Amal Lamnaouer
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Amal Lamnaouer
Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? Conference on « Integrated Security » 29th September-1st October 2006 Amal Lamnaouer Associated Researcher C.E.D.E.J. Cairo, Egypt [email protected] SOMMAIRE Introduction ......................................................................................................... 3 I. De la Haute-Egypte au Sinaï : d’une revanche régionale à une autre ? ...................... 5 A. La Haute-Egypte et le terrorisme fondamentaliste des années soixante-dix aux années quatre-vingt dix ...................................................................................................... 5 B. Le renoncement à la violence des groupes terroristes traditionnels........................... 7 II. Le terrorisme en Egypte dans les années 2000 : le Sinaï, nouveau fief jihadiste....... 9 A. Taba, Nuweiba, Ras el Shatan : simultanéité des attentats : label ou sponsor Al Qaeda ?............................................................................................................................... 9 B. Sharm el Sheikh : les attentats terroristes les plus meurtriers de l’Histoire égyptienne. .......................................................................................................................................... 11 III. Le cercle vicieux de la terreur : le dilemme de l’œuf et de la poule : répression policière/radicalisme exacerbé. ......................................................................................... 13 A. Le Sinaï, terreau fertile pour le développement du terrorisme : attentats de Dahab ... 13 B. Le terrorisme et la loi d’état d’urgence : la remise en cause d’une législation antiterroriste ?................................................................................................................... 15 Conclusion : ....................................................................................................... 17 Introduction En avril 2001, le Ministre de la Défense américain, M. Rumsfeld, demanda le retrait des forces militaires américaines de la Force Multinationale et des Observateurs dans le Sinaï1. Fin janvier 2002, le Pentagone annonce publiquement ses plans pour réduire le nombre de ses hommes passant de 865 à 262. En août 2002, les Etats-Unis, l’Egypte et Israël ont entamé des pourparlers sur la réduction de la participation militaire américaine dans la Force Multinationale de maintien de la paix3, l’administration Bush voulant ramener le nombre de ses soldats à 50. En août 2005, un véhicule de la MFO4 fut la cible d’un attentat dans le Sinaï. Deux Canadiens furent blessés5. Plus récemment, le 26 avril 2006, deux attentats suicides ont eu lieu, deux jours après les explosions à Dahab. Le premier attentat suicide se produisit à onze heures à proximité d’un aéroport de la MFO, à El Gorah non loin de la bande de Gaza. Cette attaque visait un véhicule de la MFO. Une demi-heure plus tard, près de la ville d’El Arish, et à 30 kilomètres d’El Gorah, la seconde attaque toucha un véhicule appartenant aux forces de sécurité près d’un poste de police. Il n’y eut aucune victime en dehors de l’auteur de l’explosion. Depuis les dernières élections présidentielles – septembre 2005 – et législatives – novembre-décembre 2005 –, l’Egypte doit faire face à une situation politique sensible. Des manifestations sont organisées chaque semaine par des groupes politiques de l’opposition tels les Frères musulmans qui demandent au gouvernement de mettre fin à l’état d’urgence en vigueur depuis 1981 et dont la loi donne les pleins pouvoirs à l’Etat. C’est dans ce contexte politique mouvementé que le gouvernement doit faire face à nouveau à une série d'attentats terroristes. Même si le phénomène n'est pas nouveau en Egypte, les récents attentats qui ont eu lieu à Taba (octobre 2004), Sharm el Sheikh (juillet 2005) et à Dahab (avril 2006) marquent une évolution. En effet, techniquement, les forces de sécurité n’ont plus à combattre un groupe dont l’objectif est précis. Mais ils doivent faire face à une nébuleuse terroriste. Géographiquement, le terrorisme ne se manifeste plus en Haute Egypte mais dans le Sinaï, région difficile à contrôler surtout depuis le retrait israélien de la bande de Gaza. De plus, la proximité de l’Arabie Saoudite et par conséquent du Yémen facilite la diffusion de réseaux terroristes internationaux. La question que nous devons nous poser ici est de savoir si la communauté internationale doit continuer à se désintéresser de la région du Sinaï sachant que les forces militaires égyptiennes ne peuvent ni légalement, ni opérationnellement assurer la sécurité de la région. Historiquement, l’Egypte, pays arabe le plus peuplé, est le centre névralgique du radicalisme islamiste sunnite. En effet, il est utile de rappeler que l’Egypte a subi une vague d’attentats terroristes intense particulièrement dans les années soixante-dix et ce en HauteEgypte et au Caire. Cette série noire s’est achevée avec les attentats terroristes de Louxor en 1 Jane Perlez, « Rumsfeld Seeks to Withdraw American Troops From Sinai », in The New York Times, April 19, 2001. 2 Sipress, Alan and Thomas E. Ricks, « Pentagon Seeks Sinai Cuts » in The Washington Post, January 30, 2002. 3 « U.S. Seeks to Reduce Sinai Peace Role », in The Washington Post, August 3rd, 2002. 4 Cette force rassemble des troupes d’onze pays. Elle représente plus de 3 000 soldats et civils. Etablie en 1982, après les accords de Camp David de 1979, sa mission consiste à maintenir la paix entre l’Egypte et Israël. La MFO est divisée deux camps. Le premier est situé au Nord, dans la ville d'Al Gorah, près de la bande de Gaza. Le second, au Sud, au bord de la mer Rouge, dans la station balnéaire de Sharm el Sheikh. 5 ABDEL-AZIM Chérine, « L’épine du Sinaï », in Al Ahram Hebdo, le 30 août 2005. Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? novembre 1997 lors desquels 58 touristes étrangers ont trouvé la mort, et depuis le pays fut plus ou moins épargné par la violence jihadiste6 (Première partie). Le tournant s’effectua en septembre 2003 lorsque la police égyptienne arrêta 23 militants islamistes suspectés d’être liés au réseau Al Qaeda et de préparer des attaques contre les forces américaines en Iraq. Ce groupe était constitué de 19 Egyptiens, d’un Turc, d’un Malaisien, d’un Indonésien et de trois Bangladeshi, tous étudiants à l’Université théologique d’Al Azhar au Caire. Ce coup de filet des services de sécurité marqua le premier pas dans ce qui allait faire évoluer le terrorisme islamiste en Egypte. En effet, après sept années de répit dans les opérations terroristes conduites sur le sol égyptien, la nouvelle campagne jihadiste débuta avec les premiers attentats dans le Sinaï, le 7 octobre 2004, ayant eu pour cible des touristes israéliens et dont le bilan des victimes s’éleva à 34 morts et plus de 150 blessés (Deuxième partie). Dans un contexte politique mouvementé, les autorités égyptiennes ont répondu dès les premiers attentats par la force en vertu des pleins pouvoirs qui leur sont conférées par l’état d’urgence. Mais cette stratégie n’a pas atteint son objectif. La série d’attentats terroristes dans le Sinaï continua à un tel point qu’il est pertinent de se poser la question de savoir si cette répression policière ne nourrit pas le radicalisme. Auquel cas, est-il judicieux de prolonger l’état d’urgence dans un pays où les jeunes n’ont jamais connu autre chose (Troisième partie). ___________________________ 6 Le pays a connu des affrontements violents entre membres des deux confessions religieuses égyptiennes : certains fondamentalistes islamistes se sont à plusieurs reprises attaqués aux communautés coptes dans le Delta ou en Haute Egypte. 4 I. De la Haute-Egypte au Sinaï : d’une revanche régionale à une autre ? Dans les années quatre-vingt dix, certains analystes de l’islamisme radical tentaient d’expliquer le phénomène du terrorisme comme la conséquence d’« une revanche régionale »7. En effet, à l’époque, la grande majorité des assassinats politiques – ou leur tentative – furent commis par des Sudistes ou Sa’idi. Pour prendre un exemple significatif, l’assassin du Président Anour al-Sadate, le Lieutenant Khalid al-Islamboli, était natif de la ville de Minya8. De la même manière, le Sheikh Omar Abdul Rahman est certes originaire de la ville de Tanta mais il a vécu dans le Sud où son radicalisme fut influencé par les expériences d’Assiut et du Fayoum9. Au Caire même, les activités de la Jama’at Islamiyya depuis 1981 ont eu tendance à se concentrer au Sud dans les quartiers de Ain Shams, Imbaba et al-Zawiya Al-Hanna10. A. La Haute-Egypte et le terrorisme fondamentaliste des années soixante-dix aux années quatre-vingt dix L’impact social et économique des politiques publiques des régimes de Nasser, Sadat et Mubarak dans le Sud du pays peut être un facteur explicatif du développement des mouvements islamistes11. En effet, à la différence du Nord, la région du Sa’id n’a été conquise par aucun pouvoir colonial12. Même depuis la Révolution de 1952, le régime n’a jamais pénétré entièrement le Sud. Le gouvernement central a compté sur les notables locaux et sur leur traditionnelle autorité pour assurer l’ordre. De même, en matière de subventions, l’Etat fut relativement absent par rapport au Nord13. La première des conséquences de ce laisser-faire fut la prédominance des us et coutumes locales sur la Loi civile. Au sein des sa’idis, population de la Haute Egypte, des distinctions sociales s’opèrent en fonction du rapport à la religion. En effet, le degré d’attachement aux préceptes de l’Islam fut un critère traditionnellement utilisé par les tribus dominantes pour juger de la supériorité d’un groupe sur un autre. Ainsi, les Achrafs – descendants du Prophète Muhammad – et les Arabes14 voient les Fallahins15 comme acceptant l’Islam seulement sous l’emprise de la crainte d’être réprimandés et traités comme inférieurs. 7 Mamoun FANDY, « Egypt’s Islamic group: Regional revenge? », in The Middle East Journal, autumn 1994, Vol. 48, n°4, p.607 8 C’est le cas également des autres leaders du groupe a l’origine de l’assassinat du Président Sadate : Nagih Ibrahim (Assiut), Assem Abdul Majid (Qena), Karam Zuhdi – l’ « émir du Sud » – et Usama Hafiz, tous les deux originaires de Minya. 9 Affrontements avec les forces de police. 10 A propos du caractère Sa’idi du Conseil consultatif de la Jama’at al Islamiyya, voir A. Chris ECCEL, « Alim and Mujahid in Egypt : Orthodoxy Versus Subculture, or Division of Labor ? », in The Muslim World, Vol. LXXVII, n°3-4, July-October 1988, pp.196-99. 11 Emmanuel SIVAN, « Radical Islam: Medieval Theology and Modern Politics », New Haven, Yale University Press, 1985. 12 Napoléon fut défait à al-Baroud près de Nera et les Anglais n’avaient établi aucun poste en Haute-Egypte. 13 Ainsi, l’investissement étatique dans le développement d’Assiut représentait, dans les années quatre-vingt, 1/17ème du montant national alors que la majorité de cette population tire de l’agriculture sa principale source de revenus. Sans évoquer la vétusté des équipements agricoles. Richard H. ADAMS, « Development and Social Change in Rural Egypt », New York, Syracuse University Press, 1986, pp. 24-25. 14 "Arabes", dont le sens dans le Sud diffère de celui donné dans le Nord et fait référence ici aux membres des tribus dont les ancêtres sont issus de l’Arabie centrale. Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? Après la Révolution de 1952 qui a mis fin à la monarchie, les réformes politiques de Nasser en matière d’agriculture et d’éducation ont permis à de nombreux sa’idis de sortir diplômés des Collèges dans les années soixante-dix. A l’époque cela pouvait conduire à changer les conditions de vie du diplômé et de sa famille. Originaires de la classe prolétaire, ils appartenaient désormais à la classe moyenne. Cette mobilité sociale bénéficia aux Ashrafs et aux Arabes qui renforcèrent par-là leur supériorité tribale par un statut économique et intellectuel valorisé. Par contre, pour les Fellahins, cette mobilité entrait en contradiction avec leur statut inférieur. Mais grâce à l'instruction dont ils bénéficièrent, ils purent lire et interpréter par eux-mêmes le Coran et les Haddiths – faits et gestes du Prophète rapportés par ses compagnons –. Surtout que les Fellahins étaient les seuls à devoir prouver leur islamité16. Face à un tel environnement hostile, les Fellahins aspiraient à réorganiser la structure sociale du Sud et de sa relation avec la périphérie17. Mais, le statu quo politique après 1970 fut source de tension et a conduit à la montée de l’islamisme dans le Sud. Les fils de Fellahins ayant profité de l’éducation libre sous Nasser, se sont retrouvés sans emplois sous Sadate et Mubarak et ont émigré massivement dans les centres urbains, notamment au Caire poussés par le manque de projets de développement et de la pauvreté dans le Sud18. C’est dans ce contexte que le Sud trouva refuge dans l’Islam et le régionalisme Sa’idi. La plupart des membres de la Jama’at al Islamiyya furent des Fellahins aspirant à changer ce discours dominant et à diffuser leur propre interprétation de l’islam pour restructurer les règles gouvernant la société du Sud19. Créée dans les années soixante-dix sur les différents campus de l’Université d’Assiut – Sojah, Qena et Aswan – la Jam’at al Islamiyya combattait les auteurs d’injustices à l’intérieur même de l’Egypte20. Elle fut initialement formée par et en réponse à un contexte régional. Le thème de la pauvreté et de l’injustice dans le Sud fut le leitmotiv des discours du mouvement islamiste21. Le mouvement de la Jama’at al-Islamiyya a pris de l’ampleur grâce notamment au boom économique du pétrole dans la Péninsule arabique qui a entraîné un recrutement massif de main d’œuvre provenant de pays arabes peuplés comme l’Egypte. Les nombreux fellahins qui se sont expatriés sont revenus au pays avec l’intention d’investir leurs économies dans l’achat de terres appartenant à d’anciens propriétaires ayant rejoint les banlieues urbaines pour tirer profit de l’infitah – ouverture économique – de Sadate et ouvrir des bureaux spécialisés dans l’export et l’import. 