La création de l`hôpital Joseph-Ducuing à Toulouse

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La création de l`hôpital Joseph-Ducuing à Toulouse
HISTOIRE
La création de l’hôpital
Joseph-Ducuing à Toulouse
Dr Stéphane Aczel, médecin retraité de l’hôpital Joseph-Ducuing
« Celui qui oublie ses racines n’atteint jamais sa destination ». Ce proverbe philippin
pourrait illustrer la détermination des fondateurs, des bénévoles et des médecins
qui ont fait vivre et se développer l’hôpital Joseph-Ducuing à Toulouse, autrefois
appelé hôpital Varsovie. Fondé en 1944 par des résistants républicains espagnols
afin de soigner les blessés des unités de guérilleros qui s’étaient battus en
France contre les nazis, il a étendu progressivement ses activités au bénéfice de
l’ensemble de la population de Toulouse et sa région.
DANS UNE SITUATION ANORMALE de bout en bout
– libération de Toulouse en août 44 –, les
FFI-Guérilleros espagnols ayant contribué
à cette bataille et défilé dans les rues de
Toulouse (avec des casques récupérés de
la Wehrmacht, peints en bleu !) évaluent
la situation, en suspens depuis la Retirada 1
de 1939.
Certes, la guerre n’est pas finie, mais
Mussolini déjà mort, Hitler ayant manifestement perdu la guerre, il suffirait de se
présenter aux frontières pyrénéennes avec
conviction et quelques forces, la République espagnole se lèverait, la légitimité
l’emporterait sur l’insurrection franquiste...
Un plan de bataille est établi : incursions
par le val d’Aran 2, par le col du Somport 3,
et au Pays basque. Ce plan est controversé,
plus que fragile, utopique, il n’y a que
ceux du val d’Aran qui vont tenter la
Reconquista 4. Un plan voué à l’échec : les
forces franquistes, informées, attendent,
armées, dans des positions fortes tout le
long du chemin depuis Viella 5.
mais il faut tout y faire : nettoyer, repeindre,
aménager une salle d’eau, des salles pour
opérer, une pharmacie-laboratoire, une
cuisine et son réfectoire. Les Fundadores 6
travaillent nuit et jour bénévolement, apportent des paillasses, des meubles sommaires. (Cf. le film Spain in Exile, dir. Alvar
Martinez Vidal, chez Loubatières, Toulouse).
Le service de santé des armées met à
disposition des boîtes à pansements, du
matériel de premiers secours, une ambulance pour le transport des blessés et des
malades. Les familles apportent des draps,
des couvertures, de la charpie...
Un château reconverti
Le château au 15 rue Varsovie, en 1946
En prévision des batailles, un hôpital militaire doit être organisé. Les villes de Luchon
et Saint-Gaudens n’ont pas de structure
disponible, ce sera Toulouse. Le lieutenant
Momene contacte Bugnard et le commissaire de la République Bertaux, qui lui
signalent sur la rive gauche de la Garonne,
au 15 rue Varsovie (verso vi signifiant
littéralement « verse [le] vin » en occitan),
un « château » sans occupants.
Ce bâtiment a été bâti à la fin du XIXe siècle
pour un artiste lyrique du Capitole, qui, ruiné,
l’a cédé à une famille, dont les enfants sont
dispersés. Cette bâtisse peut convenir,
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Il faudra aussi envisager d’hospitaliser les
blessés espagnols des batailles qui se
poursuivent, car ils sont accueillis sur les
berges de la Garonne dans des baraques et
des tentes au cours Dillon 7.
Beaucoup de disponibilité, une invention de
tous les instants, des heures de travail qui
ne sont pas comptées, un personnel qui est
là, tout le temps, un accueil fraternel, en
font les atouts immédiats.
Ainsi, dans un pays encore en guerre, une
structure émanant d’une force militaire
étrangère organise l’invasion dans un pays
« neutre » et non belligérant, sous le regard
des autorités.
Une reconnaissance
internationale
Un grand dévouement
Les premières admissions se font autour
du 15 octobre 1944 : des blessés et beaucoup de malades. Ce mois, particulièrement froid, cause pneumonies, engelures,
ulcères de stress dans une armée souséquipée qui se battra néanmoins près de
trois semaines avant de tourner court
devant l’avancée franquiste, car aucune
aide extérieure n’était à attendre. Un front
pyrénéen ne pouvait s’ouvrir, tous les alliés,
y compris l’URSS, concentrant leurs forces
pour la ruée vers Berlin.
