Revue Voix plurielles

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Êtres frontaliersi
JORGE CALDERÓN
Université Simon Fraser
Résumé
L’article compare les essais Borderlands/La Frontera de l’écrivaine chicana Gloria Anzaldúa et Les identités
meurtrières de l’écrivain français d’origine libanaise Amin Maalouf. À partir de ces textes, la frontière est définie
comme un espace où naissent, vivent et meurent des personnes qui font partie de communautés frontalières.
Ainsi, les êtres frontaliers traversent et sont traversés par les frontières. Pour ces raisons, l’article revendique la
reconnaissance et le droit aux appartenances multiples, aux identités plurielles, à l’enracinement dans des terres
différentes qui fusionnent au cours de l’expérience vécue des êtres frontaliers.
En 1987, Gloria Anzaldúa a publié un essai littéraire et théorique intitulé Borderlands/La Frontera dans
lequel elle décrit l’espace de la frontière qui existe entre le Mexique et les États-Unis, et que les Chicanos et
Chicanas, comme elle, habitent dans ce qui constitue aujourd’hui, entre autres, une partie de l’état du Texas. Pour
Anzaldúa, la frontière n’est pas seulement une ligne imaginaire et géopolitique qui sépare deux États-nations de
l’Amérique du Nord. La frontière peut être également le lieu habité par tout un groupe d’individus qui a été pris,
tout d’abord, entre les bouleversements de l’histoire coloniale des empires espagnols et anglais. Ensuite, cette
communauté a vécu les guerres territoriales des nouveaux pays que sont devenus le Mexique et les États-Unis
après leur indépendance nationale des anciennes métropoles européennes. Les Chicanos qui sont pour la plupart
les descendants et des autochtones et des Espagnols — et qui ont parfois des ancêtres d’autres origines
européennes et même africaines — s’enracinent dans l’espace de la frontière. En tant que Chicana, Anzaldúa
revendique une identité métissée : le sous-titre de son essai est The New Mestiza. Femme métisse, donc, Anzaldúa
défend également son identité lesbienne. Ainsi, elle est une femme chicana, métisse et lesbienne. Chacun des
points de sa constellation identitaire a une influence sur la manière dont elle se définit et se construit du point de
vue personnel, mais également sur les possibilités et les limites que ceux qui l’entourent et que la et les sociétés
dans lesquelles elle vit lui accordent ou lui imposent. Dans Borderlands/La Frontera, Anzaldúa explique la manière
dont les forces individuelles, sociales et politiques façonnent son identité et également celle des personnes chicanas
qui sont métisses et conséquemment, d’une certaine façon, des êtres frontaliers.
Les points de vue existentiels et théoriques expliqués par Anzaldúa peuvent être comparés, complétés et
enrichis par les idées qu’Amin Maalouf explore dans son essai, publié en 1998, Les identités meurtrières.
L’expérience de Maalouf est semblable à celle d’Anzaldúa et en même temps très différente. Maalouf est originaire
du Liban et, contrairement à Anzaldúa, il a quitté le pays où il est né pour immigrer en France. De langue
maternelle arabe, Maalouf est devenu un écrivain important d’expression française puisque son œuvre est écrite et
publiée en français en France. Anzaldúa, quant à elle, a dû apprendre à naviguer entre l’espagnol chicano, lequel
n’est pas reconnu en Espagne, au Mexique et dans les pays de l’Amérique latine, et l’anglais. Elle a fini par parler
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et par écrire une variété de langues espagnoles et également l’anglais. L’essai Borderlands/La Frontera est écrit en
anglais, en espagnol, dans un mélange des deux langues que nous pouvons appeler « espanglish » et en nahuatl —
langue amérindienne héritée de ses ancêtres aztèques. Anzaldúa utilise aussi différents niveaux de langue. Elle
combine, par exemple, les genres littéraires de la prose et de la poésie avec les genres populaires de la chanson et
des proverbes. La religion de la grande majorité des Chicanos est le catholicisme. Toutefois, comme Anzaldúa le
souligne dans son essai, elle pratique en réalité un catholicisme pénétré par la religion de ses ancêtres
amérindiens. Certes, les missionnaires pouvaient convertir officiellement les autochtones au christianisme,
toutefois ces derniers officieusement continuaient à honorer leurs anciens dieux et à pratiquer des rites qui
conjuguaient l’apparence du christianisme avec la profonde essence des pratiques aztèques. Maalouf, de son côté,
est né dans une famille chrétienne qui appartenait à une minorité religieuse au Liban.