15 Egyptiens non arabes, descendants des anciens Egyptiens tels les Coptes et les Nubiens. En effet, les Ashrafs sont les descendants du Prophète, les Arabes ont converti l’Egypte à l’Islam et leurs descendants actuels ont les moyens financiers pour accomplir le Haj – pèlerinage onéreux – tout en construisant des mosquées. Pour leur part, les Fellahins dont les moyens financiers restaient limités, fréquentaient les mosquées et prêchaient dans les « diwans » locaux. 17 La tradition du gouvernement en matière de contrôle de la Haute-Egypte a largement dépendu du rôle d’intermédiaire joué par les kibar al-a’yân, autrement dit des notables locaux fortunés nommés par les universitaires : « classe moyenne rurale » ou « second stratum ». Leonard BINDER, « In a Moment of Enthusiasm: Political Power and the Second Stratum », Chicago, University of Chicago Press, 1978. 18 Deborah PUGH, « Upper Egypt », in The Christian Science Monitor, May 4th, 1994, pp. 12-13. 19 Diaa’ RASHWAN, « Al-Sa’eed: Tajribba Shakhsiyya » (The South: A personnal account), in Al Majalla, n°694, June 5-10th, 1993, p.38. 20 A la différence de l’ennemi originel des Frères musulmans incarné par le colonisateur occidental. 21 Stanley REED, « The Battle for Egypt », in Foreign Affairs, n°4, Sept-Oct. 1993, p. 102. 16 6 Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? Ces Fellahins soudains enrichis ont permis la construction de nombreuses mosquées portant le nom du bienfaiteur jusqu’à lors inconnu. Leur argent finança également de nombreux services sociaux telles que les cliniques communautaires. Ces nouveaux-riches s’improvisèrent recruteurs de nouvelle main d’œuvre pour les pays du Golfe – un sponsor étant nécessaire pour l’obtention d’un visa de travail en Arabie Saoudite et au Koweït –. Ce rôle d’intermédiaire leur octroya un certain pouvoir et leur permettait de prendre en considération des critères personnels tels que la fréquentation assidue de la mosquée par le candidat. Aussi rejoindre les rangs de la Jama’at al-Islamiyya ne signifiait pas forcément adhérer à l’idéologie du groupe mais représentait surtout l’accès à l’argent aisément gagné. La Jama’at al-Islamiyya ainsi que le groupe Al Jihad22 ont été les deux mouvements terroristes importants que l’Egypte a connu. Ils ont développé un projet politique et religieux distinct basé sur la jurisprudence islamique, les interprétations et les déclarations de théologiens influents tels que Ibn Taymiyya, Sayed Qutb, Omar Abdel Rahman qui percevait le régime au pouvoir comme étant infidèle et devant être de ce fait renversé. Ainsi, contrairement à la Jama’at al-Muslimeen appelée aussi Al Takfir wa al-Hijra, la Jama’at alIslamiyya et Al Jihad n’ont pas considéré la société comme étant infidèle. Selon l’œuvre islamiste célèbre de Muhammad Abd al-Salam Faraj : Al Farida al Ghaaba – « le devoir occulté » – les Musulmans doivent pratiquer le jihad – la guerre sainte – un devoir qu’ils ont négligé pendant de trop nombreuses années. Aussi, les leaders de Al Jihad, ont-ils appelé à combattre les dirigeants politiques qui n’appliquaient pas la loi divine. La Jama’at al-Islamiyya, de son côté, adopta une Charte intitulée « La Charte de l’Action Islamique ». Mais le groupe fut moins rigide que Al Jihad, et attira par conséquent un grand nombre de militants tout en gagnant en influence dans la région de la Haute-Egypte. Les deux groupes ont réussi à recruter des milliers de membres qui aspiraient à la création d’un vaste Etat islamique, à la libération de la Palestine et à la destruction des régimes impies par une révolution ou une opération militaire. Dans ce but, ils ont mené une guerre sanglante contre le régime égyptien dont le point culminant fut l’assassinat du Président Anwar al Sadat. Cette lutte entre les forces de l’Etat et les deux groupes se poursuivit dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix. B. Le renoncement à la violence des groupes terroristes traditionnels Le comportement violent de la Jama’at a été expliqué par la dynamique de l’hégémonie culturelle cairote ou « violence culturelle »23. Aussi les attentats perpétrés contre les touristes sur les sites de Louxor ne doivent-ils pas être analysés comme étant un geste islamiste qui voudrait détruire toute trace d’un passé antéislamique mais plutôt comme la volonté de nuire aux revenus du tourisme et par là même porter atteinte à l’Etat. 22 Pour plus de précisions à propos du mouvement Al Jihad, lire Nemat GUENENA, « The Jihad, an Islamic alternative in Egypt », Cairo, AUC Press, 1986, 115 p. 23 Johan GALTUNG, « Cultural Violence », in Journal of Peace Research, 27, n°3, 1990, pp. 291-305. 7 Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? Ayant subi la répression policière sévère suite aux attentats de Louxor, les leaders de la Jama’at al-Islamiyya ont annoncé publiquement renoncer à la violence. Aussi, certains de ces repentants furent-ils libérés de prison24. Néanmoins, la disparition d’organisations de grande échelle, même les plus violentes, crée naturellement un vacuum devant être impérativement comblé par des forces sociales et politiques capables de récupérer et de guider les ex-militants et membres des groupes jihadistes. Au lieu de cela, si l’Etat maintient la pression sécuritaire, cela conduit inévitablement à l’émergence de nouveaux groupes terroristes, différents dans la forme et dans le fond de ceux qu’il a pu connaître. Ainsi, en Egypte, depuis le 11 septembre 2001, aucun changement structurel n’est apparu pour faire face aux défis de la globalisation de l’Islam radical. Aussi pendant que les terroristes forment des cellules dormantes et utilisent l’Internet comme outil