10. S`unir à Jésus dans la souffrance

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10. S`unir à Jésus dans la souffrance
Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus — Dix attitudes intérieures 10. S’unir à Jésus dans la souffrance Nous terminons cet itinéraire des grandes attitudes spirituelles de Thérèse comme nous l’avons commencé, par Jésus : « En toi, Jésus, j’ai toutes choses » (PN 18, OC, 677). Du premier pas sur le chemin, « désirer aimer Jésus », au dernier, « s’unir à Jésus dans la souffrance », l’amour de Jésus boucle le parcours : « Je t’aime et ne veux rien de plus Jésus » (PN 18, OC, 679). La souffrance liée à l’amour de Jésus Après neuf ans de vie carmélitaine, Thérèse peut écrire, trois mois avant sa mort : « Depuis longtemps je ne m’appartiens plus, je suis livrée totalement à Jésus, il est donc libre de faire de moi ce qu’il lui plaira » (Ms C, OC, 248). Plus loin, elle commente pour mère Marie de Gonzague ce passage du Cantique des cantiques : « Attirez-­‐moi, nous courrons. Qu’est-­‐ce donc de demander d’être attiré, sinon de s’unir d’une manière intime à l’objet qui captive le cœur ? » (Ms C, OC, 283). L’union à Jésus, dans la joie comme dans la souffrance, est le sommaire de l’histoire de Thérèse. Il n’y a pas d’idée, de principe, de thème plus important que cette union à Jésus, actualisée par la « petite voie, bien droite, bien courte » (Ms C, OC, 237) de la sainteté. Thérèse a eu très tôt l’intuition que l’union à Jésus ne pouvait vraiment se vivre que dans la souffrance. Aussi l’a-­‐t-­‐elle aimée, non pour elle-­‐même, mais à cause de son amour pour Jésus. Elle manifeste cet amour brûlant par son désir de sainteté : « J’ai compris que pour devenir une sainte il fallait beaucoup souffrir » (Ms A, OC, 84). La souffrance lui donne le dépouillement nécessaire qui la rapproche davantage de son désir d’être une sainte pour Jésus. Mais elle comprend de l’intérieur que ce n’est pas la souffrance qui sauve, mais l’amour. Au lieu de se révolter ou de se refermer devant la souffrance, elle recherche les nombreuses occasions d’aimer que lui procure la vie communautaire, lieu par excellence du renoncement. Elle sait que pour être une sainte, il faut être totalement donnée à Dieu et aux autres, donc détachée de soi. La souffrance, qui est une sorte de mort, lui permet ce difficile, mais ô combien libérateur, arrachement à soi. La souffrance sans l’amour n’est pas celle vécue par Thérèse. Elle aime, donc elle souffre, parce que le véritable amour ne se vit pas dans la fusion, qui mène à la confusion, mais dans l’altérité, qui mène à la communion, d’où la distance, le vide, la séparation, la sécheresse, le désert, la déréliction. La souffrance la prépare à « vivre d’amour », car elle s’en fait une alliée, une amie, une sœur dans son union à Jésus. Malgré la brièveté de sa vie, Thérèse a eu sa part de ruptures, de blessures, de larmes, de deuils, de 1 renoncements, d’incompréhensions, d’humiliations : mise en nourrice après sa naissance, mort de sa mère à quatre ans et demi, abandon de ses deux sœurs aînées qui entrent au carmel, étrange maladie à l’âge de dix ans, scrupules, maladie mentale de son père lorsqu’elle est carmélite, douleurs causées par le froid, indélicatesses de ses sœurs, désert intérieur, nuit de la foi et de l’espérance, tuberculose. « Ah ! ce que j’ai souffert je ne pourrai le dire qu’au Ciel ! » (Ms A, OC, 118). Pourtant, elle ne se complaît pas dans la souffrance. Elle crée une spiritualité du sourire, à l’image de la Vierge Marie qui l’a guérie par un sourire lorsqu’elle avait dix ans. Elle se réjouit au lieu de s’affliger de son sort, résistant contre tout ce qui détruit la joie, surtout la joie d’aimer Jésus et de le faire aimer jusque dans l’éternité. Elle sait aussi que, le serviteur n’étant pas au-­‐dessus du Maître, son chemin de croix croise celui de Jésus pour l’œuvre d’amour à accomplir. « Je vois que la souffrance seule peut enfanter les âmes » (Ms