Minoritaires, « Atravesados » et frontaliers
Anzaldúa et Maalouf partagent l’expérience de celui qui se sent minoritaire : la première dans son propre
pays ; et le second dans sa terre natale du Liban et ensuite en France, son pays d’adoption. La question
linguistique est également importante dans les deux cas. La langue maternelle d’Anzaldúa est l’espagnol.
Cependant, le vocabulaire, la grammaire et la sémantique de l’espagnol parlé par les Chicanos du Texas sont
considérés comme des formes dégradées en Espagne, au Mexique et en Amérique latine. Donc, les Chicanos
doivent « apprendre » à parler
« correctement » espagnol s’ils veulent communiquer avec les Espagnols, les
Mexicains et les Latino-Américains. En outre, les Chicanos forment une minorité linguistique aux États-Unis. Afin
d’avoir accès à l’éducation, aux services de santé et sociaux ainsi qu’à de meilleurs emplois, les Chicanos doivent
apprendre l’anglais. Maalouf, quant à lui, parle bien sûr arabe et français. Sa maîtrise du français, une langue
seconde, est parfaite comme le démontre la qualité de son œuvre littéraireii. Néanmoins, il est vrai qu’il vit entre
les deux langues, dans l’entre-deux de l’arabe et du français. Au phénomène linguistique fait écho la réalité
religieuse. Ainsi, une fois de plus, Anzaldúa pratique une religion hétérogène, même si officiellement elle est
catholique. La religion d’Anzaldúa et de sa communauté chicana est un métissage, d’une part, de christianisme et,
d’autre part, de croyances, de pratiques, de rites et de divinités amérindiennes. Maalouf fait partie d’une
communauté chrétienne minoritaire au sein de la majorité musulmane du Liban et aussi de la majorité catholique
de la France. Toutefois, l’Église chrétienne à laquelle Maalouf appartient est historiquement l’une des plus
anciennes : lorsque l’Europe était encore païenne, les ancêtres de Maalouf étaient déjà chrétiens.
En fin de compte, une analyse comparative et parallèle de Borderlands/La Frontera de Gloria Anzaldúa et
des Identités meurtrières d’Amin Maalouf ouvre la possibilité d’approfondir la question de la frontière comme ligne
de séparation et comme espace habité par des êtres humains que la première appelle des « atravesados », des
nouveaux « mestizos » et des nouvelles « mestizas » et que le second définit comme des « frontaliers » et des
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frontalières — les habitants d’une région frontière, êtres ayant traversé les frontières, êtres de la frontière, êtres
traversés par la et les frontières, êtres occupant l’espace de la frontière. Dans cet ordre d’idées, Anzaldúa écrit :
A borderland is a vague and undetermined place created by the emotional residue of an
unnatural boundary. It is in a constant state of transition. The prohibited and forbidden are its
inhabitants. Los atravesados live here: the squint-eyed, the perverse, the queer, the
troublesome, the mongrel, the mulatto, the half-breed, the half dead; in short, those who cross
over, pass over, or go through the confines of the « normal ». (Anzaldúa 25)
L’espace de la frontière dans lequel les Chicanos, comme tant d’autres être humains sur la planète aujourd’hui,
habitent est un lieu qui n’existe pas dans la réalité géographique, mais dont ils ont une expérience individuelle et
collective intense. Cet espace est celui de la marge, celui de la marginalité, celui des marginaux qui ne sont pas
reconnus dans l’espace de la société, de la nation et même de l’État-nation. Même si ces deux espaces sont
interconnectés entre eux, leur coexistence n’est pas reconnue par le pouvoir central qui détermine ce qui existe et
ce qui n’existe pas. Ceux qu’Anzaldúa appelle « atravesados », c’est-à-dire ceux qui ont traversé une frontière et
qui sont traversés par une frontière ; ceux qui vivent également dans la confusion, le désordre et l’ambiguïté d’un
monde qui répond à d’autres lois et qui est en quelque sorte un monde à l’envers, ceux-là sont soit stigmatisés,
soit totalement condamnés, soit complètement effacés de la conscience du centre. De son côté, Maalouf ajoute
dans Les identités meurtrières :
[…] partout, dans chaque société divisée, se trouvent un certain nombre d’hommes et de femmes
qui portent en eux des appartenances contradictoires, qui vivent à la frontière entre deux
communautés opposées, des êtres traversés, en quelque sorte, par les lignes de fracture
ethniques ou religieuses ou autres. (Maalouf 45)
Ces frontaliers, comme les nomme Maalouf, peuvent jouer le rôle de traducteurs, d’interprètes et de messagers
entre les langues, les cultures, les communautés auxquelles ils appartiennent. Pour cela, les frontaliers doivent
pouvoir revendiquer et intégrer pleinement leurs multiples appartenances. Ils doivent être acceptés, écoutés et
respectés de chaque côté des frontières qu’ils traversent continuellement.
