proches seront assiégés dans la ville de Karbala, près
de Koufa. S’ensuivra une bataille à l’issue de laquelle Hussein sera décapité et son corps
piétiné dans des conditions humiliantes. Cet épisode, intervenu le 10 du mois musulman de
Mouharram, sera retenu sous le nom de ‘Ashoura, célébré aujourd’hui encore au titre de
« deuil de Karbala ». Ce jour-là, Hussein était officiellement mort comme martyr. Et les
conditions de ce massacre avaient signifié à ses adeptes que les prérogatives politicoreligieuses qui étaient alors en jeu leur seraient toujours disputées par l’Empire omeyyade et
ses éventuels successeurs. C’est pourquoi la mort d’Hussein constitue une étape
incontournable dans l’histoire du chiisme : c’est en effet avec cet événement que l’on assistera
à un début de séparation entre le spirituel et le temporel. Du martyr de Karbala naîtra ainsi
l’une des conceptions centrales du chiisme, puisque les imâms auront dorénavant l’obligation
d’adopter une attitude sage, quiétiste, éloignée de la gestion politico-temporelle des affaires
de leur communauté 10. L’idée essentielle étant que la victoire temporelle se devra d’être
reportée jusqu’à nouvel ordre… d’émanation divine. Ordre qui, pour sa part, passe
9
Sur tous ces points, voir AMIR-MOEZZI Mohammad-Ali, JAMBET Christian, Qu’est-ce que le shî’isme ?,
Paris, Fayard, mars 2004
10
Pour une vision chiite orthodoxe très documentée de l’événement fondateur de Karbala, voir entre autres Ali
Nazari Monfared, Qissat Karbalaa (L’histoire de Karbala), Qom (Iran), Editions Nasayeh, 2005.
18
aujourd’hui par l’attente de la réapparition du douzième imam, le Mahdî, événement qui sera
le signe de la Fin des Temps.
La prochaine étape importante du chiisme interviendra à l’époque de Muhammad alBâqir et de son fils Jafar al-Sadiq, respectivement cinquième et sixième imams du chiisme,
considérés comme les fondateurs du chiisme imamite. C’est avec eux en effet que l’on
assistera au plus grand développement d’enseignements qui continuent à faire référence
aujourd’hui, puisqu’ils constituent le substrat originel d’une grande partie des préceptes
doctrinaux du chiisme. C’est par ailleurs par l’action et les positions de l’un des fils de Jafar
al-Sadiq, Ismaïl, qu’interviendra la première et principale rupture au sein du chiisme. Ce sera
l’ismaélisme, ou chiisme septicémain, qui ne reconnaît pas la suite de la succession imamite,
et dont les représentants les plus connus restent aujourd’hui la communauté druze, très
présente au Liban et en Israël 11.
Le règne des imams suivants ne sera pas marqué par des avancées révolutionnaires.
Plus que tout, la séparation du spirituel et du temporel continuera à prévaloir sous leur égide,
leur fonction se résumant pour l’essentiel à l’élaboration de règles et enseignements cantonnés
à la sphère religieuse. Il faudra attendre l’avènement du douzième imam, Mohammad alMahdi al-Qaim, en 870, et surtout son « Occultation majeure » (Ghayba kubra), à partir de
940, pour que le chiisme connaisse la clôture de son cycle imamite 12. La réapparition d’alQaim, synonyme de la fin des Temps, n’est ainsi pas envisagée par les chiites comme étant
uniquement révélatrice de leur victoire sur les « gens de l’exotérique ». Elle est aussi censée
signifier l’avènement d’une nouvelle ère à l’occasion de laquelle le Mahdi pourra se prévaloir
des deux prérogatives, spirituelle et temporelle. Les chiites devront ainsi attendre l’arrivée de
l’ayatollah Khomeiny au pouvoir en Iran, avec la Révolution islamique de 1979, pour prendre
11
Le cas des druzes mérite d’être relevé. Cette communauté a en effet pour réputation de s’organiser en fonction
du cadre national les chapeautant, indépendamment de toute affiliation confessionnelle transnationale. C’est
ainsi que, tandis que les druzes du Liban opèrent un suivisme vis-à-vis de leurs leaders nationaux, les druzes
d’Israël servent pour leur part régulièrement au sein de Tsahal, tandis que les druzes du Golan oscillent le plus
souvent entre revendication d’une allégeance à l’Etat syrien et conformité aux lois israéliennes. Les ouvrages
sont peu nombreux sur les origines et l’histoire de cette communauté, mais on pourra se référer utilement au livre
de Louis Périllier, Les druzes, Paris, Publisud, 1986.
12
A la première disparition du douzième imam avaient succédé les « Quatre représentants », c’est-à-dire quatre
personnes qui étaient censées être les seules au courant de l’endroit où celui-ci s’était replié. Leurs noms étaient,
par ordre de succession : ‘Uthmân ben Sa’îd, Muhammad ben ‘Uthmân, al-Hussein ben Rûh et Aboul-Hassan
‘Ali ben Mohammad al-Saymari. En 940, le Mahdi serait apparu sur le lit de mort du quatrième et dernier de ses
représentants sur terre, afin de lui signifier que la question de se représentation était dorénavant suspendue, et
que toute personne prétendant le contraire serait un usurpateur. Voir sur ce point l’ouvrage collectif ârâa fîlmarja’iya ash-shî’iya (Opinions sur la marja’iya chiite), Beyrouth, Dâr al-rawdha lil-tibâ’a wal-nashr waltawzî’, 1994, pp.503-520.
19
conscience de ce que la mise en place d’un pouvoir chiite se revendiquant à la fois des sphères
politique et religieuse s’avérait réalisable indépendamment du retour du Mahdi. Bien que
relevant toujours d’éléments surtout théoriques, cette question n’est pas moins centrale dans
les débats chiites contemporains.
Il convient enfin de mentionner les raisons pour lesquelles le chiisme reste surtout
assimilé à l’Iran aujourd’hui encore. Le fait pour ce pays d’être l’Etat le plus peuplé de chiites
à travers le monde a bien évidemment sa part d’explication. Mais cela ne devrait pas pour
autant occulter le fait que, au Bahreïn par exemple, plus de 60% de la population est chiite,
bien qu’étant arabe en majorité. On notera également la présence majoritaire de membres de
cette communauté en Irak (60% de la population environ), sans compter les exemples du
Liban, de l’Afghanistan, de l’Azerbaïdjan, de l’Inde ou encore du Pakistan, tous peuplés de
chiites, mais dans des proportions diverses. Au total, ce sont ainsi près de 200 millions de
chiites qui vivraient aujourd’hui sur la planète, dont « seuls » 60 millions seraient présents en
Iran. Qu’est-ce qui nous pousse dès lors à vouloir considérer que l’Iran reste le pays
accueillant un grand nombre de villes à valeur de « Mecque » du chiisme ?
Le fait que l’Empire safévide, ancêtre de l’Iran contemporain, ait fait du chiisme
imamite sa religion d’Etat en 1501 a évidemment contribué pour beaucoup à la mise en place
de l’équation d’un Iran chiite. Mais, sur le plan historique et dogmatique, cette assimilation
avait précédé de loin cet événement politique. La tradition chiite retient en effet que la
descendance imamite post-Hussein s’est opérée par la princesse Shahrbânû, femme de l’imam
Hussein et mère du quatrième imam du chiisme, dont seront issus les imams suivants. Or,
Shahrbânû était, toujours selon cette explication, la fille de l’empereur iranien Yazdegerd III.
D’où le rapprochement établi par les chiites entre la descendance de Hussein et Shahrbânû
d’une part, et l’Empire perse pré-islamique d’autre part. Si aujourd’hui encore, rien ne permet
de prouver que l’on soit autrement que face à une légende, cette histoire n’en reste pas moins
solidement ancrée dans la conscience chiite iranienne collective. Et elle participe évidemment
de la légitimation par un grand nombre d’Iraniens du caractère sacré de leur religion d’Etat 13.
13
Voir Jamsheed K. Choksy, Women during the Transition from Sasanian to Early Islamic Times, in Guity
Nashat, Lois Beck, Women in Iran from the Rise of Islam to 1800, University of Illinois Press, 2003, p. 56. Pour
une reflexion plus générale sur les liens entre l’Iran et le chiisme, voir Ahmad al-Wâeli, hawiyat al-tashayyo’
(l’identité de la « chiisatiion »), Dar al-Sofouwwa, Beyrouth.
20
Le chiisme connaît ainsi deux articulations essentielles : une vision duelle et dualiste
du monde et de la religion d’une part ; et la sacralisation des imams d’autre part. On ne saurait
réduire l’ensemble des convictions et préceptes chiites à ces deux seuls éléments, certes. Mais
ils ne participent pas moins des fondements de cette branche de l’islam. Parallèlement, il
convient de noter que le chiisme est porteur de tout un héritage sacré plus connu sous le nom
d’Enseignement, et dont il nous appartient maintenant d’esquisser les traits principaux.
2- L’enseignement sacré : concepts et fondements
Le chiisme a, à l’instar du sunnisme, le Coran et la Tradition (les hadîth) pour
références principales. Mais il se singularise par l’importance qu’il donne à l’Enseignement,
en tant que travail de développement et de transmission des aspects et fondements religieux
au fil du temps. Cet aspect est fondamental puisque, au-delà de notions telles que le droit
canonique, la cosmogonie et l’anthropogonie, ou encore la théologie et l’imamologie, ce sont
la walâya (ou principe d’allégeance) et le ta’wil (noyau de la foi) qui participent des
croyances des chiites pris au sens large.
a- Le corpus sacré
Le Coran, livre sacré des musulmans, est la première source de référence pour les
chiites. Son contenu, une compilation de l’ensemble des paroles révélées par Dieu au prophète
Mahomet par l’intermédiaire de l’archange Gabriel, se révèle ainsi fort de préceptes, maximes
et faits historiques que les musulmans en général tiennent pour principiels. Le caractère réputé
révélé de ce corpus assoie en effet sa sacralité, contrairement par exemple à l’Ancien et au
Nouveau testament qui, du point de vue des fidèles de l’islam, a pour contrainte son
inspiration essentiellement humaine.
Cependant, le fait pour les sunnites et les chiites d’avoir le Coran pour livre sacré en
commun ne les prémunit pas pour autant de tensions et divergences d’appréciation. Cette
particularité s’explique par des interprétations historico-théologiques particulières intervenues
a posteriori, bien après la mort d’Ali, et qui continuent de se vérifier malgré le passage du
temps.
Le principal contentieux lié au Coran remonterait à l’époque de Othman, troisième
calife de l’islam. Pour les sunnites, celui-ci a été le premier à rassembler les versets
21
coraniques révélés à Mahomet, et à les compiler sous forme d’un ouvrage unique, le Coran,
dont le contenu serait resté le même jusqu’aujourd’hui 14. Ainsi, cette communauté de l’islam
reconnaît que l’ordre retenu par Othman pour la restitution écrite des versets coraniques n’est
pas nécessairement conforme à la chronologie de la Révélation ; néanmoins, le contenu du
Coran, qui a été restitué dans son intégralité, ne fait selon eux aucun doute.
D’après les chiites, il en serait allé autrement. Selon eux, c’est Ali qui avait été la
première personne à codifier le Coran. Qui plus est, cette restitution du texte sacré avait été
respectueuse de l’ensemble des versets coraniques, dont certains pans feraient de Ali le
successeur légitime du prophète Mahomet, tout comme ils voueraient aux gémonies le (alors
futur) calife Othman, accusé d’avoir embrassé l’islam par pur opportunisme. C’est pourquoi,
selon les chiites, en codifiant le Coran, le troisième calife l’aurait épuré des éléments les plus
compromettants pour sa personne, ainsi que des versets reconnaissant une valeur sacrée –
divine, pourrait-on presque dire – à Ali et à l’ensemble de son entourage proche – soit sa
femme Fatima et leurs deux enfants, Hassan et Hussein.
Développée au lendemain de l’assassinat du calife Ali, cette conception des
événements historiques sera vite occultée. Les chiites continuent aujourd’hui à croire que le
Coran tel qu’il a été transmis à travers les temps, et qui continue d’ailleurs à être leur propre
livre de référence, a été amputé de certains de ses aspects les plus fondamentaux. Mais
l’insistance sur cet aspect n’est pour sa part plus de mise, sinon au sein des milieux chiites
puristes que l’on pourrait qualifier d’« ultra-orthodoxes ». Pour cette communauté, en effet,
l’assassinat du « martyr Hussein », selon ses propres termes, aura constitué un tournant dans
leur rapport à la religion. Source d’une déconnexion franche entre les pouvoirs spirituel et
temporel, cet événement poussera de même les chiites à considérer que leur salut terrestre
passerait par un grand nombre d’occultations, dont celui relatif à l’histoire vraie du Coran.
Evacuer ce fait du discours religieux officiel était ainsi un moyen de s’épargner toute
confrontation avec un monde majoritairement sunnite. Cependant, cette dissimulation n’est
pas selon eux synonyme de renonciation, loin s’en faut. Dans la croyance chiite, le Coran
« pur » est ainsi réputé avoir été transmis d’imam en imam, jusqu’à avoir été emporté en
secret par le douzième imam. C’est pourquoi la réapparition de ce dernier à la Fin des Temps
sera forcément accompagnée d’une publication de l’écrit originel, signe d’une revanche des
chiites sur l’ensemble des « Ignorants », en tête desquels figurent les adeptes du sunnisme.
Dans l’intervalle, ces particularités continuent à être enseignées dans le cadre de l’éducation
14
Mahomet étant analphabète, il aurait restitué oralement les versets coraniques à la communauté musulmane,
sans être capable de les notifier par écrit.
22
religieuse chiite, bien entendu. De même, l’interprétation ésotérique des versets du Coran, qui
demeure partie des différentes méthodes d’exégèse appliquées par cette communauté, ne
manque pas de faire référence à ces fameux versets amputés, comme pour mieux discréditer
les sunnites. Soit une manière de continuer à insister sur la dimension sacrée de l’imam Ali
ainsi que de son entourage et de sa descendance.
L’autre source religieuse commune aux sunnites et aux chiites réside dans la Tradition
(les hadîth). Pour ces deux communautés, il faut comprendre par ce corpus l’ensemble des
faits et gestes qui auraient accompagné le prophète Mahomet de son vivant, et qui ont fait
depuis l’objet d’une mise par écrit hors cadre coranique. Pour profane qu’elle puisse paraître,
cette démarche n’est pas moins porteuse d’une grande importance pour les musulmans,
puisque le quotidien du Prophète ainsi que celui de ses différents successeurs restent souvent
porteurs de maximes et leçons qui continuent, aujourd’hui encore, à faire référence pour les
fidèles.
Côté sunnite, la première mise par écrit de la Tradition est intervenue près de deux
siècles après la mort du Prophète. Contextuellement, ce sont les gouverneurs abbassides, après
avoir défait l’Empire omeyyade, qui décidèrent de recourir à une historiographie de l’islam
par rapport à laquelle les attentes étaient doubles. La mise par écrit des événements relatifs à
la vie du Prophète permettait en effet de garantir à l’islam la présence d’un ensemble de
préceptes susceptibles de pouvoir faire référence à l’avenir. Mais, par ailleurs, les Abbassides
trouvaient également ici le moyen d’asseoir la légitimité de leur pouvoir, en se déclarant
protecteurs de la religion nouvellement révélée. Le résultat sera la convocation d’un ensemble
d’historiens qui codifieront l’ensemble des données connues sur la vie du Prophète et de ses
différents califes. Mais, la transmission orale se devant d’être envisagée avec prudence, les
différents hadîth établis ne seront pas mis sur un même pied d’égalité. Ainsi, les sunnites
considèrent, aujourd’hui encore, qu’il convient de classer les textes de la Tradition en fonction
de trois critères essentiellement, selon qu’ils sont réputés fiables (sahih), admissibles (hasan)
ou douteux (da’if).
Les chiites évaluent quant à eux les hadîth par des critères sensiblement différents.
Dans leur conception, la Tradition sunnite n’est en effet pas toujours porteuse d’éléments
fiables, d’où la nécessité de s’en référer à des sources plus sûres. C’est pourquoi les volumes
qu’ils prennent pour référence aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux adoptés par les
sunnites. Alors que la Tradition sunnite avait commencé à être élaborée à l’époque des
Abbassides, c’est sous la plume du sixième imam, Jafar al-Sadiq, que les premiers hadîth
23
chiites commenceront à être écrits. Bien que basés sur les mêmes méthodes de recueillement –
la transmission orale -, ceux-ci font cependant fi notamment de faits et dires attribués aux
trois premiers califes de l’islam. C’est ainsi que la Tradition chiite, qui continuera à être
élaborée jusqu’à l’occultation du douzième imam, prendra uniquement en compte les
enseignements attribués aux « Quatorze impeccables », soit Mahomet, sa fille Fatima et les
douze imams du chiisme.
Il arrive aux Traditions sunnites et chiites de se recouper, bien entendu, très
précisément pour ce qui relève d’aspects liés à des problématiques juridiques. Mais, dans la
globalité, la mésentente politico-théologique originelle des deux communautés se retrouve
dans beaucoup de leurs conceptions respectives ainsi que dans la méfiance qu’elles affichent
l’une par rapport à l’autre. Fondamental, ce positionnement se retrouve jusqu’aux professions
de foi défendues par chacun des chiites et des sunnites.
Ainsi, le credo sunnite a pour fondements centraux cinq croyances et actions bien
déterminées. Ici, tout musulman respectueux de sa religion se doit de respecter les préceptes
qui suivent :
-
Etre convaincu de ce que « il n’y a de Dieu qu’Allah et Mahomet est son
prophète » ;
-
Effectuer cinq prières par jour ;
-
Jeûner durant le mois de Ramadan ;
-
Donner l’aumône aux pauvres ;
-
Faire le pèlerinage de la Mecque au moins une fois dans sa vie, si toutefois cela lui
est possible.
Si ces principes se retrouvent également chez les chiites, ceux-ci ont cependant opté
pour un credo officiel qui, sur la forme du moins, se distingue de celui affiché par les
sunnites. C’est ainsi qu’il convient, dans la vision chiite de l’islam, d’être convaincu des cinq
principes qui suivent :
-
Croire en l’unicité d’Allah ;
24
-
Croire en la mission des Prophètes 15 ;
-
Croire à la récompense et au châtiment divins ;
-
Croire en la Justice divine (i.e dans sa variante chiite, soit la « Fin des Temps ») ;
-
Croire dans le principe de l’imamat.
Ces deux derniers points, connus sous le nom de « Principes de l’Ecole », s’avèrent
propres au seul chiisme, et bien évidemment très loin de pouvoir être reconnus et endossés par
les sunnites. La Justice divine fait en effet référence à la réapparition du Qaim, ou Mahdi, sur
terre, événement annonçant la Fin des Temps et la revanche des chiites sur leurs
« oppresseurs », dont les sunnites. Quant au principe de l’imamat, il se réfère tout simplement
au califat d’Ali et à sa descendance, épisode de l’islam qui continue aujourd’hui encore à
alimenter un pan essentiel des tensions opposant les deux principales communautés de
l’islam.
C’est l’ensemble de ces éléments qui ont donc poussé sunnites et chiites à développer
deux conceptions à bien des égards antithétiques de l’islam. Qui plus est, alors que les
premiers restent proches du sens apparent découlant des versets du Coran et de la Tradition
pour ce qui relève de l’interprétation de leur religion, les chiites ont fait de l’ésotérisme une
opération concomitante de l’ensemble de leurs interprétations spirituelles. Cette conception
peut d’ailleurs prendre une tournure qui paraîtra blasphématoire aux yeux de beaucoup de
sunnites, puisque les imams du chiisme, qui jouissent d’une place et d’un rôle exceptionnels,
voire sacrés, se voient considérés tout à la fois comme théologiens, thaumaturges… et
représentants de la figure divine sur terre ! Fondamentale, cette conception se traduit par deux
notions principales : le ta’wîl (ou noyau de la foi) et la walâya (ou principe d’allégeance) 16.
b- Foi et principes d’allégeance
Le ta’wîl est l’un des fondements incontournables de la croyance chiite. Symbolique
de la grande importance accordée par cette communauté à l’ésotérisme, il est présent dans
15
A noter que, dans l’islam, côté sunnite comme chiite, Mahomet est le dernier d’une longue succession de
prophètes divins, entamée par Adam, et qui s’est prolongée avec un grand nombre de messagers, dont Abraham,
Ismaël, Moïse, Jésus, etc.
16
Pour une vision générale de ces notions, voir Henry Corbin, Shi’i Hermeneutics, in Hamid Dabashi, Seyyed
Hossein Nasr, Shi’ism – Doctrines, Thought and Spirituality, State University of New York Press, 1988, pp. 189202.
25
tous les rapports que celle-ci entretient avec la religion. Le Coran et la Tradition se lisent en
effet en fonction de plusieurs strates, donnant lieu à des interprétations diverses et, surtout,
sans cesses approfondies.
Le terme ta’wîl provient de la racine arabe awl, verbe qui signifie « faire retourner ». Il
sous-entend le devoir pour les théologiens chiites d’envisager le texte coranique dans ses
différents sous-entendus et ses significations les plus variées. Contrairement au sunnisme, où
l’exégèse existe mais sans pour autant beaucoup s’éloigner du sens premier des versets
coraniques, le chiisme laisse la voie ouverte à un grand nombre d’interprétations. C’est ainsi
que les savants chiites, depuis le règne de l’imam Ali, se sont consacré à un décodage en
profondeur du sens des versets coraniques. Selon eux, en effet, les phrases révélées par Dieu à
son prophète sont dotées d’un sens si profond qu’il en ressort le devoir pour les croyants
« réels » de les mettre en évidence. Une méthode qui rappelle bien sûr, même si de manière
fort différente à certains égards, la mystique juive. Pour les chiites, les versets coraniques
peuvent en effet être porteurs de sept sens différents, ce qui implique de ne s’arrêter en rien au
sens premier et apparent, mais de s’efforcer bien au contraire à se rapprocher de l’ensemble
des significations souhaitées par le Divin.
Le ta’wîl a ainsi une signification – et des implications – qu’il convient de ne surtout
pas sous-estimer. Considérée comme une hérésie par les sunnites, cette pratique ésotérique
pousse, dans le fond, les chiites à insister sur la légitimité et la prégnance de leur foi. De leur
interprétation coranique découle en effet le plus souvent une série de preuves asseyant, le plus
souvent, le caractère divin de l’imam Ali et de ses descendants.
Mais cette opération d’interprétation symbolique n’est évidemment pas laissée « entre
les mains » de quiconque. Réservée aux douze imams de leur vivant, elle est par la suite
devenue l’apanage des seuls théologiens chiites censés avoir assimilé les enseignements de
leurs maîtres spirituels. C’est pourquoi, au fil du temps, ce sont uniquement les savants
formés dans les écoles chiites et reconnus pour leurs compétences et leur intelligence qui
pourront prétendre à l’explicitation du/des sens ésotérique(s) présents dans tel et tel autre
verset ou hadîth. Qui plus est, le ta’wîl donne évidemment lieu à une polysémie qui pourrait
aboutir à une trop grande pluralité d’interprétations pour nombre de versets coraniques. C’est
pourquoi cette notion, représentative d’une exégèse ésotérique dans un premier temps, ne
tardera pas à évoluer. Les chiites envisagent ainsi aujourd’hui le ta’wîl comme étant
l’opération à l’issue de laquelle émerge un équilibre entre le signifiant des versets coraniques
26
et des hadîth et leur signifié. De ce point de vue, aucun sens ne saurait l’emporter à lui seul,
l’exploit des chiites résidant selon eux dans leur capacité à procéder à une interprétation qui
approfondit les bases et principes religieux sans pour autant verser dans une quelconque
hiérarchisation. L’essentiel restant que la pluralité des sens, symbolique de l’importance
double de l’ésotérique et de l’exotérique, appuie les chiites dans leur conception originelle de
la religion. Tout comme les versets et la Tradition ont un sens apparent et un sens caché, de
même, les imams ont selon eux une part humaine et une part divine. L’interprétation
symbolique des principes religieux a d’ailleurs pour souci régulier de mettre en exergue ce
dernier aspect très précisément, manière d’insister entre autres sur ce que le douzième imam
n’est pas mort, mais volontairement occulté. Soit une preuve de la part divine qui le
caractérise, et qui justifie l’attente de la Fin des Temps par laquelle les chiites se caractérisent.
Parallèlement, il convient de noter l’importance de la notion de walâya (imamat) dans
le credo chiite. Sans elle, l’islam chiite serait tout simplement incomplet, du moins selon les
croyances de ses adeptes.
La walâya rejoint en certains aspects la notion de ta’wîl, et reste donc de ce fait
fonction d’une part ésotérique conséquente. Découle de cela une complexité manifeste sur le
plan purement exégétique, et c’est pourquoi nous nous contenterons de résumer cette notion
fondamentale par son aspect le plus évident et le plus important pour les besoins de notre
analyse.
La walâya se rapporte originellement aux douze imams qui succéderont à l’action de
Mahomet. Si le prophète de l’islam était réputé être porteur du sens premier de la religion
musulmane, ses successeurs chiites seront quant à eux à la croisée du signifiant et du signifié.
Dans cette optique, les imams s’avèrent porteurs d’une part divine extrêmement importante
dans la conception chiite de la foi, puisqu’ils deviennent à la fois continuateurs de la mission
du prophète et « Amis de Dieu ». Mahomet ayant en effet été en communication avec Dieu à
l’époque de la Révélation, les douze imams, qui tirent une grande partie de leur légitimité de
leur « filiation théologique », deviennent par extension des êtres tout aussi bien chéris par
Dieu. Cette conception est loin d’être anodine, et constitue même le noyau central du chiisme.
Le terme walâya découle en effet, dans la langue arabe, de la racine wly, qui a parmi ses
nombreuses définitions le sens d’allégeance. Soit une allégeance des imams à Dieu qui est
sacralisée par le lien privilégié les liant au prophète Mahomet. Cela ne signifie cependant en
rien que l’ « occultation » du douzième imam ait clôt le cycle de la walâya, bien au contraire.
27
Les fidèles chiites ont ainsi continué à faire, à travers les temps, allégeance à Dieu, à son
prophète et aux douze imams, ce qui constitue l’une des formes de la walâya. Mais par
ailleurs, l’ambition constante qu’ont les membres de cette même communauté d’explorer les
mystères de l’islam et de décrypter au mieux le sens ésotérique du Coran et des
Enseignements des imams, caractérise comme telle l’attachement des chiites à cette même
opération de walâya. Dit autrement, tout comme les imams sont des « Amis de Dieu », les
fidèles chiites aspirent eux aussi à se rapprocher du Créateur de l’univers. Ce qui ne saurait
intervenir qu’au terme d’un long chemin spirituel, basé sur l’étude approfondie de l’ensemble
des préceptes et enseignements du chiisme, et qui plus est dans l’intention d’obtenir des
« résultats » perceptibles dans le seul monde sensible. La récompense d’un tel cheminement
ne peut en effet être que divine, et son avènement ne pourra intervenir qu’avec la « Fin des
Temps » et la réapparition du douzième imam. D’ici là, les fidèles chiites auront suivi un
chemin somme toute assez logique que l’on pourrait résumer comme suit : croire aux douze
imams et à leurs enseignements, c’est faire un premier pas vers les « Amis de Dieu », et donc
se rapprocher des personnes saintes les plus en relation avec La Divinité. La récompense
ultime restant quant à elle, bien entendu, fonction des efforts et du degré de compréhension
qu’auront pu développer les chiites vis-à-vis de leurs principaux fondements religieux 17.
La foi des chiites passe ainsi par une exégèse poussée aspirant à révéler le sens caché
des versets du Coran et des Enseignements des imams, ainsi que par une allégeance totale aux
douze imams, à Mahomet et à Dieu. Cet aspect du chiisme se doit d’être constamment présent
à l’esprit, tant il reste central pour la compréhension des schèmes structurants de la pensée de
cette communauté, tant sur le plan temporel que spirituel. L’histoire du chiisme, et les riches
événements politiques et religieux qui l’ont caractérisé, ont en effet contribué à façonner au fil
du temps un noyau chiite commun doublé cependant de quelques particularités
d’appréciation. A l’instar du sunnisme, le chiisme est en effet multiple, en dépit de la
cohésion de base qui le particularise. Ce qui reste dû pour beaucoup à l’interprétation qu’ont
fait bon nombre de savants religieux des requis spécifiques de leur religion.
17
Sur ces notions de ta’wil, de walâya, et de l’herméneutique du chiisme en général, on pourra se référer
utilement à Mohammad Ali-Amir Moezzi, An Absence Filled with Presences. Shaykhiyya Hermeneutics of the
Occultation, in Rainer Brunner et Werner Ende (Edts), The Twelver Shia in Modern Times : Religious Culture
and Political History, Brill Academic Publishers, 2001, pp. 38-56.
28
B – La donne chiite à travers l’histoire
Le chiisme se distingue du sunnisme en ce sens notamment qu’il réaffirme sans cesse
l’importance du recours à l’exégèse. Mais, sur ce point, les religieux chiites ne sont pas
forcément à l’unisson, comme le prouve, à titre d’exemple, l’attachement du chiisme iranien à
la notion de velayat-e-faqih, un point dont se démarque radicalement l’ayatollah Ali Sistani 18.
Une position parmi tant d’autres qui remonte à une origine lointaine mais dont les détails nous
sont connus aujourd’hui. Le chiisme a en effet, à l’instar du sunnisme, eu des écoles
originelles dont les apports progressifs modifieront la vision développée par certains chiites
quant à la notion de séparation du temporel et du spirituel. Ce point est fondamental car il
aura des implications sur la notion de la marja’iyya et son importance dans l’organisation des
communautés chiites contemporaines.
1- Les principales écoles
La séparation du temporel et du spirituel dans le chiisme, décision de raison due aux
circonstances du meurtre de l’imam Hussein, continuera à prévaloir après la disparition du
Mahdi, ou douzième imam. Mais les discussions théologiques que continueront à entretenir
les hommes religieux chiites à un niveau interne n’empêcheront en rien cette branche de
l’islam de connaître des évolutions liées à une conjoncture qui a parfois pu leur paraître
favorable.
C’est le 10e siècle qui représentera une période charnière pour les évolutions
intellectuelles du chiisme. Si l’arrivée des Abbassides au pouvoir, dès la moitié du 8e siècle,
avait poussé une partie des chiites à se contenter du simple rôle de conseillers gravitant au
sein d’une cour dominée par des gouverneurs sunnites, la prise du pouvoir de Bagdad par les
Bouyides chiites en 945 apportera une première nuance importante dans les convictions
développées par cette communauté jusqu’alors. En effet, alors que les événements intervenus
depuis l’assassinat de Hussein avaient poussé les chiites à opter pour une attitude attentiste
par pragmatisme et souci de « sauvegarde de la communauté », le fait pour eux de se
retrouver au pouvoir leur donnait l’occasion de prétendre à l’appropriation d’un pouvoir
temporel susceptible de se nourrir d’apports et de principes spirituels chiites à proprement
parler. Il n’en sera finalement rien dans les faits, l’exercice du pouvoir chiite sur l’Irak et
18
A noter une distinction importante au demeurant : Ali Sistani est plus précisément opposé à la définition
donnée par Rouhollah Khomeiny du rôle du velayat-e-faqih, qui s’assimile à une fusion du spirituel et du
temporel dans les mains d’une seule autorité religieuse. Pour Sistani, le velayat-e-faqih doit au contraire s’en
tenir à l’énonciation de seuls principes religieux, ceux-ci ne pouvant empiéter sur le rôle dévolu à l’Etat.
29
l’Ouest de l’Iran contemporain ne se traduisant pas par une « chiitisation » de la sphère
temporelle. Mais l’intermède bouyide (945-1062) provoquera chez les chiites une première
prise de conscience de ce que la réapparition du Mahdi comme condition sine qua non à
l’exercice du pouvoir politique sur des bases religieuses qui leur soient propres n’était pas
forcément un préalable 19. Ce « sursaut chiite », caractéristique du 10e siècle, sera limité dans
ses applications ; mais il mérite d’être retenu comme l’un des événements capitaux dans
l’évolution théologique de ce schisme de l’islam. Il donnera ainsi lieu à ce qui est connu
depuis sous le titre des apports de « l’école de Bagdad ».
Chassés de Bagdad par les Turcs seldjoukides dès la moitié du 11e siècle, les Bouyides
vont être contraints de se replier sur la ville irakienne de Hilla. Leur perte du pouvoir ne les
poussera néanmoins pas à porter un coup d’arrêt à leur réflexion sur les modalités d’exercice
du pouvoir et la manière par laquelle les chiites doivent s’accommoder de l’autorité
temporelle les dirigeant. Bien au contraire, les principaux apports des théologiens du chiisme
resteront très présents et respectés. Ainsi ira-t-il, par exemple, des règles préconisées par alMufîd, savant de la fin du 10ème siècle qui théorisera notamment la manière par laquelle les
chiites peuvent s’accommoder, dans certains cas, d’une composition avec le pouvoir en place.
Par exemple, pour lui, rien ne pouvait empêcher les savants religieux (ou « juristesthéologiens ») chiites de collaborer avec un pouvoir pourtant perçu comme injuste et
illégitime à compter du moment où cette démarche avait pour conséquence la sauvegarde des
intérêts et du statut d’une communauté chiite concernée. Soit une manière d’opérer une
distinction entre le Juste et l’Injuste, tout en clarifiant les conditions pour une participation des
chiites au pouvoir temporel. Un point très important, provoqué par l’accès des Bouyides au
pouvoir, mais qui gardera son importance dans les siècles suivants 20.
Si l’école de Bagdad, du fait notamment des apports du cheikh al-Mufîd, avait
provoqué les premières théorisations quant aux conditions de participation des chiites à un
pouvoir pourtant perçu comme « impie », l’école de Hilla aura quant à elle pour principale
caractéristique la distinction qu’elle entreprendra entre l’Ijtihâd et le Taqlîd. Opérée par les
cheikhs al-Muhaqqiq et al-Allâma, cette nuance aura pour effet d’accentuer l’importance des
apports des hommes religieux dans la supervision des affaires de la communauté chiite. Il
convient de ne pas en déduire une quelconque immixtion franche des hommes religieux dans
19
Voir Jawdat al-Qazwyni, al-marja’iya al-dîniya al-‘olyâ ‘inda al-shî’a al-imâmiya (La marja’iya religieuse
suprême dans le chiisme imamate); Beyrouth, Dar al-rafidayn, 2005, pp. 74-76.
20
La question du pouvoir temporel dans le chiisme reste aujourd’hui encore bien évidemment centrale, mais elle
a été le propre des réflexions développées au sein de cette branche de l’islam des années durant. Voir notamment
Tawfîq al-Seif, Nazariyat al-solta fîl-fiqh al-shî’i (La théorie du pouvoir dans le fiqh chiite), Beyrouth, al-markaz
al-thaqâfi al-‘arabi, 2002.
30
le temporel, puisque ceux-ci restaient, à l’instar de tous les membres de leur communauté,
soumis aux règles édictées par le pouvoir les chapeautant. Néanmoins, de la distinction entre
Ijtihâd et Taqlîd découlait une première hiérarchisation franche des chiites dans leur
ensemble.
Après l’occultation du Mahdi, les chiites restaient en effet dans l’attente de son retour
afin de voir la Justice régner sur terre. Dans l’intervalle, ils considéraient qu’aucun relais
terrestre ne pourrait prétendre au même degré de sacralité que celui reconnu aux imams, et
c’est pourquoi tout chiite se voyait dans le devoir d’approfondir lui-même ses connaissances
sur l’islam, la Tradition et les enseignements des imams. Avec l’école de Hilla, il sera insisté
sur le fait que l’approche analytique des fondements du chiisme ne pouvait être l’apanage de
tout un chacun. D’où cette importante distinction : seraient dorénavant moujtahid les
personnes à mêmes d’interpréter par elles-mêmes les principes et éléments de foi chiites, soit
les « docteurs de la Loi ». Quant aux personnes ne pouvant prétendre à une telle profondeur
d’analyse et d’interprétation, soit l’écrasante majorité des membres de la communauté chiite,
elles se verraient contraintes à se placer sous l’égide et les enseignements d’une autorité
spirituelle de leur choix ; elles opteraient ainsi par là pour le taqlîd, c’est-à-dire « l’imitation »
d’un docteur de la Loi, devenant lui-même marja’-taqlîd, ou objet d’imitation de la part de ses
fidèles. Cette accentuation gardera son importance au fil des siècles, et est devenue
incontournable dans l’évaluation de la donne chiite contemporaine : dans le seul Irak,
l’ayatollah Ali al-Sistani est une autorité supérieure incontournable, située au croisement du
politique et du religieux, qui a valeur de moujtahid supervisant les intérêts de ses adeptes,
appelés pour leur part les moqallidoûn (ou adeptes du Taqlîd).
Notons enfin que l’année 1501 sera une autre de ces dates fondamentales dans
l’évolution historique du chiisme. La proclamation par les Safavides perses du chiisme
duodécimain comme religion d’Etat, décidée afin de créer un contrepoids solide à l’Empire
ottoman sunnite, se doublera en effet de la mise en place et de la consolidation d’un pôle
religieux chiite placé sous le contrôle du politique. Cette tentative inédite avait ainsi pour
objet de faire du religieux un socle favorisant l’unité des chiites placés sous l’administration
du pouvoir safavide. Mais on ne peut pour autant en déduire qu’il y aura là une fusion du
politique et du religieux dans un seul et même ensemble. Les sphères temporelle et spirituelle
restaient en effet séparées, même si les moujtahid arriveront, graduellement, à asseoir leur
importance et à gagner leur indépendance, financière notamment, vis-à-vis des autorités. Sans
compter l’accroissement des prérogatives qu’ils s’attribueront, puisqu’ils feront valoir leur
aptitude à exercer des actes religieux qui, précédemment, leur étaient interdites car réservées
31
aux douze imams. Ainsi de la direction des prières collectives, ou de l’énonciation des
décisions judiciaires par exemple 21.
Le champ des compétences légitimes susceptibles d’être exercées par les mujtahid
n’aura de cesse de s’accroître au fil du temps, même après la chute des Safavides. Si, dans les
faits, la séparation du temporel et du spirituel continuera à prévaloir, il est à noter l’une des
autres innovations majeures du chiisme apparue sous le règne des Qajars (1794-1925) 22. Dans
le premier tiers du 19e siècle, on assistera en effet à l’apparition du terme de wilâya-al-faqîh,
(ou velayat-e-faqih en persan) qui garde une grande importance aujourd’hui encore. Cette
notion, que l’on peut traduire par le terme de « théologien-juriste », est en effet au centre des
principales évolutions du chiisme contemporain. Elle signifie la possibilité pour certains
mujtahid de s’approprier pleinement des compétences pourtant réservées pendant longtemps
aux seuls imams. L’apparition du terme en 1830 provoquera ainsi un débat important et
passionné dans le chiisme, qui devra attendre la prise du pouvoir en Iran par l’imam
Khomeiny afin de connaître ses premières interprétations pratiques controversées.
2- La question de la Marja’iyya
La question contemporaine de la Marja’iyya est l’aboutissement de plusieurs siècles
d’analyses et de débats théologiques internes
au
chiisme.
Les
premières
implications
concrètes en rapport avec cette question sont intervenues à partir du 10e siècle, avec la prise
du pouvoir de Bagdad par les Bouyides. C’est à partir de ce moment en effet que la
communauté chiite va se diviser en deux courants : l’un dit Traditionaliste (ou akhbâri),
l’autre Rationaliste (ou usuli) 23.
Il serait bien sûr erroné de vouloir considérer que l’un et l’autre de ces courants
s’opposent pleinement sur les principes théologiques du chiisme. Bien au contraire, c’est le
consensus et la communauté dans les points de vue qui continueront – et continuent – à lier
Traditionalistes et Rationalistes. Cependant, la façon par laquelle il convient d’interpréter les
Enseignements des imams, et partant d’envisager l’organisation des sphères temporelle et
spirituelle au sein du chiisme, est la pierre d’achoppement majeure pour les tenants de ces
deux courants. Ainsi, alors que, de manière générale, les Traditionalistes restent en faveur
21
Sur la conversion des Safavides au chiisme, voir Gene Ralph Garthwaite, The Persians, Blackwell Publishers,
2004, pp. 157-190.
22
Ibid., pp. 191-220.
23
Pour une présentation claire de l’histoire de ces deux courants, voir Robert Gleave, Akhârî Shî’i usul al-fiqh
and the Juristic Theory of Yûsuf b. Ahmad al-Bahrâni, in Robert Gleave, Islamic Law – Theory and Practice, I.
B. Tauris, 2001, pp. 24-45.
32
d’une perpétuation de la séparation du politique et du religieux dans la gestion des affaires de
la Cité qui est amenée à durer tant que le Mahdi restera occulté, les Rationalistes restent quant
à eux attachés à une vision beaucoup plus « progressiste », considérant que la perpétuation de
cette séparation n’est pas – ou plus – une condition sine qua non.
Il convient cependant de noter que cette question de l’interprétation de la nature du
« Guide » de la communauté n’est pas un caractère distinctif exclusif des convictions portées
par chacun des deux courants. Le noyau de dissension originel concerne en effet la manière
par laquelle il convient d’interpréter les textes et référents du chiisme. Pour les
Traditionalistes, c’est ainsi l’attachement aux textes et interprétations tels qu’ils ont existé
jusqu’à l’Occultation du douzième imam qui doivent continuer à prévaloir ; les Rationalistes
sont quant à eux beaucoup plus en faveur d’une interprétation poussée de ces acquis, quitte à
en arriver à des applications éventuellement en décalage avec des recommandations
religieuses originelles. Est-ce à dire que tout Traditionaliste demeure convaincu de la
nécessité de maintenir la séparation des sphères temporelle et spirituelle, et vice-versa ? Pas
forcément. Pour preuve, l’Ayatollah Sistani, figure incontournable du chiisme irakien, et qui
prône une séparation des affaires temporelles et spirituelles, ne s’inscrit pas moins dans la
lignée des hommes religieux rationalistes du chiisme 24. Un point sur lequel il se démarque,
d’ailleurs, de la posture iranienne contemporaine.
Si la notion de velayat-e-faqih (le « juriste-théologien » chiite) est apparue pour la
première fois à partir de 1830, sous la plume du cheikh irakien chiite Ahmed al-Naraqi 25, ses
prémices sont toutefois antérieures. L’arrivée des Bouyides au pouvoir à Bagdad avait posé
pour la première fois la question des relations que le spirituel et le temporel se devraient
d’entretenir à l’avenir. La proclamation du chiisme comme religion d’Etat par les Safavides
perses en 1501 marquera encore plus concrètement la possibilité de faire d’un Guide chiite le
responsable des affaires tant politiques que religieuses de la Cité. Mais sur le plan de
l’application, il n’y aura pas pour autant de mise en application concrète de cette éventualité,
le Sultan exerçant ses prérogatives indépendamment des chefs religieux, qui pour leur part se
verront de moins en moins soumis à l’emprise de ce dernier. Si le débat n’en restera pas
moins posé, il faudra au bout du compte attendre la fin des années 1970, et l’arrivée de
l’imam Khomeiny au pouvoir en Iran, pour que le débat soit soudainement tranché.
24
James D. Tracy, Europe’s Reformations, 1450-1650 : Doctrine, Politics, and Community, Rowman and
Littlefield Publishers, 2006, p. 305.
25
Qassem al-Maliki, Welayat el-faqih : Bayna al-Naraqi wal-Imam al-Khomeyni (Le velayat-e-faqih : de alNaraqi à l’Imam Khomeiny), texte disponible à l’adresse Internet : http://www.naraqi.com/ara/d/aab/aab7.htm
33
L’ayatollah Khomeiny avait, tout au long de son évolution intellectuelle et
théologique, et durant son exil irakien, eu le temps de mûrir sa vision quant aux modalités
d’exercice du pouvoir en milieu chiite. Ainsi, la nécessité qu’il y avait selon lui pour le
velayat-e-faqih, le juriste-théologien, de prendre en mains les affaires du pays sans devoir
attendre pour cela le retour de l’imam occulté verra sa franche application dès son retour en
Iran, suite à la chute du Shah Pahlavi 26. Il ne nous appartient évidemment pas de rentrer ici
dans le détail des événements de la Révolution islamique iranienne, mais plutôt d’en esquisser
les traits concrets en rapport avec la notion de la Marja’iyya. De fait, Khomeiny procèdera dès
les premiers mois de son retour à la création d’une « fonction » qui, bien que découlant de sa
vision des modalités chiites d’exercice du pouvoir, ne semblait pas moins faite à sa mesure.
Selon lui, les affaires iraniennes se devaient d’être déterminées par les souhaits de la sphère
religieuse. C’est pourquoi, l’exécutif dépendrait dorénavant des règles et principes esquissés
par un ensemble d’hommes religieux, les fuqahâ. Néanmoins, la bonne fluidité d’un tel
système se devait aussi, selon lui, d’être garantie par la présence d’un leader religieux
suprême, méritant, et à même d’éviter tout court-circuitage des modalités décisionnelles en
matière politique comme religieuse. D’où l’institution du poste – et du personnage – de
velayat-e-faqih, le juriste-théologien, et Guide suprême de la Révolution, référent tant d’un
point de vue spirituel que temporel, et dont les profondes connaissances en matière
théologique et juridique restent des qualités principales et requises pour la légitimité de sa
fonction. Khomeiny ne faisait ici que mettre en application une conception qu’il avait
officialisée, dans ses écrits, dès 1975.
Il convient de distinguer aujourd’hui trois modalités majeures à travers lesquelles peuvent s’exercer les
compétences et actions (la wilâya) d’un marja’ donné :
-
la wilâya khâssa (wilâya privée) : elle pousse le marja’ qui croît en ses fondements à confiner son
action et ses aires de compétence aux seuls aspects religieux et financiers liés à l’organisation de la
vie des adeptes en société. C’est une conception qui s’applique aujourd’hui au cas de l’ayatollah
Ali Sistani notamment.
-
la wilâya ‘âmma (wilâya générale, ou publique) : elle s’apparente à une fusion du spirituel et du
temporel dans les mains d’un même marja’. C’est bien entendu la conception développée par
Rouhollah Khomeiny, et que défend et exerce aujourd’hui le Guide suprême et ayatollah iranien
Ali Khamenei.
26
Pour une vision partisane et panégyrique, mais non moins passionnante de l’itinéraire spirituel de Rouhollah
Khomeiny, voir Hassan Fouad Hamadeh, Rajol min ahli Qom (un homme de la famille de Qom), Qom, Maktabat
Fadâk, 2005.
34
-
la wilâya wosta (wilâya médiane) : située entre les deux wilâya précitées, comme l’indique son
nom, cette conception revient pour le marja’ à pouvoir prétendre à l’édiction de principes en
matière tant spirituelle que temporelle, mais sans pour autant prétendre pouvoir endosser
l’essentiel des prérogatives liées à ces deux sphères. On retrouve cette modalité d’exercice de ses
prérogatives dans le cas du marja’ libanais Mohammad Fadlallah 27.
Le velayat-e-faqih iranien devait-il dès lors s’imposer à l’ensemble des chiites, tous
pays et toutes tendances confondus ? Ce sera loin d’être le cas. Certes, les appels de
l’ayatollah Khomeiny à l’ « exportation de la Révolution islamique » signifieront de facto sa
volonté de voir les chiites du monde entier se rallier à sa vision des choses et se fondre sous la
coupe de l’Iran. Mais il n’est pas pour autant possible d’en déduire que les chiites du monde
entier, dont ceux présents dans les pays avoisinant l’Iran, décidèrent dès lors de s’en remettre
au Guide de la Révolution islamique. La nature autoritaire des régimes encadrant les chiites
du Moyen-Orient ne suffit d’ailleurs pas à expliquer entièrement ce phénomène. Plus que tout,
les chiites situés en-dehors de l’Iran, quand bien même ils auraient pu être tentés par les
appels de Khomeiny, sont en effet restés conformes à une vie en commun limitée à leur cadre
national, et indépendamment de toute politique d’alliance, objective soit-elle ou non, comme
nous le verrons un peu plus loin. Car au final, le chiisme politique, qui répond à des
particularités historico-théologiques, a connu une première reformulation significative avec le
retour de l’ayatollah Khomeiny en Iran et sa participation des orientations politiques du pays,
dès 1979. Mais la force de cet événement ne semble pas pour autant avoir poussé les chiites
du monde, arabes ou non, à être tentés par une solidarité de corps. Le chiisme de la fin des
années 1970 répondra en effet à une situation particulière du fait des craintes affichées par des
gouvernements majoritairement sunnites à son égard, et qui s’exerceront à l’encontre des
communautés chiites nationales de la région. Mais l’analyse de ces particularités permet
d’esquisser, a posteriori, une donne chiite moyen-orientale très particulière, et beaucoup plus
bigarrée qu’il ne pourrait parfois y paraître de prime abord.
Reste à préciser, néanmoins, ce qu’il en est des conditions d’accès d’une personne
donnée au statut de marja’. Force est de constater en effet que cette fonction suprême reste
réservée à un nombre relativement réduit de personnes, qui ont pour obligation préalable de
27
Voir Mohammad Hussein Ali al-Saghîr, Asâtîn al-marja’iya al-‘uliâ (les ténors de la haute marja’iya),
Beyrouth, Moassassat al-Balâgh, Dâr Saloûni, 2003, pp. 116-118. Ces définitions sont bien entendu le résultat
d’une longue exégèse chiite ainsi que de débats qui se sont étendus, selon l’auteur, sur une période de plus de dix
siècles.
35
suivre un long cursus d’enseignement amené à les doter de compétences théologiques très
élaborées.
Ainsi, si certaines écoles considèrent, en théorie du moins, que tout chiite est un
mojtahed, c’est-à-dire un croyant à même d’interpréter sainement les textes religieux (Coran
comme hadiths), une vision plus traditionnelle consiste pour sa part à considérer que les
modalités d’ascension hiérarchique de tout chiite ayant l’ambition de se consacrer aux affaires
religieuses passent par trois phases successives, donnant lieu pour chacune d’entre elles à
l’obtention d’un grade précis : les oulémas, les mojtaheds, et enfin les marja’. Mais dans les
faits, n’est pas marja’ qui veut, bien entendu, ce qui répond à certaines spécificités et
explique, au final, le nombre réduit de marja’ existant actuellement.
Les conditions scientifiques sont évidemment fondamentales pour l’accès à ce statut.
C’est ainsi que les capacités d’assimilation, de raisonnement, ainsi que les qualités de piété,
de dévotion et de justice figurent parmi les requis incontournables pour toute personne
aspirant à la marja’iyya. En tant que personne inscrite dans une certaine forme de sacralité
post-imamat, le marja’ ne peut en effet présenter un quelconque caractère faillible, sans quoi
ses vocations à être un référent spirituel tout en incarnant une sorte de modèle pour ses
adeptes n’auraient plus de sens. S’ajoute à cela bien entendu la nécessité pour tout aspirant à
la marja’iyya de faire preuve d’un haut degré de savoir en matière de juridiction islamique et
de facultés de déduction et d’interprétation (le fiqhet le usul al-fiqh), que mettent en exergue
tant ses méthodes d’enseignement que le contenu de ses écrits et réflexions. Une fois ces
conditions réunies, c’est un comité d’experts qui valide, le cas échéant, l’accès d’une
personne donnée à la fonction de marja’. Cas dans lesquels on peut évidemment pousser la
logique encore plus loin, en distinguant le marja’ du marja’ al-a’zam (marja’ suprême), qui
est unique, et qui officie en tant que Guide de la République islamique d’Iran 28. Mais on ne
peut pour autant en déduire le faire que ce marja’ suprême puisse s’imposer à tous les chiites.
Bien au contraire, et en dépit des limites qui peuvent s’imposer à une partie de la réflexion sur
la marja’iyya chiite contemporaine du fait de l’impossibilité de fait qu’il y a à quantifier le
nombre d’adeptes de chaque marja’, il est à noter que l’ayatollah Khomeiny lui-même ne
semble pas avoir eu de son vivant, et en tant que Guide suprême, une aura qui ait dépassé
substantiellement les limites frontalières de l’Iran. L. Walbridge note ainsi que la popularité
de Khomeiny avait été due pour beaucoup à son rôle dans la chute du régime du Shah, et que
à son époque, les Irakiens étaient pour leur part restés majoritairement acquis à l’ayatollah
28
Voir Linda S. Walbridge, Shiism and Authority, in The most learned of the Shi’a : The Institution of the Marja
Taqlid, Oxford University Press, 2001, pp. 4-5.
36
Abul-Qassim Khoei, tout comme ils avaient été précédemment très en phase avec l’ayatollah
Muhsin al-Hakim 29.
Il faut également souligner, parallèlement à ces aspects qui restent très liés à des
éléments de type éducationnel, les preuves préalables qu’un marja’ potentiel peut avoir à faire
en termes de développement de réseau (le networking) pour être investi dans ses fonctions de
référent spirituel, et quand bien même cet aspect relève pour une grande part de l’implicite.
Les marja’iyya dépendent en effet en partie non négligeable de considérations matérielles,
leurs rentrées financières passant par la récolte de pourcentages et dons divers auprès de leurs
fidèles, et pour lesquels le khoms (littéralement, le cinquième du revenu) reste la plus grande
ressource 30. Sans ces moyens financiers, il n’y a ainsi pas moyen pour un référent spirituel
donné de faire la preuve de ses capacités. Tout comme il y a difficilement matière pour lui à
prétendre à une indépendance effective vis-à-vis du gouvernement dont il relève
territorialement. Un aspect qui revêt bien entendu une importance considérable pour qui
constate que, en dépit des grandes difficultés qui s’imposent en matière de vérification de la
portée de l’action des marja’ contemporains, beaucoup se dit quant à une influence de la part
de l’ayatollah Sistani qui dépasserait à bien des égards le potentiel acquis par l’ensemble des
référents spirituels concurrents, dont le Guide suprême Ali Khamenei. C’est d’ailleurs ce que
souligneront, que ce soit directement ou indirectement, l’ensemble des interlocuteurs
interrogés dans le cadre de cette étude. Car il convient bien de parler d’une mise en
concurrence des marja’iyya chiites contemporaines, au moins sur le plan spirituel, avec des
ramifications que l’on devine présentes à niveau politique. Est-ce à dire pour autant que les
affaires des chiites contemporains ont pour principal, voire seul déterminant, les modalités de
tractation et positionnements entretenus par les principaux marja’ chiites contemporains ? Il
semble abusif de le penser, comme nous le verrons plus loin dans cette étude. Cependant, cela
n’occulte pas pour autant une réalité tangible, perceptible dans les propos de certains chiites
moyen-orientaux, qui semblent généralement unanimes dans la reconnaissance du fait que
l’ayatollah Ali Sistani, qui a d’ailleurs aujourd’hui en main la supervision de l’ensemble des
intérêts de la famille Khoei, serait le marja’ contemporain doué du plus grand nombre
d’adeptes. Un fait qui garde son importance aux vues des bouleversements irakiens récents, et
qui montre surtout que la présence d’environ 200 000 clercs chiites en Iran, contre seulement
29
Ibid, p. 5.
A côté du khoms, les marja’iya ont pour principale sources de revenus le kharaj (ou taxe foncière), la jezya (ou
taxe minoritaire) et les kaffârât (ou sommes payées aux vues d’expiation d’un péché ou de réparation d’un
dommage précis). Bien entendu, cela implique que, plus un marja’ a d’adeptes, plus il se voit solide
financièrement, phénomène d’autant plus capital que, officiellement du moins, aucune instance exécutive n’a le
droit de pourvoir aux besoins financiers d’un marja’ donné.
30
37
12000 dans le reste de la région et du monde 31, n’est pas forcément synonyme de la détention
par Téhéran d’un quelconque monopole du chiisme. Ali Sistani, bien que de nationalité
iranienne, est en effet établi aujourd’hui à Najaf, en Irak.
Les fondements religieux et intellectuels du chiisme répondent ainsi à des
particularités poussées et riches en événements et conceptions diverses, qui ne favorisent
évidemment en rien la possibilité pour tout un chacun d’envisager cette branche de l’islam au
travers d’un seul prisme monolithique. De même, le rôle et les prérogatives des marja’ restent
elles-mêmes fonction de considérations diverses, qui contribuent à leur tour à accentuer la
complexité de la donne chiite contemporaine. Cependant, à cette esquisse établie en amont
répond bien évidemment une autre réalité liée à l’état de la « base » chiite, c’est-à-dire aux
modalités contemporaines d’organisation sociale et politique et de vie en commun des fidèles
chiites. Ceux-ci ont le plus souvent évolué au gré de contextes politiques et environnementaux
spécifiques et particuliers, qui sont tout aussi intéressants à mettre en perspective. En effet,
tout comme nous venons de voir que le chiisme est très riche d’un point de vue hiérarchique
religieux, les fidèles chiites ont eux-mêmes été confrontés au fil de l’histoire à des
événements politiques spécifiques qui se sont imposés à eux en tant que citoyens évoluant
dans un cadre national déterminé et qui ont souligné leur abondante diversité, et surtout
l’impossibilité pour quiconque de pouvoir les fondre dans un seul et même moule. Ni
pleinement politiques, ni entièrement religieux, les enjeux qui s’imposent aujourd’hui aux
chiites en général semblent en effet être beaucoup plus fonction d’une conjonction de ces
deux éléments… avec in fine la nécessaire primauté de l’une de ces sphères sur l’autre.
31
Mehdi Khalaji, The Last Marja : Sistani and the End of Traditional Religious Authority in Shiism, The
Washington Institute for Near East Policy, Policy Focus n° 59, septembre 2006.
38
II – Les enjeux politico-religieux liés à la donne chiite contemporaine
Le chiisme est loin de pouvoir être envisagé à travers un prisme monolithique. A la
complexité doctrinale de cette branche de l’islam correspond une multitude de situations
contemporaines. Il convient ainsi de distinguer tout d’abord le chiisme suivant qu’on
l’envisage dans sa/ses dimension(s) géographique, politique(s), ou encore théologique. D’où
la nécessité qu’il y a pour nous de procéder à une analyse de la donne chiite contemporaine
qui distingue deux éléments aux multiples ramifications, à savoir : d’une part, une mise en
perspective des pôles de regroupement effectifs des chiites aujourd’hui, ainsi que l’évocation
de leurs représentants les plus connus et/ou les plus susceptibles d’avoir une influence
politique et/ou religieuse sur leur(s) communauté(s) ; et d’autre part, une analyse de
l’importance prise par les questions théologiques propres au chiisme dans l’esprit et la
formule des marja’ contemporains les plus importants.
A – Un chiisme, des chiites ?
Parler de chiisme implique une prise de conscience de la pluralité des communautés
membres de cette branche de l’islam. En 1920, les chiites d’Irak, qui composaient l’essentiel
des citoyens irakiens scandant haut et fort leur opposition à l’occupation britannique de leur
pays, n’avaient pas entraîné de mouvements de solidarité de la part des chiites perses comme
arabes situés à l’extérieur des frontières « provinciales » irakiennes. De même, en 1979,
l’accès au pouvoir en Iran de l’Ayatollah Khomeiny a bénéficié d’une ferveur manifestée, au
moins en apparence, par de seuls citoyens iraniens. Est-ce à dire que les chiites privilégient, à
la manière des druzes, une allégeance au seul cadre national les régissant ? La nature
autoritaire de l’écrasante majorité des régimes moyen-orientaux contemporains suffit-elle à
expliquer le silence de nationaux chiites ? A supposer que le cadre national prime dans la
vision des chiites, comment expliquer dès lors que l’ayatollah Sistani, figure incontournable
du chiisme irakien, continue à porter la nationalité iranienne en dépit de son rôle important
dans l’évolution de l’Irak ? Répondre à ces questions implique d’établir au préalable une
« radiographie du chiisme » avec la mise en exergue des principaux pôles de regroupement
chiites moyen-orientaux contemporains. Cette démarche, quand bien même elle vise à évaluer
le degré d’aptitude des chiites à s’organiser d’une manière transnationale, ne peut pour autant
faire l’économie d’une analyse du chiisme tel qu’il s’organise au sein de chaque pays au
39
préalable. C’est en effet dans le cadre des Etats-nations contemporains que les chiites du
Moyen-Orient continuent à exister et à revendiquer leur citoyenneté 32.
