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Rites de passagee au xxi siècle Entre nouveaux rites et rites recyclés Martine Roberge RITES DE PASSAGE AU XXIE SIÈCLE Entre nouveaux rites et rites recyclés Martine Roberge RITES DE PASSAGE AU XXIE SIÈCLE Entre nouveaux rites et rites recyclés Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 1er trimestre 2014 ISBN 978-2-7637-1998-6 PDF 9782763719993 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de l'Université Laval. Table des matières Introduction................................................................................. 1 Chapitre un Les rites entourant la naissance..................................................... 9 1.1 Les rites pendant la grossesse...................................................10 1.1.1 Le shower de naissance : un rite multiforme .......................17 1.1.2 Déroulement type d’un shower de bébé..............................19 1.2 Les rites à l’accouchement.......................................................39 1.3 Baptêmes et autres cérémonies de bienvenue au nouveau-né...43 1.3.1 Baptêmes classiques revisités...............................................45 1.3.2 Fêtes de bienvenue.............................................................50 1.3.3 Fêtes d’anniversaire en guise de fêtes de bienvenue.............54 1.3.4 Baptêmes en forêt ..............................................................55 1.3.5 Choix d’un parrain et d’une marraine................................58 Chapitre deux Les rites entourant l’âge adulte et l’entrée dans la conjugalité....... 61 2.1 L’enterrement de vie de jeunesse.............................................63 2.1.1 Scénario et déroulement.....................................................64 2.1.2 Symbolisme et signification du rite.....................................73 2.2 Les fiançailles, un rite prématrimonial ?...................................78 2.2.1 Fiançailles classiques...........................................................79 2.2.2 Déroulement minimaliste et invariants...............................80 2.2.3 L’engagement comme signification première du parcours conjugal..............................................................................89 VIII RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE 2.3 Mariages personnalisés et autres cérémonies d’union...............93 2.3.1 Schéma ternaire du déroulement du mariage-événement....95 2.3.2 Choix de la formule, mise en scène et sens du rite..............117 2.4 Pendre la crémaillère en guise d’engagement ..........................128 2.5 Rites de séparation et fêtes de divorce.....................................132 Chapitre trois Les rites de mort........................................................................... 135 3.1 Funérailles, cérémonies d’adieu, de commémoration, d’hommage au défunt et autres pratiques d’apaisement...........137 3.1.1 Scénographie simplifiée et constantes du rite......................150 3.1.2 Reformulation des rites de mort et signification.................170 Conclusion Entre nouveaux rites et rites recyclés............................................. 177 Bibliographie................................................................................ 185 1. Sources.....................................................................................185 2. Études et ouvrages....................................................................188 À François Pour ta fidélité à la vie et à l’amitié Introduction D epuis les premiers travaux des sociologues au début du XXe siècle, on a beaucoup épilogué sur la question de la ritualité. Ce champ d’études est, depuis son émergence, la source d’une intarissable production scientifique. Encore aujourd’hui, le domaine fait couler beaucoup d’encre dans les milieux tant universitaires que médiatiques. Les nombreux articles dans les médias de masse, les ouvrages récents qui occupent les rayons virtuels ou réels des bibliothèques ainsi que les sites Internet attestent de la pertinence sociale du sujet. Toutefois, nous assistons actuellement à une évolution notable des rites – de leurs motivations, de leur nature et de leurs manifestations – qui justifie que l’on y porte un nouveau regard. Si les rites sont toujours présents dans nos sociétés contemporaines, c’est donc qu’ils répondent à un besoin et qu’ils ont une fonction sociale. Une société sans rituels n’existerait pas. Mais les rites se sont transformés au rythme des changements sociaux et des préoccupations des individus. Leur plasticité inquiète à tel point, que la perte des repères d’autrefois dans les rites classiques remet en question l’authenticité des rites aujourd’hui. Ces formes rituelles, qui s’apparentent à des rites déjà connus, en sont-elles toujours ? La notion de rite, et a fortiori celle de rite de passage, ne correspond plus au XXIe siècle à une catégorie étanche aux contours bien définis. Pour comprendre les rites aujourd’hui, il faut tenter d’analyser de près les formes rituelles qui s’offrent au regard de 2 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE l’observateur. Si la diversité rituelle est aujourd’hui la norme1, seule la description ethnographique peut rendre compte du processus d’élaboration et de la diversification des rites, en tenant compte de chaque contexte d’énonciation. C’est à cette tâche que nous nous emploierons dans cet ouvrage. Les résultats présentés ici renvoient à une enquête qualitative par entrevues et observations réalisée de 2008 à 20122. L’échantillon comprend 55 entretiens auprès d’une population diversifiée de 35 personnes (21 femmes et 14 hommes) et 13 observations3. Certains témoignages rendent compte de plus d’un rite. La répartition des propos des personnes rencontrées se fait de la façon suivante : 16 entrevues portent sur des rites entourant la naissance, 27 entourant l’âge adulte (conjugalité) et 12 entretiens portent sur la fin de la vie (mort). Pour les observations, elles se répartissent comme suit : quatre sur des rites de naissance, une sur un rite de conjugalité et huit sur des rites de mort. 1. Martine Segalen (2005), « L’invention d’une nouvelle séquence rituelle du mariage », Hermès, 43, p. 159-168. 2. Cette recherche a été subventionnée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. 3. La recherche de terrain auprès des sujets humains a été approuvée par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval. Je désire remercier chaleureusement tous les participants et toutes les participantes qui ont bien voulu collaborer à la recherche par leurs témoignages, qui constituent pour l’ethnologue les assises de toute étude ethnologique. Toutes les entrevues et les observations ont été réalisées par deux étudiantes au doctorat en ethnologie, Catherine Arseneault et Sandy Chevalier, qui travaillent sous ma direction. Elles ont également réalisé les transcriptions d’entrevue, la compilation des données par type de rites et les synthèses préliminaires en vue de la rédaction du manuscrit. Pour tout ce travail de recherche de terrain, pour les discussions et les échanges fructueux que nous avons eus à toutes les étapes du projet La nouvelle ritualité : relecture des rituels dans la société contemporaine et que nous avons poursuivis lors de la rédaction de ce livre, je leur suis redevable et je tiens à les remercier sincèrement. La qualité de leur travail, l’esprit d’équipe qu’elles ont développé et l’enthousiasme dont elles ont fait preuve tout au long de la recherche témoignent de l’envergure de la formation et de l’expérience que peuvent acquérir les étudiants par leur intégration soutenue dans des projets de recherche subventionnés. Enfin, je tiens également à remercier très chaleureusement ma collègue et amie Isabelle Collombat, traductologue et professeure de traduction à l’Université Laval, pour son aide précieuse à traduire, de la manière la plus juste possible, certains termes désignant des pratiques ou des rites aux origines anglo-saxonnes, ou encore la terminologie usuelle d’Internet et des réseaux sociaux, mais surtout pour les échanges fructueux qui m’ont guidée dans la précision et la remise en question de certains concepts de la recherche sur les rituels, ainsi que ses nombreux conseils lors de la relecture du manuscrit. INTRODUCTION 3 Pour les entretiens, les rites sélectionnés devaient remonter tout au plus à la dernière décennie, soit 1998. Les rites dont la scénarisation collait davantage aux rites de passage classiques – baptême, mariage, funérailles – et selon les canons religieux, par exemple, n’ont pas été retenus prioritairement. Sans nier la cohabitation des rites classiques et des rites contemporains, la sélection s’est d’abord faite sur la base de la personnalisation des rites afin de mieux analyser leur transformation et les tendances qui se dessinent au XXIe