Les processus de la traduction
Même si l’histoire officielle des États-Unis ou du Mexique ne rend pas compte de l’histoire des Chicanos,
cette histoire est vécue par chacun des membres de la communauté. Ils partagent une expérience du présent qui
est informée par l’histoire du passé. La vie présente est modelée par l’histoire oubliée, effacée, détruite —
conséquemment par des processus d’oubli, d’effacement et de destruction. Il est possible d’interpréter l’expérience
du présent pour déployer l’histoire des Chicanos. Ce processus herméneutique n’est certes pas facile. À partir de
quelques traces, l’histoire est reconstruite, recomposée et parfois, quand cela est nécessaire, tissée à l’aide des fils
de l’imaginaire, afin de situer le présent dans un cadre historique qui le déploie dans toute la richesse de sa
signification.
Dans le texte d’Anzaldúa, la description de la société chicana contemporaine fusionne avec le récit de son
histoire passée. La mémoire collective chicana a gardé des fragments de son passé, des pages effacées de son
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histoire et des palimpsestes qu’il est nécessaire d’interpréter afin de donner sens au présent et d’ouvrir une route
vers le futur. Les processus de traduction sont centraux dans la démarche d’Anzaldúa : traduction du passé vers le
présent, traduction de l’histoire dans les récits actuels, traduction du nahuatl vers l’espagnol et l’anglais, de
l’espagnol vers l’anglais et d’une forme d’espagnol, celui des Chicanos, vers une autre forme d’espagnol, celui par
exemple des Mexicains ou des Latino-Américains. Dans ce cas, la traduction n’est pas le reflet identique d’une
langue dans une autre ou d’un point de vue sur une réalité en fonction d’un autre point de vue. En tant que
phénomène de traversée, la traduction est une écriture qui rend compte d’une autre écriture en mettant en relief
une certaine compréhension, une explication ou encore une mise en contexte d’une idée dans un contexte tout à
fait différent. Par exemple, Anzaldúa intitule la première partie de son livre en anglais « The Homeland, Aztlán »
(23-36) et en espagnol « El otro México ». Si nous traduisons littéralement le titre en français, dans le premier cas
nous obtenons « La patrie, Aztlán », en d’autres mots Aztlán est la nation à laquelle les Chicanos ont le sentiment
d’appartenir. Le seul problème est que la nation d’Aztlán n’existe plus. Après avoir été conquis et colonisé par les
Espagnols, le territoire d’Aztlán a été partagé des décennies plus tard entre le Mexique et les États-Unis. Donc, la
patrie des Chicanos est une nation disparue dont le territoire a été morcelé entre deux États-nations et plusieurs de
leurs États respectifs. Aztlán est aujourd’hui une utopie. Dans le deuxième cas, nous pouvons traduire le titre en
espagnol par « L’autre Mexique ». Alors, la communauté chicana représenterait un Mexique différent situé aux
États-Unis pour les Mexicains. Le peuple chicano serait également une collectivité qui est autre par rapport au
Mexique tout en étant étroitement liée à ce dernier. Nous comprenons que le titre en anglais s’adresse aux
anglophones et que le titre en espagnol s’adresse aux hispanophones. Ceux qui ne comprennent que l’une de ces
deux langues ont accès à un message restreint du livre. Toutefois, si comme les Chicanos une personne peut lire et
l’espagnol et l’anglais, alors la première partie du titre n’est pas tout à fait la traduction de la seconde partie du
titre, et vice versa. Pour les lecteurs Chicanos, il y a un seul titre dont les deux parties se complètent. À partir de
cette position bilingue, il est possible de comprendre que la patrie du peuple chicano est une nation mythique dont
le territoire n’existe plus, par conséquent Aztlán est une utopie. Cette utopie de la nation d’Aztlán est en relation
avec les États-Unis Mexicains ou le Mexique si l’on préfère. En même temps, il y a un rapport d’altérité entre la
réalité historique et sociopolitique de l’État-nation du Mexique et le mythe d’Aztlán.
