Proximité et solitude - SMES

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Proximité et solitude - SMES
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Lambros Couloubaritsis
Université Libre de Bruxelles
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Proximité et solitude
Depuis la parution de mon livre sur la Proximité et la question de la
souffrance humaine (Ousia, Bruxelles, 2005), j’ai abordé le problème de la
proximité selon différentes facettes. Celles-ci traversent plusieurs champs de
l’activité humaine : l’antagonisme et la paix, la loyauté et de la fidélité, la vie
communale et les communautés, la vie urbaine et celle des campagnes, le monde
des affaires, le monde hospitalier, l’approche de la mort etc. Dans cette communication, je souhaite aborder le rapport entre proximité et solitude.
Le concept de « solitude » est fort ambigu : il exprime tantôt des aspirations valorisantes face aux pressions de la vie et tantôt des souffrances dues à
l’isolement ou à l’exclusion, loin d’une proximité positive entre les êtres
humains. L’isolement (dans un foyer, une famille, une école, une profession, un
hôpital, prison, une communauté, etc.) et l’exclusion (maladie, pauvreté, chômage, logement, prison, immigration, délocalisation, harcèlement, viol, religion,
etc.) sont autant de cas qui peuvent s’éclairer dans le cadre des rapports entre
proximité et souffrance. Le sujet est très vaste ; il a été abordé par des sociologues et des psychologues, mais aussi par des écrivains. Or, l’ambivalence propre
à la solitude concerne de nombreux comportements humains où règne une oscillation entre des souffrances habituelles liées à la vie et des cas pathologiques.
Cette double perspective, en laquelle la solitude salutaire peut jouer un rôle
constructif, montre que la santé mentale est cruciale sur le plan préventif et
thérapeutique dans une société où les pressions technico-économiques fondées
sur l’innovation permanente et la consommation à outrance bouleversent nos
rapports au monde.
Pour traiter un tel sujet, il est donc utile d’analyser les solitudes positives
et négatives. En y associant les concepts de souffrance et de proximité, le problème peut être éclairé d’un jour nouveau. Dans cette communication, je ne fais
qu’amorcer le thème en axant mon analyse sur les rapports de la solitude avec la
souffrance et la proximité
2
1. La souffrance humaine
Trois sont les éléments qui caractérisent la structure de la souffrance :
1. — La singularité : la souffrance n’est vraiment ressentie que par celui
qui souffre. Ce vécu est irréductible et personnel, il constitue le champ de la
proximité la plus immédiate et en même temps l’expérience la plus radicale de
la solitude. Il convient d’établir ici une différence (par convention) entre douleur
physique et souffrance psychique ou encore morale.
2. — La diffusion de la souffrance vers les autres implique la famille, les
amis, l’école, le milieu hospitalier, le milieu professionnel, etc. Dans ce domaine, les rapports de proximité dominent, avec comme axe central la question
de la confiance. La solitude se manifeste dès lors que la méfiance s’y installe.
3. — La transfiguration de la souffrance jusqu’à la défiguration se
manifeste à travers les discours et les images qu’on utilise pour l’exprimer. Les
médecins ou les psys parlent beaucoup de souffrance, ainsi que certains hommes
politiques et les médias. Mais c’est surtout la mythologie, la littérature, la chanson, le cinéma et la télévision, qui l’aborde de la façon le plus concrète. Cette
troisième structure concerne également le silence et l’occultation de la souffrance. L’inquiétude qu’on ressent face à la souffrance des autres nous pousse
souvent à ne pas voir leur souffrance, au point d’agir comme si elle n’existait
pas. Les êtres souffrants sont alors abandonnés dans leur solitude, comme si de
peur qu’ils nous communiquent leur souffrance, nous préférions nous enfermer
dans notre propre solitude.
