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Rites de
passagee
au xxi
siècle
Entre
nouveaux rites
et rites recyclés
Martine
Roberge
RITES DE PASSAGE AU XXIE SIÈCLE
Entre nouveaux rites et rites recyclés
Martine Roberge
RITES DE PASSAGE AU XXIE SIÈCLE
Entre nouveaux rites et rites recyclés
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
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une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise
du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Laurie Patry
Mise en pages :
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 1er trimestre 2014
ISBN 978-2-7637-1998-6
PDF 9782763719993
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen
que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de ­l'Université Laval.
Table des matières
Introduction................................................................................. 1
Chapitre un
Les rites entourant la naissance..................................................... 9
1.1 Les rites pendant la grossesse...................................................10
1.1.1 Le shower de naissance : un rite multiforme .......................17
1.1.2 Déroulement type d’un shower de bébé..............................19
1.2 Les rites à l’accouchement.......................................................39
1.3 Baptêmes et autres cérémonies de bienvenue au nouveau-né...43
1.3.1 Baptêmes classiques revisités...............................................45
1.3.2 Fêtes de bienvenue.............................................................50
1.3.3 Fêtes d’anniversaire en guise de fêtes de bienvenue.............54
1.3.4 Baptêmes en forêt ..............................................................55
1.3.5 Choix d’un parrain et d’une marraine................................58
Chapitre deux
Les rites entourant l’âge adulte et l’entrée dans la conjugalité....... 61
2.1 L’enterrement de vie de jeunesse.............................................63
2.1.1 Scénario et déroulement.....................................................64
2.1.2 Symbolisme et signification du rite.....................................73
2.2 Les fiançailles, un rite prématrimonial ?...................................78
2.2.1 Fiançailles classiques...........................................................79
2.2.2 Déroulement minimaliste et invariants...............................80
2.2.3 L’engagement comme signification première du parcours
conjugal..............................................................................89
VIII
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
2.3 Mariages personnalisés et autres cérémonies d’union...............93
2.3.1 Schéma ternaire du déroulement du mariage-événement....95
2.3.2 Choix de la formule, mise en scène et sens du rite..............117
2.4 Pendre la crémaillère en guise d’engagement ..........................128
2.5 Rites de séparation et fêtes de divorce.....................................132
Chapitre trois
Les rites de mort........................................................................... 135
3.1 Funérailles, cérémonies d’adieu, de commémoration,
d’hommage au défunt et autres pratiques d’apaisement...........137
3.1.1 Scénographie simplifiée et constantes du rite......................150
3.1.2 Reformulation des rites de mort et signification.................170
Conclusion
Entre nouveaux rites et rites recyclés............................................. 177
Bibliographie................................................................................ 185
1. Sources.....................................................................................185
2. Études et ouvrages....................................................................188
À François
Pour ta fidélité à la vie et à l’amitié
Introduction
D
epuis les premiers travaux des sociologues au début du XXe
siècle, on a beaucoup épilogué sur la question de la ritualité.
Ce champ d’études est, depuis son émergence, la source d’une intarissable
production scientifique. Encore aujourd’hui, le domaine fait couler
beaucoup d’encre dans les milieux tant universitaires que médiatiques.
Les nombreux articles dans les médias de masse, les ouvrages récents qui
occupent les rayons virtuels ou réels des bibliothèques ainsi que les sites
Internet attestent de la pertinence sociale du sujet. Toutefois, nous assistons actuellement à une évolution notable des rites – de leurs motivations,
de leur nature et de leurs manifestations – qui justifie que l’on y porte
un nouveau regard.
Si les rites sont toujours présents dans nos sociétés contemporaines,
c’est donc qu’ils répondent à un besoin et qu’ils ont une fonction sociale.
Une société sans rituels n’existerait pas. Mais les rites se sont transformés
au rythme des changements sociaux et des préoccupations des individus.
Leur plasticité inquiète à tel point, que la perte des repères d’autrefois
dans les rites classiques remet en question l’authenticité des rites
aujourd’hui. Ces formes rituelles, qui s’apparentent à des rites déjà
connus, en sont-elles toujours ? La notion de rite, et a fortiori celle de rite
de passage, ne correspond plus au XXIe siècle à une catégorie étanche
aux contours bien définis. Pour comprendre les rites aujourd’hui, il faut
tenter d’analyser de près les formes rituelles qui s’offrent au regard de
2
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
l’observateur. Si la diversité rituelle est aujourd’hui la norme1, seule la
description ethnographique peut rendre compte du processus d’élaboration et de la diversification des rites, en tenant compte de chaque
contexte d’énonciation. C’est à cette tâche que nous nous emploierons
dans cet ouvrage.
Les résultats présentés ici renvoient à une enquête qualitative par
entrevues et observations réalisée de 2008 à 20122. L’échantillon
comprend 55 entretiens auprès d’une population diversifiée de 35
personnes (21 femmes et 14 hommes) et 13 observations3. Certains
témoignages rendent compte de plus d’un rite. La répartition des propos
des personnes rencontrées se fait de la façon suivante : 16 entrevues
portent sur des rites entourant la naissance, 27 entourant l’âge adulte
(conjugalité) et 12 entretiens portent sur la fin de la vie (mort). Pour les
observations, elles se répartissent comme suit : quatre sur des rites de
naissance, une sur un rite de conjugalité et huit sur des rites de mort.
1. Martine Segalen (2005), « L’invention d’une nouvelle séquence rituelle du
mariage », Hermès, 43, p. 159-168.
2. Cette recherche a été subventionnée par le Conseil de recherche en sciences
humaines du Canada.
3. La recherche de terrain auprès des sujets humains a été approuvée par le Comité
d’éthique de la recherche de l’Université Laval. Je désire remercier chaleureusement tous les participants et toutes les participantes qui ont bien voulu collaborer à la recherche par leurs témoignages, qui constituent pour l’ethnologue les
assises de toute étude ethnologique. Toutes les entrevues et les observations ont
été réalisées par deux étudiantes au doctorat en ethnologie, Catherine Arseneault
et Sandy Chevalier, qui travaillent sous ma direction. Elles ont également réalisé
les transcriptions d’entrevue, la compilation des données par type de rites et les
synthèses préliminaires en vue de la rédaction du manuscrit. Pour tout ce travail
de recherche de terrain, pour les discussions et les échanges fructueux que nous
avons eus à toutes les étapes du projet La nouvelle ritualité : relecture des rituels dans
la société contemporaine et que nous avons poursuivis lors de la rédaction de ce
livre, je leur suis redevable et je tiens à les remercier sincèrement. La qualité de leur
travail, l’esprit d’équipe qu’elles ont développé et l’enthousiasme dont elles ont fait
preuve tout au long de la recherche témoignent de l’envergure de la formation et
de l’expérience que peuvent acquérir les étudiants par leur intégration soutenue
dans des projets de recherche subventionnés. Enfin, je tiens également à remercier
très chaleureusement ma collègue et amie Isabelle Collombat, traductologue et
professeure de traduction à l’Université Laval, pour son aide précieuse à traduire,
de la manière la plus juste possible, certains termes désignant des pratiques ou des
rites aux origines anglo-saxonnes, ou encore la terminologie usuelle d’Internet et
des réseaux sociaux, mais surtout pour les échanges fructueux qui m’ont guidée
dans la précision et la remise en question de certains concepts de la recherche sur
les rituels, ainsi que ses nombreux conseils lors de la relecture du manuscrit.