A, OC, 206). Accueillir la souffrance comme une grâce Toute jeune, Thérèse a perçu de l’intérieur le pouvoir transformateur de la souffrance, cette puissante énergie humaine qui, assumée avec amour, devient le moyen le plus fécond pour collaborer à l’œuvre salvifique du Sauveur. De la mort de sa mère, elle fait cette relecture : « Je devais passer par le creuset de l’épreuve et souffrir dès mon enfance afin de pouvoir être plus tôt offerte à Jésus » (Ms A, OC, 87). Elle fera cette confidence beaucoup plus tard à mère Agnès, pour ne pas qu’on se méprenne sur sa vie : « J’ai beaucoup souffert ici-­‐bas ; il faudra le faire savoir aux âmes » (DE, OC, 1069). À onze ans, au lendemain d’une communion, elle sent naître son amour de la souffrance, tellement désarçonnant pour nous qui cherchons trop souvent à la fuir, bien qu’elle soit inévitable sur cette terre. La meilleure façon de combattre la souffrance est peut-­‐
être de l’accueillir comme une grâce, tout en faisant le nécessaire pour soulager la douleur. « Je sentis naître en mon cœur un grand désir de la souffrance et en même temps l’intime assurance que Jésus me réservait un grand nombre de croix ; je me sentis inondée de consolations si grandes que je les regarde comme une des grâces les plus grandes de ma vie. La souffrance devint mon attrait, elle avait des charmes qui me ravissaient sans les bien connaître. Jusqu’alors j’avais souffert sans aimer la souffrance, depuis ce jour je sentis pour elle un véritable amour. Je sentais aussi le désir de n’aimer que le Bon Dieu, de ne trouver de joie qu’en Lui, souvent pendant mes communions, je répétais ces paroles de l’Imitation : « Jésus ! douceur ineffable, changez pour moi en amertume toutes les consolations de la terre » (Ms A, OC, 127). Qui peut entendre un tel langage aujourd’hui ? Quelle science humaine peut interpréter ces mots appliqués à la souffrance : « consolations, attrait, charmes, amour, joie ». Le psychanalyste peut n’y voir qu’un masochisme pathologique, le sociologue, qu’un déterminisme historique, alors qu’il n’y est question que de pur amour lié à la souffrance. La maturité spirituelle de cette jeune femme n’a d’égal que son désir d’être unie à Jésus. La souffrance n’est qu’un 1
moyen pour arriver à cette union . Thérèse souffre par amour et, comme elle est pauvre et sans force, elle ne craint pas de dire à Jésus qu’elle l’aime, sans ressentir cet amour : « C’est le moyen de forcer Jésus à vous secourir, à vous porter comme un petit enfant trop faible pour marcher » (LT 241, OC, 597). La souffrance physique et spirituelle la creuse, la dépouille, la purifie, alors Jésus prend toute la place. Comme lui sur la croix, elle ne peut plus rien faire, sauf aimer et donner sa vie pour la multitude en remettant son esprit au Père. « La pensée du bonheur céleste, non seulement ne me cause aucune joie, mais encore je me demande parfois comment il me sera possible d’être heureuse sans souffrir… C’est donc la seule pensée d’accomplir la volonté du Seigneur qui fait toute ma joie » (LT 258, OC, 614). Pour ceux et celles qui suivent la voie de confiance de Thérèse, il n’est pas demandé d’aimer la souffrance, ou de souffrir avec courage, mais plutôt d’accepter d’être pauvre et sans force devant la souffrance, de souffrir sans avoir le sentiment d’aimer, un jour à la fois, c’est alors que Jésus nous porte dans ses bras. « Qui dit paix ne dit pas joie, ou du moins joie sentie… Pour souffrir en paix, il suffit de bien vouloir tout ce que Jésus veut » (LT 87, OC, 387). Un an seulement après son entrée au carmel, alors qu’elle n’a que seize ans, Thérèse écrit une lettre d’une étonnante maturité à Céline pour ses vingt ans. En voici quelques extraits significatifs, comme des germes qui laissent présager tout ce qu’elle découvrira plus tard et tout ce qu’elle vivra pour Jésus seul : « Laissons-­‐nous dorer par le Soleil de son amour… ce soleil est brûlant… consumons-­‐nous d’amour !… St François de Sales dit : « Quand le feu de l’amour est dans un cœur, tous les meubles volent par les fenêtres ». Oh ! ne laissons rien… rien dans notre cœur que Jésus !… 1