siècle. L’échantillon se compose donc d’une ritualité diversifiée : cérémonie d’accueil de l’enfant, fête de bienvenue, baptême, shower4 de naissance, shower de bébé, rite autour de l’accouchement, enterrement de vie de jeunesse, fiançailles, achat d’une première maison, pendaison de crémaillère, mariage thématique, cérémonie d’union, hommage au défunt, funérailles, cérémonie d’adieu. La plupart des témoignages ont été recueillis auprès de témoins directs, en ce sens que les personnes rencontrées sont des acteurs du rite, des participants ou des spectateurs. Dans nombre de cas, ils sont également 4. Le terme « shower », au sens littéral de « pluie », « avalanche » ou « averse », n’a pas d’équivalent en français. Il a d’abord été associé au rituel du mariage. L’expression désignait généralement la soirée donnée en l’honneur de la fiancée, quelques jours avant le mariage, où elle recevait une « pluie de cadeaux ». Le rite était exclusivement féminin et habituellement organisé par les amies et parentes proches de la future mariée (C. Arseneault et M. Roberge (2006), « Réflexion sur le rite contemporain des fiançailles : Vers une hybridation des rites matrimoniaux ? », Ethnologies, vol. 28, n° 2, p. 29). D’origine nord-américaine, le shower de mariage « a connu une diffusion lente chez les Québécois francophones ; [il] s’est d’abord imposé à la bourgeoisie de Montréal, probablement au début du siècle » (D. Girard (1998), « Le shower : enterrer sa vie de jeune fille », Ethnologie française, vol. 28, n° 4, p. 473). Après la Deuxième Guerre mondiale, la coutume se répand dans toutes les classes sociales ; cependant, les cadeaux demeurent l’élément central de la réunion de filles, prétextes à témoigner de l’amitié fidèle (C. Arseneault et M. Roberge, op. cit., p. 30). Nous aurons l’occasion de revenir sur cette coutume associée au mariage qui tend à disparaître, du moins au Québec, au profit d’une nouvelle séquence rituelle, celle de l’enterrement de vie de jeune fille. Par contre, les showers que nous avons observés sur le terrain sont désormais associés à la naissance d’un enfant ; on les nomme indépendamment shower de naissance ou shower de bébé (du calque de l’anglais « baby shower »), ce qui n’est pas sans équivoque sur leur signification. Nous avons préféré conserver ici le terme pour refléter davantage les propos des informateurs. Déjà, en 1998, D. Girard soumettait l’hypothèse que le shower de bébé pourrait être une réactualisation du shower de mariage : « à l’époque contemporaine, à la faveur des changements qui sont survenus dans notre société, les showers de mariage se sont raréfiés. […] Les femmes ont trouvé d’autres occasions pour manifester leur solidarité, et le shower s’est radicalement transformé. Que peut nous apprendre la popularité grandissante des showers de naissance et la nature des cadeaux qui y sont offerts ? » (D. Girard, op. cit., p. 477). 4 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE organisateurs, et leur participation aux diverses étapes du rite est évidente. Certaines entrevues ont été réalisées en présence des conjoints. Par ailleurs, toutes les personnes rencontrées pour les entretiens étaient invitées à raconter l’expérience rituelle vécue en décrivant chacune des étapes – des préparatifs à la réalisation –, les circonstances et les conditions de réalisation – lieux du déroulement, durée, personnes présentes, contraintes, objets et symboles – ainsi que le rôle de chacun dans l’élaboration – planification et réalisation – de l’expérience rituelle. Par la suite, les participants aux entrevues étaient invités à parler de leurs motivations – choix du rite, influences, inspiration – à l’égard de leur expérience rituelle et enfin, de la signification du rituel pour eux – importance de souligner ce moment, fonctions du rite, comparaison avec d’autres rites. L’ensemble des données recueillies a fourni un matériau riche à analyser dont nous aimerions ici faire état en donnant en autant que possible la parole aux acteurs des expériences rituelles. L’analyse des rituels sera étayée d’exemples provenant de cet échantillon de cas et d’extraits d’entrevue5, mais aussi des marges de l’enquête de terrain, c’est-à-dire les discussions informelles, la recherche sur le Web, les articles de magazine et de journaux et les observations liées à l’expérience personnelle de ce type d’événements. Le point de départ de notre réflexion repose sur la notion de passage. Centrale dans les rites de passage classiques, cette notion, qui a longtemps servi de jalon pour distinguer ce cas singulier de ritualité, semble en pleine redéfinition. Selon le folkloriste-ethnologue A. van Gennep, premier théoricien des rites, l’individu, tout au cours de sa vie, vivra une succession de passages. Pour les groupes comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître. […] Et toujours ce sont de nouveaux seuils à franchir, seuils de l’été ou de l’hiver, de la saison ou de l’année, du mois ou de la nuit ; seuil de la naissance, de l’adolescence ou de l’âge mûr ; seuil de la vieillesse ; seuil de la mort ; et seuil de l’autre vie – pour ceux qui y croient6. 5. Pour la transcription et la présentation des extraits d’entrevue, nous avons privilégié un français standardisé dans la mesure où cela respecte l’essence des propos des participants. 6. Arnold van Gennep (1969), Les rites de passage, Paris, Éditions Mouton (©1909), p. 272. INTRODUCTION 5 Pour van Gennep, chaque passage à franchir nécessite du temps et se fait progressivement. Le passage marque un changement d’état, de statut, d’âge ou d’occupation, pour les témoins comme pour les acteurs. Dans les sociétés traditionnelles et jusqu’à tout récemment, les rites de passage se distinguaient par leur caractère collectif, obligatoire, structuré, fixe, définitif et unique opérant un changement de statut complet, définitif, irréversible et solennel7. L’individu s’effaçait au profit du groupe ; les rites de passage avaient la même signification pour l’ensemble de la communauté et renforçaient par le fait même la cohésion du groupe. Les rites que nous observons aujourd’hui ne seraient-ils que des formes altérées des rites de passage classiques ? Si les rites contemporains sont davantage marqués par leur diversité que par leur homogénéité, il faut toutefois reconnaître qu’ils s’apparentent encore à certaines formes rituelles lors des passages majeurs de la vie (naissance, âge adulte, mort). Comme nous le remarquions précédemment, « les passages importants dans la vie de l’individu ne sont plus les mêmes pour tous et ne se vivent plus nécessairement au même âge8 ». On observe une multiplication des passages signifiants au cours de la vie selon les individus ; certains en vivront plusieurs, d’autres peu. L’intensité de ces moments à souligner (temps fort, seuil, passage, étape) variera aussi d’un individu à l’autre. Quoi qu’il en soit, il nous semble encore opportun de revisiter la notion de passage dans le contexte de la ritualité contemporaine, qui nous invite à réviser la définition canonique des rites de passage classiques en nous interrogeant d’abord sur les passages qu’ils prétendent souligner. De même, pour être qualifiée de « rite de passage », l’expérience rituelle doitelle absolument instituer un changement de statut ? Par exemple, le mariage n’est plus le seul moyen d’accéder à la maturité de la conjugalité ; les conditions de passage à l’âge adulte se sont diversifiées. Si le mariage ne consacre plus en premier lieu le passage d’un état social à un autre (célibataire à marié) assorti d’un passage matériel (de la maison des parents à celle du couple) – passages souvent franchis depuis longtemps aujourd’hui –, que souligne-t-il ? Selon Segalen, « les rituels [d’union] soulignent la volonté d’un engagement public ; ils se font l’expression de la réussite de l’union9 ». Nous assistons ici à une sorte de déplacement de la notion de passage : de transition d’un état à un autre, celui-ci devient 7. Martine Roberge (2006), « Pour une relecture de nos rituels dans la société contemporaine », Ethnologies, vol. 28, n° 2, p. 214. 8. Martine Roberge (2006), op. cit., p. 215. 9. Martine Segalen (2005), op. cit., p. 163. 