de communication, les mesures de sécurité en Egypte restent-elles inchangées. Les responsables politiques pensaient qu’Al Qaeda n’avait pas d’intérêt en Egypte et que les groupes locaux ne représentaient plus une menace. Mais avec l’occupation américaine de l’Irak et le retrait israélien de la Bande de Gaza, la donne évolue. En effet, les groupes radicaux y voient de nouvelles opportunités pour l’organisation d’opérations terroristes, de recrutements et d’entraînement. Depuis la Révolution de 1952, l’Islam radical est considéré comme relevant du domaine de la sécurité plutôt que de dimensions sociales, économiques, religieuses et éducationnelles alors que les attentats suicides deviennent la méthode de choix. Quels effets des politiques sécuritaires sévères peuvent-elles avoir face à des kamikazes ? _________________________ 24 De leur côté, des dissidents de Al Jihad, guidés par Ayman al-Zawahiri ont rejoint les rangs d’al-Qaeda en 1998 pour annoncer la naissance du Front Islamique Mondial pour combattre « les Juifs et les Croisés » dont les activités terroristes se déroulaient à l’étranger. Gilles KEPEL, « Jihad, Expansion et déclin de l’islamisme », Gallimard, Paris, octobre 2001, 720 p. 8 II. Le terrorisme en Egypte dans les années 2000 : le Sinaï, nouveau fief jihadiste. La station balnéaire de Taba, sur le golfe d’Aqaba, est la dernière partie du Sinaï rendue par Israël à l’Egypte en vertu de leur accord de paix de 197925. Cette station balnéaire, sur fond de montagnes du Sinaï, offre une vue sur Israël, la Jordanie et l’Arabie Saoudite. Les Israéliens avaient l’habitude de traverser le poste frontière d’Eilat qui les séparent de Taba pour profiter de la station balnéaire dont le rapport qualité-prix est plus intéressant que celui de sa voisine israélienne26. Les touristes juifs se sentaient en sécurité malgré le nombre limité des effectifs de police égyptienne conformément au traité de paix israélo-égyptien qui fait de la péninsule du Sinaï, une zone démilitarisée. Ainsi, le Sinaï et notamment sa côte orientale est, certes une région touristique qui alimente en devises fortes les caisses de l’Etat égyptien, mais l’absence de forces de police en a aussi fait le théâtre de toutes sortes de trafics clandestins. Des fusils d’assaut de fabrication russe et américaine, des explosifs achetés dans la Corne de l’Afrique, au Soudan, en Arabie Saoudite, y transitent avant d’être acheminés par des tunnels creusés sous la frontière entre l’Egypte et Gaza jusque dans les mains des combattants palestiniens. Les bédouins trafiquants de hashish et des prostitués originaires de l’ex-URSS traversent également la frontière sans trop de difficulté. A. Taba, Nuweiba, Ras el Shatan : simultanéité des attentats : label ou sponsor Al Qaeda ? Les attentats du 7 octobre 2004 qui ont fait 34 morts – dont onze Israéliens – et 159 blessés, ont été les premiers d’une longue série commis dans le Sinaï Les trois attaques sont intervenues à vingt-cinq minutes d’intervalle. Simultanéité qui n’est pas sans rappeler fortement le mode d’action d’Al Qaeda devenu notoire depuis les attentats du 11 septembre 2001. La terreur fut semée à une date symbolique : en effet, le 6 octobre est la fête des Forces Armées et une journée nationale fériée marquant la victoire remportée sur Israël en 1973. Vers 22 heures, un véhicule piégé explosa devant l’hôtel Hilton de Taba faisant s’écrouler les dix étages du bâtiment. A 22 heures 30, deux autres explosions – l’une à Ard el Amr et l’autre à Ras el Shitan – se produisirent à Nuweiba. Ces attentats ont commis le plus de blessés dans l’histoire du terrorisme en Egypte. Les autorités égyptiennes acceptèrent l’intervention des services sanitaires israéliens mais refusèrent toute coopération policière notamment en matière d’échanges de renseignements. Il faut noter que ces incidents ne sont pas liés aux attentats qui se sont produits dans la capitale égyptienne. En effet, le 7 avril 2005, une bombe explosa près du bazar de Khan el Khalili, tuant 3 touristes et blessant 18 passants27. Le 30 avril, un suspect poursuivi par les forces de police s’est jeté du pont et fit exploser dans le même geste une bombe au-dessus de la place Abd al-Momein Riyad, blessant 3 Egyptiens, un couple israélien, un Suédois et une Italienne. Peu de temps après cet incident, la sœur du suspect et sa fiancé, une vingtaine 25 Taba, dont la superficie ne dépasse pas un kilomètre carré, fut restituée à l’Egypte en 1988, après un verdict en sa faveur rendu par un comité d’arbitrage international. 26 Taba attire chaque année des milliers de touristes israéliens qui y trouvent notamment des casinos, interdits en Israël. 27 « Un attentat au Caire a causé la mort de trois personnes, dont une Française », in Le Monde du 7 avril 2005. Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? d’années, ont ouvert le feu sur un bus touristique dans le quartier de Saida Aicha28. Ces attentats sont des actes isolés, perpétrés par les membres d’une même famille, avec des moyens artisanaux, indiquant le degré d’amateurisme de ses auteurs29. Les motivations de ces auteurs tiennent à l’environnement politique, économique et social du pays basé sur l’oppression et la répression. Ce sont des actes isolés, les investigations n’ayant démontré aucune connexion avec un groupe jihadiste. Le jeune motard à l’origine de l’explosion à Khan el Khalili, étudiant en école d’ingénieur, aurait semble-t-il trouvé sur Internet, les moyens de réaliser cet attentat. Cette opération d’amateur soulève la question du terrorisme isolé : un individu ayant un minimum d’informations peut commettre un attentat. D’une autre manière, ce qui se passe actuellement dans le Sinaï doit éveiller l’attention des analystes du terrorisme. En effet, dans les semaines qui ont suivi les attentats à Taba, Nuweiba et Ras al Shatan, un des leaders du mouvement « Al-Qaeda fi Jazirat al-Arabiyya » (Al Qaeda dans la Péninsule Arabique), Abu al-Abbas al-A’edhi, diffusa en ligne un document intitulé : « From Riyadh/East to Sinaï », proclamant un nouveau jihad en Egypte parallèlement aux attaques perpétrées en Arabie Saoudite. Deux groupes ont revendiqué les attentats du Sinaï : les Brigades d’Abdullah Azzam30 et les Mujahideen d’Egypte. Aucune de ces revendications n’a pu être confirmée et n’ont pas été prises au sérieux. Les responsables de la sécurité ont penché plutôt pour l’implication d’un groupe palestinien – à cause des affrontements israélo-palestiniens ayant précédé ces attentats – ou pour un acte d’Al Qaeda du fait du nombre important de touristes israéliens et de la nationalité américaine du propriétaire de l’hôtel. La motivation des terroristes aurait été de conduire l’Egypte à entrer en conflit avec Israël. Le 25 octobre 2004, le ministère de l'Intérieur égyptien annonça l'arrestation de cinq des neuf auteurs31 présumés de ces attaques perpétrées, selon l'Egypte, en riposte aux opérations israéliennes dans la bande de Gaza. Les cinq hommes arrêtés sont tous de nationalité égyptienne32. Les investigations policières après les attentats de Taba ont donné lieu à une répression massive : 3 000 citoyens de la région d’Al Arish – dans le Nord du Sinaï – ont été arrêtés, interrogés, torturés malgré les dénonciations des ONG en matière de protection des droits de l’Homme. 