Un phénomène de traduction semble se produit au chapitre 6 (87-98). Le titre de celui-ci est en nahuatl «
Tlilli, Tlapalli » et en anglais « Tha path of the red and black ink ». Dans ce chapitre, Anzaldúa écrit aussi « tlilli,
tlapalli, la tinta negra y roja de sus códices (the black and red ink painted on codices) were the colors symbolizing
escritura y sabiduría (writing and wisdom). » (Anzaldúa 91) Dans la partie en nahuatl, la traduction en français
serait « l’encre rouge, l’encre noire ». Un Chicano qui comprend cette langue ferait immédiatement un lien avec les
codex aztèques écrits en rouge, la couleur de l’écriture, et en noir, la couleur de la sagesse. La partie anglaise peut
être traduite par « le chemin de l’encre rouge et noire ». Le titre en anglais ajoute l’idée d’une conduite morale et
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de pratiques sociales que les Aztèques apprenaient à partir de la lecture de ces codex et qui faisaient partie de ce
qu’ils devaient appliquer afin de vivre une bonne vie en harmonie avec leur culture. Ils devaient suivre le chemin
juste tracé par les codex hérités de leurs ancêtres. Plus loin, dans le développement du chapitre, Anzaldúa lie
étroitement le nahuatl, l’espagnol et l’anglais qui s’enchaînent afin de fusionner dans la même phrase les trois
langues ou bien afin de mettre en relief le fait que les Chicanos ne passent pas la frontière qui sépare chacune de
ces langues, mais parlent au cœur de l’espace formé par la langue aux multiples facettes et sonorités qu’est la leur.
La rencontre hétérogène produite par les trois langues à partir du point de vue de ceux qui se situent seulement
dans l’espace, par exemple, de l’espagnol ou de l’anglais est en fait un espace linguistique homogène pour les «
nouveaux mestizos » et « les nouvelles meztizas » qui sont des êtres frontaliers. Néanmoins, soulignons que
l’anglais est la langue dominante dans le texte d’Anzaldúa, ensuite l’espagnol a une grande importance et
finalement le nahuatl est présent par intermittence — bien sûr si nous nous situons des différents côtés des
frontières linguistiques marquées par ces trois langues.
Maalouf traite également de la question de la traduction. Il commence par rappeler qu’il a vécu son
enfance dans un petit village du Liban, et donc que les premières années de sa vie sont ancrées dans la langue
arabe. L’arabe est pour Maalouf une langue maternelle dans laquelle il a lu « Dumas et Dickens et Les Voyages de
Gulliver » (Maalouf 7). Il a ainsi eu accès à la littérature et à la culture européennes premièrement en traduction
arabe. Maalouf met aussi en évidence le fait qu’il a entendu tout d’abord racontées en arabe les histoires qui ont
inspiré les romans qu’il a écrits par la suite en français. L’expérience décrite par Maalouf ressemble à celle de
plusieurs écrivains immigrants, par exemple, au Québec et en France. Pensons notamment à Ying Chen qui est née
en Chine, à Milan Kundera qui est né en Tchécoslovaquie (dans la partie qui est devenue officiellement depuis 1993
la République Tchèque), Aki Shimazaki qui est née au Japon, Linda Lê qui est née au Viêtnam, Sergio Kokis qui est
né au Brésil, Dai Sijie qui est né en Chine, etc. Tous ces auteurs écrivent et publient principalement en français,
une langue qui est pour eux une langue seconde. Certes, ils ont pu vivre différents processus de traduction. Par
exemple, ces écrivains ont peut-être lu leurs premières œuvres françaises en traduction en mandarin, en portugais
ou en tchèque. Puis pendant l’apprentissage du français, ils ont vécu dans l’entre-deux de leur langue maternelle et
de leur langue d’adoption. Ensuite une fois qu’ils ont immigré au Québec ou en France, ils ont traduit dans leurs
œuvres écrites en français une sensibilité, une culture et une vision du monde propres au pays où ils sont nés, où
ils ont passé leur enfance, où ils ont vécu les premières années de l’âge adulte. Et de plus, ils ont peut-être traduit
une partie du génie de leur langue maternelle dans leur œuvre écrite en français. Enfin, il est possible pour ces
auteurs de devenir des traducteurs : de traduire à leur tour des œuvres chinoises, vietnamiennes, brésiliennes en
français, et vice versa. Néanmoins, il ne faudrait pas négliger les problèmes de traduction qui provoquent une
mauvaise compréhension, une déformation ou encore une trahison de la signification première dans le texte
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traduit. Traduire, c’est prendre le risque de perdre et de se perdre dans l’entre-deux des langues. Les processus de
la traduction sont aussi hantés par les spectres de la trahison.