6 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE « événement », « temps fort » inscrit dans une sorte de continuité linéaire. Le mariage ayant perdu son sens premier de rite de passage, il serait davantage perçu comme une grande fête, un événement majeur à organiser, et surtout à réussir, le succès de la fête étant garant du succès de l’union10... La question du festif dans les rites de passage est un deuxième point de focalisation sur lequel nous poserons notre regard. Cette question touche la plupart des rites de passage que nous avons observés ; dans leur aspect public, les rites tendent de plus en plus à se transformer en événements, assortis de leur marchandisation et de leur spectacularisation. La fête est plus présente et s’installe comme le cœur ou le prétexte du rituel. Qu’il s’agisse de shower de naissance ou de cérémonie d’union, les rites s’inscrivent dans une économie de l’événementiel et portent leur lot de maisons, boutiques, sites Internet, conseillers, guides, salons, catalogues et émissions de télévision qui proposent des services d’organisation de la fête par des professionnels. Comment réussir votre fête ? Solutions clés en main ou source d’inspiration pour concocter une fête à votre image… Une troisième question, corollaire des deux premières, sert d’assise à notre analyse des témoignages. La personnalisation des rites de passage et l’investissement des personnes dans l’élaboration du rite sont des dénominateurs communs des rites d’aujourd’hui. Ils sont déterminants dans le choix d’organiser ou non un rite, ainsi que dans la participation aux préparatifs et aux prises de décisions. La possibilité de personnaliser le rite à son goût et à celui des invités va souvent de pair avec la motivation et la signification. La personnalisation est indissociable de l’appropriation que les protagonistes croient percevoir pour que le rite soit efficace symboliquement. S’approprier les rites en les personnalisant fait appel à diverses stratégies d’élaboration. Les sources d’inspiration ne manquent pas pour glaner ici et là des idées, emprunter à des rites semblables ou à d’autres rites, anciens ou issus d’autres cultures. Mais les combinaisons ne semblent pas infinies ; nos observations montrent une tendance à l’homogénéisation des rites malgré leur personnalisation. Dans les faits, certaines séquences forment un noyau dur qui permet de reconnaître le scénario type du rite ; les éléments personnels se greffent à ces séquences existantes… 10. Catherine Cicchelli-Pugeault (2000), « Le sens retrouvé du mariage ? Vers une nouvelle perspective théorique », Être soi d’un âge à l’autre, Paris, L’Harmattan, p. 155. INTRODUCTION 7 Enfin, une quatrième et dernière question anime et sous-tend notre réflexion : celle de la nouveauté des rites. La transformation des rites que l’on observe aujourd’hui dans nos sociétés complexes est-elle le reflet de l’invention rituelle ? Les rites classiques et traditionnels ayant perdu en partie leur signification et étant en régression pour certains, pouvons-nous conclure que la société a le pouvoir de renouveler son bagage rituel ? Assistons-nous vraiment à la création de nouveaux rites ou ne sommesnous pas plutôt devant une nouvelle forme d’expression de la ritualité ? Deux grandes tendances dans l’étude des rituels ont jusqu’ici marqué les recherches. Certains chercheurs, anthropologues, historiens et sociologues, considéreraient que nos sociétés postmodernes caractérisées par l’individualisme vivraient une telle crise de rites qu’elles en seraient déritualisées. Non pas parce que les sociétés sont dénuées de rites, mais parce que ceux-ci s’éloignent progressivement des pratiques sociales qui les définissaient dans un premier temps. La thèse de la déritualisation s’explique et se traduit par la personnalisation, l’intimisation et l’invention de gestes rituels relevant des symboliques individuelles et personnelles. Les rites, et en particulier les rites de passage, ne correspondent plus aux attentes des individus ; ils doivent être dépouillés des symboles et des gestes rendus désuets par la caducité des valeurs qui s’y rattachent. S’ils ne peuvent être adaptés au goût du jour, ils tombent en désuétude. Ce phénomène s’observe en effet dans certaines collectivités. Par exemple, le baptême catholique est en régression dans de nombreuses sociétés occidentales, notamment au Québec et dans les provinces canadiennes. La recherche de symboles autres que ceux qu’offrent les rites canoniques et répondant davantage aux aspirations des individus crée un second mouvement de ritualisation qui prend la forme d’une ritualité éclatée, voire débridée, façonnée sur mesure, à la carte. Pour ceux qui adhèrent à ce mouvement, les rites contemporains se caractérisent par l’innovation rituelle, la créativité et l’invention de gestes rituels mieux adaptés aux groupes et aux individus. Or ces innovations – encore faut-il démontrer qu’elles en sont – en matière de cérémonie et d’introduction d’éléments spirituels ou laïques sans références au rite canonique manifestent toutefois une tendance lourde à la désymbolisation. La perte de repères communs partagés par un grand nombre d’individus entretient une sorte de flou sur la signification du rite et remet à chacun la responsabilité d’y trouver ou non la raison d’être, d’y reconnaître l’efficacité symbolique. On se questionne ainsi sur ce qui doit ou non faire partie 8 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE du rite, sur les séquences à conserver, les symboles à mettre en scène – bref, sur ce qu’il faut pour « faire du rite ». Mais tous ces changements ne sont pas pour autant des indicateurs de renouveau des rites. L’expression « nouveaux rites » est à utiliser avec prudence et nuance. Cette hypothèse se heurte aux interprétations ethno-anthropologiques qui démontrent que les rites se modernisent, s’adaptent et s’actualisent au gré des transformations des valeurs actuelles des sociétés qui les perpétuent. Si l’on voit apparaître ici et là de nouveaux microrites, et plus rarement de nouvelles séquences rituelles, il en faut plus pour conclure à un mouvement de renaissance des rites. À y regarder de plus près, les rites qui semblent nouveaux au premier abord se composent selon une formule et une scénographie aux contours définis et peu variables. Ce mouvement de re-ritualisation trouverait davantage sa source dans la recomposition et le recyclage des rites classiques en prenant certes appui sur la personnalisation, mais également sur la participation à l’expérience rituelle. Quoiqu’elle soit toujours ancrée dans le social, cette nouvelle forme d’expression de la ritualité demeure plus intersubjective. Ainsi, malgré la diversité des formes rituelles d’aujourd’hui et devant les choix délibérés qui s’offrent, on observerait davantage une tendance à l’homogénéisation des pratiques rituelles qu’une tendance à leur singularisation. La société québécoise du XXIe siècle, entre autres, est en constante quête de re-ritualisation. CHAPITRE UN Les rites entourant la naissance P endant longtemps, au Québec, les rites entourant la naissance se limitaient au baptême comme cérémonie d’accueil du nouveau-né dans la grande famille chrétienne. Les témoignages que nous avons recueillis – couvrant la période de 1998 à 2012 – laissent pourtant apparaître d’autres rites, entre autres pendant la grossesse et à l’accouchement, qui s’ajoutent à l’habituelle cérémonie de bienvenue lorsque l’enfant est né. Si la plupart de ces pratiques sont plus ou moins formalisées, elles tendent néanmoins à s’imposer progressivement, jusqu’à devenir la norme, au gré des demandes des protagonistes. Parmi celles-ci, on note par exemple la séance de photographies pendant la grossesse, le shower de naissance et la coupe du cordon ombilical par le père à l’accouchement. L’arrivée d’un enfant dans la vie d’un couple est un moment fort, un temps extraordinaire qui bouleverse les habitudes et la vie du couple, jusqu’alors sans enfants. Pour la future maman, le temps de la grossesse est vécu comme un moment intense tout au long des neuf mois de gestation. Elle voit son corps changer à mesure que la grossesse évolue et c’est sans doute ce qui la porte à immortaliser ces transformations. Contrairement au rite du baptême, qui vise l’agrégation du nouveau-né, les rites liés à la grossesse et à l’accouchement sont d’une certaine façon centrés sur la future mère, et parfois partagés avec le futur père, une amie ou une personne proche. Ils sont associés à des moments plus personnels et se vivent dans l’intimité. Par contre, le shower de bébé se veut davantage un rite public et il tend à s’imposer comme une nouvelle séquence rituelle dans les trois mois qui précèdent l’accouchement. Peut-on qualifier ces rites de rites d’agrégation au statut de mère ou de parent ? Quelle est au juste leur signification ? 