2. La proximité
La proximité présente plusieurs modes, avec deux axes principaux :
1. — La première forme de proximité est celle de l’ambivalence entre
proximité spatio-temporelle et proximité relationnelle. Avec les progrès technologiques, il apparaît que la proximité spatiale n’implique pas nécessairement une
proximité relationnelle (cas des frictions, des perturbations de l’intimité, du
harcèlement sexuel ou moral…). Quant à la proximité temporelle, elle est ellemême ambiguë, puisque, si l’urgence est importante en cas d’accident ou pour
résoudre des problèmes humains qui ne peuvent être sans cesse différés, elle
risque néanmoins de créer des comportements pathologiques dans les foyers, les
écoles ou le monde professionnel. Souffrances et joies sont les manifestations
les plus spectaculaires de la proximité relationnelle. C’est à travers la proximité
relationnelle que se réalisent les liens entre les êtres humains. Amour, amitié,
convivialité, hospitalité, alliances, etc. peuvent constituer des réponses à un
ensemble de rapports négatifs entre les êtres humains, généralement de nature
conflictuelle, et peuvent constituer des remèdes à certaines formes de solitude.
3
2. — L’autre structure de la proximité est l’antinomie entre le monde
proximal et le monde distal. Toute approche de quelque chose, notamment avec
les moyens techniques à notre disposition, au lieu de diminuer le domaine de
l’inconnu, l’amplifie, en révélant la complexité des choses. Tout en élargissant
notre monde proximal, sans diminuer pour autant ce que nous laissons à distance, elle révèle, en l’occurrence, les multiples facettes de la solitude. Pour
illustrer cette situation, retenons l’expérience de la connaissance de soi.
Quelle connaissance avons-nous de nous-mêmes, alors que même notre
visage ne nous est connu que par un miroir, et que nous ignorons tout de nos
organes internes et du monde psychique qui régit nos pensées et nos actions ?
En revanche, nous ressentons nos souffrances ; elles nous sont singulières et peu
accessibles aux autres, même si nous ignorons souvent leur origine et leur sens.
Par suite, notre rapport aux autres devient lui-même problématique, car nous
ignorons énormément des choses d’eux, même des êtres les plus proches. Nous
recevons peu de choses de leur souffrance réelle. Comment dès lors discerner et
comprendre leur solitude dès lors qu’on découvre sa diversité et sa complexité ?
En réalité, tout être humain forme des configurations limitées qui édifient
son monde proximal — en laissant néanmoins de nombreuses choses à distance,
dans un monde distal. Or, à chaque instant, nous modifions et reconfigurons
notre monde proximal en fonction de nos expériences. Ces configurations
supposent des réfigurations de certaines situations, ou encore des transfigurations et des défigurations. C’est pourquoi plus nous nous rapprochons des gens,
plus nous découvrons leur complexité, mais souvent également leur solitude.
3. Quête d’une solitude salutaire
Comme je l’ai indiqué, la solitude est un concept ambigu. Aujourd’hui, on lui
confère souvent un statut négatif. Mais comme la solitude n’est pas toujours un
mal, il me semble utile de commencer par circonscrire la solitude salutaire, en
vue de mieux comprendre la solitude comme source de souffrances.
La pression que nous subissons dans nos foyers et nos familles, dans notre
vie quotidienne, professionnelle, urbaine et socio-économique où domine une
consommation à outrance suscitent un besoin d’intimité. L’enfant aspire à cette
solitude en se retirant dans sa chambre ou en confinant ses secrets dans un journal intime. De nombreux adultes cherchent un refuge dans un lieu isolé, loin des
regards et des sollicitations sociales. Aristote avait soutenu dans sa Politique,
qu’un être solitaire, sans cité, est soit un dieu, soit une brute. Il sait pourtant que
personne ne sait vivre en société en l’absence d’une forme d’intimité qui le
protège pour un laps de temps, et c’est pourquoi il fait la promotion de l’étude
spéculative dans la solitude, tout en précisant que même le contemplateur a
besoin d’amis. Dans Huit clos1, Sartre radicalise la question, en considérant que
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Mais également dans L’être et le néant, p. 444 ss.
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la présence de l’autre, en personne ou en pensée, peut subvertir l’intimité et la
nécessaire solitude. Bref, on peut dire que le concept de solitude est fort ambigu.