La fin de la guerre rétablit la logique, les
FFI-Guérilleros sont dissous, l’hôpital s’occupe des civils, démobilisés et autres, des
femmes, des enfants, mais toujours issus
de la communauté républicaine espagnole.
Les médecins ne sont pas reconnus par le
conseil de l’Ordre, il faudra un décret
ministériel pour les autoriser à travailler,
exclusivement dans le cadre de l’hôpital.
Des médecins n’ayant pas le « droit de soigner » (car étrangers) soignent une population « n’ayant pas le droit d’être soignée »
(car sans ressources, ni Sécurité sociale).
Dès 1946, une solidarité internationale a
permis des progrès constants : un appareil
de radiographie est prêté gratuitement par
la municipalité de Zürich ; un électrocardiogramme et un appareil pour mesurer le
métabolisme basal sont offerts par Prague;
Pablo Picasso offre des dons ; Irène JoliotCurie va aux États-Unis sur invitation du
JARC (Joint Antifascist Refugee Commitee,
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HISTOIRE
L’hôpital Joseph-Ducuing, de nos jours
fondé par le Dr Barsky, ancien des Brigades
internationales) pour récolter des fonds, au
cours d’une soirée de gala, qui seront offerts
aux structures républicaines espagnoles
(hôpital, maison d’enfants, maison de
convalescence).
La liste des soutiens les plus connus fait
l’effet d’un véritable feu d’artifice, tant de
bonnes volontés se penchent sur la cause
«varsovienne»: Dr Thomas Addis, Dr Edward
Barsky, M. et Mme Leonard Bernstein, Ernest
Bloch, Albert Einstein, Howard Fast, Lion
Feuchtwanger, Dashiell Hammett, Rita
Hayworth, Ernest Hemingway, Heinrich
Mann, Thomas Mann, M. et Mme Pierre
Monteux, Dorothy Parker, Gregor Piatigorsky, Jean Renoir, Jerome Robbins, Paul
Robeson, Arthur Schnabel, Anna Seghers,
Geneviève Tabouis, Dalton Trumbo, Orson
Welles et tant d’autres…
En 1948, Howard Fast visite l’hôpital et
signe le livre d’or, Paul Éluard y exprime
son espoir en une Espagne libre et démocratique...
1- Exil des républicains
espagnols d’après-guerre.
2- Vallée située en Espagne,
dans les Pyrénées catalanes.
La Garonne y a sa source.
3- Col de montagne dans
les Pyrénées occidentales,
situé sur la frontière entre
l’Espagne et la France.
4- Fait référence à la
« Reconquête » qui désigne
les siècles de luttes entreprises
par les chrétiens espagnols
contre les musulmans pour
reconquérir le territoire.
5- Ville située dans
les Pyrénées andorranes.
6- Fondateurs, bâtisseurs.
7- Esplanade située
le long de la Garonne
à 400 m environ de l’hôpital
Joseph-Ducuing.
L’après-guerre,
et bientôt la guerre froide
Au printemps 1948, les commémorations
de la fondation de la IIe République font
défiler à l’hôpital les notables de l’univer-
sité (dont le doyen Calvet) et de la société
civile toulousaine, ainsi que la presse, qui,
tous unanimement, félicitent la communauté varsovienne pour ses réalisations.
En 1949, un nouveau dispensaire, comprenant un laboratoire et une pharmacie, est
construit par des bénévoles et permet de
recevoir plus de 15000 consultations par an.
Une attention particulière est portée à la
lutte antituberculeuse, à la correction des
carences consécutives aux années de
guerre, aux colonies sanitaires pour les
enfants, à l’éducation et à la formation professionnelle des soignants et même une
certaine recherche scientifique est présente, en particulier avec la publication des
Annales, seule revue médicale éditée (bilingue castillan/français) par les républicains
de ce côté-ci de l’Atlantique.
En 1950, le contexte de la guerre froide va
glacer l’air aussi autour de l’hôpital, dans
une ambiance de maccarthysme débordant
les États-Unis.