Lire l'ouvrage du psychanalyste jésuite sur l'amour chez Thérèse comme transcendance du désir et de la souffrance: Denis Vasse, La souffrance sans jouissance ou le martyre de l'amour, Paris, Seuil, 1998. 2 Ne croyons pas pouvoir aimer sans souffrir, sans souffrir beaucoup… notre pauvre nature est là ! et elle n’y est pas pour rien ! Souffrons avec amertume, sans courage !…. Jésus a souffert avec tristesse ! Sans tristesse est-­‐ce que l’âme souffrirait ?…. Et nous, voudrions souffrir généreusement, grandement ! Céline ! Quelle illusion !… Nous voudrions ne jamais tomber ?… Qu’importe, mon Jésus, si je tombe à chaque instant, je vois par là ma faiblesse, et c’est pour moi un gain… Vous voyez par là ce que je puis faire et maintenant vous serez plus tenté de me porter en vos bras… La Sainteté ne consiste pas à dire de belles choses, elle ne consiste pas même à les penser, à les sentir !… elle consiste à souffrir et à souffrir de tout. Profitons de notre unique moment de souffrance !… ne voyons que chaque instant !… Un instant c’est un trésor… Un seul acte d’amour nous fera mieux connaître Jésus… il nous rapprochera de Lui pendant toute l’éternité » (LT 89, OC, 389-­‐390). À mesure que Thérèse avance avec Jésus, la souffrance devient synonyme de paix et de joie, cette paix et cette joie que le monde ne peut pas donner et qui sont les fruits de la Résurrection du Christ. Alors que la tuberculose envahit tout son corps et qu’elle sait qu’elle va mourir, elle écrit : « J’ai beaucoup souffert depuis que je suis sur la terre, mais si dans mon enfance j’ai souffert avec tristesse, ce n’est plus ainsi que je souffre maintenant, c’est dans la joie et dans la paix, je suis véritablement heureuse de souffrir » (Ms C, OC, 240). À peu près au même moment, elle écrit à l’abbé Bellière : « Mon cher petit frère, que je suis heureuse de mourir ! oui je suis heureuse, non d’être délivrée des souffrances d’ici-­‐bas (la souffrance unie à l’amour est au contraire la seule chose qui me paraît désirable en la vallée des larmes). Je suis heureuse de mourir parce que je sens que telle est la volonté du Bon Dieu et que bien plus qu’ici-­‐bas, je serai utile aux âmes qui me sont chères, à la vôtre tout particulièrement » (LT 253, OC, 608). Thérèse tient un tel langage parce qu’elle a une totale confiance en Jésus qui connaît sa petitesse. Elle s’unit donc à lui dans ses plus profonds désirs : « Je sais que Jésus ne peut désirer pour nous de souffrances inutiles et qu’II ne m’inspirerait pas les désirs que je ressens, s’II ne voulait les combler… Oh ! qu’elle est douce la voie de l’Amour !… Comme je veux m’appliquer à faire toujours avec le plus grand abandon la volonté du Bon Dieu ! » (Ms A, OC, 213). Celle qui écrit de telles phrases est une passionnée d’amour qui choisit tout pour Jésus et qui se laisse consumer par ce feu de l’amour divin. Plus elle accueille la souffrance, plus c’est Jésus qu’elle accueille dans le mystère de la Croix. « Jésus ne m’a pas donné un cœur insensible et c’est justement parce qu’il est capable de souffrir que je désire qu’il donne à Jésus tout ce qu’il peut donner » (Ms C, OC, 246). Lui seul peut l’aider à bien supporter les grandes épreuves : « Le bon Dieu me donne du courage en proportion de mes souffrances. Je sens que, pour le moment, je ne pourrais en supporter davantage, mais je n’ai pas peur, puisque si elles augmentent il augmentera mon courage en même temps » (DE, OC, 1092). C’est dans les Derniers entretiens, où sont contenues les paroles de Thérèse rapportées par ses sœurs durant les derniers mois de sa maladie, que celle-­‐ci parle le plus de la souffrance. Certes, on ne doit pas accorder autant d’importance à ces paroles qu’aux écrits de Thérèse, mais on trouve souvent le même esprit de la « petite voie », et plusieurs de ces paroles peuvent être réconfortantes pour nous qui souffrons à 2