Pourtant plusieurs poètes au 17e siècle ont promu la quête de la solitude
face aux agitations de la vie mondaine. Au début de son poème Solitude, SaintAmand2 relève la proximité à l’égard de la nature et l’éloignement des agitations
de la vie : « Oh ! que j’aime la solitude ! /Que ces lieux sacrés à la nuit, / Éloignés du
monde et du bruit, /Plaisent à mon inquiétude ! »
A la même époque, le fabuliste Jean de La Fontaine (1621-1695), réfléchit
à nouveau frais sur la solitude, dans les XIe et XIIe livres de ses Fables. Dans
Éloge de la solitude champêtre, il fait état de la retraite :
« Elle offre à ses amants des biens sans embarras, / Bien purs, présents du ciel, qui naissent
sous les pas. / Solitude, où je trouve une douceur secrète, / Lieux que j’aimerai toujours, ne
pourrai-je jamais, / Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ? »
Dans Le juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire, texte écrit peu avant sa
mort, il prolonge sa pensée au-delà de la quête objective de la solitude, par un
retour sur soi, à travers la connaissance de soi-même en vue du salut. Il met en
scène « trois saint, également jaloux de leur salut », mais dont chacun choisit un
autre chemin. Le premier se consacre à aider gratuitement tous ceux qui sont en
difficulté, parce que depuis que les hommes vivent dans le péché et sont
sanctionnés par des lois, ils passent la plus grande partie de leur vie à plaider.
Mais sa tâche s’est avérée sans issue. Le deuxième saint choisit les malades, en
s’efforçant de soulager leur souffrance. Mais là aussi ses efforts le conduisirent
dans une impasse. Face à cette situation désespérée,
« Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure, / Affligés et contraints de quitter ces
emplois, / Vont confier leur peine au silence des bois. / Là sous d’âpres rochers, près d’une
source pure, / Lieu respecté des vents, ignoré du soleil, / Ils trouvent l’autre saint, lui demandent conseil ».
La leçon que dispense le Solitaire est que nous devrons prendre conseil de
nous-mêmes, car qui mieux que nous, savons nos besoins ? Apprendre à se
connaître est le premier des soins que nous devons nous imposer, en nous
retirant des lieux habités et agités au profit de « lieux pleins de tranquillité ».
C’est lorsque l’eau agitée se repose que l’on peut voir sa propre image. Et il
conclut : « Pour vous mieux contempler, demeurez au désert ».
Certes, de La Fontaine ne se limite pas à cette thèse qui promeut la solitude comme un absolu. Il reconnaît que dans la vie quotidienne, on plaide, on
meurt et l’on devient malade, de sorte que les avocats et les médecins sont les
bienvenus. Il faut aussi supporter les magistrats, les princes et les ministres, qui
se laissent envahir par mille accidents sinistres. Mais, dit-il, ces gens ne se
voient pas eux-mêmes et ne voient pas les autres. C’est cet aveuglément qu’il
condamne, afin que chacun puisse se ressourcer dans sa propre solitude pour
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De son vrai nom, Antoine Girard (1594-1661), il, composa ses Œuvres à partir de 1623. Il se serait inspiré de
son ami Théophile de Viau qui avait déjà écrit un poème sous le même nom en 1610, qu’il a inséré dans ses
Œuvres poétiques (1621-1624). Nous y sommes conduits dans des lieux isolés des bois et de la campagne
sereine, dans un val solitaire et sombre où les visites des mortels ne peuvent troubler les solitudes.
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ouvrir enfin les yeux. Tout se passe comme si cet aveuglément était, à cause de
la vie mondaine, une forme de solitude (au sens d’égoïsme) opposée à une
solitude salutaire grâce à la connaissance de soi. Ainsi, la vie mondaine peut
également isoler, pousser l’homme dans une solitude néfaste à cause d’un travail
obsessionnel, des ambitions et une fuite en avant. Vivre selon une proximité
spatio-temporelle avec une foule d’êtres humains, mais en l’absence d’une véritable proximité isole ; on vit alors comme si les autres n’existaient pas. Le seul
refuge de cette fuite en avant serait la prise de conscience de son errance et la
recherche du salut dans une autre forme de solitude.