10 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE 1.1 LES RITES PENDANT LA GROSSESSE Parmi les rites répertoriés pendant la grossesse se trouve la séance de photographies. Celle-ci peut prendre différentes formes et se répéter à quelques reprises tout au long de la grossesse. En général, elle vise à immortaliser les étapes d’évolution du futur bébé, de l’extérieur, par les transformations du ventre de la future mère. La séance de photographies s’accompagne souvent de la mesure du tour de taille. Deux témoignages de notre corpus traduisent cette coutume qui tend à se généraliser pour une certaine génération de femmes qui en sont à leur première grossesse. Le couple d’Émilie1 a improvisé un studio artisanal à la maison en installant un drap blanc qui tenait lieu de fond de scène et un éclairage pour accentuer la lumière. C’est le conjoint d’Émilie qui ajustait l’appareil et prenait les photographies. Une première séance de photographies a eu lieu à 24 semaines de grossesse et une dernière, une semaine avant l’accouchement. Le couple aurait voulu répéter l’expérience à chaque mois de grossesse, mais le temps a filé et ils ont oublié. Quoi qu’il en soit, ces photos constituent à la fois des traces et des souvenirs de la grossesse, sorte de memorabilia que d’aucunes conserveront à la manière d’un album de famille (scrapbooking). Grâce aux technologies numériques accessibles à tous, certains couples s’improvisent réalisateur d’un jour. Ils créent un montage vidéo consignant quelques prises de l’évolution des phases de la grossesse. Si la vidéo amateur se retrouve parfois sur la Toile par le site YouTube, elle circule néanmoins plus facilement en circuit fermé entre amis et parents qui sont pour ainsi dire invités à être les témoins privilégiés de la grossesse. Cette pratique en émergence traduit à la fois la modernisation et le progrès – rendus possibles par l’avènement de technologies facilement accessibles –, ainsi qu’une forme de spectacularisation d’un événement important dans la vie du couple. Celui-ci vit son intimité en même temps qu’il souhaite partager avec ses proches l’heureux événement. Les réseaux sociaux répondent parfaitement à ce besoin en permettant à chacun de se mettre en scène. Si Claire a mesuré sa bedaine toutes les trois ou quatre semaines, son conjoint et elle ont aussi pris des photos, avec et sans le conjoint. Les photos où le conjoint apparaît sont considérées par le couple comme un portrait de famille : « c’était comme une première photographie de famille ». 1. Dans le respect des souhaits de chaque participant aux entrevues et de leur consentement à la recherche, nous avons choisi de les nommer par leur prénom ou par un pseudonyme. CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE 11 Pour Claire, la séance de photos revêt également une signification particulière en lien avec la tradition familiale. « Il semblait que des petits moments comme cela rendaient la grossesse plus concrète. Cela concrétisait l’arrivée d’Henri. » En effet, c’est sa mère qui lui a offert en cadeau une séance chez un photographe professionnel, en guise de cadeau de bienvenue au nouveau-né. « Moi j’ai décidé de prendre l’avant et l’après, parce que ma mère, quand j’étais bébé avait une photo [prise] pendant qu’elle m’allaitait au sein. Elle était allée chez le photographe. C’est vraiment une belle photo qui est encadrée et exposée chez nous. Elle trouvait cela important que je prenne une photo sur le même modèle. » Mentionnons que Claire est née en 1982. Pour compléter l’album de famille, celle-ci a donc fait deux séances de photographies professionnelles ; la première a eu lieu un mois avant l’accouchement et la seconde, quatre mois après. Une autre pratique, un peu moins répandue et dont nous avons retrouvé peu de traces dans les témoignages, est le moulage de la bedaine à plusieurs mois de grossesse, vers 32 ou 34 semaines. Très en vogue depuis les années 2001-2002, cette pratique demeure toutefois marginale2. « Le moulage est réalisé avec des bandelettes de plâtre posées de façon successive sur le corps de la femme enceinte. L’opération est plutôt salissante et dure environ 1 heure avec le temps de séchage. […] Le moule est ensuite travaillé, poncé, apprêté, peint et puis verni. On peut l’accrocher au mur ou en faire un bol décoratif3. » Il en coûte entre 125 et 300 dollars selon les options choisies : type de finition, couleur, vernis, dessin, déplacement à domicile, etc.4. Cette pratique appartient sans conteste à la même catégorie de souvenir que la séance de photographies. Ce service est d’ailleurs offert comme un souvenir unique pour une grossesse unique : une œuvre d’art personnalisée, à la fois par le moulage lui-même et son décor. À Moulage de bedaine Bedon Rond, on offre aux clientes « Un souvenir pour la vie » qui se veut « une excellente idée cadeau pour un shower ». Le service de moulage de Jean-François Tousignant mentionne 2. N’ayant pas les moyens de se payer un moulage de bedaine professionnel, MarieClaude a participé en 2001 à une journée organisée par un organisme rattaché au YWCA qui proposait un forfait comprenant massage, lunch, création d’une œuvre collective, prise de photos artistiques et moulage de ventre pour un montant symbolique (Marie-Claude, courriel 12 mars 2013). 3. Site Internet : <moulagedebedaine.com>, site consulté le 8 mars 2013. Il existe plusieurs sites qui offrent ce service. Moulage de bedaine Bedon Rond dessert la ville de Québec et les environs. 4. Danielle Verville, « Moulage de bedaine : un souvenir éternel », Coup de pouce Blog, 28 juillet 2012. 12 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE sur son site Internet : « Offrez-vous un souvenir unique de votre existence. Laissez-vous mouler inc. fixe un des plus beaux moments de votre vie pour en faire une œuvre d’art. Tentez l’expérience5 ! » Présentée comme une pratique artistique, l’expérience peut être assurée par un professionnel, un artiste, mais il est aussi possible de décorer soi-même le moule en faisant participer le conjoint et les autres enfants s’il y a lieu. Le service de moulage s’étend aussi au moulage des pieds et des mains du bébé et l’on trouve sur le marché, dans des endroits spécialisés en matériel artistique par exemple6, des ensembles de moulage à façonner soi-même. Ces artefacts – œuvres d’art ou d’amateur – rejoindront l’album de famille et l’histoire de vie du futur nouveau-né – à moins qu’ils ne deviennent des souvenirs un peu trop encombrants7. Le témoignage de Marie-Claude brise le tabou du souvenir éternel : « Je n’ai jamais rien fait avec le premier moulage (à part le peindre, le mettre dans un garde-robe, le ressortir à la deuxième grossesse pour comparer ma forme [de ventre], et le jeter l’été dernier [en 2012] – 10 ans plus tard ! – en faisant du ménage). » Un substitut au moulage de bedaine est la pratique consistant à peindre directement le ventre à plusieurs mois de grossesse puis à procéder ensuite à la prise de photos pour immortaliser le chef-d’œuvre éphémère. Ces œuvres d’art, tout en rondeurs, sont une autre façon originale de garder un souvenir mémorable de cette étape de la vie. À l’instar du moulage, cette pratique peut être réalisée par un artiste professionnel ou encore, de manière plus personnelle, avec l’aide du conjoint ou d’un enfant plus âgé. « Qu’elles représentent l’enfant dans le ventre de sa mère ou un poisson rouge dans son bocal, ces peintures sont pour la plupart réalisées avec du maquillage pour enfant. 5. Site Internet : <http ://www.laissezvousmouler.com>, consulté le 8 mars 2013. 6. Au Québec, les boutiques Omer DeSerres entre autres offrent à leur clientèle ces ensembles de moulage. Des boutiques de cadeaux de bébé ou de vêtements d’enfant en tiennent également (Observation personnelle, janvier 2013). Ces ensembles de moulage se retrouvent au palmarès des cadeaux les plus offerts lors des showers de naissance. 7. La blogueuse Danielle Verville ne mâche pas ses mots lorsqu’elle parle de cette pratique qu’elle qualifie de « passe-temps pour exprimer sa créativité de femme enceinte épanouie ». « Si, lors de ma première grossesse, j’avais eu l’audace d’immortaliser cet instant magique où mon bébé et moi ne faisions qu’un, j’aurais quatre beaux moules de plâtre grandeur nature accrochés au fond de mon cabanon. Quatre bedaines gouachées de pensées inspirantes sur le sens de la vie. Quatre gros corps de gypse que je n’aurais jamais pu vendre, ni me débarrasser sans regret. » (Danielle Verville, « Moulage de bedaine : un souvenir éternel », Coup de pouce Blog, 28 juillet 2012). CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE 13 Hypoallergénique, il ne présente en général de risques ni pour la mère ni pour l’enfant. Il est cependant recommandé de ne pas en mettre dans les endroits difficiles d’accès où vous auriez du mal à l’enlever8. » Cette pratique, qui serait à la hausse à travers le monde, remonterait à peu près au début des années 2000 : « Mon amie Geneviève s’est fait peindre le ventre à sa première grossesse [en 2002] par sa meilleure amie qui est maquilleuse professionnelle » (Élise). De nombreux sites Internet exposent ces chefs-d’œuvre qui deviennent en quelque sorte des sources d’inspiration pour les artistes en herbe. Tout comme pour la séance de photographies, les réseaux sociaux relayent l’éventail des chefs-d’œuvre qui, pour un temps indéterminé, servent de vitrine d’exposition avant de rejoindre les albums souvenirs de