28 François BOSTNAVARON, « Nouvelles inquiétudes pour la florissante industrie touristique » in Le Monde du 3 mai 2005. 29 La nouveauté introduite par ces attentats fut l’implication de femmes dans des attentats suicides. Un aspect devant remettre en cause les a priori dans l’étude du terrorisme en Egypte : le profil-type du kamikaze ne doit pas être réduit à celui d’un jeune homme, désespéré, non-éduqué. Dans le cas de ces attentats, il s’agissait d’une organisation familiale soutenue financièrement par un parent au Qatar. Voir Ahmed Ibrahim MAHMOUD, « Tafajirat Sina wa tahulat dhahira al rhab fi misr », in Karassat Astratijiya, Center for Political and Strategic Studies, n°167, septembre 2006. 30 Abdullah Azzam était un islamiste palestinien considéré comme étant l’organisateur originel des volontaires étrangers musulmans venus combattre l’invasion soviétique en Afghanistan où il fut tué en 1989. Son fils déclara au quotidien saoudien « al-Riyadh » que le groupe qui porte son mon n’a rien à voir avec son père. www.alriyadh.com 31 Sur les quatre restants, deux sont morts dans les explosions et deux seraient en fuite. 32 « Arrestation de cinq des auteurs présumés des attentats du Sinaï », in Le Monde du 26 octobre 2004. 10 Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? B. Sharm el Sheikh : les attentats terroristes les plus meurtriers de l’Histoire égyptienne. Le 23 juillet 2005, deux voitures et un attaché-case piégés ont explosé près d’hôtels et de magasins à Sharm el Sheikh, tuant 88 personnes et en blessant plus de 20033. Ces attentats terroristes sont les plus meurtriers de l’Histoire du pays. La date de la tragédie coïncida avec la commémoration de la Révolution menée par Nasser et les Officiers libres en 1952. La station balnéaire de Sharm el Sheikh est le lieu de rencontre des conférences pour la paix au Proche-Orient. Certains y voient un symbole du pouvoir égyptien34. Les victimes furent en majorité, égyptiennes. L’empreinte de ces attentats ne sont pas sans rappeler ceux de Taba. Les autorités ont pensé à des auteurs vivant dans la région du fait des contrôles de police stricts qui étaient mis en place depuis octobre 2004. De nouveau, les Brigades d’Abdullah Azzam ont revendiqué ces attaques suivis plus tard de deux autres groupes : les « Jihadistes d’Egyptes » et « Al Tawhid wa al Jihad »35. La police égyptienne a passé les semaines qui ont suivi les attentats à Sharm el Sheikh, le 23 juillet 2005, à rechercher les suspects impliqués. Le 28 septembre, Moussa Salam Badran fut tué par les forces de police dans les montagnes du Sinaï à environ 60 km au Sud de El Arish, considérée comme le fief de plusieurs suspects36. L’offensive préparée par la police à l’encontre des bédouins a conduit à des confrontations armées entre les deux parties. Malgré l’annonce faite par le Ministre de l’Intérieur Habib al-Adli d’une réussite dans l’anéantissement du groupe responsable des attentats dans le Sinaï37 – Taba et Sharm el Sheikh –, un paquet d’explosif placé au bord d’une route, blessa deux Canadiens dans leurs missions de maintien de la paix, dans le Nord du Sinaï, en août 200538. Ce nouvel événement a conduit à un nouveau déploiement des forces de police usant de la force sans limite, dans le Sud de la ville d’Al-Arish. Dans le cadre des investigations menées par la police, le 25 juillet 2005, à 60 kilomètres de la montagne d’Al Halal, deux mines posées par des terroristes explosèrent au passage d’un véhicule blindé de la police. Un général et un colonel furent tués et 13 policiers blessés39. On est ici dans un contexte post 11 septembre, avec si ce n’est l’implication directe du réseau Al Qaeda, au moins une "labélisation" de ses méthodes terroristes avec l’organisation simultanée d’attentats suicides visant à tuer le maximum de personnes tout en focalisant 33 Trois attentats simultanés : une voiture piégée explosa à 1 heure 15 dans le vieux Sharm el Sheikh, , suivi d’une voiture bélier – venant de la route de l’aéroport avec une grande charge d’explosif – qui explosa également dans l’entrée de l’hôtel Ghazala, à Naema Bay puis d’un sac piégé qui lui explosa dans un parking. 34 Cécile HENNION, « A Charm el-Cheikh, les terroristes ont ciblé un symbole du pouvoir », in Le Monde, du 26 juillet 2005. 35 Dans la déclaration faite par le groupe Al Tawhid wa al Jihad, il est signalé que « ces attentats sont la poursuite de la guerre pour chasser les Juifs et les Chrétiens de la terre d’islam. La guerre débuta par l’attaque de l’axe du démon sioniste et l’immoralité dans le Sinaï, lieu dans lequel Moise parla à Dieu. ». Cette revendication parut sur Internet le 26 juillet 2005. Elle ne fut pas prise au sérieux car ce groupe était inconnu des services de sécurité. 36 www.alwafd.org et Voir Ahmed Ibrahim MAHMOUD, « Les explosions du Sinaï et les transformations du phénomène terroriste en Egypte » (en arabe), in Karassat Astratijiya, Center for Political and Strategic Studies, n°167, septembre 2006. 37 Le ministère de l'Intérieur a annoncé, le 1er août 2005, avoir tué Mohammed Saleh Felifel, un Bédouin de la tribu de Sarkawa, âgé de 24 ans recherché depuis plusieurs mois pour sa responsabilité supposée dans l'attentat commis le 7 octobre 2004 à Ras el Shatan. Cécile HENNION, « L’Egypte annonce avoir tué le suspect numéro un des attentats de Charm el-Cheikh », in Le Monde du 03 août 2005. 38 « Des militaires canadiens légèrement blessés par un dispositif explosif disposé en bordure d’une route près d’Al Gorah (Egypte) », Communiqué, Défense Nationale, le 15 août 2005, in www.forces.gc.ca 39 ABDEL-AZIM Chérine, « L’épine du Sinaï », in Al Ahram Hebdo, le 30 août 2005. 