Cette approche demande quelques remarques. Tout d’abord, il me semble
qu’une fois qu’on reconnaît la difficulté de se connaître soi-même, la quête
souhaitée par le Solitaire est une solution de facilité, une illusion. Ensuite, je
constate que celui qui vit dans la précarité juridique, ainsi que le malade
souffrent, non seulement à cause de leur état mais aussi à cause de leur solitude ;
et cette solitude peut être radicale, comme dans le cas des détenus, des victimes
de violence ou de harcèlement, etc. C’est dire que l’altérité, comme exigence de
prise en charge de la solitude des autres est peut-être plus digne que la quête du
bonheur dans une forme de solitude salutaire. Ne pas voir la solitude des autres,
leur souffrance est aussi une forme d’aveuglément qui touche la plupart d’entre
nous. Accorder dès lors une plus grande importance à la proximité à l’égard de
soi-même au détriment d’une proximité à l’égard des autres qui souffrent
subvertit la responsabilité que nous avons à l’égard de l’être humain. Dès lors
qu’on vit en société et qu’on reconnaît la dignité humaine comme une valeur
primordiale, la souffrance doit devenir une mesure de nos actions3. Enfin, il
manque dans cette approche la perception que tant le monde intérieur d’un sujet
que le monde extérieur (nature) où l’on cherche la solitude, peuvent être hostiles, surtout si l’on ajoute à la pression de l’économie. Cette hostilité suscite le
besoin de les apprivoiser et de les dominer. Le problème est donc beaucoup plus
complexe. D’autant plus qu’il présente plusieurs cas de figure.
4. Solitude et tristesse
La solitude visée pour se libérer des agitations de la vie mondaine n’est
donc pas un remède sans faille, car l’ennemi peut se trouver, avant tout, en nousmêmes, au point que la connaissance de soi soit elle-même défaillante.
Alphonse de Lamartine montre, dans son poème L’isolement4, que la
solitude face à la nature et la contemplation n’apportent pas des résultats
probants dès lors que nous sommes soumis à une profonde tristesse ou, comme
on dirait aujourd’hui, à une forme de dépression. En dépit du parcours du regard
3
Voir mon livre La proximité et la question de la souffrance humaine, pp. 721 ss. Et mon étude “L’ambiguïté
de la bienfaisance”, dans Philosophies de l’humanisme”, L’art de comprendre, 15, 2e série, 2006, pp. 143-162.
4
Qui provient de ses Méditations Poétiques, parues en 1820, lorsqu’il avait trente ans.
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sur la nature qui devrait apaiser l’âme et contribuer au bonheur, le poète constate que l’âme peu demeurer indifférente, n’éprouver aucun charme, rien ne lui
permettant de trouver le bonheur.
« Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, / Vains objets dont pour moi le charme
est envolé ? / Fleuves, rochers, forêt, solitudes si chères. / Un seul être vous manque, et tout
est dépeuplé ! »
Ces vers nous révèlent qu’en l’absence d’un être humain, d’une proximité
relationnelle, même les solitudes les plus chères, deviennent infécondes, créent
de nouvelles solitudes, l’isolement, l’exclusion, l’exil avec toutes les souffrances
qu’ils recèlent : « Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ? Il n’est rien de commun
entre terre et moi ».
Certes, pareils propos font penser au gnosticisme et au christianisme de
l’exil : l’homme est un exilé sur cette terre parce que le réel, sa véritable patrie
est ailleurs, dans un au-delà, au ciel ou dans un paradis. Mais cet exil peut-être
plus simplement celui de l’homme sur terre, relativement à cette terre même dès
lors qu’il ressent de l’hostilité : hostilité de la nature (qui accumule les violences
par les tremblements de terre, les inondations, les épidémies...), mais aussi
l’hostilité de la société (avec toutes les formes de violences qu’elle couve). Par
suite, même si l’intimité est un impératif pour la survie de chacun d’entre nous,
elle ne saurait persévérer sans l’affection d’un autre ou d’un entourage, sans une
proximité qui crée la confiance et la joie. La proximité relationnelle est un
impératif préalable pour la vie de tout être humain depuis sa naissance.