INTRODUCTION
3
Pour les entretiens, les rites sélectionnés devaient remonter tout au plus
à la dernière décennie, soit 1998. Les rites dont la scénarisation collait
davantage aux rites de passage classiques – baptême, mariage, funérailles
– et selon les canons religieux, par exemple, n’ont pas été retenus prioritairement. Sans nier la cohabitation des rites classiques et des rites
contemporains, la sélection s’est d’abord faite sur la base de la personnalisation des rites afin de mieux analyser leur transformation et les
tendances qui se dessinent au XXIe siècle. L’échantillon se compose donc
d’une ritualité diversifiée : cérémonie d’accueil de l’enfant, fête de bienvenue, baptême, shower4 de naissance, shower de bébé, rite autour de
l’accouchement, enterrement de vie de jeunesse, fiançailles, achat d’une
première maison, pendaison de crémaillère, mariage thématique, cérémonie d’union, hommage au défunt, funérailles, cérémonie d’adieu. La
plupart des témoignages ont été recueillis auprès de témoins directs, en
ce sens que les personnes rencontrées sont des acteurs du rite, des participants ou des spectateurs. Dans nombre de cas, ils sont également
4. Le terme « shower », au sens littéral de « pluie », « avalanche » ou « averse », n’a pas
d’équivalent en français. Il a d’abord été associé au rituel du mariage. L’expression
désignait généralement la soirée donnée en l’honneur de la fiancée, quelques jours
avant le mariage, où elle recevait une « pluie de cadeaux ». Le rite était exclusivement
féminin et habituellement organisé par les amies et parentes proches de la future
mariée (C. Arseneault et M. Roberge (2006), « Réflexion sur le rite contemporain
des fiançailles : Vers une hybridation des rites matrimoniaux ? », Ethnologies,
vol. 28, n° 2, p. 29). D’origine nord-américaine, le shower de mariage « a connu
une diffusion lente chez les Québécois francophones ; [il] s’est d’abord imposé à
la bourgeoisie de Montréal, probablement au début du siècle » (D. Girard (1998),
« Le shower : enterrer sa vie de jeune fille », Ethnologie française, vol. 28, n° 4, p.
473). Après la Deuxième Guerre mondiale, la coutume se répand dans toutes les
classes sociales ; cependant, les cadeaux demeurent l’élément central de la réunion
de filles, prétextes à témoigner de l’amitié fidèle (C. Arseneault et M. Roberge,
op. cit., p. 30). Nous aurons l’occasion de revenir sur cette coutume associée au
mariage qui tend à disparaître, du moins au Québec, au profit d’une nouvelle
séquence rituelle, celle de l’enterrement de vie de jeune fille. Par contre, les showers
que nous avons observés sur le terrain sont désormais associés à la naissance d’un
enfant ; on les nomme indépendamment shower de naissance ou shower de bébé
(du calque de l’anglais « baby shower »), ce qui n’est pas sans équivoque sur leur
signification. Nous avons préféré conserver ici le terme pour refléter davantage les
propos des informateurs. Déjà, en 1998, D. Girard soumettait l’hypothèse que le
shower de bébé pourrait être une réactualisation du shower de mariage : « à l’époque
contemporaine, à la faveur des changements qui sont survenus dans notre société,
les showers de mariage se sont raréfiés. […] Les femmes ont trouvé d’autres occasions pour manifester leur solidarité, et le shower s’est radicalement transformé.
Que peut nous apprendre la popularité grandissante des showers de naissance et la
nature des cadeaux qui y sont offerts ? » (D. Girard, op. cit., p. 477).
4
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
organisateurs, et leur participation aux diverses étapes du rite est évidente.
Certaines entrevues ont été réalisées en présence des conjoints. Par ailleurs,
toutes les personnes rencontrées pour les entretiens étaient invitées à
raconter l’expérience rituelle vécue en décrivant chacune des étapes – des
préparatifs à la réalisation –, les circonstances et les conditions de réalisation – lieux du déroulement, durée, personnes présentes, contraintes,
objets et symboles – ainsi que le rôle de chacun dans l’élaboration –
planification et réalisation – de l’expérience rituelle. Par la suite, les
participants aux entrevues étaient invités à parler de leurs motivations
– choix du rite, influences, inspiration – à l’égard de leur expérience
rituelle et enfin, de la signification du rituel pour eux – importance de
souligner ce moment, fonctions du rite, comparaison avec d’autres rites.
L’ensemble des données recueillies a fourni un matériau riche à analyser
dont nous aimerions ici faire état en donnant en autant que possible la
parole aux acteurs des expériences rituelles. L’analyse des rituels sera étayée
d’exemples provenant de cet échantillon de cas et d’extraits d’entrevue5,
mais aussi des marges de l’enquête de terrain, c’est-à-dire les discussions
informelles, la recherche sur le Web, les articles de magazine et de journaux et les observations liées à l’expérience personnelle de ce type
d’événements.
Le point de départ de notre réflexion repose sur la notion de passage.
Centrale dans les rites de passage classiques, cette notion, qui a longtemps
servi de jalon pour distinguer ce cas singulier de ritualité, semble en
pleine redéfinition. Selon le folkloriste-ethnologue A. van Gennep,
premier théoricien des rites, l’individu, tout au cours de sa vie, vivra une
succession de passages.
Pour les groupes comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître. […]
Et toujours ce sont de nouveaux seuils à franchir, seuils de l’été ou de l’hiver,
de la saison ou de l’année, du mois ou de la nuit ; seuil de la naissance, de
l’adolescence ou de l’âge mûr ; seuil de la vieillesse ; seuil de la mort ; et seuil
de l’autre vie – pour ceux qui y croient6.
5. Pour la transcription et la présentation des extraits d’entrevue, nous avons privilégié un français standardisé dans la mesure où cela respecte l’essence des propos
des participants.
6. Arnold van Gennep (1969), Les rites de passage, Paris, Éditions Mouton (©1909),
p. 272.
INTRODUCTION
5
Pour van Gennep, chaque passage à franchir nécessite du temps et
se fait progressivement. Le passage marque un changement d’état, de
statut, d’âge ou d’occupation, pour les témoins comme pour les acteurs.
Dans les sociétés traditionnelles et jusqu’à tout récemment, les rites de
passage se distinguaient par leur caractère collectif, obligatoire, structuré,
fixe, définitif et unique opérant un changement de statut complet, définitif, irréversible et solennel7. L’individu s’effaçait au profit du groupe ;
les rites de passage avaient la même signification pour l’ensemble de la
communauté et renforçaient par le fait même la cohésion du groupe. Les
rites que nous observons aujourd’hui ne seraient-ils que des formes
altérées des rites de passage classiques ? Si les rites contemporains sont
davantage marqués par leur diversité que par leur homogénéité, il faut
toutefois reconnaître qu’ils s’apparentent encore à certaines formes
rituelles lors des passages majeurs de la vie (naissance, âge adulte, mort).
Comme nous le remarquions précédemment, « les passages importants
dans la vie de l’individu ne sont plus les mêmes pour tous et ne se vivent
plus nécessairement au même âge8 ». On observe une multiplication des
passages signifiants au cours de la vie selon les individus ; certains en
vivront plusieurs, d’autres peu. L’intensité de ces moments à souligner
(temps fort, seuil, passage, étape) variera aussi d’un individu à l’autre.
Quoi qu’il en soit, il nous semble encore opportun de revisiter la notion
de passage dans le contexte de la ritualité contemporaine, qui nous invite
à réviser la définition canonique des rites de passage classiques en nous
interrogeant d’abord sur les passages qu’ils prétendent souligner. De
même, pour être qualifiée de « rite de passage », l’expérience rituelle doitelle absolument instituer un changement de statut ? Par exemple, le
mariage n’est plus le seul moyen d’accéder à la maturité de la conjugalité ;
les conditions de passage à l’âge adulte se sont diversifiées. Si le mariage
ne consacre plus en premier lieu le passage d’un état social à un autre
(célibataire à marié) assorti d’un passage matériel (de la maison des parents
à celle du couple) – passages souvent franchis depuis longtemps
aujourd’hui –, que souligne-t-il ? Selon Segalen, « les rituels [d’union]
soulignent la volonté d’un engagement public ; ils se font l’expression de
la réussite de l’union9 ». Nous assistons ici à une sorte de déplacement
de la notion de passage : de transition d’un état à un autre, celui-ci devient
7. Martine Roberge (2006), « Pour une relecture de nos rituels dans la société
contemporaine », Ethnologies, vol. 28, n° 2, p. 214.
8. Martine Roberge (2006), op. cit., p. 215.
9. Martine Segalen (2005), op. cit., p. 163.
6
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
« événement », « temps fort » inscrit dans une sorte de continuité linéaire.