11 Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? l’attention médiatique. Mais dans le cas du Sinaï, différents éléments soutiennent l’hypothèse que ces attentats ont été commis par des Egyptiens. En effet, les matériaux utilisés ne sont pas très sophistiqués, l’entrée et la sortie des stations balnéaires font l’objet de contrôles de police systématiques, la topographie de la région nécessite une connaissance approfondie du terrain pour pouvoir s’y déplacer, les dates auxquelles ont eu lieu ces attentats coïncident avec des anniversaires d’événements de l’histoire du pays et du Sinaï ce qui laisse penser à un agenda égyptien de la terreur. Le groupe Jama’at al Islamiyya s’est dès le début des activités d’Al Qaeda démarqué de ses activités terroristes. En effet, avec la publication d’un pamphlet significatif intitulé : « The Strategy and Bombings of Al-Qaeda : Errors and Perils » dont les différentes parties furent publiées en janvier 2004 dans le quotidien arabe : al-Sharq al-Awsat. Les groupes islamistes égyptiens ont rapidement dénoncé les attentats d’octobre 2004, marque du rapprochement initié ces dernières années, entre le gouvernement et ces mêmes groupes. Dans le même sens, plusieurs détenus appartenant à la Jama’at al Islamiyya, ont invité publiquement leurs sympathisants à renoncer à la violence. Cette déclaration a signalé la fin de la longue guerre que le gouvernement et l’Islam radical menait depuis plusieurs décennies. Aussi, au lendemain des attentats d’octobre 2004, la Jama’at al-Islamiyya a-t-elle qualifié ces actes d’opération aléatoire, discriminante, au mauvais moment et au mauvais endroit. Selon le groupe, même si ses auteurs voulaient se venger des politiques intransigeantes du Premier ministre israélien, leurs actes n’ont aucun sens politique ni même de justification religieuse40. De la même manière, en mars 2006, les membres du groupe Al Jihad se repentissent de leurs actes terroristes tout en s’opposant à la formation d’organisations secrètes et en garantissant la dissolution des groupes jihadistes existants. _________________________ 40 AFP, le 11 octobre 2004. 12 III. Le cercle vicieux de la terreur : le dilemme de l’œuf et de la poule : répression policière/radicalisme exacerbé. Dans la tentative d’analyse des attentats commis dans le Sinaï, il est fait état de l’action répressive des forces de police. En effet, les rafles organisées depuis les attentats de Taba, Nuweiba et Ras el Shatan, la population bédouine souffre de pressions physiques et morales de la part des autorités41. La police a arrêté sans discrimination des milliers de personnes y compris des femmes ce qui dans la culture bédouine est considéré comme une atteinte grave à l’honneur42. Immédiatement après les premiers attentats, la population bédouine fut accusée d’avoir perpétré ces actes terroristes ou du moins d’avoir participé à leur soutien logistique, au regard de l’importance de divers trafics dans la région. En effet, le Sinaï est connu pour ses tunnels souterrains permettant le passage caché d’armes, de drogues, entre autres. Dans tous les cas, l’échec des services de sécurité égyptiens a été un facteur aggravant dans la multiplication des attentats terroristes dans le Sinaï La répression massive de la population bédouine au lendemain des attentats de Taba n’a pas eu l’effet escompté. Habituellement efficace notamment dans la Haute Egypte, la pression subie par les bédouins a contribué, dans le cas du Sinaï, a intensifié la rancœur populaire face au gouvernement jugé trop centralisateur43. Le 26 mars 2006, la justice égyptienne a accusé, pour la première fois, un groupe islamiste, Al-Tawhid wal Jihad, d'être responsable des attentats de Taba (octobre 2004) et de Sharm el-Sheikh (juillet 2005). Jusqu'à présent, la thèse officielle était celle d'un groupe égyptien de Bédouins du Sinaï, sans connexion avec d'autres mouvements islamistes44. A. Le Sinaï, terreau fertile pour le développement du terrorisme : attentats de Dahab Selon le quotidien égyptien, Al Ahram, les premières investigations ont révélé l’implication d’un groupe dénommé, Tawhid wal Jihad – Unification et Guerre sainte – dans les attentats terroristes qui ont frappé la station balnéaire de Dahab, le 24 avril 2006. Revendication qui laisse supposer l’implication du réseau Al Qaeda d’autant plus les moyens et méthodes utilisés sont similaires à celles employées par ledit réseau. Et Al Qaeda peut largement trouver un écho au sein de la population bédouine. En effet, leur situation isolée par rapport au gouvernement central, la topographie de la région du Sinaï, dont le terrain montagneux est difficile d’accès et limite les contrôles de police. De plus, les attaques perpétrées contre la Force Multinationale45 en poste dans le Sinaï en juillet 2005 et en avril 2006 ainsi que les affrontements avec les forces militaires 41 Cécile HENNION, « Les Bédouins du Sinaï, accusés des attentats de Charm el-Cheikh, sont soumis à rude épreuve » in Le Monde du 1er mars 2006. 42 Human Rights Watch 43 Il faut noter que la ville du Caire est appelée également « Misr », autrement dit : « Egypte ». 44 AFP, 26 mars 2006. 45 Depuis 1982, la Multinational Force and Observers (MFO), une force indépendante de maintien de la paix, non liée aux Nations Unies, tire ses missions du Traité de Paix israélo-égyptien. Les contingents proviennent d’Australie, du Canada, de Colombie, de France, de Hongrie, d’Italie, de Fiji, de Nouvelle-Zélande, de Norvège, des Etats-Unis et de l’Uruguay. L’opération CALUMET décidée en 1986 est la contribution canadienne à la Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? égyptiennes, viennent renforcer le caractère indompté des bédouins et leur capacité à pouvoir s’opposer au gouvernement central. Le Sinaï, par l’attrait touristique qu’il suscite, est une cible de choix pour déstabiliser le régime d’autant plus que les Israéliens y sont très présents. La péninsule est utilisée pour faire passer des armes, des terroristes à Gaza et en Cisjordanie, à travers le désert du Néguev. Les activités terroristes dans le Sinaï peuvent influencer directement le conflit israélo-palestinien et même le radicaliser. Cette prise de conscience face au danger du Sinaï, conduit à amender le traité de paix – août 2005 – autorisant l’Egypte à déployer ses forces de sécurité le long de la frontière avec Gaza. Le traité stipule qu’une seule division des forces armées est autorisée à stationner dans le Sinaï et dans une zone de 50 km à l’Est du Canal de Suez. La police équipée d’armes légères est autorisée à stationner le long de la frontière israélienne jusqu’à une distance de 40 km46. Ces mesures furent décidées alors le retrait israélien de la bande de Gaza s’effectua en septembre 2005. Mais elles n’ont pas empêché de nouveaux attentats dans le Sinaï. Ainsi, le 24 avril 2006, la veille du jour d’anniversaire de la restitution du Sinaï par Israël, trois attentats simultanés eurent