Déracinement
Le thème de la traduction dans les Identités meurtrières est lié, entre autres, aux questions linguistiques,
littéraires et socioculturelles ainsi qu’à la question du déracinement. L’exploration du déracinement nous permet de
mieux comprendre l’expérience de l’émigration, de l’immigration, de l’exil et du nomadisme postmoderne à l’heure
de la globalisation. Autour de la réflexion sur le déracinement, la conception des origines rencontre celle des
expériences vécues.
D’une part, tout en reconnaissant l’importance du lieu de naissance et de la filiation d’une personne, l’origine est
simplement un point de départ parmi tant d’autres, un lieu de commencement arbitraire et une réponse fort
relative à l’interrogation existentielle d’un individu. D’autre part, l’expérience vécue prend une plus grande
importance. Par conséquent, ce qui compte ce sont les relations quotidiennes qu’un individu a avec les personnes
qu’il aime et qui l’aiment en retour, avec sa famille, avec une communauté qui donne sens à sa vie. Ce sont la
langue et les langues que l’individu parle ; ce sont les valeurs éthiques, sociales et politiques qu’il défend ; ce sont
l’appartenance et les appartenances librement choisies et consciemment revendiquées qui définissent plus
profondément un être humain.
Toutefois, il serait naïf de croire que nous pouvons simplement nous définir en fonction de notre
expérience vécue sans devoir rendre compte de nos origines, car souvent nous sommes emprisonnés par les autres
dans des prisons identitaires essentialistes. Maalouf fait référence à l’exemple d’un jeune homme né en France,
mais dont les parents sont d’origine algérienne. Dans ce cas, le jeune homme n’est perçu ni tout à fait comme un
Français, ni tout à fait comme un Algérien :
Une expérience enrichissante et féconde si ce jeune homme se sent libre de la vivre pleinement,
s’il se sent encouragé à assumer toute sa diversité ; à l’inverse, son parcours peut s’avérer
traumatisant si chaque fois qu’il s’affirme français, certains le regardent comme un traître, voire
comme un renégat, et si chaque fois qu’il met en avant ses attaches avec l’Algérie, son histoire,
sa culture, sa religion, il est en butte à l’incompréhension, à la méfiance ou à l’hostilité. (Maalouf
9)
Pour Maalouf, avoir des appartenances diverses est une richesse, toutefois affirmer la multiplicité de ses
appartenances peut devenir problématique et même comporter un risque. Maalouf donne un deuxième exemple un
peu plus loin dans l’essai :
Je songe au cas d’un Turc né il y a trente ans près de Francfort, et qui a toujours vécu en
Allemagne dont il parle et écrit la langue mieux que celle de ses pères. Aux yeux de sa société
d’adoption, il n’est pas allemand ; aux yeux de sa société d’origine, il n’est plus vraiment turc. Le
bon sens voudrait qu’il puisse revendiquer pleinement cette double appartenance. Mais rien dans
les lois ni dans les mentalités ne lui permet aujourd’hui d’assumer harmonieusement son identité
composée. (Maalouf 9-10)
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L’expérience de marginalisation et d’effacement identitaire dont parle Maalouf est aujourd’hui vécue par des
millions d’individus en Espagne, en Angleterre, aux États-Unis, etc. Un peu partout sur la planète, des frontaliers
sont obligés de s’identifier à une seule nation, à une seule langue et à une seule culture. En même temps, leurs
papiers d’identité leur sont refusés d’un côté comme de l’autre de la frontière. Dans cet ordre d’idées, l’expérience
chicana nous aide à réfléchir au déracinement en fonction de paramètres semblables à ceux explorés par Maalouf,
et pourtant particuliers à l’expérience du peuple d’Anzaldúa.