Le mariage ayant perdu son sens premier de rite de passage, il serait
davantage perçu comme une grande fête, un événement majeur à
­organiser, et surtout à réussir, le succès de la fête étant garant du succès
de l’union10...
La question du festif dans les rites de passage est un deuxième point
de focalisation sur lequel nous poserons notre regard. Cette question
touche la plupart des rites de passage que nous avons observés ; dans leur
aspect public, les rites tendent de plus en plus à se transformer en événements, assortis de leur marchandisation et de leur spectacularisation. La
fête est plus présente et s’installe comme le cœur ou le prétexte du rituel.
Qu’il s’agisse de shower de naissance ou de cérémonie d’union, les rites
s’inscrivent dans une économie de l’événementiel et portent leur lot de
maisons, boutiques, sites Internet, conseillers, guides, salons, catalogues
et émissions de télévision qui proposent des services d’organisation de la
fête par des professionnels. Comment réussir votre fête ? Solutions clés
en main ou source d’inspiration pour concocter une fête à votre image…
Une troisième question, corollaire des deux premières, sert d’assise
à notre analyse des témoignages. La personnalisation des rites de passage
et l’investissement des personnes dans l’élaboration du rite sont des
dénominateurs communs des rites d’aujourd’hui. Ils sont déterminants
dans le choix d’organiser ou non un rite, ainsi que dans la participation
aux préparatifs et aux prises de décisions. La possibilité de personnaliser
le rite à son goût et à celui des invités va souvent de pair avec la motivation et la signification. La personnalisation est indissociable de
l’appropriation que les protagonistes croient percevoir pour que le rite
soit efficace symboliquement. S’approprier les rites en les personnalisant
fait appel à diverses stratégies d’élaboration. Les sources d’inspiration ne
manquent pas pour glaner ici et là des idées, emprunter à des rites
semblables ou à d’autres rites, anciens ou issus d’autres cultures. Mais les
combinaisons ne semblent pas infinies ; nos observations montrent une
tendance à l’homogénéisation des rites malgré leur personnalisation.
Dans les faits, certaines séquences forment un noyau dur qui permet de
reconnaître le scénario type du rite ; les éléments personnels se greffent
à ces séquences existantes…
10. Catherine Cicchelli-Pugeault (2000), « Le sens retrouvé du mariage ? Vers une
nouvelle perspective théorique », Être soi d’un âge à l’autre, Paris, L’Harmattan,
p. 155.
INTRODUCTION
7
Enfin, une quatrième et dernière question anime et sous-tend notre
réflexion : celle de la nouveauté des rites. La transformation des rites que
l’on observe aujourd’hui dans nos sociétés complexes est-elle le reflet de
l’invention rituelle ? Les rites classiques et traditionnels ayant perdu en
partie leur signification et étant en régression pour certains, pouvons-nous
conclure que la société a le pouvoir de renouveler son bagage rituel ?
Assistons-nous vraiment à la création de nouveaux rites ou ne sommesnous pas plutôt devant une nouvelle forme d’expression de la ritualité ?
Deux grandes tendances dans l’étude des rituels ont jusqu’ici marqué
les recherches. Certains chercheurs, anthropologues, historiens et sociologues, considéreraient que nos sociétés postmodernes caractérisées par
l’individualisme vivraient une telle crise de rites qu’elles en seraient
déritualisées. Non pas parce que les sociétés sont dénuées de rites, mais
parce que ceux-ci s’éloignent progressivement des pratiques sociales qui
les définissaient dans un premier temps. La thèse de la déritualisation
s’explique et se traduit par la personnalisation, l’intimisation et l’invention de gestes rituels relevant des symboliques individuelles et personnelles.
Les rites, et en particulier les rites de passage, ne correspondent plus aux
attentes des individus ; ils doivent être dépouillés des symboles et des
gestes rendus désuets par la caducité des valeurs qui s’y rattachent. S’ils
ne peuvent être adaptés au goût du jour, ils tombent en désuétude. Ce
phénomène s’observe en effet dans certaines collectivités. Par exemple,
le baptême catholique est en régression dans de nombreuses sociétés
occidentales, notamment au Québec et dans les provinces canadiennes.
La recherche de symboles autres que ceux qu’offrent les rites canoniques et répondant davantage aux aspirations des individus crée un
second mouvement de ritualisation qui prend la forme d’une ritualité
éclatée, voire débridée, façonnée sur mesure, à la carte. Pour ceux qui
adhèrent à ce mouvement, les rites contemporains se caractérisent par
l’innovation rituelle, la créativité et l’invention de gestes rituels mieux
adaptés aux groupes et aux individus. Or ces innovations – encore faut-il
démontrer qu’elles en sont – en matière de cérémonie et d’introduction
d’éléments spirituels ou laïques sans références au rite canonique manifestent toutefois une tendance lourde à la désymbolisation. La perte de
repères communs partagés par un grand nombre d’individus entretient
une sorte de flou sur la signification du rite et remet à chacun la responsabilité d’y trouver ou non la raison d’être, d’y reconnaître l’efficacité
symbolique. On se questionne ainsi sur ce qui doit ou non faire partie
8
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
du rite, sur les séquences à conserver, les symboles à mettre en scène –
bref, sur ce qu’il faut pour « faire du rite ». Mais tous ces changements ne
sont pas pour autant des indicateurs de renouveau des rites.
L’expression « nouveaux rites » est à utiliser avec prudence et nuance.
Cette hypothèse se heurte aux interprétations ethno-anthropologiques
qui démontrent que les rites se modernisent, s’adaptent et s’actualisent
au gré des transformations des valeurs actuelles des sociétés qui les perpétuent. Si l’on voit apparaître ici et là de nouveaux microrites, et plus
rarement de nouvelles séquences rituelles, il en faut plus pour conclure
à un mouvement de renaissance des rites. À y regarder de plus près, les
rites qui semblent nouveaux au premier abord se composent selon une
formule et une scénographie aux contours définis et peu variables. Ce
mouvement de re-ritualisation trouverait davantage sa source dans la
recomposition et le recyclage des rites classiques en prenant certes appui
sur la personnalisation, mais également sur la participation à l’expérience
rituelle. Quoiqu’elle soit toujours ancrée dans le social, cette nouvelle
forme d’expression de la ritualité demeure plus intersubjective. Ainsi,
malgré la diversité des formes rituelles d’aujourd’hui et devant les choix
délibérés qui s’offrent, on observerait davantage une tendance à l’homogénéisation des pratiques rituelles qu’une tendance à leur singularisation.
La société québécoise du XXIe siècle, entre autres, est en constante quête
de re-ritualisation.
CHAPITRE UN
Les rites entourant la naissance
P
endant longtemps, au Québec, les rites entourant la naissance
se limitaient au baptême comme cérémonie d’accueil du
nouveau-né dans la grande famille chrétienne. Les témoignages que nous
avons recueillis – couvrant la période de 1998 à 2012 – laissent pourtant
apparaître d’autres rites, entre autres pendant la grossesse et à l’accouchement, qui s’ajoutent à l’habituelle cérémonie de bienvenue lorsque
l’enfant est né. Si la plupart de ces pratiques sont plus ou moins formalisées, elles tendent néanmoins à s’imposer progressivement, jusqu’à
devenir la norme, au gré des demandes des protagonistes. Parmi celles-ci,
on note par exemple la séance de photographies pendant la grossesse, le
shower de naissance et la coupe du cordon ombilical par le père à l’accouchement. L’arrivée d’un enfant dans la vie d’un couple est un moment
fort, un temps extraordinaire qui bouleverse les habitudes et la vie du
couple, jusqu’alors sans enfants. Pour la future maman, le temps de la
grossesse est vécu comme un moment intense tout au long des neuf mois
de gestation. Elle voit son corps changer à mesure que la grossesse évolue
et c’est sans doute ce qui la porte à immortaliser ces transformations.