lieu à Dahab. Une bombe explosa devant un hôtel, une autre devant un restaurant et la dernière dans le souk. Le bilan des victimes s’éleva à 23 morts dont 20 égyptiens et 85 blessés. Les trois kamikazes n’ont pas pu être identifiés. Depuis 2004, la simultanéité des attentats terroristes est une marque du modèle Al Qaeda. Il eut une volonté du gouvernement de minimiser l’implication de ses ressortissants dans les attentats terroristes commis dans le Sinaï Le ministre de l’Intérieur annonça que des Palestiniens ont aidé financièrement et à l’entraînement le groupe Tawhid wal Jihad dont le leader présumé – Nasser Khamis el Mellahi – fut tué le 9 mai 2005 par les forces de police près d’Al Arish, à quelques kilomètres de la frontière avec Gaza. C’est la première fois que les autorités égyptiennes lient si précisément les attentats à la bombe du Sinaï à des militants de la bande de Gaza. Rôle égyptien dans le retrait israélien de la bande de Gaza. Nasser Khamis Al-Malahi, fut présenté comme le « cerveau » de l'attentat terroriste de Dahab. Mohammed Alyane, désigné comme le « bras droit » d'Al-Malahi, a été arrêté lors de l'accrochage, au nord du Sinaï. Tous deux faisaient partie d'une liste de 25 suspects recherchés. Ils pourraient être liés aux attentats qui avaient visé, en octobre 2004 et juillet 2005, les stations balnéaires de Taba et Sharm El-Sheikh l'organisation jihadiste Al-Tawhid wal-Djihad. Les autorités égyptiennes espéraient que l'arrestation et l'interrogatoire d'Al-Malahi leur permettraient de faire avancer l'enquête et d’être en mesure de démanteler la structure pyramidale de cette organisation, dont Al-Malahi serait le seul à connaître tous les membres. Emule d'Abou Moussab Al-Zarkaoui, qui dirige la branche irakienne d'Al-Qaida, Al-Malahi, agé de 30 ans, serait détenteur d'une licence en droit mais n'aurait jamais exercé le métier d'avocat, lui préférant celui d'agriculteur. La nouvelle génération de militants islamiques appartient à la tranche d’âge des 18-30 ans. Ce sont des hommes instruits ou non, la plupart étant au chômage. Ils vivent à al-Arish, capitale du Nord du Sinaï ou aux alentours. Plusieurs bédouins ont fuit la communauté des incroyants pour se réfugier dans les montagnes aux alentours. Al Arish est une ville méditerranéenne pauvre et le Nord du Sinaï a une histoire avec le gouvernement faite de nonMFO : actuellement 28 personnels sont présents à El Gorah – une unité de contrôle du trafic aérien et du personnel administratif et de soutien –. 46 Ce protocole égypto-israélien fut signé le 1er septembre 2005 et prévoyait le déploiement de 750 militaires égyptiens le long de la route Salahdine – ou Philadelphie –. 14 Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? confiance entre les résidents et les autorités. Israël occupa la péninsule du Sinaï pendant 12 ans jusqu’à la signature d’un traité de paix en 1979 et depuis cette date, les résidents du Nord ont le sentiment que le gouvernement les a négligés et les discrimine. Le taux de chômage est très élevé, avec une estimation de 30%, même parmi les diplômés. La zone considérée comme militaire ne permet pas d’être propriétaire terrien. Mais selon les autorités, le Nord du Sinaï reçoit le plus de fonds pour son développement par rapport aux autres gouvernorats. Depuis le retrait complet d’Israël du Sinaï en 1982, l’Etat dépensa plus de 4,5 milliards de dollars dans le développement des infrastructures du Sinaï : eau, électricité, voiries selon le Général Ahmed Salah el-Din, député du Nord Sinaï47. Les bédouins ainsi que les notables locaux se plaignent de l’état de la sécurité, des arrestations arbitraires et des humiliations quotidiennes de la part des services de police depuis les premiers attentats. Ils ne peuvent circuler librement sans faire l’objet de contrôle ou d’arrestation arbitraire selon les pouvoirs octroyés par l’état d’urgence. Les méthodes employées par les autorités au lendemain des attentats de Taba au lieu d’empêcher de futurs actes terroristes, ont contribué à exacerber le radicalisme48. D’autant plus que les femmes ont également été appréhendées, ce qui dans la tradition bédouine est un acte grave. De ce fait, les policiers ont modéré leurs élans, ce qui a conduit à une collaboration de la population locale à l’appréhension de suspects notamment après les attentats de Dahab49. Et c’est grâce à cela que le leader du groupe Al Tawhid wa al Jihad a pu être arrêté. Les trois explosions simultanées à Dahab – qui ont fait 18 morts et une douzaine de blessés dont plusieurs touristes étrangers – ont été interprétés comme étant la conséquence de l’échec des politiques de sécurité égyptiennes. B. Le terrorisme et la loi d’état d’urgence : la remise en cause d’une législation antiterroriste ? Le président Mubarak déclara après Dahab : « We will not stop deploying maximum efforts to provide the armed forces with weaponry, equipment, expertise and training in order to guarantee national security, the interests and the territorial integrity of Egypt »50. Les attentats de Dahab renforcent le débat sur la nécessité du maintien de la loi d’état d’urgence qui donne les pleins pouvoirs au gouvernement en matière de sécurité depuis 1981, date de l’assassinat du Président Sadate. Le candidat Hosni Mubarak, lors des dernières élections présidentielles de septembre 2005, a inscrit dans son programme politique, le remplacement de la loi martiale par une législation antiterroriste au risque de voir se normaliser des pratiques judiciaires exorbitantes du droit commun. Mais la recrudescence du terrorisme dans le Sinaï ne fait que servir les intérêts du gouvernement en lui donnant une raison valable d’éviter la voie du laxisme en matière de 47 GAUCH Sarah, « Extremism rises among Egypt’s poor Bedouin », in The Christian Science Monitor, 24 May 2006. 48 En effet, 3000 personnes furent arrêtées arbitrairement, mises en détention voire torturées dans le but de leur soutirer des informations. Le seul résultat de la politique du « tout sécuritaire » fut l’emploi de moyens très artisanaux dans la réalisation des attentats de Dahab. 49 La population locale a réagi en se mobilisant et en dénonçant le terrorisme par des manifestations pacifistes. C’était déjà le cas au lendemain des attentats de Sharm el Sheikh. 50 Jean-Marc MOJON, « Bombings return Egypt to eye of Mideast storm », Agence France Presse, 25 April 2006. 