des degrés divers . Le 18 août 1897, elle pose cette question étonnante qui dénote son intention d’accueillir la souffrance comme une grâce : « Je souffre beaucoup, mais est-­‐ce que je souffre bien ? » (DE, OC, 1094). Elle répond le lendemain, en misant sur l’accueil du moment présent : « Je ne souffre qu’un instant. C’est parce qu’on pense au passé et à l’avenir qu’on se décourage et qu’on désespère » (DE, OC, 1097). Grande sagesse de Thérèse : rien ne sert de regretter le passé et de s’inquiéter de l’avenir, il suffit de vivre l’aujourd’hui de Dieu. Alors que mère Agnès lui dit que son âme est d’une trempe faite pour beaucoup souffrir, elle réagit : « Ah ! souffrir de l’âme, oui, je puis beaucoup… mais pour la souffrance du corps, je suis comme un petit enfant, tout petit. Je suis sans pensée, je souffre de minute en minute. » (DE, OC 1111). La nuit du néant L’amour introduit Thérèse un peu plus profondément dans le mystère de la souffrance où elle se laisse aimer par Jésus. En accueillant la souffrance comme une grâce, elle connaîtra l’ultime épreuve qui l’atteint au cœur de son espérance : les épaisses ténèbres d’une nuit du néant qui lui enlèvent le goût du Ciel. Cette expérience de la déréliction, où elle se sent abandonnée par Jésus, isolée, privée de tout secours, obscurcit son âme. Elle ne veut pas trop en parler : « Je craindrais de blasphémer… j’ai peur même d’en avoir trop dit » (Ms C, OC, 243). La tentation du suicide va même l’effleurer. Atteinte dans son corps par la 2
Lire le travail d'analyse des Derniers entretiens de l'historien Claude Langlois: Les dernières paroles de Thérèse de Lisieux, Paris, Salvator, 2000. 3 tuberculose et dans son âme par la nuit du néant, elle lutte pour sa foi : « Je cours vers mon Jésus, je Lui dis être prête à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour confesser qu’il y a un Ciel. Je Lui dis que je suis heureuse de ne pas jouir de ce beau Ciel sur la terre afin qu’II l’ouvre pour l’éternité aux pauvres incrédules. Aussi malgré cette épreuve qui m’enlève toute jouissance je puis cependant m’écrier : ‘Seigneur vous me comblez de joie par tout ce que vous faites’(Ps 91). Car est-­‐il une joie plus grande que celle de souffrir pour votre amour ?… Plus la souffrance est intime, moins elle paraît aux yeux des créatures, plus elle vous réjouit, ô mon Dieu, mais si par impossible vous-­‐même deviez ignorer ma souffrance, je serais heureuse de la posséder si par elle je pouvais empêcher ou réparer une seule faute commise contre la Foi » (Ms C, OC, 243). Sa grande épreuve commence dans la nuit du Vendredi saint 1896, alors qu’un flot monte en bouillonnant jusqu’à ses lèvres. Ce sont les premières hémoptysies annonciatrices de la tuberculose pulmonaire. Son âme d’amoureuse est inondée de joie au matin en voyant le sang. « Ah ! mon âme fut remplie d’une grande consolation, j’étais intimement persuadée que Jésus au jour anniversaire de sa mort voulait me faire entendre un premier appel. C’était comme un doux et lointain murmure qui m’annonçait l’arrivée de l’Époux » (Ms C, OC, 240). Cette joie, née de l’espérance d’être bientôt auprès de Jésus, disparaît soudainement. Elle entre dans le grand silence du Samedi saint et ne sortira de cette absence de Dieu qu’à sa mort, dix-­‐huit mois plus tard. Cette épreuve finale, qui ne ressemble à rien de ce qu’elle a pu souffrir précédemment, marque une coupure dans sa vie, une entrée décisive dans la maturité spirituelle où elle devient vraiment patronne des missions, parce que configurée au Christ agonisant. « Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi, qui par l’abus des grâces perdent ce précieux trésor, Source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fût envahie des plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et de tourment… Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours, quelques semaines, elle devait ne s’éteindre qu’à l’heure marquée par le Bon Dieu