1- Les chiites d’Irak
Le chiisme en Irak constitue l’une des pierres angulaires de toute réflexion sur l’avenir
politique du Moyen-Orient. Les chiites irakiens formeraient en effet 60% des habitants de ce
pays, soit un total d’environ 14 millions de personnes. Qui plus est, deux des principales et
incontournables villes saintes du chiisme (Najaf et Karbala) se trouvent en territoire irakien. Il
ne faut cependant pas, à l’instar des autres pays de la région, en déduire que les chiites d’Irak
formeraient un bloc monolithique et indéfectible. Dans ce pays plus que dans tout autre, les
chiites se distinguent en effet clairement par la nature de leurs affiliations politiques,
religieuses, voire politico-religieuses. Une situation qui trouve son explication originelle dans
un grand nombre d’événements politiques et historiques intervenus sur la scène régionale et
nationale.
a- Najaf et Karbala, sanctuaires du chiisme
Les villes saintes du chiisme en Irak ont été fondées autour des tombaux des imams Ali et
Hussein. Par leur caractère sacré, Najaf, Karbala, Samara, et Kazimayn devinrent le lieu de
résidence de nombreux oulémas chiites ainsi que des centres religieux et culturels pour
l’enseignement du dogme duodécimain. Elles représentaient également d’importants centres
de pèlerinages chiites. Najaf et Karbala sont cependant devenues, au fil du temps, les deux
sites majeurs de pèlerinage chiites en Irak et ont émergé comme les plus importants centres
d’enseignement et d’autorité religieux du monde chiite entre les années 1791 et 1904. 33
Au dix-huitième siècle, fuyant la chute de la dynastie safavide aux mains des Afghans
sunnites et l’arrivée au pouvoir de Nadir Shah ainsi que des conditions de vie de plus en plus
difficiles, un nombre important d’oulémas iraniens ont émigré vers les deux villes saintes de
Najaf et Karbala. Cette émigration massive - liée à la chute des Safavides et à la crise en Iran associée au déclin de l’enseignement chiite en Iran va transformer les deux lieux saints en
32
L’Iran étant un pays à l’écrasante majorité chiite duodécimaine imamite, il ne fera pas l’objet de
développement particulier dans le cadre de cette section descriptive.
33
Meir Litvak, Shi’i scholars of nineteenth-century Iraq: The ‘ulama’ of Najaf and Karbala’, Cambridge
University Press, 1998, p.1
40
principaux centres d’érudition chiite au dix-huitième siècle. 34 Elles perdront néanmoins
progressivement ce statut au cours du vingtième siècle.
Durant le 19ème siècle, les chiites d’Irak reconnaissaient l’autorité religieuse et politique
des grands marja’ des villes saintes, alors en grande majorité persans. C’est à cette période et
dans ces lieux que la structure et le contenu de l’enseignement supérieur chiite et de
l’institution de l’autorité religieuse se sont finalisés pour perdurer jusqu'à ce jour.
Ce qui rend unique la communauté d’enseignement dans ces villes saintes est le fait
qu’elle a été fondée largement par les oulémas eux-mêmes dans le but de devenir un centre de
savoir et d’apprentissage, et non par l’Etat ou par des notables à des fins politiques,
administratives ou sociales. Ainsi ce centre d’apprentissage était-il largement indépendant du
pouvoir 35. En outre, la faiblesse du pouvoir ottoman à Bagdad a permis aux oulémas des
villes saintes de se dégager de toute interférence du gouvernement. Ainsi, à la différence des
oulémas et des institutions sunnites de Baghdad, Mossoul et Bassorah, les oulémas chiites
n’étaient pas les intermédiaires locaux du pouvoir et ils jouissaient de ce fait d’une
indépendance totale 36.
Après l’élimination des Mamelouks, de nombreux walis ottomans ont cherché a restaurer
l’autorité du gouvernement sur les villes saintes semi autonomes. En 1843, Najib Pasha
investit Karbala et en 1852, Namiq Pasha essaya de soumettre Najaf. Cependant, après cette
date, les Ottomans ne cherchèrent plus à s’emparer des villes saintes, reconnaissant ainsi
tacitement le statut particulier de ces villes. L’indépendance financière des chiites de Najaf et
Karbala les encourageait à avoir une politique d’autonomie, et la faiblesse de l’administration
ottomane empêchait les autorités de changer cette situation 37.
Les pèlerinages croissants ainsi qu’un meilleur approvisionnement en eau ont fourni les
moyens matériels et financiers aux lieux saints qui pourront devenir de véritables institutions
d’apprentissage. En outre, la réémergence de la doctrine usuli a fourni aux oulémas les
instruments doctrinaux nécessaires pour jouer un rôle religieux et communal plus actif. C’est
dans ce contexte que les deux villes saintes se sont imposées tout au long du dix-neuvième
siècle comme les deux plus importants centres de formation chiites 38.
34
Ibid, p.13
Ibid, pp.1-2
36
Pierre-Jean Luizard, La formation de l’Iraq contemporain : le rôle politique des oulémas chiites à la fin de la
domination ottomane et au moment de la création de l’Etat irakien, CNRS Editions, 2002, p.199
37
Ibid, p.206
38
M. Litvak, Shi’i scholars of nineteenth-century Iraq: The ‘ulama’ of Najaf and Karbala’, pp. 17-18
35
41
Najaf est réellement devenue, au fil du temps, une « ville-université », où l’économie et la
société s’organisaient autour du pèlerinage et de la formation. A travers cette combinaison de
lieux de pèlerinage, de formation et de commerce, cette ville est apparue comme le cœur du
monde chiite, attirant jusqu'à elle des visiteurs et des étudiants de provenances très diverses 39.
Elle s’est distinguée au 18ème siècle très particulièrement, lorsqu’elle est devenue un centre
international pour l’étude critique des textes sacrés (ijtihad) par une élite de oulémas - les
savants en religion, ou mujtahids. En effet, entre le 12ème siècle et la fin du 18ème siècle, le
principal centre religieux chiite s’était déplacé de Hilla à Karbala, puis à Najaf qui, avec le
19ème siècle, occupera la première place et représentera la capitale du chiisme 40.
b- Les chiites en Irak
Les chiites d’Irak sont pour la majorité d’entre eux des sunnites convertis « récemment »
au chiisme, c’est-à-dire avec la fin du 19ème siècle. Cette conversion de masse est le résultat de
la sédentarisation et du passage à l’agriculture d’une grande partie des tribus arabes nomades
irakiennes durant le dix-neuvième siècle. Ces grandes tribus arabes - parmi lesquelles on
retrouve les Shammar et les ‘Anaza - ont migré de la péninsule arabique, où elles étaient en
conflit avec les Saoudiens, jusqu’en Irak où elles se sont alors installées. Ce développement a
marqué le début du processus de formation d’un Etat chiite dans le sud de l’Irak, qui échouera
cependant du fait de l’invasion britannique du pays en 1917, ainsi que de la formation de la
monarchie irakienne qui suivra en 1921. Cette conversion de masse s’explique par deux
facteurs : l’importante fragmentation des vieilles confédérations tribales, qui fut le résultat du
processus intense et long de sédentarisation qui a eu lieu entre le 18ème et le 19ème siècle, et
l’énergique activité missionnaire des oulémas chiites qui fréquentaient les zones tribales 41.
L’installation de ces tribus nomades dans la région a également modifié la balance entre
les groupes nomades et sédentaires, et a augmenté la production agricole et le commerce au
sud de l’Irak. Selon P-J. Luizard, les descendants des tribus nomades supportaient
difficilement le despotisme des chefs locaux, et beaucoup commencèrent à abandonner le
sunnisme - rite officiel de l’Empire ottoman - pour se convertir au chiisme. Le chiisme leur
offrait un cadre idéologique favorable pour manifester leur opposition aux cheikhs qu’ils
39
Ibid, p.2.
P-J. Luizard, La formation de l’Iraq contemporain, p.142
Pour une analyse précise, voir le chapitre 3 « Monopolization of leadership in Najaf » in M. Litvak, Shi’i
scholars of nineteenth-century Iraq: The ‘ulama’ of Najaf and Karbala’, op. cit., pp. 64-79
41
Yitzhak Nakash, The Shi’is of Iraq, Princeton University Press, 1994, pp. 25-48
40
42
considéraient comme de véritables tyrans. Le mouvement reprit et s’amplifia dans la seconde
moitié du 19ème siècle, lorsque les Ottomans octroyèrent a un nombre croissant de cheikhs
tribaux d’importantes terres agricoles, ce qui n’a fait que renforcer les divisions au sein d’une
même tribu entre les cheikhs propriétaires terriens et les paysans sans terre. Ces derniers sont
alors devenus plus réceptifs aux discours des oulémas chiites venus prêcher dans la région. Ce
processus de conversion a non seulement donné naissance a une région chiite homogène dans
la partie sud de l’Irak mais a également conduit a la formation d’une classe de notables chiites
et d’une élite chiite dont les membres contrôlaient les ressources. Au début du vingtième
siècle déjà, près des trois quarts de la population arabe du pays étaient chiites 42.
C’est à partir du milieu du 18ème siècle que Najaf et Karbala sont devenues les deux
bastions du chiisme en Irak. La domination toujours croissante durant cette période de ces
deux centres de formation sur l’arrière-pays s’est opérée grâce a la conversion des tribus
sédentarisées ainsi qu’aux contacts religieux et socio-économiques étroits tissés entre les deux
villes et les tribus. La conversion de ces dernières a permis l’homogénéisation de la religion
dans cette région et l’établissement d’un système de valeurs qui unissait les citadins des villes
aux hommes des tribus de l’arrière-pays.
Les autorités ottomanes ne reconnaissaient pas les chiites d’Irak et tous deux s’ignoraient,
du fait que les dirigeants chiites considéraient les souverains ottomans comme des
usurpateurs, mais également car les autorités ottomanes se situaient dans les villes alors que
les trois-quarts des Irakiens vivaient dans les campagnes 43. Suite à la révolution
constitutionnelle de Perse de 1905-1906, le constitutionalisme mobilisera activement les
oulémas. Ils s’impliquent alors dans les événements et apportent un soutien énergique au
mouvement constitutionnel, allant même jusqu’a émettre des fatwas selon lesquelles
quiconque s’opposait a la Constitution était un ennemi de l’islam. Deux mujtahids, cheikh
Muhammad Kazim Khurasani et cheikh Abdallah Mazanderani, furent à Najaf les principaux
dirigeants religieux du mouvement constitutionaliste de 1905 a 1911. Pour la première fois,
un auteur, le cheikh Muhammad Hussein Naini, étudiait les moyens de mettre un terme a
l’illégitimité du pouvoir despotique par la mise en place d’un régime constitutionnel. Les
oulémas de Najaf affirment dès le début de la révolution persane qu’ils soutiennent les
Constitutionalistes dans leur lutte pour l’affirmation de la Constitution 44.
42
P-J. Luizard, La question irakienne, Fayard, 2004, p.17-18
P-J. Luizard, La formation de l’Iraq contemporain, op. cit., pp. 201-209
44
Ibid, pp. 242-283
43
43
c- La résistance aux tentatives de domination des Britanniques
Un aspect essentiel du mouvement islamique dirigé par les mujtahid à partir des villes
saintes d’Irak fut la résistance aux tentatives de domination des puissances occidentales sur le
pays islamique. Lorsque les Anglais débarquent en Irak en 1914, les oulémas chiites comme
les autorités religieuses ottomanes promulguent des fatwas appelant au djihad et à la
résistance contre l’envahisseur. Des oulémas - tels que Muhammad Sa’id al Hububi,
Muhammad Kazim Yazdi, cheikh Muhammad Taqi Shirazi, cheikh Mahdi al Khalisi ou
encore Sayyid Mahdi al Haydari - mobilisèrent une armée importante pour se battre aux côtés
des Ottomans, et se transformèrent en véritables chefs de guerre. Malgré certaines victoires
des moudjahiddines chiites, les Ottomans ne parvinrent pas à repousser l’adversaire
britannique et les Anglais occupèrent Bagdad en 1917. Cependant, la résistance ne faiblit pas
pour autant et, de 1917 à 1920, elle prit un caractère de plus en plus massif, allant même
jusqu'à l’affirmation de mouvements indépendantistes dans les grandes villes. En 1918, Najaf
se révolte en masse contre les troupes d’occupation. Les autorités britanniques reprennent le
contrôle de la ville et font exécuter plusieurs dirigeants et notables de la ville. Elles organisent
ensuite un référendum dans les trois vilayets, officiellement pour consulter la population
concernant l’avenir du pays. Les dirigeants chiites profitent de cette occasion pour exprimer
leur hostilité à l’occupation britannique et pour réclamer la création d’un Etat irakien
indépendant arabe et islamique qui soit dirigé par l’un des fils du roi Hussein 45. Il faut
souligner néanmoins que l’ayatollah Shirazi s’est d’abord consacré à mobiliser les tribus du
centre du pays en envoyant des représentants de Kerbala et de Najaf auprès d’elles pour les
inciter à la révolte et au djihad dans la mesure ou les cheikhs des tribus s’étaient, dans leur
grande majorité, prononcés en faveur de la domination britannique, lors du plébiscite 46.
Au cours du printemps de l’année 1920, la résistance à l’occupation britannique s’est
intensifiée. Les oulémas chiites, les chefs de tribus avec la majorité des dirigeants du MoyenEuphrate, commencent à s’insurger, armes à la main, contre les autorités britanniques,
désignées comme puissance mandataire sur l’Irak avec la conférence de San Remo d’avril
1920. Deux mois plus tard, une insurrection généralisée s’étend rapidement à l’ensemble du
45
46
Ibid, p.319-380
Y. Nakash, The Shi’is of Iraq, p.71
44
pays. En peu de temps, les Britanniques perdent le contrôle des régions Sud de l’Irak, tandis
que les oulémas établissent un gouvernement islamique provisoire à Karbala. Les leaders
religieux chiites réclament a nouveau l’indépendance totale, c’est-à-dire un Etat irakien arabe
et islamique. Les oulémas de Najaf, Karbala, et Kazimayn ont un rôle dirigeant dans la
mobilisation. Mais le rôle essentiel revient a l’ayatollah Shirazi, qui allait s’établir en véritable
« leader de la révolution de 1920 » et qui bénéficiait, en plus du prestige dû à sa position de
« marja’ a’la » (marja’ suprême), du soutien actif de l’ensemble des chiites et du respect de
tous les oulémas qui reconnaissaient son autorité religieuse et politique effective 47.Outre la
direction religieuse, militaire et politique de la révolution, le « marja’ a’la » gardait une
relation directe avec les combattants 48. L’armée britannique parvint néanmoins à restaurer son
contrôle sur les larges territoires qu’elle avait perdus après plusieurs mois de conflit.
La formation du gouvernement provisoire, qui correspondait à la défaite de la
révolution de 1920, a été accompagnée d’une vague de répression sans précédent contre les
dirigeants de la rébellion. De nombreux religieux furent alors exilés. Mais la résistance ne
faiblit pas pour autant. A la mort du cheikh al-Sharî’a Isfahani en 1920, qui avait continué a
diriger l’opposition aux Britanniques et à faire campagne contre l’occupation, le mandat et la
formation du gouvernement provisoire à la fois, aucun mujtahid ne semblait avoir une autorité
suffisante pour assumer le rôle de « marja’ a’la ». Un mujtahid de Kazimayn, cheikh Mahdi
al-Khâlisi, bénéficiait toutefois de la plus grande popularité. Avec Abul-Hasan Isfahani et le
cheikh Muhammad Hussein Nâîni a Najaf, il allait reprendre le flambeau de la direction
religieuse chiite 49.
Les chiites décidèrent par la suite de ne pas reconnaître le nouvel Etat irakien dont ils
étaient pratiquement exclus. Al-Khâlisi, le premier marja’ des chiites, promulgua une fatwa
interdisant aux musulmans d’accepter des fonctions au sein du gouvernement 50. Les oulémas
se diviseront cependant sur la question de l’accession de Fayçal au trône d’Irak, ce qui
aboutira à l’affaiblissement de la direction religieuse chiite, qui se scindera dès lors en deux
centres : Najaf et Kazimayn. L’Ayatollah Isfahani interdisait aux musulmans de participer aux
consultations à propos de l’élection de Fayçal tandis que Khâlisi (qui était le seul Arabe au
sein d’une direction religieuse chiite dominée par des Iraniens d’origine), dans un premier
temps, soutiendra Fayçal 51. Cependant, face à l’opposition par la suite croissante de
47
P-J. Luizard, La formation de l’Iraq contemporain, op. cit., p.386.
Ibid, p.406.
49
Ibid, p.427-428.
50
Ibid, p.431.
51
Ibid, p.434-439.
48
45
l’Ayatollah Khâlisi, les autorités britanniques décidèrent de l’exiler à Aden. En protestation,
tous les autres grands mujtahid des villes saintes décident de partir pour l’Iran, où Khalisi les
rejoindra. Le système politique qui se mit en place consacra la défaite du mouvement
religieux chiite et des tribus qui avaient soutenu les grands marja’ contre le gouvernement des
britanniques. Le combat des religieux chiites s’achèvera par l’exil forcé des plus hautes
autorités religieuses chiites en 1923. La plupart des oulémas, à l’exception de l’ayatollah
Khalisi, reviendront alors en Irak 52.
Du fait de leur exclusion politique, les chiites se sont vite méfiés de tout ce qui était
rattaché au pouvoir. Ce n’est qu’à partir des années 1940 qu’ils commencent à fréquenter les
écoles publiques. De grandes familles s’imposèrent alors dans le domaine littéraire ainsi que
dans le commerce et les banques (Chalabi, Kubba, etc.), remplaçant ainsi les juifs de Bagdad
qui avaient le monopole sur ces domaines d’affaires avant leur départ vers Israël 53.
Le rôle politique des mujtahid s’est effondré avec le mouvement politique qu’ils
avaient dirigé au début du 20ème siècle. Après leur retour en Irak, ils sont restés a distance des
affaires politiques, refusant de prendre position même dans les circonstances les plus graves.
Le rôle des mujtahid en Irak se limitait désormais aux affaires culturelles et religieuses. La
défaite et la retraite des mujtahid avaient été la condition sine qua non pour que l’Etat local
puisse se construire en Irak sans être défié par la plus importante communauté du pays dont
ils étaient les dirigeants 54.
Entretemps, le code de la nationalité irakienne adopté en 1924 obligea des milliers de
familles de rattachement iranien, mais installées en Irak depuis des générations, à
entreprendre des démarches pour prouver qu’elles étaient bien irakiennes. Les chiites irakiens
faisaient l’objet de discriminations qui se poursuivirent et s’amplifièrent sous le régime de
Saddam Hussein. Ce dernier entreprit en effet une véritable politique discriminatoire à l’égard
des Irakiens « de rattachement iranien », les contraignant à l’exil, parfois même à une
déportation de masse 55.
52
Y. Nakash, The Shi’is of Iraq, op. cit., pp. 82-83
P-J. Luizard, La question irakienne, op. cit., p.52
54
P-J. Luizard, La formation de l’Iraq contemporain, op. cit., p.489
55
Pour plus de précisions, voir Ali Babakhan, The deportation of Shi’is during the Iran-Iraq war: Causes and
Consequences, in Faleh Jabar, Ayatollahs, Sufis and Ideologues, Beyrouth, Dâr al-Saqi, 2002
53
46
d- Les chiites et le communisme irakien
Les chiites d’Irak ont entretenu avec le Parti communiste irakien des relations qui,
quand bien même elles seront limitées dans le temps, n’en méritent pas moins d’être relevées.
Ainsi, pendant les années 1940 et 1950, la lutte pour le pouvoir entre les sunnites et les chiites
s’intensifia suite à l’augmentation du nombre des jeunes éduqués prêts à assumer des
positions dans le gouvernement et l’administration civile. Bien que la représentation chiite au
sein du gouvernement doubla dans les années 1950 et que les sunnites n’avaient plus le
monopole au sein de l’administration, les chiites étaient encore écartés des positions-clés du
gouvernement et des autres institutions politiques. En outre, les sunnites ont eu la possibilité
de maintenir leur domination au sein de la bureaucratie en développant la taille de
l’administration 56.
Les frustrations et les ressentiments croissants de la part de la jeune génération de
chiites éduqués face a leur exclusion du processus politique permettent d’expliquer l’adhésion
massive des chiites au communisme a la fin des années 1940 et pendant les années 1950, ainsi
que le retour de l’idéologie islamique chiite en Irak dans les années 1960 et 1970. En effet, les
chiites constituaient la majorité au sein des rangs du Parti communiste irakien fondé en 1934,
et ils dominaient les organisations du parti. Cet attrait pour le communisme dans les années
1950 symbolisait d’ailleurs la quête par les chiites d’un cadre politique qui leur permettrait de
jouer un rôle dans la politique nationale irakienne. Confrontés à des conditions socioéconomiques pénibles, aux migrations rurales vers les quartiers défavorisés de Bagdad, à
l’absence des dirigeants religieux chiites réduits au silence, ainsi qu’aux risques potentiels
pour la communauté chiite de voir l’Irak adhérer au panarabisme, les chiites deviennent vite
réceptifs aux discours de propagandistes communistes, qui n’hésitent pas a présenter leur
idéologie comme étant la « version moderne » 57 du chiisme 58. Les chiites voient quant à eux
dans le communisme un vecteur d’ascension sociale mais surtout politique. Ce n’est ainsi pas
tant leur adhésion au communisme en tant qu’idéologie qu’il faut souligner, mais plutôt la
vision qu’ils ont du communisme comme moyen d’accéder à la participation politique et de
leur permettre de retrouver une influence sociale 59.
56
Y. Nakash, The Shi’is of Iraq, op. cit., pp.125-127
P-J. Luizard, La question irakienne, op. cit., p. 65
58
Y. Nakash, The Shi’is of Iraq, op. cit., pp.132-133.
59
P-J. Luizard explique que parmi les cadres communistes, il y a de nombreux fils de sayyid chiites ou de
religieux qui retrouvent dans le parti la fonction dirigeante traditionnelle de leur famille et la possibilité de mettre
en place un nouvel ordre politique en Irak.
57
47
Face a cela, les oulémas chiites s’organisèrent pour contrer l’influence grandissante du
communisme parmi la population chiite, qui symbolisait notamment la rébellion de la part de
ces jeunes générations de chiites face a l’autorité des mujtahids. Avant la révolution de 1958,
les mujtahid s’allièrent au gouvernement monarchique et aux Britanniques pour combattre le
communisme en Irak et appelèrent les officiers britanniques a renforcer le pouvoir de Najaf et
Karbala et à développer les études religieuses et les pèlerinages dans les villes saintes.
L’ayatollah Khalisi, connu pour ses ferventes positions anticommunistes, est alors autorisé à
revenir en Irak.
Cependant, le président irakien Kassem, qui n’avait pas de base politique fiable,
soucieux qu’il était de pouvoir contrer les pressions baasistes, s’est appuyé principalement sur
les communistes pour se maintenir au pouvoir. Cela a eu pour effet d’accroître leur influence
dans le pays. La hiérarchie religieuse chiite réagit fortement en développant un mouvement
anti-communiste dans les années 1960 à Najaf, Karbala, et Hilla, soutenu par le Grand
Ayatollah Mohsen al-Hakim. Il émit une fatwa condamnant le communisme et le considérant
comme incompatible avec l’islam. Le gouvernement prit alors plusieurs mesures afin de
limiter l’influence des mujtahid sur la population chiite, dont la Loi sur le statut personnel de
décembre 1959 60.
e- Chiisme et baasisme, ou la dynamique des mouvements chiites
C’est également à cette époque que sera fondé le parti Baas en Irak, en 1952, par un
chiite du nom de Fouad al-Rikabi qui le quittera en 1959. Sous Kassem, le Baas compte un
nombre non négligeable de chiites, parfois même dans ses instances dirigeantes. Comme avec
le parti communiste, la participation des chiites reflète leur quête individuelle pour une
mobilité sociale et politique. Cependant, l’arrivée d’Aref au pouvoir est un coup dur pour les
chiites du Baas, qui sont plus durement réprimés que leurs confrères sunnites au sein du parti.
Cette répression sélective provoque une première chute de la représentation chiite dans ce
parti. Cependant, c’est surtout la victoire des militaires dans les structures dirigeantes du parti
en 1963 qui va entraîner un effondrement brutal de la représentation chiite au sein du Baas.
Les chiites sont en effet pratiquement tous des civils se réclamant de la « gauche » contre des
militaires sunnites de « droite ». Entre 1952 et 1963, les chiites occupaient plus de la moitié
des postes du commandement régional ; entre 1963 et 1970, ils ne sont plus que 6%. Ils
60
Y. Nakash, The Shi’is of Iraq, op. cit., pp.134-135
48
disparaitront progressivement des échelons dirigeants du parti au fur et a mesure que les
sunnites liés a l’armée monopoliseront le parti 61.
Suivra un retour du religieux. Ainsi, pendant la période d’instabilité qui sépare la
révolution de 1958 de l’arrivée définitive du Baas au pouvoir en 1968, l’islam a commencé à
attirer de nombreux chiites laïques qui avaient perdu toute illusion avec le Parti communiste.
Les religieux commencent à reprendre la place occupée par les communistes puis les baasistes
au sein de la population chiite. Le fait que Najaf soit devenu l’un des hauts lieux du Parti
communiste a obligé les plus grands marja’ a sortir de leur silence. L’Islam commençait a
remplir le vide idéologique et sociopolitique créé par le déclin du communisme en Irak. Les
laïques chiites considéraient l’idéologie islamique comme un véhicule de changement
politique là où le communisme avait échoué. Les quartiers chiites pauvres de Bagdad, qui
étaient le bastion du communisme, devenaient les principaux soutiens du parti Da’wa (créé en
1958) a la fin des années 1960 et au début des années 1970. En outre, le réveil de l’institution
religieuse était lié aussi a la présence de la marja’iyya dans la ville sainte. A la mort de
l’Ayatollah Broudjerdi en Iran, en 1962, le chah d’Iran fera pression pour que la fonction de
marja’ revienne à un ouléma arabe de Najaf, l’ayatollah Mohsen al-Hakim. Même si ce
religieux a toujours favorisé une certaine distanciation des oulémas par rapport aux affaires
politiques, c’est sous sa protection que le mouvement de renaissance islamique prend son
essor dans les années 1960 62. En effet, non seulement il soutient les actions du parti Da’wa
contre les communistes, mais il émet lui-même une fatwa dénonçant le communisme et son
incompatibilité avec l’Islam 63. Parmi la « pépinière de jeunes oulémas présents a Najaf » 64,
Muhammad Baqer al-Sadr marque profondément la scène religieuse, cultuelle et politique. Il
est le pilier de la renaissance islamique qui entreprend de réislamiser la société irakienne.
C’est un auteur prolifique s’exprimant sur des thèmes variés (Notre Philosophie (1959) et
Notre Système Economique (1961)), mais dont l’objectif est de toujours montrer la supériorité
de l’islam et d’apporter des contre-exemples aux courants économiques et politiques de
l’époque. Il est considéré comme l’une des figures intellectuelles les plus éminentes des
oulémas chiites radicaux de l’après-monarchie. Il engage une action de grande envergure pour
sortir la marja’iyya de son silence et de son isolement. Najaf et Karbala servent alors de base
arrière au mouvement islamiste, qui recrute maintenant principalement dans les quartiers
61
P-J. Luizard, La question irakienne, pp.73-78
Ibid, p.78.
63
Y. Nakash, Y, The Shi’is of Iraq, op. cit., p.135
64
P-J. Luizard, La question irakienne, op. cit., p.79
62
49
pauvres des grandes villes où se sont massés les chiites fuyant les zones rurales dans les
années 1930. L’ayatollah Khomeiny s’installe à Najaf en octobre 1965, d’où il rédige ses
écrits théoriques sur la notion de velayat-e-faqih et prépare la révolution islamique en Iran.
Cependant, une large majorité des chiites irakiens laïques affiliés au parti Da’wa n’adhèrent
pas au concept khomeyniste de velayat-e-faqih.
Les rôles se répartissent alors entre les plus grands marja’, comme Mohsen al-Hakim
ou Abul-Qasim Khoei - réputés quiétistes qui développent l’enseignement de la hawza - et
d’autres oulémas, tels Khomeiny et Mohammad Baqer al-Sadr. D’abord intellectuel et
culturel, ce mouvement aboutit donc rapidement a l’affirmation d’une direction a la fois
religieuse et politique où la marja’iyya et le mouvement islamiste se renforcent
réciproquement.
Le parti Da’wa compte parmi ses fondateurs : le cheikh Mahdi al-Khalisi, le petit fils
de l’ayatollah du même nom qui avait dirigé la lutte contre le mandat britannique au début des
années 1920 ; Mahdi al-Hakim, le fils aîné de Muhsen al-Hakim ; et enfin Muhammad Baqer
al-Sadr 65.
Le pouvoir du parti Da’wa en Irak sera largement affaibli, d’une part, par la campagne
de répression baasiste massive contre l’organisation, avec l’arrestation et l’exécution en juillet
1974 des cadres et des figures importantes du parti chiite, et d’autre part, par l’exil forcé ou la
fuite d’une grande partie du leadership du parti Da’wa vers l’Iran, le Liban, le Golfe et la
Jordanie, du fait de la répression exercée à son encontre en Irak. En mars 1980, une centaine
de membres du parti sont exécutés en accord avec la résolution 461 du Conseil du
Commandement de la Révolution - qui condamne l’appartenance au parti comme un délit votée le 31 mars 1980 et qui agit de manière rétroactive. Cette répression culmine en avril
1980 avec l’exécution de Sadr, symbole de l’opposition chiite a l’Irak de Saddam et de sa
sœur Bint al Huda 66.
Au milieu des années 1970 est créée l’Organisation de l’Action Islamique
(Munazzamat al ‘Amal al Islami, MAI) en réponse à la menace représentée par le régime
baasiste national laïque. La formation du MAI, associée à la famille Shirazi, constituait la
deuxième réponse islamiste chiite au Baas, et son objectif était de défendre l’image qu’elle se
faisait de « l’identité chiite ». Shirazi considérait que les partis qui adoptaient les pratiques
occidentales dans leur travail finissaient par devenir non-islamiques. Shirazi n’était pas du
65
Pour un compte-rendu plus détaillé sur les fondateurs du parti, voir le chapitre 4 de F. A. Jabar, The Shi’ite
movement in Iraq, Saqi, 2003
66
Joyce WILEY, The Islamic Movement of Iraqi Shi’as, Lynne Rienner Publishers, 1992, p.55
50
tout apolitique. Au contraire, il était en faveur d’une politique chiite sous la supervision
directe des oulémas. En ce sens, il était très proche du concept de velayat-e-faqih. L’influence
de Khomeini sur l’argumentation de Shirazi n’est pas à négliger dans la mesure où Khomeiny,
lorsqu’il était arrivé à Najaf en 1963, avait été accueilli par la famille Shirazi (qui fut toujours
considérée comme iranienne). Le MAI prit ses distances avec le parti Da’wa et reprit ses
activités à Karbala. Les deux groupes se sont farouchement opposés et le fait qu’ils soient
localisés l’un à Karbala, l’autre à Najaf n’a fait qu’exacerber les jalousies historiques entre ces
deux villes saintes. Lors de l’arrivée du Baas au pouvoir et de la répression contre les leaders
du MAI et notamment contre la famille Shirazi, Muhammad Taqi al-Mudarrisi a repris en
main l’activité de l’organisation
qui s’était éparpillée et l’a rebaptisée al-Haraka (Le
Mouvement) avant de reprendre par la suite le nom de MAI. Son activité restait clairement
politique et le MAI a accompli de grandes étapes dans la direction de l’activisme politique
chiite en Irak. Une tentative d’attentat contre Tariq Aziz lui est notamment attribuée 67.
Sous le régime de Saddam Hussein, les chiites ont été victimes de répressions
sanglantes (tel Marad al Ras, en février 1977) et de déportations massives. En outre, la
marja’iyya fut décimée sous Saddam Hussein. Le pouvoir, pour la première fois dans
l’histoire du chiisme en Irak, mettait à mort un marja’, Mohammad Baqer al-Sadr. En 1985,
dix membres de la famille d’Ayatollah al Hakim furent exécutés. Lors de l’Intifada de mars
1991 dans le sud de l’Irak, le gouvernement n’hésite pas à s’attaquer à la personne sacrée aux
yeux des chiites d’un autre marja’, l’ayatollah Khoei, qui est kidnappé et contraint
d’apparaître à la télévision face à Saddam Hussein pendant que la Garde républicaine
bombarde les mausolées des imams chiites de Najaf et Karbala 68.
Le 17 novembre 1982, Muhammad Baqir al-Hakim annonce l’établissement a Téhéran
de l’Assemblée (ou Conseil) Suprême de la Révolution Islamique en Irak (ASRII), qui devait
à l’origine être une structure regroupant l’ensemble de l’activisme islamiste chiite en Irak.
Cette annonce intervenait deux ans après l’exécution de al-Sadr et le début de la guerre IranIrak. A partir de ce moment, tous les groupes chiites transférèrent leurs quartiers généraux et
la majeure partie de leurs ressources humaines à Téhéran, où ils allaient entamer un
changement radical dans leurs organisation et idéologie. Cependant, les efforts iraniens pour
la création de l’ASRII et les tentatives d’unification et d’intégration des groupes chiites
67
68
F. A. Jabar, The Shi’ite Movement in Iraq, op. cit., pp.216-223
Ibid., p.271
51
irakiens étaient voués a l’échec a cause de multiples contradictions et divisions politiques,
idéologiques, ethniques, locales et même familiales.
Et c’est en ce sens que les évolutions politiques du chiisme irakien ne connaîtront pas
de modalités d’affirmation manifestes, le long des années 1990 notamment. Il sera ainsi
entravé dans ses évolutions, tant la répression de S. Hussein sera impitoyable vis-à-vis de tout
embryon d’affirmation de sa part. Cela ne confinera pas les principales instances
représentatives de chiites en Irak à une quelconque stagnation sur les plans politique et
théologique, bien entendu. Au contraire, les événements qui apparaîtront au lendemain de
l’invasion de l’Irak de mars 2003 mettront en exergue la capacité de beaucoup d’individus
et/ou de formations chiites irakiennes à s’affirmer sur la scène politique irakienne grâce au
soutien de pans non négligeables de la population irakienne, comme le prouveront aussi bien
les confrontations entretenant l’armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr et les forces de la
coalition en avril 2004 que les résultats des élections législatives de janvier puis de décembre
2005. Mais cette situation restera attribuable à la capacité qu’auront eu les acteurs chiites
concernés de rebondir sur une configuration caractérisée par des éléments légitimateurs
puisant pour beaucoup dans l’histoire, et restant à ce titre pour beaucoup amplement
indépendants de toutes les opérations de « délégitimation » et de déstructuration inabouties
tentées par l’ancien rais irakien.
2- Les chiites du Bahreïn
Le Bahreïn a pour particularité d’être le seul Etat de la péninsule arabique à majorité
nationale chiite. Cette situation se double de surcroît de cette originalité qui fait que le
pouvoir est aux mains d’une dynastie sunnite : la famille al-Khalîfa. Les troubles sociaux
traversés régulièrement par le royaume du Bahreïn poussent ainsi très fréquemment le pouvoir
à vouloir considérer que les groupes contestataires de sa politique sociale restent motivés par
la part confessionnelle de leur identité – le chiisme – plutôt que nationale. Il est bien
évidemment tentant de vouloir déceler dans une telle accusation, qui reste d’ailleurs le plus
souvent implicite, une tentative d’occultation par le pouvoir bahreïni de la sincérité de la
contestation sociale de ses ressortissants plus qu’une quelconque volonté réelle de
stigmatisation des chiites nationaux. Mais il n’en demeure pas moins que la part de méfiance
réellement entretenue par la famille al-Khalîfa – ainsi que par les ressortissants sunnites du
52
Royaume – vis-à-vis des Bahreinis chiites n’est pas feinte. Cette polarisation inter-bahreïnie,
qui semble d’ailleurs à mettre principalement au compte du lourd climat de suspicions
entretenu à l’encontre des chiites depuis la révolution islamique iranienne de 1979, contribue
ainsi à alimenter aujourd’hui les préoccupations qu’entretiennent certains quant à la
possibilité présumée pour les chiites bahreinis de pouvoir se fondre à terme au sein d’un
« croissant chiite » dirigé par Téhéran. Pareilles appréhensions se voient évidemment étayées,
aux yeux de beaucoup, par la capacité qu’ont eu les chiites du Bahreïn à s’organiser au sein
d’instances politiques nationales représentatives de leurs intérêts. Intérêts qui, pourtant, sont
le plus souvent citoyens, et revendiqués comme tels par les membres de ces formations.
a- Des origines à la révolution islamique
Les chiites du Bahreïn ne sont en rien de nouveaux venus sur la scène nationale. On
leur trouve en effet des ascendants qui peuplaient jadis l’île d’Aoual (nom du Bahreïn à
l’époque préislamique). C’est ainsi que l’éclatement du premier schisme au sein de l’islam
conduira à l’apparition de chiites au Bahreïn comme ailleurs sur la péninsule arabique. Dès
lors, les principaux événements qui jalonneront l’histoire du chiisme ne manqueront pas
d’avoir des répercussions jusqu’auprès de la communauté chiite peuplant le Bahreïn
contemporain. Cette situation deviendra néanmoins beaucoup plus perceptible à partir du
11ème siècle, date à partir de laquelle la plupart des chiites bahreinis se revendiqueront de
l’école de Bagdad, s’opposant ainsi de facto aux adeptes de l’école de Hilla. Cela ne veut
néanmoins pas pour autant dire que les seuls tenants de l’école de Bagdad domineront la
scène chiite bahreïnie. A partir du 13ème siècle en effet, nombre de savants chiites religieux se
rendront à l’école de Hilla où ils entreprendront un enseignement à l’issue duquel ils
retourneront, librement, dans leur contrée d’origine. Au Bahreïn comme ailleurs dans la
région, le chiisme reste ainsi extrêmement riche et diversifié.
Il faudra attendre le 16ème siècle et l’avènement de l’ère safavide pour que le chiisme
bahreïni, organisé sous forme d’une Ecole, adopte dans sa globalité une tournure franchement
traditionnaliste (ou akhbari), qui impliquait l’insistance de ses adeptes sur la nécessité de
rester fidèle aux Enseignements des douze imams. Néanmoins, sur le plan purement
théologique, ce sont les efforts d’interprétation développés par les savants religieux irakiens
qui auront le plus d’influence sur les chiites du Bahreïn. Cette phase sera cependant très
courte, l’accumulation de conflits politiques régionaux ayant tôt fait de limiter cette
communauté dans la possibilité qu’il y avait pour elle de s’atteler à la consolidation d’un
53
pouvoir ouvertement chiite. Les nombreux troubles politiques qui toucheront le Bahreïn à
partir du 18ème siècle contraindront ainsi un grand nombre d’oulémas chiites à s’exiler vers
l’Irak, l’Iran et d’autres pays de la région 69.
Le départ de ces leaders religieux chiites n’impliquera cependant pas pour autant une
diminution de la présence chiite bahreïnie sur le terme. Ainsi, et en dépit de la méfiance
atavique entretenue entre sunnites et chiites à travers les temps, ces derniers ont réussi à
maintenir une présence majoritaire que l’on retrouvera dans le cadre de l’Etat du Bahreïn
contemporain. Dans les faits, ce sont les craintes entretenues par les Arabes et les sunnites en
général vis-à-vis de la révolution islamique en Iran de 1979 qui mettront soudainement en
exergue des tensions exacerbées entre sunnites et chiites du Bahreïn. Contrairement à ce qui
prévalait jusqu’alors, le gouvernement bahreïni se lancera à cette occasion dans une mise à
mal de toute représentation chiite religieuse potentielle au sein de l’émirat. Symboliques et
très significatives seront, à cet égard, les expulsions de deux illustres représentants chiites
dans le pays, Hadi al-Mudarresi et Sadiq Roujani. Officiellement, les deux hommes étaient
accusés d’avoir cherché à organiser des troubles anti-gouvernementaux. Implicitement, il
apparaissait ainsi que l’exécutif bahreïni cherchait à mettre en garde quiconque serait tenté de
profiter des bouleversements récemment intervenus en Iran afin de favoriser l’émergence d’un
pouvoir chiite bahreïni qui, de surcroît, se placerait pleinement sous la coupe de l’ayatollah
Khomeiny. Mais dans les faits, force est de constater que de telles craintes semblaient très
largement surestimées. Le cheikh Mudarresi, bien qu’ayant une réputation de « chiite
radical », n’avait en effet jamais prôné une quelconque allégeance à la personnalité de
l’ayatollah Khomeiny, bien que s’étant toujours revendiqué des enseignements de l’ayatollah
Mohammad al-Shirazi. De même, son expulsion ainsi que celle du cheikh Roujani étaient loin
de pouvoir signifier la mise à mal effective de toute représentation spirituelle chiite dans le
pays. Le chiisme bahreïni a pour particularité de ne pas détenir de marja’iyya locale, certes.
Mais il ne reste pas moins que les personnalités chiites nationales importantes sont loin de
69
Jawdat al-Qazwîni, Târikh al-moassasa al-dîniya al-shî’iya (Histoire de l’institution religieuse chiite),
Beyrouth, Dar al-rafedein, 2005, pp. 256-259. On se référera aussi à Adnan ‘Aliân, Jozour al-tashayyo’ fî alkhalîj wal-jazîra al-‘arabiya : al-shî’a wal-dawla al-‘irâqiya al-hadîtha (Les racines de la « chiisation » dans le
Golfe et la Péninsule arabique : les chiites et l’Etat irakien moderne), Beyrouth, Moassassat al-‘âref lilmatboû’ât, 2005, et plus particulièrement les pages 125 à 131 pour ce qui relève du chiisme au Bahreïn.
Contrairement à ce que peut laisser entendre le sous-titre de l’ouvrage, l’auteur englobe la question chiite dans
une perspective globale, avec une thèse – parmi d’autres - à la clé : le fait que les connexions tribales restent
effectives et prouvées pour l’ensemble des ressortissants de la Péninsule arabique. Dans le cas du Bahreïn, les
tribus arabes les plus importantes, Tamîm, ‘Abd-al-Qays, et Bakr ben-Wâel, ont ainsi selon lui une prégnance
régionale d’autant plus importante qu’il convient de ne pas oublier qu’elles ont des origines anté-islamiques.
54
pouvoir être clairement énumérées, tant elles sont nombreuses. Et ce même s’il convient de
retenir, parmi les cheikhs illustres du chiisme bahreïni, les noms de Abdallah al-Fariqi,
Mohammed Mahfouz, Hamad Mubarak, Hussein Najati, ou encore Issa Qassem 70.
b- La primauté du cadre national
Cependant, on ne saurait nier le fait que l’année 1979 aura constitué un tournant dans
la manière par laquelle la dynastie régnante au Bahreïn allait « envisager » ses relations vis-àvis de sa majorité chiite. Si la période précédant la révolution islamique iranienne avait en
effet eu pour particularité de pousser le gouvernement à pourchasser tout ce qui s’assimilait
pour lui, de près ou de loin, à une opposition politique « radicale de gauche », le début des
années 1980 mettra beaucoup plus en évidence une animosité entre la minorité nationale
sunnite et les ressortissants chiites, qui ne sera plus démentie par la suite.
Or, une analyse attentive de la donne politique présente au Bahreïn montre que, plus
qu’en termes d’affiliation confessionnelle, c’est en fonction de leurs revendications politiques
que les nationaux chiites ont tendance à s’organiser. C’est ainsi qu’il convient ici de bien
séparer la réalité sociale de l’interprétation qui en est faite par le gouvernement. Les nationaux
chiites déplorent en effet très régulièrement les entorses à la citoyenneté dont ils sont
victimes, et qui les empêchent notamment de pouvoir prétendre à l’enrôlement dans l’armée
bahreïnie ou à des postes relevant du ministère de l’Intérieur. Cela les pousse ainsi à
manifester régulièrement leur mécontentement à travers l’organisation de manifestations ou
encore l’exigence de leur droit à soumettre leurs doléances à l’exécutif. Le gouvernement,
pour sa part, craintif devant ce qu’il interprète comme étant la présence d’une « cinquième
colonne » menaçante pour ses intérêts et sa stabilité, ne se prive pas de dénoncer les
opérations de contestation de la gestion politique nationale, sous-entendant fréquemment et
très largement que les revendications citoyennes des chiites cachent un téléguidage d’origine
étrangère (i.e. iranien). D’où un cercle vicieux qui continue à prévaloir sur le terrain,
accusations et contre-accusations ayant pour seul effet de conforter les chiites dans leur
sentiment d’exclusion de la sphère politique et citoyenne de leur pays.
70
Voir le rapport de l’International Crisis Group, Bahrain’s Sectarian Challenge, Middle East Report n° 40, mai
2005,
p.
13.
Disponible
à
l’adresse
Internet :
http://www.crisisgroup.org/library/documents/middle_east___north_africa/iraq_iran_gulf/40_bahrain_sectarian_
challenge.pdf
55
Pourtant, et à bien des égards, la réalité politique chiite bahreïnie donne très rarement
l’impression de déborder du strict cadre national, que ce soit sur le plan des ambitions
affichées ou pour ce qui relève tout simplement de sa structuration concrète. Les chiites du
Bahreïn sont le plus souvent organisés dans le cadre de structures politiques contestataires,
certes, mais, dans les faits, leur action reste confinée au seul plan des revendications
politiques citoyennes, et ce même si des doléances précises d’ordre spirituel peuvent se
manifester au sein de ces formations aux ambitions officiellement politiques. L’événementphare de la contestation chiite de ces dernières années reste ainsi incarné par la célèbre
« Révolution constitutionnelle », nom donné au mouvement de masse qui avait poussé
« l’opposition chiite » à investir les rues en 1994 afin de pousser le gouvernement à modifier
la Constitution du pays de façon à garantir un équilibre politique national conforme à la réalité
démographique du pays. Dit autrement, les chiites, majoritaires au Bahreïn, demandaient une
visibilité citoyenne et politique équivalant à leur poids social et démographique.
Les débuts de l’apparition d’une « opposition chiite » bahreïnie, c’est-à-dire d’un
ensemble de formations politiques composées en majorité de chiites, remonte cependant plus
loin dans l’histoire. C’est bien sûr avec la Révolution islamique iranienne, et suite aux
tensions qui opposeront alors la famille régnante aux nationaux chiites, que l’on assistera
notamment à l’apparition d’une formation du nom de Front islamique de Libération du
Bahreïn, dès septembre 1979. Puis, c’est très vite le Mouvement islamique des Bahreïnis
Libres qui viendra s’ajouter à la donne chiite contestataire, quoique avec pour particularité
d’avoir ses quartiers généraux situés à Londres. Sans compter, bien entendu, une formation
mythique du nom de Hezbollah bahreïni, auquel le gouvernement a tant reproché, des années
durant, d’être un satellite de Téhéran, mais dont personne ne saurait, aujourd’hui encore,
donner de détails quant au nom de son/ses dirigeant(s) ou au nombre de ses membres, sans
parler de son programme officiel. Il convient cependant de garder à l’esprit que, dès le début
des années 1970 déjà, et sans préjudice d’ailleurs de la riche histoire du Bahreïn de la
première moitié du 20ème siècle, des embryons contestataires existaient déjà qui participaient
de la formation d’un noyau amené par la suite à acquérir une coloration majoritairement
chiite. Dès 1971, les premières années de l’indépendance de l’émirat se particulariseront en
effet par un début d’institution d’un processus électoral qui connaîtra son soudain coup d’arrêt
56
en 1975, ouvrant ainsi la parenthèse d’un vide électoral qui ne sera comblé – même si
partiellement - qu’avec le début du troisième millénaire 71.
c- La structuration chiite bahreïnie contemporaine
Concrètement, trois structures majeures quoique non exclusives peuvent être
considérées comme représentatives de l’essentiel des intérêts des chiites du Bahreïn : le
mouvement al-wifâq, l’Association de l’Action islamique (Jam’iyat al-‘amal al-islâmî) et
l’Assemblée nationale de la Fraternité (Jam’iyat al-akhâa al-wataniya). Tous trois comptent
au rang des partis nationaux chiites, sont représentatifs d’une opposition nationale effective
pour les deux premiers d’entre eux, et ont pour réputation d’être exclusivement composés de
chiites. Ce qui, pourtant, n’est pas toujours conforme à la réalité 72.
Le mouvement al-wifâq est réputé fédérer le plus grand nombre des chiites bahreïnis,
soit plus de 65 000 personnes sur un total de 240 000 environ 73. Cette évaluation, bien que
difficilement vérifiable, est néanmoins conforme à l’importance connue de l’action d’al-wifâq
sur l’échiquier national bahreïni.
Dirigé par le cheikh chiite Ali Salman depuis le début des années 1990, ce mouvement
ne saurait se voir accoler d’orientation une et précise. Ses revendications concernent les
modalités de vie en société, certes, mais les aspirations et tendances qui coexistent en son sein
sont multiples. Ainsi, si les chiites y sont majoritaires, il n’en demeure pas moins qu’un
certain nombre de personnes d’obédience sunnite, issues de couches sociales et de corps de
métier divers et variés, y gravitent également. Le mouvement al-wifâq en appelle en effet à
l’instauration d’une société pluripartite, respectueuse de l’ensemble des tendances politiques,
sociales et religieuses du pays, indépendamment de la primauté d’une quelconque obédience
confessionnelle. Soit des requêtes qui coïncident a priori avec les aspirations de tous les
Bahreïnis soucieux de voir leur pays favoriser l’ouverture et la pluralité à tous niveaux. Loin
d’un quelconque exclusivisme chiite, al-wifâq donne l’image officielle d’un mouvement
attaché à l’œcuménisme.
71
Voir infra.
Ces formations ne doivent pas nous faire oublier l’existence de l’Association de l’Action nationale
démocratique (Wa’d), menée par Ibrahim Sharif, composée de sunnites aussi bien que chiites, et qui compte
parmi les formations d’opposition nationale les plus prometteuses. Wa’d joue ainsi aujourd’hui une stratégie
d’alliance avec ses homologues chiites, mais il conviendra de voir si cette tendance pourrait se maintenir à
l’avenir.
73
International Crisis Group, Bahrain’s Sectarian Challenge, op. cit., p. 14. Notons que les instances concernées
ne communiquent pas de chiffres sur le nombre effectif de leurs membres.
72
57
Il est tentant de voir dans la personnalité et le parcours du leader d’al-wifâq, le cheikh
Ali Salman, les motifs principaux de la méfiance entretenue par le pouvoir vis-à-vis de cette
formation. Bien que Bahreïni d’origine, Salman a en effet reçu la plus grande part de son
enseignement religieux dans la ville de Qom, ville iranienne sainte du chiisme, au début des
années 1990. Etant donné le contexte de l’époque, l’exécutif bahreïni verra évidemment d’un
mauvais œil le retour du cheikh Salman dans son pays d’origine, et c’est pourquoi il l’arrêtera
puis, devant les mouvements de foule provoqués par cette détention, le forcera à un exil
londonien dès le mois de janvier 1995. Cet éloignement sera cependant d’une durée
relativement courte, puisque le leader d’al-wifâq se verra autorisé à retourner au Bahreïn dès
le mois de février 2001. C’est ainsi qu’il « officie » aujourd’hui à partir de son pays, quoique
sans réellement avoir la réputation de maîtriser le mouvement qu’il préside. Non seulement
les instances décisionnelles d’al-wifâq ne donnent pas toujours l’impression d’être tenues par
cette seule personne, mais, de surcroît, la référence – voire l’allégeance - faite par plusieurs
des membres du mouvement à des marja’ illustres ne montre pas de cohérence ou d’unité
réelle. Ainsi, al-wifâq a la réputation de réunir, parmi ses partisans chiites, des personnes
oscillant entre une allégeance à l’ayatollah libanais Mohammad Fadlallah, à l’Irakien Shirazi,
voire à l’iranien Ali Khamenei. Sans parler des relations entretenues entre Ali Salman luimême et le cheikh Said Qassem qui, quand bien même celui-ci n’est pas un marja’, reste
réputé pour ses accointances pro-Khamenei. Mais l’ensemble de ces éléments prouvent, en
tous cas, que les orientations religieuses du mouvement sont loin de pouvoir constituer un
programme de base unique et cohérent. Plus que tout, al-wifâq donne ainsi l’image d’une
structure intéressée par l’amélioration de la condition citoyenne bahreïnie indépendamment de
toute différenciation confessionnelle. Le fait que ce soient les chiites nationaux qui souffrent
le plus leur mauvaise condition citoyenne vient pour sa part asseoir bien entendu les raisons
de la méfiance entretenue par la famille al-Khalifa à son égard.
L’Association de l’Action islamique (AAI) est le second mouvement chiite le plus
important au Bahreïn. Le nombre de ses membres est estimé à 20 000 personnes, toutes
cependant exclusivement chiites 74, et c’est ainsi que l’AAI se distingue en grande partie du
mouvement al-wifâq. En effet, alors que cette dernière comprend des membres non-chiites et
défend un programme basé sur le respect des droits des citoyens tous horizons et toutes
obédiences confondues, l’AAI fait quant à elle montre d’une tentation bien plus grande en
74
International Crisis Group, Bahrain’s Sectarian Challenge, ibid., p. 15.
58
faveur de la consolidation d’un système institutionnel bahreïni tirant sa légitimité ainsi que ses
orientations de la charî’a, la Loi islamique. N’était la nature confessionnelle des membres de
cette formation, ainsi que ses ascendances originelles, il pourrait probablement être tentant de
voir dans l’AAI une structure attachée à l’islam, mais ne revendiquant pas pour autant de
modalités de gestion chiites pour la Cité. Or, le passé de cette formation ne plaide pas
réellement en ce sens.
L’AAI est en effet le successeur du Petit Front révolutionnaire de Libération du
Bahreïn (PFRLB), une formation apparue sur la scène nationale en 1980, et dont elle prendra
le relais au début des années 1990. Fondé par le cheikh chiite Hadi al-Mudarresi, un adepte
des enseignements de l’ayatollah Shirazi, le PFRLB a ainsi vu ses orientations initiales se
confondre avec la personnalité de son leader. D’où les foudres gouvernementales qui
s’abattront sur une formation dont le maître mot sera, le long des années 1980, la dénonciation
de la politique des al-Khalifa ainsi qu’un appel au renversement de cette dynastie présentée
comme tyrannique et corrompue. Contraint à fuir le pays dès le lendemain de la création de
son mouvement, le cheikh al-Mudarresi n’en continuera pas moins à insister de son exil sur la
nécessité qu’il y avait, selon lui, pour les adeptes de son mouvement, de réussir à renverser le
gouvernement bahreïni. Il faudra dès lors attendre le début des années 1990, et la
reconversion du PFRLB sous le nom d’Assemblée islamique du Travail, pour que ses
orientations prennent un tournant radicalement différent. Ainsi, la reprise en main de l’AAI
par le cheikh Mohammad Ali Mahfouz lui permettra de limiter les persécutions
gouvernementales à son encontre. Cependant, les orientations connues de ce mouvement ne
contribuent pas à lui ôter son étiquette de « mouvement satellite téléguidé de l’étranger ».
L’AAI prône officiellement l’allégeance à la Marjayya des Shirazi, dont les représentants sont
basés dans la ville iranienne de Qom (par l’intermédiaire de l’Ayatollah Sadeq al-Shirazi)
ainsi que dans la ville irakienne de Karbala (où réside l’Ayatollah Mohammad Taqi alMudarressi). Distribuant de temps à autre des tracts appelant à l’allégeance aux Shirazi, l’AAI
fonctionne d’ailleurs en fonction de règles basées sur les principes du chiisme. Il en va ainsi
de la récolte du Khoms (le cinquième du revenu des adeptes), dont la distribution se répartit
par la suite entre « frais de fonctionnement locaux » et redistribution aux hautes autorités
religieuses.
Reste que l’AAI, en dépit de ses accointances connues, ne saurait pour autant être
pleinement assimilée à une formation opérant sous influence étrangère. Cela semble
notamment prouvé par les évolutions intervenues très récemment au Bahreïn, dans la
perspective des élections législatives prévues à la fin de l’année 2006. Contrairement à
59
l’intransigeance qu’avait affichée l’AAI en 2002 en refusant de participer aux élections qui
s’étaient alors déroulées, la formation semble, à l’instar des mouvements d’opposition
similaires, s’être orientée vers plus de pragmatisme, en revendiquant une participation à ce
scrutin ainsi qu’une union avec ses homologues de la scène politique bahreïnie. Une annonce
qui ne change pas les orientations de base de l’AAI, certes, mais qui n’en laisse pas moins
posée la question de savoir si cette formation peut réellement revendiquer l’allégeance à
une/des entité(s) extranationales à un moment où son poids dépend de sa capacité à se fondre
dans un seul moule national. L’AAI reste en effet de moindre poids que le mouvement alwifâq, par exemple, dont les orientations politiques strictement nationales laissent
globalement peu de place à la contradiction.
L’Assemblée nationale de la
Fraternité (ANF, al-Ikhaa en arabe), enfin, est la
troisième formation chiite du pays par le nombre de partisans qu’elle fédère. Ceux-ci sont
cependant en nombre extrêmement limité, puisqu’ils ne dépasseraient pas, officiellement, les
100 personnes 75. Et pourtant, l’ANF fait partie des formations qu’il convient de pleinement
prendre en compte dans l’évaluation de la donne chiite politique contemporaine.
Ce mouvement a en effet pour particularité de rassembler des membres qui, en dépit
de leur nombre réduit, ont pour point commun d’être de souche persane, de par leur
ascendance. Les chiites d’origine persane représentant 25 à 30% de l’ensemble des chiites du
Bahreïn (soit environ 70 000 personnes), on ne peut exclure la possibilité pour eux de
s’identifier aux orientations et aux actions de l’ANF, sans pour autant s’en revendiquer
officiellement. Ainsi, la donne identitaire de l’origine nationale a une importance non
négligeable ici, qui se doit d’être prise en compte pour l’évaluation du positionnement des
chiites du Bahreïn.
Nonobstant cet aspect, qui reste pour beaucoup inscrit dans une logique d’ordre
approximatif tant la donne chiite bahreïnie s’assimile dans son ensemble à un enchevêtrement
d’enjeux, d’intérêts et de situations a priori difficilement décryptables, il convient de
constater que l’éventualité pour l’ensemble des chiites bahreïnis d’origine persane de pouvoir
– ou vouloir – s’identifier à la seule ANF ne constituerait pas pour autant de risque majeur
pour le gouvernement en place, loin d’en faut. Créée en 2004, cette formation n’a en effet pas
encore eu le temps de se structurer de manière à pouvoir former un pôle actif, influent et
puissant au sein du royaume du Bahreïn. S’ajoute à cela le fait que l’ANF a fait montre,
75
International Crisis Group, Bahrain’s Sectarian Challenge, ibid., p.15.
60
jusqu’ici, d’un discours et d’options politiques qui abondent dans le sens de la consolidation
du pouvoir des al-Khalifa. Les revendications de l’ANF restent ainsi purement citoyennes, et
n’ont jamais mis en avant jusqu’ici l’allégeance à une marja’iyya spécifique, voire à une
quelconque sphère politique, religieuse, ou politico-religieuse tierce. Les chiites perses du
Bahreïn représentés par cette instance ont ainsi ceci de paradoxal qu’ils sont les seuls à avoir
des revendications exclusivement nationales et citoyennes, et qui ne laissent aucune place à
l’ambiguïté. Ce même si, dans le fond, la méfiance entretenue par les sunnites du Bahreïn en
général et le pouvoir en particulier vis-à-vis des chiites nationaux s’applique à tous ceux
d’entre eux, sans distinction de programme, de structure d’affiliation ou d’origine. C’est ainsi
que l’on ne peut que constater cette phobie constante qui entretient les sunnites du Bahreïn
comme leurs homologues régionaux : pour la majorité d’entre eux, on ne peut exclure la
tentation pour les chiites, où qu’ils se trouvent, d’opter tôt ou tard pour une mise sous coupe
d’une marja’iyya et/ou d’un gouvernement tiers. D’où les accusations que se voient
régulièrement opposer les chiites de vouloir former un Etat dans l’Etat, en dépit de la
complexité dont le chiisme fait finalement preuve, que ce soit au Bahreïn ou ailleurs.