L’opération Boléro-Paprika va, sur le
territoire métropolitain, faire arrêter plus
de 300 communistes étrangers, en majorité espagnols, qui sont expulsés après
avoir été retenus ou consignés en résidence
surveillée. Les médecins de l’hôpital Varsovie, cueillis au petit matin, orientés sur le
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HISTOIRE
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camp des Sables à Muret, envoyés en Corse,
ne sont plus à leur poste à l’hôpital.
Le Patriote titre sur cinq colonnes en première page «Coup de force du gouvernement
contre les républicains espagnols ». La
Dépêche titre sur trois colonnes en pages
intérieures « La police a opéré une rafle
monstre contre des communistes étrangers
résidant en France ».
S’en suivra une bataille de communiqués
avec appel aux manifestations de solidarité
des syndicats et organisations politiques
« de gauche » pour sauver l’institution.
Un lieu de soins et de formation
On ne peut laisser 60 à 80 malades hospitalisés sans surveillance médicale. Autour
du professeur Ducuing se cristallise une
volonté de relais, de continuation du travail entrepris. Des médecins amis de la
cause républicaine se rendent disponibles
tout de suite : le D r Champagnac, le
D r Barsony, le Dr Tauber, le Dr Epstein, le
Dr Landez, le Dr Lapeyrère (chirurgien et
élève de Ducuing), le Dr Baux (gynécologue), le Dr Paillé (radiologue). Ils affichent
les heures de consultations (parfois même
en castillan) dans la presse locale. René
Biart, encore étudiant, va passer ses jours
et ses nuits dans le service.
Un véritable hôpital du « généraliste » se
crée, de nombreux médecins de la ville et
des environs y consultent, font hospitaliser
leurs patients en médecine et en chirurgie
et les suivent personnellement avec les
médecins plein-temps.
Des carabins viennent assister aux consultations, aux visites (les stages au CHU ne
commencent qu’en quatrième année), les
services sont grands ouverts et la présence
des futurs médecins est permanente.
Un nouveau service de chirurgie est inauguré en 1959, avec des blocs opératoires,
une pharmacie et un nouveau laboratoire
qui font la fierté de tous.
Polyvalence
et esprit de solidarité
Depuis tout ce temps, l’hôpital s’est transformé de fond en comble :
L’HÔPITAL VARSOVIE
EXIL, MÉDECINE ET RÉSISTANCE (1944-1950)
Editions Loubatières,
112 pages, avril 2011,
23,30 euros.
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Rédigé par un collectif sous la coordination d’Àlvar
Martínez Vidal, ce livre aborde cet épisode surprenant
et mal connu de l’aide humanitaire internationale
aux réfugiés de la guerre civile espagnole au Sud de
la France : la création de l’Hospital Varsovia à Toulouse
par les guérilleros en vue de l’opération Reconquista
de España (octobre 1944). Il montre comment cet
hôpital développa, au-delà des activités de soins
proprement dites, une politique qui l’inscrivit dans
une voie résolument moderne. Le livre contient un
DVD présentant le film Spain in Exile, sous-titré en
catalan, espagnol et français, et une copie de la revue
Anales del Hospital Varsovia, des années 1948 à 1950.
• reconstruction de la médecine et de la
chirurgie ;
• création d’une maternité appliquant les
méthodes de naissance sans violence ;
• planning familial ;
• extension de la chirurgie et de la maternité ;
• création d’un service régional de soins
palliatifs et d’accompagnement ;
• scanner et IRM ;
• centre régional de vaccination et de lutte
contre la tuberculose ;
• suivi d’une cohorte importante de
patients VIH/VHC ;
• addictologie, lutte contre le tabagisme ;
• prise en charge d’adolescents en crise
et d’anorexies sévères ;
• centre de référence pour certaines
maladies rares et orphelines ;
• éducation thérapeutique pour diabétiques et prise en charge de patients non
francophones ;
• cancérologie en collaboration avec les
centres de référence.
Que reste-t-il du petit hôpital à dimension
presque familiale des années 50-80 ?
Certainement un « esprit », faisant passer
le patient au centre des objectifs, s’appuyant sur une certaine conception de la
solidarité dans la société ; les « anciens »
transmettant tout ce qui, reçu des équipes antérieures, fait un bouquet de valeurs,
une couleur particulière, qui se dilue certes
dans le temps et avec le renouvellement
du personnel, mais dont on reconnaît
encore les reflets.
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