Contrairement au rite du baptême, qui vise l’agrégation du nouveau-né,
les rites liés à la grossesse et à l’accouchement sont d’une certaine façon
centrés sur la future mère, et parfois partagés avec le futur père, une amie
ou une personne proche. Ils sont associés à des moments plus personnels
et se vivent dans l’intimité. Par contre, le shower de bébé se veut davantage
un rite public et il tend à s’imposer comme une nouvelle séquence rituelle
dans les trois mois qui précèdent l’accouchement. Peut-on qualifier ces
rites de rites d’agrégation au statut de mère ou de parent ? Quelle est au
juste leur signification ?
10
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
1.1 LES RITES PENDANT LA GROSSESSE
Parmi les rites répertoriés pendant la grossesse se trouve la séance de
photographies. Celle-ci peut prendre différentes formes et se répéter à
quelques reprises tout au long de la grossesse. En général, elle vise à
immortaliser les étapes d’évolution du futur bébé, de l’extérieur, par les
transformations du ventre de la future mère. La séance de photographies
s’accompagne souvent de la mesure du tour de taille. Deux témoignages
de notre corpus traduisent cette coutume qui tend à se généraliser pour
une certaine génération de femmes qui en sont à leur première grossesse.
Le couple d’Émilie1 a improvisé un studio artisanal à la maison en installant un drap blanc qui tenait lieu de fond de scène et un éclairage pour
accentuer la lumière. C’est le conjoint d’Émilie qui ajustait l’appareil et
prenait les photographies. Une première séance de photographies a eu
lieu à 24 semaines de grossesse et une dernière, une semaine avant l’accouchement. Le couple aurait voulu répéter l’expérience à chaque mois de
grossesse, mais le temps a filé et ils ont oublié. Quoi qu’il en soit, ces
photos constituent à la fois des traces et des souvenirs de la grossesse,
sorte de memorabilia que d’aucunes conserveront à la manière d’un album
de famille (scrapbooking). Grâce aux technologies numériques accessibles
à tous, certains couples s’improvisent réalisateur d’un jour. Ils créent un
montage vidéo consignant quelques prises de l’évolution des phases de
la grossesse. Si la vidéo amateur se retrouve parfois sur la Toile par le site
YouTube, elle circule néanmoins plus facilement en circuit fermé entre
amis et parents qui sont pour ainsi dire invités à être les témoins privilégiés de la grossesse. Cette pratique en émergence traduit à la fois la
modernisation et le progrès – rendus possibles par l’avènement de technologies facilement accessibles –, ainsi qu’une forme de spectacularisation
d’un événement important dans la vie du couple. Celui-ci vit son intimité
en même temps qu’il souhaite partager avec ses proches l’heureux événement. Les réseaux sociaux répondent parfaitement à ce besoin en
permettant à chacun de se mettre en scène.
Si Claire a mesuré sa bedaine toutes les trois ou quatre semaines, son
conjoint et elle ont aussi pris des photos, avec et sans le conjoint. Les
photos où le conjoint apparaît sont considérées par le couple comme un
portrait de famille : « c’était comme une première photographie de famille ».
1.
Dans le respect des souhaits de chaque participant aux entrevues et de leur consentement à la recherche, nous avons choisi de les nommer par leur prénom ou par un
pseudonyme.
CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE
11
Pour Claire, la séance de photos revêt également une signification particulière en lien avec la tradition familiale. « Il semblait que des petits moments
comme cela rendaient la grossesse plus concrète. Cela concrétisait l’arrivée
d’Henri. » En effet, c’est sa mère qui lui a offert en cadeau une séance
chez un photographe professionnel, en guise de cadeau de bienvenue au
nouveau-né. « Moi j’ai décidé de prendre l’avant et l’après, parce que ma
mère, quand j’étais bébé avait une photo [prise] pendant qu’elle m’allaitait
au sein. Elle était allée chez le photographe. C’est vraiment une belle photo
qui est encadrée et exposée chez nous. Elle trouvait cela important que je
prenne une photo sur le même modèle. » Mentionnons que Claire est née
en 1982. Pour compléter l’album de famille, celle-ci a donc fait deux
séances de photographies professionnelles ; la première a eu lieu un mois
avant l’accouchement et la seconde, quatre mois après.
Une autre pratique, un peu moins répandue et dont nous avons
retrouvé peu de traces dans les témoignages, est le moulage de la bedaine
à plusieurs mois de grossesse, vers 32 ou 34 semaines. Très en vogue
depuis les années 2001-2002, cette pratique demeure toutefois marginale2. « Le moulage est réalisé avec des bandelettes de plâtre posées de
façon successive sur le corps de la femme enceinte. L’opération est plutôt
salissante et dure environ 1 heure avec le temps de séchage. […] Le moule
est ensuite travaillé, poncé, apprêté, peint et puis verni. On peut l’accrocher au mur ou en faire un bol décoratif3. » Il en coûte entre 125 et 300
dollars selon les options choisies : type de finition, couleur, vernis, dessin,
déplacement à domicile, etc.4. Cette pratique appartient sans conteste à
la même catégorie de souvenir que la séance de photographies. Ce service
est d’ailleurs offert comme un souvenir unique pour une grossesse unique :
une œuvre d’art personnalisée, à la fois par le moulage lui-même et son
décor. À Moulage de bedaine Bedon Rond, on offre aux clientes « Un
souvenir pour la vie » qui se veut « une excellente idée cadeau pour un
shower ». Le service de moulage de Jean-François Tousignant mentionne
2. N’ayant pas les moyens de se payer un moulage de bedaine professionnel, MarieClaude a participé en 2001 à une journée organisée par un organisme rattaché au
YWCA qui proposait un forfait comprenant massage, lunch, création d’une œuvre
collective, prise de photos artistiques et moulage de ventre pour un montant symbolique (Marie-Claude, courriel 12 mars 2013).
3. Site Internet : <moulagedebedaine.com>, site consulté le 8 mars 2013. Il existe
plusieurs sites qui offrent ce service. Moulage de bedaine Bedon Rond dessert la
ville de Québec et les environs.
4. Danielle Verville, « Moulage de bedaine : un souvenir éternel », Coup de pouce Blog,
28 juillet 2012.
12
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
sur son site Internet : « Offrez-vous un souvenir unique de votre existence.
Laissez-vous mouler inc. fixe un des plus beaux moments de votre vie
pour en faire une œuvre d’art. Tentez l’expérience5 ! » Présentée comme
une pratique artistique, l’expérience peut être assurée par un professionnel, un artiste, mais il est aussi possible de décorer soi-même le moule
en faisant participer le conjoint et les autres enfants s’il y a lieu. Le service
de moulage s’étend aussi au moulage des pieds et des mains du bébé et
l’on trouve sur le marché, dans des endroits spécialisés en matériel artistique par exemple6, des ensembles de moulage à façonner soi-même. Ces
artefacts – œuvres d’art ou d’amateur – rejoindront l’album de famille
et l’histoire de vie du futur nouveau-né – à moins qu’ils ne deviennent
des souvenirs un peu trop encombrants7. Le témoignage de Marie-Claude
brise le tabou du souvenir éternel : « Je n’ai jamais rien fait avec le premier
moulage (à part le peindre, le mettre dans un garde-robe, le ressortir à la
deuxième grossesse pour comparer ma forme [de ventre], et le jeter l’été dernier
[en 2012] – 10 ans plus tard ! – en faisant du ménage). »
Un substitut au moulage de bedaine est la pratique consistant à
peindre directement le ventre à plusieurs mois de grossesse puis à
procéder ensuite à la prise de photos pour immortaliser le chef-d’œuvre
éphémère. Ces œuvres d’art, tout en rondeurs, sont une autre façon
originale de garder un souvenir mémorable de cette étape de la vie. À
l’instar du moulage, cette pratique peut être réalisée par un artiste
professionnel ou encore, de manière plus personnelle, avec l’aide du
conjoint ou d’un enfant plus âgé. « Qu’elles représentent l’enfant dans
le ventre de sa mère ou un poisson rouge dans son bocal, ces peintures
sont pour la plupart réalisées avec du maquillage pour enfant.