Borderlands/La Frontera témoigne du fait que les individus et les familles de la communauté chicana ont
souvent dû quitter le village où ils étaient nés afin de trouver du travail ailleurs aux États-Unis. Même s’ils ne
quittaient pas les frontières de ce pays, leur expérience était vécue comme une forme d’émigration et
d’immigration à l’intérieur des États-Unis pour plusieurs raisons. Premièrement, le territoire situé au sud du Texas
où la grande majorité des Chicanos habite est très différent géographiquement, socialement, économiquement et
culturellement d’états comme Washington, New York ou même la Floride. En se déplaçant pour trouver de l’emploi,
les Chicanos étaient confrontés dans leur propre pays à un monde très différent de celui dans lequel ils avaient
grandi. Deuxièmement, la communauté chicana a pu garder certaines traditions. Entre autres, les Chicanos
communiquent entre eux par une langue commune qui n’est pas celle du reste des États-Unis. Donc, plusieurs
devaient apprendre à parler en anglais pour pouvoir trouver un emploi et s’intégrer dans leur nouvelle collectivité.
Simplement, en quittant la sécurité de la communauté chicana, les Chicanos étaient confrontés à un choc
linguistique et culturel très fort. Troisièmement, l’existence des Chicanos n’est pas reconnue, acceptée et légitimée
dans la culture dominante anglophone des États-Unis. Jusqu’à un certain point, les Chicanos peuvent être perçus
comme des étrangers dans leur propre pays. À cause de la couleur de leur peau, par exemple, ils peuvent être
considérés injustement comme des immigrants. De plus, s’ils ne parlent pas anglais ou bien parlent la langue avec
un accent et une certaine difficulté, alors il est possible de croire qu’ils sont originaires du Mexique ou d’un pays
d’Amérique latine. Quatrièmement, les Chicanos ont la conscience d’avoir perdu leur terre parce qu’ils gardent la
mémoire de la colonisation espagnole et ensuite de l’annexion de leur territoire aux États-Unis. Cette conscience
d’un déracinement n’est pas compensée par un nouvel enracinement dans une autre terre, une autre communauté
et donc un autre pays. Les Chicanos forment une communauté d’exilés qui ne peut pas retourner vers son lieu
d’origine. Ce n’est conséquemment pas en retraversant la frontière qu’ils retrouveront la patrie qu’ils ont quittée.
Le seul moyen de mettre pied de nouveau sur leur terre est de créer cette patrie dans l’espace des frontières,
c’est-à-dire dans l’espace de l’imaginaire social entre le nahuatl, l’espagnol et l’anglais ; entre Aztlán, le Mexique et
les États-Unis. Par conséquent, sur le territoire de la frontière. Le seul territoire que les Chicanos peuvent inventer
afin de s’y enraciner. Certes, c’est un territoire frontalier qui n’existe pas pour ceux qui sont enracinés d’un côté ou
de l’autre de la frontière.
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Unité de la synthèse
Une autre idée intéressante dans la réflexion d’Anzaldúa est celle de reconnaître que des figures imposées
par la religion, le colonialisme et l’impérialisme sur les peuples amérindiens ont fini par leur appartenir, et que ces
figures recouvrent des éléments de la culture et de la tradition qu’elles devaient détruire. Anzaldúa donne
l’exemple de la Vierge de Guadalupeiii qui est la représentation de la Vierge Marie et qui est toujours aujourd’hui la
figure religieuse la plus importante pour les Chicanos et les Mexicains — elle a en fait était reconnue par l’Église
catholique comme la Sainte Patronne du Mexique. Anzaldúa note que « [m]y family, like most Chicanos, did not
practice Roman Catholicism but a folk Catholicism with many pagan elements. La Virgen de Guadalpe’s Indian
name is Coatlalopeuh. She is the central deity connecting us to our Indian ancestry. » (Anzaldúa 49) Rappelons
que la Vierge de Guadalupe a été imposée aux descendants des Aztèques dans le but de remplacer les déesses
qu’ils adoraient après la conquête par les Espagnols de leur peuple. Elle avait donc pour rôle d’imposer le respect
de la religion catholique afin de réunir sous une seule figure les différentes pratiques et croyances religieuses des
anciens Aztèques. Une légende a été inventée pour justifier la conversion des Amérindiens au catholicisme. Le 9
décembre 1531, la Vierge de Guadelupe serait apparue à un homme appelé Cuautlaohuac qui appartenait à la
classe sociale la plus basse de sa tribu. Les Espagnols ont traduit son nom par Juan Diego. La Vierge lui aurait
demandé de lui construire un temple où lui et son peuple l’honoreraient. En échange, la Vierge les protégerait. Il
est à noter que le lieu où le temple a été construit était celui que les Aztèques avaient choisi pour adorer la déesse
Tonantsi qui représentait une protection maternelle du ciel.