famille. Pour la plupart des femmes, la préparation à la grossesse et à l’accouchement demeure un moment important, pour ne pas dire éprouvant, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une première grossesse. Après tout, il n’y a pas de cours ou de diplôme pour devenir parent ! Cette période intense n’est pas encore pour ainsi dire très ritualisée, mais on observe une série de gestes qui concrétisent ce temps de préparation. Les femmes enceintes s’informent ici et là, consultent amies et parents qui ont déjà eu un enfant ; les réseaux – amies, collègues de travail ou famille – deviennent une source réconfortante d’information et de soutien, car d’autres sont passées par là ! La lecture d’ouvrages spécialisés sur la grossesse et la maternité et les cours prénataux font partie des activités recommandées pour se préparer adéquatement à devenir mère et pour se rassurer. Comme nombre de ses consœurs, Émilie a énormément lu sur la grossesse, l’accouchement et la maternité pour se préparer. « Le haut de la bibliothèque qui est là ce n’est qu’uniquement des livres de grossesse. Ça j’ai vraiment aimé cela beaucoup. Ça a été ma façon de me préparer. J’ai fait aussi les cours prénataux de la maison de naissance [sur l’accouchement et l’allaitement]. Jean-Sébastien était là. » La présence et la participation du conjoint tout au long de la grossesse est également fort appréciée de la future mère, et il semble que cela soit une tendance plus marquée chez les couples qui attendent leur premier enfant. Émilie et son conjoint avaient lu que le père pouvait écouter le cœur du bébé en se plaçant l’oreille au dos de la femme enceinte. « Il l’a entendu très vite, Jean-Sébastien, le cœur du bébé. Il a l’oreille pour ça. […] À 26-27 semaines. À tous les soirs, on se collait. Il 8. Maxime Lambert, « En images : ces femmes enceintes ont fait de leur ventre des œuvres d’art », publié le 12 mai 2009. Site Internet : <www.gentside.com>, consulté le 12 mars 2013. 14 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE écoutait pour ça et on comptait à combien ils étaient [les battements]. Ça me rassurait énormément les journées que je ne le sentais pas bouger. JeanSébastien lui parlait beaucoup. » À propos de l’importance d’une première grossesse pour une femme, le témoignage de Claire est particulièrement éloquent. Celle-ci a acheté un cahier dans lequel elle consignait, à la manière d’un journal, tous les événements reliés à sa grossesse. Elle y a noté les rendez-vous chez le médecin, les nouvelles qu’elle recevait tout au long de la grossesse, les cadeaux qu’on lui a offerts et qui les lui offraient, etc. Le journal de grossesse, s’il n’est pas encore une pratique très répandue ou systématique, tend à devenir de plus en plus populaire. Il reprend la formule des « livres de bébé » que les parents reçoivent en cadeau à la naissance d’un enfant et dans lequel sont consignées et personnalisées diverses notes sur l’enfant : poids, grandeur, heure de la naissance, premier sourire, première dent, etc. On les retrouve d’ailleurs dans le commerce sous cette bannière. Émilie, qui a bel et bien reçu un livre de bébé, ne s’est cependant pas confectionné un journal de grossesse. Comme elle le mentionne, cela ne correspondait pas à sa personnalité. « J’ai pas beaucoup pris de notes non plus. Je ne suis pas quelqu’un qui écrit beaucoup. Je ne me retrouvais pas [dans cette pratique]. J’y ai pensé, mais…[…] J’avais vu des livres chez Renaud-Bray : Ma grossesse. Moi j’aurais écrit des choses plus techniques que ressenties. » Si les livres de bébé sont déjà bien établis sur le marché et qu’ils font en quelque sorte partie du paysage de toute naissance, il semble y avoir une recrudescence de la pratique mémorielle, qui s’étend à d’autres moments importants de la vie. On voit ainsi apparaître dans les librairies et les magasins de maternité ou de bébés, peut-être sous l’influence marquée de la pratique du scrapbooking9, de nouvelles formes de livres : journal de grossesse ou album de famille. Un modèle québécois, entièrement fait de matériaux recyclés, est vendu par exemple sous le titre Journal de famille (en sous-titre : « parce que chaque famille est unique »)10. Dans ce livre de bébé nouvelle version, on peut y consigner les circonstances de la rencontre des parents, leur décision d’avoir un enfant, l’arbre généalogique des deux familles, la grossesse, l’accouchement, la cérémonie de bienvenue, le choix des parrain et marraine, ainsi que toutes les étapes 9. La pratique du scrapbooking a fait l’objet d’un mémoire de maîtrise. Consulter Catherine Arseneault, Des scrapbooks au Québec : la création d’un patrimoine familial pour passe-temps, Québec, Université Laval, 2009. 10. Auteure Julia Cordier, Édition Chrysalide enr., vendu à la boutique Vert limette de Place Laurier (observation personnelle, témoignage d’Élise). CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE 15 d’évolution de l’enfant. Le livre est conçu en sections, à la manière d’un album ; on peut facilement lui ajouter des pages ou des pellicules plastiques pour y insérer des photos. Il est très imagé et comporte des encadrés où il est facile d’écrire ou de dessiner, un peu comme dans la pratique du scrapbooking. Cette version attrayante et au goût du jour semble appropriée pour des personnes pour qui la rédaction n’est pas une activité priorisée ou assidue et qui, dans le contexte des pratiques de médiatisation et des réseaux sociaux (Facebook et autres), s’accompagne souvent de dessins, icônes, « émoticônes » et autres décalcomanies, ce qui en fait davantage une activité ludique. S’il est un autre moment important pour les futurs parents pendant la grossesse, c’est bien celui de la première échographie prénatale, recommandée entre la neuvième et la quatorzième semaine, soit autour du troisième mois. Tout comme pour les cours prénataux et la lecture d’ouvrages spécialisés, on ne peut pas parler ici véritablement de rites. L’échographie prénatale est d’abord considérée comme un examen médical – non obligatoire mais fortement recommandé – visant à déterminer l’âge et la nature de la grossesse et si la croissance du fœtus se fait normalement. Au-delà de ces aspects techniques, cette étape est d’une importance capitale pour certains parents, puisqu’à 12 semaines, grâce à cet examen, le sexe du bébé peut être visible. Les avis sont ici très partagés ; certains voudront le connaître, d’autres préféreront avoir la surprise lors de l’accouchement. Quoi qu’il en soit, on observe que certaines pratiques semblent se formaliser de plus en plus autour de cette étape. À la fin de l’échographie, les parents se voient offrir une série de clichés11, sélectionnés à partir de la radio-échographie, où ils peuvent apercevoir le fœtus, moyennant parfois un regard averti. Véritable révolution dans la maternité, les clichés de l’échographie feront désormais l’objet de nouvelles pratiques. On les affiche fièrement, certains les encadrent et les exposent dans la future chambre du bébé. Plus récemment, on les « poste » bien en vitrine sur une page Facebook. Cette coutume tend à se généraliser pour la génération des usagers des médias sociaux qui, de cette façon, rejoignent un plus grand nombre de personnes simultanément. Ce moyen de communication sera – on le verra tout au long de l’étude – très populaire dans le choix des pratiques de diffusion, par exemple annonce, invitation, remerciements, etc., entourant les rites 11. Dans certaines cliniques privées ou cabinets d’échographie, il est offert de remettre les clichés sur support DVD, moyennant des frais, ou encore des échographies en 3D. 16 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE de passage. Dans certains cas, l’usage de Facebook ira même jusqu’à remplacer l’envoi de faire-part ou les remerciements personnalisés. Qu’ils soient affichés sur Facebook, encadrés et placés sur un mur ou épinglés grâce à un aimant bien en évidence sur la porte du réfrigérateur, les clichés tirés des échographies se hissent au sommet des photographies souvenirs de la grossesse et rejoignent assurément l’album de famille. L’importance de l’échographie prénatale et de sa signification pour les futurs parents trouve son paroxysme dans une pratique émergente : l’échographie souvenir. Bien que nous n’ayons pas recensé cette pratique sur le terrain, les « fœtus parties » ou échographies souvenirs semblent bel et bien être une réalité au Québec. Ils pourraient même être assimilés à l’invention d’une nouvelle séquence rituelle du XXIe siècle. Dans un article publié dans La Presse du 9 février 201212, on fait état de cette pratique comme « un événement festif et familial ». « L’échographie prénatale n’est plus considérée comme un acte médical, mais comme un spectacle. Les cliniques privées rivalisent à coups de rabais et de cadeaux pour attirer la