et… cette heure n’est pas encore venue… Je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens, mais hélas je crois que c’est impossible. II faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l’obscurité » (Ms C, OC, 241). Les carmélites ne se doutent pas des tourments qui l’assaillent. Elle est gaie, souriante, rendant toujours de petits services, écrivant de jolies poésies, et pourtant elle est atteinte au cœur de son désir : l’espérance en la vie éternelle. Qui pouvait comprendre cette « nuit du néant », ce « sombre tunnel », à la fin d’un siècle où l’incroyance commençait à poindre ? C’est elle qui affronte seule cette réalité nouvelle, alors qu’elle n’a rien pour combattre, sauf l’amour, confondant ainsi les forts. Elle se retrouve comme en enfer, partageant sans trop le savoir le même courant d’incroyance des maîtres du soupçon de son temps, comme Nietzsche, Marx, Renan. Désormais, ils sont ses frères et elle mange à la même table qu’eux, n’ayant comme nourriture que l’amour immolé. Certes, elle avait vécu de grands moments de sécheresse spirituelle, surtout lors de ses retraites qui se déroulaient toujours dans une grande aridité, comme si le Seigneur la préparait à une nuit de la foi plus profonde. Mais elle sentait que Jésus l’instruisait en secret. Il lui donnait chaque jour une nourriture nouvelle, une sorte de manne qui l’aidait à traverser son désert intérieur sans qu’elle s’arrête dans une quelconque oasis : « J’ai remarqué bien des fois que Jésus ne veut pas me donner de provisions, il me nourrit à chaque instant d’une nourriture toute nouvelle, je la trouve en moi sans savoir comment elle y est… Je crois tout simplement que c’est Jésus Lui-­‐même caché au fond de mon pauvre petit cœur qui me fait la grâce d’agir en moi et me fait penser tout ce qu’II veut que je fasse au moment présent » (Ms A, OC, 198). La « nuit du néant », que d’autres saints ont vécu, comme Mère Teresa, place Thérèse dans un grand désarroi. Jésus semble se taire à tout jamais. Elle entend des ténèbres empruntant la voix des pécheurs lui dire, en se moquant d’elle : « Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums, tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent, avance, avance, réjouis-­‐toi de la mort qui te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant » (Ms C, OC, 243). S’asseoir à la table des pécheurs Dans cette nuit de la foi, qui est surtout une épreuve de l’espérance, la carmélite n’a plus le sentiment d’aimer. De plus en plus unie au Christ sur la croix, elle épouse sa déréliction en souffrant de ne pas se sentir aimée. Sa nuit la détache totalement d’elle-­‐même pour ne plus faire qu’un avec Jésus, tout en étant solidaire de toute l’humanité souffrante. Elle n’a plus rien à perdre, sachant que la vérité de l’amour n’est pas dans le sentiment qu’on en a, mais dans la foi en un Dieu d’amour qui n’existe qu’en se donnant jusqu’à la fin. Son âme est affermie dans le don libre de Jésus qui n’arrête jamais d’aimer : « Je vois avec bonheur qu’en l’aimant le cœur s’agrandit, qu’il peut donner incomparablement plus de tendresse à ceux qui lui 4 sont chers que s’il était concentré dans un amour égoïste et infructueux » (Ms C, OC, 264). Thérèse donne un sens à sa nuit par sa soif de sauver « ses frères », en s’assoyant à leur table, en mangeant leur pain. Elle est vraiment l’amour au cœur de l’Église. Sa vocation est d’aimer de ce pur amour qui envahit tout, même la souffrance et la mort. « Mais Seigneur, votre enfant l’a comprise votre divine lumière, elle vous demande pardon pour ses frères, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut point se lever de cette table remplie d’amertume où mangent les pauvres pécheurs avant le jour que vous avez marqué » (Ms C, OC, 242). Unie à Jésus sur la croix, elle est proche de ceux et celles qui souffrent et cherchent un sens à leur vie. Elle offre toute sa misère au nom de ceux qui ne croient pas, les offrant à la miséricorde divine. Mangeant « Ie pain de la douleur », elle écrit cette prière en notre nom : « Ayez pitié de nous, Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs !… Oh ! Seigneur, renvoyez-­‐nous justifiés… Que tous ceux qui ne sont point éclairés du lumineux flambeau de la Foi le voient luire enfin… ô Jésus, s’il faut que la table souillée par eux soit purifiée par une âme qui Vous aime, je veux bien y manger seule le pain de l’épreuve jusqu’à ce qu’il vous plaise de m’introduire dans votre lumineux royaume. La seule grâce que je Vous demande c’est de ne jamais Vous offenser » (Ms C, OC, 242). C’est en jetant un regard vers Marie, la Mère des pécheurs, debout au pied de la croix, qu’elle trouve la force de « souffrir en aimant », de faire de sa maladie et de sa nuit une plongée dans la sainteté. À Son exemple, elle reste dans l’ombre, s’abaissant où Jésus est allé, prenant sa joie à lutter pour lui : « Ma joie, c’est de lutter sans cesse/Afin d’enfanter des élus » (PN 45, OC, 734). « Puisque le Roi des Cieux a voulu que sa Mère Soit plongée dans la nuit, dans l’angoisse du cœur ; Marie, c’est donc un bien de souffrir sur la terre ? Oui souffrir en aimant, c’est le plus pur bonheur ! Tout ce qu’II m’a donné Jésus peut le reprendre Dis-­‐lui de ne jamais se gêner avec moi… Il peut bien se cacher, je consens à l’attendre Jusqu’au jour sans couchant où s’éteindra ma foi » (PN 54, OC, 754). Un an et demi après son entrée au carmel, Thérèse écrivait à Céline : « Il n’y a qu’une seule chose à faire pendant la nuit, l’unique nuit de la vie qui ne viendra qu’une fois, c’est d’aimer, d’aimer Jésus de toute la force de notre cœur et de lui sauver des âmes pour qu’il soit aimé » (LT 96, OC, 399). Elle a toujours eu conscience que cette vie est précieuse, puisqu’elle est l’unique occasion d’aimer Jésus sur la terre et de lui sauver des âmes. Aussi se consume-­‐t-­‐elle dans cette « nuit du néant » avec tout l’amour qui fortifie sa foi éprouvée : « Tout en n’ayant pas la jouissance de la Foi, je tâche au moins d’en faire les œuvres. Je crois avoir fait plus d’actes de foi depuis un an que pendant toute ma vie » (Ms C, OC, 243). Il ne lui reste que sa faiblesse et sa confiance contre l’orgueil et la révolte qui se manifestent par le mépris des autres et le découragement. N’est-­‐ce pas cette même voie de la faiblesse que Dieu emprunte en renonçant à sa puissance devant la souffrance, en respectant notre liberté jusqu’à souffrir avec nous dans la plus totale pauvreté ? L’amour qui donne la liberté est toujours un amour humble, souffrant et désarmé. Sa force est aussi sa faiblesse, puisque l’amour est toujours vulnérable. Il ne se justifie pas, ainsi il désarme la haine. Jésus en croix est l’exemple le plus éloquent de cet amour fragile. Il n’a pas expliqué la souffrance, mais il est venu la remplir de sa présence et de son amour. Puisque l’un de la Trinité a souffert dans le Christ, nous sommes 3
libérés de l’image d’un Dieu indifférent et lointain . Thérèse avait écrit en février 1895 que « vivre d’amour, c’est d’aimer sans mesure » (PN 17, OC, 668). Elle donne sa pleine mesure de l’amour, accomplissant dans sa chair, les mains vides, son offrande en victime d’holocauste à l’amour miséricordieux. Elle se laisse transformer par le feu de l’Esprit Saint jusqu’à une totale configuration à l’Agneau de Dieu immolé pour nos péchés. Durant cette terrible épreuve, elle ne veut que faire aimer Jésus, le seul amour de sa vie, et se consumer en silence en s’unissant dans la nuit de sa Passion, en digne fille de Jean de la Croix : Appuyée sans aucun Appui Sans Lumière et dans les Ténèbres Je vais me consumant d’Amour… (PN 30, OC, 711) « Mon Dieu que vous êtes doux pour la petite victime de votre Amour Miséricordieux ! Maintenant même que vous joignez la souffrance extérieure aux épreuves de mon âme, je ne puis dire : ‘Les angoisses de la mort m’ont environnée’, mais je m’écrie dans ma reconnaissance : ‘Je suis descendue dans la vallée de l’ombre de Ia mort, cependant je ne crains aucun mal : parce que vous êtes avec moi, Seigneur !’ » (LT 262, OC, 621). Ce cri de reconnaissance est le signe que Thérèse reçoit tout ce qu’il y a d’amour dans le cœur de Jésus. Pour elle, il suffit d’accueillir le salut gratuit de Dieu en se recevant de lui comme il a toujours rêvé de s’offrir à nous. Se recevoir de Dieu en Jésus, c’est lui donner l’occasion de tout nous donner, c’est-­‐à-­‐dire lui-­‐même. N’avait-­‐elle pas écrit à Céline, le 6 juillet 1893 : « Le mérite ne consiste pas à faire, ni à donner beaucoup, mais plutôt à recevoir, à aimer beaucoup » (LT 142, OC, 463). Agonisante sur son lit de mort, elle sait bien qu’aucun mérite ne nous donnerait un droit sur Dieu. La souffrance même est inutile si elle n’est pas offerte avec notre vie et assumée dans l’amour. Pas de dolorisme chez Thérèse au seuil de la mort. Sa pauvreté n’a que faire des possessions que sont les mérites. À cette heure de vérité et de purification, on n’achète pas les grâces de Dieu, on les accueille simplement à la manière d’un enfant. Tout est don de Dieu, même l’agonie qui semble s’éterniser. Thérèse est une femme éperdue d’amour envers Jésus qui restera vraie, joyeuse, solide, fraternelle jusqu’à son dernier souffle. Aussi l’heure n’est pas à la crainte, mais à l’amour de Dieu donné gratuitement à ceux et celles qui sont assez pauvres pour l’accueillir. Il n’y a ici aucune prétention, aucun héroïsme, aucune ambition de sa part, il n’y a que lui, Dieu heureux, et ce qui lui appartient, l’amour, la paix, la joie et la célébration de notre bonheur. Nous oublions si souvent de nous réjouir du fait que Dieu est infiniment heureux et qu’il nous attend dans son ciel ! Se recevoir de Dieu Le Ciel sur la terre Thérèse traverse sa terrible épreuve physique et spirituelle pour que d’autres aient la lumière. La foi en l’Évangile de Jésus Christ, l’espérance en sa miséricorde et la charité fraternelle la guident sûrement vers son aurore pascale. Elle se reçoit de Dieu, n’ayant plus rien à donner que Jésus lui-­‐même. Elle sait par expérience que son impuissance est le signe de l’intervention divine, aussi fait-­‐elle cette prière d’action de grâces à sa sœur Céline, sœur Geneviève en communauté, le 3 août 1897 : 3
Sur cette question délicate de la fragilité de Dieu et de la souffrance des innocents, voir mon essai Dieu caché, Paris, Parole et Silence, 2010, p.86-­‐102. 5 Thérèse vit la confiance au Crucifié jusqu’à l’ultime dépouillement qu’est la mort. Elle possède la science des saints qui lui vient du Saint-­‐Esprit, avec cette particularité qu’elle aura toujours le souci de vouloir continuer à faire aimer Jésus après sa mort. Elle nous aime tellement qu’elle veut rester près de nous dans notre douloureuse quête de Dieu, d’où son désir de revenir sur la terre après son « entrée dans la vie », un peu comme le Christ l’a promis à ses disciples : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Matthieu 28, 20). Elle emprunte elle-­‐même la longue prière de Jésus pour les siens en se l’appropriant : « Jésus, mon Bien-­‐Aimé, je ne sais pas quand mon exil finira… plus d’un soir doit me voir encore chanter dans l’exil vos miséricordes, mais enfin, pour moi aussi viendra le dernier soir ; alors je voudrais pouvoir vous dire, ô mon Dieu : Je vous al glorifié sur la terre ; j’ai accompli l’œuvre que vous m’avez donnée à faire ; j’ai fait connaître votre nom à ceux que vous m’avez donnés : ils étaient à vous, et vous me les avez donnés » […] Mon Père, je souhaite qu’où je serai, ceux que vous m’avez donnés y soient avec moi, et que le monde connaisse que vous les avez aimés comme vous m’avez aimée moi-­‐même » (Ms C, OC, 281-­‐282). Paradoxe de cette jeune carmélite qui veut bien aller au Ciel pour y vivre la pleine réciprocité de l'amour trinitaire, mais qui veut aussi rester sur la terre pour rayonner l’amour du Christ. Elle écrit à l’abbé Bellière : « J’avoue que si dans le Ciel je ne pouvais plus travailler pour sa