5. Site Internet : <http ://www.laissezvousmouler.com>, consulté le 8 mars 2013.
6. Au Québec, les boutiques Omer DeSerres entre autres offrent à leur clientèle
ces ensembles de moulage. Des boutiques de cadeaux de bébé ou de vêtements
d’enfant en tiennent également (Observation personnelle, janvier 2013). Ces
ensembles de moulage se retrouvent au palmarès des cadeaux les plus offerts lors
des showers de naissance.
7. La blogueuse Danielle Verville ne mâche pas ses mots lorsqu’elle parle de cette
pratique qu’elle qualifie de « passe-temps pour exprimer sa créativité de femme
enceinte épanouie ». « Si, lors de ma première grossesse, j’avais eu l’audace d’immortaliser cet instant magique où mon bébé et moi ne faisions qu’un, j’aurais
quatre beaux moules de plâtre grandeur nature accrochés au fond de mon cabanon.
Quatre bedaines gouachées de pensées inspirantes sur le sens de la vie. Quatre gros
corps de gypse que je n’aurais jamais pu vendre, ni me débarrasser sans regret. »
(Danielle Verville, « Moulage de bedaine : un souvenir éternel », Coup de pouce
Blog, 28 juillet 2012).
CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE
13
Hypoallergénique, il ne présente en général de risques ni pour la mère
ni pour l’enfant. Il est cependant recommandé de ne pas en mettre
dans les endroits difficiles d’accès où vous auriez du mal à l’enlever8. »
Cette pratique, qui serait à la hausse à travers le monde, remonterait à
peu près au début des années 2000 : « Mon amie Geneviève s’est fait
peindre le ventre à sa première grossesse [en 2002] par sa meilleure amie
qui est maquilleuse professionnelle » (Élise). De nombreux sites Internet
exposent ces chefs-d’œuvre qui deviennent en quelque sorte des sources
d’inspiration pour les artistes en herbe. Tout comme pour la séance de
photographies, les réseaux sociaux relayent l’éventail des chefs-d’œuvre
qui, pour un temps indéterminé, servent de vitrine d’exposition avant
de rejoindre les albums souvenirs de famille.
Pour la plupart des femmes, la préparation à la grossesse et à l’accouchement demeure un moment important, pour ne pas dire éprouvant,
a fortiori lorsqu’il s’agit d’une première grossesse. Après tout, il n’y a pas
de cours ou de diplôme pour devenir parent ! Cette période intense n’est
pas encore pour ainsi dire très ritualisée, mais on observe une série de
gestes qui concrétisent ce temps de préparation. Les femmes enceintes
s’informent ici et là, consultent amies et parents qui ont déjà eu un enfant ;
les réseaux – amies, collègues de travail ou famille – deviennent une
source réconfortante d’information et de soutien, car d’autres sont passées
par là ! La lecture d’ouvrages spécialisés sur la grossesse et la maternité et
les cours prénataux font partie des activités recommandées pour se
préparer adéquatement à devenir mère et pour se rassurer. Comme
nombre de ses consœurs, Émilie a énormément lu sur la grossesse, l’accouchement et la maternité pour se préparer. « Le haut de la bibliothèque qui
est là ce n’est qu’uniquement des livres de grossesse. Ça j’ai vraiment aimé
cela beaucoup. Ça a été ma façon de me préparer. J’ai fait aussi les cours
prénataux de la maison de naissance [sur l’accouchement et l’allaitement].
Jean-Sébastien était là. » La présence et la participation du conjoint tout
au long de la grossesse est également fort appréciée de la future mère, et
il semble que cela soit une tendance plus marquée chez les couples qui
attendent leur premier enfant. Émilie et son conjoint avaient lu que le
père pouvait écouter le cœur du bébé en se plaçant l’oreille au dos de la
femme enceinte. « Il l’a entendu très vite, Jean-Sébastien, le cœur du bébé.
Il a l’oreille pour ça. […] À 26-27 semaines. À tous les soirs, on se collait. Il
8. Maxime Lambert, « En images : ces femmes enceintes ont fait de leur ventre
des œuvres d’art », publié le 12 mai 2009. Site Internet : <www.gentside.com>,
consulté le 12 mars 2013.
14
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
écoutait pour ça et on comptait à combien ils étaient [les battements]. Ça
me rassurait énormément les journées que je ne le sentais pas bouger. JeanSébastien lui parlait beaucoup. »
À propos de l’importance d’une première grossesse pour une femme,
le témoignage de Claire est particulièrement éloquent. Celle-ci a acheté
un cahier dans lequel elle consignait, à la manière d’un journal, tous les
événements reliés à sa grossesse. Elle y a noté les rendez-vous chez le
médecin, les nouvelles qu’elle recevait tout au long de la grossesse, les
cadeaux qu’on lui a offerts et qui les lui offraient, etc. Le journal de
grossesse, s’il n’est pas encore une pratique très répandue ou systématique,
tend à devenir de plus en plus populaire. Il reprend la formule des « livres
de bébé » que les parents reçoivent en cadeau à la naissance d’un enfant
et dans lequel sont consignées et personnalisées diverses notes sur l’enfant :
poids, grandeur, heure de la naissance, premier sourire, première dent,
etc. On les retrouve d’ailleurs dans le commerce sous cette bannière.
Émilie, qui a bel et bien reçu un livre de bébé, ne s’est cependant pas
confectionné un journal de grossesse. Comme elle le mentionne, cela ne
correspondait pas à sa personnalité. « J’ai pas beaucoup pris de notes non
plus. Je ne suis pas quelqu’un qui écrit beaucoup. Je ne me retrouvais pas
[dans cette pratique]. J’y ai pensé, mais…[…] J’avais vu des livres chez
Renaud-Bray : Ma grossesse. Moi j’aurais écrit des choses plus techniques
que ressenties. » Si les livres de bébé sont déjà bien établis sur le marché
et qu’ils font en quelque sorte partie du paysage de toute naissance, il
semble y avoir une recrudescence de la pratique mémorielle, qui s’étend
à d’autres moments importants de la vie. On voit ainsi apparaître dans
les librairies et les magasins de maternité ou de bébés, peut-être sous
l’influence marquée de la pratique du scrapbooking9, de nouvelles formes
de livres : journal de grossesse ou album de famille. Un modèle québécois,
entièrement fait de matériaux recyclés, est vendu par exemple sous le titre
Journal de famille (en sous-titre : « parce que chaque famille est unique »)10.
Dans ce livre de bébé nouvelle version, on peut y consigner les circonstances de la rencontre des parents, leur décision d’avoir un enfant, l’arbre
généalogique des deux familles, la grossesse, l’accouchement, la cérémonie
de bienvenue, le choix des parrain et marraine, ainsi que toutes les étapes
9. La pratique du scrapbooking a fait l’objet d’un mémoire de maîtrise. Consulter
Catherine Arseneault, Des scrapbooks au Québec : la création d’un patrimoine familial pour passe-temps, Québec, Université Laval, 2009.
10. Auteure Julia Cordier, Édition Chrysalide enr., vendu à la boutique Vert limette de
Place Laurier (observation personnelle, témoignage d’Élise).
CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE
15
d’évolution de l’enfant. Le livre est conçu en sections, à la manière d’un
album ; on peut facilement lui ajouter des pages ou des pellicules plastiques pour y insérer des photos. Il est très imagé et comporte des
encadrés où il est facile d’écrire ou de dessiner, un peu comme dans la
pratique du scrapbooking. Cette version attrayante et au goût du jour
semble appropriée pour des personnes pour qui la rédaction n’est pas
une activité priorisée ou assidue et qui, dans le contexte des pratiques de
médiatisation et des réseaux sociaux (Facebook et autres), s’accompagne
souvent de dessins, icônes, « émoticônes » et autres décalcomanies, ce qui
en fait davantage une activité ludique.
S’il est un autre moment important pour les futurs parents pendant
la grossesse, c’est bien celui de la première échographie prénatale, recommandée entre la neuvième et la quatorzième semaine, soit autour du
troisième mois. Tout comme pour les cours prénataux et la lecture
d’ouvrages spécialisés, on ne peut pas parler ici véritablement de rites.