clientèle13. » Il en coûte autour de 175 dollars pour le forfait avec DVD et impression couleur de photos. L’échographie souvenir se fait en direct sur place en clinique, parfois par le Web – pour ceux qui sont éloignés –, en compagnie des proches, famille, amis, enfants et collègues, invités à faire la « rencontre » du futur nouveau-né. Cette diffusion peut regrouper jusqu’à une vingtaine de personnes, selon l’espace disponible en clinique. Il s’agit en quelque sorte d’un rite de présentation, d’une façon d’inclure les proches dans le suivi de la grossesse. Les cliniques qui proposent ce genre d’échographies n’exigent généralement pas d’ordonnance médicale – obligatoire en temps normal – afin de bien distinguer l’acte médical du forfait spectacle. « Pour éviter les mauvaises surprises, certaines cliniques demandent aux clientes d’avoir préalablement passé une échographie de routine (celle prévue vers la 20e semaine)14. » On comprend ainsi que cette pratique ne remplace pas les suivis médicaux de grossesse et elle n’est pas non plus effectuée lors de la première échographie recommandée autour de 12 semaines. Les témoignages rapportent également que l’échographie souvenir est quelque chose que l’on s’offre surtout à la première grossesse, par l’attrait de la nouveauté : « C’est un luxe qu’on s’est payé pour notre premier bébé. C’était une belle expérience, mais pas quelque chose à 12. Sophie Allard, « La fête du fœtus », La Presse, 9 février 2012. 13. Sophie Allard, op. cit. 14. Sophie Allard, op. cit. CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE 17 vivre à tout prix. » (Andréanne, citée dans La Presse). Malgré les inquiétudes des experts, l’engouement pour ce rite semble de plus en plus retentissant et attire de nombreux adeptes. « UCBaby compte 19 cliniques au Canada et accueille 20 000 femmes chaque année15. » Pour Cathy Warwick – professeure et directrice générale du Collège royal des sages-femmes en Angleterre, qui s’élève contre les « fœtus parties » –, il ne faut pas perdre de vue que l’échographie est avant tout un acte médical16. « Selon elle, les femmes enceintes sont aujourd’hui plus âgées et ont aussi plus de risques de complications. Les “fœtus parties” augmentent les attentes des parents envers le bébé à naître, ils créent une pression inutile et peuvent causer une déception immense, advenant un problème17. » D’autres experts, comme la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada (SOGC), s’inquiètent des effets des ultrasons sur le fœtus lors d’échographies répétées quand elles ne sont pas recommandées par un suivi médical. Le lobby de ces experts suffira-t-il à freiner l’enthousiasme des parents qui souhaitent vivre et partager cette expérience rituelle de présentation du futur nouveau-né et réussira-t-il à faire disparaître cette séquence rituelle en émergence ? L’avenir nous le dira… Par ailleurs, l’un des rites pendant la grossesse qui semble, lui, bien installé, est sans aucun doute le shower de naissance, auquel nous accordons ici un développement particulier, parce qu’il est clairement ressorti comme une pratique très ritualisée chez les personnes que nous avons rencontrées. 1.1.1 Le shower de naissance : un rite multiforme Omniprésent sur la Toile, dans les séries télévisées ainsi qu’au cinéma, le shower de naissance est maintenant une formule rituelle familière au Québec, particulièrement auprès des Québécoises. D’après les impressions recueillies sur le terrain, cette pratique rituelle semble ne s’être répandue parmi la population québécoise que depuis peu de temps, voire tout au plus une vingtaine d’années18 : « Ma mère c’était la 15. Sophie Allard, op. cit. 16. Sophie Borland, « Britain’s top midwife criticises “foetus parties” where mothersto-be show ultrasound scans as “entertainment” », DailyMail, 14 janvier 2012. 17. Sophie Allard, op. cit. 18. En effet, la plupart des jeunes participantes nous ont affirmé que leur mère n’avait jamais vécu de shower de bébé en leur honneur, ainsi que les femmes de la génération précédente rencontrées lors de l’enquête sur le terrain. Hormis quelques épisodes sporadiques, les showers, dans leur forme actuelle, remonteraient tout au plus 18 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE première fois, car elle ne connaissait pas ça et ma grand-mère je suis presque sûre que c’était pour elle aussi la première fois, car ça ne se faisait pas à l’époque […] » (Anaïs, dont le premier shower a eu lieu en 2000). La reformulation de ces rites calqués en droite ligne sur les showers de mariage19 permet de les qualifier de « nouvelle séquence rituelle20 » reliée aux grands passages de la vie, ici celui de la naissance. Une première impression se dégage de notre terrain d’enquête. Contrairement à ce qui émane de l’observation des rituels funéraires ou de ceux qui entourent la conjugalité, on trouve difficilement un consensus parmi les participantes sur la pertinence et sur l’objectif des showers de bébé. Ces divergences s’expriment souvent après coup, une fois les rituels passés, comme un retour critique, afin de ne pas déplaire à ceux de qui cet événement est généralement apprécié. D’ailleurs, le simple fait que la terminologie employée pour désigner cette pratique oscille entre deux expressions, shower de naissance ou shower de bébé – on trouve les deux formules invariablement dans les témoignages et dans la littérature scientifique comme populaire – traduit une certaine confusion sur la visée du rite ou son destinataire : le futur nouveau-né ou le futur parent ? Dans l’ensemble, les aspirations rituelles, les expériences vécues et les interprétations individuelles sur les showers de bébé semblent se télescoper. L’enjeu des showers de naissance semblerait ne plus s’inscrire uniquement dans la poursuite d’un passage individuel, au statut de mère ou de parent, mais résiderait dans la conjugaison de cet objectif au début des années 1990 au Québec. La véritable origine de cette pratique est inconnue. On sait cependant que cette tradition existait dès le début du XXe siècle aux États-Unis dans les milieux bourgeois, où les femmes avaient l’habitude de se regrouper à l’heure du thé, dans les salons ou en plein air. Lors de ces réunions entre femmes en plein air, l’usage des ombrelles était de mise pour se protéger du soleil. Cet objet – parapluie ou ombrelle – demeure un vestige de cette pratique dans la signification actuelle des showers. À l’instar des showers de mariage d’origine anglo-saxonne ou nord-américaine issus de la bourgeoisie, les showers de bébé se sont popularisés à tous les milieux et classes sociales aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, période associée au baby-boom. Dans les années 1950, ils étaient très populaires au Canada anglais (Fisher et Gainer, 1993), et on peut supposer que cette tradition ait gagné plus tardivement les milieux francophones comme le Québec. Une enquête plus approfondie, par exemple dans des régions du Québec où les Anglophones étaient majoritairement présents, nous permettrait sans doute de déterminer si les showers de bébé observés ici sont issus de l’appropriation de la pratique anglo-saxonne nord-américaine. 19. Voir à ce propos l’article de Denise Girard (1998), « Le shower : enterrer sa vie de jeune fille », Ethnologie française, 28, p. 472-479. 20. Martine Segalen (2005), op. cit. CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE 19 à celui d’offrir également, à tous les invités, un événement festif réussi. Cette double visée soumet alors les organisatrices de showers à une pression qui est caractéristique de la logique des rites de passage du XXIe siècle. 1.1.2 Déroulement type d’un shower de bébé Les showers de naissance sont une catégorie rituelle singulière, dont la plasticité et les éléments structurels se caractérisent par un scénario défini. C’est en raison de leur déroulement archétypal qu’ils sont facilement associés aux fêtes d’anniversaire d’enfant (child’s party) : The atmosphere is also characteristic of a child’s party. Decorations usually include balloons, and often folding paper items such as umbrellas or perambulators. Childish games which involve simple guessing or luck are played. (While the games may be reminiscent of a child’s party, they often have an adult twist, such as a case we discovered of a version of pin-the-tail-on-thedonkey which involved pinning a decorated penis on a cardboard man.) « Childish » food and drink are also served ; the drinks are usually fruit punch and/or other non-alcoholic beverages, and sweets comprise a large portion of the food provided 21. En général, les showers de bébé que nous avons recueillis22 prennent place dans les résidences privées, plus précisément dans les pièces communes comme la cuisine ou le salon, à l’exception du shower de Stéphanie, qui a eu lieu à la salle communautaire de son village natal. En été, le patio et la cour arrière sont des lieux prescrits si la température le permet. Les showers se déploient sur une courte durée, le temps d’un après-midi ou d’une soirée. Ils durent en moyenne trois heures. Lorsqu’ils se prolongent, c’est principalement en raison de la partie informelle et festive qui s’éternise tel que nous l’avons observé lors du shower de Karine. Les lieux où ils se déroulent sont souvent décorés, comme dans toute fête. Les décorations, placées sous le thème de la naissance, se déclinent en deux couleurs principales, le rose ou le bleu, selon le sexe du futur bébé. Lorsque celui-ci est encore inconnu, la couleur jaune est de mise. 21. Eileen Fischer and Brenda Gainer (1993), « Baby shower : A rite of passage in transition », Advanced in Consumer Research, 20, p. 321. 