15 Amel Lamnaouer Sinaï : une nouvelle région pour le terrorisme ? sécurité51. Alors que les ennemis du gouvernement sont créés par la répression policière. Une population vivant dans des conditions de pauvreté, d’ignorance et de non droit aggravées par un désintérêt étatique, reste un terreau fertile pour le radicalisme. Après les attentats de Sharm el Sheikh ayant causé la mort de 63 personnes, le gouvernement approuva un programme d’irrigation dans le centre de la péninsule et l’installation électrique dans plusieurs villages. Dans le même élan, des responsables militaires ont entamé des discussions avec les notables locaux afin de recenser leurs doléances52. En tout état de cause, les auteurs de ces attentats s’en prennent au régime égyptien. Cela semble clair si on se réfère aux dates. Les attentats de 2004 ont eu lieu le lendemain de la date d’anniversaire de l’offensive égyptienne contre Israël, le 6 octobre 1973. Les attentats de 2005 se déroulèrent lors du 53ème anniversaire de la Révolution menée par Nasser afin de destituer la famille royale. Les attentats de 2006 se produisirent alors que le pays se préparait à célébrer le retrait israélien du Sinaï en 1982, événement coïncidant avec les vacances de printemps. Les méthodes employées par les terroristes – attentats suicides simultanés – font penser à un label Al Qaeda mais pas forcément à une collaboration d’autant plus qu’aucune revendication de la part d’Oussama Bin Laden, ou de son bras droit égyptien, Ayman Al Zawahiri, n’a été rendue publique. Par contre le communiqué diffusé sur Internet après les attentats de Sharm el Sheikh, par le groupe Al Tawhid wa al Jihad, annonçait deux objectifs : le premier est de répondre à l’appel du jihad d’Oussama Ben Laden et le second est de venger les frères en Irak, en Afghanistan et tous les opprimés. Leur stratégie est de menacer les intérêts et la vie de tous les non musulmans quelque soient le lieu et le moment. Leur action est caractérisée par un aspect jihadiste militaire. Les enseignements, dont les membres de l’organisation bénéficièrent, furent dispensés au sein de la mosquée par Khaled Moussaed appelant à combattre les étrangers et les policiers. Les opérations kamikazes furent encouragées et justifiées par la référence aux préceptes du Dr. Fadl53, fondateur de l’organisation du jihad en Egypte. Le problème qui se pose aujourd’hui est de savoir pourquoi l’organisation a attaqué alors que la majorité des victimes fut égyptienne. Il semble donc que leur objectif ne soit pas atteint. Selon les interrogatoires de police, les positions des militants ne sont pas claires. Il n’y a pas de réponse précise sur la licité d’attentats commis contre des musulmans. _________________________ 51 Le parlement égyptien a approuvé le 30 avril 2006 la demande du gouvernement de proroger de deux ans l'état d'urgence en place depuis un quart de siècle, après les derniers attentats du Sinaï et les incidents intercommunautaires entre coptes et musulmans. « L'état d'urgence est prolongé de deux ans en Egypte », in Le Monde du 30 avril 2006. 52 Myriam FAM, « Violence still plagues desert peninsula », The Associated Press News Service, 4 October 2005. 53 Au retour de leur exil en Afghanistan, les mujaheedins égyptiens se sont tournés vers le Dr. Fadl afin de clarifier les conditions du recours au jihad. Ces préceptes ont fait l’objet d’un ouvrage de référence pour tous les jihadistes. Le livre, au style est simple et contemporain, contient les informations sur le recrutement, la mobilisation et la coopération entre combattants, sur les opérations et l’entraînement militaires, et les devoirs des chefs et des membres des organisations. 16 Conclusion : Les événements de Taba du 6 octobre 2004 ont ainsi marqué le début d’une série d’attentats terroristes dans le Sinaï, suivis par ceux de Sharm el Sheikh, le 23 juillet 2005 et ceux de Dahab, le 24 avril 2006. Bordé au nord par la mer Méditerranée, à l'ouest par le golfe et le canal de Suez, au sud par la mer Rouge et à l'est par la bande de Gaza, Israël et le golfe d'Akaba, le Sinaï est une zone stratégique. Depuis les accords de paix de Camp David, le gouverneur du Sinaï nord a toujours été un militaire. C'est le cas du gouverneur actuel, le général Ahmed Abdel Hamid. Le Sinaï est une région réputée pour ses tunnels souterrains permettant les trafics en tous genres : armes légères, drogues, cigarettes de contrebande, etc. Les raisons expliquant la montée du radicalisme ne tiennent pas uniquement aux conditions géographiques du Sinaï, territoire vaste et isolé. Les conditions de vie difficiles de la majorité des résidents du nord du Sinaï influent sur la rancœur et le désespoir des jeunes conduisant à avoir recours à des solutions ultimes pour faire entendre leurs voix. Le bilan de la terreur dans la péninsule s’élève, en moins de 2 ans, à 3 attentats touchant 3 stations balnéaires différentes dont Sharm el Sheikh où le nombre des victimes fut le plus important dans l’Histoire du terrorisme en Egypte, ajoutés à cela, 2 attentats contre des militaires de la Force multinationale présente dans le Sinaï pour garantir le respect des accords de paix israélo-égyptiens. Le nombre de morts s’élève à 120 au total. Il s’agit à présent de savoir si effectivement ce groupe a été démantelé. Le calendrier nous le dira car le 23 juillet dernier, rien ne s’est passé et le 6 octobre prochain devrait être significatif. Le problème qui se pose aujourd’hui aux autorités égyptiennes est de remonter au cerveau du réseau car il semblerait qu’elles aient à traiter avec une organisation ayant une tête dirigeant différents groupuscules dormant n’ayant aucun contact entre eux. Les tactiques et les objectifs sont nouveaux : il n’a pas d’idéologie claire, de programme précis contrairement aux mouvements de la Jama’at Islamiyya ou du Jihad qui basaient leur action sur but clair défini théoriquement. Au contraire, il semblerait que les motivations terroristes évoluent selon la conjoncture politique. Dans le contexte des attentats de Taba, la motivation tiendrait à l’attitude israélienne agressive dans les territoires palestiniens occupés alors que les opérations à Dahab – modestes en termes techniques par rapport aux précédentes (dû sûrement au contrôle des forces de sécurité plus strict) – peuvent être une revanche sur la répression sévère qu’ont subi les bédouins après les événements de Taba. Le but est alors double : prendre pour cible directe, le régime et pour cible indirecte, Israël et l’Occident. L’efficacité des services de sécurité égyptiens tiendra sûrement à la nature de la collaboration des policiers et des bédouins. Et bien sûr de la politique du gouvernement central dans la région à savoir, une prise en considération des difficultés économiques, et sociales de ses habitants sachant que le terrorisme se nourrit de l’absence de l’Etat. _____________________