Bien entendu, on ne peut en rien nier, aujourd’hui comme hier, la présence d’un « fait
chiite » au Bahreïn. Mais la question essentielle posée aujourd’hui est celle de savoir si les
bahreïnis chiites ont plutôt été, le long de l’histoire, sensibles à des enjeux politiques internes,
comme ils l’affirment, ou plutôt à des influences externes, et plus précisément iraniennes,
comme le sous-entendent amplement les membres de la famille régnante. Un regard sur
l’action des principales structures de rassemblement politique des chiites bahreïnis le long des
années 1990 accroît en tous cas l’hypothèse selon laquelle ceux-ci n’ont eu de cesse de se
positionner par rapport à des enjeux politiques citoyens et strictement nationaux, caractérisés
par leur volonté de contribuer à l’édification d’un Etat dans lequel leurs droits seraient enfin
pleinement et entièrement reconnus. Preuve parmi d’autres de cette situation, les principaux
événements par lesquels se sont caractérisées les principales instances de l’opposition
politique chiite du pays le long de cette période. C’est principalement dans les années 19941998 qu’auront lieu les échauffourées les plus sérieuses entre les forces armées envoyées par
Manama et des manifestants descendus dans la rue afin de protester face à la situation
économique et sociale qui leur était faite. Ces quatre années se caractériseront ainsi par de
multiples affrontements, bien évidemment porteurs de beaucoup de sens pour qui cherche à y
déceler la traduction d’une frustration effective de la part des chiites nationaux, mais qui
méritent en parallèle d’être relevés pour ce qu’ils représentaient en termes de structuration de
61
la vie politique bahreïnie. L’émergence d’une opposition politique nationale principalement
chiite n’est en effet pas une nouveauté dans l’histoire du pays, puisque ce sont principalement
les balbutiements consécutifs à l’indépendance du Bahreïn qui ont assis les conditions pour
l’organisation des communautés les plus soucieuses de bénéficier d’une lisibilité. Ce n’est
ainsi pas par hasard que l’on a pu dénombrer, au début des années 1970, environ 140
plateformes d’action politique revendiquant la refonte de la vie bahreïnie sur des bases plus
respectueuses des droits de l’ensemble des citoyens. Bien entendu, les aboutissements seront
extrêmement limités, puisqu’à la décision de la dynastie des Khalifa de mettre en place un
scrutin législatif en 1973 succédera, deux ans plus tard, une suspension de la vie
parlementaire. Mais les années suivantes seront l’occasion pour la constitution par les
opposants bahreïnis de formations et tendances politiques qui s’organiseront en trois
catégories : un bloc religieux, divisé entre sunnites et chiites ; un bloc populaire, qui sera
l’expression de nationalistes situés dans la mouvance des anciens nassériens ; et enfin, un bloc
des Indépendants, aux orientations plus généralement libérales 76. Dit autrement, la scène
politique bahreïnie était assez organisée le long des années 1990, et ses déterminants
émanaient d’une situation et de revendications d’ordre purement interne. Il n’y aura plus dès
lors qu’à attendre l’occasion pour elles d’accentuer plus en avant leur affirmation sur la scène
politique. Palpable lors des événements de 1994-1998, celle-ci connaîtra cependant un degré
supplémentaire avec le début des années 2000.
C’est l’accès du cheikh Hamad Al-Khalifa, roi actuel du Bahreïn, aux commandes de
ce qui était encore un émirat, qui posera les rails d’évolutions politiques considérables de la
scène du pays. Dès 1999, le nouvel émir mettra ainsi en avant sa volonté d’entreprendre une
série de réformes tranchant avec les options de son père et prédécesseur. Celles-ci
interviendront en diverses étapes, très rapprochées dans le temps. Ainsi, dès le mois d’août
1999, il annonce la tenue d’élections municipales. Moins de deux ans plus tard, en février
2001, il soumet à référendum son projet de Charte nationale, un texte proposant diverses
dispositions
dont la conversion de l’émirat du Bahreïn en royaume constitutionnel
héréditaire, ou encore – et surtout – l’instauration d’un système national bicaméral.
Bénéficiant de l’approbation de 98,2% des électeurs et électrices du pays, la Charte nationale
pavera ainsi la voie vers l’organisation des élections municipales du 9 mai 2002 et législatives
des 24 et 31 octobre 2002. Dès lors, le Bahreïn se démarquera par la présence en son sein de
76
Voir Fatiha Dazi-Héni, Monarchies et sociétés d’Arabie : Le temps des confrontations, Paris, 2006, Presses de
Sciences Po, p. 252.
62
deux instances, le Sénat (dont les membres sont nommés par le roi) et le Parlement, amenés à
participer de l’évolution du pays 77.
Mais ces élections ne seront pas du goût des principales formations nationales
d’opposition, qui y verront un leurre destiné à conforter la mainmise des Al-Khalifa sur le
pays. C’est pourquoi les élections législatives se verront boycottées par quatre associations, à
savoir les formations chiites al-Wifâq et ‘Amal, ainsi que les laïques sunnito-chiites
dénommées Rassemblement national démocratique et Association de l’action nationale
démocratique. Les chiites aspirant à des sièges se présenteront ainsi le plus souvent sous
étiquette indépendante, et bénéficieront d’une représentativité notable, puisqu’ils obtiendront
12 sièges sur un total de 40 78. Certes, l’influence des autorités bahreïnies sur ce scrutin ne
pouvait être entièrement écartée, l’Etat participant notamment du découpage des
circonscriptions et validant au préalable la candidature des prétendants à la représentation
nationale. Néanmoins, force est de constater que la possibilité pour des formations
contestataires de participer de réformes nationales importantes sera bel et bien posée, celles-ci
ayant alors été nombreuses à ne pas savoir saisir l’occasion qui leur était présentée 79. Les
élections législatives de novembre et décembre 2006, qui consacreront pour leur part le parti
al-wefâq avec un total de 18 sièges sur 40, posent ainsi tout aussi bien la nécessité de voir
dans quelle mesure cette formation serait à même de lancer concrètement des initiatives
participant de l’amélioration du quotidien des nationaux chiites à terme.
Car au final, les formations d’opposition bahreïnies, et principalement les chiites
d’entre elles, se sont-elles réellement mises dans une situation contre-productive pour leurs
intérêts ? On en peut qu’être tenté de l’affirmer. Les quatre années consécutives au scrutin de
202 se caractériseront en effet par l’inscription des formations d’opposition bahreïnies dans
une posture critique des actions du gouvernement, mais dont la portée sera réduite du fait de
leur gravitation en marge du cursus politique national. Bien entendu, ces années n’ont pas
entièrement été perdues pour elles, puisqu’elles ont eu en parallèle le temps de prendre
conscience des conséquences peu productives de leur boycott, et de se remettre donc en
question. Preuve probable d’une maturité supplémentaire probablement acquise aujourd’hui
77
Fatiha Dazi-Héni, ibid., pp. 279-280.
La
liste
de
ces
députés
est
disponible
au
départ
de
l’adresse
Internet :
http://www.nuwab.gov.bh/default.asp?action=category&id=214
79
La route reste longue, par ailleurs, pour les parlementaires chiites comme sunnites. Abdallah al-Ali,
parlementaire chiite « indépendant », nous confiait ainsi lors d’un entretien à Manama que les parlementaires
étaient limités par la seule possibilité de poser une question par mois à l’adresse du gouvernement, ce qui limite
bien évidemment la portée de l’action et des modalités de contestation parlementaires.
78
63
par elles : leur décision de participer, finalement, des élections municipales et législatives du
25 novembre 2006, tout en axant leur programme sur ce qui a été le fil rouge de leurs
revendications des années durant, à savoir l’octroi aux chiites nationaux de leurs droits
citoyens pleins et entiers. Il faudra noter cependant que les formations d’opposition politique
du Bahreïn continuent à souffrir une mauvaise coordination stratégique, qui ne manque
d’ailleurs pas de leur être reprochée ouvertement par leur base. Néanmoins, force est de
constater que le processus politique est activement lancé au Bahreïn, et quand bien même
celui-ci reste à quelques égards entravé par la mainmise effective de la dynastie Khalifa sur
les rouages du pouvoir, il n’en demeure pas moins bien plus abouti que dans la plupart des
pays voisins.
3 – Les chiites d’Arabie saoudite
La donne chiite en Arabie saoudite exprime une importance sociopolitique jusqu’à un
certain degré, et géopolitique en tous cas qu’il convient de garder à l’esprit. Le royaume
saoudien, qui concentre sur son territoire environ 25% des réserves pétrolières mondiales 80,
connaît en effet une particularité notable : ses zones pétrolifères, concentrées à l’Est du pays,
coïncident presque exclusivement avec les zones peuplées par des citoyens de confession
chiite. Cet élément est loin d’être anodin. Car l’invasion de l’Irak en mai 2003, et le schéma
politique fédéral qui en est issu, expliquent en grande partie les craintes exprimées par le
gouvernement saoudien, pourtant proche allié des Etats-Unis, quant à la possibilité qui se
verrait dorénavant posée de voir émerger un « croissant chiite » dans la région. Cette
éventualité, du point de vue de Riyad, générerait de facto une alliance chiite extranationale
qui aurait pour conséquence la perte par l’Etat saoudien du contrôle qu’il a sur ses provinces à
majorité chiite, toutes pétrolifères. Il est d’ailleurs à noter que ces craintes répondent, en
partie, à une inquiétude que le royaume exprimait déjà au début des années 1970. Au
lendemain du choc pétrolier de 1973, beaucoup de rumeurs avaient en effet circulé concernant
des plans américains qui auraient eu pour ambition d’encourager une scission du royaume en
fonction de facteurs confessionnels. Les Etats-Unis ayant, selon ce scénario, entière mainmise
sur les affaires de la communauté chiite saoudienne, il leur aurait ainsi été très facile de tirer
profit du pétrole présent sur leurs zones d’habitation sans pour autant devoir s’encombrer des
décisions du pouvoir politique saoudien.
80
D’après les données du CIA World Factbook : https://www.cia.gov/cia/publications/factbook/geos/sa.html
64
L’islam saoudien est pourtant extrêmement diversifié dans les faits. Le noyau originel
et idéologique du royaume reste le wahhabisme, certes. Mais les citoyens saoudiens répondent
à des différenciations d’ordre théologique bien plus poussées qu’on ne pourrait le supposer de
prime abord. Ainsi, pour ce qui relève du seul islam sunnite, on y trouve des musulmans
d’obédience hanbalite, hanafite, malékite ou chaféite. De même, le chiisme saoudien n’est en
rien monolithique, puisque imamites-jaafarites, zaydites et ismaélites sont les trois « frères
ennemis » du chiisme saoudien qui coexistent dans le pays. De plus, ces différenciations
interchiites répondent à une logique spatiale consubstantielle. Ainsi, les chiites imamites, qui
forment le plus gros de cette communauté en Arabie saoudite, se retrouvent dans la partie Est
du royaume. Mais les Ismaélites coïncident quant à eux avec la partie Sud du pays, et plus
particulièrement dans la province de Najran, où environ 100 000 d’entre eux résident. Quant
aux Zaydites, on les retrouve plus largement dans plusieurs des provinces situées au Sud
comme à l’Ouest de l’Arabie saoudite. Au total, les Saoudiens chiites constitueraient ainsi 10
à 15% de la population du pays, soit un ensemble d’environ deux millions de personnes. A
noter cependant que, parallèlement aux villes et régions précitées, on retrouve aussi, quoique
en nombre restreint, des chiites nationaux dans les villes saintes de l’islam que sont Médine et
la Mecque 81.
a- Une communauté ancrée dans l’histoire du pays
On ne saurait voir à travers les chiites saoudiens une « cinquième colonne » dont la
présence serait le résultat d’un téléguidage étranger. A l’instar de leurs coreligionnaires
sunnites, les membres de cette communauté ont en effet une présence territoriale longue de
plus de 1400 ans. L’islam est ainsi né au sud de la péninsule arabique, sur le territoire de
l’Arabie saoudite contemporaine. L’apparition du premier schisme intermusulman avait certes
conduit à des tensions et affrontements communautaires doublé d’un exode fréquent de
musulmans chiites. Mais ces mouvements ne se sont, dans leur globalité, pas traduit par des
déracinements massifs. C’est pourquoi il convient de noter que l’apparition du chiisme, et les
adeptes qu’il fera, n’entravera pas, malgré le passage du temps, cette autre réalité régionale
qu’est le tribalisme. La structure bédouine originelle des autochtones de la péninsule arabique
81
Sur le chiisme en Arabie saoudite dans une perspective historique puis contemporaine, voir Adnan ‘Aliân,
Jozour al-tashayyo’ fî al-khalîj wal-jazîra al-‘arabiya : al-shî’a wal-dawla al-‘irâqiya al-hadîtha (Les racines de
la « chiitisation » dans le Golfe et la Péninsule arabique : les chiites et l’Etat irakien moderne), op. cit., pp. 95125.
65
reste ainsi une réalité qui s’impose à leur ensemble, sunnites ou chiites. Dès lors, le fait pour
les Saoudiens chiites de s’exprimer en termes d’ascendance tribale constitue une norme bien
plus qu’une exception. Par exemple, les tribus de Rabi’a, dont découleront les tribus de abd
el-Qayss et de Bakr ben Waël, sont des formations autochtones antéislamiques dont l’essentiel
des chiites imamites saoudiens se revendiquent aujourd’hui encore. Une situation qui,
évidemment, ne préjuge pas des influences extrarégionales qu’ont connues les tribus
saoudiennes chiites comme sunnites au fil de l’histoire, que ce soit du fait de mouvements de
migration perses, africains ou encore asiatiques à destination de la péninsule.
Mais l’ascendance tribale prouvée des Saoudiens chiites reste nécessairement partie
d’une réalité sociologique qui déborde le cadre exclusivement saoudien. Le phénomène tribal
moyen-oriental est en effet naturellement transfrontalier, et c’est pourquoi les tribus
saoudiennes,
toutes
obédiences
et
toutes
confessions
confondues,
connaissent
immanquablement des connexions avec les ressortissants de pays avoisinants. Il sera ainsi très
rare de voir une tribu saoudienne pouvoir prétendre à une singularité strictement nationale, du
point de vue factuel et historique s’entend. Les Saoudiens chiites connaissent nécessairement
une continuité tribale avec leurs coreligionnaires du Yémen, du Bahreïn, du Koweït, de l’Irak,
de l’Iran, de la Syrie, voire du Liban. Une nuance se doit cependant d’être apportée ici sur le
plan des implications éventuellement générées par cette réalité. Si les connexions tribales sont
connues – et parfois reconnues – par les membres des tribus concernées, cela ne signifie pas
pour autant que la « solidarité de corps » soit la norme, loin s’en faut. Les chiites d’Arabie
saoudite – pour ne parler que d’eux – semblent ainsi avoir leur confession pour principal
déterminant identitaire, mais ils s’organisent en fonction d’un seul cadre national. Il serait
d’ailleurs erroné de vouloir déceler dans cette situation la preuve d’un « réflexe de survie »
qui s’expliquerait par la crainte qu’aurait cette communauté de voir ses revendications
extranationales sanctionnées par une répression de la part des autorités saoudiennes. Il suffit
pour s’en convaincre de se pencher sur la situation telle qu’elle régnait dans le « pays » au
début du XIXème siècle. A l’époque, le souverain saoudien Ibn Saoud s’était lancé dans une
opération de reconquête de la péninsule arabique, prélude à la constitution et à la
consolidation du futur royaume saoudien, soumis alors à occupation ottomane. Mais pareille
entreprise nécessitait un appui des populations autochtones, soit en participant à l’action d’Ibn
Saoud, soit en optant pour une attitude quiétiste. C’est ainsi que le souverain saoudien, en
prélude de sa reconquête de la ville de Hofouf, située à l’est de l’Arabie saoudite, s’assurera
au préalable de l’appui des habitants de cette ville ainsi que des sites environnants. Il entrera à
cet effet en contact avec un ensemble de leaders politico-religieux, dont le cheikh chiite
66
Moussa bou Khamsin, et leur proposera un pacte. En échange de leur passivité devant
l’avancée des troupes saoudiennes, Ibn Saoud s’engageait à garantir aux chiites, une fois sa
victoire assurée, une totale liberté de culte, ainsi que l’octroi de conditions maximales de
sécurité et d’équité, en échange de leur allégeance au nouveau pouvoir 82. La même question
fera beaucoup plus débat quand elle se posera vis-à-vis de la communauté chiite saoudienne
de la ville de Qatif, située plus au sud. Mais les divisions seront finalement surmontées du fait
du cheikh Ali abou Abdelkarim al-Kheneyzi, leader influent qui tranchera en faveur d’une
absence d’opposition aux avancées des troupes saoudiennes. Ainsi, en l’espace des deux seuls
mois d’avril et mai 1913, le souverain avait réussi, du fait de sa composition avec les
principaux leaders chiites de l’Est saoudien, à asseoir sa présence sur toute une région. Il
tiendra par la suite ses promesses concernant l’octroi de la liberté de culte ainsi que de
conditions sécuritaires optimales, et procédera même par la suite à la nomination du cheikh
Ali al-Kheneyzi au rang de juge suprême de la province Est. Une preuve de confiance
d’autant plus manifeste que ce dernier devenait compétent pour traiter les affaires des
ressortissants chiites comme sunnites de sa province 83.
b- Les premières tensions sérieuses
L’histoire contemporaine de l’Arabie saoudite ne sera pas pour autant exempte de
tensions confessionnelles inter-saoudiennes, que symbolise aujourd’hui encore la grande
méfiance entretenue le plus souvent par des sunnites du royaume vis-à-vis de leurs
concitoyens chiites. Les premiers heurts apparaîtront d’ailleurs au lendemain de la conquête
de l’Est saoudien. En 1915 en effet, une formation du nom de « Ikhwan » (ou Frères), dont la
création sera d’ailleurs encouragée par Ibn Saoud, se revendiquera du wahhabisme et,
considérant que les chiites étaient des hérétiques, se lancera dans une politique de répression
de cette communauté. Cela aura pour conséquence l’exode de quelques milliers de personnes,
qui iront se réfugier dans les émirats avoisinants, alors placés sous protectorat britannique. Il
faudra attendre 1929 pour que Ibn Saoud réussisse à défaire les Ikhwan lors de la bataille de
Seblah.
82
Sur ce pan important de l’histoire de l’Arabie saoudite, voir Jacques Benoist-Méchin, Ibn-Séoud ou la
naissance d’un royaume, Paris, Editions Complexe, pp. 161-273.
83
Sur cet aspect, ainsi que les principales personnalités saoudiennes chiites présentes comme passées, voir dans
le dossier spécial mis en ligne par le site de la chaîne satellitaire al-jazeera :
http://www.aljazeera.net/NR/exeres/DFA7FF15-6E4C-4C8F-86FD-1901BC8C15B9.htm
67
Si l’allégeance des chiites saoudiens à leur gouvernement ne montrera pas de failles en
dépit de la politique de répression des Ikhwan, on ne peut pour autant nier l’apparition, par la
suite, de tensions sérieuses entre le pouvoir saoudien et les ressortissants chiites de son
territoire. Il est à noter que ce sont initialement des contentieux strictement sociaux qui, en se
développant, se teinteront d’un aspect confessionnel. Les premiers développements de cette
situation découleront des modalités d’exploitation du pétrole saoudien. En mai 1933, le
gouvernement saoudien accordera ainsi sa première licence d’exploitation de l’or noir situé à
l’Est du pays à une compagnie américaine du nom de Standard Oil of California. Cette
opportunité poussera les chiites de la région comme un grand nombre de Saoudiens localisés
dans des zones tierces à vouloir tirer profit de cette opportunité d’emploi. Mais les conditions
de travail, qui ne seront pas au goût de tous, pousseront les employés saoudiens de la
Standard Oil à manifester leur désapprobation. On assistera ainsi à une première grève
générale de leur part en 1944. Très vite, ils s’organiseront sous forme de syndicats et
réussiront ainsi à former une force de contestation collective efficace, sinon menaçante pour
les intérêts du pouvoir saoudien. Le 17 mai 1953, ce sont pas moins de 20 000 employés de la
Standard Oil, sunnites comme chiites, qui se lanceront dans une grève générale. Le pouvoir
essaiera de ménager ces contestataires en s’engageant à améliorer leurs conditions de travail.
Mais les promesses ne suffiront pas à calmer les manifestants, qui continueront à se plaindre
de leur condition. Une évolution beaucoup plus sérieuse intervint ainsi à partir du mois de mai
1956, quand un grand nombre de mécontents s’en prendra à la base militaire américaine de
Dhahran, symbole de la présence américaine régionale et des conditions « d’exploitation » de
la population en découlant. Un mois plus tard, intervient la réunion du Qatif, du nom de la
ville saoudienne qui verra un grand nombre de ces manifestants, toujours toutes confessions
confondues, procéder à la prononciation de discours prônant la nécessité pour les habitants de
la région de ne pas se laisser malmener par leurs employeurs 84. Puis, en septembre 1956, c’est
la visite en Arabie saoudite du leader égyptien Gamal Abdel Nasser, icône du panarabisme,
qui permet à la ferveur des syndicalistes saoudiens de se manifester à nouveau.
Les autorités saoudiennes seront soucieuses durant toute cette période de ne pas se
confronter à des syndicalistes dont le nombre était conséquent et les revendications
économiques justifiées. Il faudra néanmoins attendre le début des années 1960 pour
qu’apparaissent les premières réactions gouvernementales sérieuses à l’encontre des
84
Sur ces points, voir surtout le rapport de l’International Crisis Group, The Shiite Question in Saudi Arabia,
Middle
East
Report
n°
45,
septembre
2005,
disponible
à
l’adresse
Internet :
http://www.crisisgroup.org/home/index.cfm?id=2444&l=2
68
manifestants. Ainsi, en 1963, le gouvernement procédera à une intervention durant laquelle
seront arrêtés et jugés un grand nombre de manifestants, chiites en grande partie.
Officiellement, les autorités saoudiennes avanceront pour motif la découverte d’un « complot
communiste » aspirant à la déstabilisation de l’Etat. Puis, en 1969, une vague d’arrestations
touchera à nouveau la région chiite du royaume, plusieurs centaines de personnes se voyant
inculpées pour les mêmes raisons. Dans les faits, c’est la volonté du roi Faysal d’Arabie
saoudite, qui accède au trône en 1964, de consolider le pouvoir saoudien sur l’ensemble de
son territoire qui le poussera à contrer la possible émergence de toute idéologie, politique ou
religieuse, menaçante pour le wahhabisme. Les accusations d’appartenance au nassérisme, au
nationalisme arabe, au baasisme ou encore au communisme seront ainsi autant d’arguments
qui sous-tendront la consolidation par le pouvoir saoudien de sa mainmise sur ses zones
pétrolifères. Si les chiites constitueront la plupart du temps le plus grand lot des inculpés, il ne
faut pas pour autant y voir la preuve d’une répression saoudienne anti-chiite, mais plutôt la
traduction d’une volonté des autorités d’empêcher une sécession de ses provinces pétrolifères
de l’Est pour des motifs économiques et sociaux.
La mise à mal la plus sérieuse des relations entre le pouvoir saoudien et ses
ressortissants chiites interviendra cependant à la fin des années 1970. Elle sera due
principalement à l’action du cheikh Hassan al-Saffar. Né dans la ville saoudienne de Qatif en
1957, ce dernier se rend en Irak en 1971 afin d’entamer des études de théologie à la hawza de
Najaf. Accusé, avec certains de ses coreligionnaires, en 1973, d’être un espion à la solde des
Saoudiens, il migrera vers la ville iranienne de Qom, où il poursuivra ses études. Un an plus
tard, c’est au Koweït qu’il se rendra, pays dans lequel il aura parmi de nombreux maîtres le
célèbre Ayatollah Mohammad al-Hussayni al-Shirazi.
Il va de soi que les enseignements de Shirazi, qui sont en maints points conformes aux
convictions de l’Ayatollah Rouhollah Khomeiny, ne manqueront pas de marquer le cheikh alSaffar. Ainsi, après une courte période passée à enseigner les préceptes théologiques du
chiisme entre le Koweït et le Sultanat d’Oman, il décide de rentrer dans son pays natal, deux
ans avant la révolution islamique iranienne. De la ville de Qatif, il tente de pousser ses
coreligionnaires à faire valoir leurs droits à des prérogatives politiques et religieuses, en les
appelant notamment à se joindre au Mouvement de la Réforme chiite qu’il venait de créer.
Mais son initiative aura peu de succès dans un premier temps, tant elle entrait en contradiction
avec le quiétisme observé par les chiites saoudiens jusqu’alors. Ce n’est qu’avec la révolution
islamique iranienne que la donne connaîtra une évolution sensible.
69
Le retour de l’Ayatollah Khomeiny en Iran, en février 1979, aura un impact certain sur
la crédibilité que les chefs religieux et/ou politiques chiites seront à même de faire valoir.
Dans le cas saoudien, les appels du cheikh Saffar, fondés sur les enseignements de l’Ayatollah
Shirazi, auront ainsi leur rôle dans l’encouragement des chiites saoudiens à revendiquer une
plus grande lisibilité citoyenne, religieuse et politique. C’est ainsi que Saffar, grâce à un
réseau dense de jeunes « prêcheurs » convaincus, et fort de la qualité de ses références,
réussira à mobiliser les chiites saoudiens. Le mouvement de désobéissance civile auquel se
conformeront ceux-ci, au début de l’année 1979, prendra ainsi une ampleur continue, et
atteindra son paroxysme au cours du mois de novembre de cette même année, quand les
membres de cette communauté décideront de défier un pouvoir saoudien qui les empêchait
jusqu’alors de célébrer la fête d’Achoura, période de commémoration du martyre de l’imam
Hussein. La Garde nationale saoudienne réagira vite, opérant une répression qui se traduira
par de nombreuses arrestations ainsi que par la mort d’une vingtaine de manifestants. Il n’en
faudra pas beaucoup plus pour contraindre les leaders de « l’opposition » chiite, dont Saffar, à
quitter l’Arabie saoudite. Les opposants chiites au pouvoir saoudien continueront ainsi à
développer leurs prêches et attaques verbales de leur exil, le long des années 1980. La
conjoncture de l’époque, marquée par la guerre Irak-Iran, ainsi que par la présence de
nombreux saoudiens chiites dans les villes saintes iraniennes, favorisait cette situation. Mais
avec la fin de cette guerre, ils seront nombreux à réaliser que leurs efforts resteraient vains
dans un contexte où les chiites du royaume saoudien étaient, de toute manière, peu nombreux
et bien peu à mêmes de renverser le courant des événements en leur faveur. C’est ainsi qu’à
partir de la fin des années 1980 s’opérera une forme de détente dans les relations entre Riyadh
et ses ressortissants chiites, due en partie à la grande modération du discours des opposants de
la veille, et qui permettra très vite l’ouverture d’un nouveau chapitre. En 1993, soit deux ans
après la fin de la guerre du Golfe, le roi Fahd d’Arabie saoudite proposera à quatre
compagnons notoires du Cheikh Saffar de venir lui exposer leurs requêtes. Ainsi, en échange
de l’engagement des représentants chiites à mettre définitivement fin à leur politique
d’opposition, le gouvernement saoudien s’engageait à leur garantir la liberté de culte et le
respect de leurs droits citoyens. Qui plus est, il permettra aux exilés de revenir sur le territoire,
et procédera à la libération de plusieurs prisonniers arrêtés dans la foulée des événements de
1979.
70
c- Les débuts d’une affirmation politique
Il faudra attendre les événements du 11-Septembre, puis l’invasion de l’Irak de mars
2003, pour que les chiites d’Arabie saoudite fassent un pas supplémentaire vers la
revendication de meilleures modalités d’organisation tant sur le plan cultuel que politique.
Symbolisée par une pétition intitulée « Partenaires dans la nation » soumise au Prince héritier
Abdallah d’Arabie, cette démarche sera importante à double titre : d’une part, elle montre que
les chiites nationaux n’avaient pas – ou plus – de craintes de faire part de leurs doléances en
tant que citoyens chiites ; et d’autre part, il va de soi que les modifications intervenues sur la
scène internationale (du fait du 11-Septembre) et régionale (l’invasion de l’Irak) avaient
contribué à déstabiliser quelque peu une Arabie saoudite dont dix-neuf ressortissants avaient
participé aux attaques du World Trade Center, et dont la proximité de l’Irak faisait craindre
un rejaillissement des effets sur le territoire saoudien. Néanmoins, on ne peut pour autant en
déduire que les chiites d’Arabie auraient profité de cette occasion pour asseoir leur
organisation politique en fonction de critères confessionnels. Dans leur requête adressée au
pouvoir, ceux-ci continuaient en effet à se définir en fonction d’un seul cadre national,
d’autant plus que les mouvements politiques auxquels ils sont susceptibles d’appartenir sont
restés dans l’état : ni fusion politique, ni coordination des forces n’ayant pu être notée.
C’est ainsi que l’on peut distinguer aujourd’hui deux structures politiques majeures,
informelles, rassemblant les chiites saoudiens : le Mouvement chiite islamique de la Réforme
(Al-haraka al-islamiya ash-shi’iya lil-islah) ; et le Hezbollah saoudien/Partisans de la ligne de
l’Imam (Hizbollah al-saoudi/Ansar khat al-imam). Ce à quoi s’ajoutent deux courants
idéologiques principaux : les Traditionalistes et les chiites libéraux 85.
Le Mouvement chiite islamique de la Réforme (MCIR) est de loin le réseau informel
saoudien chiite le plus dense et le plus populaire auprès des chiites d’Arabie. Ce qui
s’explique par sa relative ancienneté (fin des années 1970) ainsi que par le nom de son leader,
le cheikh al-Saffar. Mais on ne peut pour autant en déduire que celui-ci ait aujourd’hui un rôle
de Marja’ en son sein. Le MCIR a en effet évolué très vite avec le temps, et la modification
de ses orientations politiques trouve une grande part d’explication dans le fait que ses
85
International Crisis Group, op. cit., pp. 6-7.
71
dirigeants aient opté pour plus de pragmatisme aux vues de l’impossibilité qu’il y avait pour
eux de constituer une force politique interne influente.
A sa création, que l’on fait généralement remonter à l’année 1977, le MCIR, fort des
arguments de son leader Saffar, aspirait à pousser les chiites saoudiens à revendiquer
l’obtention de l’ensemble de leurs droits citoyens et cultuels. Soumise à des difficultés dans
un premier temps, l’idée connaîtra cependant une relative ferveur avec la révolution islamique
iranienne. Mais la reprise en main par les autorités saoudiennes de l’organisation politique des
zones à majorité chiite poussera les cadres du MCIR à l’exil, ce qui altérera la force d’impact
du mouvement.
Au lendemain de la guerre du Golfe de 1991, les tractations entre le roi saoudien et
différents représentants chiites permettra aux leaders de l’opposition en exil de revenir dans le
pays. C’est ainsi que le cheikh al-Saffar pourra retourner dans sa ville natale de Qatif sans être
inquiété par les autorités de son pays. Depuis, le pragmatisme aidant, c’est vers une action
essentiellement sociale que s’est tourné le MCIR, sur le modèle des actions mises en place par
le Hamas dans les Territoires palestiniens ou encore par les Frères musulmans en Egypte.
Entretien des mosquées, influence des programmes d’enseignement dans les écoles, mise en
place de structures de bienfaisance, font ainsi partie des tâches principales auxquelles le
MCIR va se consacrer afin de se garantir une existence qui tranche avec son caractère
officieux, dû à l’absence de sa reconnaissance par les autorités. Cette stratégie a-t-elle été
payante depuis ? Si la réponse à cette question est restée pendant longtemps très hasardeuse,
les évolutions récentes intervenues en Arabie saoudite ont permis d’obtenir des indications
assez concrètes sur l’orientation politique des Saoudiens chiites contemporains. Les élections
municipales convoquées en plusieurs étapes par les autorités saoudiennes, au printemps 2005,
ont en effet amené un grand nombre de « membres » du MCIR, qui se présentaient sous une
étiquette indépendante, à être élus dans plusieurs villes à majorité chiite de l’Est saoudien.
Une fois encore, la comparaison avec la stratégie des Frères musulmans (sunnites) égyptiens
trouve ainsi son actualité dans le modèle saoudien.
Il serait néanmoins erroné d’en déduire une volonté des chiites saoudiens – ou de la
majorité d’entre eux – de vouloir se fondre sous la coupe d’un mouvement chiite principal aux
orientations religieuses très précises. Certes, le cheikh Saffar, en tant que leader du MCIR,
reste d’autant plus susceptible de vouloir orienter son mouvement vers une force politique
fédératrice unique que les enseignements de son maître, l’Ayatollah Shirazi, continuent à faire
partie de ses projets pour l’avenir. Avec ce que cela implique, bien entendu, de tentation pour
Saffar de rester fidèle aux enseignements de l’Ayatollah Khomeiny, lui-même maître de
72
Shirazi, pour qui les affaires politiques et religieuses de la communauté chiite restent
nécessairement fédérées par le velayat-e-faqih. Cependant, la réalité structurelle du MCIR
rend ce schéma beaucoup moins valable aujourd’hui qu’il n’avait pu l’être à la fin des années
1970. Saffar n’est plus en effet la seule personne de référence au sein du MCIR, puisqu’on y
retrouve d’autres personnalités incontournables du nom de Fawzi al-Sayf, Tawfiq al-Sayf ou
encore Ja’far al-Shayeb, qui ont également une marge d’autonomie non négligeable dans la
gestion des affaires de ce mouvement. De même, alors que al-Saffar a choisi, après le décès
d’al-Shirazi en 2001, de s’en remettre aux enseignements de l’Ayatollah iranien Ali al-Sistani
plutôt que d’opter pour les successeurs de Shirazi, on trouve des membres du MCIR qui
revendiquent plutôt pour leur part une affiliation aux Shirazi, à l’Ayatollah irakien
Mohammad Taqi al-Mudarrasi, voire à l’Ayatollah libanais Mohammad Fadlallah. Ainsi, si
notion de marja’iyya il y a chez les membres du MCIR, elle est loin d’être conforme aux
orientations d’une personnalité unique. Et surtout, elle reste le plus souvent distincte de toute
affiliation aux orientations de l’Ayatollah Khamenei, le velayat-e-faqih iranien.
Le Hezbollah saoudien est le second mouvement chiite saoudien d’importance. Bien
que l’on ne puisse déduire de son nom une quelconque affiliation – ou continuité idéologique
directe – avec le Hezbollah libanais, il faut noter que l’allégeance de cette formation à une
ligne iranienne est beaucoup plus manifeste. Ainsi, le second titre que revendique le
Hezbollah saoudien – à savoir les Partisans de la ligne de l’Imam – est une référence directe à
l’Ayatollah Khomeiny, dont le titre et la « fonction » d’Imam restent aujourd’hui encore
reconnues par eux. Il en ressort deux caractéristiques fondamentales :
-
d’une part, les partisans du Hezbollah saoudien adhèrent pleinement à la notion de
velayat-e-faqih développée par l’Ayatollah Khomeiny, ce qui les pousse à faire de
l’actuel Guide suprême de la Révolution islamique, l’Ayatollah Ali Khamenei, leur
marja’ principal ;
-
mais d’autre part, les membres de ce mouvement ne se reconnaissent pas pour autant
de continuité ou d’affinité idéologique avec le cheikh Saffar, en dépit de sa pleine
influence par les enseignements de Shirazi, lui-même adepte des enseignements de
Khomeiny.
Il en ressort une situation d’opposition entre les deux formations. Elle s’explique
d’ailleurs principalement par le fait que le Hezbollah saoudien, depuis sa création en 1987, se
soit fixé pour ligne fondamentale l’opposition à la famille Saoud, et donc la critique de sa
73
détention du pouvoir saoudien ainsi que de sa prétention à pouvoir superviser, de près comme
de loin, les affaires des chiites saoudiens. Dans ce contexte, la décision prise par le MCIR, et
par le cheikh Saffar, d’adopter un comportement beaucoup plus conciliant vis-à-vis de la
famille régnante, a permis aux membres du Hezbollah de revendiquer leur singularité de
manière beaucoup plus marquée. Ainsi, non seulement les adeptes de la ligne de l’Imam
reprochent aujourd’hui au cheikh Saffar une « collusion » avec le pouvoir saoudien, mais ils
revendiquent de surcroît une spécificité de nature beaucoup plus théologique. En effet, alors
que le MCIR prône, dans son ensemble, une inclusion réelle mais limitée et soumise à
conditions du clergé chiite dans les affaires politiques, le Hezbollah saoudien est quant à lui
beaucoup plus favorable à la supervision de l’ensemble des affaires des chiites saoudiens par
un seul et même clergé chiite.
Reste que la viabilité du Hezbollah saoudien est aujourd’hui posée. Ce mouvement, qui
paraît beaucoup moins populaire et organisé que le MCIR, semble payer de surcroît les limites
de sa posture radicale, qui ne lui a en rien permis d’obtenir des avancées ou des concessions
concrètes de la part du pouvoir saoudien. Les partisans de la ligne de l’Imam ont certes opté,
localement, pour des investissements et actions d’ordre social qui puissent combler un vide
laissé par l’Etat tout en augmentant la popularité du mouvement. Mais le noyau idéologique
de cette formation continue à être fidèle à une même ligne affichant une grande réticence
quant à la participation au processus politique national, du fait de l’importance incarnée par la
notion de velayat-e-faqih en son sein. C’est du moins la ligne qui continue à être défendue par
ses principaux leaders 86, et qui semble pouvoir annoncer à terme une scission interne, due à
des considérations pragmatiques, au profit du MCIR. La tentation est effectivement présente
chez certains membres du Hezbollah saoudien de se rallier à la formation du cheikh al-Saffar,
situation qui, si elle venait à se réaliser, ne contribuerait bien évidemment en rien à confirmer
l’impact des partisans de la ligne de l’Imam au milieu d’un environnement dans lequel ils
peinent déjà à peser.
Enfin, Traditionalistes et chiites libéraux, bien que constituant deux autres ensembles
chiites distincts, sont à prendre en considération, même s’il convient également d’être
conscient de leur aspect extrêmement marginal et périphérique.
Ainsi les Traditionalistes n’existent-ils qu’en tant que groupe de personnalités
religieuses diverses, très connotées idéologiquement, et qui se caractérisent aussi bien par une
86
A savoir les Cheikhs Hachim al-Hubail et Hassan al-nimr, ainsi que le Sayyed Kamal al-Sada.
74
opposition au Cheikh al-Saffar que par un refus intransigeant de composer avec la dynastie
des Saoud. Tous points qu’ils partagent avec le Hezbollah saoudien, certes, mais avec une
nuance importante : leur refus de se fondre dans le cadre de mouvements nationaux. C’est à ce
titre que l’un des Traditionalistes saoudiens les plus réputés, le Cheikh Namr Baqer al-Namr,
insiste régulièrement, lors de ses prêches et déclarations médiatiques, sur la nécessité pour les
chiites saoudiens de s’organiser en tant que communauté une et apolitique tout en prônant une
affiliation avec le marja’ iranien Mohammad Taqî al-Moudarrisi. Ce qui implique, de facto,
une reconnaissance de sa part de la nécessité pour les chiites dans leur ensemble de se trouver
un/des référent(s), qui aient pour source l’apport des hawzas et des marja’ bien plus que les
orientations politiques des gouvernements contemporains 87.
Quant aux Saoudiens chiites libéraux, qui sont tout aussi marginaux, leur rôle
s’apparente beaucoup plus à celui d’intellectuels actifs engagés dans des débats autour de la
question chiite saoudienne. Critiques vis-à-vis du pouvoir, ces débats ne restent pas moins le
plus souvent confinés à la seule sphère privée. Certes, certains noms sont connus, phénomène
favorisé par la médiatisation accordée par ces personnes par la chaîne qatarie al-jazeera par
exemple, ainsi que par le développement considérable de sites Internet consacrés à des débats
sur la question chiite contemporaine, et dans lesquels la péninsule arabique a le plus souvent
une part non négligeable 88. Mais leurs critiques, analyses et déclarations diverses restent
déconnectées de la présence de tout réseau institutionnel concret, ce qui limite grandement la
possibilité pour eux de constituer dans l’immédiat un pôle national fédérateur. Ce sans
compter que la plupart de ces intellectuels ont un discours qui pose le plus souvent la question
de la réforme de fond en comble des institutions religieuses comme préalable à la réforme des
institutions politiques, que ce soit dans leur pays ou dans le reste de la région. Soit un appel à
la mise en place d’un modèle « laïque » qui les met en porte-à-faux aussi bien vis-à-vis du
pouvoir saoudien que du clergé chiite, et qui altère de surcroît leur capacité à dépasser le seul
cadre du débat. Bien au contraire, c’est grâce au discours de ces intellectuels que le pouvoir
saoudien peut faire valoir la présence d’une forme de « liberté de ton et d’expression » sur le
plan national qui n’est cependant en rien menaçante pour sa stabilité.
87
A noter que le Cheikh Namr al-Namr a été victime de plusieurs arrestations de la part du pouvoir saoudien,
dont la dernière remonte au 12 mai 2006, date à laquelle il revenait tout droit du Bahreïn voisin, pays où il s’était
rendu afin, officiellement, de participer à un colloque ayant pour thème principal « Le Coran ».
88
Hamza al-Hassan, Mohammad al-Mahfouz, ou encore Najib al-Khunayzi font ainsi partie de ces intellectuels
chiites saoudiens illustres par le nom.
75
Au final, la donne chiite saoudienne reste donc beaucoup plus éclatée qu’il ne pourrait
y paraître. Les Saoudiens chiites répondent en effet à des obédiences diverses, bien que cellesci ne préjugent en rien de la possibilité pour eux de s’opposer sur des critères théologiques.
Imamites, Zaydites et Ismaélites sont engagés aujourd’hui dans un « combat commun » relatif
à leur seule « lutte pour la citoyenneté », en tant que chiites certes, mais indépendamment
d’éléments historico-religieux, et tout en se fondant dans le seul cadre saoudien national. Les
leaders et cheikhs se revendiquant d’ascendances spirituelles extranationales restent pour leur
part extrêmement marginaux, que ce soit par leur nombre ou par leur organisation. Si cet état
des faits ne préjuge pas pour autant d’événements et réactions susceptibles d’intervenir dans
les prochaines années, il reste que le chiisme saoudien tel qu’il s’est organisé à travers
l’histoire, ainsi que dans l’Arabie moderne, est resté fonction de grandes lignes que même la
révolution islamique iranienne n’a pas réellement perturbées. Reste à savoir bien évidemment
si la récente déstabilisation de la donne irakienne induira une redistribution des cartes
significative de la donne chiite contemporaine, que ce soit en Arabie saoudite, dans la
péninsule arabique ou dans le reste de la région. Car bon nombre de Saoudiens chiites ont
engagé, depuis quelques années, un cycle de revendications citoyennes qui, quand bien même
il reste pour l’heure limité, a cependant été loin d’être accueilli par les foudres des autorités
saoudiennes. Preuve apparente de ce que le royaume saoudien reste conscient des contraintes
internes avec lesquelles il se doit de composer 89.
3- Les chiites du Liban
La question du chiisme libanais a connu une importance particulière au cours de ces trois
dernières décennies. Les développements de la guerre du Liban (1975-1990) avaient en effet
mis en exergue l’émergence d’un grand nombre de formations politiques et/ou politicoconfessionnelles aux alliances diverses, parmi lesquelles deux – le parti Amal et le Hezbollah
– auront un rôle incontournable dans l’évolution du paysage politique libanais. Plus près de
nous, ce sont bien sûr les développements liés à la crise libano-israélienne née le 12 juillet
2006 qui ont propulsé le Hezbollah sur le devant de la scène, avec la multiplication des
analyses prospectives diverses liées notamment à une hypothétique « géopolitique chiite »
89
Et ce quand bien même les chiites du royaume continuent à être taxés par les wahhabites saoudiens de Ahl albid’a (innovateurs), dénomination extrêmement péjorative de la part d’une communauté sous-entendant par là
son purisme religieux. Voir Madawi al-Rasheed, A history of Saudi Arabia, Cambridge University Press, 2002,
p. 21.
76
régionale que l’Iran notamment serait à même de vouloir instaurer pour consolider ses intérêts
moyen-orientaux.
Quel que soit le bien fondé de cette dernière hypothèse, dont nous étudierons les
tenants et les aboutissants ultérieurement, la question chiite libanaise reste importante pour ce
qui se rattache aux évolutions moyen-orientales contemporaines. Cela est dû en partie au
potentiel supposé d’une communauté dont les principaux représentants politiques actuels sont
Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, et Nabih Berri, chef du parti Amal et
président du Parlement libanais. Mais un aspect non moins fondamental réside dans la nature
sociopolitique du Liban, où l’organisation citoyenne passe par des modalités d’allégeance
claniques, tribales et/ou confessionnelles plutôt que politiques et transconfessionnelles. La
logique communautaire a en effet été formellement institutionnalisée au Liban dès 1943,
année durant laquelle la puissance mandataire française exhorta les Libanais à se partager le
pouvoir en fonction de modalités alors respectivement représentatives du poids des différentes
communautés libanaises. Basé sur un recensement communautaire établi en 1932, l’échiquier
politique libanais s’est organisé depuis en fonction d’une répartition des fonctions politiques
conforme au schéma suivant : la présidence de la République reviendrait automatiquement à
une personnalité chrétienne maronite, le poste de Premier ministre à un musulman sunnite, et
celui de président du Parlement à un musulman chiite.
Ces modalités de répartition du pouvoir libanais continuent à s’imposer aujourd’hui 90,
quoique en fonction de modalités qui ne sont pas réellement conformes à l’esprit de la
Constitution libanaise. L’équilibre communautaire dans le pays a en effet été bouleversé au fil
des années, instabilités politiques aidant. C’est ainsi que les phases d’émigration successives
que connaîtra le Liban, particulièrement durant la période 1975-1990, pousseront un grand
nombre de citoyens, maronites notamment, à quitter leur pays en vue de l’obtention de
perspectives professionnelles et de conditions de vie plus prometteuses. D’où la présence à
l’échelle mondiale d’une diaspora libanaise extrêmement nombreuse quoique aux contours
très imprécis, puisque les estimations font état d’un nombre de Libanais expatriés oscillant
entre 4 millions et 20 millions de personnes. Il est ainsi très peu aisé de savoir laquelle de ces
90
Elles auront pour seule exception les années 1988 à 1990, durant lesquelles des affrontements internes
relatives à la direction du pays provoqueront l’institution d’une période de cafouillages et incertitudes
caractérisées par la présence de deux instances nationales revendiquant chacune d’entre elles des fonctions
exécutives. Il faudra attendre la promulgation officielle des accords de Taëf de 1989 et l’exil vers la France du
général Michel Aoun pour que la politique libanaise revienne à plus de normalité.
77
deux évaluations est la plus proche de la réalité. Mais ce qui demeure certain, c’est que le
nombre total de Libanais vivant dans le pays des Cèdres est pour sa part d’environ quatre
millions de ressortissants. Dit autrement, la diaspora libanaise a de très fortes chances de
dépasser largement en nombre le total des citoyens libanais.
Particularité supplémentaire qui prend toute son importance dans le contexte libanais
actuel : le bouleversement communautaire libanais s’est réalisé au détriment des chrétiens
maronites, et au profit des musulmans chiites du pays. Là encore, le fait que le recensement
national de 1932 de n’ait jamais été rééffectué depuis rend toute évaluation du pourcentage
effectif des différentes communautés constitutives de la nation libanaise aléatoire. Le chiffre
le plus communément retenu, néanmoins, notamment par différents titres de la presse arabe et
internationale, fait état d’une communauté chiite libanaise approchant les 35-40% de
l’ensemble des citoyens du pays, contre 30-35% de sunnites et environ 20% de maronites 91.
Soit un clair retournement de situation qui, si l’on devait revenir aujourd’hui à l’esprit du
Pacte national de 1943, aurait de fortes chances de légitimer l’accession d’une personnalité
chiite à la tête de l’Etat libanais, et d’un chrétien maronite à la tête du Parlement.
Ainsi, bien que solidement ancrés dans leur paysage, les Libanais chiites répondent
aujourd’hui à une donne qui les distingue à maints égards de leurs coreligionnaires étrangers.
Cette distinction s’opère bien évidemment sur le plan de la représentation politique et
nationale, et non au niveau théologique, puisque ce sont majoritairement des duodécimains,
essentiellement partie de la population rurale, et dont les zones d’implantation principales sont
le Sud Liban, la Bekaa et, depuis quelques décennies, la banlieue sud de Beyrouth, devenue
elle aussi une région a prédominance chiite. Plus que tout, les Libanais chiites ont connu,
depuis maintenant près de trois décennies, une politisation qui a été consubstantielle aux
évolutions de la guerre civile du Liban. C’est ainsi que l’on peut difficilement évoquer la
communauté chiite libanaise contemporaine en faisant abstraction de ces deux formations
politiques nationales majeures que sont les partis Amal et Hezbollah. Même si, bien
évidemment, les chiites du Liban ont initialement répondu à des affiliations et modalités
d’organisation historiques précises qui précéderont de loin l’apparition de ces structures
politiques, voire politico-religieuses, censées représenter leurs intérêts aujourd’hui.
91
Voir notamment Juan Cole, Lebanon : Background and Forecast, 2 mars 2005, disponible à l’adresse Internet
: http://www.antiwar.com/cole/?articleid=5019
78
a- Histoire des chiites du Liban
Loin d’être le résultat d’une quelconque importation circonstancielle, le chiisme au
Liban a, à l’instar de la situation régnant dans le reste de la région, des racines historiques
lointaines et « légitimes ». En effet, après le meurtre de Ali par les Omeyyades, les chiites
partisans de Ali, exilés pour beaucoup d’entre eux dans les ports libanais, s’installèrent dans
les villes libanaises. C’est en ce sens qu’ils formeront, dans un premier temps, la principale
population arabe de la côte libanaise.
Avec le 10ème siècle, « l’Empire arabe » va se dédoubler. Tandis que les Abbasides
conservent l’Irak, une nouvelle dynastie, celle des Fatimides, installe au Caire le siège d’un
nouveau califat, dont dépendra le « gouvernorat du Liban ». Le Liban, alors profondément
marqué par la domination des Fatimides, va assister à une augmentation du nombre des chiites
dans le pays. Suite à un premier schisme interne, une partie d’entre eux jouera un rôle
déterminant dans la formation du Liban contemporain : il s’agit de la communauté druze,
apparue à l’époque du sixième califat fatimide d’al-Hakim.
La domination des Mamelouks sur l’ensemble des territoires de la Syrie marquera
pour sa part le triomphe de l’islam sunnite. Pour des raisons à la fois politiques et religieuses,
ils traiteront la majeure partie des minorités avec violence. Pour échapper à ce sort, ces
dernières se réfugieront dans les montagnes et les régions d’accès difficile, ce qui ne sera pas
sans générer des effets géopolitiques devenus aujourd’hui fondamentaux. C’est depuis cet
événement en effet que l’on notera la présence, toujours d’actualité, d’un grand nombre de
chiites dans les montagnes du Kesrwan ainsi que dans le sud du Liban, devenus des fiefs
chiites plus connus sous le nom de Djebel ‘Amel. A noter néanmoins que cette situation
n’impliquera en rien une quelconque exclusivité communautaire chiite dans ces régions du
Liban. Les chiites étaient en effet installés dans les montagnes en même temps que des druzes
et des maronites, ce qui contribuera d’ailleurs à l’affirmation d’une symbiose socioéconomique symbolique de l’entité libanaise émergente. Il faudra attendre les années 18401860, particularisées par un jeu de rivalités de la part des grandes puissances en activité dans
le pays, pour qu’émergent des heurts communautaires qui marqueront probablement la
première et durable mise à mal de la symbiose communautaire libanaise. Celle-ci concernera
néanmoins, en cette moitié de 19ème siècle, les druzes d’une part, les maronites de l’autre, qui
79
faisaient les frais de leur instrumentalisation respectivement par les puissances turque et
française 92.
Ainsi, lorsque la puissance mandataire française crée le Grand Liban en 1920, les
chiites, alors liés à Damas et hostiles aux Français, ont bien du mal à s’ériger contre ce projet.
C’est donc impuissants qu’ils assisteront à l’intégration du Sud du Liban à cette nouvelle
entité dénommée Grand Liban, et rien ne permet d’ailleurs d’avancer qu’ils aient eu la
tentation de se révolter contre le mandat français, contrairement à leurs coreligionnaires
irakiens. Ce n’est que récemment que cette communauté, schématiquement polarisée entre
quelques grandes familles de grands propriétaires terriens et une population paysanne et
prolétaire, a commencé a avoir une plus grande audience politique et un meilleur accès aux
institutions de l’Etat.
En créant le Grand Liban en 1920, la puissance mandataire avait construit une
structure socio-économique basée sur les services et le commerce, via une centralisation de
l’économie autour de la capitale, ce qui eut pour conséquence une marginalisation du milieu
rural. C’est surtout la région du Sud Liban, a prédominance chiite, qui a pâti de ce
phénomène, parallèlement à sa marginalisation politique liée aux conséquences du conflit
entre Israël et les Etats arabes. Mais c’est au bout du compte la disparition progressive du
féodalisme chiite, due pour beaucoup à l’émigration d’un nombre grandissant des membres de
cette communauté en Afrique et en Amérique dans les années 1960, qui marquera le
changement le plus significatif dans leur quotidien. En pleine ascension sociale, la classe
moyenne de la communauté était polarisée par les partis laïcs de gauche, en particulier par le
parti Baath et l’Organisation de l’action communiste libanaise, une branche dissidente et
radicale du Parti communiste libanais, qui attirera de nombreux jeunes de toutes les
communautés et dont le chef charismatique sera Mohsen Ibrahim, lui-même un chiite du Sud
du Liban. Devant cet état des faits, certaines personnes attachées à la consolidation des
intérêts des chiites en tant que communauté, se mettront à œuvrer pour l’octroi en leur faveur
d’une plus large visibilité sur le plan national. Si l’on ne peut dater avec précision la première
prise de conscience par les Libanais chiites de la nécessité qu’il y avait pour eux de ne pas se
laisser marginaliser politiquement, on peut cependant avancer avec certitude que la fin des
92
Le fait religieux dans le jeu politique, institutionnel et économique a été parfaitement analysé par l’ancien
ministre des finances libanais Georges Corm, notamment dans Le Liban contemporain : Histoire et Société,
Paris, La Découverte, 2003.
80
années 1950 et le début des années 1960 auront constitué la période de gestation concrète
pour le chiisme politique libanais.
b- Moussa Al-Sadr ou la naissance du chiisme libanais
« Notre nom n’est pas Metwâli.. Notre nom est « ceux du refus » (râfezun), ceux de la
vengeance, ceux qui se révoltent contre toute tyrannie…. Même si cela doit nous coûter du
sang et la vie… Nous ne voulons plus de sentiments, mais de l’action… Nous sommes
fatigués des mots, des états d’âme, des discours… J’ai fait plus de discours de quiconque. Et
je suis celui qui a le plus appelé au calme… J’ai assez fait d’appels au calme. A partir
d’aujourd’hui, je ne me tairai plus. Si vous restez inertes, moi non… » 93. Ce discours,
prononcé le 18 février 1974 par l’imam Moussa Al-Sadr, est considéré comme l’acte de
naissance du chiisme politique libanais, sa première expression politique en tant que telle.
L’homme qui va jouer un rôle central dans son histoire, Moussa al-Sadr, est Libanais
d’origine, mais né à Qom en 1928. Son retour sur la terre de ses ancêtres, en 1959, intervient
au moment où le Sud Liban connaît un processus de désenclavement, notamment grâce au
développement d’infrastructures routières, une immigration massive vers les banlieues
pauvres de la capitale, et l’impact grandissant des médias radiophoniques et audiovisuels. Les
conséquences de ce processus sur la société du Djebel ‘Amel sont nombreuses. L’ébranlement
de l’ordre social qui y règne et la contestation de l’autorité des familles féodales dominantes
comptent parmi les plus importantes.
L’intensification des attaques israéliennes contre le Sud Liban depuis la fin des années
soixante, combinée néanmoins à un constat de faiblesse du potentiel politique de la
communauté chiite libanaise, incitent en effet Moussa Al-Sadr a se faire le chantre de la
nécessité de créer une résistance spécifiquement libanaise pour faire face aux agressions tout
en en profitant pour asseoir la visibilité politique de la communauté qu’il représente. La
culture politique qu’il contribue à enraciner et le réveil communautaire qu’il suscite seront
néanmoins liés d’assez près aux relations qu’il avait continué à entretenir avec certains
représentants religieux iraniens - sur les plans spirituel et politique - comme irakiens – sur le
plan théologique pour l’essentiel.
93
Citation extraite de Yann Richard, L’islam chiite : croyances et idéologies, Fayard, 2003, p.162
81
D’importants liens existaient en effet à l’époque entre les chiites libanais et iraniens. Ces
relations ne sont d’ailleurs en rien récentes. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir que,
lorsque la dynastie safavide décida de convertir l’Iran au chiisme en 1501, elle fit appel à un
théologien du sud Liban, al-Mohaqeq al-Haraki. Depuis cette époque, de nombreux
théologiens d’origine libanaise sont allés s’installer en Iran, notamment dans la hawza de
Qom 94.
Par ailleurs, l’Etat iranien, alors en quête d’élargissement de son influence dans les pays
environnants, tentera d’instrumentaliser le facteur chiite et de développer des relations
spécifiques avec les communautés qui s’en réclament. Avec la chute du régime du Shah, et la
constitution d’une République islamique, deux attitudes à l’égard de la Révolution iranienne
vont ainsi se faire jour au sein de la communauté chiite libanaise :
•
La première, celle de la direction du mouvement Amal et du Conseil supérieur
islamique chiite, s’inscrit dans une stratégie de réforme de l’Etat libanais, permettant
une plus grande intégration et une représentation des chiites dans le système politique
libanais ; elle veut instrumentaliser l’éveil communautaire suscité par la révolution au
service de cette stratégie ;
•
La seconde, celle d’une vaste mouvance allant de certains courants du mouvement
Amal, en passant par le parti Da’wa (parti créé en Irak et dont quelques membres se
sont réfugiés au Liban dans les années 1980), jusqu’à une galaxie de groupuscules
locaux, adopte, portée par l’élan révolutionnaire, les thèses théologico-politiques de
l’imam Khomeiny et se conçoit comme partie intégrante de la stratégie d’exportation
de la révolution, qui sera à terme l’un des facteurs (mais pas le seul) de la création du
Hezbollah, issu d’une synthèse commune connue sous le nom de « document des
neufs » et qui va recevoir l’approbation de l’ayatollah Khomeiny 95.
94
Pour une meilleure compréhension des ulémas chiites libanais, voir le livre de Sabrina Mervin :
Un réformisme chiite, éditions Karthala, Paris, 2003. On consultera également avec profit, pour ce qui relève de
l’importance de Moussa Sadr comme concernant l’essentiel des enjeux chiites géopolitiques contemporains, Vali
Nasr, The Shi’a Revival : How Conflicts within Islam Will Shape the Future, Norton & Company, 2006, pp. 108117.
95
Voir la synthèse de Jean Luc Marret « un exemple de parti politique avec un bras armé : le Hezbollah » sur le
site Internet de la fondation pour la recherche stratégique www.frstrategie.org.
82
Moussa al-Sadr se méfiait néanmoins, dans le fond, des politiques. Si ses idées
apparaissaient révolutionnaires, à bien des égards, sur le plan théologique, ses convictions
politiques l’avaient amené à forger une vision de la gestion des affaires étatiques par trop
critique. Il ne se placera cependant pas pour autant en marge de la gestion des affaires
étatiques. Dès 1974, il œuvre à la création du Mouvement des déshérités (Harakat alMahrûmîn), sorte de parti qu’il utilisera comme tremplin pour la mise en avant de candidats
lors des élections législatives. Auréolée d’un grand succès, cette posture le conduira à aller de
l’avant, avec la mise en place dès 1975 de la milice chiite armée des « Bataillons de la
Résistance islamique », établie aux vues de venir en aide à la lutte anti-israélienne de l’armée
libanaise, et plus connue aujourd’hui encore sous le nom de Amal (acronyme de Afwâj alMoqâwama al-Lobnâniya). Sept ans plus tard, c’est un parti que l’on connaîtra ultérieurement
sous le nom de Hezbollah qui naîtra quant à lui d’une scission du parti Amal. Mais Moussa alSadr ne sera plus là pour assister à sa création, puisqu’il « disparaîtra » dès 1978, lors d’un
voyage en Libye 96.
c- La donne chiite contemporaine, ou la primauté du politique sur le religieux
La guerre du Liban (1975-1990) a connu maintes évolutions qui mettront le plus souvent
le parti Amal et le Hezbollah en posture de concurrents et ennemis. Amal adoptera en effet
une stratégie marquée par une politique d’alliances et de contre alliances, qui le poussera à se
distancier de l’Iran, et à opter d’ailleurs tantôt pour la composition, tantôt pour une rupture
avec la Résistance palestinienne en présence sur le territoire libanais. Il en ira différemment
dans le cas du Hezbollah, dont la posture de satellite iranien en gravitation sur le territoire
libanais avait d’ailleurs constitué le motif de sa naissance. Le Parti de Dieu, bien que capable
de s’adapter à des configurations politiques circonstancielles, aura en effet deux constantes
immuables : l’allégeance à l’Iran, d’une part ; et le soutien ainsi que la composition avec les
Palestiniens d’autre part. Si ce dernier point est resté valable jusqu’à aujourd’hui, la portée de
l’allégeance du Hezbollah à Téhéran semble pour sa part avoir connu une inflexion depuis
l’arrivée à la tête du mouvement de Hassan Nasrallah, en 1992.