22. Nous avons recueilli 11 témoignages et observations de shower de naissance, dont quelques-uns rendent compte de plus d’un shower : il s’agit des témoignages de Stéphanie, Anaïs, Émilie, Geneviève, Mathieu, Christine, Joëlle, Karine, Amélie, Marie-Hélène et Élise. 20 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE Une banderole de bienvenue adressée au futur enfant – son prénom y apparaît souvent s’il est déjà choisi –, des ballons, des affiches représentant une cigogne et des « confettis » en forme de biberon font partie des décorations les plus prisées que l’on acquiert aisément dans les commerces au détail. Ce décor et les objets qui l’accompagnent constituent le premier vecteur de la personnalisation des showers. Outre le décor habituel que nous venons d’évoquer, le shower porte généralement sur un thème. Par exemple, Geneviève, qui a organisé un shower de bébé entre collègues infirmières, s’est approvisionnée entre autres à l’hôpital où elle travaille pour obtenir une grande partie du matériel décoratif et les accessoires. Elle y a récupéré des couches, des bouteilles de lait et des tétines de biberons. Les convives ont rapidement reconnu que ces objets provenaient de leur milieu de travail. Quant au shower de Christine, il était décoré selon la thématique de la chambre du bébé, avec les couleurs jaune et vert et des images d’animaux de ferme. « C’était décoré avec des banderoles... qui disaient “Bienvenue bébé Charles”... Moi, Charles, sa chambre est sur le thème de la ferme et tout le monde le savait. Sur les cadeaux, tout était en lien avec ça. Ils avaient fait des gags sur les animaux de la ferme [...] ». (Christine) Les participants – généralement des femmes – se réunissent habituellement le temps d’un après-midi23 ou d’une soirée pour faire des jeux sur les thèmes relatifs à la naissance et à l’accouchement. L’événement s’articule ensuite autour de la remise de cadeaux à la future mère (ou aux futurs parents). Il est de plus presque toujours ponctué par un repas froid – salades, bouchées et sandwichs –, qui comprend un gâteau (ou plusieurs petits cupcakes) accompagné de breuvages souvent non alcoolisés. Ces éléments essentiels au déroulement du shower de bébé sont reconnus et partagés par la majorité des informatrices, à quelques exceptions près : « Moi je pense que l’important dans un shower c’est d’avoir des gens avec qui on est bien […]. La deuxième importance […], c’est les cadeaux. » (Mathieu) « Il doit y avoir des invités, de la bouffe et des jeux. » (Stéphanie) 23.Les showers de Stéphanie, Anaïs, Amélie, Émilie, Marie-Hélène et Élise se sont déroulés en après-midi, tandis que ceux de Geneviève, Mathieu, Christine, Karine et Joëlle ont eu lieu en soirée. CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE 21 Il est étonnant de constater dans les témoignages que la majorité des participantes comparent toujours leurs expériences de shower à une référence abstraite du rituel qu’elles qualifient de « classique » ou « traditionnel », sans pour autant en connaître les origines historiques ou les assises culturelles24 : « C’est un événement de femmes […]. Je ne sais pas d’où ça vient […], je sais que c’est une manière anglaise de le faire » (Stéphanie). En s’attardant aux définitions du shower de bébé dites « typique », « classique » ou « traditionnelle », si différentes soient-elles, nous trouvons des indices de l’expérience antérieure des participantes. En creusant un peu, on comprend rapidement que les organisatrices et les invitées d’honneur font principalement allusion aux descriptions des showers de bébé qu’elles ont consultées sur Internet, car peu d’entre elles avaient une expérience antérieure des showers : « J’avais une idée de ce que c’était dans le sens où je savais […] que c’était une activité qui avait pour but d’inviter nos proches afin de nous aider en vue de l’arrivée du futur bébé. À part ça, je ne savais pas vraiment ce que c’était un shower de bébé, mis à part le shower pour un mariage » (Mathieu). De nos jours, les showers de bébé se perpétuent surtout par transmission horizontale, entre « cercle intime ». De shower en shower, par ricochet, ils s’inspirent donc les uns et les autres : « Le premier auquel j’ai assisté, c’est celui de la sœur de ma meilleure amie [...] j’ai vraiment été marquée par ça [...]. Ça fait 8 ans [...]. Il y avait eu plein de jeux... ça m’avait marquée. Ensuite, j’ai organisé le shower de ma sœur jumelle [...]. Après, j’ai organisé le shower de ma meilleure amie [...]. On l’avait préparé en surprise [...] Pour le mien, ils s’étaient beaucoup inspirés du shower que moi j’avais fait pour Mélanie [...]. Ils m’ont refait pas mal la même chose [...] » (Christine). Aussi, leur conception d’un shower de bébé type est influencée par leur propre expérience de ce rituel et puise à différentes autres sources d’inspiration comme les sites Internet, les forums de maternité, les 24. À ce propos, se référer au site <www.babyshower.fr>, qui traite des origines anglosaxonnes et nord-américaines de la pratique qui a été très populaire dans tous les milieux sociaux après la Deuxième Guerre mondiale. Une recherche rapide sur la Toile montre toute une imagerie associée à ces showers, que l’on qualifie aujourd’hui de « vintage ». Non seulement cette iconographie atteste que les showers de bébé existaient à cette époque – et qu’ils faisaient d’ailleurs l’objet d’une certaine marchandisation –, mais elle fournit également une source d’inspiration et d’idées de décoration pour organiser une fête qui se distingue, à la manière classique ou par sa référence à une autre époque, généralement les années 1950 ou 1960. 22 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE blogues, les articles de magazines féminins25, les séries télévisées (Sex in the City, Gilmore girls, Gossip girls) ou les films (Grossesse surprise [Knocked up]). Les showers de bébé sont des rituels qui s’inscrivent dans un cadre temporel précis et bien orchestré. Ils prennent d’abord place dans un temps nouveau pour la femme enceinte, qui est vécu comme une sorte de quotidien parallèle. En effet, ils constituent un premier moment fort du congé de maternité. Dans ce contexte temporel précis, la future mère est généralement en période d’adaptation à un nouveau quotidien – elle vient de quitter son horaire de travail – et à un corps qu’elle apprivoise. Elle occupe alors son temps à se reposer et à préparer l’arrivée de bébé. Elle lit des ouvrages de référence, dresse une liste d’objets dont elle a besoin pour son trousseau de bébé, magasine différents meubles et articles pour enfant, nettoie et aménage le logis. Elle consacre donc son énergie à préparer et à anticiper la naissance de son enfant. Bien que cette période soit envisagée de manière enthousiaste par plus d’une femme enceinte, elle occasionne cependant une première altération dans la vie sociale de ces dernières. Leurs fréquentations quotidiennes de travail s’estompent pour céder la place à un centrage sur le couple et le noyau familial en devenir, ce qui engendre à divers degrés des interrogations et des angoisses sur le futur réseau social et de soutien et sur celui de la famille, qui pourrait se résumer à une question toute simple : Comment ma vie sera-t-elle chamboulée ? Comment les relations familiales et amicales seront-elles altérées avec l’arrivée de bébé ? On peut alors supposer, à l’instar de Cicchelli-Pugeault, que les congés de maternité, en tant que première conséquence de la grossesse, positionnent les futurs parents dans « une déstabilisation de l’ordre conjugal [voire social] pré-établi26 ». En ce sens, l’hypothèse que les showers de bébé tiendraient lieu de réponse rituelle à ce chambardement social et identitaire s’avère plausible. Les showers de naissance offrent l’occasion aux futurs parents d’expérimenter, de manière dérisoire et devant public, ce rôle social auquel ils devront incessamment se conformer. Les showers marquent donc une période temporelle précise : ils sont généralement 25. La belle-mère de Mathieu s’est inspirée d’un article de Coup de pouce pour ses animations de la soirée. 