L’échographie prénatale est d’abord considérée comme un examen
médical – non obligatoire mais fortement recommandé – visant à déterminer l’âge et la nature de la grossesse et si la croissance du fœtus se fait
normalement. Au-delà de ces aspects techniques, cette étape est d’une
importance capitale pour certains parents, puisqu’à 12 semaines, grâce
à cet examen, le sexe du bébé peut être visible. Les avis sont ici très
partagés ; certains voudront le connaître, d’autres préféreront avoir la
surprise lors de l’accouchement. Quoi qu’il en soit, on observe que
certaines pratiques semblent se formaliser de plus en plus autour de cette
étape. À la fin de l’échographie, les parents se voient offrir une série de
clichés11, sélectionnés à partir de la radio-échographie, où ils peuvent
apercevoir le fœtus, moyennant parfois un regard averti. Véritable révolution dans la maternité, les clichés de l’échographie feront désormais
l’objet de nouvelles pratiques. On les affiche fièrement, certains les
encadrent et les exposent dans la future chambre du bébé. Plus récemment, on les « poste » bien en vitrine sur une page Facebook. Cette
coutume tend à se généraliser pour la génération des usagers des médias
sociaux qui, de cette façon, rejoignent un plus grand nombre de personnes
simultanément. Ce moyen de communication sera – on le verra tout au
long de l’étude – très populaire dans le choix des pratiques de diffusion,
par exemple annonce, invitation, remerciements, etc., entourant les rites
11. Dans certaines cliniques privées ou cabinets d’échographie, il est offert de remettre
les clichés sur support DVD, moyennant des frais, ou encore des échographies en
3D.
16
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
de passage. Dans certains cas, l’usage de Facebook ira même jusqu’à
remplacer l’envoi de faire-part ou les remerciements personnalisés. Qu’ils
soient affichés sur Facebook, encadrés et placés sur un mur ou épinglés
grâce à un aimant bien en évidence sur la porte du réfrigérateur, les clichés
tirés des échographies se hissent au sommet des photographies souvenirs
de la grossesse et rejoignent assurément l’album de famille.
L’importance de l’échographie prénatale et de sa signification pour
les futurs parents trouve son paroxysme dans une pratique émergente :
l’échographie souvenir. Bien que nous n’ayons pas recensé cette pratique
sur le terrain, les « fœtus parties » ou échographies souvenirs semblent
bel et bien être une réalité au Québec. Ils pourraient même être assimilés
à l’invention d’une nouvelle séquence rituelle du XXIe siècle. Dans un
article publié dans La Presse du 9 février 201212, on fait état de cette
pratique comme « un événement festif et familial ». « L’échographie
prénatale n’est plus considérée comme un acte médical, mais comme
un spectacle. Les cliniques privées rivalisent à coups de rabais et de
cadeaux pour attirer la clientèle13. » Il en coûte autour de 175 dollars
pour le forfait avec DVD et impression couleur de photos. L’échographie
souvenir se fait en direct sur place en clinique, parfois par le Web – pour
ceux qui sont éloignés –, en compagnie des proches, famille, amis,
enfants et collègues, invités à faire la « rencontre » du futur nouveau-né.
Cette diffusion peut regrouper jusqu’à une vingtaine de personnes,
selon l’espace disponible en clinique. Il s’agit en quelque sorte d’un rite
de présentation, d’une façon d’inclure les proches dans le suivi de la
grossesse. Les cliniques qui proposent ce genre d’échographies n’exigent
généralement pas d’ordonnance médicale – obligatoire en temps
normal – afin de bien distinguer l’acte médical du forfait spectacle.
« Pour éviter les mauvaises surprises, certaines cliniques demandent aux
clientes d’avoir préalablement passé une échographie de routine (celle
prévue vers la 20e semaine)14. » On comprend ainsi que cette pratique
ne remplace pas les suivis médicaux de grossesse et elle n’est pas non
plus effectuée lors de la première échographie recommandée autour de
12 semaines. Les témoignages rapportent également que l’échographie
souvenir est quelque chose que l’on s’offre surtout à la première grossesse, par l’attrait de la nouveauté : « C’est un luxe qu’on s’est payé pour
notre premier bébé. C’était une belle expérience, mais pas quelque chose à
12. Sophie Allard, « La fête du fœtus », La Presse, 9 février 2012.
13. Sophie Allard, op. cit.
14. Sophie Allard, op. cit.
CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE
17
vivre à tout prix. » (Andréanne, citée dans La Presse). Malgré les inquiétudes des experts, l’engouement pour ce rite semble de plus en plus
retentissant et attire de nombreux adeptes. « UCBaby compte
19 cliniques au Canada et accueille 20 000 femmes chaque année15. »
Pour Cathy Warwick – professeure et directrice générale du Collège
royal des sages-femmes en Angleterre, qui s’élève contre les « fœtus
parties » –, il ne faut pas perdre de vue que l’échographie est avant tout
un acte médical16. « Selon elle, les femmes enceintes sont aujourd’hui
plus âgées et ont aussi plus de risques de complications. Les “fœtus
parties” augmentent les attentes des parents envers le bébé à naître, ils
créent une pression inutile et peuvent causer une déception immense,
advenant un problème17. » D’autres experts, comme la Société des
obstétriciens et gynécologues du Canada (SOGC), s’inquiètent des
effets des ultrasons sur le fœtus lors d’échographies répétées quand elles
ne sont pas recommandées par un suivi médical. Le lobby de ces experts
suffira-t-il à freiner l’enthousiasme des parents qui souhaitent vivre et
partager cette expérience rituelle de présentation du futur nouveau-né
et réussira-t-il à faire disparaître cette séquence rituelle en émergence ?
L’avenir nous le dira… Par ailleurs, l’un des rites pendant la grossesse
qui semble, lui, bien installé, est sans aucun doute le shower de naissance,
auquel nous accordons ici un développement particulier, parce qu’il
est clairement ressorti comme une pratique très ritualisée chez les
personnes que nous avons rencontrées.
1.1.1 Le shower de naissance : un rite multiforme
Omniprésent sur la Toile, dans les séries télévisées ainsi qu’au
cinéma, le shower de naissance est maintenant une formule rituelle
familière au Québec, particulièrement auprès des Québécoises. D’après
les impressions recueillies sur le terrain, cette pratique rituelle semble
ne s’être répandue parmi la population québécoise que depuis peu de
temps, voire tout au plus une vingtaine d’années18 : « Ma mère c’était la
15. Sophie Allard, op. cit.
16. Sophie Borland, « Britain’s top midwife criticises “foetus parties” where mothersto-be show ultrasound scans as “entertainment” », DailyMail, 14 janvier 2012.
17. Sophie Allard, op. cit.
18. En effet, la plupart des jeunes participantes nous ont affirmé que leur mère n’avait
jamais vécu de shower de bébé en leur honneur, ainsi que les femmes de la génération précédente rencontrées lors de l’enquête sur le terrain. Hormis quelques épisodes sporadiques, les showers, dans leur forme actuelle, remonteraient tout au plus
18
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
première fois, car elle ne connaissait pas ça et ma grand-mère je suis presque
sûre que c’était pour elle aussi la première fois, car ça ne se faisait pas à
l’époque […] » (Anaïs, dont le premier shower a eu lieu en 2000). La
reformulation de ces rites calqués en droite ligne sur les showers de
mariage19 permet de les qualifier de « nouvelle séquence rituelle20 » reliée
aux grands passages de la vie, ici celui de la naissance. Une première
impression se dégage de notre terrain d’enquête. Contrairement à ce
qui émane de l’observation des rituels funéraires ou de ceux qui
entourent la conjugalité, on trouve difficilement un consensus parmi
les participantes sur la pertinence et sur l’objectif des showers de bébé.