96
Vali Nasr semble privilégier à cet égard une implication syrienne au moins indirecte dans cette « disparition »
dont il n’explicite malheureusement pas clairement les fondements ; Vali Nasr, op. cit. Les membres du parti
libanais Amal pour leur part, et en premier lieu son chef et président du Parlement libanais, Nabih Berri,
n’hésitent pas à expliquer que Moussa Sadr serait encore en vie. Leur souhait reste cependant de voir explicitées
les conditions de sa disparition.
83
Quoiqu’il en soit, ce sont aujourd’hui deux grandes formations politiques libanaises qui
représentent les intérêts des Libanais chiites : le mouvement Amal et le Hezbollah. Preuve de
l’évolution des faits et événements, Amal, fondé le 20 janvier 1975 par Moussa Al-Sadr, est
dirigé aujourd’hui par le chef du Parlement libanais, Nabih Berri, qui représente la tendance
dite laïque des chiites nationaux. Le cas de ce parti est intéressant à plus d’un titre. Ses
membres sont ainsi très présents au sein de l’administration libanaise et il a un grand impact
sur la communauté chiite nationale, même s’il a finalement perdu de son potentiel avec la
montée en puissance du Hezbollah, particulièrement au lendemain du retrait israélien du sud
du pays en mai 2000. Sa bonne structuration sur le plan national, combinée au charisme de
son leader, le rend incontournable dans l’évolution de la donne politique libanaise actuelle. Il
est ainsi à noter que, ne serait-ce que sur le plan des évolutions les plus récentes intervenues
dans le pays, alors que le Hezbollah chiite subit une mise au ban de la part de l’essentiel de la
communauté internationale, le leader du mouvement Amal continue pour sa part, et
notamment du fait de son titre de président du Parlement, à figurer au rang des personnalités
considérées comme immanquablement représentatives des intérêts des Libanais. C’est ainsi
qu’au boycott par les membres de l’Administration américaine du leader du Hezbollah
s’opposent des rencontres régulières de leur part avec Nabih Berri. Condoleeza Rice, lors
d’une visite à Beyrouth en février 2005, avait ainsi fait de sa rencontre avec le président du
Parlement un point important de ses entretiens.
Le Hezbollah est quant à lui une structure extrêmement complexe. S’il faut y voir un parti
politique, il convient également de rappeler qu’il est doté d’un bras armé, ainsi que d’une
organisation caritative qui a développé tout un ensemble de réseaux sociaux venant
notamment en aide à la frange la plus modeste de la communauté chiite libanaise, qui se
concentre dans la banlieue sud de Beyrouth ainsi qu’au Sud du pays. Au début des années
1980, des représentants des principaux groupes islamiques – trois du rassemblement des
oulémas du Bekaa, trois du mouvement islamique Amal, trois du comité islamique – avaient
élaboré le « document des neufs », synthèse de réflexion commune approuvée par l’imam
Khomeiny. Puis, ils avaient décidé d’œuvrer ensemble à la formation de ce qui deviendra le
Hezbollah. Cette union des forces islamiques sera fondée sur trois principes de bases 97 :
97
Voir Frédéric Domont, Walid Charara, Le Hezbollah : un parti islamo-nationaliste, Paris, Fayard, 2004, p.171
84
•
La foi en l’islam en tant que fondement intellectuel, doctrinal, et en tant que guide de
la praxis politique ;
•
La résistance contre l’occupation israélienne, perçue comme source majeure du danger
pour le présent et le futur du Liban ; cette priorité nécessitait ainsi de constituer une
structure militaire adéquate ;
•
Enfin, la loyauté envers la direction du juriste théologien (velayat-e-faqih), héritier du
prophète et des imams, qui fixe les grandes lignes d’action de la oumma (communauté
des croyants).
On évaluait mal, alors, ce qu’était le Hezbollah. Confédération de 13 mouvements
islamistes, il regroupait principalement sous la même appellation les formations suivantes : le
Amal islamique, le parti Da’wa du cheikh Hussein Fadlallah, les "Gardiens de la Révolution
islamique" du cheikh Soubhi Toufeyli, auxquels il convient d’ajouter le mouvement alTawhid du cheikh Saïd Chaabane de Tripoli, personnalité sunnite ralliée à Téhéran. Pendant la
campagne de kidnappings de ressortissants occidentaux, essentiellement britanniques,
américains et français, qui illustra les années 80, certains analystes iront jusqu’à inclure dans
la structure du Hezbollah des groupes comme le Jihad islamique, l’Organisation de la justice
révolutionnaire ou la Force des déshérités dans le monde qui revendiquaient les rapts. Mais
en réalité, l’existence effective de ces groupes n’a toujours pas été établie aujourd’hui. Ils ne
servaient que de prête-noms aux entreprises du Hezbollah, qui évitait ainsi de se dévoiler
directement.
Aujourd’hui, pourtant, nous percevons plus le Hezbollah comme un parti monolithique
que sous la forme d’une confédération. Deux raisons expliquent cette évolution. D’une part,
sous l’impulsion de l’Iran, le centralisme unificateur des responsables les plus importants a
progressivement réduit l’influence des groupes associés au sein du Hezbollah. On remarquera,
néanmoins, que le Tawhid de Saïd Chaabane continue de fonctionner de manière autonome,
tout en maintenant une allégeance directe à Téhéran. D’autre part, l’évolution du Liban, à la
suite des accords de Taëf signés en 1989, en marginalisant les milices et en les forçant à
rendre leurs armes, a poussé le Hezbollah à adopter la forme d’un parti politique
Jusqu'au milieu des années 1990, le Hezbollah libanais (Parti de Dieu) fut considéré
par la plupart des pays et des opinions publiques arabes comme un « instrument de la
République islamique d'Iran au Proche-Orient », visant à saboter le processus de paix israélo85
arabe. Par ailleurs, ses liens étroits avec la Syrie ont amené le département d’Etat américain à
le placer sur la liste des mouvements terroristes. Mais sa lutte anti-israélienne post-accords de
Taëf a donné au Hezbollah sa légitimité. Les campagnes et les opérations israéliennes de
1993, 1996, 1999 et 2000 lui ont donné une base légale du fait surtout du mémorandum d'avril
1996 interdisant les cibles civiles, et signé alors par le Liban, la Syrie, la France, les EtatsUnis et Israël. Il est aussi devenu un parti politique légal participant à toutes les échéances
électorales, n’hésitant pas à passer des alliances avec des partis laïcs dès lors qu'ils
soutenaient la lutte armée contre Israël.
Son implantation sociale passe par le contrôle d'une multitude d'entreprises, d'institutions
sociales et de réseaux caritatifs (gestion d'hôpitaux et d'écoles, aide aux étudiants), de
reconstructions de bâtiments détruits par les Israéliens et jusqu'à la reconstruction de routes.
Par ailleurs, entreprises textiles, alimentation islamique halal, médias (télévision, radios),
agences de voyages (pèlerinage) font du Hezbollah le premier employeur du sud de Beyrouth
(plus d'un million d'habitants) et l'acteur majeur de l'urbanisation de la paysannerie venue du
Sud et du Nord-est du Liban.
Le Hezbollah est considéré comme un mouvement de résistance par une partie des pays
arabes et tenu pour une organisation terroriste par certains gouvernements, dont (entres autres)
les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et Israël. Or, et les événements récents l’ont prouvé, le
Hezbollah est un parti qui compte, au Liban comme ailleurs dans le monde arabe et
musulman. Le fait pour lui de s’être assuré une implantation par le bas y est bien évidemment
pour beaucoup. Mais le leitmotiv sur lequel a insisté le Secrétaire général de ce parti lors de la
guerre israélo-libanaise de juillet 2006, à savoir sa volonté de porter un combat au nom des
Arabes, lui a assurément assuré une audience qui, aux yeux de beaucoup, aura été un pas de
plus vers la mise en veilleuse de toute division du Liban d’ordre confessionnel. Dit autrement,
l’étiquette chiite du Hezbollah semble aujourd’hui inquiéter l’écrasante majorité des
gouvernements arabes sunnites bien plus que les opinions publiques moyen-orientales.
5- Le chiisme dans le reste du monde musulman
Les pays précités représentent les exemples les plus significatifs des évolutions du chiisme
politique contemporain. Mais la géographie de cette communauté ne s’y limite évidemment
pas. Un panorama complet de la donne chiite contemporaine ne peut en effet faire l’économie
86
du Koweït, du Yémen, et même de l’Afghanistan, du Pakistan ou encore de l’Inde, tous pays
dans lesquels les chiites constituent un pan non négligeable de la population. C’est pourquoi
le cas de ces pays reste nécessairement à prendre en compte ne serait-ce qu’aux fins
d’esquisser les contours géographiques du chiisme contemporain.
a- Le Koweït
On ne sait pas quel est le nombre précis des chiites nationaux koweïtiens. Les estimations
s’accordent cependant sur une moyenne de 25% des habitants du Koweït, soit environ
250 000 personnes sur un total de 1 million. Néanmoins, cet ensemble est loin d’être
monolithique. Les chiites du Koweït répondent en effet, à l’instar de leurs homologues
régionaux, à des particularités sur les plans tant ethnique que théologique ou encore politique.
Les chiites du Koweït se répartissent, sur le plan ethnique, en deux groupes, selon qu’ils
sont d’origine iranienne ou arabe. On sait peu de choses sur l’époque et les conditions dans
lesquelles ils ont opéré leur implantation au sein du Koweït contemporain. Néanmoins, la
question de leurs origines reste pour sa part connue, les chiites d’origine persane ayant des
ancêtres vivant en Iran, tandis que ceux d’ascendence arabe proviennent de l’Est de l’Arabie
saoudite, du Bahreïn, ou du sud de l’Irak. C’est ainsi que les Arabes chiites koweitiens se
voient, aujourd’hui encore, affublés de surnoms particuliers, selon qu’ils sont originaires de la
province saoudienne d’al-Ahsa (les hasaouiya) ou du Bahreïn (on parle alors des Bahârena).
Les chiites d’origine iranienne, arrivés pour leur part au Koweït au 19ème siècle, et qui forment
la majorité des chiites nationaux, sont qualifiés par les sunnites du pays de ‘ajam (qui signifie
non-arabe, ou ne parlant pas arabe, terme à connotation péjorative) 98.
En termes de doctrine religieuse, il convient de noter que les chiites du Koweït se
répartissent en cinq groupes majeurs, à savoir : le courant de la shaykhiya ; celui de
l’ikhbariya ; l’osouliya ; la khoiya ; et enfin, le courant des Shirazi 99.
Ces différents courants doctrinaux sont importants sans pour autant être réellement
déterminants, d’un strict point de vue politique à tout le moins. Leur importance est en effet
98
Voir Adnan ‘Aliân, Jozour al-tashayyo’ fî al-khalîj wal-jazîra al-‘arabiya : al-shî’a wal-dawla al-‘irâqiya alhadîtha (Les racines de la « chiisation » dans le Golfe et la Péninsule arabique : les chiites et l’Etat irakien
moderne), op. cit..
99
Selon les affirmations du globalement fiable, mais très anti-chiite site Internet alrased :
http://www.alrased.net/show_topic.php?topic_id=424&query=‫اﻟﻜﻮﻳﺖ‬
87
toute relative sur le plan du positionnement sociopolitique des chiites du Koweït ; par contre,
il peut entrer en compte à partir du moment où les membres concernés de cette communauté
se lancent dans des débats appelés à déterminer qui d’entre eux serait à même de se prévaloir
d’un chiisme « authentique ». Il n’y a évidemment pas toujours matière à dissension. Il faut
cependant relever que beaucoup de sunnites insistent bien plus pour leur part sur l’importance
de ces écoles, étant donné qu’elles participent selon eux de la preuve selon laquelle les chiites
seraient bien loin de pouvoir prétendre au monopole d’un « islam originel pur », dissensions
théologiques obligent.
L’origine de ces doctrines répond pour sa part à des motifs théologiques divers, selon
qu’ils sont duodécimains, septicémains, traditionalistes ou non, etc. Importantes en ce qu’elles
mettent en exergue la grande complexité du chiisme contemporain, ces différenciations
prennent une importance moindre pour qui envisage le Koweït d’un point de vue politique
global. A l’échelle nationale, la polarisation du pays entre citoyens chiites et non-chiites est en
effet ce qui prévaut, les particularités inter-chiites précitées n’intervenant au mieux qu’au
second plan.
Les chiites du Koweït ont en fait revendiqué, tout au long du 20ème siècle, une
représentativité politique nationale, qui mettra du temps à aboutir. C’est en 1921, avec
l’institution d’un premier Conseil consultatif koweitien, que des représentants de cette
communauté afficheront leur volonté d’être officiellement pris en compte sur le plan
institutionnel. Le pacte constitutif du majliss y répondra favorablement sur le plan officiel,
puisqu’il stipulera l’octroi de deux sièges à des représentants koweitiens de confession chiite.
Mais en pratique, il en ira tout autrement, ceux-ci se voyant refuser leur intégration au sein du
Conseil au motif qu’ils n’avaient pas participé à la bataille ayant opposé, un an plus tôt, à
Jahraa, le Koweït aux troupes saoudiennes de Ibn Saoud. Dans les faits, la crainte de la
famille régnante s’expliquait par la réputation des chiites du pays, qui étaient soupçonnés de
vouloir faire allégeance à l’Iran voisin. Cette suspicion visait d’ailleurs essentiellement les
‘ajam, réputés alors former la moitié des chiites nationaux, et que l’on craignait de voir
entraîner dans leurs hypothétiques accointances pro-iraniennes l’ensemble de leurs
coreligionnaires.
Ces motifs ne seront évidemment pas du goût des chiites du Koweït, qui continueront à
porter ces mêmes revendications au fil des années. Les premières tensions manifestes
apparaîtront en 1938, quand, à un nouveau refus de la famille régnante koweitienne de les
intégrer au Conseil consultatif, ceux-ci menaceront d’adopter la nationalité du « protecteur »
88
britannique de l’émirat. Ce sera l’occasion pour le majliss d’interpréter cette menace comme
étant un défi à l’encontre de la nation, et d’adopter un décret menaçant d’expulsion quiconque
viendrait à prendre une nationalité autre que la koweitienne. Les chiites koweitiens décideront
alors de changer de stratégie, et mettront en place une entreprise de rapprochement avec la
famille régnante, de manière à se prémunir des actions d’un majliss qui restait pour beaucoup
soumis aux volontés de l’émir 100.
Ce n’est qu’avec l’indépendance du Koweït (1961) que les nationaux chiites pourront
prétendre à un début de représentativité politique effectif. Celle-ci a d’ailleurs été rendue
possible par la volonté qu’avait alors l’émir du pays de contrer le sentiment panarabe
ascendant au sein de sa population. En 1938, le cheikh Ahmad al-Sabah avait ainsi empêché
ce qu’il avait interprété comme une tentative de coup de force de la part de cette communauté
à son encontre en jouant sur les classes nationales. Ainsi, la volonté de représentativité étant
alors portée par des chiites au statut de marchands, pour la plupart d’entre eux, c’est en
opérant une alliance avec des notables chiites qu’il réussira à les dissuader d’aller plus loin.
Au lendemain de l’indépendance néanmoins, son souci de ne pas laisser le sentiment panarabe
prendre plus de poids politique et d’affirmation le poussera à laisser le champ libre à la
constitution de mouvements sociaux plutôt que de partis politiques. Ainsi, dès 1968, on
assistera à la création par la communauté chiite koweitienne de l’Association culturelle et
sociale, mouvement évidemment déconnecté de toute action politique. Parapolitique tout au
mieux, cette structure se limitera à des revendications d’ordre social, telles que la demande de
construction de mosquées chiites ou encore de structures représentatives des intérêts religieux
chiites (les husseyniyât). L’émir du Koweït voyait là un moyen de laisser les chiites nationaux
prétendre à une forme de représentation qui résidait dans la seule présence d’une vitrine
démunie de toute portée politique concrète.
Peu de temps après, c’est la jamaa shirazi qui fera son apparition sur la scène
koweitienne. Appelée ainsi du fait du nom de son fondateur, le cheikh Mohammad al-Shirazi,
cette instance aura tôt fait d’entrer en concurrence avec l’Association culturelle et sociale.
Chacun de ces deux mouvements cherchera en effet très vite à rallier à lui le maximum de
ressortissants chiites koweitiens, particulièrement les plus jeunes d’entre eux. Le résultat en
100
La méfiance des dirigeants de la péninsule arabique vis-à-vis de « leurs » chiites a d’ailleurs été une constante
qu’ils partageaient tous, même à des périodes différentes. Voir Graham Fuller, Rend Rahim Francke, The Arab
Shi’a : The Forgotten Muslims, Library of Congress, 1999, p. 21.
89
sera la perpétuation de leur affrontement, au détriment de la consolidation des intérêts chiites
sur le plan de la représentation nationale.
Les chiites du Koweït n’échapperont pas, sur le modèle de leurs coreligionnaires
régionaux, à la vague de méfiance qui éclatera à leur encontre au lendemain de la révolution
islamique d’Iran. La période des années 1980 se caractérisera ainsi par la croissance du
ressentiment koweitien anti-chiite, et les évolutions de la guerre Irak-Iran (1980-1988) ne
feront rien pour l’apaiser. La guerre du Golfe de 1991 modifiera quelque peu cette donne,
mais sans pour autant la bouleverser. Les sunnites du Koweït réaliseront en effet que le
soutien de leur pays à Saddam Hussein durant les années 1980 n’avait pas empêché l’Irak, et
non l’Iran, à se retourner contre eux. Une fois le conflit retombé, on ne sera pas pour autant
devant une quelconque cimentation du sentiment national koweitien, loin s’en faut.
Cependant, l’invasion du Koweït par S. Hussein aura placé la majorité des Koweitiens devant
une nouvelle réalité, à savoir que si le choix iranien ne leur semblait toujours pas du meilleur
augure, la composition de leur pays avec le régime irakien, contre l’Iran, n’avait pas pour
autant été d’une grande aide pour eux, loin s’en fallait. C’est en ce sens que les années 1990
se caractériseront par une relative accalmie sur le plan des suspicions confessionnelles interkoweitiennes.
Depuis la constitution de la première Assemblée consultative provisoire postindépendance du pays, en 1963, les chiites koweitiens ont pu bénéficier régulièrement de deux
sièges en son sein. En parallèle, l’évolution des événements sur la scène nationale les
poussera à se diviser en deux camps majeurs : l’un laïque, l’autre religieux. Ce dernier se
scinde à son tour en plusieurs courants, dont les trois principaux sont :
-
le courant iranien, apparu dans la foulée des événements de la révolution islamique
iranienne ; ses adeptes croient en la notion de velayat-e-faqih, et restent suspects –
d’un point de vue sunnite koweitien s’entend – d’un attrait pour l’Iran ;
-
le courant Shirazi, dénommé ainsi en référence au Sheikh Mohammad al-Shirazi, et
réputé être le concurrent principal du courant sheykhi ;
-
le courant sheykhi, ou shaykhiya, considéré comme un courant chiite « puriste », c’està-dire attaché aux principes originels de l’islam chiite 101.
101
http://www.alrased.net/show_topic.php?topic_id=424&query=‫اﻟﻜﻮﻳﺖ‬
90
Néanmoins, la présence de ces différents courants théologiques inter-chiites ne confine
pas pour autant à la polarisation confessionnelle et/ou politique. Si l’on retrouve sur
l’échiquier politique koweïtien la présence de formations revendiquant une coloration
confessionnelle chiite stricto sensu, force est de constater que, aujourd’hui, les conditions qui
leur sont faites sur le plan national sont loin de s’apparenter à une quelconque forme de
discrimination. Bien au contraire, il semblerait que les chiites du Koweït vivent des conditions
citoyennes bien plus favorables que celles connues par leurs coreligionnaires des Etats
voisins 102.
b- Les chiites dans le reste du monde
Bien entendu, la réalité du chiisme contemporain est loin d’être confinée aux seuls pays
précités, tant l’on retrouve des chiites dans maints autres Etats du Moyen-Orient comme du
continent asiatique. Sans oublier, bien entendu, le cas des pays accueillant sur leur sol des
diasporas chiites importantes, comme c’est le cas dans certains pays africains par exemple.
C’est ainsi que le Yémen compte au rang des pays composés d’une majorité chiite
septicémaire, les Zaydites. Cette communauté, dont le nom fait référence à Zayd ben Ali, fils
du quatrième imam de l’islam chiite Ali Zayn al-Abidin, est cependant dans une situation qui
la distingue des principaux courants du chiisme contemporain que sont les courants
septicémain et duodécimain. Cette distinction se particularise cependant par une grande
complexité d’ordres politique et théologique. D’un point de vue dogmatique, les zaydites
considèrent ainsi que la fonction de l’imam, chef politique aussi bien que religieux à leurs
yeux, est susceptible de relever de deux personnes à la fois, et c’est en ce sens qu’ils
considérèrent, à l’origine, que les imams Hassan et Hussein étaient concomitamment
détenteurs d’une légitimité politico-religieuse. Cette conception pourra évidemment connaître
des évolutions et des interprétations divergentes au fil du temps, ce qui provoquera
l’apparition de six courants inter-zaydites qui continuent à exister aujourd’hui. Cependant, il
convient également de voir dans cette particularité la provocation d’une relative insularité
pour les tenants du zaydisme, qui ne connaîtront pas d’accointances politiques et/ou
idéologiques objectives avec les gouvernements et les coreligionnaires chiites de la région.
102
Voir Graham Fuller, Rend Rahim Francke, op. cit., p.155. Abdelnabi al-Ekri, un intellectuel bahreïni
interviewé dans le cadre de cette étude, a confirmé ce fait pour sa part.
91
L’histoire récente du Yémen mettra en exergue le développement par le gouvernement du
président Ali Abdallah Saleh d’accusations selon lesquelles certains groupes et rébellions se
réclamant du zaydisme seraient en situation d’agir avec l’appui d’une logistique et de finances
d’origine iranienne. Une situation qui rejoint donc les développements relatifs au Hezbollah
libanais, mais qui souffre néanmoins un ensemble de failles dans l’analyse. D’un point de vue
dogmatique en effet, les zaydites sont « coupables », aux yeux des chiites orthodoxes, de leur
développement d’une vision du chiisme qui tournerait à l’hérésie ; par ailleurs, sur un plan
plus purement politique, le fait pour l’Iran de procéder au soutien d’une rébellion zaydite antigouvernementale, s’il peut se justifier à la lumière de l’éventuelle volonté de l’activation par
Téhéran de leviers régionaux, ne laisse pas moins posée la question de savoir quel aurait été
jusqu’ici l’intérêt pour l’Iran d’affaiblir un gouvernement yéménite auquel les intérêts
politiques et économiques qui l’opposeraient restent à prouver.
Pour ce qui concerne le continent asiatique, c’est la même logique qui semble prévaloir.
Quatre pays s’y distinguent par la présence de communautés chiites plus ou moins fortes en
nombre : l’Azerbaïdjan, avec près de 8 millions de chiites duodécimains, soit l’écrasante
majorité du pays ; l’Afghanistan, avec environ 4,5 millions de hazâra (15% de la population) ;
le Pakistan, avec environ 35 millions de jaafarites (20% de la population) ; et l’Inde et ses
quelque 20 millions de chiites (2 % de la population) en grande majorité ismaéliens.
Sur le plan théologique, tous les ressortissants chiites de ces pays répondent évidemment à
la situation de leurs coreligionnaires iraniens et moyen-orientaux. Les duodécimains d’entre
eux opteront ainsi pour le ralliement à un marja’ susceptible d’être le référent en matière
d’organisation de leur vie et devoirs spirituels. Mais prise dans un sens plus large, et
parallèlement à cette question de la marja’iyya, c’est la question de l’éventuelle satellisation
de la plupart de ces communautés au profit de Téhéran qui reste posée aujourd’hui. Ce
phénomène n’est en rien récent, puisque, au cours de l’histoire contemporaine de ces pays,
l’on a pu voir les différentes communautés chiites peu empruntes à cacher leur fascination
pour leurs voisins iraniens. Expliquée pour beaucoup par le sentiment d’amputation de leurs
droits citoyens dont ont souvent été victimes ces communautés de la part de pouvoirs aux
orientations politiques particulières (Afghanistan, Inde, Pakistan), cette aspiration à se
conformer aux orientations uraniennes semble cependant être beaucoup plus fonction
d’aspirations politiques sur lesquelles peuvent éventuellement venir se greffer des
considérations d’ordre essentialiste. A titre d’exemple, avec les développements de la
révolution islamique de 1979, beaucoup de hazâras afghans, qui avaient précédemment pour
92
pratique d’afficher en leurs demeures des portraits du Shah Pahlavi, troqueront ces derniers
pour des photos de l’ayatollah Khomeyni 103. Or, si l’impact fort de ce dernier chez les
communautés chiites asiatiques semble être lié pour beaucoup à des considérations
théologiques, force est de constater que son prédécesseur restait pour l’essentiel le symbole
d’un pouvoir politique fort, et non de références théologiques chiites.
Dans une perspective plus directement contemporaine, et malgré une médiatisation forte
du dossier du nucléaire iranien qui pousse certains experts à pointer l’importance
hypothétique de la question religieuse chiite dans l’avenir du Moyen-Orient, une radiographie
globale du chiisme intégrant l’Asie centrale et l’Asie du sud est nécessaire afin de confirmer
ou non la réalité de l’existence d’un arc chiite regroupant toutes les tendances politicoreligieuses de cette branche de la religion musulmane. Mais, l’instabilité politique régnant en
Asie centrale et en Asie du sud ne portant pas un caractère essentiellement religieux, la
question chiite dans ces régions mérite beaucoup plus d’être abordée sous l’angle de la
politique étrangère iranienne. En effet, la diplomatie iranienne en Asie centrale est décisive.
Elle l’une des quatre directions de la politique régionale développée par l’Iran, les trois autres
concernant le golfe Persique, le Moyen-Orient arabe et le sous-continent indien.
Placée sur les feux de l’actualité internaitonale par le dossier nucléaire, la République
islamique mise sur l’amitié développée, au gré de sa politique étrangère, avec certains alliés
stratégiques, Russie et Chine en tête. Partenaires traditionnels de Téhéran munis d’un droit de
veto à l’ONU, ces deux pays exhortent le régime iranien à coopérer avec la communauté
internationale. Pourtant, Moscou et Pékin restent réticents à toute forme de sanctions à
l’encontre de l’Iran. La raison est bien évidemment à chercher dans les accords militaires,
commerciaux ou stratégiques qui nouent la République islamique à ses partenaires russe et
chinois. Une coopération renforcée qui n’est pas sans déplaire à Washington qui n’a pas
manqué d’appeler le 21 avril 2006, par la voix de son sous-secrétaire d’Etat Nicolas Burns, la
Russie à appliquer un embargo sur les ventes d'armes à l'Iran, si Téhéran ne renonçait pas à
son programme d'armement nucléaire.
Parmi les multiples directions de la politique régionale de la République islamique, il y a
bien sûr le Moyen-Orient arabe, et particulièrement l’Irak, pays voisin « pour le meilleur
103
Voir Yann Richard, L’islam chiite, op. cit., pp. 178-187.
93
comme pour le pire ». L’instable Etat irakien semble occuper une place centrale dans
l’échiquier diplomatique de Téhéran. Si, de la chute de Saddam Hussein à l’élection de
Mahmoud Ahmadinejad, il y avait un double, voire un triple jeu iranien qui consistait à
vouloir financer en Irak chaque chose et son contraire, à condition que cette « chose » soit
chiite, l’élection du président Ahmadinejad a quelque peu modifié la donne. Aujourd’hui, le
jeune chef radical chiite Moqtada Al-Sadr, dont le parti s’est imposé sur l’échiquier
parlementaire irakien à l’issue des élections du 15 décembre 2005, semble être devenu une
pièce clé de la politique irakienne de Téhéran.
S’agissant de l’Azerbaïdjan, si les trois rencontres au sommet, en 2005, entre le président
azerbaïdjanais Ilham Aliev et son homologue iranien ont signifié une coopération plus étroite
entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, les deux pays restent profondément divisés, notamment sur le
statut de la Caspienne. Une mésentente cordiale qui tranche d’ailleurs avec l’amitié à contrecourant qui lie Téhéran à Erevan la chrétienne plus qu’à Bakou la chiite.
Plus au nord encore, côté russe, l’entente stratégique entre l’Iran et la Russie, fondée sur
des intérêts convergents et caractérisée par une asymétrie de puissance, permet à Moscou de
ne pas s’engager systématiquement aux côtés de Téhéran et de jouer un rôle ambivalent.
Toutefois, la République islamique dispose d’arguments de poids qu’elle peut faire valoir en
cas de différend, à savoir la coopération militaire et nucléaire civile, mais aussi la contribution
iranienne à la stabilité régionale caucasienne et centrasiatique.
En Asie centrale justement, le Tadjikistan persanophone n’est pas indifférent à Téhéran.
Avec l’élection d’Ahmadinejad, on pouvait craindre à Douchanbe que l’essor actuel de la
coopération bilatérale entre les deux pays ne soit compromis par le retour d’une politique
idéologique militante de la part de la République islamique. Sept mois plus tard, les doutes
étaient dissipés, tandis que le président tadjik Emomali Rahmonov effectuait une visite
officielle à Téhéran. Une visite qui a semblé confirmer la tendance au rapprochement entre les
deux républiques.
Plus à l’Est, la Chine, importatrice nette de pétrole, s’est imposée en quelques années
comme un partenaire central pour l’Iran. Les deux républiques, l’une populaire, l’autre
islamique, ont joué la carte du commerce bilatéral (9,5 milliards de dollars en 2005). En
94
développant ses liens économiques avec Pékin, le régime iranien a aussi cherché à s’assurer le
soutien politique de la Chine et à s’abriter sous son parapluie diplomatique.
De même, concernant le réchauffement récent des relations entre New Delhi et Téhéran,
qui n’a pas manqué d’attirer l’attention, voire de susciter les foudres de Washington, il ne doit
pas faire éclipser le dossier du nucléaire iranien, qui plane comme une épée de Damoclès sur
la coopération indo-iranienne.
Voisin direct, le Pakistan n’en finit pas, lui, de susciter l’inquiétude de Téhéran. Au
lendemain de la visite du président américain George W. Bush au Pakistan les 3 et 4 mars
2006, l’ambassadeur pakistanais en Iran avait bien qualifié les relations entre le Pakistan et
l’Iran d’« excellentes, fraternelles et spéciales ». Mais cette déclaration n’a pourtant pas suffi
à dissiper la méfiance mutuelle entre les deux pays. Sur le plan intérieur pakistanais, la
communauté chiite minoritaire dans le pays a fait la une de l’actualité : lors d’un affrontement
entre des groupes sunnites et chiites pour le contrôle d’un mausolée de la zone tribale
d'Orakzai, dans le nord-ouest du Pakistan, le 7 octobre 2006, Sayyed Qabool Shah, un haut
dignitaire chiite, a été tué par deux assaillants dans la Province-Frontière du Nord-Ouest
(NWFP, Pakistan).
Les spécificités du chiisme asiatique
Cette situation géopolitique complexe ne doit pas pour autant faire oublier la spécificité du chiisme de l’Asie
centrale et l’Asie du sud. En effet, il existe un autre chiisme qui diffère du chiisme perse et arabe, malgré une
similarité dans l’idéologie, et dont le principal groupe est incarné par les Qizilbashs. Ceux-ci, (dont le nom
découle du turc Kızılbaş, de l’azéri Qızılbaş, et du persan Qezelbāsh, mots signifiant « Tête rouge ») sont un
groupe militant chiite duodécimain qui portèrent jadis le Chah Ismail au pouvoir et l’aidèrent ainsi à fonder la
dynastie safavide. Leur nom trouve son origine dans le couvre-chef qu'ils portent, un bonnet de couleur rouge
avec douze plis en référence aux 12 imams du chiisme duodécimain.
Les Qizilbashs se sont dispersés dans plusieurs pays de l’Asie centrale. On distingue aujourd’hui parmi eux :
Au Tadjikistan et au Turkménistan : les tribus turkmènes originaires de l'est de l'Anatolie et d'Azerbaïdjan,
qui ont aidé le Shah Ismail à prendre le pouvoir. Elles étaient de loin les plus importantes en nombre et en
influence. Leurs sept tribus ont pour noms : Shāmlu ; Rumlu ; Ustādjlu ; Takkalu ; Zol al-Qadr ; Qajar ; Afshār.
En Afghanistan : Les Qizilbashs d’Afghanistan vivent dans des zones urbaines, comme Kaboul, Herat ou
Kandahar, ainsi que dans certains villages du Hazarajat (aujourd'hui appelé Bamian). Ils sont les descendants
des troupes laissées dans la région par Nadir Chah durant sa campagne indienne de 1738. Les Qizilbashs ont
occupé des postes gouvernementaux importants par le passé et comptent aujourd'hui de nombreux membres qui
sont commerçants. Depuis la création de l'Afghanistan, ils constituent un groupe important qui influence
politiquement la société. Ils compteraient entre13 000 et 50 000 personnes.
L'influence du mouvement Qizilbash dans le gouvernement a créé du ressentiment parmi les clans pachtounes,
particulièrement après que les Qizilbashs se soient ouvertement alliés avec les Britanniques durant la première
guerre anglo-afghane (1838-1842). Au cours du massacre des minorités chiites d'Afghanistan perpétré par
95
Abdul Rahman Khan, les Qizilbashs ont été déclaré « ennemis de l'Etat » et ont été persécutés et chassés par le
gouvernement et la majorité sunnite.
En Iran, les Qizilbashs ont eu une place importante sous l'empire Safavide, fournissant des soldats et
participant à la vie économique, artistique et littéraire. De plus, de nombreux Qizilbashs sont aussi devenus des
ayatollahs ou des mujtahids, influençant les masses religieuses de l'Iran dans leurs pratiques religieuses et leurs
croyances.
En Inde et au Pakistan : pendant la reconquête de l'Inde par Humayun, les Qizilbashs l'ayant accompagné se
sont ensuite établis dans les régions dépendantes de l'empire Moghol. Leurs descendants sont aujourd'hui
estimés à 3 000 personnes au Pakistan. Ces derniers faisaient partie de la noblesse indienne, comme dans le cas
du célèbre Sir Fateh Ali Khan Qizilbash de Nawabganj (1862-1923), et de l’Agha Muhammad Yahya Khan
Qizilbash (1917-1980), qui a été le président du Pakistan de 1969 à 1971.
Ainsi, la question de la marja’iyya chiite, et celle de la possibilité pour l’Iran de chercher
à affirmer son statut de « détenteur de la légitimité chiite » pour asseoir son influence
régionale, voit évidemment tout son sens plus proprement à la lumière du Moyen-Orient, dont
les évolutions semblent les plus déterminantes pour l’avenir de la région. Néanmoins, une
approche plus approfondie permet de constater que toute géopolitique chiite éventuelle
développée par l’Iran pourrait éventuellement se concrétiser plus aisément sur son flanc
asiatique. Cette tendance peut s’expliquer pour partie par des critères ethniques, les chiites
d’Asie n’étant que très rarement des Arabes à l’origine. Néanmoins, le politique reste a priori
le principal déterminant de cette situation, et il continue à connaître une ligne rouge implicite :
la volonté continue des chiites de se définir dans un seul cadre national, voire local, sans se
fondre au sein d’un Iran dont les frontières se verraient soudainement élargies. Il convient
cependant de se demander si le cas asiatique se retrouve tout aussi bien côtés moyen-oriental
et arabe. Les développements régionaux récents, dus pour beaucoup aux évolutions de la
politique américaine au Moyen-Orient, ont en effet eu la scène moyen-orientale, et plus
particulièrement proche-orientale, pour tremplin de départ. Par extension, l’hypothétique
aspiration de l’Iran à l’émergence d’un croissant chiite régional trouverait tout son sens et ses
développements les plus aboutis sur cette même scène moyen-orientale, qui n’a pas la
réputation d’entretenir des passerelles objectives et probantes avec les scènes nationales du
continent asiatique. C’est pourquoi toute réflexion sur la marja’iyya chiite contemporaine se
voit forcée d’être développée à partir des scènes politiques touchant à l’environnement arabe
de l’Iran, qui restent bien plus déterminantes pour l’avenir du pays.
96
B – Les champs politique et religieux chez les chiites du Moyen-Orient
D’un point de vue politique, théologique, social, et organisationnel, le chiisme répond,
comme nous venons de le voir, à une configuration complexe qui empêche d’envisager les
chiites du Moyen-Orient comme étant les éléments d’un seul et même ensemble
monolithique. Aux vues des particularités dogmatiques du chiisme, la nécessité posée pour
tout individu membre de cette communauté d’opter pour un marja’ déterminé apporte ellemême un facteur de complexité supplémentaire, plusieurs membres d’un ensemble national
chiite donné restant susceptibles d’opter pour des référents religieux aux orientations
politiques et théologiques divergentes.
L’extrême diversité des marja’ chiites contemporains, tant en nombre qu’en horizons
politico-religieux, rend évidemment vaine toute approche aspirant à esquisser la nature et
l’identité effective de chacune de ces personnalités. Néanmoins, fixer un critère d’évaluation
précis – à savoir la manière par laquelle les orientations politiques de l’Iran sont susceptibles
de trouver du répondant auprès des communautés chiites – permet pour sa part, bien que dans
certaines limites, d’esquisser les tendances globales qui se profilent au sein du Moyen-Orient.
Bien que rendue difficile par la présence d’un grand nombre de non-dits et le développement
d’une culture de l’implicite, l’évaluation de la donne chiite contemporaine reste en effet
parlante et source de nombreuses indications pour qui l’envisage dans ses tendances globales.
1- Tendances et différenciations politiques et religieuses
La « concurrence » interchiite dépasse de loin les seules questions liées au positionnement
des leaders chiites irakiens et/ou non irakiens sur l’échiquier politique de leur(s) pays
respectifs. Le chiisme est, comme cela a été démontré précédemment, riche d’un fort héritage
théologique opposant les tenants d’une autorité politico-religieuse chiite d’une part, et les
partisans d’une séparation des instances politiques et religieuses de l’autre. Mais laquelle de
ces deux tendances l’emporte réellement au sein des diverses communautés chiites moyenorientales ? De même, se trouve-t-on ici face à un élément qui pourrait entraver
l’établissement de politiques d’alliance entre les chiites de la région, ou bien ces aspects
fondamentalement doctrinaux pourraient-ils être mis entre parenthèses au bénéfice de la
consolidation d’une alliance politique chiite nationale (comme dans le cas irakien) voire
97
transnationale ? La réalité factuelle de la donne chiite contemporaine, combinée à la manière
par laquelle bon nombre de représentants politiques, universitaires et religieux contemporains
abordent aujourd’hui cette question, donne une impression pour le moins bigarrée du chiisme
contemporain, qui semble ainsi être fonction d’un enchevêtrement de réalités.
Fondé pour beaucoup sur une culture de l’implicite, le chiisme ne saurait réellement
être interprété à la lumière d’éléments figés dans le temps et procédant d’une situation
clarifiée à l’origine. Sur le plan théologique, certes, les éléments abondent qui permettent de
retracer les principales évolutions de cette branche de l’islam, ainsi que les tiraillements
principaux qui se sont imposés à elle au cours des siècles passés. Néanmoins, porter un regard
plus attentif à une série d’éléments plus à même de clarifier les modalités d’organisation des
chiites du Moyen-Orient, dont la capacité d’interférence des marja’ dans les modalités
d’allégeance politique de cette communauté, manque à bien des égards d’éléments probants
dépassant le seul cadre de la rumeur.
La question des allégeances des chiites du Moyen-Orient n’est revenue sur le devant
de la scène politique qu’aux lendemains de l’invasion de l’Irak de mars 2003. Principal
responsable de cette situation : l’évolution politique du pays, caractérisée par deux élections
législatives successives qui pousseront un grand ensemble de formations chiites sur le devant
de la scène. C’est à partir de là qu’un bon nombre de leaders politiques de la région – dont les
dirigeants jordanien et égyptien actuels – ont clairement affirmé leurs craintes devant ce qui
s’assimilait à leurs yeux à la constitution en cours d’un « croissant chiite » qui aurait l’Iran
pour tête de pont. Essentialistes avant que d’être politiques, ces affirmations puisaient
pourtant dans une phobie entretenue par ces deux dirigeants, ainsi que par beaucoup de leurs
homologues régionaux, devant ce qu’ils continuent aujourd’hui encore à percevoir comme
étant une franche affirmation du rôle régional de l’Iran, pays chiite s’il en est.
Néanmoins, on ne peut que constater que la question des allégeances entretenues par les
chiites arabes du Moyen-Orient, si elle avait déjà été d’actualité au lendemain de la révolution
islamique en Iran, commence à peine à connaître un début de clarification aujourd’hui, qui
plus est fondé pour beaucoup sur de simples hypothèses. Ce n’est en effet qu’avec l’institution
de processus électoraux en Irak qu’est apparue l’affirmation d’un courant chiite majoritaire,
réputé acquis à l’ayatollah Ali Sistani, avec ce qui s’en est suivi de déductions sur l’aura
importante dont bénéficierait le personnage au-delà des frontières irakiennes. Peu connu
98
médiatiquement avant l’invasion de l’Irak, Sistani a ainsi été soudainement considéré comme
étant la clé de voûte des évolutions politiques actuelles. Et il va de soi que l’attitude adoptée
par ce dernier, qui passait le plus souvent par l’affichage d’une attitude pacifiste toutefois
interprétée comme étant l’expression d’une capacité de sa part à « museler ses troupes ».
Car s’il est quasiment impossible de déterminer le nombre de chiites ayant aujourd’hui
l’ayatollah Sistani pour marja’, on ne peut que reconnaître le fait qu’il passe aujourd’hui pour
l’une des personnalités les plus suivies par ses coreligionnaires arabes. De l’Iran au Liban en
passant par l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Koweït et l’Irak bien entendu, personne ne nie le
fait qu’il fédérerait aujourd’hui une bonne moitié des croyants chiites. Ce qui suppose, par
élargissement du raisonnement, la possibilité pour un pan essentiel des chiites moyenorientaux de s’en remettre à des ordres ou fatwas qu’il édicterait.
Cela étant dit, intervient ici bien évidemment la question de l’interférence du politique et
du religieux dans les évolutions actuelles du Moyen-Orient. Car ce qui semble vérifié
jusqu’ici, c’est que les chiites s’en remettent aux recommandations des marja’ pour lesquels
ils ont opté à des fins spirituelles touchant pour beaucoup aux modalités requises pour
l’exercice et le respect des principes de leur religion. Un des exemples illustratifs possibles
concerne par exemple le jeûne du mois de Ramadan, dont le début peut être décrété par des
instances diverses, tant politiques que religieuses, et qui ne débute qu’exceptionnellement le
même jour pour l’ensemble des musulmans qui le pratiquent. En ce sens, la marja’iyya de
Sistani n’a pas jusqu’ici été en porte-à-faux avec l’ensemble des cursus politiques régnant
dans l’ensemble de la région. Le fait pour la communauté chiite ressortissante d’un pays
donné de s’en tenir à un édit religieux provenant du marja’ de Najaf plutôt que de respecter
des options décidées dans le cadre national dont elle est partie ne conduit en effet qu’à un
décalage dans l’application du fait religieux qui reste sans grande conséquence pour
l’évolution du pays. Il en va bien évidemment de même pour les situations similaires se
vérifiant dans le cas de tout autre marja’, et ce quand bien même il convient d’insister sur le
fait que l’ayatollah Sistani serait effectivement le chef spirituel chiite le plus suivi par les
membres de sa communauté, en Irak comme ailleurs. Les trois autres marja’ irakiens –
Mohammad Said Hakim, Muhammad Ishaq Fayyad et Bashir Najafi – ainsi que les autres
marja’ de la scène moyen-orientale – Sayyed Hussein Fadlallah au Liban, l’ayatollah Ali
Khamenei ou encore l’ayatollah Mohammad Taqi Yazdi en Iran parmi tant d’autres – restant,
99
de l’aveu de « tous », importants auprès de leurs adeptes, mais sans pour autant approcher
l’audience de Sistani.
Bien entendu, la réputation que s’est forgée l’ayatollah Sistani d’homme en rupture avec
les orientations édictées par feu Rouhollah Khomeiny quant aux prérogatives attribuables au
velayat-e-faqih limite la possibilité pour le pouvoir iranien actuel de connaître une sphère
d’influence à travers l’homme de Najaf. Du moins pour qui envisage la donne chiite
contemporaine dans ses aspects dogmatiques. C’est en ce sens que les éventuelles connexions
présentes entre l’Iran et les différents marja’ chiites, ainsi que la possibilité qu’il y aurait pour
celles-ci de générer des logiques d’alliances nationales et/ou transnationales, semblent
connaître des limites pour qui les déconnecte néanmoins d’explicitations d’ordre politique. Il
convient en effet de distinguer deux ordres d’événements : les suspicions anti-chiites
défendues par bon nombre de dirigeants moyen-orientaux à travers l’histoire, d’une part ; et
les principales évolutions intervenues dans le même sens au lendemain de la chute du régime
de S. Hussein d’autre part. L’une et l’autre de ces configurations sont en effet loin de pouvoir
être explicitées par des arguments et éléments similaires.
La période courant jusqu’à la veille de la révolution islamique iranienne, que nous avons
développée plus haut, s’était bien entendu particularisée par l’existence de tensions parfois
manifestes entre ressortissants d’un même pays, mettant en exergue des enjeux d’ordre
confessionnel. N’était le lourd contentieux historique qui a accompagné chiites et sunnites au
fil de l’histoire, on voit ainsi mal ce qui aurait pu pousser des familles dirigeantes arabes telles
que les al-Khalifa au Bahreïn à contrer leurs ressortissants chiites dans la possibilité pour eux
d’obtenir une pleine reconnaissance de leurs droits citoyens. Avec la révolution islamique de
1979, ce sont évidemment ces mêmes éléments, combinés à la crainte développée par
beaucoup de dirigeants arabes de voir l’Iran jouer une carte chiite afin d’asseoir ses acquis
régionaux par le biais d’un ralliement des membres de cette communauté au régime de
Khomeiny, qui poussera la plupart des gouvernements « accueillant » un nombre considérable
de chiites à sévir à leur encontre. Compréhensible d’un point de vue géopolitique, cette
situation trouvait néanmoins ses limites sur le plan argumentaire. Les chiites d’Arabie
saoudite, du Bahreïn, du Koweït ou encore d’Irak ne montreront en effet pas de signe concret
d’un quelconque engouement pour le modèle iranien alors en cours de constitution, en dépit
bien entendu de quelques brèves exceptions ponctuelles et sans grandes conséquences. A
contrario, Téhéran n’était-il pas alors soucieux de rallier les opinions publiques chiites
100
environnantes à son point de vue ? Il semblerait bien évidemment erroné de répondre par la
négative à cette question. En affichant un discours nouveau passant par la formule de
« révolution islamique », l’ayatollah Khomeiny signifiait bien évidemment la possibilité pour
ses coreligionnaires régionaux de se rallier à un nouveau modèle censé garantir leurs droits
pleins et entiers, protecteur iranien à l’appui. Plus précisément encore, si l’Iran n’avait pas
voulu accroître son influence pan-chiite régionale, il n’aurait probablement pas participé de la
création du Hezbollah libanais, formation prônant alors une allégeance à l’ayatollah
Khomeiny, au début des années 1980. Néanmoins, aussi puissante et voulue que soit
l’idéologie iranienne fondée alors sur des préceptes religieux, elle ne peut bien entendu faire
l’économie du politique. En ce sens, l’Iran, quelle que soit la portée de la « carte chiite » qu’il
ait réellement voulu faire valoir au début des années 1980, n’en restait pas moins motivé par
des considérations essentiellement politiques. Sans quoi, l’on voit mal comment un régime se
considérant comme « chiite orthodoxe » aurait pu contracter alliance avec une Syrie tenue par
Hafez al-Assad, président alaouite, et donc suspect d’hérésie d’un point de vue dogmatique
duodécimain. Mais la politique « anti-chiite » développée alors par beaucoup de
gouvernements arabes n’en restait pas moins fondée sur des suspicions manquant de preuves
concrètes d’allégeance de leurs ressortissants chiites à l’Iran. Il n’en ira d’ailleurs pas
autrement au lendemain de l’invasion de l’Irak, quoique avec une nuance fondamentale. Si
l’éventualité d’une allégeance pro-iranienne, voire pro-Sistani, ne s’est pas plus manifestée
qu’à l’époque de la révolution islamique iranienne chez les communautés chiites arabes, des
différences de configuration se sont cependant vérifiées au sein de l’Irak, qui donnent une
idée des modalités entretenant les mécanismes de composition d’une partie des chiites
aujourd’hui.
En toile de fond, on ne peut que constater que les enjeux d’ordre religieux sont restés
immuables. Sistani, Fayyadh et Najafi restent en effet les seuls marja’ irakiens actuels, en
même temps que Mohammad Said Hakim, qui a succédé à l’ayatollah Mohammad Baqr
Hakim suite à son assassinat à Najaf le 29 août 2003 104. Par extension, le nombre de leurs
adeptes n’est pas censé avoir varié le long de ces dernières années, ni en Irak ni ailleurs.
104
Ce qui permet d’ailleurs d’attirer l’attention sur l’une des particularités du chiisme, à savoir que la question de
la succession d’un marja’ n’est tranchée qu’au lendemain de son décès, suite à la réunion d’un ensemble de
représentants religieux proches du défunt. En ce sens, personne ne saurait réellement dire aujourd’hui qui
succédera par exemple à l’ayatollah Ali Sistani… ni si ce successeur sera à même d’avoir une audience similaire
à la sienne. Néanmoins, l’inscription de cette question à la lumière des logiques prévalant au sein du courant
Sistani fait penser que l’ayatollah Shahrestani, son gendre et représentant dans la ville de Qom, pourrait compter
au rang des successeurs pressentis.
101
Cependant, une particularité reste à noter pour qui s’en réfère aux logiques d’ordre politique,
qui, pour l’heure, restent pour l’essentiel confinées au seul cadre territorial irakien.
L’affirmation des chiites est aujourd’hui un fait en Irak, sur le plan politique s’entend. Mais il
faut noter que cette réalité a été la conséquence directe de la chute du pouvoir de S. Hussein et
de l’affaiblissement consécutif du pouvoir central. L’absence d’un cadre exécutif déconnecté
d’une influence étrangère – et plus particulièrement américaine – explique en effet pour
beaucoup la manière par laquelle les modalités d’exercice du pouvoir irakien mettront en
évidence un éclatement de type ethno-confessionnel. Propice à une affirmation de formations
communautaires kurdes, sunnites ou encore chiites, cette situation ne générera néanmoins pas
une logique de bloc stricto sensu, puisque les Kurdes s’organiseront en deux courants
principaux (pro-Talabani et pro-Barzani) tandis que les Arabes sunnites seront en phase avec
deux formations pour l’essentiel (l’une religieuse, le Conseil des oulémas irakiens, l’autre
plutôt politique, le Parti islamique irakien) et que les chiites répondront à une Alliance
irakienne qui n’aura d’unifié que le nom. Néanmoins, il demeure incontestable que la
situation irakienne a mis en exergue des embryons aboutis d’exercice du pouvoir passant par
des logiques de type principalement essentialiste.
Or, on ne peut pour autant déduire de cette configuration une refonte de fond en comble
de la donne politique régionale. Sur le plan irakien interne, certes, les logiques
communautaires se sont affirmées en contrepartie de la désagrégation du pouvoir central
irakien. Côté chiite, c’est à l’affirmation de plusieurs pouvoirs, et non d’un seul, que l’on
assiste. De la même manière que les formations kurdes initiales ont participé d’un pouvoir
irakien faisant la part belle à la reconnaissance du fait communautaire, les chiites du pays ont
opéré des modalités d’affirmation conformes au nouveau schéma imposé au pays, et qui
entraîneront dans leur sillage sunnites et chrétiens nationaux. Le consensus national n’étant
plus réellement de mise, c’est le vide politique créé par la chute du régime de S. Hussein qui a
poussé un grand nombre de formations religieuses à devoir combler ce vide, sous peine de la
généralisation d’un chaos ambiant. Calculé pour les uns, généré par la force des choses pour
les autres, cet état des faits a en tous cas consacré l’action de formations à dominante chiite
politiques d’une part, politico-religieuses de l’autre. Parmi les premières figureront ainsi le
Mouvement de l’Entente nationale d’Iyad Allawi, et le Parti al-Da’wa d’Ibrahim al-Ja’fari.
Au titre des secondes figureront un nombre beaucoup plus étendu de formations, dont le
Conseil supérieur de la révolution islamique en Irak (CSRII) de Abdul-Aziz al-Hakim et le
parti de la Vertu islamique de Mohammad al-Ya’qoubi. Sans oublier bien entendu le
102
Mouvement sadriste de Moqtada al-Sadr, formation prônant la transcendance de toute
distinction nationale d’ordre communautaire, et les adeptes de Sistani, supposés être
majoritaires parmi les chiites d’Irak, qui furent appelés à voter lors des scrutins législatifs du
pays, mais sans pour autant que leur ait été données des consignes quant au choix de tel ou tel
autre candidat et/ou formation. Mais au final, les chiites d’Irak ont-ils été poussés, d’une
manière ou d’une autre, à des options faisant la part belle à une configuration renouvelée de la
scène inter-chiite irakienne, voire à une satellisation au profit d’acteurs tiers ? Il convient de
constater ici la présence d’exceptions bien plus que de confirmations. Sur le plan théologique,
les logiques prévalant à la veille de la chute du régime de S. Hussein n’ont pas semblé varier,
chacun des marja’ gardant ses légitimité et influence intactes, au sein et hors d’Irak. Sur le
plan politique, s’il est tentant de déceler un début de mise en concurrence entre les deux
courants principaux du pays – le courant Hakim d’un côté, et le courant Sistani de l’autre -, on
ne peut pour autant pousser la logique jusqu’à pointer la présence d’une tentation proiranienne de la part du leader du CSRII qui s’opposerait à une logique beaucoup plus
« irakisée » de la part de A. Sistani. Le CSRII est ainsi membre de l’Alliance irakienne
unifiée, formation parlementaire réputée avoir l’assentiment de Sistani, et les options
politiques de Hakim restant pour leur part – sur le plan officiel du moins – largement fonction
d’un agenda oscillant entre consécration du sentiment national irakien et affirmation d’un
particularisme territorial chiite synonyme de renforcement d’une autonomie politique chiite
sud-irakienne à terme. L’ombre d’un acteur tiers, dont l’Iran, si elle ne peut en rien être
exclue, n’en est ainsi pas moins nécessairement confrontée à une réalité, à savoir la présence
de sentiments contradictoires à son égard de la part des principaux représentants politiques,
religieux, et politico-religieux irakiens, et la répercussion de cette même situation à une
échelle plus large du fait des modalités d’allégeance de la population du pays. Sans compter
l’existence d’un exemple supplémentaire qui confirme la grande complexité de la scène
irakienne contemporaine, et l’impossibilité de classifier les ressortissants de ce pays en
fonction de simples critères d’obédience extra-nationale : Moqtada al-Sadr, réputé être l’un
des principaux trublions de l’Irak, s’il ne cache en rien ses accointances politiques avec
Téhéran, ne module pas moins ses actes et agissements en prenant le soin de ne pas entrer en
confrontation avec le courant de A. Sistani.
Cette esquisse de la réalité irakienne contemporaine met ainsi en valeur une grande
diversité pour les formations chiites nationales, qui restent nécessairement soumises à des
particularités de deux ordres : religieuses d’une part, conformément à ce qui a prévalu
103
longtemps auparavant dans l’histoire ; et politique d’autre part, quoique toujours en fonction
dans ce cas d’enjeux qu’on ne voit pas réellement dépasser un strict cadre national. C’est donc
aujourd’hui l’étiolement d’un pouvoir central irakien national qui a généré l’affirmation de
formations politico-religieuses. Mais l’une des questions liées à ces évolutions concerne, bien
entendu, la scène régionale élargie. Avec à la clé une interrogation fondamentale : la portée de
ces différents rejaillit-elle au sein des communautés chiites avoisinantes ?
2- L’avis d’experts et des principaux concernés
Les témoignages des principaux concernés restent évidemment un élément précieux pour
l’évaluation de la portée de la cohésion de la marja’iyya chiite contemporaine, ainsi que des
répercussions qu’elle est susceptible d’avoir sur l’éventuelle constitution d’un « croissant
chiite » moyen-oriental. C’est d’ailleurs cet aspect qui a été l’objet précis des missions de
terrain effectuées pour les besoins de l’étude présente en Iran, au Bahreïn et en GrandeBretagne. Une série de rencontres avec des religieux, des universitaires et des politiques issus
de ces différents pays se devait en effet d’être établie, dans le sens où elle participait de
l’affinement de notre travail de recherche. L’Iran restant le pays incontournable dans toute
réflexion sur la notion de « croissant chiite », le Bahreïn étant pour sa part l’un des pays
moyen-orientaux dans lesquels les suspicions d’une satellisation pro-iranienne des nationaux
chiites sont des plus développées, et la Grande-Bretagne accueillant pour sa part cette
représentation incontournable du chiisme contemporain qu’est la fondation al-Khoei, nous
étions ainsi à même de prendre deux paramètres en considération. D’une part, les opinions
d’acteurs politiques, de représentants religieux et de spécialistes d’un ou de domaines données
permettait de procéder à des entretiens au travers desquels étaient posées les questions les plus
précises pour les besoins de cette étude ; et, d’autre part, les séjours entrepris plus
particulièrement à Téhéran, à Qom et à Manama permettaient quant à eux d’avoir une idée de
l’ambiance générale régnant dans des pays qu’une seule approche intellectuelle et médiatique
ne permet pas forcément de connaître précisément 105.
C’est ainsi que l’idée selon laquelle le Proche-Orient connaîtrait actuellement la
constitution d’un « croissant chiite » transnational et transfrontalier est loin de faire
l’unanimité, tant dans les milieux universitaires que religieux de ces pays. On notera d’ailleurs
105
Les extraits les plus significatifs de ces entretiens figurent en annexe.
104
au préalable, et à ce titre, que Yann Richard, spécialiste reconnu de l’Iran, estime que, certes,
les évolutions proche-orientales posent un « problème stratégique en Iran », mais que celui-ci
ne conduit pas pour autant à l’émergence d’une solidarité de corps d’essence chiite. Selon lui,
en effet, « le chiisme étant minoritaire dans la région, […] actuellement, le meilleur appui du
chiisme, ce sont les Etats-Unis ». Soit l’existence d’une forme d’alliance objective indirecte et
générée par la force des choses, due pour beaucoup au fait que « l’Iran vise plus loin que le
croissant chiite ; il voudrait gommer tout ce qui l’empêche d’avoir une audience dans la
totalité du monde musulman ». En d’autres termes, toujours selon Y. Richard, « les Iraniens
sont incapables de banaliser le chiisme » 106.
Sans aller aussi loin que Y. Richard, Denis Hermann, chercheur à l’Institut français de
recherches sur l’Iran et spécialiste du 19ème siècle chiite, met néanmoins en avant les
particularités et complexités qui entravent cette branche de l’islam dans la possibilité pour elle
de favoriser une sorte d’assise régionale. Ainsi, selon lui, le fait que le gouvernement iranien
ne permette pas aux non-Iraniens d’émerger à l’échelle nationale a son importance, puisque
cette réalité prévaut aussi bien dans les milieux urbains iraniens que dans la ville religieuse de
Qom, où les nombreux fervents chiites arabes sont soumis à de sévères restrictions telles que
l’« interdiction de posséder des biens, des voitures ». Soit une exclusion des champs
politique, social et religieux à la fois qui, pourtant, n’empêche en rien les personnes
concernées sinon de s’accommoder pleinement de leur quotidien, du moins de ne pas tenter la
moindre contestation, et « d’affluer de manière toujours aussi nombreuse » vers l’Iran.
Paradoxe supplémentaire : lorsqu’il arrive à ces personnes de retourner dans leurs pays
d’origine, il semblerait qu’elles « ne [fassent] jamais part des conditions qui leur sont faites »
en Iran. Soit la preuve de ce que l’allégeance de certains chiites régionaux peut aller vers des
Marja’ précis vivant en Iran, sans pour autant que l’on assiste à une « demande » en ce sens
de la part des/d’Iraniens 107.
On peut se demander dès lors ce qui peut motiver certains Iraniens dans l’entretien de
relations avec des représentants chiites arabes. Naghib Zadé, professeur à l’université de
Téhéran, y voit clairement la traduction d’une réalité géopolitique spécifiquement iranienne.
« Pour le gouvernement iranien, il n’est pas question d’avoir des relations avec les Marja’ de
Najaf dit-il ; en revanche, tous les liens sont permis avec les groupements chiites politiques ».