L’absence d’un proche pour l’enfant délaissé ou hospitalisé, l’orphelin, la
victime d’un rupture amoureuse ou familiale, l’immigré, l’exilé, le prisonnier, le
sans papier ou sans domicile fixe, la vieillesse, etc., produit un tas de figures de
solitude : l’autisme, l’ennui ou l’attente, le sentiment d’abandon, l’anxiété, la
dépression, etc. — qui sont autant de sources de souffrances. Freud a bien
montré que le rapport affectif aux autres, laisse toujours incomplets et inaccomplis les pulsions, les désirs, les élans, provoquant autant des souffrances dont
l’origine et les conséquences ne sont pas décelables immédiatement. La
mémoire affective est redoutable, parce qu’elle est constituée par l’histoire
personnelle de chaque individu ; sa singularité est irréductible et les souffrances
qu’elle recèle favorisent la solitude qui isole l’homme et le poussent dans
l’impasse, si des proximités relationnelles positives (amour, amitié, vie sociale
équilibrée, occupation, loisir, etc.) ne viennent pas la soutenir.
Par là nous abordons un premier problème majeur de la solitude dont le
caractère habituel ne doit pas occulter la possibilité qu’il devienne un état pathologique, avec des souffrances que la connaissance de soi et le souci de soi ne
sont pas aptes, seules, à y répondre. Dans ce cas de figure, le monde hostile
n’exhibe pas clairement ses contours. Cela nous autorise à scruter d’autres cas
de figure : l’hostilité de la nature ou du monde socio-économique.
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5. Le mythe de Robinson
La version que nous offre le Robinson Crusoé de Daniel Defoe5 représente un cas célèbre d’une solitude dans un lieu naturel qui s’offre à l’activité
humaine. S’éloignant de la société industrielle qui le pèse, parce que la bourgeoisie de son époque, même si elle est économiquement autonome, ne possède
pas de pouvoir politique correspondant, Robinson ne voit plus la nature comme
le lieu d’un spectacle merveilleux et apaisant, mais comme une force hostile qui
est en même temps source de matières premières à exploiter. Aussi promeut-il la
valeur du travail qui lui permet, parce qu’il est seul sur son île avec son serveur
autochtone (Vendredi), d’organiser la vie en ne comptant que sur lui-même, en
vue de posséder le pouvoir sur tout. La réussite oublie les souffrances endurées,
elle alimente sans cesse la résilience. Mais ce qu’oublie Defoe, c’est que l’exil
dans un lieu préservé est une exception : il n’a pas les inconvénients des innombrables pressions de la vie en société, surtout de son époque où l’industrialisation a alimenté l’exploitation de l’homme par l’homme. En étendant la marchandisation du monde dans les activités humaines, le capitalisme a produit non
seulement de l’aliénation et de la précarité sociale, mais une interrelation qui
enchaîne les êtres humains dans un réseau de moins en moins contrôlable6. La
solitude d’une île déserte oblitère d’un seul trait cette réalité, en accordant à
l’homme isolé tous les pouvoirs, alors que dans notre monde, dominé par les
puissances technico-économiques, l’homme devient impuissant.
La vision ultralibérale du monde de Defoe est modifiée dans Vendredi ou
les limbes du Pacifique7 de Michel Tournier — qui s’y inspire après plus de
deux siècles. Il associe son héros à Vendredi, qui devient un personnage central
éduquant à sa façon son prétendu maître. Il confère à la production par le travail
deux valeurs opposées : produire du surplus pour accumuler des biens en réserve
et suer pour échapper au découragement qui déprime et qui pousse l’être humain
dans la boue, la souille, la fange liquide. Pour réussir la rédemption, l’homme
doit (selon son message chrétien) se médiatiser par la souffrance. Tournier
discerne les dangers de la solitude, et c’est pourquoi il imagine des stratégies
pour la contourner. D’après lui, toute souffrance peut trouver un remède ; car
l’accumulation des biens et le travail forment des modes pertinents pour soutenir
la vie. Ici aussi, comme chez Defoe, l’absence d’une vie sociale élargie occulte
le sens d’une solitude en société où les proximités identitaires dessinent les
contours, non plus seulement de classes différentes, sans communication possible, mais des structures sociales ou culturelles, religieuses ou idéologiques,
impliquant la concentration d’habitants « homogènes » dans des lieux délimités.