26. Catherine Cicchelli-Pugeault (2000), « Le sens retrouvé du mariage ? Vers une nouvelle perspective théorique », Être soi d’un âge à l’autre, Paris, L’Harmattan, p. 161. CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE 23 associés au début du congé de maternité, ils soulignent et clôturent le temps des préparatifs et finalement, ils rappellent l’issue imminente de l’accouchement. La date de la tenue d’un shower de bébé27 doit être choisie avec soin par l’organisatrice, car, après tout, c’est le succès de l’événement qui est en jeu. Cette décision importante engendre ainsi angoisses et superstitions chez la majorité des organisatrices : « Il ne faut pas faire cela trop tôt, car ça porte malchance […] Il faut faire cela le plus tard possible au cas où elle perdrait le bébé… C’est ordinaire un peu si tu as fait un shower, qu’elle reçoit beaucoup de cadeaux et qu’elle perd ensuite son bébé » (Geneviève). Les magazines féminins et sources d’information grand public encouragent la tenue des showers de bébé autour du septième mois de grossesse, soit quand la grossesse est bien entamée et les risques, négligeables : « Habituellement passé 31, 32, 33 semaines, c’est le temps des showers, car à 35 semaines elles [les futures mères] sont à terme » (Geneviève). D’ailleurs, cette prescription a été respectée par toutes les participantes que nous avons rencontrées. La date tardive de l’événement peut également occasionner des imprévus : « […] Sauf que, ma chum était à risque d’accoucher prématurément, alors on a essayé de s’enligner… Ça même failli ne pas avoir lieu, car elle avait de la misère à bouger. Mais elle est venue quand même » (Geneviève). Dans le cadre de notre étude, la recherche de témoignages sur les showers de bébé a été de prime abord aisée ; les showers de bébé sont courants dans la tranche d’âge des 25-35 ans et semblent une pratique bien établie pour la période étudiée de 1998 à 2012. Cette collecte de témoignages a également apporté un éclairage sur une dimension autre : celle de la fréquence des événements. En effet, dans le parcours biographique d’une personne, cette dernière est invitée à assister à de nombreux showers de naissance dans un court laps de temps (par exemple quatre à cinq showers par année). Il en résulte rapidement un sentiment de lassitude et une impression de redondance envers cette catégorie rituelle qui 27. Bien que nous n’ayons pas recueilli de témoignages à ce propos, nous savons que certains showers ont déjà eu lieu après la naissance et faisaient alors office de fête pour souhaiter la bienvenue au nouveau-né ou de fête de naissance. L’iconographie des showers des années 1950 et 1960, consultée sur Internet, suggère en partie que la tenue de la fête ait lieu peu après la naissance. Il semble y avoir eu un déplacement de la pratique avant la naissance car de nos jours, il va de soi que la formule soit exécutée quelques semaines avant l’accouchement, soit pendant le dernier trimestre de la grossesse. 24 RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE a été évoquée à quelques occasions et de manière informelle par nombre de personnes lors de l’enquête sur le terrain. Cette lassitude est explicitement exprimée dans la réponse suivante au sujet « Pu capable des showers » du forum Internet québécois <mamanpourlavie.com> : « Je pense que l’écœurantite des showers (comme des mariages, dans mon cas), vient aussi avec le nombre. Tsé, le premier, ça s’endure. Mais à un moment donné, ça ne finit plus... Quand tous tes amis et la plupart de tes collègues de travail se marient les uns après les autres, pour ensuite faire des bébés les uns après les autres... C’est peut-être ça, finalement, qui finit par nous faire dire qu’on haït ça pour mourir les maudits showers ! Mais la bonne nouvelle c’est que ça finit par finir. À un moment donné tout le monde est marié, ont eu les enfants, ont commencé à divorcer... pis ben pour les divorces il n’y a plus de showers et de petits jeux quétaines alors on est correct ! » Les showers de bébé se répètent et se ressemblent. Ils sont paradoxalement populaires et détestés, désirés ou non, et souvent vécus comme une obligation sociale, une « affaire de filles », une « invention commerciale », etc. Leur appréciation est donc mitigée, et ce, même de la part de la future mère qui, parfois, se voit dans l’obligation d’organiser son propre shower comme ce fut le cas d’Émilie. Au-delà d’une convention sociale ou d’une mode, cette nouvelle séquence rituelle semble toutefois s’essouffler… au point où, pour certaines participantes, il n’est plus nécessaire d’organiser un shower à la deuxième ou à la troisième grossesse28. C’est à l’étape cruciale des préparatifs que le portrait du rituel prend forme. L’organisatrice – ou plus rarement le comité organisateur – joue alors un rôle clé dans la formulation du rituel, mais également sur son efficacité. Les préparatifs se résument grosso modo au choix des invités et au lieu de la fête, à l’envoi des invitations, à la préparation des animations, 28. Il est généralement admis par les personnes rencontrées et dans la documentation consultée que le shower est offert surtout à la première grossesse, en raison de son objectif d’équiper les futurs parents d’un trousseau. Plus rarement célébrés à l’occasion d’une deuxième ou d’une troisième naissance, on les nomme alors « sprinkle » aux États-Unis, ce qui pourrait se traduire littéralement par « pluie fine » ou « petite douche ». « Les cadeaux offerts pour un sprinkle sont soit des cadeaux pratiques : stock de couches, invitations au restaurant, soit des cadeaux essentiellement destinés au bien-être de la future maman : soins en institut de beauté, produits cosmétiques, chèque cadeau pour des massages, etc. » (<www.babyshower. fr>). Ils auraient alors comme fonction de renouveler certains objets matériels et accessoires nécessaires au futur bébé ou de gâter la future maman dont la famille s’agrandit. CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE 25 à l’élaboration du menu et à l’achat du présent, qu’il soit personnel ou collectif. Ces tâches sont généralement partagées entre plusieurs invitées (par exemple dans le témoignage de Geneviève et ses collègues, de la mère et belle-mère de Stéphanie ou celui d’Amélie) ou entre l’organisatrice et le futur père (Mathieu, Christine). Même lorsque le père est absent de la fête, il est presque toujours d’une aide précieuse dans son élaboration, principalement lors de deux étapes : au moment du choix des invité(e)s, où il aide à fournir leurs coordonnées, et pour l’accès à la liste d’objets liés à la venue de l’enfant qui servira de guide aux convives pour l’achat des cadeaux à offrir. Enfin, il n’est pas rare qu’il soit de connivence lors des showers surprises pour amener la fêtée au lieu de rendez-vous. C’est au moment des préparatifs et à l’heure de certains choix que les différends peuvent survenir. L’organisatrice, qui a la double responsabilité d’organiser une fête appréciée par la future mère et par l’ensemble des participants, doit alors faire des compromis ou, à l’inverse, imposer ses choix, selon les orientations qu’elle privilégie. Les principales variables où elle exerce son influence sont la personnalisation de la fête, la mixité en genre des invités, le choix des activités, la logistique des cadeaux et l’aspect économique de la fête. Le shower de bébé consiste dans la majorité des cas rapportés en un événement surprise pour la future mère. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la liste des invités est préparée avec soin par l’organisatrice ou le conjoint de la femme enceinte. On remarque une constante dans l’éventail des invités. Tous les showers de bébé recueillis cherchent à rassembler des proches de la future mère (ou des futurs parents) issus de différents réseaux (famille, ami(e)s, collègues). De plus, on met un soin particulier à inviter des ami(e)s de longue date que la fêtée ne fréquente plus sur une base quotidienne : « J’avais des amies d’école, ma grand-mère, ma mère, une autre amie d’enfance […]. C’était drôle de voir tout le monde rassemblé […] » (Anaïs). « On était [...] environ 20. C’était vraiment mes amies, mes beaux-parents étaient là, mais se sont joints [plus tard] au groupe [...]. C’était la même gang qu’à mon enterrement de vie de jeune fille. » (Christine) « Il y avait des collègues de travail, des amies de longue date, de la famille des deux côtés […], des amis de la famille […] C’était assez particulier, il y avait tous les réseaux confondus […] » (Mathieu). Rassembler des invités provenant de plus d’un réseau d’appartenance permet de mettre l’accent symboliquement sur la future maman, car c’est elle qui fait pour ainsi dire le pont entre tous ces réseaux. Pour le temps