106
107
Entretien téléphonique, 21 juin 2006.
Entretien à Téhéran, 24 juin 2006.
105
Ainsi, « Sistani peut être un danger pour l’Iran à cause de la question du Velayat-e-faqih »,
mais cela n’empêche en rien que Téhéran « a des liens partout dans la région ». Liens qui
supposent d’ailleurs la présence d’une influence iranienne aussi bien dans les milieux chiites
que non-chiites, comme le prouvent « le soutien de l’Iran au Djihad islamique [palestinien]
ou au Hamas » ainsi que les déclarations anti-israéliennes récentes du président Mahmoud
Ahmadinejad, qui s’adressent « aux Arabes sunnites de la région, et non aux Iraniens, peu
sensibles au conflit israélo-palestinien ». N. Zadé estime dès lors que c’est le nationalisme qui
prévaut, aussi bien dans la sphère exécutive iranienne que chez les Marja’. Pour preuve :
« Ahmadinejad a pour Marja’ Mesbah Yazdi, et non Khamenei », d’autant plus que
l’ayatollah Shahurdi, par exemple, « avait la nationalité irakienne [avant que de rentrer en
Iran, son pays d’origine, et d’y exercer ses fonctions] ». C’est pourquoi il est erroné, selon N.
Zadé, de parler de « carte chiite » pour l’Iran : « l’Iran a une politique étrangère iranienne, et
non chiite ». Quant au nationalisme exacerbé qu’encourage Téhéran actuellement, il résulte de
la présence d’un contexte environnemental assez hostile aux Iraniens, certes, mais il reste
également dû à des raisons intérieures : « les Iraniens y sont réticents, mais ils sont contraints
de répondre aux demandes de la société civile ». Dit autrement, si le gouvernement actuel ne
répond pas aux demandes de sa population, sur le plan économique particulièrement, il
risquerait fort de subir un revers de bâton sévère, tant les Iraniens ne sont généralement « pas
en phase avec le régime actuel ». N. Zadé ne voit d’ailleurs pas le régime actuel perdurer
indéfiniment : « les structures institutionnelles sont solides, certes, mais il y a plusieurs
courants qui y coexistent ». Rien n’empêcherait, dès lors, le régime iranien de connaître « une
sortie par le haut, sur le modèle soviétique » 108.
Sayyed Daoud Fayrahi, mollah et professeur de théologie à l’université de Téhéran,
n’abonde pas non plus dans le sens du « croissant chiite », même s’il demeure assez nuancé.
Selon lui en effet, « il y a un croissant chiite, mais il est affaibli par le fait que le rôle des
Marja’iyya est plus fort dans certains endroits, particulièrement l’Iran et l’Irak, que dans
d’autres ». Ce qui n’empêche d’ailleurs en rien l’existence d’une « très forte interpénétration
entre les Marja’iyya d’Iran et d’Irak ». Et de citer l’exemple de la Marja’iyya de Sistani, qui
a selon lui une « très grande influence sur les chiites de Qom », et dont la solidité serait due
aux relations mutuelles entretenues entre les deux sites de Qom et de Najaf. « N’oublions pas
que la majorité des oulémas de Najaf sont chiites, affirme-t-il, et que dans l’histoire [du
108
Entretien en français, Téhéran, 25 juin 2006.
106
chiisme à Nadjaf], les Marja’ les plus influents ont été successivement Ansari, puis Khoei,
puis Sabrabari, puis Sistani ». C’est fort de sa légitimité que Sistani trouverait ainsi dans le
cas particulier de Qom un moyen pour asseoir son influence, due pour l’essentiel à « un fort
lien financier entre [les hawzas de Sistani à] Najaf et Qom ». C’est ainsi que l’argent serait
facteur d’influence, et permettrait d’ailleurs à Sistani d’asseoir également son rôle de
« protecteur du patrimoine religieux des Khoei à Qom ». Ce patrimoine religieux concerne
aussi bien les hôpitaux (tel l’hôpital al-Kathîr) que les fondations de bienfaisance ou encore
les écoles théologiques. Quant aux fonds disponibles pour ces lourdes opérations, ils ne
proviennent jamais de dons étatiques, selon S. D. Fayrahi. « Il y a quatre sources de
financement pour les Marja’iyya chiites en général : le khoms, les zakawât, les koffârât et les
hibât ». Quant aux revenus liés à des activités commerciales, ils ne sont pas forcément
l’apanage de toutes les Marja’iyya chiites, puisque « certaines [d’entre elles] considèrent le
commerce comme licite, d’autres non ». Mais quoiqu’il en soit, les Marja’iyya sont
généralement très interconnectées, selon S. D. Fayrahi, puisqu’elles ont mis en place un très
fort réseau, un « networking ».
Au final, il y a deux écoles qui prévalent dans le chiisme, d’après S. D. Fayrahi, selon
l’interprétation que donnent les personnalités religieuses à la notion de Velayat-e-faqih :
-
d’une part, « la maktabat [école] du cheikh Ansâri, qui est contre l’interprétation
donnée par Khomeiny à la notion de Velayat-e-faqih, et qui considère que les oulémas
doivent se mêler de politique, mais sans faire partie des institutions étatiques » ; y
adhèrent les ayatollah Sistani, Nâeni, ou encore Khoei ;
-
et d’autre part, « la maktabat de Jawahiri, qui considère que les oulémas doivent faire
partie du politique et de l’Etat », tels que l’ayatollah Khomeiny ou encore le cheikh
Moqtada al-Sadr 109.
Quid de la position des autres Marja’ sur cette question ? Les choses ne sont pas toujours
claires, confirment aussi bien S. D. Feirahi que D. Hermann. Pour ce dernier, c’est le flou qui
prévaut parfois, tant certains représentants restent soucieux de ne pas trancher dans un sens ou
dans l’autre de manière à ne pas devoir revendiquer officiellement l’adhésion à un courant. Ce
qui n’est d’ailleurs pas sans générer parfois des situations complexes. Comme dans le cas de
109
Entretien en arabe, Téhéran, 25 juin 2006.
107
l’ayatollah libanais Hassan Fadlallah, devenu très récemment « persona non grata à Téhéran
[…] tant il refuse de manifester clairement sa pensée ». Signe d’une insistance nouvelle de la
part de Téhéran sur l’importance de la notion de Velayat-e-faqih ? On serait tenté de le croire,
s’il n’y avait pourtant cette grande méfiance entretenue par l’exécutif iranien vis-à-vis d’une
personne telle que Moqtada al-Sadr, pourtant adepte de la maktabat de Jawahiri, mais « dont
les Iraniens se méfient beaucoup depuis qu’il a pris certaines initiatives personnelles en Irak,
affirme N. Zadé, particulièrement lors des événements d’avril 2004, en dépit des conseils de
Téhéran ». La politique iranienne régionale serait donc essentiellement nationaliste, et de ce
fait à la quête de réseaux d’influence susceptibles d’asseoir son rôle régional. Les politiques
d’alliance sont ainsi tout au mieux circonstancielles. Pour preuve : « en dépit des évolutions
de la guerre Irak-Iran, l’Iran n’aime pas l’Etat syrien », et serait prêt à « troquer
immédiatement ses relations avec ce pays » en échange d’une offre américaine intéressante,
toujours selon N. Zadé.
Les alliances de type circonstanciel ne pourraient-elles cependant être le prélude à la
matérialisation d’un croissant régional aux contours essentiellement chiites ? Personne parmi
l’ensemble des personnes interrogées au cours des missions menées en Iran et au Bahreïn n’a
réellement donné l’impression de croire pleinement en cette hypothèse… même si certaines
d’entre elles ne suggéraient pas moins, implicitement beaucoup plus qu’explicitement, la
possibilité d’en arriver à une telle éventualité sur le long terme. C’est ce qui a semblé
transparaître en tous cas de la part d’un représentant religieux chiite influent résidant à Qom,
lié à une marja’iyya irakienne. A la question de savoir si les évolutions de l’Irak ne pouvaient
être le prélude à une partition du pays en fonction de critères ethniques et confessionnelles, il
n’hésitera ainsi pas à déclarer, un brin ironique : « la question reste effectivement posée, mais
nous faisons en sorte de maîtriser les choses et d’empêcher la situation de s’envenimer. Nous
y parviendrons, si Dieu le veut » 110. L’impression issue de cette déclaration pourrait
évidemment favoriser l’hypothèse d’une aspiration de certains chiites d’Irak à asseoir leur
autonomie politique… et éventuellement à en faire le prélude à l’établissement d’alliances
avec des parties extra-irakiennes. Mais cette éventualité est-elle, à défaut de pouvoir se
vérifier, évoquée par l’une ou l’autre des personnes interrogées ? Force est de constater que
certaines personnes n’excluent pas, en tous cas, et toujours sous couvert d’anonymat, une
politique d’influence active développée par Téhéran en direction de représentants religieux
présents dans les pays arabes du Moyen-Orient et perméables aux orientations iraniennes. Un
110
Entretien en arabe, Qom, 27 juin 2006. La personne a requis l’anonymat.
108
jeune mollah réputé, établi à Manama, et dont l’apparence vestimentaire, tout comme le ton
utilisé, pour lesquels il a opté dans sa vie privée tranchent à bien des égards avec l’idée
communément admise du mode de vie d’une personne religieuse aussi réputée, est ainsi
beaucoup plus critique pour sa part tant vis-à-vis de la politique iranienne actuelle que devant
la réceptivité développée par certains membres de la vie politique et religieuse bahreïnie face
à celle-ci. Pour lui, le cheikh Issa Qassem, plus haute autorité spirituelle chiite du Bahreïn, a
ainsi opté pour une « adhésion pleine aux orientations de l’Iran », même si cela n’est pas
pour autant synonyme pour lui de « l’établissement d’un Etat dans l’Etat ». Pour lui, cela estil pour autant synonyme de ce que le cheikh Qassem pourrait néanmoins user de son influence
auprès des chiites du Bahreïn afin de les diriger vers des positions alignées sur Téhéran ?
Reconnaissant que l’on ne peut pas réellement avancer de telles affirmations, le jeune mollah
ne considère pas moins que, aussi minime semble être cette éventualité, elle existe
néanmoins : « 1% suffit pour constituer un risque ». Dans les faits, cette situation est liée,
selon lui, à une « paranoïa » développée par les chiites au Bahreïn comme ailleurs dans la
région du fait de « l’injustice de l’histoire » à leur encontre. Les chiites bahreïnis disposent
ainsi bel et bien d’associations représentatives de leurs intérêts, mais celles-ci cumuleraient
une série de handicaps, dont une « absence de boussole politique ». Or, cette situation laisse
dès lors posée une éventualité précise, toujours selon lui : la possibilité pour ces associations
« communautaires » de laisser libre cours à un positionnement pro-iranien à terme. Pourtant,
« Je les ai prévenu des dangers pouvant découler de cette hypothèse », affirme-t-il, en
allusion précise à la principale formation d’opposition de l’échiquier politique bahreïni, alwefâq 111.
Il n’y a pas que des religieux qui donnent l’impression de croire en la possibilité – limitée,
mais non moins posée – d’émergence d’un croissant régional aux contours chiites. Jalal
Fayrouz, directeur du Département des droits généraux et libertés de l’association al-wefâq,
reconnaît publiquement et sans ambages 112 le fait que le cheikh Issa Qassem, haute autorité
spirituelle bahreïnie, « n’épargne pas ses efforts » en matière d’amélioration des conditions
des chiites du Bahreïn. En parallèle, il ne nie pas non plus le fait que le même I. Qassem est le
« maître spirituel » de Ali Salman, secrétaire général d’al-wefâq, qui n’hésiterait ainsi pas à
s’en remettre aux orientations stipulées par Qassem quitte à ce que celles-ci entrent en
111
112
Entretien en arabe, Manama, 25 septembre 2006. La personne a requis l’anonymat.
Entretien en arabe, Manama, 23 septembre 2006.
109
contradiction avec ses propres convictions politiques 113. Mais la haute autorité spirituelle
bahreïnie agit-elle dès lors conformément à un agenda bahreïni, ou plus généralement
iranien ? Si la première hypothèse semble, de l’aveu de l’ensemble des personnes interrogées,
être la bonne, en dépit de l’étroite connexion développée entre Qassim et le Guide suprême
iranien Ali Khamenei, la réinscription des événements dans une perspective plus globale ne
semble pas pouvoir faire l’entière économie, sinon de la présence d’un croissant chiite
régional annoncé, du moins de l’aspiration de Téhéran à l’activation de tout relais d’influence
régional chiite. Salman Kamal al-Dîn, Irakien d’origine, formé à l’école militaire irakienne, et
actuellement membre de l’association bahreïnie ‘Amal, est le plus sévère à cet égard. Selon
lui en effet, la chute du Shah d’Iran en 1979 a « redonné du tonus à [la ville sainte iranienne
de] Qom ». Depuis lors, affirme-t-il, « Qom a tenté de transcender la marja’iyya [irakienne]
de Najaf ». Plus généralement, c’est bien entendu le régime islamique iranien qui a été
demandeur d’une telle situation, estime-t-il, étant donné que « l’Iran a instrumentalisé la
donne [politique régionale] » et a réussi à provoquer une situation dans laquelle elle détient
« le rôle le plus dangereux : celui de la réorientation des priorités [défendues jusqu’ici par
les] Marja’iyya ». Une situation d’autant plus prouvée, à son sens, que « la plupart des
marja’iyya de Najaf » seraient « soumises aujourd’hui à Qom ». Faut-il en déduire une
situation de rivalité entre les marja’iyya pro-iraniennes et celles aspirant à des orientations
autres ? Absolument, à l’en croire, puisque l’ayatollah Sistani aurait lui-même assis une
stratégie d’ordre financier notamment, l’ayant poussé à « faire fuir entre 2 et 4 milliards de
dollars vers l’Iran ». « Du moins, c’est ce qui se dit », précise-t-il cependant quand on lui
demande quelles sont les sources desquelles il tire ses chiffres, sans d’ailleurs pouvoir dire
quelle période ils ont pu concerner 114.
Intéressante est la piste évoquée par Abouzar Hakim, chiite irakien d’origine, ancien
opposant à S. Hussein, professeur à la faculté Baqer al-Oloum de Qom, et qui, de son propre
aveu ainsi que des personnes le connaissant, est très au fait des tractations actuelles de la
scène politique irakienne. Son analyse est ainsi sans ambiguïté. Pour lui, « être réaliste revient
à reconnaître l’existence d’une étendue chiite régionale. La guerre d’Irak de mars 2003 a
113
Ce qui semble avoir été le cas concernant la réforme de la Loi sur les biens personnels, toujours d’actualité, à
laquelle Ali Salman semble favorable, mais qu’il n’ose pas pour autant prôner du fait de positions contraires
développées par le cheikh Issa Qassem. Voir Katja Niethammer, Voices in Parliament, Debates in Majalis, and
Banners on Streets: Avenues of Political Participation in Bahrain, EU Working Papers, RSCAS No. 2006/27,
septembre 2006, p. 11. A noter néanmoins que les évolutions récentes de la scène politique bahreïnie ont plutôt
mis en exergue un engagement de la part d’al-wefâq à œuvrer pour la mise en place de cette réforme, ce qui
marque une distanciation de la part d’une partie au moins des membres de cette association vis-à-vis du cheikh
Qassem.
114
Entretien en arabe, Manama, 27 septembre 2006.
110
provoqué un réveil chez les chiites d’Irak, qui ont été les premiers à payer le prix de la
politique de S. Hussein. Cette constatation ne faisait d’ailleurs que confirmer une réalité, que
Khomeiny lui-même avait perçue depuis longtemps, puisqu’il considérait, bien avant la
Révolution islamique, qu’un sursaut des chiites d’Irak pourrait en fin de compte précéder tout
éventuel sursaut de la part de leurs coreligionnaires iraniens. Cela était notamment dû au fait
que les chiites étaient très organisés politiquement. » Mais les chiites arabes sont-ils pour
autant susceptibles d’avoir des aspirations, politiques, dogmatiques pro-iraniennes ? La
réponse à cette question demeure, toujours à en croire A. Hakim, extrêmement nuancée. Pour
deux raisons au moins. D’une part, « la plupart des soulèvements [de la région] à travers
l’histoire sont parties de Koufa [en Irak, et] les chiites ont prouvé qu’ils étaient les plus
attachés au panarabisme », allusion de sa part aux événements des années 1920 durant
laquelle des Irakiens, chiites pour la plupart d’entre eux, avaient été les plus fervents
défenseurs de l’indépendance de l’Irak vis-à-vis de la puissance mandataire britannique. Et,
d’autre part, si « Najaf est l’école (i.e. la marja’iyya) la plus influente sur les chiites
aujourd’hui », ils ne faut pas pour autant oublier que « les Iraniens sont très renfermés.
D’ailleurs, poursuit-il pour renforcer son propos, je n’hésite jamais à le leur dire : si le Coran
avait été révélé en Iran, l’islam serait resté en Iran ! » 115.
En définitive, cela veut-il dire que le nationalisme iranien reste bien trop affirmé pour
pouvoir le céder à des compositions régionales mutuelles qui puissent transcender la fameuse
opposition entretenant les Arabes d’une part et les Perses d’autre part ? Si l’on ne peut, en
tous cas, en rien affirmer le fait que les alliances contractées entre des chiites puissent être
réellement entravées par ces considérations d’ordre ethnique, force est de constater que la
différenciation entre ces deux peuples reste un élément pris en compte pour nombre de
personnes interrogées dans le cadre de ces missions. C’est surtout côté iranien qu’une telle
distinction semble de mise. Sans pour autant aller jusqu’à affirmer, comme le fait une
personne très au fait des réalités sociologiques iraniennes, que « les Iraniens sont un peuple
profondément raciste et xénophobe » 116, chose qui entrave selon elle toute possibilité palpable
d’émergence d’un croissant chiite, force est de constater que les Arabes vivant en Iran restent
entravés dans leurs possibilités d’ascension sociale. A. Hakim le sous-entend déjà largement,
lorsqu’il affirme que « les chiites iraniens font de la discrimination entre chiites et sunnites »,
et
115
116
que « il y a des différences entre les deux pensées chiites iranienne et irakienne »,
Entretien en arabe, Qom, 26 juin 2006.
Entretien à Téhéran, 25 juin 2006. L’anonymat de l’auteur de cette déclaration est naturellement requis.
111
prouvées notamment par le fait que l’histoire récente a montré que « l’Iran s’est désintéressé
des chiites irakiens ». Car, souligne-t-il, « [tous] les chiites se définissent par rapport à un
cadre national ». Sayyid Mossawian, mollah réformiste iranien enseignant à l’université almufid de Qom, ne dit pas autre chose lorsque, interrogé sur le degré d’affinité pouvant
éventuellement lier les Iraniens chiites membres de hawzas déterminées à leurs
coreligionnaires arabes, il déclare d’une phrase brève que « les marja’ de Qom (i. e. iraniens
de souche) considèrent que toute personne est bienvenue en Iran, mais qu’elle peut se sentir
libre de retourner dans son pays d’origine » 117.
Faut-il dès lors se rallier à la tonalité générale des propos précités, et affirmer que
l’émergence d’un croissant chiite moyen-oriental qui aurait l’Iran pour chef de file n’est qu’un
leurre que ne sous-tend aucune réalité tangible ? La réalité des évolutions géopolitiques
implique d’être beaucoup plus nuancé que cela, comme nous le verrons un peu plus bas.
Cependant, on ne peut constater le fait que l’idée d’un croissant chiite à la logique
essentialiste reste pour sa part rejetée par l’ensemble des personnes interrogées ici, même si à
travers des affirmations à la tonalité légèrement variable. Il convient de souligner également
que, parallèlement à ces entretiens, l’ensemble des personnes rencontrées au détour de
conservations diverses, à travers chacune de ces missions, n’ont jamais donné l’impression
d’être pleinement réceptives à une forme de configuration politique renouvelée accentuant
l’affirmation régionale de l’Iran. Des jeunes étudiants en religion de Qom aux chauffeurs de
taxi de Manama en passant par la jeunesse de Téhéran, les employés de divers secteurs de
l’Iran et de Bahreïn, ou encore les commerçants de ces deux pays, pas une personne ne pourra
réellement affirmer que l’Iran aurait d’ores et déjà mis en place une géopolitique régionale
chiite. Bien au contraire, plus les personnes se démarquaient du suivi de l’actualité, plus elles
s’étonnaient devant l’existence d’une telle hypothèse. Les tentations « pan-chiites » de
certains ne sont évidemment pas pour autant pleinement exclues, comme dans le cas de ce
jeune étudiant en religion de Qom qui affirmera que « le succès sera un jour pour les chiites
si Dieu le veut » 118. Mais celles-ci restent entièrement déconnectées de réalités palpables,
ainsi que d’un vécu par les populations concernées. Bien entendu, cela laisse posée la
question de savoir dans quelle mesure d’éventuelles tractations de la part de représentants
politiques et religieux officiels pourraient aboutir à l’institution d’alliances confortant leurs
117
118
Entretien en anglais, Qom, 28 juin 2006.
Conversation en arabe, Qom, 26 juin 2006.
112
marges d’action respectives. Mais même dans ce cas, les enjeux d’ordre théologique ne sontils pas susceptibles d’être une entrave à ce type d’alliances sur le long terme ?
On ne peut que remarquer que d’éventuelles alliances transnationales basées sur une
assise de type chiite restent selon beaucoup entravées par des différenciations d’ordre
théologique. Le clivage entre réformistes et conservateurs iraniens n’est pas des moindres,
l’ensemble des réformistes interviewés ici occultant mal leurs appréhensions vis-à-vis du
clergé iranien officiel. « En Iran, les gens sont indépendants, ils font allégeance à leur
gouvernement », et « le croissant chiite reste indépendant du gouvernement iranien » même si
celui-ci « peut parfois aider [financièrement ] des hawzas » estime ainsi S. Mossawian. « En
théorie, toutes les personnes doivent suivre leur marja’ ; mais elles doivent aussi respecter
leur Constitution, comme c’est le cas en Iran. Donc, s’il y a respect de la Constitution, il n’y a
pas de contradiction » renchérit pour sa part Mohammad Fazeli, religieux réformiste officiant
à l’université al-Mufid de Qom, pour qui les discours traitant d’un hypothétique croissant
chiite moyen-oriental en cours de constitution sont « de la propagande développée par des
anti-chiites » 119. Parallèlement, il convient tout aussi bien d’insister sur le fait que ces
hypothèses d’alliances chiites transnationales sont bien plus marquées du sceau de
l’indifférence. Que ce soit dans le cas d’universitaires, de politiques ou de religieux, la portée
des relations entretenues entre certains représentants politiques et religieux bahreïnis et l’Iran,
voire les marja’ établis ailleurs au Moyen-Orient, ne faisait jamais partie de l’argumentaire
principal retenu par nos interlocuteurs. Les perspectives développées restaient en effet avant
tout politiques, la priorité étant à la revendication de droits citoyens dans un contexte où
régnait cependant l’unanimité quant au fait que c’était la famille régnante bahreïnie qui
cherchait à développer de telles allégations afin de contrer les chiites dans leurs aspirations
politiques. Le fait néanmoins de voir dans certains maatim des portraits de l’ayatollah
Khomeiny ainsi que de Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, n’est-il pas pour
autant la preuve d’une certaine connexion entre les chiites bahreïnis et le clergé iranien ?
« Nous croyons au message politique du cheikh Nasrallah », affirmera un participant à une
conférence publique convoquée par les principaux partis de l’opposition politique du Bahreïn,
affirmant par ailleurs que « [le choix de] la marja’iyya est personnel [et] n’a pas de
prolongement politique » 120. Jalal Fayrouz met à son tour en garde devant les craintes
développées par la famille régnante vis-à-vis de leurs nationaux chiites, affirmant que « c’est
119
120
Entretien en arabe, Qom, 27 juin 2006.
Conversation en arabe, Manama, 26 septembre 2006.
113
Kissinger qui, d’après le magazine Newsweek, s’est rendu au Bahreïn en 1983 (sic) afin de
mettre en garde l’émir du Bahreïn du risque incarné par ce qu’il appelait un arc chiite.
Depuis, le Bahreïn a développé cette politique consistant à nous entraver dans nos modalités
d’affirmation politique ». Mais, une fois encore, pas de trace dans ces déclarations d’une
quelconque tentation d’esquisse d’une logique d’alliances transnationales au fondement
confessionnel chiite, que celui-ci se manifeste à travers des actions politiques ou plus
directement théologiques. Dit autrement, l’hypothèse de l’institution d’un croissant chiite
transnational reste confinée pour l’essentiel aux seuls débats aspirant à la remise en cause de
cette hypothèse, arguments politiques et religieux à l’appui. La grande influence régionale de
Sistani, que beaucoup reconnaissent sans ambages, participe ainsi pour beaucoup de
personnes de l’une des principales entraves à un rapprochement des points de vue chiites
irakien et iranien. Seyyed Sadegh Haghighat, professeur de sciences politiques à l’université
al-mufid, le souligne à sa manière, lorsqu’il affirme que, certes, « Sistani est le plus influent à
Qom », mais qu’en parallèle, « Shahrestani [le représentant de Sistani à Qom] a de bonnes
relations avec tout le monde, et c’est pourquoi il n’est pas en rupture avec le gouvernement
iranien ». M. Fazeli, très critique et méfiant vis-à-vis de Sistani, n’abondera pas moins dans le
même sens, étant donné que selon lui, « il faut bien voir que, par exemple, le gouvernement
irakien actuel n’est pas basé sur une idéologie, comme c’est le cas en Iran. La plupart des
officiels irakiens sont chiites, certes, mais c’est un gouvernement séculier. Il n’y a pas de
velayat-e-faqih possible en Irak » 121.
La question de l’influence effectivement détenue par l’Iran en Irak comme dans le
reste de la région n’a finalement pas fini de faire couler de l’encre, tout comme elle continue
de susciter des réticences de la part des personnes amenées à la quantifier, faute d’éléments
surtout. On pourra probablement noter le fait que certains membres de la fondation al-Khoei,
nécessairement en phase aujourd’hui avec les intérêts et orientations de l’ayatollah Sistani,
n’hésitent cependant pas pour leur part à parler d’une volonté effective de la part de Téhéran
de tirer profit de la donne irakienne actuelle. Mais même dans ce cas, seuls les contours
politiques de l’action iranienne régionale sont évoqués, les arguments de type essentialiste
étant pour leur part automatiquement rejetés 122. Ce qui n’en pose pas moins, bien
évidemment, la question de savoir dans quelle mesure, et au bénéfice de qui, les
121
Entretien en anglais, Qom, 28 juin 2006.
Voir en annexe l’entretien très intéressant effectué avec Ghanim Jawad, membre important de la fondation
Khoei de Londres, dans le cadre de cette étude.
122
114
recompositions de la scène moyen-orientale contemporaine sont susceptibles d’évoluer dans
les mois à venir.
115
III – Les chiites face aux évolutions moyen-orientales : aspirations et scénarii d’avenir
L’invasion de l’Irak de mars 2003 a incontestablement signifié une reformulation des
rapports de force qui prévalaient dans le pays jusqu’alors. Placé précédemment sous l’autorité
d’un régime dictatorial étouffant la possibilité d’émergence de tout pouvoir ou structure de
représentation alternatifs à son existence 123, le pays a ainsi opéré depuis lors une transition
politique teintée de violences, qui connaît aujourd’hui encore sa longue gestation, et dont
l’issue, qu’elle quelle soit, sera forcément très éloignée de la situation qui prévalait à l’époque
de S. Hussein.
Les structures politiques, religieuses, et politico-religieuses en Irak sont aujourd’hui en
mouvement, côté sunnite comme chiite 124. Cependant, la richesse historique et doctrinale des
courants inter-chiites fait de cette branche de l’islam un ensemble beaucoup plus susceptible
de connaître une multitude de positionnements de la part de ses différents courants. Une
tendance qui, absente de la situation qui prévaut dans le cas des sunnites, accentue bien
entendu la possibilité pour les Irakiens chiites de chercher à marquer leurs pas sur la scène
politique, mais tout en laissant ouverte la possibilité pour eux de devoir procéder à des
accords et alliances diverses si toutefois ils tiennent à ce que leurs motifs de divergences ne le
cèdent pas à un morcellement général.
Pourtant, beaucoup des orientations de ces mouvements chiites peuvent sembler
sibyllines pour l’heure. Non pas que les différents leaders chiites de la scène irakienne fassent
preuve d’une quelconque dissimulation de leurs aspirations, puisque Ali Sistani, Abdelaziz
Hakim, Moqtada Sadr, voire Iyad Allawi se prévalent tous d’une orientation et/ou d’un
programme défini, parfois commun, plus ou moins clair, mais qui ne préjuge pas pour autant
de la solidité de leur(s) alliance(s) sur le terme.
123
Exception faite, bien entendu, du Kurdistan irakien, région située au Nord du pays, qui mettra en place ses
propres modalités d’autonomisation politique au lendemain de l’institution par les Etats-Unis et la GrandeBretagne de deux zones d’exclusion aérienne, l’une au nord du 36ème parallèle, l’autre au sud du 32ème parallèle.
124
Avec, encore une fois, une exception ethnique kurde irakienne notable, due pour beaucoup aux raisons
précitées. L’origine des mouvements politiques irakiens kurdes, qui s’organisent aujourd’hui autour de deux
instances principales – l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani et le Parti Démocratique du
Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani – remonte à au moins soixante années. Certes, des formations kurdes
alternatives existent au côté de ces formations, mais elles sont bien loin d’avoir leur poids et leur représentativité.
Sur un plan national irakien, la même situation prévaut d’ailleurs dans le cas de certaines formations
revendiquant une coloration chrétienne (les assyro-chaldéens notamment), qui revendiquèrent une lisibilité et
une prise en compte dès les premiers mois post-invasion de l’Irak, mais sans pour autant voir leurs demandes
aboutir, faute d’assise surtout.
116
Cela étant dit, cette situation concerne-t-elle les seuls chiites d’Irak, ou peut-on lui
trouver des similitudes – qu’ils soient liés ou non à la situation irakienne – à l’extérieur du
pays ? En tous cas, le fait pour les monarques saoudien et jordanien, pourtant alliés fidèles
des Etats-Unis, d’avoir reproché à plusieurs reprises à Washington d’appliquer une politique
contribuant à l’émergence d’un « croissant chiite » dans la région, souligne la crainte de ces
chefs d’Etat sunnites de voir l’Iran profiter des troubles traversés par la région pour exercer un
« téléguidage » sur l’ensemble des chiites de la région. Dès lors, la donne chiite irakienne estelle réellement susceptible de connaître une extension transnationale, à l’instar du
soulèvement observé chez les Kurdes de Syrie un an après l’invasion anglo-saxonne de
l’Irak ? Répondre à cette question pousse à revenir au préalable sur l’essentiel des événements
intervenus sur la scène irakienne depuis la chute du régime de S. Hussein.
A – La guerre d’Irak (2003) et ses impacts sur la donne chiite contemporaine
1- Une consolidation des postures chiites initiales…
L’invasion de l’Irak a opéré des transformations au sein de la donne chiite contemporaine,
qui ne sont cependant pas synonymes pour l’heure ni d’une franche consolidation, ni d’une
hypothétique scission inter-chiite irakienne. Dans les faits, on ne peut que constater que les
principaux leaders chiites d’Irak seront encouragés, par la nature des événements, à consolider
leurs postures politiques afin de tirer profit au mieux des évolutions connues par leur pays. Le
vide politique créé par la chute du régime de S. Hussein, ainsi que l’ensemble de mesures
mises en place par la puissance occupante américaine aux vues d’institution d’un processus
électoral irakien amené à déterminer la composition du parlement du pays, seront en effet les
principaux catalyseurs des formations politiques nationales.
a – Le champ politique chiite à la veille de la chute du régime de Saddam Hussein
La situation qui prévalait du temps de S. Hussein donnait lieu à une relative clarté de la
configuration religieuse prévalant au sein de la communauté nationale chiite, que ses
représentants officiels se situent en ou hors d’Irak. C’est ainsi qu’il devenait possible, avec
l’invasion du pays en mars 2003, de distinguer trois catégories majeures au sein desquelles
s’organisaient les différentes instances cléricales chiites irakiennes :
117
-
le premier et le plus important d’entre eux passait par des structures opérant à la
jonction du religieux et du politique, que chapeautaient des représentants religieux
dotés d’une influence et d’une popularité notoires auprès de leurs fidèles
coreligionnaires. La plupart de ces instances avaient, du fait de la politique de
persécutions exercées à leur encontre par S. Hussein, opté pour un exil vers l’Iran, la
Syrie, voire la Grande-Bretagne. Les principales d’entre elles étaient ainsi : le Conseil
suprême pour la Révolution islamique en Irak (CSRII) dirigé par l’ayatollah
Mohammad Baqer al-Hakim, le Parti de l’Action islamique dirigé par l’ayatollah
Mohammad Taqi al-Mudarrassi, le parti al-Da’wa de l’ayatollah Kazim al-Hairi et la
branche dissidente de ce même parti, dirigée par Muhammad al-Asifi. Bien entendu,
ces formations ont prouvé depuis l’importance de leur action, puisqu’elles comptent
au rang des acteurs incontournables de la période que traversera l’Irak au lendemain
du renversement du régime de S. Hussein.
-
Vient ensuite une faction dite beaucoup plus modérée du chiisme irakien, puisque ses
représentants, en dépit du rôle et des événements pour lesquels ont été connus les
structures qu’ils dirigent aujourd’hui, ont opté pour une direction prenant ses distances
à la fois avec toute forme d’activisme politique et avec toute composition franche avec
les aspirations du clergé iranien. Dans cette catégorie, figure ainsi les fondations alKhoei, Ahl-al-Bayt et Dar-al-islam. Basées toutes les trois à Londres, elles
revendiquent ainsi des positionnements quasi-exclusivement théologiques, basées sur
une approche « modérée » des fondements et principes du chiisme, et par-dessus tout
déconnectée de tout ralliement de nature politique et pro-gouvernemental 125.
-
Enfin, c’est le groupe de représentants religieux établis en Irak qui arrive en troisième
position. Dotés d’une influence moindre à l’époque de S. Hussein, ils ont bien entendu
vu les évolutions de l’Irak post-mars 2003 abonder en leur faveur, puisque c’est depuis
lors qu’ont pu se mettre en place les conditions pour l’affirmation de mouvements
125
Voir le rapport de l’International Crisis Group, Iraqi Backgrounder : What Lies Beneath, Middle East Report
n° 6, octobre 2002, pp. 33-34. A noter que cette revendication d’ordre apolitique se doit d’être amplement
relativisée. La fondation al-Khoei, par exemple, a vu ses intérêts repris en main par l’ayatollah Sistani depuis le
début des années 1990. Le consensus de l’ensemble des personnes interrogées dans le cadre des missions
afférentes à cette étude est ainsi à la reconnaissance de ce que cette fusion des intérêts participe pour une bonne
part de l’influence développée par l’ayatollah Sistani au Moyen-Orient, mais aussi en Asie, plus particulièrement
au Pakistan.
118
chiites à la caractéristique politique engagée. Néanmoins, ces mêmes clercs n’ont pas
pour autant réellement donné l’impression de vouloir s’affirmer clairement sur le rôle
politique, qui reste délégué de leur part en faveur des représentants les plus côtés du
chiisme contemporain – soit la première catégorie précitée. Dans les faits, et en dépit
du rôle déterminant et incontestable acquis aujourd’hui par les plus célèbres et
influents des ayatollah et chefs politiques et politico-religieux chiites, les clercs ont
une importance due à leur rôle supposé de stabilisateur social. Cette fonction, cruciale
en ce sens qu’elle participe de la pacification de la situation politico-sociale irakienne,
s’explique par la nature du tissu social irakien, particulièrement côté chiite. Ces clercs,
qui ont la fonction de cheikhs locaux, sont également pour certains d’entre eux des
sayyids, c’est-à-dire des descendants lointains du prophète Mahomet par
l’intermédiaire de sa fille Fatima. Soit une filiation qui génère de facto une
sacralisation de leur personne, et qui leur permet ainsi d’être forts d’une influence
considérable auprès des membres de leur communauté. C’est en ce sens qu’il leur
devient possible d’exercer sereinement et efficacement l’ensemble des requis de leur
fonction, qui passe par la récolte du khoms et autres dons au profit des marja’iyya,
mais aussi la résolution des différends émergeant localement, du fait d’une
configuration, irakienne et moyen-orientale bien plus que chiite stricto sensu, et dont
le fondement constitutif est triple : local, tribal, et urbain 126. Ces représentants sont
innombrables, et, quand bien même ils constituent à ce titre un ensemble très diffus, ils
ne sont pas moins un maillon essentiel de la donne chiite irakienne en ce sens qu’ils
incarnent un rôle de chaîne de transmission entre les leaders spirituels et leurs adeptes.
Néanmoins, il en ressort bien entendu que leur rôle est par définition social bien plus
que politique, leur légitimité découlant pour sa part d’éléments historico-religieux – la
descendance du prophète.
Parallèlement à cet aspect « officiel » lié à la donne chiite telle qu’elle prévalait à la veille
de la chute du régime irakien, il convient bien évidemment de mentionner en parallèle un
aspect beaucoup moins fondamental du point de vue théologique, mais qui participe
cependant pleinement de la donne politique irakienne : celui lié à l’existence de personnalités
et de formations chiites se revendiquant comme laïques. Ces personnalités ont généralement
précédé la constitution de partis et regroupements pour ce qui les concerne. De même, le
126
Voir le rapport de l’International Crisis Group, War in Iraq : Political Challenges after the Conflict, Middle
East Report n° 11, mars 2003, p. 14.
119
discours auquel ils sont attachés aujourd’hui reste fonction de leur attachement officiel à
transcender toute tentation politique d’ordre confessionnel. Dit autrement, ces personnalités
prônent un discours basé sur la primauté de l’unité nationale irakienne indépendamment de
tout glissement vers une confessionnalisation de la donne politique irakienne. Un programme
cependant qui, plutôt que basé sur des convictions initiales, semble avoir été le plus souvent
dicté par des considérations plus opportunistes, avec un succès variable suivant les cas. Parmi
ces personnalités figure ainsi Ahmad Chalabi, homme d’affaires au passé sulfureux, qui sera
retenu par Washington afin de prendre la tête d’un groupe de formations et d’opposants en
exil du nom de Congrès national irakien (CNI) en juin 1992. Au lendemain de l’invasion de
l’Irak de mars 2003, A. Chalabi se verra attribuer un rôle de première importance, puisqu’il
sera nommé successivement président du Conseil intérimaire gouvernemental (CIG) irakien
(septembre 2003) mis en place par l’Autorité provisoire de la Coalition, puis vice-Premier
ministre (avril 2005). Néanmoins, il sera écarté quelques jours plus tard, et consacrera par la
suite ses actions à l’appel à une consolidation de l’Alliance irakienne unifiée (AIU), formation
à dominante chiite majoritaire au sein du Parlement irakien. Non pas que A. Chalabi prône
désormais la consécration des chiites au détriment de leurs autres concitoyens ; mais sa
volonté de compter sur le plan politique national semble avoir joué en faveur de son
attachement à une formation politique qui peut faire la différence sur le plan législatif.
Bien plus significative semble l’importance acquise aujourd’hui par Iyad Allawi,
fondateur du Mouvement de l’Accord national irakien fondé en 1991 aux vues d’instaurer un
modèle alternatif au régime de S. Hussein. Suite à la chute de ce dernier, I. Allawi sera
nommé, dès le 28 mai 2004, Premier ministre du Conseil intérimaire gouvernemental irakien,
fonction qu’il gardera jusqu’à son renvoi en avril 2005, dans la foulée des premières élections
législatives irakiennes de janvier 2005 127. Depuis, I. Allawi a procédé à la création de la Liste
nationale
irakienne,
formation
recrutant
large
sur
l’échiquier
politique
irakien,
indépendamment de toute considération d’ordre ethnique, tribal ou confessionnel, et qui
réussira à obtenir 8% des sièges du Parlement irakien à l’issue des élections de décembre
2005, soit un total de 25 députés sur 275. Soit un résultat non négligeable, d’ailleurs du au fait
que cette formation est le résultat d’une alliance entre une bonne quinzaine de formations
politiques nationales bien plus qu’au charisme supposé de son leader.
127
Le long délai séparant ces deux événements s’expliquera par la période de cafouillages divers par laquelle se
caractérisera la période post-électorale, l’essentiel tournant autour de la nature des personnes amenées à être
retenues pour être ministre du gouvernement irakien dont les membres sont nommés par les députés du
Parlement.
120
b- Le champ politique irakien chiite en gestation, ou principaux enseignements des
élections législatives irakiennes
Les événements qui ont accompagné la chute du régime de S. Hussein, ainsi que les
élections législatives qui se tiendront successivement en janvier puis en mars 2005, mettront
en exergue la nature du champ politique chiite irakien contemporain. On ne peut que
constater, à ce titre, son extrême ambiguïté, étant donné que les chiites, s’ils répondent
majoritairement à l’appel d’une formation parlementaire dominante – l’Alliance irakienne
unifiée (AIU) - recrutant cependant également dans les milieux non chiites même si de
manière périphérique, ne sont pas moins particularisés par des divergences d’appréciation
d’ordre politique comme théologique qui entravent, au final, leur expression à l’unisson.
Néanmoins, les événements intervenus sur la scène irakienne depuis mars 2003 ont
incontestablement mis en exergue le rôle incontournable acquis par l’ayatollah Ali Sistani sur
la scène politique irakienne. Le paradoxe réside probablement ici dans la nature des fonctions
de ce chef religieux, opposé à la fusion du spirituel et du temporel mise en pratique par
l’ayatollah Rouhollah Khomeiny, mais qui garde pourtant un rôle politique fondamental dans
l’Irak contemporain. A. Sistani, bien que ne s’exprimant que par l’intermédiaire de porteparoles et représentants, est ainsi souvent apparu comme étant le recours fondamental pour
des autorités américaines soucieuses d’éviter une mobilisation des chiites d’Irak à l’encontre
de leurs intérêts. Particulièrement bienvenus par Washington furent, dans ce contexte, les
appels de sa part à une participation aux élections législatives de janvier puis de décembre
2005 128, ou encore son insistance sur la nécessité qu’il y a(vait) pour les Irakiens de faciliter
l’action des « forces qualifiées pour le maintien de la sécurité et de la stabilité » 129 afin de
mettre à mal toute source de nuisance pour le pays. L’impact des orientations de A. Sistani,
bien que supposées s’imposer de facto à l’ensemble des personnes ayant opté pour sa propre
marja’iyya, s’explique ainsi pour beaucoup, dans le contexte irakien, par le nombre
majoritaire de fidèles dont celui-ci disposerait, ainsi que par l’étiolement de la souveraineté du
gouvernement central irakien, qui donne mécaniquement un fort ascendant de l’ayatollah de
Najaf sur le plan politique.
128
Voir http://www.sistani.org/messages/entekhab01.html et http://www.sistani.org/messages/entekhabat_46.ht
ml .
129
http://www.sistani.org/messages/istifta_men_jam.html . Le plus souvent écrites en arabe et en persan, les
indications de A. Sistani, qui viennent soit en réponse à des questions directes, soit sur initiative de son bureau,
se caractérisent cependant par leur trait impersonnel. Rédigées à la main, les réponses ont en effet pour toute
signature l’apposition d’un tampon sur lequel figure la mention « bureau du Sayyed Sistani ».
121
Si la quantification est difficilement de mise, dans le cas des chiites d’Irak comme dans
celui de leurs coreligionnaires régionaux, on ne peut cependant que pointer cet autre rôle très
important acquis par Abdelaziz al-Hakim, leader du Conseil supérieur de la Révolution
islamique en Irak (CSRII) et membre du CIG irakien. Depuis l’assassinat de son frère
Mohammad Baqir al-Hakim en août 2003 à Najaf, Abdelaziz a acquis un important rôle
politique. Contrairement à son frère, qui venait de se proclamer marja’, ce dernier n’a ainsi
pas de compétence religieuse lui permettant de prétendre à un rôle de référent religieux 130. Par
contre, son accession à la tête du CSRII lui a naturellement donné un poids politique
considérable, renforcé par la détention par cette formation d’un bras armé dénommé faylaq
Badr (la Brigade Badr). Cette importance n’est cependant en rien exempte de méfiances de la
part d’une partie de la population irakienne, dues au long séjour passé par les membres de
cette formation en Iran depuis le début des années 1980 ainsi qu’à la réputation de la Brigade
Badr de devoir compter exclusivement sur l’Iran afin de pourvoir à son approvisionnement
logistique 131. Mais cela n’enlève en rien son influence au CSRII, ainsi qu’à son leader
Abdelaziz al-Hakim, qui a été pris en considération par l’Autorité provisoire de la coalition
dès les lendemains de l’assassinat de M. B. al-Hakim, et dont la formation politique, qui fait
partie de l’AIU au parlement irakien, totalise 36 sièges. A noter que celui-ci, qui reste en très
bons termes avec Washington, a été consacré chef de l’AIU par l’ensemble des formations
membres de ce regroupement.
Mais la particularité du CSRII, et plus particulièrement de la famille al-Hakim, réside dans
le parcours de ses membres ainsi que la nature de leurs convictions. Les longues années d’exil
de cette famille en Iran pour fuir la politique de persécution de S. Hussein à leur encontre leur
ont bien évidemment permis de confirmer leur assise dans leur pays d’accueil, et d’y
développer de véritables réseaux. Parallèlement à cet aspect, il faut pointer l’importance de la
notion du velayat-e-faqih dans les convictions affichées par les membres du CSRII. Tirant sa
légitimité – et son influence – de l’action et de l’aura de son père, l’ayatollah suprême
Mohsen al-Hakim, qui vécut de 1889 à 1970, M. B. al-Hakim n’avait jamais fait secret, aux
lendemains de la révolution islamique d’Iran, de son plein accord avec les principes édictés
par R. Khomeiny puis par son successeur, Ali Khamenei. La notion de velayat-e-faqih, peu
susceptible de se voir rejetée, combiné à la proximité du CSRII et de Téhéran depuis les
130
La marja’iya des Hakim passe ainsi aujourd’hui par l’ayatollah suprême Mohammad Said al-Hakim, établi à
Najaf. Il est l’un des neveux de feu M. B. al-Hakim.
131
Jeremy M. Sharp, Iraq’s New Security Forces :The Challenge of Sectarian and Ethnic Influence, CRS Report
for Congress, 12 janvier 2006, p. 5.
122
années 1980, participent de cette accusation de satellisation pro-iranienne développée par
certaines formations politiques irakiennes vis-à-vis de Abdelaziz al-Hakim. Pour ce qui le
concerne, celui-ci réfute bien entendu de telles accusations, mais certaines de ses déclarations
abondent dans le sens de la consolidation des intérêts des chiites dans un cadre irakien. Ainsi
ira-t-il de son encouragement à créer une région autonome chiite dans le sud de l’Irak, région
au demeurant non nécessairement synonyme pour lui d’une partition formelle du pays 132.
Par ailleurs, la formation historique Da’wa dispose également d’un rôle politique
fondamental en Irak. La première légitimité de cette formation réside dans son poids et son
rôle historique, puisque, créée à la fin des années 1950 à Najaf, dans la foulée du
renversement de la monarchie irakienne en 1958, elle a eu pour priorité constante la lutte
contre le régime de S. Hussein. En parallèle, il faut aussi noter le fait que Da’wa a été le
berceau d’un nombre de figures incontournables du chiisme, dont l’ayatollah Mohammad
Baqir al-Sadr, que S. Hussein fera assassiner en 1980. Néanmoins, force est de constater que
les événements vont compliquer la donne pour le parti al-Da’wa, qui connaîtra dans le courant
des années 1980 une scission pour des motifs théologiques dues aux évolutions de la scène
iranienne. La nécessité pour cette formation de reconnaître ou non le velayat-e-faqih tel
qu’institué par R. Khomeiny fera des adeptes et des détracteurs, et le parti se scindera sur des
clivages qui continuent à prévaloir aujourd’hui 133. D’une part, l’on retrouve ainsi la formation
laïcisante d’Ibrahim al-Ja’fari, Premier ministre irakien jusqu’à peu, et dont la branche était
basée à Londres jusqu’à la chute du régime de S. Hussein ; d’autre part, émerge le Da’wa
Tanzim al-‘Iraq (L’organisation al-Da’wa en Irak), établie depuis toujours en Irak, et qui
prône pour sa part la reconnaissance de la notion de velayat-e-faqih ainsi qu’une certaine
obédience pro-iranienne.
Mais c’est bien la branche d’I. al-Jaafari qui semble avoir la plus grande assise en Irak, et
ce quand bien même, peu avant l’invasion de mars 2003, une partie de ses membres avait
décidé de rejoindre le CSRII 134. Les convictions officiellement laïques de Jaafari ont
d’ailleurs probablement eu leur importance dans la favorisation par Washington de son accès
aux commandes du pays d’avril 2005 à mai 2006. De même, son successeur, Nouri al-Maliki,
est lui aussi issu du parti Da’wa, ce qui accentue l’importance de cette formation laïque dans
132
Asharq al-awsat, 15 juillet 2005 et 29 juillet 2006.
Et ce quand bien même il convient de noter que le parti al-Da’wa avait déjà au début des années 1970, c’està-dire alors qu’il était encore uni, et bien avant l’avénement de l’imam Khomeiny, inscrit dans sa charte sa
volonté d’établir un Etat islamique en Irak. Voir International Crisis Group, Iraq’s Shiites Under Occupation,
Middle East Briefing, 9 septembre 2003, pp. 11-12.
134
Voir The Post-Saddam Danger from Iran, The New Republic, 7 octobre 2002.
133
123
un contexte où beaucoup d’Irakiens sunnites comme des leaders arabes régionaux affichent
leurs craintes devant la consécration d’un Irak aux éventuelles orientations pro-iraniennes.
Mais sur le fond, on ne pourra que noter le fait que, d’un point de vue national, la présence
d’un membre de Da’wa à la tête du gouvernement irakien ne semble pas être conforme à
l’audience nationale de cette formation. Da’wa est en effet réputée avoir une assise populaire
dans la ville de Nasiriyah, mais son potentiel réel reste néanmoins, sinon confiné à cette seule
ville, du moins largement inférieur à celui de beaucoup d’autres formations membres du bloc
de l’AIU 135.
Last but not least, le courant sadriste a bien entendu une importance loin d’être
négligeable en Irak, sans quoi les troupes américaines en présence n’auraient probablement
pas consacré une grande partie de leurs efforts à l’affaiblissement de cette formation, sans
grand succès au demeurant. D’aucuns qualifient ce courant de première force politique de
l’Irak, ce qui, sans pour autant être nécessairement vérifié, reste néanmoins l’expression de la
capacité que possède la mouvance sadriste à mobiliser une partie non négligeable de la
population irakienne.
C’est à la personne de Mohammad Sadiq al-Sadr que l’on doit la dénomination de
« sadriste ». Celui-ci n’a jamais compté au rang des exilés d’Irak, puisqu’il connaîtra la prison
durant une bonne dizaine d’années, avant que S. Hussein ne décide de le libérer à la fin des
années 1980. Dès lors, M. S. al-Sadr se consacrera à la consolidation de ses ambitions pour la
constitution d’un chiisme irakien, allant jusqu’à se proclamer Commandeur des croyants
(waliy-amr-al-mominin) en 1997. Cet acte aura beaucoup d’effets, dont celui de le mettre
officiellement en porte-à-faux avec le clergé iranien, dont il n’avait de toutes façons jamais
validé les points de vue 136. Car l’enjeu ici était bien de voir M. S. al-Sadr pouvoir être tenté
par l’officialisation d’une déclaration qui l’érige en concurrent direct du velayat-e-faqih
iranien 137. Il sera assassiné en février 1999, mais n’aura pas de successeur religieux, laissant
planer jusqu’aujourd’hui l’ombre de sa marja’iyya 138. La marja’iyya de M. S. al-Sadr entrera
dès lors en clandestinité, et il faudra attendre l’invasion de l’Irak de mars 2003 pour
qu’émerge soudain le nom de Moqtada al-Sadr, fils du référent spirituel défunt.
135
Et ce quand bien même le parti al-Da’wa de Jaafari a pu obtenir 13 sièges au Parlement irakien, contre 12
pour le Da’wa dissident.
136
Sans compter les tensions qui l’opposeront à la famille al-Hakim suite à ces événements, et qui pousseront
certaines personnes à voir dans l’assassinat de M. B. al-Hakim, le 29 août 2003, l’œuvre des al-Sadr.
137
Chose qui n’était pas non plus du goût de S. Hussein, qui ne pouvait se rallier à la présence d’un velayat-efaqih dans son propre pays.
138
Qui reste d’ailleurs valable d’un point de vue théologique, un marja’ mort pouvant voir ses enseignements
continuer à faire des adeptes tant que n’a pas été déterminée sa succession.
124
M. al-Sadr est évidemment trop jeune et trop inexpérimenté pour pouvoir prétendre au
statut de marja’. Néanmoins, son rôle politique sera des plus conséquents, puisqu’il
procédera, dès les premiers mois post-S. Hussein, à l’organisation de la banlieue sud de
Bagdad, connue jusqu’alors sous le nom de Ville de Saddam (madinat Saddam), et qu’il
rebaptisera Ville de Sadr (madinat al-Sadr, ou Sadr City). Si l’on ne saurait affirmer que les
habitants de Sadr City sont tous acquis au jeune leader politique chiite, il faut néanmoins
noter que cette partie de Bagdad serait forte de quelque deux millions de personnes, soit
l’équivalent de la moitié de la capitale 139.
Sur le plan politique, M. al-Sadr joue pour l’essentiel sur la dénonciation de l’occupation
américaine de son pays. Cette posture l’a opposé aux troupes américaines notamment en avril
2004 et en octobre 2006. Dans l’un et l’autre de ces cas, les forces sadristes, confortées par
l’action de leur bras armé, l’armée du Mahdi (Jaysh al-Mahdi), maintiendront, en apparence
du moins, leurs acquis. Ce qui, par extension, laisse intacts les fondements du discours
développé par le leader du courant.
M. al-Sadr a organisé sa rhétorique autour d’un axe principal, à savoir la contestation de
l’occupation de l’Irak. En parallèle, l’expression de son action passera par ses tentatives pour
l’établissement d’une politique d’alliances régionales, caractérisée par les visites qu’il
entreprendra à Damas et, à deux reprises, à Téhéran, en janvier et février 2006, mais porteuses
d’un sens qui ira au-delà de ce qui s’affirme généralement quant à l’intérêt qu’auraient
exclusivement Damas et Téhéran de favoriser l’action de M. al-Sadr 140. De même, il convient
de noter que, sur le plan intérieur irakien, et contrairement à ce qui avait prévalu à la veille
des élections législatives de janvier 2005, le jeune leader décidera de concourir aux élections
de décembre 2005. Avec un succès notable, puisque les députés se revendiquant du courant
sadriste obtiendront 30 sièges de députés. Le mouvement sadriste compte ainsi
incontestablement dans les évolutions de l’Irak contemporain, chose dont ont bien entendu
conscience l’ensemble des formations irakiennes tierces, chiites ou non.
Le tableau des principales formations chiites irakiennes ne saurait enfin être complet pour
qui n’évoque pas une formation importante, mais généralement peu prise en considération par
les médias : le parti de la Vertu islamique (Hizb al-Fadheela al-islâmi). La particularité de ce
139
International Crisis Group, Iraq’s Shiites Under Occupation, op.cit., p. 17.
Dans la même période, M. al-Sadr se rendra en effet également en Arabie saoudite, en Jordanie, au Koweït et
au Liban, ce qui fera dire à un quotidien arabe qu’il était à la recherche d’une « profondeur stratégique » pour le
renforcement de ses actions en Irak. Voir asharq al-awsat, 23 février 2006. En tous cas, les cas de l’Arabie
saoudite et de la Jordanie sont notables, le jeune al-Sadr ayant ainsi opté pour la visite de pays qui sont les plus
ostensiblement craintifs devant l’hypothétique émergence d’un croissant chiite régional.
140
125
mouvement réside dans l’héritage sadriste dont il se prévaut, à un moment où le jeune
Moqtada al-Sadr rejette pour sa part ses orientations. Le parti de la Vertu islamique a pour
secrétaire général Abdurrahim al-Husseini, et pour chef spirituel l’ayatollah Mohammad alYaqubi, qui est lui-même un ancien disciple de M. B. al-Sadr. L’une des particularités de cette
formation, qui est forte de 15 membres au sein du Parlement irakien, réside dans sa symbiose
avec la tradition quiétiste que représente aujourd’hui A. Sistani, ainsi que par son attachement
à une vision qui se situe à la jonction du politique et du communautaire, avec une apparente
primauté de ce dernier point. Pour preuve : lors des tractations précédant la composition du
nouveau gouvernement irakien en mai 2006, les membres du Parti de la Vertu se retireront,
signifiant ainsi leur opposition à la non-attribution du ministère du pétrole à l’un de leurs
membres 141. De même, lorsque le Parlement irakien procédera à l’adoption de la loi sur le
fédéralisme, en octobre 2006, ils exprimeront leurs réserves… sur le délai de 18 mois prévu
avant l’entrée en vigueur du texte 142. En ce sens, les options du Hizb al-Fadheela al-islâmi
laissent, au fil du temps, peu de doutes sur leur volonté de défense quasi exclusive d’intérêts
locaux chiites. Mais il n’en demeure pas moins que leurs arguments sont en phase avec un
concept plus proche de ce que l’on pourrait appeler les « Etats-Unis d’Irak ».
On le voit, parmi l’ensemble des formations susmentionnées, toutes membres du bloc
chiite parlementaire majoritaire de l’Alliance irakienne unifiée, pas une formation ne semble
inscrire ses priorités indépendamment de la conception qu’elle se fait des intérêts nationaux
irakiens. Par ailleurs, la question de l’éventuel encouragement d’une politique d’alliances visà-vis de l’Iran n’est elle-même jamais clairement mise en exergue, quand bien même on peut
lui supposer ne serait-ce qu’un début de tentation comme dans le cas de Abdelaziz al-Hakim
ou de Moqtada al-Sadr. Mais l’une et l’autre de ces personnes a pour particularité notable de
n’avoir en rien une fonction de marja’, ce qui pose la question de savoir jusqu’à quel point
des leaders voyant leur action confinée au seul champ politique seraient susceptibles de voir
leurs éventuelles tentations de composition avec une puissance iranienne persane aux
orientations religieuses définies trouver du répondant au sein de leurs bases respectives. Cette
question n’a ainsi pas fini de susciter des questionnements qui resteront difficiles mais qui ne
manqueront pas d’appeler un autre commentaire. A savoir que, sur le plan officiel, les
Iraniens eux-mêmes ne donnent en rien l’impression de vouloir favoriser l’une des formations
chiites irakiennes au détriment de l’autre, et ce en dépit de leur volonté naturelle de vouloir
141
142
BBC News, 12 mai 2006, http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/middle_east/4765091.stm
Asharq al-Awsat, 26 septembre 2006.
126
conforter leurs acquis régionaux par le biais, notamment, d’une instrumentalisation de la
donne irakienne 143.
Or, derrière l’unité supposée de l’Alliance irakienne unifiée gravite tout un ensemble de
motifs d’opposition, attribuables aux champs politique et religieux à la fois. Qui du spirituel
ou du temporel l’emporte néanmoins dans cette optique ?