Ces divergences s’expriment souvent après coup, une fois les rituels
passés, comme un retour critique, afin de ne pas déplaire à ceux de qui
cet événement est généralement apprécié. D’ailleurs, le simple fait que
la terminologie employée pour désigner cette pratique oscille entre
deux expressions, shower de naissance ou shower de bébé – on trouve
les deux formules invariablement dans les témoignages et dans la littérature scientifique comme populaire – traduit une certaine confusion
sur la visée du rite ou son destinataire : le futur nouveau-né ou le futur
parent ? Dans l’ensemble, les aspirations rituelles, les expériences vécues
et les interprétations individuelles sur les showers de bébé semblent se
télescoper. L’enjeu des showers de naissance semblerait ne plus s’inscrire
uniquement dans la poursuite d’un passage individuel, au statut de
mère ou de parent, mais résiderait dans la conjugaison de cet objectif
au début des années 1990 au Québec. La véritable origine de cette pratique est
inconnue. On sait cependant que cette tradition existait dès le début du XXe siècle
aux États-Unis dans les milieux bourgeois, où les femmes avaient l’habitude de se
regrouper à l’heure du thé, dans les salons ou en plein air. Lors de ces réunions
entre femmes en plein air, l’usage des ombrelles était de mise pour se protéger du
soleil. Cet objet – parapluie ou ombrelle – demeure un vestige de cette pratique
dans la signification actuelle des showers. À l’instar des showers de mariage d’origine anglo-saxonne ou nord-américaine issus de la bourgeoisie, les showers de bébé
se sont popularisés à tous les milieux et classes sociales aux États-Unis après la
Seconde Guerre mondiale, période associée au baby-boom. Dans les années 1950,
ils étaient très populaires au Canada anglais (Fisher et Gainer, 1993), et on peut
supposer que cette tradition ait gagné plus tardivement les milieux francophones
comme le Québec. Une enquête plus approfondie, par exemple dans des régions
du Québec où les Anglophones étaient majoritairement présents, nous permettrait
sans doute de déterminer si les showers de bébé observés ici sont issus de l’appropriation de la pratique anglo-saxonne nord-américaine.
19. Voir à ce propos l’article de Denise Girard (1998), « Le shower : enterrer sa vie de
jeune fille », Ethnologie française, 28, p. 472-479.
20. Martine Segalen (2005), op. cit.
CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE
19
à celui d’offrir également, à tous les invités, un événement festif réussi.
Cette double visée soumet alors les organisatrices de showers à une
pression qui est caractéristique de la logique des rites de passage du
XXIe siècle.
1.1.2 Déroulement type d’un shower de bébé
Les showers de naissance sont une catégorie rituelle singulière, dont
la plasticité et les éléments structurels se caractérisent par un scénario
défini. C’est en raison de leur déroulement archétypal qu’ils sont facilement associés aux fêtes d’anniversaire d’enfant (child’s party) :
The atmosphere is also characteristic of a child’s party. Decorations usually
include balloons, and often folding paper items such as umbrellas or perambulators. Childish games which involve simple guessing or luck are played.
(While the games may be reminiscent of a child’s party, they often have an
adult twist, such as a case we discovered of a version of pin-the-tail-on-thedonkey which involved pinning a decorated penis on a cardboard man.)
« Childish » food and drink are also served ; the drinks are usually fruit punch
and/or other non-alcoholic beverages, and sweets comprise a large portion of
the food provided 21.
En général, les showers de bébé que nous avons recueillis22 prennent
place dans les résidences privées, plus précisément dans les pièces
communes comme la cuisine ou le salon, à l’exception du shower de
Stéphanie, qui a eu lieu à la salle communautaire de son village natal. En
été, le patio et la cour arrière sont des lieux prescrits si la température le
permet. Les showers se déploient sur une courte durée, le temps d’un
après-midi ou d’une soirée. Ils durent en moyenne trois heures. Lorsqu’ils
se prolongent, c’est principalement en raison de la partie informelle et
festive qui s’éternise tel que nous l’avons observé lors du shower de Karine.
Les lieux où ils se déroulent sont souvent décorés, comme dans toute
fête. Les décorations, placées sous le thème de la naissance, se déclinent
en deux couleurs principales, le rose ou le bleu, selon le sexe du futur
bébé. Lorsque celui-ci est encore inconnu, la couleur jaune est de mise.
21. Eileen Fischer and Brenda Gainer (1993), « Baby shower : A rite of passage in
transition », Advanced in Consumer Research, 20, p. 321.
22. Nous avons recueilli 11 témoignages et observations de shower de naissance, dont
quelques-uns rendent compte de plus d’un shower : il s’agit des témoignages de
Stéphanie, Anaïs, Émilie, Geneviève, Mathieu, Christine, Joëlle, Karine, Amélie,
Marie-Hélène et Élise.
20
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
Une banderole de bienvenue adressée au futur enfant – son prénom y
apparaît souvent s’il est déjà choisi –, des ballons, des affiches représentant
une cigogne et des « confettis » en forme de biberon font partie des décorations les plus prisées que l’on acquiert aisément dans les commerces au
détail. Ce décor et les objets qui l’accompagnent constituent le premier
vecteur de la personnalisation des showers. Outre le décor habituel que
nous venons d’évoquer, le shower porte généralement sur un thème. Par
exemple, Geneviève, qui a organisé un shower de bébé entre collègues
infirmières, s’est approvisionnée entre autres à l’hôpital où elle travaille
pour obtenir une grande partie du matériel décoratif et les accessoires.
Elle y a récupéré des couches, des bouteilles de lait et des tétines de
biberons. Les convives ont rapidement reconnu que ces objets provenaient
de leur milieu de travail. Quant au shower de Christine, il était décoré
selon la thématique de la chambre du bébé, avec les couleurs jaune et
vert et des images d’animaux de ferme. « C’était décoré avec des banderoles...
qui disaient “Bienvenue bébé Charles”... Moi, Charles, sa chambre est sur
le thème de la ferme et tout le monde le savait. Sur les cadeaux, tout était en
lien avec ça. Ils avaient fait des gags sur les animaux de la ferme [...] ».
(Christine)
Les participants – généralement des femmes – se réunissent habituellement le temps d’un après-midi23 ou d’une soirée pour faire des
jeux sur les thèmes relatifs à la naissance et à l’accouchement. L’événement
s’articule ensuite autour de la remise de cadeaux à la future mère (ou
aux futurs parents). Il est de plus presque toujours ponctué par un repas
froid – salades, bouchées et sandwichs –, qui comprend un gâteau (ou
plusieurs petits cupcakes) accompagné de breuvages souvent non alcoolisés. Ces éléments essentiels au déroulement du shower de bébé sont
reconnus et partagés par la majorité des informatrices, à quelques
exceptions près :
« Moi je pense que l’important dans un shower c’est d’avoir des gens avec qui
on est bien […]. La deuxième importance […], c’est les cadeaux. » (Mathieu)
« Il doit y avoir des invités, de la bouffe et des jeux. » (Stéphanie)
23.Les showers de Stéphanie, Anaïs, Amélie, Émilie, Marie-Hélène et Élise se sont
déroulés en après-midi, tandis que ceux de Geneviève, Mathieu, Christine, Karine
et Joëlle ont eu lieu en soirée.
CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE
21
Il est étonnant de constater dans les témoignages que la majorité des
participantes comparent toujours leurs expériences de shower à une référence abstraite du rituel qu’elles qualifient de « classique » ou
« traditionnel », sans pour autant en connaître les origines historiques ou
les assises culturelles24 : « C’est un événement de femmes […]. Je ne sais pas
d’où ça vient […], je sais que c’est une manière anglaise de le faire »
(Stéphanie). En s’attardant aux définitions du shower de bébé dites
« typique », « classique » ou « traditionnelle », si différentes soient-elles,
nous trouvons des indices de l’expérience antérieure des participantes.
En creusant un peu, on comprend rapidement que les organisatrices et
les invitées d’honneur font principalement allusion aux descriptions des
showers de bébé qu’elles ont consultées sur Internet, car peu d’entre elles
avaient une expérience antérieure des showers : « J’avais une idée de ce que
c’était dans le sens où je savais […] que c’était une activité qui avait pour
but d’inviter nos proches afin de nous aider en vue de l’arrivée du futur bébé.
À part ça, je ne savais pas vraiment ce que c’était un shower de bébé, mis à
part le shower pour un mariage » (Mathieu).