5
C’est en 1719 qu’il écrit son célèbre roman La vie et les étranges aventures de Robinson Crusoé.
“La philosophie face à la marchandisation du monde”, dans Le philosophe et le manager, dir. R. de
Borchgrave, De Boeck, 2006, pp. 171-188.
7
Collection Folio, aux Editions Gallimard.
6
8
Or, la clôture d’une proximité identitaire quelle qu’elle soit, provoque
l’isolement dominé par la pauvreté ou, à l’inverse, la richesse, source de découragement ou, à l’inverse, de mépris8. Sur le plan économique, le concept de lutte
de classes, qui traduit les deux derniers siècles les données d’une violence
potentielle, exprime une proximité négative fondée sur des antagonismes que
seul l’espace de l’utopie marxiste (visant la reconnaissance de l’homme par
l’homme par le triomphe du communisme) pensait en éliminer les souffrances
qui s’y étaient installées. Depuis un demi-siècle, les choses ont changé à cause
de l’édification des institutions démocratiques, mais, jusqu’ici, sans ayant
bouleversé fondamentalement les problèmes de fond. L’aliénation liée au travail
prend aujourd’hui des formes nouvelles : les délocalisations, le chômage, le
harcèlement moral, l’exclusion (des immigrés, des sans papiers, des sans
domiciles fixes, etc.). Dans un monde où le travail alimente la production et
autorise, grâce au fruit du travail, à consommer sans cesse, l’absence de travail
devient une source de la solitude et de souffrance. Que le travail soit devenu une
des valeurs les plus éminentes de notre société, peut étonner lorsqu’on sait les
aspirations des hommes aux loisirs et aux tentatives d’évasion — il est vrai en
s’intégrant généralement au réseau touristique soumis à la marchandisation des
comportements. Plus largement, le triomphe de la technico-économie et de la
profusion d’objets techniques à consommer suppose l’acquisition d’argent par le
travail. Dans ce contexte époqual, l’absence de travail est un manque, avec
toutes les conséquences que cela implique pour la santé mentale. L’impossibilité
d’accomplir ses désirs aboutit fatalement à la solitude et au ressentiment.
Mais, à l’inverse, le travail pour le travail lui-même qui permet de produire de l’argent devient, par les effets pervers d’une obsession, une autre forme
de solitude. Dans cette perspective, les loisirs eux-mêmes font partie du travail.
L’urgence et l’impossibilité de perdre du temps isole l’homme, le coupe de toute
relation de proximité avec son entourage et les autres.
Dans ces deux cas de figure opposés, ce qui est oblitéré, c’est le temps
libre qui permet de réaliser d’autres formes de proximité spatio-temporelles
(déplacements) et relationnelles : dans le premier cas, à cause d’un temps libre
trop abondant qui pousse à l’attente et à l’ennui, dans le second à cause de
l’absence de temps. En l’absence de moyens et de temps libre, la vie en commun
la plus rudimentaire, et a fortiori la vie publique, deviennent impossibles. Un
texte de D. Réda9 situe inteligemment le problème :
« Mettre une limite au développement de la rationalité instrumentale et de l’économie,
construire les lieux où pourra se développer un véritable apprentissage de la vie publique,
investir dans le choix des modalités concrètes et l’exercice d’une nouvelle citoyenneté, voilà
ce que devraient permettre la réduction du temps individuel consacré au travail et
l’augmentation du temps social consacré aux activités qui sont, de ce fait, des activités
politiques, les seules qui peuvent vraiment structurer un tissu social, si l’on excepte la parenté
8
“Les dimensions discordantes de la proximité”, dans Politique, 45, juin, 2006, pp. 13-16. Il s’agit d’une revue
de débats, dont le en question fascicule a été consacré à “Démocratie et proximité”,
9
D. Méda, Le Travail, une valeur en voie de disparition, Champs-Flammarion, Paris, 1998, pp. 292 ss.
9
et l’amitié. Le défi lancé à l’Etat aujourd’hui n’est donc pas de consacrer plusieurs centaines
de milliards de francs à occuper les personnes, à les indemniser ou à leur proposer des stages
dont une partie sont efficaces, mais à parvenir à trouver les moyens de susciter des
regroupements et des associations capables de prendre en charge certains intérêts et de donner
aux individus l’envie de s’y consacrer, de susciter chez eux le désir d’autonomie et de
liberté ».