L’étude des évolutions récentes de la scène irakienne met à bien des égards l’accent sur la
primauté des enjeux politiques dans le positionnement des différents chefs des formations
nationales ainsi que des représentants religieux influents. Difficilement perceptible a priori,
cet état des faits rejaillit avec plus d’évidence pour qui porte le regard sur la face cachée des
évolutions irakiennes, telles que relatées par certaines des personnalités interrogées dans le
cadre de cette étude et bien au fait des réalités du pays. L’une d’entre elles, sous couvert
d’anonymat, mettra ainsi en exergue le fait que le parlement irakien est aujourd’hui le lieu où
se formulent effectivement les décisions nationales les plus importantes, quoique sans pouvoir
exclure la perméabilité aux influences externes. Ce sont les secondes élections législatives
irakiennes de décembre 2005, et les longues tractations qui s’ensuivront quant à la formation
du gouvernement irakien, qui rendront ce fait évident, et surtout révélateur d’alliances
objectives parfois inattendues. Notre interlocuteur, rappelant le fait que le gouvernement
irakien actuellement constitué aura été le résultat de longs débats parlementaires expliqués
pour beaucoup, durant les premiers mois de l’année 2006, au refus du Premier ministre
Ibrahim al-Jaafari de se défaire de son poste de Premier ministre, avancera ainsi les
circonstances dans lesquelles celui-ci acceptera finalement de céder ses prérogatives au profit
de Nouri al-Maliki, actuel chef du gouvernement irakien et également membre du parti
Daawa. Selon lui, les réticences les plus fortes au maintien de Jaafari à son poste émanaient
de la part de l’ayatollah Sistani, pour lequel il n’y avait pas matière à valider la candidature
d’une personne mue par des considérations « amplement opportunistes ». I. al-Jaafari étant
bien plus sensible aux pressions provenant de Téhéran, c’est par intervention d’un haut
responsable iranien au sein des tractations inter-chiites irakiennes qu’il aurait finalement
accepté de renoncer à ses prétentions initiales. Pour notre interlocuteur, proche d’ailleurs par
143
Exemple parmi d’autres de cette « exhaustivité » affichée par les Iraniens, lorsque Manouchehr Mottaqi,
ministre des Affaires étrangères, visitera l’Irak à la fin du mois de mai 2006, il se rendra auprès des principaux
marja’ établis à Najaf, tout comme il ne manquera pas de s’entretenir avec Moqtada al-Sadr. M. Mottaqi
insistera d’ailleurs, lors de ses déclarations officielles, sur le fait que sa visite ne s’inscrivait en rien dans une
optique « politique », son pays restant selon ses dires attaché à la consolidation de l’unité irakienne. Asharq alawsat, 28 mai 2006. Bien entendu, c’est la rencontre Mottaqi-Sistani, dont rien cependant ne filtrera, qui restera
révélatrice de l’idée que semble se faire l’Iran du rôle incontournable de l’ayatollah de Najaf sur la scène
irakienne.
127
la nature de ses fonctions du courant de l’ayatollah Sistani, cet événement, qui lui aurait été
relaté par un membre très influent du gouvernement irakien actuel, prouverait l’attachement
qu’a Téhéran à se garantir les conditions d’une alliance objective à terme avec l’ayatollah de
Najaf. Cela n’est-il cependant pas également la preuve d’une immixtion de Sistani dans la
sphère politique, ce qui tomberait d’ailleurs en contradiction avec ses propres théories sur le
concept de Velayat-e-faqih ? Toujours selon notre interlocuteur, on ne peut faire cette
déduction comme telle. En faisant savoir son opposition à la reconduction de Jaafari à son
poste, A. Sistani se plaçait à ce moment du point de vue de la nécessaire sauvegarde des
intérêts des chiites irakiens en tant que communauté. Dit autrement, ses réticences
s’évaluaient à l’aune de son attachement aux intérêts de sa communauté, et s’inscrivaient
donc dans le courant de sa fonction de religieux nécessairement garant des intérêts de ses
adeptes, ce qui passe notamment par leur préservation de toute influence négative susceptible
d’être générée par l’action de dirigeants politiques opportunistes et corrompus 144.
La scène irakienne contemporaine a ainsi mis en exergue les développements les plus
aboutis en matière de réorganisation des principales instances représentatives des chiites
nationaux. La chute du régime de S. Hussein, puis l’institution d’un processus électoral
législatif, ont bien entendu participé amplement de cette reformulation, qui a néanmoins
rebondi pour l’essentiel sur des courants et tendances préexistants, tant le chiisme reste,
politiquement comme religieusement, fort d’une histoire longue et concrète qui a accentué
l’institution d’un rapport de forces occulté hier, de plus en plus manifeste aujourd’hui. Mais,
si les différenciations précitées font effectivement état d’une grande diversité dans les
tendances, celle-ci est-elle cependant susceptible d’évoluer à terme vers une consolidation des
alliances transchiites irakiennes, ou vers le renforcement de leur mise en concurrence ? Cette
question reste importante à double titre. D’une part, l’éventualité pour l’essentiel ou
l’ensemble des chiites de la scène irakienne de pouvoir contracter des alliances transcendant
leurs motifs de différenciation pourrait en effet être synonyme de leur émergence en tant que
pôle religieux bien plus susceptible d’être en phase avec des formulations stratégiques
régionales iraniennes ; tout comme d’ailleurs, l’impossibilité pour eux de s’en tenir à des
logiques d’alliance fiables et de long terme resterait révélatrice de la primauté des enjeux
144
Pour étayer son propos, notre interlocuteur rappellera également le fait que A. Sistani aurait fait savoir aux
membre de l’Alliance irakienne unifiée son attachement à ce qu’ils renoncent à toucher tout salaire substantiel de
la part du gouvernement irakien au titre de leurs fonctions. Huit membres de l’AIU, dont il refusera cependant de
révéler les noms, auraient respecté sa demande, et exerceraient ainsi aujourd’hui leur fonction parlementaire sans
pour autant toucher de contrepartie financière importante de la part de l’Etat.
128
politiques et théologiques dans leur positionnement sur la scène nationale. Mais, d’autre part,
et quelle que soit la direction dans laquelle évolueront les événements en Irak, il va de soi que
la question restera posée de savoir dans quelle mesure les chiites vivant en-dehors de l’Irak et
de l’Iran seront eux-mêmes susceptibles de réagir face à l’actualité de leurs coreligionnaires.
2- … suivie d’alliances aux contours fluctuants
Les chiites d’Irak sont-ils aujourd’hui à l’unisson sur le plan national politique ? Les
arguments développés plus haut mettent évidemment en doute cette hypothèse. Non pas que
les hypothétiques alliances entre formations et individus n’existent pas, ni même qu’elles
soient inenvisageables : les mouvements présents sur la scène irakienne, quelles que soient
leurs orientations, sont en effet mues par des considérations qui les rend aptes à pouvoir
entamer des politiques d’alliance aux vues de garantir l’aboutissement de leurs propres visées,
que celles-ci soient d’ailleurs fonction de projets locaux, fédéraux ou nationaux.
Cependant, on ne peut nier le fait que les orientations à venir sur la scène irakienne
pourraient participer d’une réorientation des rapports de force politiques régionaux. A priori,
une solidification des mouvements chiites irakiens, nécessairement assimilable à la possibilité
pour Téhéran de pousser plus en avant ses pions et ambitions stratégiques dans le pays, ne
manquerait ainsi pas de rejaillir sur le comportement des gouvernements régionaux et de
beaucoup d’acteurs internationaux, tant ceux-ci seraient inquiets de voir l’Iran asseoir son
potentiel régional. A l’inverse, la fragmentation de la scène chiite irakienne contemporaine
aurait plus de chance de rassurer ces mêmes acteurs, seule « l’union faisant la force » à leurs
yeux. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est la question des formations et individus de
confession chiite vivant à l’extérieur de ces pays qui ne manquerait évidemment pas de
constituer la toile de fond de ces évolutions politiques, tant ceux-ci demeurent, en 1979
comme aujourd’hui, suspects aux yeux de gouvernements majoritairement sunnites pour qui
l’essentialisme reste une clé de décodage des perspectives proche et moyen-orientales.
La configuration en cours de formulation en Irak, ainsi que les développements posés sur
la scène iranienne, constituent ainsi le gros des dossiers proche-orientaux contemporains. Les
évolutions intervenues depuis mars 2003 sur la scène irano-irakienne permettent-ils
néanmoins de mettre en exergue les tenants et les aboutissants d’une structuration politique de
type particulier susceptible de connaître des débordements à l’avenir ?
129
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les orientations irakiennes actuelles ne laissent
pas la place qu’à la consécration d’alliances politiques internes de type exclusivement chiite.
Certes, on retrouve au sein du Parlement irakien une formation à dominante chiite du nom de
l’Alliance irakienne unifiée (AIU), incontestablement majoritaire (128 membres sur un total
de 275), et qui génère de facto l’idée selon laquelle ses orientations pourraient abonder dans le
sens de la consolidation des intérêts des seuls chiites nationaux. Néanmoins, il faut aussi
relever que cette situation ne se vérifie pas dans l’absolu. L’AIU s’était en effet constituée à la
veille des premières élections législatives de janvier 2005, dans un contexte où l’essentiel des
positionnements développés par les acteurs politiques nationaux concernaient les modalités et
circonstances requises pour mettre fin à l’occupation du pays et bâtir un Etat irakien sur de
nouvelles bases. On remarquera à cet effet que l’ensemble des formations membres de l’AIU
partagent la vision d’un Irak débarrassé de la présence de toute troupe étrangère, ce qui
renforce cette structure dans ses aspirations souveraines irakiennes.
Néanmoins, la distanciation de la question de la souveraineté de l’Etat irakien met pour sa
part plus en évidence des motifs de différenciation beaucoup plus affirmés. La question de
l’aptitude de chacune des formations membres de l’AIU à composer pleinement avec l’Iran
fait partie de ces critères, et donne d’ailleurs l’image d’une réalité chiite irakienne bien plus
encline à être en phase avec Téhéran qu’on ne pourrait parfois le croire. En-dehors des huit
membres indépendants supposés être pleinement en phase avec les orientations de l’ayatollah
Sistani, l’ensemble des formations qui font partie de cette alliance n’opposent en effet pas de
volonté de distanciation manifeste vis-à-vis du régime iranien.
Mais cette même question des accointances vis-à-vis de Téhéran, combinée au consensus
des membres de l’AIU quant au nécessaire renvoi du pays de toutes les forces étrangères, ne
laisse pas moins posées des questions quant à la vision développée par les divers
protagonistes quant à l’avenir du pays. Ainsi, alors que A. al-Hakim, leader de l’AIU et chef
de l’ASRII, ne fait pas secret de sa volonté de voir le sud de l’Irak s’organiser dans le cadre
d’une province chiite autonome qui resterait cependant élément d’un Irak fédéralisé, M. alSadr insiste pour sa part bien plus sur son attachement à la consolidation d’un Etat unitaire
irakien qui ne ferait pas place à un quelconque schéma fédéral. Cependant que les deux
formations historiques du parti Da’wa ne développent pas pour leur part officiellement
d’argument spécifique sur la question de la fédéralisation de l’Irak, même si leur adoption de
la loi sur les fédérations d’octobre 2006, ainsi que la présence de N. al-Maliki au sein d’un
130
gouvernement favorable à un tel schéma, donnent suffisamment idée de leur acquiescement
d’une telle configuration 145.
Qu’est-ce qui pourrait dès lors pousser les chiites d’Irak à former un front uni aux
orientations communes et partagées ? La question mérite d’être posée bien entendu, mais avec
beaucoup de précautions, sachant que l’avenir et les aspirations des chiites d’Irak resteront
opaques tant que continuera à prévaloir un gouvernement central irakien, aussi faible soit-il.
On touche en effet là à un point extrêmement sensible partagé par l’ensemble des
ressortissants du Moyen-Orient, qui passe par l’attachement des populations concernées à leur
terre en tant qu’élément d’un cadre national défini. Certes, les particularités existent, que l’on
voit très spécifiquement dans le cas des Kurdes du pays qui, bien que majoritairement
sunnites, promeuvent l’idée de l’autonomie politique d’un Kurdistan irakien qui aurait donc la
caractéristique ethnique pour référent identitaire quasi-exclusif. Cependant, ce sentiment est
pour l’heure loin d’être partagé par l’ensemble des moyen-orientaux, que ce soit ceux des
pays avoisinants, comme nous le verrons un peu plus loin, ou chez les Irakiens eux-mêmes.
La tentation de faire scission est une chose, l’affiliation nationale en est une autre. Les
opérations mécaniques et mimétiques ne peuvent en rien exclure l’inscription prochaine et
officialisée de l’Irak dans un schéma fédéral éventuellement annonciateur de scissions
territoriales sur des bases politico-confessionnelles ; mais il convient de noter que même les
partisans les plus manifestes de la fédéralisation de l’Irak, dont l’essentiel des formations
chiites du pays, insistent régulièrement sur la nécessité pour cette réalité annoncée de n’être
en rien synonyme d’un effondrement de l’Etat-nation irakien. Que cet argument soit ou non
issu de convictions affirmées, il a de fortes chances de prévaloir dans les quelque temps à
venir, notamment parce que l’invasion de l’Irak de mars 2003 se voit généralement attribuée à
une volonté stratégique de remodelage de la région bien plus qu’à une quelconque volonté de
la part des Américains de démocratiser l’Irak et, partant, le Moyen-Orient.
145
Quant au Parti islamique de la Vertu, s’il ne votera pas la loi irakienne sur les fédérations d’octobre 2006,
c’est bien plus pour des considérations liées à sa vision personnelle de l’avenir de l’Irak. Pour cette formation en
effet, la fédéralisation se doit d’être appliquée en Irak puisque c’est la seule sortie de crise prometteuse ;
néanmoins, un tel schéma se doit de ne favoriser en rien les tentations communautaires, contrairement à ce dont
s’avérerait porteur le projet parlementaire adopté. Pour le Parti de la Vertu, la seule issue serait ainsi dans
l’institution d’un schéma fédéral entier, qui permette aux dix-huit provinces du pays de s’organiser politiquement
dans un cadre irakien global, sur le modèle pressenti donc d’ « Etats-Unis d’Irak » ; voir Azzaman, 18/09/2006.
A noter que, depuis l’adoption de la loi sur les fédérations en Irak, le parti de la Vertu, fort de 15 députés
parlementaires, a prononcé sa scission d’avec l’AIU.
131
Mais les faits sont têtus, c’est pourquoi l’insistance sur cet aspect précis ne fait pas
l’économie d’une autre réalité, à savoir que la désagrégation engagée de l’action du
gouvernement central irakien, dont force est de constater que le maintien et la difficile
cohésion restent tributaires de la présence militaire américaine dans le pays, pourrait très bien
en arriver à le céder un jour à une configuration politique qui mettrait en exergue l’autonomie
politique de trois provinces fédérales que rien ne pourrait empêcher de proclamer leur
indépendance formelle. Cette éventualité implique bien entendu l’apparition d’un ensemble
d’événements en amont au préalable, telle l’institution de corps et instances politiques intrafédéraux sur le modèle du Kurdistan irakien. Mais l’autre condition passe bien évidemment
par l’accord des formations chiites principales de l’échiquier irakien sur les modalités
d’institution d’un tel schéma, ce qui pour l’heure n’est pas réellement acquis. La question
posée ici est bien entendu celle de la possibilité qu’il y aurait pour l’ASRII, le mouvement de
M. al-Sadr, le Parti islamique de la Vertu, les partis al-Da’wa, la mouvance en faveur de
l’ayatollah Sistani de permettre à ces enjeux d’ordre politique et essentialiste de se substituer
à l’idée de la nation irakienne. Chose non exclue donc dans l’absolu, mais qui reste très
difficilement réalisable du jour au lendemain, ne serait-ce que du fait du refus entretenu par de
nombreux membres de l’échiquier politique irakien, notamment côté sunnite, de donner le
sentiment de pouvoir « brader » le sentiment d’affiliation nationale irakienne. Ainsi, toute
alliance de type inter-chiite a de fortes chances d’être tributaire d’une nécessité double :
l’effondrement avancé de l’Etat central irakien d’une part ; et la conviction développée par les
formations chiites principales de la nécessité posée pour elles d’œuvrer main dans la main au
nom de leur spécificité communautaire. Il va néanmoins de soi, en contrepartie, que la
réalisation du premier scénario – l’effondrement – reste amplement susceptible de générer
quasi-mécaniquement la deuxième hypothèse, sans quoi c’est la voie vers le chaos interirakien qui risquerait de constituer la seule alternative restante.
A ce jour, les chiites d’Irak ne possèdent pas de ciment fédérateur et nul ne peut prévoir
l’évolution d’une telle situation. Cette analyse reste bien évidemment à mettre en perspective
avec les stratégies politiques que sont susceptibles de développer un ensemble d’Etats voisins,
en tête desquels l’Iran, de manière à tirer profit de la donne irakienne. Mais même sur ce plan,
les éventuelles velléités développées par Téhéran sur la scène irakienne restent dépendantes
du ralliement des principaux acteurs concernés à une éventuelle et hypothétique géopolitique
développée de sa part.
132
Si l’hypothèse de la sollicitation par l’Iran d’un appui chiite solide en Irak reste en effet
tentante, elle ne saurait pour autant être formulée indépendamment de la réalité du terrain
irakien. Téhéran est-il intéressé par le ralliement des chiites d’Irak à ses projets ? On peut
difficilement supposer le contraire, tant l’Iran est resté, depuis l’avènement de la révolution
islamique de 1979, en quête de la consécration de ses intérêts régionaux. Il convient
néanmoins de noter, à ce titre, que la géopolitique développée par le pays depuis maintenant
27 ans a été « iranienne » plutôt que « chiite ». Pour preuve, l’alliance esquissée avec la Syrie
de Hafez al-Assad, en 1980, à un moment où la confession du régime syrien restait synonyme
d’hérésie d’un point de vue chiite orthodoxe 146. Quant à l’encouragement par Téhéran de
l’émergence d’une formation chiite du nom du Hezbollah au Liban au début des années 1980,
il coïncidera certes avec cette spécificité de type confessionnel, mais sans pour autant pouvoir
réellement s’y confiner, tant l’Iran voyait à travers cette formation un instrument politique
crédité, cependant, d’un capital-confiance du fait de son allégeance officialisée aux
orientations spirituelles de l’ayatollah Khomeiny. Ainsi, ramenée au cas irakien, on ne peut
réellement avancer l’hypothèse selon laquelle l’Iran aurait une tentation « pro-chiite », voire
« pan-chiite », qui l’emporterait sur la possibilité pour lui de contracter alliance avec des
formations de confession tierce. L’Iran a en effet besoin d’étendre son influence politique par
tout moyen ; or, sa limitation à une seule géopolitique pan-chiite porterait tout simplement le
risque de le mettre en porte-à-faux avec un monde qui reste majoritairement sunnite.
Il convient bien entendu d’ajouter à cette donne les éléments relatifs à l’intérêt que
trouverait nolens volens l’Iran dans la consécration d’une force monolithique chiite irakienne
sensible à ses besoins. On ne peut ici évoquer l’hypothèse d’une partition ethnoconfessionnelle de l’Irak sans réfléchir en parallèle aux conséquences qu’aurait une telle
configuration sur l’Iran. La nature du Moyen-Orient fait en effet largement place aux enjeux
d’ordre ethnique et tribal avant que confessionnel, comme le prouvent les motifs de
différenciation qu’affichent l’un par rapport à l’autre chacun des Arabes, des Kurdes, des
Turcs et des Persans. De ce fait, toute éventuelle partition prononcée de l’Irak aurait une
signification double, au minimum : confessionnelle en ce sens qu’elle séparerait les chiites
des sunnites ; et ethnique du fait d’une séparation entre Arabes et Kurdes. Or, un tel scénario,
s’il venait à se confirmer, ne pourrait faire l’économie d’un débordement extra-irakien
146
On pourrait d’ailleurs citer, en termes d’acceptation par l’Iran de soutiens indispensables à son action, le
scandale de l’Irangate, qui avait impliqué de facto la présence de liens entre l’Iran, les Etats-Unis et Israël, à un
moment où ces deux derniers étaient pourtant voués aux gémonies par l’ayatollah Khomeiny. Par ailleurs, une
preuve supplémentaire de la caractéristique spécifiquement politique de l’alliance syro-iranienne réside dans le
fait que l’éclatement du scandale de Watergate sera du à une fuite organisée par le président syrien en personne.
Voir Barah Mikaïl, La politique américaine au Moyen-Orient, Paris, Dalloz, 2006, pp. 154-155.
133
susceptible de toucher, au minimum, les pays voisins. Les premiers mois de l’invasion de
l’Irak avaient ainsi eu pour effet non négligeable une activation de la donne ethnique en Syrie,
où des Kurdes ont organisé en avril 2004 une série de manifestations – les fameux
événements de la ville de Qaymashli – qui n’avait pas manqué d’être réprimée par l’armée
syrienne. Mais, sur la scène iranienne, les événements n’ont pas été très différents, l’Iran
s’étant vu à plusieurs reprises confronté à un soulèvement de la part des Arabes de la province
d’al-Ahvaz en 2005 et en 2006. Dans ce contexte, si personne ne peut nier le fait que l’Iran a
intérêt aujourd’hui à voir les violences opérant sur le terrain irakien mettre à mal les troupes
étrangères qui s’y trouvent, en contrepartie, toute accentuation de l’hypothétique, mais non
moins posée, partition de l’Irak sur des bases ethno-confessionnelles pourrait poser à Téhéran
des soucis plus sérieux qu’on ne peut parfois l’imaginer. En dépit des apparences, l’Iran est un
pays qui, quand bien même il dispose d’un pouvoir fort et centralisé, n’a pas pour autant la
garantie d’allégeance de l’ensemble de ses citoyens à ses injonctions. On en voudra pour
preuve parmi d’autres les visites régulières entreprises par le président iranien Mahmoud
Ahmadinejad en direction des différentes provinces du pays, et à l’occasion desquelles il ne
manque généralement pas d’insister sur la nécessité pour les gouverneurs de « rester à
l’écoute du peuple » 147.
On le voit, la donne irakienne actuelle est en pleine gestation, sans pour autant qu’on
puisse pointer ses aboutissements concrets. En tous cas, les réflexes traditionnels semblent
prévaloir pour une large part sur la scène proche-orientale contemporaine, en dépit de la
possibilité pour tout envenimement de la situation irakienne de connaître des débordements
extra-frontaliers. Cette hypothèse ferait-elle ainsi de la constitution d’un « croissant chiite
régional » une réalité intangible et susceptible d’émerger de manière accélérée ? La réponse à
cette question implique, bien entendu, la mise en évidence des caractéristiques distinctives des
principaux regroupements de chiites situés hors de l’Iran et de l’Irak.
147
Ces visites sont bien entendu régulièrement rapportées par la presse iranienne. On notera par ailleurs que
Naghib Zadé, lors d’un entretien dans le cadre de cette étude, affirmera avoir conseillé le président Mohammad
Khatami de veiller à ce que les tensions communautaires irakiennes ne débordent pas sur le territoire iranien, ce
dès les premiers mois de l’invasion de l’Irak. Selon lui, M. Khatami accordera peu d’importance à cette question
sur le moment, avant de reconnaître quelques mois plus tard qu’il convenait d’y porter une grande attention.
134
B – Les chiites, entre repli communautaire et allégeance nationale : quelles tendances
globales ?
1- Le « croissant chiite » : mythe ou réalité ?
La donne chiite moyen-orientale ne met en évidence qu’un nombre extrêmement réduit
d’interconnexions, particulièrement pour qui l’envisage indépendamment des évolutions qui
ont cours en Iran et en Irak. Des Emirats du Golfe au Liban en passant par l’Arabie saoudite,
l’actualité des nationaux chiites vivant dans ces pays semble en effet se limiter à une vie en
commun dans un cadre national (a) néanmoins apte à mettre en valeur une identification à des
acteurs tiers dans le cadre d’événements aux développements particuliers (b).
a – L’organisation des chiites du Moyen-Orient 148
Il est un fait notable : l’invasion de l’Irak de mars 2003 n’a pas poussé les chiites du
Moyen-Orient à se démarquer de leurs concitoyens respectifs par des manifestations et/ou
revendications de type spécifique. La contestation de la guerre de 2003 a en effet été générale
au sein des pays du Moyen-Orient, tout comme elle a pu susciter des mouvements de
protestation bien avant son éclatement, à un moment où la détermination américaine vis-à-vis
de l’Irak ne laissait que très peu de marge à un quelconque scénario excluant le recours à la
force. Ainsi, la critique de la politique américaine au Moyen-Orient sera arabe et moyenorientale, et non sunnite ou chiite, ni d’ailleurs musulmane ou chrétienne. On ne manquera
pas de noter à ce titre que les critiques anti-invasion de l’Irak dépasseront amplement les
frontières du Moyen-Orient contemporain, comme le prouveront notamment les mouvements
massifs de protestation que l’on notera dans la majorité des pays de l’Union européenne et à
travers d’autres pays.
Par ailleurs, sur les plans purement nationaux, il convient de noter que les évolutions
intervenues au sein de ces mêmes pays depuis l’invasion de l’Irak ont prouvé que
l’identification des citoyens allait incontestablement à leur pays. D’une part, on ne notera
ainsi pas de surenchère inédite ou spécifique de la part de chiites saoudiens, koweitiens, ou
encore émiratis. Quant aux événements ayant concerné les scènes bahreïnie et libanaise dans
148
Sauf mention contraire, l’expression des « chiites du Moyen-Orient » n’inclura pas, dans cette partie, le cas
des chiites d’Iran et d’Irak. Ces deux pays ont en effet connu des développements particuliers dans le cours de
cette étude et n’entrent pas toujours dans le cadre analytique privilégié dans cette partie spécifique.
135
cet intervalle, ils s’inscriront dans le droit fil de perspectives purement nationales. Au
Bahreïn, l’activation politique des citoyens chiites, particulièrement notable à la veille des
élections législatives et municipales du 25 novembre 2006, s’expliquera ainsi par une volonté
de la part de cette communauté d’obtenir des droits conformément à ce qu’elle revendiquait
très ouvertement depuis plusieurs décennies. Pour le Liban, le positionnement du Hezbollah et
du parti chiite Amal se fera pour sa part aussi bien en fonction de revendications nationales,
liées au refus de ces deux formations de permettre au gouvernement libanais de troquer
l’ancienne tutelle syrienne pour une mise sous coupe américaine, voire israélo-américaine, du
moins selon leurs déclarations. Pour le reste, l’Arabie saoudite et le Koweït connaîtront
respectivement des élections municipales et législatives qui permettront à des formations et/ou
candidats chiites d’obtenir des sièges. Pour les chiites saoudiens, il y avait dans le scrutin
municipal matière à obtenir une meilleure visibilité pour leurs revendications citoyennes 149 ;
c’est ainsi que, quand bien même les municipales saoudiennes confirmeront l’affirmation de
candidats islamistes sunnites, les chiites obtiendront néanmoins des scores honorables là où ils
se concentrent, et particulièrement dans le Nord-Est du pays 150. Quant au parlement
koweïtien, il verra le nombre de ses députés chiites passer de six pour la législature
précédente à cinq suite aux élections du 29 juin 2006 151.
L’analyse du « fait chiite » moyen-oriental contemporain nécessite ainsi un éclairage
politique basé sur des perspectives exclusivement nationales. Mais ce constat, quand bien
même il semble être confirmé par l’absence évidente de recours des nationaux concernés à
des acteurs tiers, reste également basé sur un constat souffrant souvent d’un manque de
lisibilité politique pour l’organisation des chiites du Moyen-Orient. Le Bahreïn dispose ainsi
d’associations à la fonction de partis politiques, dont les revendications nationales sont
claires ; de même, le Liban connaît la présence de deux formations chiites importantes dont la
rhétorique, basée sur un hommage régulier aux rôles régionaux de la Syrie et de l’Iran, reste
révélatrice des orientations prônées par ces partis qui restent, à nos yeux, basées sur des
priorités d’ordre interne et purement libanaises. Mais dans le reste des pays du Moyen-Orient
accueillant des nationaux chiites au nombre plus ou moins significatif, force est de constater
que la notion de « parti politique » est loin d’être de mise. L’Arabie saoudite, les Emirats
arabes unis ou encore le Koweït ne reconnaissent ainsi pas formellement l’existence de telles
149
Washington Post, 28 février 2005
Voir Alfred B. Prados, Saudi Arabia : Current Issues and U.S. Relations, CRS Issue Brief for Congress, à
l’adresse Internet : http://www.fas.org/sgp/crs/mideast/IB93113.pdf
151
United Nations Development Programme, http://www.fas.org/sgp/crs/mideast/IB93113.pdf
150
136
formations 152, d’où la nécessité posée pour les candidats chiites de participer aux scrutins
nationaux à titre d’indépendants. Quant au Yémen, s’il connaît la présence d’une communauté
chiite importante, celle-ci s’organise cependant sur la base de partis aux orientations
politiques plutôt que confessionnelles. Néanmoins, que l’on soit dans le cas de pays
reconnaissant le multipartisme ou non, le constat reste le même : rien ne permet de supposer
une volonté de la part de ces acteurs de se laisser guider par une orientation esquissée à partir
l’étranger, que celle-ci soit d’ordre étatique (comme dans le cas de l’Iran) ou non (dans le cas
des différents marja’).
Bien au contraire, il convient de constater que ces différentes communautés n’ont pas
manqué de s’insurger, récemment, devant des accusations de « potentielle dissidence
nationale » adressées à leur encontre. Il faut entendre, par cette formule, les déclarations
provenant de deux dirigeants comptant parmi les plus proches alliés régionaux des Etats-Unis,
le roi jordanien Abdallah et le président égyptien Hosni Moubarak, qui accuseront, quelque
temps après l’invasion de l’Irak 153, les Etats-Unis d’avoir mis en application une politique
favorisant la consécration d’un « croissant chiite » régional. Il est à noter à ce titre que les
réactions aux propos du président égyptien seront bien plus fortes que celles suivant les
déclarations du monarque jordanien 154. Dans les semaines qui suivront l’affirmation par H.
Moubarak, sur une interview donnée à la chaîne al-arabiya, de ce que l’allégeance de la
majorité des chiites de la région allait « à l’Iran et non à leurs [propres] pays » 155, on verra
ainsi une série de prises de position qui se manifesteront à plusieurs niveaux :
-
sur le plan populaire, les chiites du Bahreïn 156 seront les plus prompts à répondre à ces
accusations en la dénonçant purement et simplement à travers une série de
manifestations, d’articles de presse et de sites Internet ; ils seront imités en cela par
des manifestations de la part de leurs homologues saoudiens, et surtout irakiens ;
152
Les cinq députés chiites du parlement koweïtien ont officialisé, durant la campagne législative nationale, la
formation d’une « alliance islamique nationale » les représentant, mais qui n’a cependant pas d’existence
formelle. La constitution koweïtie ayant la particularité de ne pas traiter de l’existence de partis politiques
nationaux, cela conduit de facto à leur inexistence sur le plan national sans pour autant que l’on puisse parler
d’une interdiction formelle.
153
Respectivement en décembre 2004 et avril 2006.
154
Tout comme les contestations seront beaucoup plus molles quand certains membres du gouvernement
saoudien feront des allusions répétées à cette même idée de « croissant chiite » dans les mois qui suivront.
155
Al-arabiya, 9 avril 2006.
156
Dans les faits, c’est l’ensemble des couches politiques, religieuses ou sociales bahreïnies, qui s’avéreront les
plus
actives,
sur
un
plan
régional,
dans
la
dénonciation
de
ces
propos ;
voir
http://www.mehrnews.com/ar/NewsDetail.aspx?NewsID=310383
137
-
sur le plan religieux, des oulémas chiites du Koweït établiront un communiqué dans
lequel ils insisteront sur l’importance de l’unité nationale ainsi que sur le danger induit
par de telles déclarations ; on notera cependant que, sur la scène chiite irakienne, ce
sont des critiques de la part de A. Sistani, relayées par l’un de ses représentants, qui
auront le plus d’échos, et mèneront aux manifestations d’Irakiens précitées ;
-
sur le plan intellectuel, on notera que les intellectuels saoudiens seront les plus
prompts à réagir, comme le prouvera la publication d’une pétition regroupant 242
d’entre eux et insistant sur le fait que les déclarations du président égyptien portaient
atteinte « aux citoyens chiites du monde arabe et musulman en ce sens qu’elles
[occultaient]
les
actes
patriotiques
louables »
adoptés
par
ces
derniers
« historiquement comme présentement ». Et d’affirmer leur crainte de voir « cette
déclaration aboutir à une sédition communautaire à un moment où nous sommes plus
que jamais devant le besoin de consolider l’unité des musulmans » ;
-
sur le plan politique enfin, l’une des positions les plus notables proviendra du
gouvernement irakien, qui refusera trois jours plus tard de participer à une réunion sur
l’Irak prévue au Caire en signe officiel de désaccord avec les affirmations de H.
Moubarak. Dans le même sens, on verra le président chiite du Parlement libanais et
leader du parti Amal, Nabih Berri, pointer le mal-fondé de ces affirmations en son
nom et en celui du Hezbollah 157.
Le tout sans compter un ensemble de critiques issues de la part de mouvements et
associations établis à l’extérieur du Moyen-Orient, et qui abonderont dans le même sens. Il en
ira ainsi dans le cas des chiites des Etats-Unis, qui insisteront sur le caractère à leur sens
« irresponsable » de telles déclarations 158. Rien de tel ne sera cependant réellement à noter
côté iranien, sinon des réponses officielles provenant du gouvernement. Celles-ci sont
cependant à prendre en considération pour le sous-entendu qu’elles véhiculent. Hamid Reza
Assafi, porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, déclarera ainsi le 9 avril
2006, à l’occasion de sa conférence de presse hebdomadaire, que « l’Iran a une grande
influence en Irak, mais nous n’en usons absolument pas pour nous mêler des affaires
irakiennes internes. Notre influence est spirituelle, et nous en avons toujours fait usage pour
157
Pour un recensement assez complet de l’ensemble de ces réactions : http://www.arabgate.com/more/3/
‫ﻏﺮاش‬-‫ال‬-‫ﻋﻠﻰ‬-:‫ﺑﻘﻠﻢ‬-.ً‫ردودا‬-‫ﻳﻠﻘﻰ‬-‫وإﻳﺮان‬-‫اﻟﺸﻴﻌﺔ‬-‫ﻋﻦ‬-‫ﻣﺒﺎرك‬-‫ﺣﺪﻳﺚ‬-:‫ﺗﻮﺿﻴﺢ‬-‫إﻟﻰ‬-‫ﺗﺪﻋﻮ‬-‫وﻟﺒﻨﺎن‬-‫واﻟﻌﺮاق‬-‫اﻟﺴﻌﻮدﻳﺔ‬-‫ﻓﻲ‬-‫ﺑﻴﺎﻧﺎت‬/3016/‫ﻣﺸﺎرآﺎت‬/
158
http://www.annabaa.org/nbanews/56/007.htm
138
consacrer l’entente et le rapprochement des groupes religieux et ethniques [irakiens] » 159.
Pareille déclaration peut bien évidemment étonner de la part d’un pays qui aurait intérêt à
écarter tout doute sur ses capacités d’interférence sur la scène irakienne. Mais une
interprétation a posteriori de ces affirmations reste analysable à la lumière des signifiés
recherchés de la part de Téhéran. D’une part, l’affirmation d’une influence effectivement
détenue par les Iraniens sur la scène irakienne laissait bien évidemment planer le doute quant
aux relations qu’entretiennent les Iraniens vis-à-vis des chiites vivant dans le reste de la
région, mais sans pour autant pouvoir être assimilée à l’existence d’une continuité effective
entre eux ; d’autre part, cette même reconnaissance restait assimilable à une volonté de la part
des Iraniens d’insister sur ce que leurs aspirations étaient à la pacification et à la stabilisation
de l’un des principaux foyers d’incertitudes de la région, non à la provocation d’un
quelconque chaos. Il convient d’ailleurs, à ce titre, d’insister sur ce que H. R. Assafi
n’affirmait rien de nouveau ; Kamal Kharazi, ancien ministre iranien des Affaires étrangères,
affirmait lui-même quelques mois plus tôt à l’occasion d’une visite surprise à Beyrouth :
« l’Iran n’a pas un seul soldat en Irak, et quand bien même la République islamique
détiendrait (sic) une influence naturelle dans un pays donné, cela ne signifie pas pour autant
qu’elle fait de l’ingérence dans les affaires de ce pays ». Quelques jours plus tôt, c’est à
Damas qu’il déclarait que les troupes américaines étaient « un facteur de déstabilisation en
Irak » 160.
L’Iran serait-il ainsi cette puissance régionale émergente réellement soucieuse de renoncer
à l’esquisse d’une géopolitique de type « chiite », voire « pan-chiite ». On ne peut bien
évidemment prendre une telle hypothèse pour entièrement acquise, tant l’on peut se douter de
ce que Téhéran n’aurait absolument aucun intérêt à se priver de l’activation d’un levier
consacrant son potentiel politique régional. Cependant, et de la même manière, si la réponse
effective aux thèses développées actuellement sur l’hypothétique émergence d’un « croissant
chiite » régional se trouve effectivement à Téhéran, il convient d’insister sur les retombées
probablement très limitées – voire contre-productives – qui pourraient émerger de la
formation à terme d’un bloc communautaire chiite pro-iranien. Indépendamment des limites
159
http://www.alarabiya.net/Articles/2006/04/08/22686.htm
Asharq al-Awsat, 24 décembre 2004. Dans ces mêmes déclarations, K. Kharazi revenait sur les déclarations
du roi jordanien pointant la constitution d’un « croissant chiite » régional. Il donnera l’impression de critiquer les
Etats-Unis en premier lieu, affirmant que « certains mettent en place des complots en Irak, aux vues de
provoquer une guerre civile qui serait le prélude à la partition [du pays] ». Puis, concernant les affirmations
d’Abdallah de Jordanie, il les effacera d’un revers de main en déclarant qu’il convenait « de ne pas prendre de
telles paroles au sérieux car elles n’ont aucun fondement ».
160
139
posées actuellement à la réalisation d’un tel scénario, comme l’indique la fragmentation de la
donne chiite politique irakienne contemporaine, il faut en effet noter que toute affirmation de
la part de cette communauté ne saurait intervenir indépendamment de la constitution de blocs
confessionnels ethniques et/ou confessionnels dans le reste du pays. Or, il y a de fortes
chances de voir ce scénario à maints égards engagé jouer contre les intérêts de l’Iran. Toute
fragmentation confirmée de l’Irak sur des bases ethno-confessionnelles aurait en effet de
fortes chances de connaître des répercussions sur les scènes environnantes, comme l’a prouvé
en avril 2004 le soulèvement des Kurdes de Syrie. De la même manière, l’Iran, qui accueille
sur son territoire des minorités arabes et kurdes, ne manquerait pas, tôt ou tard, de voir
l’affirmation communautaire des principales composantes irakiennes connaître des similitudes
sur son propre territoire. Particulièrement révélateurs à cet égard, les troubles qui touchent
depuis plus d’un an la province iranienne du Khouzestan, frontalière de l’Irak, où l’on a pu
voir tour à tour les Arabes de la ville d’Ahwaz se soulever en réponse à des rumeurs qui selon
eux faisaient état de la volonté du régime iranien de rééquilibrer la démographie locale en
faveur des Persans (avril 2005) 161, une série d’explosions toucher les intérêts vitaux cette ville
(février et novembre 2006) 162 ou encore une tentative d’assassinat du président Mahmoud
Ahmadinejad échouer (janvier 2006) 163. Si l’on ajoute à cela le fait que les Iraniens
s’organisent en général en fonction de perspectives bien plus localisées que nationales 164, on
ne peut que constater que le gouvernement iranien serait, en tant que corps conscient de ses
intérêts nationaux, bien mal inspiré de prendre le risque de vouloir encourager le
positionnement des habitants de l’Irak voisin sur des perspectives autres que nationales.
Quelle que soit la puissance de ce pays, rien ne permet en effet d’exagérer la possibilité pour
l’armée et les forces de sécurité iraniennes de consacrer un sentiment d’unité nationale vis-à161
La ville d’Ahwaz serait constituée à environ 75% d’Arabes.
http://www.ahwaz.org.uk/2006/02/bomb-explosion-at-chamran-university.html . Lors d’explosions similaires
qui avaient touché la ville d’Ahwaz ainsi que Téhéran un an plus tôt, au mois de juin 2005, et à la veille des
élections présidentielles iraniennes, un responsable de la sécurité iranienne avait accusé pour sa part un groupe
d’infiltrés de la province irakienne voisine de Bassora d’être entré sur le territoire iranien pour fomenter de tels
troubles, voir Asia Times, 15 juin 2005. Bien entendu, si les explosions de 2005 puis de 2006 restent, parmi
autres hypothèses, assimilables à une volonté d’affaiblissement du gouvernement iranien, on ne peut entièrement
écarter la possibilité recherchée par les commanditaires d’accentuer les tensions communautaires dans le sud du
pays. Chose particulièrement sensible dans le contexte traversé actuellement par l’Irak, et ce quand bien même la
province du Khouzestan n’en est pas à ses premiers troubles, comme l’avaient prouvé entre autres des
manifestations estudiantines qui avaient éclaté en 1999.
163
Al-Shargh (Iran), 25 janvier 2006.
164
Les missions effectuées dans les villes de Téhéran et Qom dans le cadre de cette étude nous ont conforté dans
notre sentiment de l’existence d’une profonde dichotomie entre ces deux villes iraniennes phares. A l’ambiance
spécifique régnant à Téhéran, où l’on peut croiser des jeunes privilégiant une apparence qui fait la part belle à la
mode et aux habits dernier cri, s’oppose ainsi la ville religieuse de Qom, beaucoup plus traditionnelle, spirituelle,
et surtout au sein de laquelle l’organisation sociale donne l’impression étrange de s’opérer en déconnexion de
l’action et des orientations politiques du gouvernement iranien.
162
140
vis d’une population qui, iranienne de nationalité, semble cependant être à bien des égards
spirituelle par affiliation… et donc bien plus susceptible de se conformer à des ralliements de
type local et religieux si le gouvernement central venait à les confronter.
b- Une solidarité chiite transnationale réellement chimérique ?
Les exemples mentionnés précédemment sont ainsi assez explicites pour prouver que les
chiites du Moyen-Orient sont généralement peu emprunts à s’identifier à une communauté de
destin religieux. Plus que tout, c’est le cadre national qui constitue le socle de leurs
positionnements, et toute accusation d’identification à des acteurs tiers agitée à leur encontre
s’est, jusqu’ici, vue explicitement rejetée de leur part.
Il y a dès lors deux interprétations qui peuvent s’imposer pour l’explicitation de l’ampleur
des réactions qui ont suivi la mise en doute par le président égyptien H. Moubarak du
patriotisme des chiites moyen-orientaux. Soit considérer que ces communautés restent unis
par une solidarité de corps qui les aurait poussés à réagir au diapason d’ordres intimés par les
plus influents de leurs représentants politiques, religieux, voire politico-religieux ; soit
entrevoir tout simplement dans leur profond mécontentement le signe d’une contestation
sincère de leur part de ce qu’ils perçoivent comme une manoeuvre développée abusivement à
leur encontre. La première de ces hypothèses nous semble exagérée et à maints égards
infondée, même si personne ne peut prendre la responsabilité de l’évacuer entièrement. Rien
n’empêche en effet certains nationaux chiites des pays du Golfe d’avoir réagi suite à des
appels diffus tout comme par mimétisme à la fois. Néanmoins, il convient de noter, en
contrepartie, que si l’essentiel des leaders politiques, religieux, et des intellectuels de la région
se sentaient réellement le pouvoir de mobiliser leurs coreligionnaires à l’encontre des
pouvoirs nationaux, ils n’auraient très probablement pas pris le risque de procéder à des
déclarations de rejet officielles et médiatisées, sous peine de pouvoir cautionner les thèses
développées sur le « croissant chiite ». A contrario donc, le second scénario, qui pointe un
sentiment de dépit sincère et partagé de la part de l’ensemble de ces réactions chiites, semble
bénéficier d’une crédibilité bien plus avérée. La contestation par les chiites du Moyen-Orient
de toute satellisation au profit de puissances tierces – et plus particulièrement de l’Iran – est
en effet largement perceptible pour qui se penche sur le discours que ceux-ci développent tant
dans leurs discussions qu’au travers de divers fora d’expression libre que l’on peut trouver sur
141
la Toile 165. Qui plus est, les évolutions politiques font état de l’attachement des chiites de la
région à la consécration de leurs droits citoyens dans un cadre national. Les exemples du
Bahreïn et du Koweït sont des plus parlants à cet égard : personne ne saurait y déceler une
quelconque identification de candidats chiites à des intérêts relevant d’Etats tiers.
Par contre, l’étiolement des modalités d’exercice par un gouvernement donné de ses
fonctions régaliennes sur un plan national a, pour sa part, de fortes chances d’être la voie pour
la formalisation d’intérêts communautaires pouvant faire à terme la part belle à des
regroupements d’ordre ethnique et/ou confessionnel. C’est une tendance à laquelle l’on assiste
en Irak actuellement, où la contestation par la population irakienne et beaucoup de leurs
représentants politiques, religieux et/ou politico-religieux de la légitimité du pouvoir central,
combinée à l’émergence de milices communautaires investissant le vide sécuritaire laissé par
une armée faible, fait la part belle à la consécration du particularisme de trois groupements
distincts : les Kurdes, chiites ou sunnites, au Nord ; les chiites, dans leur diversité, dans la
banlieue sud de Bagdad et au Sud du pays ; et les sunnites au centre et à l’Ouest du pays, qui,
démunis de milices probantes, et confrontés de très près aux violences qui touchent le pays, se
voient poussés par la force des choses à insister sur l’importance d’une unité nationale qui
donne l’impression d’être justifiée par la peur, et ne pointe pas moins, nolens volens, leur
particularité confessionnelle – sunnite.
Bien entendu, les temps ne sont pas pour autant à la cohésion communautaire, les Kurdes
d’Irak se scindant politiquement entre pro-Barzani et pro-Talabani, les sunnites dépendant à
leur tour de deux entités majeures 166, et les chiites exprimant une fragmentation politique bien
plus prononcée même si pas nécessairement irréconciliable. Mais quelles que soient les
évolutions à venir sur la scène irakienne, il faut noter l’absence de revendication par les
chiites situés en Iran comme dans le reste de l’Asie et du Moyen-Orient, de toute affiliation
revendiquée à l’adresse d’une quelconque des formations chiites irakiennes actuelles. En
d’autres termes, toute identification aux évolutions irakiennes passe par une critique de la
politique américaine telle qu’elle s’applique dans ce pays, ainsi qu’une dénonciation des
projets de fragmentation politico-confessionnelle que Washington aurait cherché à y
provoquer. Si un raisonnement en amont peut ainsi faire penser à une tentation – qui reste à
confirmer - de la part de l’Iran d’activer une géopolitique chiite au départ de l’Irak, force est
165
Voir liste en annexe.
L’une religieuse, le Comité des Oulémas musulmans présidé par Hareth al-Dari ; l’autre plus généralement
politique quoique issue à ses origines de l’organisation des Frères musulmans, à savoir le Parti islamique irakien,
dont le secrétaire général est Tareq al-Hashemi.
166
142
de constater que, en aval, les aspirations des chiites de la région ne sont jamais en faveur d’un
encouragement à la fragmentation de l’Irak. Le cadre national reste le maître mot des
évolutions régionales, et, devant l’absence, de surcroît, de positionnement des principaux
représentants religieux en matière politique, on ne peut que noter la prégnance de la notion de
souveraineté nationale sur toute autre considération ou particularisme d’ordre local.
L’un des champs d’évaluation de l’éventualité pour un sentiment pan-chiite transnational
de pouvoir s’imposer à l’ordre du jour a été donné récemment, avec les évolutions qui ont
opposé Israël et le Liban au cours de l’été 2006. La guerre qui a éclaté le 12 juillet 2006
mettra au premier plan le Hezbollah pour l’essentiel côté libanais, et ce quand bien même les
cibles privilégiées par l’Etat hébreu dépasseront amplement les seules bases militaires et
géographiques sur lesquelles cette formation était réputée résider – soit le Sud du pays. Bien
entendu, sur la scène libanaise, le mouvement libanais ne s’est en rien trouvé isolé, la nature
de la confrontation libano-israélienne faisant place à un sentiment populaire oscillant entre
soutien mitigé et majoritaire à son action militaire 167. Mais l’élargissement du prisme aux fins
d’évaluation du positionnement de la majorité des ressortissants du monde arabe est lui aussi
porteur d’un réel intérêt, en ce sens qu’il sera très aisé de constater que l’appui à l’action du
Hezbollah dépassera amplement les limites frontalières du Liban. Les manifestations de
soutien au mouvement libanais « chiite » qui ont éclaté au Bahreïn et à l’est de l’Arabie
saoudite 168 dans le mois qui suivra le déclenchement de cette guerre pourraient, a priori, faire
penser à une solidarité motivée par une fibre confessionnelle ; de même, les mouvements de
foule similaires apparus en Syrie seraient tout aussi susceptibles d’avoir été suscités par un
régime syrien lié au Hezbollah ; mais ce sentiment d’accointance religieuse peut en réalité
être mis au compte de considérations bien plus larges pour qui note les mouvements de
soutien au Hezbollah concernant des pays aussi divers que l’Egypte, l’Indonésie, la Lybie, le
Soudan, la Tunisie, ou encore les Territoires palestiniens, le tout sans compter bien entendu
les situations similaires apparues dans bon nombre de pays occidentaux 169. Le soutien à
l’action du Hezbollah a ainsi été politique, plutôt que confessionnel, et il convient de noter à
ce titre que l’engouement pour ses actions s’est expliqué par la nature « anti-israélienne » de
167
Reportage de la chaîne satellitaire al-jazeera, 27 juillet 2006.
Où 7 personnes seront arrêtées par les forces de l’ordre à l’issue de manifestations ayant regroupé plusieurs
centaines de manifestants, essentiellement dans la ville de Qatif et ses environs ; voir
http://www.aljazeera.net/news/archive/archive?ArchiveId=334688
169
http://news.bbc.co.uk/hi/arabic/world_news/newsid_5205000/5205264.stm
168
143
ses actions bien plus que par son agenda « libano-libanais »… et encore moins par des
affiliations spirituelles pro-Khomeiny qu’il assume d’ailleurs pleinement 170.
A la lumière de ces éléments, il paraît bien hâtif de vouloir – ou pouvoir – pointer la
présence d’un « croissant chiite » régional qui connaîtrait tôt ou tard sa pleine concrétisation.
Tout hypothétique croissant chiite ne saurait en effet répondre à une configuration
essentialiste et/ou théologique, la question de la marja’iyya contemporaine étant par trop
complexe pour générer des alliances fiables et durables. Par ailleurs, la primauté des cadres
nationaux qui prévaut dans l’ensemble de la région – et sans préjudice bien entendu les
particularités liées à l’exception irakienne – rendent difficile et imperceptible l’affirmation de
particularismes locaux ou provinciaux de la part des chiites de la région, ce en dépit des
difficiles conditions citoyennes qui leur sont le plus souvent faites. C’est en ce sens que
l’évocation d’un hypothétique croissant chiite en cours de formation dans la région ne saurait
a priori intervenir autrement que pour des motifs politiques, vis-à-vis desquels l’Iran ne
manquerait évidemment pas, dans ce cas, de se montrer le premier intéressé. Téhéran, qui
rappelle régulièrement le bien-fondé de ses intentions, serait-il ainsi en phase avec une
stratégie comportant une grande part de bluff de manière à endormir les soupçons entretenus
par une grande partie de la planète à son égard ? Ou bien les risques liés à toute fragmentation
communautaire de la région le poussent-ils, bien au contraire, à réfréner effectivement et tant
bien que mal toute tendance centrifuge susceptible de participer amplement de la complexité
de la scène irakienne contemporaine ? Ces questions, parmi d’autres, font partie des éléments
à prendre en considération aux vues de l’évaluation des scénarii amenés à s’imposer sur
l’échiquier moyen-oriental à court et moyen termes.
170
Chaque année, la date anniversaire de la Révolution islamique de 1979, ainsi que le jour de la
commémoration du décès de l’ayatollah Khomeiny, font l’objet de programmations spéciales de la part de la
chaîne al-Manar qui ne laissent aucun doute sur la fascination du Hezbollah pour les acquis de la Révolution
islamique et les enseignements de feu le Guide suprême. Mais il convient d’y voir une adhésion de la formation
libanaise aux acquis de la Révolution iranienne qui n’est pas nécessairement synonyme d’une fusion de leurs
agendas actuels. Si le Hezbollah a en effet incontestablement été un satellite pro-iranien au Liban à l’époque de
sa création, au début des années 1980, on ne peut que remarquer que l’accès du secrétaire général actuel Hassan
Nasrallah à ses commandes, en 1992, s’est accompagné d’un recentrage sur des perspectives beaucoup plus
spécifiquement libanaises. Si le Hezbollah semble devoir ses potentiels financier et militaire actuels en grande
partie à Téhéran, cela n’est ainsi pas automatiquement le signe d’une pleine soumission de sa part à des
injonctions politiques iraniennes. La notion d’intérêts communs et partagés est beaucoup plus à même
d’expliciter la portée des relations entretenues aujourd’hui entre le Hezbollah, la Syrie et l’Iran, et qui répondent
à des prérogatives politiques spécifiques.
144
2- Les scénarii de l’avenir
La riche actualité du Proche-Orient donne très fréquemment l’impression d’une
réorientation fondamentale du cours des événements qui y prévaut. Cette tendance n’est en
rien récente ; néanmoins, force est de constater que, en l’espace de quatre ans, le visage du
Proche-Orient a connu des changements radicaux qui n’ont pas manqué de bouleverser les
rapports de force politiques régionaux. Avant le mois de mars 2003, le conflit israélopalestinien, suffisamment inquiétant en soi, suffisait néanmoins à concentrer et à expliciter
une grande partie des enjeux proche-orientaux ; après cette date, ce sont le chaos irakien,
l’aggravation des tensions syro-libanaises, et l’affirmation de l’Iran qui sont venus en rajouter
à un terrain pourtant déjà emprunt de fortes tensions. Les champs belliqueux générateurs
d’une identification de la part des opinions publiques comme des gouvernements moyenorientaux sont maintenant légions. Il en aurait été probablement très différent si l’ouverture de
la plaie irakienne avait été précédée d’une résolution juste et équitable du conflit israélopalestinien.
Mais, les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui, il convient d’envisager l’avenir de la
région à la lumière des enjeux qui la taraudent réellement. Sur ce plan, un fait demeure capital
et incontournable : ce sont les évolutions politiques irakiennes qui concentrent l’essentiel des
clés de décodage proche-orientales. Toute amélioration de la situation en Irak aura de fortes
chances de participer d’un regain de stabilité du Proche-Orient ; a contrario, tout
envenimement de la donne dans ce pays ne manquera pas d’avoir des répercussions régionales
pouvant osciller entre exacerbation des tensions – hypothèse la moins catastrophique – et
embrasement des passions – hypothèse du pire.
L’exemple irakien est très significatif d’une constante proche-orientale majeure, à savoir
que la présence d’un Etat fort reste le meilleur garant d’une stabilité politique. Pour basique
qu’elle puisse paraître, cette affirmation n’est pas moins capitale pour la compréhension de la
réalité des enjeux régnant dans cette région. Il suffit pour s’en convaincre de noter les
évolutions intervenues sur la scène irakienne ces trois dernières années, et plus
particulièrement depuis le mois d’octobre 2006. Alors que la dictature de S. Hussein avait eu
pour effet de brider toute aspiration des différentes communautés d’Irak à l’institution de
shémas d’organisation politiques alternatifs, la chute du raïs, et la dégradation sécuritaire
145
accélérée qui s’ensuivra, feront la part belle à des tentations sécessionistes de la part de
plusieurs groupes et représentants politico-communautaires irakiens. Ce mouvement
d’ampleur, bien que remontant aux lendemains de la chute de S. Hussein, a été alimenté à la
fois par l’insécurité régnant dans le pays ainsi que par une rhérorique américaine insistant sur
la richesse confessionnelle de l’Irak ; il est symbolisé aujourd’hui par l’adoption de justesse
en octobre 2006 par le Parlement irakien d’une Loi sur la fédéralisation du pays, qui devrait
entrer en vigueur en avril 2008.
Mais d’autres facteurs semblent tout aussi bien participer du raidissement affiché par tel
ou tel autre acteur de l’échiquier politique irakien. Le leader Moqtada al-Sadr par exemple,
chef de l’Armée du Mahdi, retirera ses ministres du gouvernement irakien et décidera de geler
la participation de ses 30 députés au Parlement le 29 novembre 2006, suite à la décision prise
par le Premier ministre Nouri al-Maliki de rencontrer le président Georges W. Bush à
Amman. Soit un signe de ce que, aux enjeux d’ordre politico-communautaire se superpose
parfois une situation due au facteur américain. Les Etats-Unis sont en effet accusés
aujourd’hui par beaucoup d’Irakiens d’être en faveur d’une recomposition de la donne
politique irakienne qui serait fonction de critères confessionnels. Une situation qui se voit
d’ailleurs le plus souvent dénoncée aussi bien par les alliés de Washington (Arabie saoudite,
Egypte, Jordanie) que par ses détracteurs (Syrie, Iran), et qui semble loin de pouvoir se limiter
au seul Irak. Indépendamment de la crainte affichée par la plupart des gouvernements de la
région, dans le Golfe très particulièrement, de voir leurs communautés nationales chiites opter
pour un alignement sur l’Iran, on ne manquera pas de constater que la polarisation de type
politico-confessionnel régnant aujourd’hui au Liban répond à des motifs similaires. A une
majorité parlementaire libanaise insistant sur sa volonté de faire de l’action du gouvernement
le garant des intérêts libanais répond ainsi une opposition aux traits « chiito-maronites »,
symbolisée par une alliance entre le Courant patriotique libre (CPL) du général Michel Aoun,
le parti chiite laïque Amal, et le mouvement du Hezbollah, qui revendique pour sa part la
soustraction du gouvernement actuel à l’influence d’Etats-Unis soupçonnés de vouloir attiser
les sentiments communautaires régionaux. Or, au Liban comme en Irak, c’est de la légitimité
du gouvernement que dépend la cohésion nationale ; tout affaissement du gouvernement
libanais actuel a ainsi pour corollaire l’affirmation plus avant de sentiments d’identification
politiques basés sur des critères confessionnels. Plus que tout, c’est donc de l’action d’un Etat
fort et pleinement légitimé aux yeux des gouvernés que dépend la stabilité nationale de ces
pays comme de leurs voisins régionaux.
146
Les quelques soubresauts communautaires que l’on a pu voir apparaître, depuis l’invasion
de l’Irak de mars 2003, en Syrie (soulèvements kurdes en avril puis en novembre 2004) ou en
Egypte (affrontements entre Coptes et musulmans au cours de l’année 2005) peuvent à
certains égards être assimilés à un prolongement de la donne confessionnelle exacerbée
régnant en Irak 171. De même, le fait pour le président du Parlement yéménite de reprocher à
l’ambassadeur américain en poste dans le pays d’être entré en contact avec des représentants
de tribus yéménites 172 souligne les craintes qu’entretiennent certains membres de la classe
politique yéménite vis-à-vis d’une stratégie américaine soupçonnée de vouloir affirmer les
sentiments communautaires régionaux au détriment des gouvernements, des Etats-nations et
de leur cohésion. Mais, quand bien même l’instabilité proche-orientale actuelle rend toute
évolution subite et inattendue des événements constamment posée, les tendances régionales
lourdes ne semblent pas, dans l’état actuel des choses, faire part à d’éventuels
bouleversements politiques autrement qu’en deux points précis et localisés de l’échiquier
moyen-oriental : l’Irak, et le Liban, tous deux confrontés à des formes de contestation actives
de leurs gouvernements respectifs actuellement en place.
Irak et Liban mettent bien évidemment en évidence le rôle pressenti de la part de l’Iran,
susceptible de pouvoir chercher à activer une donne confessionnelle interchiite qui passerait
par une soumission de l’essentiel de la classe gouvernementale et parlementaire irakienne
chiite ainsi que par le Hezbollah libanais à ses desiderata. Or, si Téhéran rejette constamment
tout ce qui est affirmé par ses adversaires quant à un téléguidage de sa part de la principale
formation chiite libanaise, il ne dissimule néanmoins en rien l’importance de l’influence qu’il
détiendrait aujourd’hui en Irak, même si pour souligner par ce biais la possibilité qu’il aurait
de participer de l’amélioration de la situation dans le pays 173.
171
Il convient de noter à ce titre la tendance affirmée qu’ont eu, depuis les lendemains de l’invasion de l’Irak, de
nombreux groupes de diffusion égyptiens coptes à insister sur la nécessité qu’il y aurait pour eux de tirer profit
des circonstances régionales actuelles en affirmant leur spécificité dans un contexte national qu’ils jugent leur
être hostile. Les Coptes seraient quelque 4 millions sur un total d’environ 75 millions d’Egyptiens.
172
Asharq al-awsat, 10 juin 2005
173
Asharq al-awsat, 24 décembre 2004. On l’aura compris, l’Iran a effectivement les moyens de peser sur
certains acteurs chiites de l’échiquier gouvernemental et parlementaire irakien, Moqtada al-Sadr (Armée du
Mahdi), Abdelaziz al-Hakim (ASRII) ou encore certains membres du parti Da’wa étant les plus en phase avec
ses orientations politiques. Mais on ne peut pas pour autant exclure la volonté qu’aurait l’Iran d’exagérer la
portée des ressorts dont il disposerait en Irak. Plus que tout, Téhéran cherche en effet à tirer profit d’une
configuration régionale dans laquelle l’enlisement militaire des troupes américaines en Irak lui semble être
synonyme d’un éloignement de toute option militaire envisageable à son encontre dans un contexte où dominent
les craintes affichées par beaucoup de gouvernements vis-à-vis des ambitions nucléaires iraniennes.