Anzaldúa ne rejette pas la figure de la Vierge de Guadalupe. Au contraire, elle reconnaît l’importance de
cette dernière dans la culture et l’histoire des Chicanos qui s’identifient très fortement à elle. La Vierge de
Guadalupe est même devenue un symbole de la lutte pour la reconnaissance sociale et politique des Chicanos aux
États-Unis. Ainsi, les Chicanos peuvent se rassembler autour de la Vierge de Guadalupe, car elle est un lieu
commun qui peut les réunir malgré leurs différends. Anzaldúa revendique plutôt le fait que la Vierge de Guadalupe
porte encore en son cœur les déesses aztèques qu’elle a assimilées : Coatlicue, Coatlalopeuh, Coyolxauhqui,
Tonantsi, Tlazolteotl, Cihuacoatl. Par exemple, Coatlalpeuh était la déesse de la terre ; Coyolxauhqui, celle de la
lune ; et Coatlicue était une déesse qui représentait un serpent — contrairement à la tradition chrétienne, le
serpent était une puissance positive dans la religion aztèque. Les forces des déesses aztèques qui ont été
particulièrement refoulées dans la figure de la Vierge de Guadalupe sont celles de la sexualité et de la mort, eros et
thanatos.
Cette disparition et cette assimilation des déesses aztèques ont eu des répercussions dans la sagesse
populaire des Chicanos. Anzaldúa croit que la Vierge de Guadalupe a été utilisée pour rendre les Chicanos soumis
et dociles. La Chingada, une autre figure populaire qui n’a pas un lien direct avec le catholicisme, représente la
trahison des Chicanas. La fonction du personnage de la Chingada serait de stigmatiser le sang amérindien, le sang
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de la honte, qui coule dans les veines des Chicanos qui sont des métis, donc vulgairement des « bâtards ». Enfin,
l’image de la Llorona, une femme qui pleure et qui erre sans but précis, représenterait la souffrance à laquelle le
peuple chicano est condamné à cause de son infériorité raciale et culturelle. Anzaldúa ne rejette ni la Vierge de
Guadalupe, ni les déesses aztèques, ni les figures contemporaines de la marginalité du peuple Chicano. Elle
revendique plutôt toutes ces représentations parce qu’elles appartiennent à sa culture, à son histoire et à sa
tradition et parce qu’elles donnent sens à sa vie, à la vie de sa famille et à la vie de sa communauté. Anzaldúa met
plutôt en relief la diversité, les contradictions et les tensions qui la façonnent et façonnent son monde dans le but
de décrire ce qu’exister dans l’espace de la frontière signifie pour elle dans toute sa richesse, sa complexité et sa
souffrance existentielle. Afin d’illustrer cette conclusion, Anzaldúa décrit en détail l’une des déesses aztèques :
[Coatlicue] has no head. In its place two spurts of blood gush up, transfiguring into enormous
twin rattlesnakes facing each other, which symbolize the earth-bound character of human life.
She has no hands. In their place are two more serpents in the form of eagle-like claws, which are
repeated at her feet: claws which symbolize the digging of graves into the earth as well as the
sky-bound eagle, the masculine force. Hanging from her neck is a necklace of open hands
alternating with human hearts. The hands symbolize the act of giving life; the hearts, the pain of
Mother Earth giving birth to all her children, as well as the pain that humans suffer throughout
life in their hard struggle for existence. The hearts also represent the taking of life through
sacrifice to the gods in exchange for their preservation of the world. In the center of the collar
hangs a human skull with living eyes in its sockets. Another identical skull is attached to her belt.