Sans m’engager dans un dialogue avec ces réflexions, je tiens néanmoins à
souligner que l’opposition entre les deux options, celle du temps libre et celle
de l’usage de l’argent pour indemniser les gens qui vivent dans la précarité, n’est
pas pertinente, car devant les difficultés objectives de trouver aujourd’hui du
travail, les deux solutions sont complémentaires, et permettraient une intégration
plus active dans la vie civile pour réaliser des proximités relationnelles. De plus,
les concepts de temps libre et d’indemnisation sont abstraits s’ils ne sont pas
intégrés à la société de consommation, soumise aux technologies de l’audiovisuel qui aident aussi bien à contourner la solitude qu’à l’aggraver.
6. Technologie et solitude
La complexité grandissante de l’espace urbain et des campagnes industrialisées crée un environnement visible (concentration démographique, bruits,
profusion d’images techniques...) et un monde invisible (pollution, risques technologiques...). En parallèle, se développe une technologie du loisir. Ainsi, la TV,
par exemple, devient un loisir pour ceux qui vivent dans la solitude. Sa capacité
d’apporter dans nos foyers, à notre proximité, le monde extérieur dans ses
multiples aspects et ses fictions variées qui se donnent comme des réalités
irréelles, auxquelles le spectateur peut s’identifier, réussit à remplir le temps, à
réduire l’ennui et à circonscrire l’attente. De même, avec les GSM, les êtres
éloignés sont rapprochés et peuvent ainsi affronter les aléas de la vie et les
souffrances des proches. Pourtant, cet aspect positif de la technique moderne
soulève le problème d’une autre forme de solitude.
En effet, en trouvant une certaine plénitude dans l’écoute et le spectacle,
qui encouragent l’identification avec des personnages fictifs, produit de la
narration, le sujet solitaire accentue l’écart avec le monde extérieur qui peut lui
paraître peu utile pour sa vie quotidienne. En camouflant la solitude et les souffrances qui s’ensuivent par l’illusion, le sujet solitaire risque à chaque instant,
sous la pression du monde extérieur, de se réveiller de sa torpeur, et d’expérimenter à nouveau la souffrance de la solitude. Ce risque qui guette sans cesse la
quête d’une solitude, concerne la santé mentale de chacun d’entre nous. D’où la
nécessité de prévoir des proximités relationnelles, sans néanmoins supprimer
cette mise en scène qui permet la survie, à défaut de favoriser le bien-être.
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Toutefois, le problème devient plus complexe dès lors qu’on s’évertue de
créer la solitude volontairement, séduit par des technologies extraordinaires que
personne n’avait pu prévoir dans le passé. C’est notamment le cas de l’internet ,
dont la richesse informative fabuleuse devient un instrument incontournable,
mais en même temps redoutable. Dans ce cas de figure, la solitude est en effet
produite d’une façon subreptice et risque d’enfermer le sujet dans une tour sans
fenêtres vers l’extérieur. C’est dans ce domaine que les problèmes de la santé
mentale risquent de devenir cruciaux, à court terme, surtout depuis que les
enfants utilisent abondamment cette technologie de pointe, avec d’innombrables
jeux qui les distraient, mais dont la violence soulève des questions.
Le refuge dans la technique pour jouir de la solitude nous situe à l’antipode de la solitude salutaire de la nature. A lui seul cet exemple extrême fait
voir explicitement ce qui n’était jusqu’ici implicite : le problème de la solitude
devient désormais un problème de prévention. Que fait-on pour prévoir ce que
peut devenir un jour un fléau pour la santé mentale, analogue à celui de l’obésité
pour le corps ? Mais cela est un autre problème.

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