147
C’est pourquoi les évolutions de court et moyen termes, qui semblent devoir se concentrer
sur les scènes irakienne et libanaise, ont finalement bien des chances de rester fonction
d’éléments politiques, et non essentialistes et religieux. Dit autrement, la question d’une
affirmation de type politique des marja’iyya chiites contemporaines, quand bien même elle en
viendrait à se révéler, pourra difficilement être fonction d’un scénario autre que celui
consécutif à un effondrement de la sphère politique et gouvernementale, ainsi que du cadre
gestionnaire et souverain national dont celui-ci est le garant. Et, même dans ce cas, la
situation irakienne a prouvé jusqu’ici que, loin de n’être qu’une « coquille vide », l’ayatollah
Ali Sistani dispose d’une influence qui peut avoir des répercussions sur le plan politique sans
cependant que l’on puisse parler d’une claire et franche participation de sa part à la
formulation des orientations politiques irakiennes, nationales ou régionales.
A partir de ces éléments, et en gardant en tête l’intérêt vital que semble avoir l’Iran à ne
pas voir la donne irakienne évoluer vers un éclatement politico-confessionnel qui ne
manquerait pas d’avoir des répercussions sur son propre territoire, trois types de scénarii
semblent être envisageables dans les prochains mois, qui restent dépendants de la situation
irakienne et de ses principales évolutions :
a - Un aplanissement des tensions entre les différentes composantes politiques
irakiennes : ce scénario est à la fois le plus souhaitable et apparemment le moins à même de
se voir réaliser. L’adoption de justesse par le Parlement irakien de la loi sur la fédéralisation
de l’Irak 174, en octobre 2006, s’apparente en effet à un pas supplémentaire vers
l’institutionnalisation d’un fédéralisme irakien fondé sur des critères ethno-confessionnels. Ce
texte n’entrera en vigueur qu’en avril 2006, tout comme il reste susceptible de modifications.
Néanmoins, l’idée d’un gouvernement central s’imposant indépendamment de considérations
communautaires ne semble plus pouvoir être à l’ordre du jour, ne serait-ce que du fait des
réticences que lui opposeraient des dirigeants kurdes attachés à leurs institutions politiques
locales ainsi qu’aux spécificités gestionnaires qui en découlent. C’est pourquoi une accalmie
sur le plan politique irakien, que conforterait bien évidemment pour beaucoup la baisse des
violences de type confessionnel, aurait l’avantage notable de consacrer le caractère fédéral
d’un Irak qui, bien que se particularisant par la présence de trois zones nationales distinctes,
174
Ce texte a été adopté par 128 députés sur les 275 présents, soit tout juste le minimum requis.
148
n’aurait pas moins l’avantage de garder intactes les institutions représentatives du
gouvernement central irakien ;
b- Une affirmation plus prononcée des tiraillements et tensions d’ordre politicoconfessionnel : c’est l’hypothèse la plus probable, en ce sens qu’elle fait désormais
pleinement partie du paysage irakien. Les évolutions les plus déterminantes sur ce plan sont
apparues avec le mois de novembre 2006, quand, à l’appel du cheikh Hareth al-Dari, président
sunnite du Conseil des oulémas irakiens, au boycott d’un gouvernement irakien perçu comme
soumis aux desiderata américains, succèdera deux semaines plus tard l’officialisation par
Moqtada al-Sadr du retrait de ses ministres de l’exécutif irakien ainsi que le gel de la
participation de ses 30 députés au Parlement du pays pour les mêmes motifs officiels.
Quelques jours plus tard, le 4 décembre 2006, la déclaration que fera Abdelaziz al-Hakim,
chef de l’ASRII et leader de l’Alliance irakienne unifiée, quant à son opposition à un retrait
immédiat des troupes américaines présentes en Irak, s’assimilera bien entendu à une réponse
indirecte faite aux deux représentants précités 175. En ce sens, on voit que la polarisation
politique, et partant confessionnelle, est très largement engagée en Irak, et que si leur issue
reste incertaine, elle a en tous cas de fortes chances de consacrer un accroissement des
tensions :
- entre certains sunnites et certains chiites, voire entre sunnites et chiites en général ;
- entre sunnites eux-mêmes, le Conseil des Oulémas irakiens (non politique) ayant des
motifs de désaccord avec le Parti islamique irakien, formation sunnite qui participe du
gouvernement et du Parlement irakiens ;
- entre certains chiites eux-mêmes, comme le prouvent les dissensions d’ores et déjà
présentes entre M. al-Sadr et A. al-Hakim, sans parler bien évidemment du cas de l’ancien
Premier ministre Iyad Alawi, en rupture pour sa part avec les orientations de ces deux
formations à la fois ;
- entre Kurdes et Arabes, indépendamment de critères confessionnels, les revendications
politiques initiales des Kurdes irakiens revenant peu dans le débat irakien aujourd’hui,
mais n’étant en rien exemptes de resurgir soudainement, causées par les velléités
indépendantistes kurdes.
175
Hakim s’exprimait en compagnie du président irakien Jalal Talabani, et rejettera par la même occasion une
proposition de tenue d’une conférence internationale sur l’Irak formulée par le Secrétaire général de l’ONU,
Kofi Annan.
149
L’issue d’un tel scénario est difficilement qualifiable, l’ensemble des acteurs de
l’échiquier politique irakien n’étant en rien exempts de recourir à des alliances tactiques
locales et nationales comme régionales susceptibles d’asseoir la possibilité pour leurs
ambitions d’aboutir. Néanmoins, toute dégradation plus affirmée des relations inter-irakiennes
aurait bien évidemment de fortes probabilités d’accentuer un délitement prononcé des
institutions nationales irakiennes. Le gouvernement irakien voit en effet sa légitimité découler
de la capacité qu’il a à maintenir l’ordre dans le pays ; or, sur ce plan, force est de constater
que, au Nord comme au Sud, ce sont des milices locales qui assurent la sécurité des citoyens.
Quant au centre de l’Irak, majoritairement sunnite, force est de constater qu’il est en proie à
l’écrasante majorité des attentats et actes de violence intervenant dans le pays, ce qui
s’apparente très facilement à l’impossibilité qu’ont les forces de sécurité irakiennes à remplir
leurs missions autolégitimatrices de maintien de l’ordre ;
c - L’éclatement de l’Irak est enfin le dernier des scénarii envisageables dans le cas
irakien, et son éventuel aboutissement serait bien évidemment la suite logique du point b)
précité. Scénario du pire, la fragmentation de l’Irak contemporain, résultat d’une guerre civile,
aurait bien entendu pour effet mécanique la mise en place des logiques et particularités de
type local, qui passerait par la consécration de schémas d’autonomie politique fonction
d’éléments claniques, tribaux, ethniques ou confessionnels et religieux suivant le cas.
L’accélération de ce type de scénario esquisserait de manière assez nette les limites
frontalières d’un Kurdistan irakien indépendant qui a d’ores et déjà fait état de sa vision de ses
limites territoriales. Mais, dans les cas arabes sunnites et chiites, l’état actuel des événements
pourrait beaucoup plus le céder à une forme initiale d’anarchie qui aboutirait assez vite à la
coexistence de clans et tribus aux orientations antagoniques. L’assise populaire d’ores et déjà
détenue par chacune des deux formations sunnites du pays (dans le centre de l’Irak) ainsi que
par chacune des formations et/ou mouvements chapeautés par M. al-Sadr, A. al-Hakim ou
encore I. al-Jaafari donnent une idée des types de regroupement qui pourraient alors prévaloir.
Mais ces configurations ne sauraient pour autant s’établir indépendamment d’influences
étrangères dues à une volonté de la part des Etats voisins de l’Irak d’empêcher une telle
recomposition de déborder sur leur territoire tout en se jouant des rapports de force
susceptibles d’émerger sur le terrain irakien. La palette des politiques d’alliance serait alors
très large, tout comme elle dépendrait des motivations entretenant tant les acteurs locaux
150
irakiens que chacun de leurs voisins étatiques. Néanmoins, une telle fragmentation de l’Irak 176
consacrerait, pour le coup, un recours actif de la part de l’Iran à son influence détenue sur le
terrain aux vues d’asseoir son contrôle sur l’évolution des événements. De même, un
hypothétique rôle syrien s’expliquerait essentiellement par sa volonté d’éviter tout
soulèvement kurde sur son territoire. Ce qui, en parallèle, mettrait tout aussi bien en scène le
rôle de la Turquie, confrontée aux mêmes craintes que celles entretenues par la Syrie. Sans
parler de l’Arabie saoudite, voisin frontalier méridional que des rumeurs disent de plus en
plus susceptible de pouvoir et vouloir venir en aide aux sunnites irakiens arabes si un retrait
précipité des troupes américaines devait se vérifier dans la prochaine période 177.
Les Etats-Unis ont-ils voulu cet éclatement annoncé de l’Irak ? Certains analystes
pensent que oui, dans le sens où un tel scénario aurait permis à Washington d’étendre le
même schéma aux Etats de la région, dans l’hypothèse d’un remodelage des frontières de la
région qui leur aurait permis de s’en désengager tout en laissant derrière eux un
environnement globalement instable, certes, mais cependant peu à même de faire planer une
quelconque menace sur les intérêts de l’Etat d’Israël 178. Les soucis posés aux Etats-Unis par
l’affirmation actuelle de la Chine ne semblent évidemment pas entièrement étrangers à de
telles considérations, Washington se voyant mal concentrer ses efforts et son potentiel
militaire sur le front asiatique tout en s’investissant de manière conséquente sur l’échiquier
176
A noter que l’activation du sentiment communautaire transnational consécutif à un tel éclatement de l’Irak ne
devrait pas pour autant pousser les sunnites et chiites des pays avoisinants à manifester leur empathie et leur
éventuelle solidarité autrement que par des manifestations appelant éventuellement leurs gouvernements à
intervenir en faveur des différentes communautés irakiennes visées. Une fois encore, la forme autoritaire des
régimes moyen-orientaux contemporains laisse peu de place pour ces communautés à l’expression éventuelle par
leur part de contestations pouvant déboucher sur une revendication concrète de leur « droit à une
autodétermination », sauf à supposer la présence de l’action déterminante d’un acteur étranger poussant les
événements en ce sens.
177
C’est la thèse qu’a développée Nawwaf Obeid, un conseiller politique du gouvernement saoudien, dans
l’édition du Washington Post du 29 novembre 2006. L’auteur disait s’exprimer à titre personnel, et verra son
hypothèse, qu’il avait évoquée tout en en pointant les limites, rejetée officiellement par le gouvernement
saoudien.
178
Cette hypothèse est loin d’être fonction d’une quelconque théorie du complot. On la retrouve dans plusieurs
développements de la part des néo-conservateurs américains, à l’époque où leur mouvement intellectuel n’était
encore qu’embryonnaire (fin 1960-1970), ainsi que dans de nombreux textes de la littérature militaire et
stratégique israélienne de la fin des années 1980. Il est intéressant de constater que ce scénario de remodelage a
notamment été prôné par un ensemble d’experts américains à l’intention du Premier ministre israélien Benjamin
Netanyahu, en 1996. Parmi eux figurait Richard Perle, néo-conservateur notoire qui sera quelques années plus
tard l’un des plus proches conseillers du président américains de Georges W. Bush. Le texte en question,
intéressant en ce sens qu’il préconisait notamment un scénario en plusieurs étapes passant par un renversement
de S. Hussein, une mise à mal des intérêts syriens au Liban qui serait le prélude au retrait de ses troupes du pays
des Cèdres, puis une activation de la donne communautaire régionale au départ de la Jordanie, est paru sous le
titre de A Clean Break (Une rupture propre) et est consultable à l’adresse Internet :
http://www.iasps.org/strat1.htm
151
moyen-oriental. Néanmoins, on ne peut que constater une apparente marche arrière,
aujourd’hui, de la part des Etats-Unis par rapport à leurs ambitions initiales. Les élections de
mi-mandat de novembre 2006, quand bien même elles n’ont pas été l’expression d’une défaite
catastrophique pour les Républicains, n’ont pas moins remis les Démocrates sur le devant de
la scène, avec ce qui s’en est suivi de critiques accrues de la part de ces dernières, de l’opinion
publique américaine, mais aussi de certains membres du Parti républicain, face aux limites de
la politique américaine au Moyen-Orient. En ce sens, les temps semblent à la recherche par
les Etats-Unis d’une voie de sortie honorable du bourbier irakien, pour laquelle manque
cependant toute perspective concrète à l’heure actuelle.
Un éventuel retrait américain à terme de l’Irak, à supposer qu’il se concrétise, fera-t-il
néanmoins la part belle à certains acteurs régionaux pourtant a priori peu recommandables,
dont l’Iran ? Si affirmer les choses de la sorte semble quelque peu réducteur, force est de
constater que, pour l’heure, les limites du scénario irakien bénéficient à l’Iran, qui a
l’impression de ne pas voir une quelconque action militaire se profiler à son encontre de la
part des Etats-Unis, du moins dans l’immédiat. En ce sens, une configuration politique
renouvelée semble être en gestation sur l’échiquier moyen-oriental, qui fait la part belle aux
Iraniens, mais qui inquiète a contrario l’ensemble des gouvernements sunnites de la région.
Les évolutions de l’Irak restent inquiétantes, et tout retrait précipité et non planifié des
troupes américaines du pays n’améliorerait en rien la situation dans le pays, qui donne chaque
jour l’impression de se rapprocher d’un scénario de guerre civile. Mais en contrepartie, aucun
scénario pouvant consacrer l’action d’une puissance du poids des Etats-Unis ne semble être
possible, et c’est pourquoi Washington reste le détenteur des clés irakiennes et moyenorientales, en dépit de sa grande impopularité auprès des opinions publiques de la région. Les
issues de sortie positives sont-elles pour autant inexistantes ? Il serait abusif de le penser.
En dépit de l’apparente déconnexion entre certains enjeux, l’acteur qui sera à même de
mettre en application un plan de paix juste et équitable pour le conflit israélo-palestinien verra
son potentiel d’action régional décupler de manière mécanique. L’obligation des Israéliens et
des Palestiniens à négocier les conditions de leur coexistence sur la base des fondements du
droit international ne manquerait en effet pas d’avoir des effets positifs pour l’ensemble de la
région, puisque ce serait là le point de départ d’un règlement du contentieux israélo-arabe
fondamental. L’application de la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations-Unies, qui
152
demande à Israël de se retirer des Territoires qu’il occupe depuis la guerre de juin 1967,
permettrait en effet la création d’un Etat palestinien tout en ôtant aux Libanais, aux Syriens et
par extension à l’ensemble des gouvernements et opinions publiques de la région leurs motifs
de réticence quant à une coopération avec l’Etat d’Israël. Déjà révolutionnaire dans ses effets,
ce scénario aurait de surcroît l’avantage de pouvoir consacrer l’action de l’acteur qui aura
réussi à faire valoir la primauté du droit sur la force. En l’occurrence, les Etats-Unis sont
encore les seuls acteurs à même de favoriser une telle configuration, à un moment où chaque
minute compte au sein d’un Moyen-Orient bouillonnant. On l’aura compris, il y aurait dès
lors motif pour eux à pousser l’ensemble des acteurs de la région, dont les Irakiens, à s’en
tenir à des postures bien moins belliqueuses, leur attachement au droit ayant peu de chances
de les affaiblir aux vues de l’ascendant militaire qu’ils sont à même de faire valoir à l’échelle
internationale. Chimérique en apparence, ce scénario reste pourtant réalisable, tout comme il
est la seule voie de sortie à même d’éviter à terme la descente aux enfers de l’Irak, avec ce qui
s’ensuivrait automatiquement de radicalisation de la donne régionale. Les frustrations moyenorientales restent en effet fondamentalement fonction de facteurs politiques, sur lesquels les
motifs ethniques, religieux et confessionnels viennent se greffer. La polarisation
interconfessionnelle irakienne est, à ce titre, une des expressions des désaccords existant visà-vis des exigences américaines. Aux vues des risques aggravés posés face à cette situation, il
reste bien évidemment tout aussi bien utile de se demander si d’autres acteurs de la planète,
dont les membres de l’Union européenne, ont pris conscience de la nécessité qu’il y a pour
eux de hâter la construction d’une diplomatie commune qui aurait tout à leur apporter,
notamment dans une région où les risques de débordement ne sont pas exempts de dégâts
collatéraux.
153
CONCLUSION
La question de la marja’iyya est fondamentale en ce sens qu’elle participe de la
structuration du chiisme contemporain. Sunnites et chiites font ainsi partie aujourd’hui d’une
même religion musulmane qu’opposent des considérations de type politico-théologique. En ce
sens, les différenciations dont se prévalent aujourd’hui ces deux communautés puisent dans
l’histoire, chacun s’attachant à la défense de fondements et d’arguments qui, pour la plupart
d’entre eux, sont partie d’éléments s’encrant dans un passé lointain.
Néanmoins, et pour aussi importante que puisse apparaître la question de la marja’iyya
en tant que notion participant de la représentation des intérêts des chiites, il convient tout
autant de relativiser son impact effectif sur les évolutions moyen-orientales contemporaines.
Les duodécimains, qui forment la majorité des chiites, ont certes « obligation » de se trouver
un référent spirituel (un marja’) qui ait valeur de guide pour tout ce qui relève de leurs
modalités d’organisation et de vie en commun. Mais au-delà de cet aspect précis, la possibilité
pour un marja’ donné de concentrer en sa main l’essentiel des prérogatives politiques relevant
d’un pays donné reste amplement à nuancer.
L’Iran, certes, répond à une configuration institutionnelle qui fait du velayat-e-faqih
l’homme-clé du système politique et religieux. Mais celui-ci ne gouverne pas moins à l’aide
de conseillers et au sein d’un gouvernement composé de responsables politiques et religieux
dont les prérogatives ont peu de chances de se limiter au seul aspect symbolique. En d’autres
termes, les orientations politiques iraniennes restent le résultat de la somme des institutions.
Ce d’autant plus que, en terme de marja’iyya, il semble aujourd’hui établi que le nombre de
fidèles chiites acquis à la personne de l’ayatollah Ali Sistani dépasse de loin le nombre
d’adeptes dont sont susceptibles de se prévaloir chacun de ses « concurrents », dont
l’ayatollah Ali Khamenei.
En ce sens, les différents fondements conceptuels liés à la notion du velayat-e-faqih et
du marja’, qui oscillent entre détention de prérogatives politico-religieuses (la wilâya
générale), limitation à une seule sphère socioreligieuse (la wilâya privée), ou gravitation entre
ces deux aspects (la wilâya médiane) ne changent pas grand-chose à la donne chiite prise dans
son sens global. Les chiites du Moyen-Orient sont confrontés à un contexte environnemental
globalement hostile à leurs intérêts, mais qui ne préjuge pas pour autant d’un quelconque
attrait de leur part pour le modèle iranien. Que ce soit en Arabie saoudite, en Irak, au Bahreïn,
au Yémen, au Liban, ou même en Iran, chacun des citoyens chiites concernés évolue dans un
contexte et en fonction de prérogatives qui restent fonction d’un cadre national.
154
La mise à mal d’un Etat-nation exprimée par l’étiolement de la sphère de compétences
du gouvernement national reste la voie la plus à même de pousser l’ensemble des citoyens
d’un pays, toutes confessions données, à opter pour un référent autre qu’étatique. La
particularité de l’histoire des Kurdes d’Irak a confirmé leur soustraction à la souveraineté du
gouvernement irakien au profit d’institutions autonomes localisées. Les Arabes du pays,
sunnites ou chiites, sont pour leur part, faute de la présence d’institutions autonomes
similaires, engagés aujourd’hui dans une logique qui fait la part belle à l’action de formations
politiques, religieuses, et/ou politico-religieuses diverses.
Est-ce pour autant que certaines des marja’iyya contemporaines, dont celle de Ali
Sistani à Najaf, vont chercher, voire réussir, à rebondir sur cette configuration renouvelée aux
vues de la mise en place de modalités de gestion politiques qui fassent la part belle à leurs
actions et transforment leurs acquis religieux en un potentiel politique actif ? L’exemple de
Sistani a en tous cas prouvé le contraire jusqu’ici. Celui-ci a certes pour volonté la sauvegarde
des intérêts des fidèles se revendiquant de sa sphère religieuse. Mais celle-ci ne s’est pas
moins exercée jusqu’ici en fonction de conceptions qui, religieuses et sociales plus que
politiques, restaient synonymes de la recherche d’une équation équitable pouvant bénéficier à
l’ensemble des Irakiens, toutes confessions confondues. Sans compter que les orientations de
A. Sistani, quand bien même elles puisent leur force dans le poids religieux et symbolique de
leur auteur, ne sont pas moins fonction du libre arbitre des fidèles, et non d’une quelconque
coercition.
C’est pourquoi il convient, dans l’état actuel des choses, de ne pas exagérer les effets a
priori induits par cette problématique de la marja’iyya, et surtout de ne pas chercher à
transformer tout acteur chiite doté d’une influence conséquente en pion pro-iranien notoire.
Non seulement l’histoire du Moyen-Orient prouve les limites d’une telle conception, où
l’écrasante majorité des chiites continuent à s’afficher comme étant des citoyens relevant d’un
cadre national précis et établi coïncidant avec le territoire dont ils relèvent ; mais, de surcroît,
les évolutions déterminantes qui s’imposent à l’Irak contemporain prouvent que l’Iran trouve
des relais locaux qui agissent en fonction de prérogatives politiques et locales avant que
religieuses et spirituelles. Sans quoi on voit mal pour quelle raison les leaders M. al-Sadr et A.
al-Hakim, pourtant tous deux adeptes de marja’ aux affiliations spirituelles découlant des
enseignements de l’ayatollah Khomeiny, seraient aujourd’hui en rupture pour ce qui relève
des évolutions politiques irakiennes.
Dans les faits, il convient de constater que l’effondrement d’une structure
institutionnelle nationale donnée qui ne donnerait pas lieu à une alternative rapide, concrète et
155
légitimée reste le moyen le plus à même de consacrer l’affirmation des marja’iyya. Mais
encore cette affirmation reste-t-elle dépendante de la volonté qu’aurait ce marja’ d’endosser
des fonctions politiques, fait qui peut connaître des limites à partir du moment où l’on se
trouve face à un représentant religieux convaincu d’un nécessaire maintien de la séparation du
spirituel et du temporel.
Les récents bouleversements moyen-orientaux, et plus spécifiquement irakiens, ont
ainsi mis sur le devant de la scène l’importante question de la marja’iyya chiite. Mais celle-ci
ne reste qu’un élément parmi d’autres qui sont à prendre en considération au sein d’une région
restant tributaires des évolutions politiques avant tout. C’est pourquoi les marja’ actuels,
quand bien même ils ont une fonction religieuse et sociale, voire politique, qui peut s’avérer
déterminante pour la stabilisation d’un ensemble communautaire donné, ne semblent pas
moins nécessairement poussés à se conformer à un ordre des choses qui reste fonction de
cadres nationaux. Ce n’est probablement qu’avec une entrée de plain-pied dans l’ère des Etats
post-nationaux que la fonction des marja’ aura de fortes chances d’évoluer vers des
prérogatives plus franchement politiques qui seront cependant nécessairement soumises à des
configurations concurrentielles. Encore que, et la complexe histoire du chiisme l’a prouvé,
cette même conception reste fonction de débats théologiques qui, jusqu’à preuve du contraire,
s’inscrivent nécessairement dans la durée, et restent dépendants d’un grand ensemble de
préceptes nécessairement réticents à une refonte soudaine de fond en comble. Sans quoi on
n’aurait probablement pas vu l’ayatollah Khomeiny prendre la responsabilité de trancher la
question des prérogatives attribuables, de son point de vue, au velayat-e-faqih, dans un
contexte qui avait été précédé de près de dix siècles de débats actifs et laissant peu de marge à
l’improvisation.
156
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Bahrein
Al-ayam - Bahrain Tribune - Gulf Daily News
Irak
Al-ahali - Af-fourat - An-nahrain - As-sabah - Az-zamân
Iran
Al-vefagh - Iran Daily - Iran News - Mehr - Tehran Times
Liban
Al-anwar - Al-intiqad - Al-mustaqbal - An-nabaa - An-nahar - L’Orient-le-jour
Yémen
159
Al-ayyam - Ash-shoura – Alray
Autres
Al-quds al-arabi (Royaume-Uni)
160
ANNEXE I
Les chiites dans le monde musulman
161
SUNNITES ET CHIITES DANS LE MONDE
Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/a/a0/Muslim_distribution.jpg
162
LES CHIITES : DONNÉES CHIFFRÉES
Pourcentage de la
population chiite
Pays
Population totale Population chiite
1. Iran
90%
68.7 million
61.8 millions
2. Pakistan
20%
165.8 million
33.2 millions
3. Irak
65%
26.8 million
17.4 millions
4. Inde
1%
1,095.4 million
11.0 millions
5. Azerbaïdjan
75%
8.0 million
6.0 millions
6. Afghanistan
19%
31.1 million
5.9 millions
7. Arabie saoudite
10%
27.0 million
2.7 millions
8. Liban
45%
3.9 million
1.7 million
9. Koweït
30%
2.4 million
730 000
10. Bahreïn
75%
700,000
520 000
11. Syrie
1%
18.9 million
190 000
12. Emirats arabes
unis
6%
2.6 million
160 000
13. Qatar
16%
890,000
140 000
Note : La dénomination de “chiites” se réfère aux chiites duodécimains et ne prend pas en
compte le cas des Alaouites, Alévis, Ismaéliens et Zaïdites entre autres. Les pourcentages
mentionnés sont des estimations arrondies vers le haut.
Source: Basé sur une compilation de plusieurs sources universitaires, gouvernementales et
non gouvernementales (ONG) moyen-orientales et autres.
163
LA DONNE CHIITE CONTEMPORAINE
Source : Vali Nasr, When the shiites rise, Foreign Affairs, juillet/août 2006, disponible à l’adresse
Internet : http://www.foreignaffairs.org/20060701faessay85405/vali-nasr/when-the-shiitesrise.html
On notera que cette carte ne traite que du chiisme duodécimain. Les zaydites du Yémen, les
Alaouites de Syrie, ou encore les druzes du Liban ne sont ainsi pas pris en compte par l’auteur
dans la qualification de la donne chiite contemporaine, ce qui reste révélateur de l’importance
qu’il y a de distinguer, d’un point de vue théologique, entre les chiites duodécimains
« orthodoxes » et les autres tendances dérivées de cette branche de l’islam.
164
LES COMMUNAUTES ETHNIQUES ET CONFESSIONNELLES EN IRAK
Source : Vali Nasr, When the shiites rise, Foreign Affairs, juillet/août 2006, disponible à l’adresse
Internet : http://www.foreignaffairs.org/20060701faessay85405/vali-nasr/when-the-shiitesrise.html
165
ANNEXE II
La succession dans l’islam chiite : de
Mahomet au Douzième Imam
166
La partie suivante concerne l’histoire de la succession de Mahomet telle qu’elle est envisagée
d’un point de vue chiite.
Après la mort du prophète Mahomet, certains hommes ont réussi à atteindre un très haut
niveau d'intelligence, de piété, ainsi que de spiritualité, à un tel point qu'ils ont été à même
d’interpréter les révélations du Prophète, de préserver le Message de l'Islam et de guider la
société islamique vers « l'ultime but ».
Ces hommes sont les Imams de la Famille du Prophète, connue aussi sous le nom de « Gens
de la Maison » (ahl-al-bayt). Selon le Coran, ils sont exempts d’erreurs et de péchés, car Dieu
a purifié les proches du Prophète de toute souillure: «Dieu veut seulement éloigner de vous la
souillure et vous purifier totalement, Ô vous les Gens de la Maison» [Coran XXXIII, 33].
Il faut préciser que, par «Famille du Prophète», ne sont désignés que les proches et
descendants directs du Prophète.
Dans la doctrine chiite, ces personnes sont Ali Ibn Abû Tâlib et ses onze descendants qui
assumèrent l’un après l’autre l'imamat. On y ajoute le Prophète Mahomet et sa fille Fatima.
1) Le prophète Mahomet
Mahomet, fils de Abdallâh et de Amina Bint Wahab, est né à La Mecque, le Vendredi 17 rabî'
al-Awal 570 A.J., au lever du soleil, à l'époque du règne de Anushirwân, le Roi de Perse.
Le Prophète Mahomet avait l'habitude de passer beaucoup de son temps paisiblement et seul
dans la grotte Hirâ’, à l'extérieur de la Mecque. C'est là que l'ange Jibrîl (Gabriel) lui rendit
visite et lui apporta la Révélation du Coran.
Le Prophète répandit alors le Message de Son Seigneur parmi le public. Il proclama la parole
d'Allah dans les rues et dans tous les coins et recoins, en disant: «O gens! Dîtes : Il n'y a de
dieu qu'Allah et vous serez sauvés». Au début, quelques personnes seulement ont répondu à
l'appel du Prophète. Parmi elles, il y avait sa femme Khadîja et son cousin, l'Imâm ‘Ali Ibn
Abû Tâlib, puis d'autres les ont suivis.
Les idolâtres intensifièrent leurs persécutions du Prophète et celui-ci fut contraint d'émigrer à
Médine. Cette Émigration (Hijra) marque le début du calendrier islamique qui est compté en
années après la Hijra (ou Hégire: H ; A.H. = Après l'Hégire).
Depuis le temps où le Prophète a reçu l'ordre de proclamer sa mission, jusqu'au moment de sa
mort, le Coran lui fut révélé par parties et en différentes occasions. Il fut achevé en tant que
Livre en l’espace de 23 ans.
2) Fâtima az-Zahrâ’
C’est la fille du prophète Mahomet. Sa mère est Khadîja et son mari est l’imam Ali, le
successeur du Prophète (selon la doctrine chiite); ses fils et petits-fils sont les Imâms .
167
Elle est née le 20 jumâdâ II, quarante cinq ans après la naissance du Prophète . Elle est morte
le Mardi 3 jumâdâ II, en l'an 11 de l'Hégire à l'âge de 18 ans, selon plusieurs Hadiths. Ses
funérailles furent menées par l'Imâm ‘Ali à Médine. Elle donna à Ali cinq enfants, dont
Hassan et Hussein.
3) L’imam Ali
L'Imâm ‘Ali est le fils d'Abû Tâlib. Sa mère est Fatima, fille de Assad. Il est le cousin du
Prophète et l’ascendant de tous les Imâms reconnus dans la doctrine chiite.
Il fut tué la nuit du vendredi dans le sanctuaire du Masjid (mosquée) de Kûfa pendant qu'il
priait. Il reçut un coup d'épée sur le front asséné par ‘Abdul Rahman ibn Muljim, le 19 du
mois de Ramadan. Il mourut trois jours plus tard, à l'âge de 63 ans. Ses funérailles furent
menées par ses fils Hassan et Hussein. Il fut inhumé à Nadjaf, où se trouve actuellement son
tombeau.
4) L’ Imam Hassan
C’est le premier fils d’Ali. Sa mère est Fatima az-Zahrâ’, la fille du Prophète. Il est le petitfils du Prophète et le deuxième de ses califes.
Il est né à Médine le Mardi 15 Ramadan en l'an 3 après l'Hégire. Il mourut empoisonné par
l'une de ses femmes le Jeudi 28 safar en l'an 49 après l'Hégire. Ses funérailles furent
organisées par son frère Hussein. Il fut inhumé à Baqî' à Médine.
5) L’ Imam Hussayn
Né à Médine, le 3 cha’bân en l'an 3 A.H, il fut assassiné le Vendredi 10 muharram de l'an 63
A.H., à Karbala, au cours de la bataille de 'Achouraa. Il fut inhumé à Karbala où son Tombeau
est vénéré de nos jours.
6) L’Imâm Zayn al-’Âbidîn
L'Imam as-Sadjdjad (Ali Ibn Hussein nommé Zayn al-Abidin et As-sadjdjad) était le fils du
troisième Imam et de la princesse Shahrbânu, la fille du Roi d'Iran Yazdgard III. Il était le
seul survivant des fils de l'Imam Hussein, car ses trois frères, Ali Akbar, âgé de vingt cinq
ans, Dja'afar de cinq ans et Ali Asghar (ou Abdallah) qui était un nourrisson furent tués à
Karbala.
L'Imam accompagnait son père dans ce voyage qui se termina fatalement à Karbala. Mais à
cause d'une maladie grave et de son inaptitude à porter les armes, il fut empêché de participer
à la guerre, échappa au martyre et fut envoyé avec les femmes à Damas.
168
Après une période d'emprisonnement, il fut renvoyé à Médine, car Yazid voulait se
réconcilier avec l'opinion publique. Mais une seconde fois, sur ordre du calife omeyyade,
Abdel Malik, il fut enchaîné et envoyé de Médine à Damas, puis renvoyé de nouveau à
Médine.
Après ce dernier retour à Médine, le quatrième Imam se retira complètement de la vie
publique, ferma la porte de sa demeure aux étrangers et passa son temps à méditer. Il fut en
relation avec la seule « élite » des chi’ites, tels Abou Hamzah Themâli, Abou Khâlid Kâbouli
et leurs semblables. Cette élite répandit parmi les chiites les sciences religieuses qu'elle apprit
de l'Imam. De cette manière, le chiisme s'étendit considérablement pendant l'imamat du
cinquième Imam.
Le quatrième Imam mourut (selon certaines traditions chiites) empoisonné par Walid ibn
Abdoul Malik, sur instigation du calife omeyyade Hishâm, en 95 A.H/712, après trente cinq
ans d'imamat.
7) L’ Imam Mohammed al-Bâqir
L'Imam Mohammed Ibn Ali Bâqir (le mot Bâqir signifie celui qui coupe et dissèque les
sciences, un titre que le Prophète lui donna) fils du quatrième Imam, est né en 57/675.
Alors âgé de quatre ans, il était présent à l'événement fondateur de Karbala. Après la mort de
son père, par Ordre divin et décret de ses prédécesseurs, il devint Imam. Il mourut en l'an 114
A.H /732, empoisonné, selon certaines traditions chiites, par Ibrahim Ibn Walid Ibn Abdallah,
le neveu de Hishâm, le calife omeyyade.
La tragédie de Kerbala et l'oppression subie par la famille du Prophète dont le quatrième
Imam était le symbole vivant, attirèrent beaucoup de musulmans vers les Imams. Ces facteurs
permirent au peuple et surtout aux chiites d'aller en grand nombre à Médine rejoindre le
cinquième Imam. Certaines conditions qui n'avaient jamais existé sous ses prédécesseurs se
présentèrent au cinquième Imam pour répandre le dogme chiite.
8) L’ imam djaafar As-Sadeq
L'Imam Dja'afar Ibn Mohammed As-Sadeq, fils du cinquième Imam, est né en 83/702. Il
mourut en martyr en 148/765 selon les traditions chiites, empoisonné par ordre du calife
Abbasside, al Mansûr. Après la mort de son père, il devint Imam par Ordre divin et décret de
ses prédécesseurs. Durant son imamat, le sixième Imam jouit de plus grandes libertés et d'un
climat plus favorable pour la propagation des enseignements religieux.
Ce répit fut la conséquence de révoltes en terre islamique, notamment le soulèvement de
Moswaddah visant à renverser le califat omeyyade, et des guerres sanglantes qui aboutirent
finalement à sa chute. Ces circonstances favorables à l'enseignement chiite étaient aussi le
résultat du terrain que le cinquième Imam avait préparé pendant son imamat de vingt ans par
la propagation des enseignements véritables de l'Islam et des sciences de la famille du
Prophète.
169
L'Imam profita de l’affaiblissement des Omeyyyades pour répandre le dogme chiite tout au
long de son imamat, qui coïncidera également avec le règne abbasside. Mais vers la fin de sa
vie, l'Imam fut soumis à de sévères restrictions de la part du calife Abbasside al Mansûr , qui
ordonna de torturer et d'assassiner beaucoup de descendants du Prophète qui étaient chiites,
surpassant à bien des égards les Omeyyades en cruauté.
9) L’’imam Moussa Al-Kazim
L'Imam Mussa Ibn Dja'afar Al-Kazim, le fils du sixième Imam, est né en 128/744 et fut
empoisonné en prison en 183/799. Il devint Imam après la mort de son père, par ordre divin et
décret de ses prédécesseurs. Le septième Imam était contemporain des califes Abbassides,
Mansûr, Hâdi, Mahdî et Hârun. II vécut à une époque très difficile, en secret, jusqu'à ce que,
finalement, Hârun parte pour le Hadj et fasse arrêter l'Imam à Médine, alors qu'il priait dans la
Mosquée du Prophète.
Il mourut empoisonné à Bagdad dans la prison Sindi Ibn Shâhak, et fut enterré dans le
cimetière des Qorayshites, qui se trouve actuellement dans la ville de Kazimayn en Irak.
10) L’Imâm Ali Ridâ
L'Imam Rida (Ali Ibn Mussa) est le fils du septième Imam et selon certaines sources, est né en
143/765 et mourut en 203/817. Le huitième Imam parvint à l'imamat après la mort de son
père, sur Ordre divin et décret de ses prédécesseurs. La période de son imamat coïncida avec
le califat de Hârun et de ses fils Amin et Ma'mûn. Après la mort de son père, Ma'mûn entra en
conflit avec son frère Amin, conflit qui se termina par des guerres sanglantes et par
l'assassinat d'Amin, à la suite de quoi Ma'mûn devint calife.
Les chiites de cette époque, qui formaient une population importante, continuaient de
considérer les Imams comme des guides religieux auxquels l'obéissance était due. Ils
estimaient que le califat était très éloigné de l'autorité sacrée de leurs Imams, car il ressemblait
à la cour des rois de Perse et des empereurs romains et était dirigé par des gens plus
préoccupés par les mondanités liées au pouvoir que par l’application des principes religieux.
Ma'mûn essaya de trouver une solution aux problèmes de division entre sunnites et chiites qui
n'avaient pu être résolus par ses prédécesseurs abbassides. Pour cela, il choisit le huitième
Imam comme successeur, espérant ainsi surmonter deux difficultés : premièrement, empêcher
les descendants du Prophète de se rebeller contre le gouvernement puisqu'ils en feraient euxmêmes partie, et deuxièmement faire perdre aux gens leur attachement intérieur aux Imams.
Ceci se réaliserait en laissant les Imams s'enfoncer dans les affaires mondaines et la politique
du califat qui avait toujours été considérée par les chiites comme mauvais et impur.
Cet événement eut lieu en 200/814. Mais Ma'mûn réalisa rapidement qu'il avait commis une
erreur, car il y eut une propagation rapide du chiisme, un attachement croissant du peuple à
l'Imam et une audience étonnante de l'Imam au sein du peuple et même de l'armée et des
agents gouvernementaux.
170
Ma'mûn chercha un remède à ses difficultés et fit empoisonner l'Imam. Après sa mort, l'Imam
fut enterré dans la ville de Tûs (Mashhad) en Iran.
11) L’Imâm Muhammad at-taqî al-Jawâd
L'Imam Mohammed Ibn Ali at-Taqi, parfois nommé al-Djawâd ou Ibn al-Rizâ, est le fils du
huitième Imam. I1 est né en 195/809 à Médine et, selon des traditions chi’ites, est mort martyr
en 220/835, empoisonné par sa femme, la fille de Ma'mûn, sur instigation du calife Abbasside
Mu'tasim.
Il fut enterré aux côtés de son grand-père, le septième Imam, à Kâzimayn. Il devint Imam
après la mort de son père, sur Ordre divin et par décret de ses prédécesseurs. Au moment de la
mort de son père, il était à Médine. Ma'mûn l'appela à Bagdad qui était alors la capitale du
califat et lui manifesta beaucoup de bienveillance. Il donna même sa fille en mariage à l'Imam
et le garda à Bagdad.
Certains hadiths chiites analysent cette attitude comme étant synonyme d’une volonté de sa
part d’exercer une étroite surveillance sur l'Imam. L'Imam passa quelques temps à Bagdad et
puis, avec le consentement de Ma'mûn, repartit pour Médine où il resta jusqu'à la mort de
Ma'mûn. Quand Mu'tasim devint calife, il appela l'Imam à Bagdad, et le fit empoisonner par
sa femme.
12) L’ Imam ‘Alî al-Hâdî
L'Imam Ali Ibn Mohammad Naqi (parfois désigné comme Al-Hâdi) est le fils du neuvième
Imam. Il est né en 212/827 à Médine et, selon des traditions chiites, fut empoisonné par
Mu'tazz, le calife abbasside, en 254/868.
Le dixième Imam était contemporain de sept calife Abbassides : Ma'mûn, Mu'tasim, Wâthiq,
Mutawakkil, Muntasir, Musta'in et Mu'tazz. Ce fut sous le règne de Mu'tasim que son père
mourut empoisonné à Bagdad. A ce moment, Ali Ibn Mohammad Naqî se trouvait à Médine.
Il y devint Imam par Ordre divin et par décret des Imams précédents. Il demeura à Médine, y
enseignant les sciences religieuses jusqu'à l'époque de Mutawakkil. Le dixième Imam accepta
avec patience les persécutions du calife Abbasside Mutawakkil jusqu'à la mort de celui-ci, qui
fut remplacé par Muntasir, puis Musta'in et finalement Mu'tazz, dont les intrigues aboutirent à
l'empoisonnement de l'Imam.
13) L’ Imam al-Hassan al-‘Askarî
Le onzième Imam était le fils de l'Imam Ali Al-Naqi. Il s'appelait Hassan. Durant la dernière
partie de sa vie, il a habité dans un lieu appelé 'Askar (armée), dans cette ville de Samarrâ', et
c'est pour cette raison qu'on l'a surnommé l'Imam Al-Hassan Al-'Askari. Il est né à Médine en
171
l'an 232 de l'Hégire, et il a accédé à l'Imamat à l'âge de vingt-deux ans. Son Imamat a duré six
ans. Il est mort en 260 de l'Hégire et a été inhumé à côté du tombeau de son père à Samarrâ',
dans un endroit nommé Al-'Askariyayn, devenu depuis un lieu de ziârah (action de visiter en
vue de rendre hommage au défunt et de prier sur lui) pour les adeptes.
Les Imams de la chi'ah (les partisans de la ligne de l'Imam Ali) disaient souvent que leur
gouvernement serait établi par le Mahdi (le Douzième imam) qui mettrait fin à l'oppression et
à l'injustice. C'est pourquoi, dès que l'appareil califal abbasside s'est aperçu que c'était AlHassan Al-'Askari qui était devenu le onzième Imam après la mort de son prédécesseur, il
redoubla de vigilance, au point que toute personne qui entrait chez l'Imam ou sortait de chez
lui était tenue sous haute surveillance et suivie de très près.
14) L’ Imam Mohammed al-Mahdî
Le Mahdî Promis, qui est habituellement désigné par ses titres de « Imâm al-'Asr » (l'Imâm
« du temps ») et Sâhib az-Zamân (Seigneur du temps), est le fils du onzième Imâm. Il est né à
Samarrah en 256/868. Il est le dernier des Imâms et, selon les chiites, il est la « preuve
d'Allah » sur terre et le dernier des successeurs du Prophète.
Après le martyre de son père il devint Imâm et sur Ordre divin, entra en occultation (ghayba).
Dès lors il n'apparut plus qu'à ses représentants (nâ'ib) et seulement dans des circonstances
exceptionnelles.
172
ANNEXE III
LES PRINCIPAUX MARJA’ ET
OULEMAS CHIITES
CONTEMPORAINS
173
NOM 179
Site Web
S. Ali SISTANI
LIEU DE
NAISSANCE /
LIEU DE
RESIDENCE
PRINCIPAUX
ENSEIGNANTS
Mashhad (Iran) /
Najaf (Irak)
Hussein al-Broujardi
/ Aboul-Qassem alKhoei / Mohsen alHakim / Mahmoud
al-Shahroudi
sistani.org
LIEUX
D’ETUDE
Qom / Najaf
1
C. Hussein Wahid
Mashhad / Qom
2 KHORASSANI
S. Ali KHAMENEI
Mashhad /
Téhéran
leader.ir
3
4
5
Ahmad al-Tabrizi /
Hachem al-Qazwîni /
Mohammad Hadi alMîlâni / Mohsen alHakim / AboulQassem al-Khoei /
Mahmoud alShahroûdi / Hussein
al-Broujardi /
Mortada al-Hâeri /
Rouhollah Khomeiny
C. Mohammad
Taqii Bahjat ALFAWMANI
Fawman (Iran) /
Fawman
Kazem al-Shirazi /
Hussein al-Badkoubi
/ al-Khoei / Broujardi
S. Mohammad Saïd
al-Tabatabai alHAKIM
Najaf / Najaf
Hussein al-Helli /
Mohammad Ali alTabatabai al-Hakim /
Mohsen al-Tabatabai
al-Hakim /
Mohammad Taher alSheikh Radi / AboulQassem al-Khoei
alhakeem.com
C. Bachir ALNAJAFI
Galandhore
(Inde) / Najaf
C. Mohammad alFadel ALLANKARANI
Qom / Qom
6
7
Abdel-Hadi alShirazi / Mohsen alHakim / al-Khoei /
Mahdi al-Ashtiani
Mohammad Kazem
al-Tabrizi /
Mohammad alRouhani / AboulQassem al-Khoei
Broujardi /
Khomeiny /
Tabatabai
ELEVES CONNUS
- C. Mahdi Marwa Rid
- S. Mortada al-Mohri
- S. Habib Hosseyniyan
- S. Mortada al-Isfahani
- S. Ahmad al-Medadi
- C. Baqer al-Irwani
N/C
Qom / Najaf
N/C
Mashhad / Najaf
N/C
Fawman /
Karnala / Najaf
Najaf
- Hussein Faraj alQatifi
- Abdelrazzaq al-Hakim
- Mohammad Baqer alIrwani
- Mohammad Ja’far alHakim
- Abdel-Mon’im alHakim
…
N/C
Lahore (Inde) /
Najaf
N/C
Qom
lankarani.com
179
S. se rapporte à la dénomination de Seyyed, c’est-à-dire que la personne en question est un descendant du
prophète Mahomet ; C. se rapporte à Cheykh, dénomination relative à une fonction religieuse non accompagnée
d’une descendance prophétique.
174
NOM
Site Web
8
S. AbdelKarim alMoussaoui ALARDEBÎLI
LIEU DE
NAISSANCE /
LIEU DE
RESIDENCE
Ardebil / Qom
ardebili.org
9
C. Lotfallah al-Safi
AL-KALBAYKANI
Gozny
(Afghanistan) /
Najaf
1
1
S. Mohammad
Sayyed al-Sadiqi
AL-ROUHANI
Qom / Qom
imamrohani.com
Hamedan (Iran) /
Qom
noorihamedani.com
Shiraz / Qom
makaremshirazi.org
S. Moussa alShbeyri ALZANJANI
1
5
S. Mohammad alHusseini ALSHAHROUDI
Mortada al-Haeri /
Broujardi /
Khomeiny /
Tabatabai / al-Khoei /
Mohammad Kazem
al-Shirazi
Ardebil / Qom /
Najaf
N/C
Qom / Najaf
N/C
Mashhad / Najaf
N/C
Abil-Hassan alAsfahani /
Mohammad Hussein
al-Kampani / AlShirazi / Al-Khoei
Qom / Najaf
N/C
Al-Ahmadi al-Tabrizi
/ Abil-Qassem alKhoei / Hussein alBroujardi / Rouhollah
Khomeiny
Qom
N/C
Shiraz / Qom /
Najaf
N/C
Qom
N/C
Najaf / Qom
N/C
Kazem al-Tabrizi /
Assad Allah alMadani / Ali alFalsafi
C. Mohammad
Ishaq ALFAYYADH
1
4
ELEVES CONNUS
Broujardi /
Mohammad Reza alKalbaykani / Jamal
al-Din al-Kalbaykani
1
0
1 C. Nasser Makarem
AL-SHIRAZI
3
LIEUX
D’ETUDE
Kalbaykan (Iran)
/ Téhéran (?)
saafi.net
1 C. Hussein al-Nouri
AL-HAMEDANI
2
PRINCIPAUX
ENSEIGNANTS
Qom / Qom
Najaf / Qom
Hussein Broujardi /
Mohsen al-Hakim /
Aboul-Qassem alKhoei / Abdel-Hadi
al-Shirazi
Mohammad alMuhaqqeq al-Damad
/ Hussein alBroujardi
Mahmoud alHusseini alShahroudi / Jamal alDîn al-Kalbaykâni
shahroudi.com
175
NOM
Site Web
1
6
1
7
S. Mohammad Ali
al-Alaoui ALJARJÂNI
S. Mahmoud alHashemi ALSHAHROUDI
LIEU DE
NAISSANCE /
LIEU DE
RESIDENCE
Najaf / Qom
Najaf / Téhéran
shahrodi.com/nabza
h.htm
1
8
C. Jaafar ALSOBHANI
Tibriz (Iran) /
Qom
imamsadeq.org
C. Abdallah al1
Jawâdi AL-ÂMALI
9
2
0
C. Hassan Hassan
Zâda AL-ÂMALI
2
1
C. Ali al-Safi ALKAYBAKANI
Amal (Iran) /
Qom
Larijan (Iran) /
Qom
Kalbaykan (Iran)
/ Qom
PRINCIPAUX
ENSEIGNANTS
Hussein al-Broujardi
/ Rouhollah
Khomeiny /
Mohammad alMuhaqqeq al-Damad
/ Mohammad Redha
al-Kalbaykani /
Abbas al-Shahroudi /
Mortada al-Haeri alYazdi / Mohammad
Ali al-Araki
Mohammad Baqer alSadr / Khomeiny /
Khoei
Broujardi /
Khomeiny /
Tabatabai /
Mohammad Hijjat alKawhakmari
Mohammad Taqi
al_Âmali / Mahdi
Ilâhi Qamshâi /
Mohammad Taqî alSha’râni / Broujardi /
Mohaqqeq al-Damam
/ Khomeiny
Abil-Qassem Farcio /
Abdallah al-Ishrâqi /
Mohammad Taqî alÂmali / Mohammad
Hussein al-Tabatabâï
/ Mahdi al-Qâdi alTabatabâï / etc.
Mohammad Hijjat alKawhakmari /
Mohammad alHamadani /
Khomeiny
LIEUX
D’ETUDE
ELEVES CONNUS
Qom
N/C
Najaf / Qom
N/C
Tibriz / Qom
Mustafa Khomeiny /
Ali al-Rabbâni alKalbaykâni / Riad alHakim / Mohammad
Amin Najaf / etc.
Amal / Qom
N/C
Âmal / Téhéran /
Qom
N/C
Qom
N/C
176
NOM
Site Web
2
2
S. Kazem ALHÂERI
LIEU DE
NAISSANCE /
LIEU DE
RESIDENCE
Karbala / Qom
alhaeri.org
2
3
2
4
ELEVES CONNUS
Najaf / Qom
N/C
Najafabad (Iran)
/ Qom
N/C
Ispahan / Qom
N/C
C. Ali Bannah ALISHTIHÂRI
Ishtihâd (Iran) /
Qom
Shihâb al-Dîn alMarja’î al-Najafi
/Mortada al-Hâeri /
Reda al-Kalbaykâni /
Khomeiny /
Broujardi / etc.
Qom
N/C
Yazd / Najaf /
Qom
N/C
Ispahan / Qom /
Najaf
N/C
Qom / Najaf
N/C
Ispahan / Qom
N/C
Qom
N/C
Yazd (Iran) /
Qom
mesbahyazdi.com
2 S. Mowahhad Bâqer
al-Mowahhad AL6
ABTAHI
2 C. Hussein al-Rasti
AL-KÂSHÂNI
7
C. Youssef ALSÂNI’I
Ispahan / ?
Kashan (Iran) /
Qom
Ispahan / Qom
saanei.org
2
9
Mahmoud alShahroudi /
Mohammad Baqer alSadr
LIEUX
D’ETUDE
C. Ibrahim ALAMÎNI
2 C. Mohammad Taqi
Mesbah AL-YAZDI
5
2
8
PRINCIPAUX
ENSEIGNANTS
C. Mohammad alImâmi ALKÂSHÂNÎ
? / Téhéran
Khomeiny /
Mohammad Hussein
Tabatabaï / Al-Ansâri
/ Mohammad Taqi
Bahjat al-Fawmani
Mohammad Hijjat alKawhakmari /
Broujardi /
Khomeiny /
Tabatabâï / etc.
Naraqi / Broujardi /
Tabatabâï / Al-Khoei
/ Hussein al-Yazdi / /
Al-Lankarâni /
Khomeiny / etc.
Abdel-Jawad al-Jabal
al-‘Âmili / Moussa
al-Sadr / Ali alMashkîni / Tabatabâi
/ Broujardi /
Khomeiny
Broujardi /
Khomeiny /
Mohammad Hussein
Tabatabâi
177
NOM
Site Web
LIEU DE
NAISSANCE /
LIEU DE
RESIDENCE
3
0
C. Mortada ALMOQTADÂI
3
1
C. Mohammad
Reda al-Mahdawi
AL-KANNI
3
2
C. Hussein ALMAZÂHERI
3
3
S. ‘Izzeddin alHusseini ALZANJÂNÎ
Zanjân (Iran) /
Mashhad
3
4
S. Sadeq ALSHIRÂZÎ
Karbala / ?
Ispahan /
Téhéran
Téhéran /
Téhéran
Ispahan / Qom
alshirazi.com
3 S. Mohammad Taqi
AL-MUDARRASSI
5
Karbala /
Karbala
PRINCIPAUX
ENSEIGNANTS
Broujardi /
Khomeiny /
Tabatabâi / al-Damad
/ Mohammad Reda
al-Kalbaykâni /
Mohammad Ali alArâki
Shihâb al-Dïn alMar’ishi al-Najafi /
Tabatabâi / Broujardi
/ Khomeiny
Al-Mufîd / Broujardi
/ Khomeiny / AlDamad
Al-Kawhakmari /
Sadr-al-Dîn al-Sadr /
Tabatabâi /
Khomeiny / Shirazi /
Khoei / etc.
Mahdi al-Shirazi /
Mohammad alShirazi / Mohammad
Hadi al-Milani /
Mohammad Reda alAsfahani
?
LIEUX
D’ETUDE
ELEVES CONNUS
Ispahan / Qom
Adel al-‘Alaoui
Téhéran / Qom
N/C
Ispahan / Qom
N/C
Zanjân / Ispahan
/ Qom / Najaf
N/C
Karbala / Qom /
Najaf
N/C
Karbala
N/C
Téhéran / Qom
N/C
almodarresi.com
3
6
S. Mohsen ALKHARRÂZÎ
Téhéran / Qom
Mohammad Hussein
al-Zahed / AlMashkîni / Al-Damad
/ Hassan Farid alAraki / AlKalbaykâni /
Mohammad Ali alArâki /
178
NOM
Site Web
3
7
LIEU DE
NAISSANCE /
LIEU DE
RESIDENCE
S. Mohammad Ali
AL-KARÂMÎ
Qom / Qom
3 S. Hassan al-Tâheri
AL-KHARAM
8
ABÂDÎ
Kharam Abad
(Iran) / Qom
C. Abou Tâleb
3
Tajlîl AL-TABRÎZÎ
9
Tibriz / Qom
4 S. Ali al-Muhaqqes
AL-DAMAD
0
4
1
4
2
Qom / Qom
PRINCIPAUX
ENSEIGNANTS
Mohammad Ali alAraki / AlKalbaykani / Mortada
al-Haeri al-Yazdi /
Al-Damad /
Tabatabâi
Khomeiny /
Broujardi / AlDamad / Al-Yazdi
Broujardi /
Kawhakmari /
Tabatabâi /
Khomeiny
Broujardi / Mortadz
al-Hâeri al-Yazdi /
Khoei / AlKalbaykani / Yihia
al-Mudarressi alYazdi / etc.
LIEUX
D’ETUDE
ELEVES CONNUS
Qom
N/C
Qom
N/C
Tibriz / Qom
N/C
Qom
N/C
Khoei / Abil-Hassan
al-Asfahani / Etc.
Najaf / Qom
Najaf / Qom
Tabatabâi /
Mohammad Hadi alHusseini al-Milani
Karbala /
Mashhad / Qom
N/C
Karbala / Qom
Hassan al-Qazwîni /
Mohsen al-Hakîm /
Khoei / Khomeiny
Karbala / Najaf /
Qom
N/C
Téhéran /
Téhéran
Mashkini / Lankarani
/ Tabatabai / Araki /
Mortada al-Hâeri alYazdi / Etc.
Téhéran /
Mashhad / Najaf
/ Qom
N/C
Najaf / Qom
Lankarani / Mohsen
al-Hakim / Khomeiny
/ Qom / Etc.
Najaf / Qom
N/C
C. Mohammad
Reda AL-JA’FARI
Najaf / Téhéran
S. Ali al-Hussayni
AL-MÎLÂNÎ
N/C
al-milani.com
4
3 C. Mohammad Hâdi
MA’RIFA
4
4
C. Mohammad alRaiy SHIHRI
hadith.net
4
5
C. Mohammad
Mahdi AL-ASSIFI
179
NOM
Site Web
4
6
S. Mustafa alMuhaqqeq ALDAMAD
4 C. Mohammad ALSANAD
7
LIEU DE
NAISSANCE /
LIEU DE
RESIDENCE
Qom / Téhéran
Manama
(Bahreïn) /
Manama
PRINCIPAUX
ENSEIGNANTS
LIEUX
D’ETUDE
ELEVES CONNUS
Mortada alMotahhari / Hachem
al-Amali / Larijani /
Mortada al-Haeri alYazdi
Qom
N/C
Qom
N/C
Tibriz / Najaf /
Qom
N/C
Mohammad alRouhani / Kalbaykani
/ Jawad al-Tabrizi /
Etc.
site.aqaed.com/sanad
4
8
C. Mohammad
Jawâd al-Ghoroui
AL-‘ILIYÂRI
Tibriz / Qom
gharavi-aliari.com
4
9
5
0
S. Alaa-al-Dîn ALGHEREYFI
ghoraifi-alnajaf.com
Bagdad / Najaf
S. Hussein ALSADR
Najaf / Najaf
5
1 C. Mohammad ALKHAQANI
5
2
C. Qorban Ali ALKÂBOLI
mohaqeqkaboli.org
S. Mohammad
5
Baqer AL-SHÎRÂZI
3
Najaf / Najaf
Kaboul
(Afghanistan) /
Kaboul
Chiraz / Chiraz
Khoei / Milani /
Khomeiny /
Kalbaykani
Tabatabai / Damad /
Etc.
Moussa al-Ghereify /
Ismaïl al-Sadr /
Mohsen al-Tabrizi /
Fadhel al-Lankarani /
Mahmoud alHosseiny alShahroudi / Mohsen
al-Hakim / Khoei /
Abdallah al-Shirazi /
Etc.
Ismaïl al-Sadr /
Khoei / Mohammad
Baqer al-Sadr
Khoei / Broujardi /
Baqer al-Zanjani /
Etc.
Qazem al-Tabrizi /
Khoei / Muhsen alHakim / Hussein alHilli / Etc.
Abdallah al-Shirazi /
Mahmoud alShahroudi / Khoei /
Hassan al-Yazdi /
Etc.
Kazemiyah
(Irak) / Najaf
Majid al-Khoei /
Mohammad Hussein alHussein / AbdelHussein al-Kar’aoui /
Kamel al-Qorayshi /
Mohammad Baqer alGhorayfi / Etc.
Kazemiyah /
Najaf
N/C
Najaf
N/C
Kaboul / Najaf
N/C
Najaf
N/C
180
NOM
Site Web
5
4
S. Jaafar Mortada
AL’ÂMILI
LIEU DE
NAISSANCE /
LIEU DE
RESIDENCE
Jabal ‘Amil
(Liban) /
Beyrouth
PRINCIPAUX
ENSEIGNANTS
LIEUX
D’ETUDE
ELEVES CONNUS
Najaf / Qom
N/C
N/C
alhadi.org
5
5
5
6
S. Adel ALALAOUI
Kazimiya (Irak) /
Qom
S. Mohammad
Hussein
FADLALLAH
Najaf / Beyrouth
Mohsen al-Hakim
Najaf / Qom
N/C
Khoei / Mohsen alHakim / Hussein alHelli / Etc.
Najaf / Qom
N/C
bayynat.org
181
ANNEXE IV
SITES INTERNET180
180
Indépendamment des sites qui suivent, les sites des principaux marja’ et oulémas contemporains sont
recensés pour leur part en annexe III.
182
Note : Cette sélection, bien loin d’être exhaustive, recense quelques-un des sites Internet
traitant de la question du chiisme en général.