These symbolize life and death together as parts of one process. (Anzaldúa 69)
En somme, la déesse Coatlicue représente une synthèse de toutes sortes d’éléments propres à la religion aztèque,
et ce, même si quelques-uns d’entre eux s’opposent les uns aux autres. Les Aztèques ont intégré dans la
représentation de Coatlicue les symboles les plus importants de leur culture et de leur pensée. En fait, le plus
fondamental est le fait que la figure de la déesse est la synthèse d’idées et de forces contradictoires, comme l’écrit
Anzaldúa : « the eagle and the serpent, heaven and the underworld, life and death, mobility and immobility,
beauty and
horror. » (Anzaldúa 69) Et cela fait partie de l’héritage que le peuple chicano a reçu et qu’il a
continué à transmettre à ses descendants, c’est-à-dire que Coatlicue est définie par Anzaldúa comme une
manifestation de l’unité culturelle, et non comme une figure de l’hétérogénéité.
En conclusion, l’analyse et la mise en relief d’une série d’idées défendues par Gloria Anzaldúa dans
Borderlands/La Frontera et Amin Maalouf dans Les identités meurtrières nous permettent de mieux comprendre, à
partir de deux points vue complémentaires dans leur différence, l’existence et la construction de l’identité des
habitants de l’espace de la frontière. Que nous les appelions des minoritaires parce qu’ils représentent des groupes
marginaux à l’intérieur de sociétés et de nations qui les stigmatisent ou bien que nous les nommions des
«
atravesados » en fonction de leur expérience de la traversée et d’être traversés par les frontières géopolitiques,
linguistiques, religieuses et ethnoculturelles, ces êtres frontaliers revendiquent de plus en plus un droit à la
reconnaissance et un droit d’exister par rapport à leurs appartenances multiples et parfois contradictoires. L’un des
processus qui accompagne le passage des frontières est celui de la traduction. Traduire est une compétence
fondamentale pour les êtres transnationaux. Pour cette raison, les frontaliers peuvent devenir des ambassadeurs
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sans patrie qui parlent au nom de tous les pays qu’ils connaissent, de toutes les langues qui les habitent, et de
toutes les cultures qu’ils portent en leur cœur. Pour cela, les êtres frontaliers doivent pouvoir construire leur
identité par rapport à leurs nombreuses filiations ; ils doivent pouvoir revendiquer leurs diverses origines et
héritages ; ils doivent pouvoir s’identifier à l’expérience vive de leur existence ; ils doivent pouvoir vivre dans
l’espace des frontières et être accueillis par les communautés qui vivent de chaque côté de ces lignes de séparation
qui parfois marquent aussi une possible communion.
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Références
Anzaldúa, Gloria. (1987). Borderlands/La Frontera. 2e édition. San Francisco : Aunt Lute Books, 1999.
Keating, Ana Louise, éd. Entre Mundos/Among Worlds : New Perspectives on Gloria E. Anzaldúa. New York :
Plagrave Mcmillan, 2005.
—————. Women Reading, Women Writing : Self-Invention in Paula Gunn Allen, Gloria Anzaldúa, and Audre
Lorde. Philadelphie : Temple University Press, 1996
Maalouf, Ami. (1998). Les identités meurtrières. Paris : Le Livre de Poche, 2006.
Mourad, Stéphane. « De l’identité meurtrière à l’altérité salvatrice : La figure du narrateur dans le roman d’Amin
Maalouf Léon l’Africain ». Dalhousie French Studies, printemps-été 2006, 74-75 : 73-84.
Robolledo, Tey Diana. Women Singing in the Snow : A Cultural Analysis of Chicana Literature. Tucson : University
of Arizona Press, 1995.
Rueda Esquibel, Catrióna. With Her Machete in Her Hand : Reading Chicana Lesbians. Austin : University of Texas
Press, 2006.
i
J’emprunte l’expression «êtres frontaliers» à Amin Maalouf qui l’a utilisée et définie dans son essai Les identités
meurtrières publié en 1998.
ii
En 1993, Maalouf a gagné le prestigieux Prix Goncourt pour son roman Le rocher de Tanios.
iii
La Sierra de Guadalupe est une chaîne montagneuse de l’Espagne centrale. Alphonse IX y fit construire un
monastère en 1340 afin de le dédier à la Vierge de Guadalupe. Ce monastère est devenu un lieu important de
pèlerinage qui a été vénéré particulièrement par les Rois Catholiques et Christophe Colomb.
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