gloire, j’aimerais mieux l’exil que la patrie » (LT 220, OC, 576). Jamais on n’avait conçu le Ciel de cette manière. Dieu a pris Thérèse au mot, si on en juge par son rayonnement à travers le monde, surtout par le succès de son reliquaire qui se promène sur les cinq continents. À l’automne 2001, j’ai eu la grâce d’accompagner son reliquaire à travers les principales villes du Québec. Pendant plus d’un mois, ce fut, au volant de la Thérèse-­‐mobile, une vraie tournée d’évangélisation sur le thème : ‘À la rencontre du Christ avec Thérèse de Lisieux’. Cette jeune sainte, aimée de tous, redonnait l’Église aux gens ordinaires. La vénération de ses reliques offrait aux fidèles l’occasion d’exprimer leur foi avec tout leur corps, dans un climat de liberté et de fête : marcher en procession, prier seul ou en chœur, chanter, allumer un lampion, méditer en silence, écrire des intentions de prière, offrir des 4
roses … Le 13 juillet 1897, mère Agnès rapporte cette parole de Thérèse : « Je ne puis pas penser beaucoup au bonheur qui m’attend au Ciel ; une seule attente fait battre mon cœur, c’est l’amour que je recevrai et celui que je pourrai donner. Et puis je pense à tout le bien que je voudrais faire après ma mort » (DE, OC, 1041-­‐
1042). Le lendemain, elle écrit au père Roulland : « Ce qui m’attire vers la Patrie des Cieux, c’est l’appel du Seigneur, c’est l’espoir de l’aimer enfin comme je l’ai tant désiré et la pensée que je pourrai le faire aimer d’une multitude d’âmes qui le béniront éternellement » (LT 254, OC, 610). Thérèse a désiré, souffert, demandé ; ainsi, elle a tout reçu. L’épreuve de sa nuit s’est transformée en une fécondité pour l’Église. Son combat de la foi en Jésus a assumé la grande nuit de la condition humaine. Par 4
Voir mon récit Fioretti de sainte Thérèse, Montréal, Novalis, 2005. Ce livre est aussi publié en Europe aux éditions Parole et Silence sous le titre: Thérèse de l'Enfant-­‐Jésus au milieu des hommes. 6 son abandon dans l’amour, elle nous apprend à nous recevoir de Dieu pour mieux nous donner à lui. Grande est sa foi. Elle s’est sentie unie à Dieu sur la terre comme elle pourrait l’être au Ciel. « Après tout, cela m’est égal de vivre ou de mourir. Je ne vois pas bien ce que j’aurais de plus après la mort que je n’aie déjà en cette vie. Je verrai le bon Dieu, c’est vrai ! mais pour être avec lui, j’y suis déjà tout à fait sur la terre » (DE, OC, 998). La souffrance a complètement transformé Thérèse. Elle n’a pas cherché à l’expliquer ou à comprendre ce processus de purification. À l’exemple de Jésus, elle y voit l’humble moyen et le tragique chemin pour accéder au mystère d’un Dieu-­‐Amour qui souffre en l’être humain, son enfant. Car Dieu donne tout à celui ou celle qui souffre dans l’amour. Sa puissance éclate dans la faiblesse, comme il le dit à saint Paul : « Ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Corinthiens 12, 9). Dépossédée d’elle-­‐même, la carmélite de vingt-­‐quatre ans passe en Dieu dans un dernier élan d’enfant, le 30 septembre 1897, vers 19h20. Deux regards se rencontrent enfin. Une photo en saisit l’étonnante transfiguration. La majesté du visage glorieux de Thérèse, au moment où elle entre dans la vie, reflète son union éternelle au Christ ressuscité. La joie se répand sur ses lèvres où transparaît, comme en filigrane, le sourire de Dieu. Prière de Thérèse À la Sainte Face « Face Adorable de Jésus, seule Beauté qui ravit mon cœur, daigne imprimer en moi ta Divine Ressemblance, afin que tu ne puisses regarder l’âme de ta petite épouse sans te contempler Toi-­‐Même. Ô mon Bien-­‐Aimé, pour ton amour, j’accepte de ne pas voir ici-­‐bas la douceur de ton Regard, de ne pas sentir l’inexprimable baiser de ta Bouche, mais je te supplie de m’embraser de ton amour, afin qu’il me consume rapidement et fasse bientôt paraître devant toi. » (Pri 16, OC, 972) Jacques Gauthier, Dix attitudes intérieures. La spiritualité de Thérèse de Lisieux, Novalis/Cerf, 2013, pp. 157-­‐178.