EN FRANCAIS
Sites et fora francophones de personnes intéressées par les questions relatives au chiisme :
http://www.al-imane.com
http://www.al-rassoul.net
http://www.bostani.com
http://www.albouraq.org
http://noorislam1.free.fr
http://jm.saliege.com/chiisme.htm
http://ma3soumines.free.fr
Une encyclopédie du chiisme déclinée en plusieurs langues, et qui donne lieu à un
ensemble de données et de liens extrêmement riches : http://www.al-shia.com
EN ANGLAIS
Sites et fora spécialisés sur le chiisme :
http://www.shiacode.com
http://www.alshiatalk.com
http://www.basma.us
Site à la mémoire de l’Imam Ali : http://www.imamalinet.net
Site de l’Institut du Dialogue interreligieux : http://www.iid.org.ir/IIDE
Site de la Mission islamique de Ahl-ul-Bayt : http://www.aimislam.com
Site encyclopédique de la Mission islamique de Ahl-ul-Bayt : http://www.al-islam.org
Site consacré à l’exégèse chiite : http://www.islamfrominside.com
Site de prosélytes chiites pakistanais : http://www.momin1.cjb.net
Moteur de recherche sur le chiisme : http://www.shiasearch.net
Site à la mémoire de Moussa Sadr (en arabe) : http://www.imam-moussa.com
183
ANNEXE V
EXTRAITS D’ENTRETIENS
184
LISTE DES ENTRETIENS
IRAN (Du 24 au 29 juin 2006)
A Qom
1 - M. Abouzar Hakim, Professeur à l’université Baqer el-Oloum de Qom
2- Dr. Seyed Sadegh Haghighat, Professeur de Sciences politiques à l’université al-Mufid de Qom
3- Entretien avec Mahmoud Shaféi, religieux réformiste, membre de la hawza de Qom
4- Sayyid Mossawian, religieux réformiste iranien résidant à Qom
5- Mahmoud Fazeli, religieux réputé de la ville de Qom
6 - Un ayatollah très influent de la ville de Qom, qui a cependant requis l’anonymat
A Téhéran
7- Dr. Naghib Zadé, Professeur de Sciences politiques à l’université de Téhéran
8- Cheikh Dawoud Fayrahi, mollah et professeur à l’université de Téhéran
BAHREIN (Du 22 au 26 septembre 2006) 181
Manama
9- Abdel-Nabi al-Ikri, intellectuel bahreïni chiite
10- Cheikh Abdallah al-Ali, membre chiite du Parlement bahreïni
11- Salman Kamâl-al-Dîn, membre du Comité des droits de l’homme de l’association ‘Amal
Grande-Bretagne (15-16 novembre 2006)
Londres
12- Sayyid Jaafar, membre du bureau de Sayyed Mortada Kachmiri qui est l’un des gendres et le
représentant officiel de l’ayatollah Sistani à Londres
13- Ghanem Jawwad, directeur du bureau des droits humains et culturels auprès de la fondation Khoei
de Londres
181
Il est à noter que peu de personnes ont accepté l’enregistrement de leurs propos à Manama, la plupart d’entre
elles tenant tout aussi bien à l’anonymat. De la même manière, religieux comme politiques au Bahreïn ont
tendance à privilégier les développements sur la réalité politique de leur pays, en toute déconnexion d’enjeux
religieux globaux ainsi que de tout ce qui touche aux évolutions politiques irakiennes et iraniennes. Les
impressions globales que nous avons retirées de ce séjour, et qui ont été néanmoins fondées sur l’ensemble des
entretiens que nous avons menés ainsi que sur notre assistance à plusieurs meetings se tenant dans les maatam
(maisons funéraires) et husseyniyat de Manama, sont rapportés pour leur part dans le corps de notre étude.
185
1- Entretien avec M. Abouzar Hakim, Professeur à l’université Baqer el-Oloum de Qom
Ancien opposant à Saddam Hussein, très au fait aujourd’hui des tractations parlementaires
irakiennes. Entretien mené en langue arabe.
- Dans le lot des principales évolutions moyen-orientales contemporaines, un nombre non
négligeable de personnes pointe l’existence d’un « croissant chiite » régional qui aurait l’Iran
pour chef de file. Qu’en pensez-vous ?
- Être réaliste revient à reconnaître l’existence d’une étendue chiite régionale. La guerre d’Irak
de mars 2003 a provoqué un réveil chez les chiites d’Irak, qui ont été les premiers à payer le prix de la
politique de S. Hussein. Cette constatation ne faisait d’ailleurs que confirmer une réalité, que
Khomeiny lui-même avait perçue depuis longtemps, puisqu’il considérait, bien avant la Révolution
islamique, qu’un sursaut des chiites d’Irak pourrait en fin de compte précéder tout éventuel sursaut de
la part de leurs coreligionnaires iraniens. Cela était notamment dû au fait que les chiites étaient très
organisés politiquement.
Dans les faits, les chiites d’Irak se sont inspirés de l’organisation des Frères musulmans en
Egypte. Ainsi, dès la fin des années 1960, la fin du communisme en Irak avait poussé S. Hussein à se
retourner contre ce qu’il percevait comme étant un flux islamique chiite. Ce flux a connu ses
développements les plus importants entre les années 1968 et 1974. C’est durant cette période que les
chiites d’Irak vont opérer une symbiose entre leurs principes et acquis théologiques d’une part, et
l’expérience des sunnites d’autre part. Il n’y avait d’ailleurs pas à cette époque d’influence des chiites
irakiens par les chiites iraniens, bien au contraire : ce sont les chiites iraniens qui cherchaient à tirer
profit des expériences politiques des chiites irakiens.
S. Hussein ayant affaibli les courants communiste [par la répression] et kurde [par la
négociation], il ne lui restait plus qu’à affronter le flux islamique [chiite]. C’est ainsi que l’on assistera
à une série de rafles et d’arrestations, dont celle de al-Hakim. Mais ce ne sera pas une constante,
puisque en 1979, il développera, bien au contraire, ses relations avec les chiites d’Irak afin de les
empêcher de céder à la tentation de se joindre à l’Iran. Cependant, on assistera vite à des répressions,
telle l’opération al-ijhâz, à partir de laquelle S. Hussein essaiera de tuer les [partisans de] Sadr
pourtant pro-Irakiens, de couper tout lien entre l’Irak et l’Iran, et de s’ériger comme le représentant des
sunnites.
- Cette répression vis-à-vis de pro-Irakiens n’est-elle pas paradoxale ?
Il ne faut pas oublier que sunnites et chiites dans la région étaient en faveur de la Révolution
de 1979, comme on pouvait le constater au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Algérie. Cela a d’ailleurs
inquiété les mouvements islamistes sunnites, qui essaieront alors de s’affirmer, mais qui auront plutôt
tendance à faire un pas en avant, deux pas en arrière. L’Iran essayait pour sa part de s’activer en faveur
des chiites, mais il se souciait [du sort] des chiites irakiens par-dessus tout.
- Qu’est-ce qui motivait réellement Saddam Hussein dès lors ?
Saddam a voulu approfondir le différend sunnites-chiites, et il a mis en place à cet effet un
travail organisé, précis et intelligent. Il financera la construction de quartiers pour les journalistes en
Tunisie, en Jordanie, etc. [En retour] les journalistes prendront la défense de S. Hussein. Mais c’est le
soutien des Etats-Unis et de la France qui lui a été d’un grand secours.
Les Etats-Unis craignaient de voir les chiites de la région opérer une sorte de « ballonnement »
[c’est-à dire prendre de l’ampleur, NdR]. La communauté internationale est ainsi restée silencieuse
[devant les crimes de S. Hussein] car ce sont des chiites qui ont été tués.
- Les Etats-Unis avaient-ils une stratégie claire à cet instant ?
186
Selon les Etats-Unis, on voyait la présence, du Pakistan à la Syrie en passant par l’Afghanistan
et l’Irak, d’un « arc de crises ». D’où la nécessité selon eux de le mettre à mal en favorisant la
constitution de « cantons politiques ».
Mais c’est le 11-Septembre qui a été réellement déterminant. Le 11-Septembre, c’est la
Troisième guerre mondiale, car elle a retourné le courant des relations internationales à 180°. C’est un
tournant politique. La connexion entre les Etats-Unis et les terroristes est de toutes façons patente : les
Etats-Unis ont tiré profit de la bêtise de ces formations [sunnites] afin de les encourager à perpétrer les
attentats du 11-Septembre. C’est grâce à cela qu’ils détiennent maintenant les clés des relations
internationales.
- Peut-on pointer la présence d’un sentiment chiite unifié devant la conjoncture régionale
actuelle ?
Les chiites ont des principes, basés sur le Coran et la religion. Les sunnites ont pour grande
lacune de ne pas avoir une motivation [politique découlant d’une] expérience de confrontation avec les
tyrans. D’ailleurs, la plupart des soulèvements [de la région] à travers l’histoire sont partis de Koufa.
Les chiites ont prouvé qu’ils étaient les plus attachés au panarabisme. [Ils ont toujours été
pragmatiques puisque] ils ont préféré l’Empire ottoman à une époque, parce qu’il garantissait le
respect de leurs libertés. Cependant, et malgré les bouleversements [politiques] récents, on constate
que les chiites ne réagissent pas de la même manière : [ce qui s’explique car] les chiites du Liban et
des autres pays n’ont pas subi ce qu’ont subi les chiites irakiens. Les chiites d’Irak sont restés
indépendants. Sistani a refusé de composer avec les Américains jusqu’ici. Saddam était beaucoup plus
injuste que ne le sont les Etats-Unis aujourd’hui. On ne peut néanmoins pas réellement parler d’une
unicité des positions. L’Iran s’est en effet désintéressé des chiites irakiens. Or, les chiites se définissent
dans un cadre national. (…) Il y a cependant un sentiment de « solidarité affective » entre tous les
chiites du monde. Najaf est d’ailleurs l’école la plus influente sur les chiites aujourd’hui. Sans oublier
que les Iraniens sont très « inhibés » (monghaleqoun). Ce que je dis d’ailleurs souvent à mes amis
iraniens, c’est que, si le Coran avait été révélé en Iran, l’islam serait resté en Iran.
- Y aurait-il donc à ce point un clivage entretenant les Arabes d’un côté, et les Persans de
l’autres, indépendamment de la question de l’obédience confessionnelle ?
Il y a des différences doctrinales entre les chiites iraniens et irakiens : [chez ces derniers], pas
de gouvernement islamique avant l’apparition du Hojja. Il n’y a pas non plus de présence chez les
oulémas chiites de théorie quant aux alliances politiques à entreprendre ; et pourtant, ils auraient, s’ils
le voulaient, la capacité de peser politiquement. Il ne faut pas oublier qu’il y a une ouverture politique
chez les chiites d’Irak, de même que les chiites iraniens font de la discrimination entre sunnites et
chiites. Ainsi, il y a des différences fondamentales entre les deux pensées chiites iranienne et irakienne
qui empêchent des unions durables.
- Croyez-vous cependant que l’Irak pourrait connaître une consécration du fédéralisme
politique qui permettrait aux chiites du pays d’émerger en tant que bloc ?
Les Kurdes disent : « nous ne sommes ni chiites, ni sunnites ; nous sommes Kurdes ! ». Mais
concernant l’Irak actuel, il faut noter que les chiites irakiens ne croyaient déjà pas au fédéralisme à la
base. D’ailleurs, ce qui empêche les Kurdes de faire sécession, c’est l’économie et la situation
politique régionale. Les gouvernements régionaux sont opposés à leur « indépendance » ! Alors bien
sûr, les provinces chiites [irakiennes] sont liées entre elles.
Mais les chiites parlent eux-mêmes de fédéralisme pour contrer l’éventualité pour les Kurdes de faire
sécession. Ils cherchent une situation d’équilibre politique, d’où leur discours. Ils essayent d’anticiper
la situation, au cas où les Kurdes venaient à réellement aller plus en avant dans leur projet politique.
Ils sont même nombreux à être convaincus que l’absence d’une telle volonté [affichée] de leur part
pourrait conduire, bien au contraire, à l’émiettement de l’Irak.
187
2 - Entretien avec le Dr. Seyed Sadegh Haghighat, Professeur de Sciences politiques à
l’université al-Mufid de Qom
Entretien réalisé en langue anglaise.
- Certaines personnes craignent l’émergence d’un croissant chiite au Moyen-Orient qui serait
mené par l’Iran. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas d’accord avec cette idée de croissant chiite. Il suffit de voir que les problèmes
des chiites d’Arabie saoudite ont été résolus. Il y a 14 ans, ils avaient des problèmes, mais maintenant,
leurs problèmes sont résolus. Le Cheikh Amri [cheikh saoudien chiite résidant à Médine] était en effet
sous pression gouvernementale, mais plus maintenant. Il a une mosquée à son nom, il a apposé une
photo du roi [saoudien] dans son bureau, etc.
[Par ailleurs], il y a de bonnes relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite, comme le montrent les
relations entretenues entre [le roi] Abdallah et Hashemi Rafsandjani. De même, les Saoudiens viennent
régulièrement en Iran où ils peuvent circuler librement.
En fait, l’idée de « croissant chiite » est basée sur la théorie du complot. Les Etats-Unis avaient besoin
de trouver un ennemi après la fin de la Guerre froide.
Il faut remarquer que le fondamentalisme chiite est plus faible [i.e moins agressif] que le
fondamentalisme sunnite. En Irak, beaucoup de personnes ont été tuées par [des] sunnites. Il n’y a pas
pour autant eu de fatwa chiite appelant à tuer les sunnites. Les chiites d’Irak ne tuent personne.
- Certains leaders irakiens n’ont-ils cependant pas intérêt à consacrer le potentiel des chiites en
Irak ?
Qui dans ce cas ? Hakim et Sistani ont de bons rapports avec les Etats-Unis. On ne sait pas si
Sistani rencontre des Américains, cet aspect des choses n’est pas visible. De même, [Moqtada] Sadr a
tué des gens. Mais le rôle de Sadr est maintenant politique, et non plus militaire. Il y a une animosité
en fait entre sunnites et chiites en Irak ; mais elle a toujours existé, même si elle était beaucoup plus
implicite et contenue à l’époque de S. Hussein.
- Et l’Iran dans tout ça ?
Il ne faut pas oublier que la Hawza est indépendante du gouvernement, mais depuis
Khomeiny, les marja’ pro-gouvernementaux sont libres. Il faut donc différencier le théorique du
pratique. Je vais vous donner des exemples. Tabrizi ne croît pas au velayat-e-faqih. Shahrestani a de
bonnes relations avec tout le monde [et c’est pourquoi il n’est pas en rupture avec le gouvernement
iranien]. Sistani est le plus influent à Qom. Mais il ne faut pas oublier que lors d’une rencontre entre
Mottaqi et Sistani, Mottaqi a proposé à Sistani d’aller en Iran, mais il a refusé. Sistani a dit : « Je suis
ici chez moi, je n’irai pas au Haram [le Haram signifiant Qom] ».
- Pourquoi Sistani persiste-t-il pourtant à ne pas prendre la nationalité irakienne ?
Sistani croit au pluralisme, d’où son attachement à sa nationalité iranienne.
- Qui finance les hawzas aujourd’hui ?
Pour toutes les marja’iyya, c’est le khoms qui amène le plus d’argent. Mais c’est chacun pour soi,
il n’y pas de passerelle sur le plan financier.
188
3 - Entretien avec Mahmoud Shaféi, religieux réformiste, membre de la hawza de Qom
Entretien réalisé en langue arabe.
- Que vous inspirent les discours sur la présence d’un « croissant chiite » au Moyen-Orient ?
Il y a plusieurs « types » de chiites dans chaque pays. La Révolution de 1979 ne s’est pas
étendue aux pays [autres que l’Iran]. Les Etats étrangers [à l’Iran] n’avaient pas de difficultés avec
leurs propres chiites. Il n’y a qu’en Iran que le politique et le religieux sont mêlés. Mais l’un des
obstacles de l’Iran au Liban est que leur « essence » [leur ethnie] est différente.
- Les Chiites de la région ne peuvent donc vraiment pas en venir à s’unir un jour ?
Les chiites d’Asie centrale ont un islam culturel, non politique ; le terme « culturel » est peutêtre même un peu trop fort ; ils vivent l’islam par ses aspects traditionnels [i.e folkloriques]. Sistani
croit pour sa part en l’idée d’un Etat moderne. Et puis n’oubliez pas que la guerre Iran-Irak a été,
jusqu’à un certain point, une guerre interchiite [i.e entre chiites d’Iran et d’Irak]. D’ailleurs, à l’avenir,
la racine d’éventuels conflits [interchiites] pourrait être la religion. Le velayat-e-faqih reste en effet un
concept majeur. Quant au croissant chiite, c’est une propagande inventée par ceux qui détestent les
chiites.
189
4- Entretien avec Sayyid Mossawian, religieux réformiste iranien résidant à Qom
Entretien réalisé en langue anglaise.
- Que pensent les Iraniens des thèses sur l’émergence d’un « croissant chiite » au MoyenOrient ?
En Iran, les gens sont indépendants, ils font allégeance à leur gouvernement.
- N’y-a-t-il pas cependant une mise en concurrence aujourd’hui de Najaf et Qom ?
Qom a été importante bien avant que l’ayatollah Haeri ne l’établisse. Mais il y a effectivement
deux écoles principales : Qom et Najaf. En leur sein, il existe certaines rivalités.
- Y-a-t-il une marja’ iyya plus forte que d’autres à Qom ?
Naturellement (sourire). Mais celle-ci s’applique au niveau de la connaissance. Les personnes les
plus connues pour leurs grandes connaissances [théologiques] sont Montazari, Fazel Ankarani et
Bahjat.
- Sistani est-il plus influent, plus puissant que d’autres Marja’ ?
Non, pour une raison simple : une personne qui a une majorité de fidèles n’est pas forcément la
plus douée de science.
- Les Marja’iyya sont-elles vraiment indépendantes du gouvernement ?
Le gouvernement peut parfois aider des Hawzas [il refuse de dire lesquelles, mais concède
après un long silence] : ça se joue à 50/50.
- Et le « croissant chiite » dans tout ça ?
Le croissant chiite est indépendant du gouvernement iranien.
- Les marja’ de Qom distinguent-ils leurs fidèles arabes de leurs fidèles persans ?
Ils considèrent que toute personne est bienvenue en Iran, mais qu’elle peut se sentir tout à fait libre
de retourner dans son pays d’origine.
190
5- Entretien avec Mahmoud Fazeli, religieux réputé de la ville de Qom.
M. Fazeli a tenu à s’exprimer en persan dans un premier temps, puis en langue arabe.
- Que pensez-vous des déclarations de certains leaders arabes qui parlent de l’émergence d’un
croissant chiite régional ?
Je ne suis pas intéressé par les questions politiques. Mais j’estime que cette idée est de la
propagande développée par des anti-chiites. Ce « croissant chiite » existait bien auparavant. Mais il
faut bien voir que, par exemple, le gouvernement irakien actuel n’est pas basé sur une idéologie,
comme c’est le cas en Iran. La plupart des officiels irakiens sont chiites, certes, mais c’est un
gouvernement séculier. Il n’y a pas de velayat-e-faqih possible en Irak.
- Y-a-t-il une marja’iyya plus importante qu’une autre ?
Le premier critère d’appréciation d’une marja’iyya, ce sont les i’lâmiyât [les compétences
théologiques du marja’]. Pour les Iraniens, personne n’a pu égaler les compétences de l’ayatollah
Bourdjerdi depuis son décès. L’ayatollah Bourdjerdi avait une influence réelle sur les gens, alors que
Khomeiny n’avait qu’une influence politique. De même, en Irak, l’ayatollah Khoei était le plus
influent. Maintenant, l’ayatollah Sistani a la même influence, mais c’est surtout une influence
spirituelle.
- L’ayatollah Sistani est-il la personne dotée de la plus grande influence à Qom ?
Je ne sais pas exactement. Il faudrait des statistiques pour le savoir. Mais les positions politiques
qu’il adopte en Irak sont acceptées par beaucoup de personnes à Qom.
- Quelle est l’importance de la notion de velayat-e-faqih pour les différents oulémas chiites ?
Ce problème a été résolu par certains oulémas. Ils considèrent que la question peut être tranchée
[le jour où elle se présente] par un marja’ au rang de velayat-e-faqih. Dans le cas contraire, on recourt
au « hoq » [décision d’un marja’ ayant valeur moindre que la fatwa, et n’engageant que les fidèles
convaincus]. C’est à un « hoq » que Mirzai Shirazi avait recouru dans l’affaire du Tabac dans les
années 1920.
- Des différends entre marja’ chiites peuvent-ils surgir à l’avenir en raison de la notion de
velayat-e-faqih, ou cette question est-elle devenue secondaire aujourd’hui ?
En théorie, toutes les personnes doivent suivre leur marja’ ; mais elles doivent aussi respecter leur
Constitution, comme c’est le cas en Iran. Donc, s’il y a respect de la Constitution, il n’y a pas de
contradiction. Par exemple, selon la Constitution iranienne, c’est le velayat-e-faqih qui détermine la
politique générale. S’il décide de ne pas négocier avec les Etats-Unis, par exemple, les marja’ ne
devront pas le contredire.
191
6 - Entretien réalisé avec un ayatollah très influent de la ville de Qom, qui a cependant requis
l’anonymat ainsi qu’un nombre limité de questions. Entretien réalisé en langue arabe.
-
Beaucoup parlent de l’émergence d’un « croissant chiite » au Moyen-Orient. Convient-il
en ce sens de donner du crédit à la question de la marja’iyya, que d’aucuns qualifient de
déterminante dans le cadre de cette réflexion ?
Chacun a le droit de choisir son marja’, et c’est pourquoi il y a beaucoup de marja’ qui
reconnaissent le droit pour tout individu de s’en remettre à eux comme à d’autres. Cette pluralité des
marja’iyya est d’ailleurs quelque chose de connu pour tous.
-
La question de la velayat-e-faqih peut-elle pour sa part avoir valeur de pierre
d’achoppement entre différents marja’ ?
C’est une question théologique effective, dont traitent actuellement les oulémas concernés de
manière soutenue et régulière.
-
Aux vues des évolutions régionales, peut-on pointer un risque de fragmentation de l’Irak
qui soit fonction de référents confessionnels ?
La question est effectivement posée aujourd’hui. Mais nous faisons tout ce que nous pouvons pour
trouver des solutions à cette situation, et pour éviter que les événements s’enveniment. Nous y
parviendrons si Dieu le veut.
192
7 - Entretien avec Dr. Naghib Zadé, Professeur de Sciences politiques à l’université de Téhéran.
N. Zadé a été proche du gouvernement iranien, et a notamment été conseiller du président Mohammad
Khatami du temps de sa présidence. Entretien réalisé en langue française.
- Selon vous, l’Irak incarne-t-il aujourd’hui un tremplin pour l’action politique régionale de
l’Iran ?
L’Iran a des liens partout dans la région. Mais l’Iran applique une politique étrangère
iranienne, et non chiite. Par exemple, vous pouvez voir que sur le plan officiel, il y a de bonnes
relations entre l’Iran et la Syrie. Et pourtant, l’Iran n’aime pas l’Etat syrien, et je dis bien l’Etat. Les
Iraniens ont tendance à se méfier des responsables politiques syriens. Mais en fait, les Iraniens sont
très métaphysiques. C’est pourquoi leur politique extérieure répond à des considérations très
complexes.
- L’influence de l’ayatollah Sistani en Irak n’est-elle pas susceptible de pousser l’Iran à la
prendre en compte dans leur stratégie régionale ?
Une chose est claire : pour le gouvernement iranien, il n’est pas question d’avoir des relations
avec les marja’ de Najaf. Mais il n’exclut par contre en rien le développement de liens avec les
groupements chiites politiques. Sistani peut bien évidemment être un danger pour l’Iran à cause de la
question du velayat-e-faqih. De même, il a une grande influence sur les chiites de Qom. Mais les
choses ne tournent pas pour autant autour de cette seule notion. Regardez le président Ahmadinejad : il
a choisi pour marja’ l’ayatollah Mesbah Yazdi, et non Khamenei.
- Les Irakiens chiites arabes sont-ils une contrainte pour la stratégie développée par un Iran
Persan ?
Les marja’ ne sont pas nationalistes. Regardez le ministre des Affaires judiciaires, l’ayatollah
Shahrudi : pendant longtemps, il avait la nationalité irakienne. De même, les Arabes d’Ahvaz sont
chiites. Ahmadinejad encourage d’ailleurs les recherches sur l’histoire de l’Iran, en offrant des bourses
aux chercheurs intéressés par le développement de thématiques mettant en valeur l’héritage perse
indépendamment de son seul trait musulman. Une fois encore, on ne peut pas parler dans le cas de
l’Iran d’une politique régionale chiite. Les cartes sont iraniennes, et politiques.
193
8- Entretien avec le Cheikh Dawoud Fayrahi, mollah et professeur à l’université de Téhéran.
D. Fayrahi tient un site Internet consultable à l’adresse : http://www.feirahi.ir
Entretien réalisé en langue anglaise.
- Selon vous, les thèses sur l’émergence d’un « croissant chiite » au Moyen-Orient sont-elles
fondées ?
Il y a un croissant chiite, mais le rôle de la marja’iyya est plus fort dans certains endroits
d’Iran et d’Irak que dans d’autres. Il y a interpénétration des marja’iyya d’Iran et d’Irak. Pour preuve,
la plupart des oulémas de Najaf sont iraniens, et jusqu’à peu, le rôle le plus important était détenu par
Ansari, Khoei et Sistani.
- Cette interpénétration des deux hawzas est-elle synonyme d’interconnexions ?
Il y a un lien financier entre Najaf et Qom. Sistani envoie beaucoup d’argent à Qom. Il est
représenté par Shahrestani. Sistani est d’ailleurs responsable de l’héritage religieux des Khoei à Qom,
comme dans le cas de l’hôpital al-Kathir ; ça lui permet d’avoir une grande influence à Qom. Mais
toutes les marja’iyya développent nécessairement un networking.
-
Le potentiel financier est-il ce qu’il y a de plus déterminant ?
Il compte pour beaucoup, à cause de ce networking. Les marja’iyya ont quatre sources de
revenus principales : le khoms, les zakawât, les kaffârat et les hibât. Donc, plus elles ont d’adeptes,
plus elles auront de moyens. Mais cet argent est aussi issu du commerce, qui dépend du bayt-el-mal.
-
La conception que se font chacun des marja’ quant à la notion de velayat-e-faqih est-elle
fondamentale pour la détermination de leurs relations l’un vis-à-vis de l’autre ?
Elle est importante. La conception de Sistani de la velayat-e-faqih par exemple concerne
beaucoup de choses, telles que la justice et l’enseignement. Mais il y a plusieurs maktaba [écoles]. La
maktaba de Sheikh Ansari par exemple considère qu’il ne doit pas y avoir de velayat-e-faqih dans le
sens où Khomeiny l’a défini. Sistani, Nai et Khoei, qui sont de ce courant, considèrent que le velayate-faqih doit faire de la politique, mais plus à partir du moment où celle-ci interfère avec l’Etat. L’école
Jawâhiri, dont relèvent par exemple Khomeiny et Montazari, considère par contre que les oulémas
doivent faire de la politique tout en empiétant au besoin sur la sphère étatique. Ces notions sont donc
importantes.
194
9- Entretien avec Abdel-Nabi al-Ikri, intellectuel bahreïni chiite.
Longtemps en exil, A. al-Ikri s’exprime aujourd’hui librement dans les presses
gouvernementales comme celles d’opposition. Ses tribunes ont une audience très importante
au Bahreïn. L’entretien a été réalisé en langue arabe.
- Les chiites du Moyen-Orient, que ce soit au Bahreïn ou ailleurs dans la région, connaissent-ils
selon vous un vent favorable à leurs intérêts aujourd’hui ?
Les chiites ont gagné de l’audience, et de la confiance, ces dernières années. Mais la situation en
Irak s’est embrouillée, où l’on voit que le parti Daawa, par exemple, se voit obliger de composer avec
les USA. Néanmoins, on voit tout aussi bien que la marja’iyya de Najaf a retrouvé son potentiel. De
même, le dialogue national en Arabie saoudite a permis à certains chiites de marquer des points. Il y a
en tous cas nécessité de donner leurs droits aux chiites. Ils sont écartés du pouvoir. Au Koweït
cependant, il faut noter qu’il n’y a pas vraiment de discrimination à leur égard.
- Les chiites seraient-ils dès lors attachés à la consécration de leurs intérêts à travers la
constitution d’un « croissant chiite » au Moyen-Orient ?
Il y a deux erreurs majeures dans ce qu’on dit sur le « croissant chiite ». D’une part, personne ne
peut redessiner la carte régionale ; d’autre part, il n’y a pas de continuité géographique logique pour
les chiites. Il y a donc plutôt une peur de l’Iran en tant que tel. L’Iran a d’ailleurs réussi à prendre parti
des évolutions récentes. Il a une influence grandissante en Irak, ce qui s’explique d’ailleurs très
naturellement. Mais parler d’un « croissant chiite » n’est pas réaliste. Les chiites en Irak ont pendant
longtemps été privés de leurs droits, et ils ne font aujourd’hui que récupérer une partie de ces droits.
- L’Iran ne serait-il pas pour autant tenté de tirer parti des actuelles évolutions en Irak pour
consacrer son potentiel et sa marge d’action politique ?
La montée en puissance de l’Iran est incontestable. Mais c’est l’une des conséquences de la guerre
d’Irak. Et aujourd’hui, les Etats-Unis ont besoin de l’Iran pour gérer la situation qu’ils rencontrent en
Irak et en Afghanistan. Il y a donc un besoin de leur part pour une alliance objective avec l’Iran.
- Comment se répercute cette situation régionale sur la scène politique bahreïnie ? Les
évolutions libano-israéliennes de l’été 2006 n’y ont-elles pas eu des répercussions ?
La scène politique bahreïnie se divise, du côté chiite, entre partis communautaires et partis non
communautaires. Du côté non communautaire, on retrouve les associations ‘Amal, Minbar, et le
Rassemblement démocratique. Côté communautaire, il y a le Wefâq, l’Association du Travail
islamique, et l’Assemblée de la Fraternité. Il faut ajouter à cela des associations prosélytes, telle
l’association de la Taw’ia [qui signifie littéralement Faire prendre conscience] islamique.
Mais s’il y a effectivement aujourd’hui une allégeance à Nasrallah au Bahreïn, elle est surtout
politique. Et elle restera politique. Toute alliance fondée sur des aspects de type religieux et
confessionnel aurait en effet pour conséquence mécanique un court-circuitage de toute alliance fondée
sur des ressorts politiques. Tous les partis bahreïnis d’ailleurs, toutes couleurs confondues, ont rendu
hommage à Nasrallah, sauf deux : l’Asala [sunnite salafiste] et le Minbar [parti progressiste de
gauche].
195
10- Entretien avec le Cheikh Abdallah al-Ali, membre chiite du Parlement bahreïni.
Entretien réalisé en langue arabe.
- De votre point de vue, et aux vues de vos fonctions politiques, que répondriez-vous si vous aviez
à qualifier la situation des chiites du Bahreïn ?
Tout d’abord, il faut rappeler que la présence chiite au Moyen-Orient est historique. Les
chiites y ont des racines profondes, et ils y connaissent une extension géographique. Leur doctrine est
à la jonction du politique et du religieux. Pour le reste, les chiites du Bahreïn s’organisent aujourd’hui
par le biais d’associations politiques connues. Le Parlement est lui même assez divers. On y retrouve
le Bloc démocratique, considéré comme non communautaire ; la formation Asala, composée de
conservateurs ; le Minbar, constitué de Frères musulmans ; les indépendants, qui sont en fait des progouvernement ; et le Bloc islamique, qui a huit membres. En termes de représentants chiites, nous
sommes au nombre de 12, sur un total de 40.
- Que vous inspirent les déclarations de certains leaders arabes sur l’émergence en cours d’un
« croissant chiite » ?
La Révolution islamique en Iran, la constitution d’un gouvernement majoritairement chiite en
Irak, et l’affirmation du Hezbollah au Liban, sont autant d’événements qui ont fait peur aux
gouvernements de la région. Ceux-ci craignent surtout aujourd’hui le renforcement de la sensibilité
politique des chiites. Mais dans le contexte actuel, on ne peut en rien exclure une extension de
l’influence iranienne, qui serait établie en fonction de sa définition ponctuelle d’intérêts précis et
déterminés. Par ailleurs, toute ingérence de la part de l’Iran en Irak ne peut avoir lieu que par le biais
de ses services de renseignement.
Les déclarations de certains leaders de la région relatives à l’émergence d’un « croissant
chiite » ne sont pour leur part qu’une tentative pour provoquer un sursaut des sunnites. Il convient de
remarquer, à titre d’exemple, que la famille Saoud [en Arabie saoudite] se verrait lourdement critiquée
par les sunnites si elle acceptait d’attribuer des droits [citoyens] aux chiites.
196
11- Entretien avec Salman Kamâl-al-Dîn, membre du Comité des droits de l’homme de
l’association ‘Amal.
Irakien vivant au Bahreïn, ancien militaire à l’époque de Saddam Hussein. Entretien réalisé
en langue arabe.
- La question de la marja’iyya semble-t-elle, à vos yeux, déterminante dans le contexte bahreïni,
particulièrement devant ce qui se dit quant à l’hypothétique émergence d’un « croissant chiite »
au Moyen-Orient ?
La marja’iyya est née à Najaf. Sous le régime du Shah d’Iran, on a cependant assisté à une
affirmation de la marja’iyya de Qom, qui a tenté de prendre la place de Najaf, sous l’influence de
personnes telles que l’ayatollah Taleqani par exemple. L’Iran a en fait instrumentalisé la donne à son
profit. Il faut bien reconnaître que le rôle de l’Iran est le plus dangereux concernant cette possibilité de
voir les marja’ être tentés par une déviation. Il faut tout aussi bien reconnaître que la plupart des
marja’iyya de Najaf voit leur influence passer par Qom. L’Ayatollah Sistani aurait transféré entre 2 et
4 milliards de dollars vers l’Iran. Les plus grandes rentrées d’argent des marja’iyya sont le khoms et la
zakat. Mais le « croissant chiite » est un fantasme, ce même si la Hawza de Qom a notamment tenté de
s’affirmer sur la scène régionale. Dans les années 1960, elle avait par exemple envoyé quelques
prédicateurs à plusieurs endroits du Moyen-Orient, dont le Yémen.
- Mais les Bahreïnis sont-ils sensibles aujourd’hui à ces enjeux ?
Il faut constater que, si le mouvement politique des chiites du Bahreïn a commencé au début
du 20 siècle, il a fallu attendre les années 1950 pour qu’une conscience politique chiite commence à
prendre forme. De même, jusqu’aux années 1970, il n’y avait pas d’hommes religieux au sein de la
politique bahreïnie. Aujourd’hui, les Bahreïnis sont blindés et immunisés contre toute tentative
extérieure d’influer sur eux ; mais si la situation régionale continue à s’aggraver de la sorte, on ne
pourra en rien exclure cette potentielle influence de s’affirmer bien plus en avant. L’Iran cherche à
souder Qom en poussant Najaf à revendiquer la protection des chiites. Il y a des intentions iraniennes
explicites passant notamment par des tentatives de fincancement de chaînes satellitaires. Mais plus
concrètement, il faut savoir que la marja’iyya de Najaf a commencé à empiéter sur le rôle de l’Etat en
Iran. Et dans ce contexte, on ne peut que noter que c’est aujourd’hui le triangle Etats-Unis – GrandeBretagne – Iran qui met à mal la situation en Irak.
ème
197
12- Entretien avec Sayyid Jaafar, membre du bureau de Sayyed Mortada Kachmiri qui
est l’un des gendres et le représentant officiel de l’ayatollah Sistani à Londres 182.
Entretien réalisé en langue française.
- On dit souvent que l’ayatollah Sistani est le chef religieux chiite le plus influent aujourd’hui.
Comment cela s’explique-t-il ?
L’influence du Sayyed Sistani est difficile à quantifier. Les différentes influences
intellectuelles de l’islam au Moyen-Orient sont elles-mêmes très variées. On a ainsi eu une première
université influente qui était celle d’al-Qarawayn au Maroc. Puis ont suivi l’université de Zaytouna en
Tunisie, al-Azhar en Egypte, et Najaf en Irak. Mais l’histoire de Najaf a plus de mille ans aujourd’hui.
Sans compter que Najaf n’est pas le seul pôle important du chiisme. Il y a Qom en Iran bien sûr, mais
aussi la hawza de Damas en Syrie par exemple. Cependant, la hawza de Najaf est la plus importante
du Moyen-Orient. Mais de manière générale, les hawzas les plus importantes se retrouvent en Iran, en
Irak et en Syrie. La hawza du Liban est pour sa part beaucoup plus petite.
- L’ayatollah Sistani se distingue-t-il de ses pairs par des points précis ?
Sayyed Sistani dit qu’il faut suivre le marja’ le plus savant. Et d’ailleurs, les hommes religieux
disent eux-mêmes que Sistani est le plus savant. Et cela est important, car un marja’ doit avoir une
risala [littéralement une lettre] qui explique comment prier, faire le hajj [pèlerinage de la Mecque],
etc. Sistani considère que les chrétiens, les juifs et les gens du Livre sont purs. Mais tous les marja’ ne
sont pas comme lui.
- Y-a-t-il des tensions entre Sistani et l’Iran aujourd’hui ? Et celles-ci sont-elles d’ordre politique
ou autre ?
Sistani et l’Iran s’opposent sur l’ensemble des enseignements qu’ils prônent pour chacun
d’entre eux. Un exemple : Sistani est contre le jeu d’échecs, alors que Khomeiny était pour.
Après l’invasion de l’Irak, Sistani a demandé à ses fidèles et aux hommes religieux de ne pas faire de
politique. Il leur a demandé de se consacrer aux besoins des gens. Mais un homme comme Abdelaziz
al-Hakim [chef de l’ASRII], par exemple, fait du politique et du religieux à la fois.
- Combien dénombre-t-on de marja’ aujourd’hui ?
C’est difficile à dire, les marja’ sont très nombreux aujourd’hui. On trouve Ali Sistani, Ishaq
Fayyadh, Bachir Najafi, ou encore Mohammad Saïd al-Hakim pour ne citer que quelques-uns. Mais la
concurrence va s’éclaircir avec le temps pour Sistani, notamment si la situation au Moyen-Orient
perdure. Mais si l’Irak se stabilise, il n’y aura pas de raisons pour cette concurrence de s’affirmer plus.
Il ne faut pas oublier que les Arabes d’Iran préfèrent suivre un marja’ qui soit issu de la hawza de
Najaf ou [qui soit] arabe.
- Que pensez-vous des déclarations de certains dirigeants du Moyen-Orient devant ce qu’ils
qualifient d’émergence d’un « croissant chiite » ?
On n’avait pas besoin de ça. Ce genre de déclarations aident à l’insécurité dans la région. Ces
déclarations ont été faites à un moment où le pays [l’Irak] avait besoin de soutiens. Les chiites sont là
depuis plus de 1400 ans ; on ne peut pas leur demander de s’installer autre part ! Il y a des chiites au
Pakistan, en Inde, en Australie ou encore en Indonésie : on ne parle pourtant pas de croissant chiite
pour eux ! Mais ces leaders veulent que le pouvoir soit constamment aux mains des sunnites. Or, on
voit ce qui se passe dans ces cas : cela conduit à l’extrémisme ! Ces déclarations sont tout simplement
très irresponsables.
182
S. M. Kachmiri était pour sa part en déplacement à l’étranger au moment de la réalisation de cet entretien.
198
13- Entretien avec Ghanem Jawwad, directeur du bureau des droits humains et culturels
auprès de la fondation Khoei de Londres.
Entretien réalisé en langue arabe.
- Comment qualifier les actions de Sistani en Irak : sont-elles politiques ou non ?
La situation de Sistani est particulière. Il y a eu un saut qualitatif intervenu au niveau de la
direction de la marja’iyya ces derniers temps qui explique ses positions actuelles. Il faut savoir que
Sayyed Sistani est l’un des élèves de Khoei, et fait partie de son école, qui croit en premier lieu à la
wilaya privée du velayat-e-faqih, c’est-à-dire la séparation du politique et du religieux. Mais en second
lieu, les conditions qui ont poussé Sayyed Sistani à prendre position ces derniers temps sont
particulières et inédites. Les foules se sont ruées vers lui, ce n’est pas lui qui a fait le premier pas. Il
n’a pas été le demandeur initial. Sayyed Sistani n’acceptera en rien la wilaya politique. Il a tout
simplement procédé à l’énonciation de conseils et orientations. Il ne s’énonce sur des faits politiques
qu’en cas de besoin. Par exemple, quand on lui a demandé s’il fallait se venger des [anciens] baasistes
[irakiens], il a répondu par la négative, et a ainsi donné une nouvelle vie aux baasistes, sans quoi les
gens étaient prêts à les lyncher. Sistani a au contraire prôné la voie judiciaire pour qui avait des griefs
avec eux. De même, il a émis une fatwa interdisant aux hommes religieux d’exercer des fonctions
politiques. Il a aussi contesté le fait pour les membres du Parlement de toucher des salaires, qu’il
trouvait trop élevés et abusifs alors que les citoyens irakiens sont en besoin, mais seuls huit d’entre eux
ont suivi sa fatwa. Sayyed Sistani ne fait que donner des conseils et orientations ; il exerce le rôle de
guide, pas de gouvernant. C’est ainsi qu’il reste conforme à la notion de wilaya partielle, non totale.
Quiconque peut lui poser la question qu’il veut, il donnera une réponse théologique, jamais politique.
Il avait ainsi fait savoir son opposition aux orientations du gouvernement de Jaafari, qui avait été
coupable selon lui d’avoir orienté les gens vers un vote en faveur de l’Alliance irakienne unifiée alors
que cette AIU s’était montrée incompétente lors de la législature précédente. Il faut se demander
d’ailleurs : pourquoi entend-on moins Sistani aujourd’hui qu’auparavant ? Tout simplement parce
qu’il n’est pas satisfait de l’évolution de la situation actuelle, ce qu’ont rapporté d’ailleurs certains de
ses représentants. Le pays le plus corrompu de la planète est l’Irak, et cela ne peut être du goût de
Sistani. Je veux rajouter que Sistani n’a rien inventé, il s’est mêlé à des affaires qui selon lui étaient
importantes. Par exemple, il a fait valoir sa parole sur la question des élections, ou encore de la
Constitution. Pourquoi ? Parce qu’il a une culture politique, et qu’il sait, comme son maître Khoei
d’ailleurs en était conscient, que l’Etat est un fait social. Les gens forment l’Etat, et l’Etat a une
constitution ; or, ce sont des gens qui écrivent cette Constitution ; c’est pourquoi Sayyed Sistani a fait
savoir que les rédacteurs de cette Constitution doivent être délégués par les gens. Il croit en l’Etat,
mais il ne veut pas en être le gouvernant. Au contraire, les gens s’en remettent à lui, l’appellent au
secours, parce qu’ils n’ont pas de popularité, et ils veulent donc se renforcer politiquement par le biais
de la popularité acquise par Sistani. Ainsi, aujourd’hui en Irak, ce ne sont pas les partis qui
déterminent l’avancée de la démocratie ; c’est le marja’ qui a cette fonction.
- Pourquoi Sistani ne s’exprime-t-il pas directement, mais toujours par le biais de
représentants ?
Sayyed Sistani est un homme pieux. Il a des conceptions qui lui sont spécifiques. Il ne veut ainsi
pas laisser l’aspect politique l’emporter sur ses prérogatives religieuses. Il n’aime pas la popularité. Il
ne veut pas être un référent, un guide politique. Il est un chef religieux, qui considère que sa fonction
implique pour lui de guider les gens sur le plan religieux. Il a tout simplement une relation avec Dieu.
Et c’est pourquoi, quand nous lui posons une question d’ordre politique, il nous dit : « ces questions
restent à l’appréciation des politiques, et il vaut mieux nous concentrer sur ce qui relève du quotidien
des gens, de ce qui les intéresse et les concerne ».
-
Où se trouvent les principaux marja’ ?
Les marja’ se trouvent toujours au niveau des hawzas qui sont un environnement favorable à leur
action. Celles-ci consistent en des regroupements humains visant l’étude des sciences religieuses. Les
199
hawzas sont le plus souvent autour des tombeaux des personnalités saintes, car ceux-ci donnent une
impulsion spirituelle et un environnement qui aident les étudiants à bâtir un environnement
scientifique dédié à la religion. C’est pourquoi les hawzas scientifiques réellement productives se
retrouvent autour des tombeaux des personnalités saintes, contrairement à celles éloignées de tels
lieux. Un exemple très clair se trouve au Liban, où l’ensemble des hawzas n’ont pas été à même de
produire autant que la hawza de Damas présente dans le quartier de la sayyida Zaynab. C’est pourquoi
beaucoup de religieux chiites libanais se rendent à leur tour très fréquemment à cette hawza de Damas.
Il n’y a pas de marja’ à Damas, seulement des bureaux et représentants de marja’. Même chose pour
Najaf comparé aux hawzas de Karbala, ou encore pour Qom comparée aux hawzas de Téhéran, et
ainsi de suite. Les tombeaux ont donc leur importance, ils attirent des gens, et les oulémas sont euxmêmes présents en ces endroits parce qu’ils sont en contact direct avec ces gens plus qu’avec le
pouvoir politique, pour des raisons tant économiques que religieuses. Les raisons économiques sont
liées au fait que ces mêmes gens versent l’argent nécessaire pour leurs subsides : le khoms, la zakat,
etc. Les oulémas sont ainsi tous respectés, et ils sont encore mieux vus quand ils descendent du
prophète, cas dans lequel ils portent un turban noir.
- L’Iran en tant qu’Etat pourrait-il en venir à essayer de mettre à mal le système de la
marja’iyya afin de contrer l’action et l’influence de Sistani ?
Sayyed Sistani est en effet le détenteur de la haute marja’iyya en Irak. Mais cela ne signifie
pas pour autant que le gouvernement iranien, ni même aucun autre gouvernement, soit à même de
casser le système de la marja’iyya. Saddam Hussein lui-même, qui était sanguinaire, qui a exécuté
plus de 1400 oulémas, n’a pas réussi à mettre à mal le système de la marja’iyya. Ce système existe, il
ne peut pas changer. C’est un fait chiite. Les Iraniens pourraient éventuellement améliorer le système
de la marja’iyya, et ils ne sont pas les seuls à pouvoir le faire. Mais jamais le mettre à mal. La
marja’iyya est quand même représentée par des gens qui y ont accédé de façon naturelle, et légitime,
et c’est pourquoi pas une seule instance politique ne pourra la contrer. Il suffit de voir, à ce titre
comment les gens en Iran, après l’accès de Khamenei au poste de velayat-e-faqih, se sont partagés
entre partisans de marja’ politiques et partisans de marja’ religieux, ces derniers s’étant cependant
avérés les plus populaires, et de loin.
- Sur un plan plus purement politique, est-il juste de considérer que la Révolution islamique en
Iran de 1979 a permis à Qom, du fait notamment des circonstances qui apparaîtront dans la
région et de la guerre Iran-Irak, de s’affirmer en lieu et place de Najaf ?
Tout à fait. Après la Révolution islamique et la tentative de la part du régime de Saddam
d’étouffer le sursaut chiite, Najaf a été durement frappée. Cela s’est surtout avéré après la révolte
chiite de 1991. Sayyed Khoei s’était vu sommé à plusieurs reprises de quitter Najaf, mais il refusera
catégoriquement, ce que beaucoup de membres de son entourage paieront de leur vie. Il considérait
que quitter Najaf viderait celle-ci de son sens religieux. Aujourd’hui, Najaf est la capitale du chiisme
arabe en particulier, mais, et je le dis franchement, sa production scientifique, culturelle et littéraire est
en-deçà du niveau qu’elle avait connu dans le passé, en raison de l’insécurité, et parce qu’un désordre
politique y règne. Cela est du à l’absence d’une marja’iyya scientifique. Sayyed Khoei avait pour
qualités entre autres d’être un marja’ aussi bien scientifique que religieux. Il a enseigné les principes
du fiqh, c’est-à-dire les bases nécessaires aux personnes prétendant à l’exercice de prérogatives
religieuses, pendant plus de cinquante ans. Sayyed Khoei était un calibre scientifique inégalé pour
l’heure. Un marja’ s’évalue à travers ses livres, ses cours, et ses élèves. Aujourd’hui, à Najaf,
personne ne concentre ces trois critères à la fois. Tous les marja’ aujourd’hui ont été des élèves de
Khoei : Tabrizi, Wahid al-Khorassani, Mohammad Mahdi Shams al-Din, Fadlallah, tous.
- Et donc, maintenant que Sayyed Khoei n’est plus, c’est automatiquement Sistani qui a pris
l’ascendant à niveau régional ?
Le marja’ est une valeur suprême. Sayyed Sistani ne peut ainsi être un marja’ banal, il a de
hautes compétences. Sayyed Khoei avait lui-même demandé un jour que Sayyed Sistani le remplace
200
pour une prière, ce qui est un signe très fort de sa piété. Le problème de Sayyed Sistani, c’est qu’il
craint pour les gens, il ne veut pas les voir souffrir. La situation sécuritaire ne lui permet pas d’aller
mener la prière ou d’enseigner, non pas par peur pour lui-même, mais par peur pour ses élèves. C’est
pourquoi j’ai dit qu’il n’y a pas de science de bon niveau aujourd’hui à Najaf. Il y a bien sûr des
enseignants exilés qui sont revenus depuis peu de Qom afin d’enseigner à Najaf et de lui restituer sa
splendeur scientifique. Mais l’instabilité sécuritaire est une contrainte majeure pour ce faire. Les
représentants religieux, pourtant symboles de piété, en sont mêmes réduits à ne pouvoir se déplacer
sans porter de pistolet, qui est pourtant le signe de la mort et de la violence ! Il faudra maintenant des
dizaines d’années avant de voir Najaf reprendre sa place.
- Y-a-t-il des acteurs, intérieurs comme extérieurs, qui ne souhaitent pas voir Najaf s’affirmer ?
Oui, bien entendu, à l’intérieur comme à l’extérieur. Je vais d’ailleurs vous le dire très
franchement : les Iraniens ne souhaitent pas voir Najaf se relever aux dépens de Qom. Ils veulent que
Najaf leur soit soumise.
- L’Iran cherche-t-il dès lors à instituer un « croissant chiite » régional ? Et si oui, a-t-il pour ce
la possibilité d’établir des liens forts avec certains marja’ et représentants politiques chiites
déterminés ?
Non. Concernant le « croissant chiite », l’Iran agit aujourd’hui pour des motifs politiques.
L’Iran a un agenda politique, et un grand rôle régional. Il cherche à être la plus grande puissance de la
région. C’est pourquoi il est en train de jouer dans certains pays de la région, la Syrie, le Liban, l’Irak,
et même la Palestine, afin de consacrer ses propres intérêts nationaux et stratégiques, et aux vues de
servir son propre agenda avec tout ce que celui-ci contient de perspectives politiques. Parmi ces enjeux
politiques, on retrouve la religion, et plus précisément la hawza. La hawza religieuse iranienne essaie
d’imposer ses points de vue politiques. Mais la masse chiite, et plus précisément la masse chiite arabe
qui se trouve en Iran, est indifférente aux hommes politiques chiites, surtout dans la période actuelle,
où beaucoup de politiciens chiites [en Irak] ont mis à mal l’image de l’homme politique chiite
contemporain en général. On est ainsi aujourd’hui face à un combat politico-religieux, et non
religieux. Il y a donc nécessité de séparer le politique du religieux. Le politique s’appuie toujours sur
le religieux afin de servir ses propres aspirations ; or l’inverse n’est jamais vrai, puisque le religieux se
passe allègrement du politique, il n’en veut même pas. L’Iran veut ainsi établir des alliances
stratégiques pour ses propres intérêts, d’où l’établissement de ce type d’alliances avec les partis
politico-religieux chiites, en Irak, au Liban et en Syrie. Il ne faut pas oublier qu’en Syrie, la classe
politique régnante est alaouite, et les Alaouites sont considérés comme chiites. Ils se considèrent euxmêmes comme chiites. Il y a cependant un autre facteur important : celui des Arabes chiites. Le facteur
arabe chiite est une grande contrainte pour l’Iran. Il y a un clivage inconscient fondamental entre
Arabes et non-Arabes. Ainsi, quand bien même le projet de « croissant chiite » venait à aboutir sur le
plan politique, ce qui reste important, c’est que l’Iran cherche à embarrasser les pays arabes et les
Etats-Unis, en s’opposant à leurs politiques régionales. Il veut que, en tant que grand joueur régional,
son avis soit pris en considération pour tout ce qui relève des questions de sécurité régionales. L’Iran,
à travers les temps, a été en mauvaise posture. Aujourd’hui, à travers l’instrumentalisation de la
question religieuse, il a réussi à se ressaisir et à trouver des alliés. Ce qui est d’ailleurs naturel, comme
dans tout processus politique. Mais l’Iran est plus à même que les Etats-Unis de capitaliser sur les
sentiments religieux afin de se trouver des alliés. Il faut constater par ailleurs qu’il y a interpénétration
des intérêts entre l’Iran et ses voisins arabes, comme c’est le cas pour tout pays. Regardez l’Irak par
exemple : ses six voisins frontaliers y ont chacun des intérêts vitaux. Le Koweït a besoin d’un Irak
stable et sécurisé qui ne cherche pas à l’avaler. L’Iran a besoin d’un Irak stable et sécurisé qui ne lance
pas de guerre à son encontre. La Turquie ne veut pas d’Etat kurde qui lui cause des soucis du fait de la
minorité présente sur son territoire. La Syrie veut que l’Irak revienne à la oumma arabe. L’Arabie
saoudite veut un Irak sunnite, non chiite. Et ainsi de suite. Tous ces Etats ont des intérêts en Irak. Mais
leur point commun, c’est que personne d’entre eux ne veut voir l’Irak être un tremplin pour la menace
de leurs propres intérêts nationaux. Ils ne veulent ainsi pas que l’Irak puisse être utilisé comme point
de départ pour l’expansion du chiisme. Ainsi le « croissant chiite » n’existe pas en tant que
201
dénomination, mais en tant qu’acte politique. Et sa cause, c’est la politique américaine, qui prend
aveuglément en considération les intérêts israéliens. Les Américains ont une réflexion de court terme,
qui nous pousse automatiquement à nous méfier d’eux. Quand ils parlent de fascisme islamique
d’ailleurs, comment veulent-ils que nous les prenions en considération ? D’ailleurs, nous nous sommes
nous-mêmes rendus en Jordanie en 2005, suite aux déclarations du roi Abdallah de Jordanie à propos
du « croissant chiite », il s’est alors rétracté, en rappelant que nous étions tous musulmans, et que
c’était le plus important. Mais ce « croissant chiite » donne l’impression de vouloir tout simplement
nous chasser, en tant que chiites, de la région. Les gouvernants arabes n’auraient d’ailleurs pas du
permettre à l’Iran de profiter de nous ; ils auraient du se rendre en Irak, et non permettre à Saddam de
nous persécuter pendant de longues années.
En tous cas, l’Irak connaît aujourd’hui un conflit de type communautaire, dont nous payons le prix.
-
L’armée du Mahdi, et les Brigades Badr, sont-ils cependant des prolongements de
l’influence iranienne en Irak ?
Il semblerait que l’aide financière, logistique et d’entraînement de l’armée du Mahdi proviennent
de l’Iran. Mais Moqtada Sadr est un jeune, ambitieux, qui veut tout simplement être un acteur
politique important.
-
L’effondrement de la sphère politique est-il pour sa part quasi-automatiquement
significatif d’un renforcement du religieux et de la marja’iyya, comme on l’a vu en Irak ?
Tout à fait. Mais il y a bien des différends qui continuent à entretenir l’animosité des chiites
irakiens entre eux. Par ailleurs, le gouvernement irakien n’a pas coupé ses liens avec les marja’ ; bien
au contraire, il en a grandement besoin. Les politiciens chiites ont bien plus besoin des marja’ que les
marja’ n’ont besoin des politiciens. Si l’autorité politique tombe, c’est l’autorité religieuse qui
interviendra afin d’orienter les gens.
- Mais le gouvernement irakien actuel n’a-t-il pas perdu toute légitimité aux yeux de la majorité
des Irakiens ?
Non. Il a perdu sa compétence, mais pas sa légitimité. La légitimité découle des élections, il ne
faut pas l’oublier.
202
ANNEXE VI
GLOSSAIRE
203
‘Ashoura : Jour de commémoration de la mort de l’Imam Hussein.
Bâtin : Esotérique.
Cheikh : Titre attribué à un homme religieux ne descendant pas de la famille du Prophète.
Chiisme duodécimain : Chiisme fondé sur la reconnaissance des Douze Imams officiels.
Chiisme septicémain : Chiisme qui ne reconnaît que sept imams (soit six imams du chiisme
traditionnel auquel s’ajoute un septième qui ne fait pas partie de cette même lignée
duodécimaine). C’est le cas des druzes par exemple.
Cinq du Manteau : Aussi connus sous le nom de « Pentade sacrée », ce sont les cinq
personnes faisant partie, du point de vue chiite, du noyau musulman sacré originel, soit :
Mahomet, Ali, Fatima, Hassan et Hussein.
Hadîth : Texte non coranique ayant néanmoins valeur d’enseignement et de morale étant
donné qu’il rapporte les faits et dires de Mahomet et de ses proches, entourage et descendants
(on parle aussi de Tradition).
Hawza : Centre d’enseignement des fondements et principes de l’islam chiite.
Imam : Dans le chiisme, ce sont chacune des personnes qui, au départ d’Ali, détiendront
successivement les compétences politiques et religieuses leur permettant de prétendre à la
représentation des intérêts des chiites.
Kaffârât : Sommes d’argent versées par les fidèles chiites à leurs marja’iyya pour expiation
de leurs péchés.
Khoms : Cinquième du revenu, versé par les chiites à leurs marja’. Le khoms constitue le plus
gros des revenus des marja’iyya.
Mahdi : Douzième imam. Le Mahdi est censé être occulté, et non mort, les chiites étant donc
en attente de sa réapparition sur terre en prélude à l’institution du combat final entre Justes
(les chiites) et Injustes.
Marja’ : Guide, ou référent religieux. Les chiites optent pour un marja’ qui leur indique la
voie à suivre en matière religieuse et, le cas échéant, politique, comme dans le cas de
l’ayatollah Khomeiny en Iran.
Marja’iyya : La marja’iyya est une dénomination relative au système entourant l’action d’un
marja’ (lieu, écoles, enseignements, édictions, etc.). C’est l’équivalent de la papauté pour le
Pape.
Occultation (Grande) : Retrait du Douzième imam de la vue des gens, intervenue en 940.
Depuis lors, les chiites attendent que le Mahdi sorte de sa grande Occultation, c’est-à-dire
qu’il apparaisse sur terre afin de signifier le lancement du combat entre Justes (les chiites) et
Injustes.
204
Occultation (Petite) : Première soustraction du Douzième Imam aux yeux de sa
communauté, intervenue en 874, et qui durera jusqu’en 940. Dans l’intervalle, ce sont des
« représentants » du Mahdi (quatre au total) qui prendront le relais de son action jusqu’en 940.
Ouléma : Homme de science, religieux.
Oumma : La communauté des croyants, soit les chiites d’un point de vue chiite.
Quatorze impeccables : Dénomination englobant Mahomet, sa fille Fatima, et les Douze
Imams, réputés tous infaillibles.
Rationalistes (ou usûli) : Adeptes d’une interprétation des fondements du chiisme qui ne s’en
tienne pas forcément au respect à la lettre des orientations et enseignements des Douze
Imams. Les Rationalistes peuvent être assimilés à des progressistes, en ce sens que les textes
religieux peuvent selon eux être réinterprétés pour s’adapter à l’époque contemporaine.
Sayyed : Descendant du prophète Mahomet (contrairement au Cheikh).
Traditionalistes (ou akhbâri) : Contrairement aux Rationalistes, les Traditionalistes
considèrent que les enseignements des Douze Imams doivent être respectés à la lettre.
Vision duelle : Fondement du chiisme qui considère que tout texte, tout acte et tout
événement a deux facettes : l’une apparente et évidente (exotérique, ou zâher) ; l’autre secrète
mais perceptible pour qui se donne la peine de la percevoir (ésotérique, ou bâtin).
Vision dualiste : Conception spécifique au chiisme qui pousse à considérer que le chiisme
partage certains fondements conceptuels avec des communautés religieuses tierces qui
permettent l’établissement de passerelles. Ainsi va-t-il du chiisme et du judaïsme, qui
partagent des visions similaires (mais pas communes) pour ce qui concerne l’interprétation
ésotérique des textes (l’ijtihad dans un cas, la kabbale dans l’autre).
Walâya : Le fait pour un Imam de représenter le Divin sur terre.
Zâhir : L’exotérique, ou le sens apparent des choses.
205

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