De nos jours, les showers de bébé se perpétuent surtout par transmission horizontale, entre « cercle intime ». De shower en shower, par ricochet,
ils s’inspirent donc les uns et les autres :
« Le premier auquel j’ai assisté, c’est celui de la sœur de ma meilleure amie [...]
j’ai vraiment été marquée par ça [...]. Ça fait 8 ans [...]. Il y avait eu plein de
jeux... ça m’avait marquée. Ensuite, j’ai organisé le shower de ma sœur jumelle
[...]. Après, j’ai organisé le shower de ma meilleure amie [...]. On l’avait préparé
en surprise [...] Pour le mien, ils s’étaient beaucoup inspirés du shower que moi
j’avais fait pour Mélanie [...]. Ils m’ont refait pas mal la même chose [...] »
(Christine).
Aussi, leur conception d’un shower de bébé type est influencée par
leur propre expérience de ce rituel et puise à différentes autres sources
d’inspiration comme les sites Internet, les forums de maternité, les
24. À ce propos, se référer au site <www.babyshower.fr>, qui traite des origines anglosaxonnes et nord-américaines de la pratique qui a été très populaire dans tous
les milieux sociaux après la Deuxième Guerre mondiale. Une recherche rapide
sur la Toile montre toute une imagerie associée à ces showers, que l’on qualifie
aujourd’hui de « vintage ». Non seulement cette iconographie atteste que les
showers de bébé existaient à cette époque – et qu’ils faisaient d’ailleurs l’objet d’une
certaine marchandisation –, mais elle fournit également une source d’inspiration
et d’idées de décoration pour organiser une fête qui se distingue, à la manière
classique ou par sa référence à une autre époque, généralement les années 1950 ou
1960.
22
RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
blogues, les articles de magazines féminins25, les séries télévisées (Sex in
the City, Gilmore girls, Gossip girls) ou les films (Grossesse surprise [Knocked
up]).
Les showers de bébé sont des rituels qui s’inscrivent dans un cadre
temporel précis et bien orchestré. Ils prennent d’abord place dans un
temps nouveau pour la femme enceinte, qui est vécu comme une sorte
de quotidien parallèle. En effet, ils constituent un premier moment
fort du congé de maternité. Dans ce contexte temporel précis, la future
mère est généralement en période d’adaptation à un nouveau quotidien
– elle vient de quitter son horaire de travail – et à un corps qu’elle
apprivoise. Elle occupe alors son temps à se reposer et à préparer l’arrivée
de bébé. Elle lit des ouvrages de référence, dresse une liste d’objets dont
elle a besoin pour son trousseau de bébé, magasine différents meubles
et articles pour enfant, nettoie et aménage le logis. Elle consacre donc
son énergie à préparer et à anticiper la naissance de son enfant. Bien
que cette période soit envisagée de manière enthousiaste par plus d’une
femme enceinte, elle occasionne cependant une première altération
dans la vie sociale de ces dernières. Leurs fréquentations quotidiennes
de travail s’estompent pour céder la place à un centrage sur le couple
et le noyau familial en devenir, ce qui engendre à divers degrés des
interrogations et des angoisses sur le futur réseau social et de soutien
et sur celui de la famille, qui pourrait se résumer à une question toute
simple : Comment ma vie sera-t-elle chamboulée ? Comment les relations familiales et amicales seront-elles altérées avec l’arrivée de bébé ?
On peut alors supposer, à l’instar de Cicchelli-Pugeault, que les congés
de maternité, en tant que première conséquence de la grossesse, positionnent les futurs parents dans « une déstabilisation de l’ordre conjugal
[voire social] pré-établi26 ». En ce sens, l’hypothèse que les showers de
bébé tiendraient lieu de réponse rituelle à ce chambardement social et
identitaire s’avère plausible. Les showers de naissance offrent l’occasion
aux futurs parents d’expérimenter, de manière dérisoire et devant public,
ce rôle social auquel ils devront incessamment se conformer. Les showers
marquent donc une période temporelle précise : ils sont généralement
25. La belle-mère de Mathieu s’est inspirée d’un article de Coup de pouce pour ses
animations de la soirée.
26. Catherine Cicchelli-Pugeault (2000), « Le sens retrouvé du mariage ? Vers une
nouvelle perspective théorique », Être soi d’un âge à l’autre, Paris, L’Harmattan,
p. 161.
CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE
23
associés au début du congé de maternité, ils soulignent et clôturent le
temps des préparatifs et finalement, ils rappellent l’issue imminente de
l’accouchement.
La date de la tenue d’un shower de bébé27 doit être choisie avec soin
par l’organisatrice, car, après tout, c’est le succès de l’événement qui est
en jeu. Cette décision importante engendre ainsi angoisses et superstitions
chez la majorité des organisatrices : « Il ne faut pas faire cela trop tôt, car
ça porte malchance […] Il faut faire cela le plus tard possible au cas où elle
perdrait le bébé… C’est ordinaire un peu si tu as fait un shower, qu’elle
reçoit beaucoup de cadeaux et qu’elle perd ensuite son bébé » (Geneviève).
Les magazines féminins et sources d’information grand public encouragent la tenue des showers de bébé autour du septième mois de grossesse,
soit quand la grossesse est bien entamée et les risques, négligeables :
« Habituellement passé 31, 32, 33 semaines, c’est le temps des showers, car
à 35 semaines elles [les futures mères] sont à terme » (Geneviève). D’ailleurs,
cette prescription a été respectée par toutes les participantes que nous
avons rencontrées. La date tardive de l’événement peut également occasionner des imprévus : « […] Sauf que, ma chum était à risque d’accoucher
prématurément, alors on a essayé de s’enligner… Ça même failli ne pas avoir
lieu, car elle avait de la misère à bouger. Mais elle est venue quand même »
(Geneviève).
Dans le cadre de notre étude, la recherche de témoignages sur les
showers de bébé a été de prime abord aisée ; les showers de bébé sont
courants dans la tranche d’âge des 25-35 ans et semblent une pratique
bien établie pour la période étudiée de 1998 à 2012. Cette collecte de
témoignages a également apporté un éclairage sur une dimension autre :
celle de la fréquence des événements. En effet, dans le parcours biographique d’une personne, cette dernière est invitée à assister à de nombreux
showers de naissance dans un court laps de temps (par exemple quatre à
cinq showers par année). Il en résulte rapidement un sentiment de lassitude et une impression de redondance envers cette catégorie rituelle qui
27. Bien que nous n’ayons pas recueilli de témoignages à ce propos, nous savons que
certains showers ont déjà eu lieu après la naissance et faisaient alors office de fête
pour souhaiter la bienvenue au nouveau-né ou de fête de naissance. L’iconographie
des showers des années 1950 et 1960, consultée sur Internet, suggère en partie que
la tenue de la fête ait lieu peu après la naissance. Il semble y avoir eu un déplacement de la pratique avant la naissance car de nos jours, il va de soi que la formule
soit exécutée quelques semaines avant l’accouchement, soit pendant le dernier trimestre de la grossesse.
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RITES DE PASSAGES AU XXI E SIECLE
a été évoquée à quelques occasions et de manière informelle par nombre
de personnes lors de l’enquête sur le terrain. Cette lassitude est explicitement exprimée dans la réponse suivante au sujet « Pu capable des
showers » du forum Internet québécois <mamanpourlavie.com> :
« Je pense que l’écœurantite des showers (comme des mariages, dans mon
cas), vient aussi avec le nombre. Tsé, le premier, ça s’endure. Mais à un
moment donné, ça ne finit plus... Quand tous tes amis et la plupart de tes
collègues de travail se marient les uns après les autres, pour ensuite faire des
bébés les uns après les autres... C’est peut-être ça, finalement, qui finit par
nous faire dire qu’on haït ça pour mourir les maudits showers ! Mais la
bonne nouvelle c’est que ça finit par finir. À un moment donné tout le
monde est marié, ont eu les enfants, ont commencé à divorcer... pis ben
pour les divorces il n’y a plus de showers et de petits jeux quétaines alors
on est correct ! »
Les showers de bébé se répètent et se ressemblent. Ils sont paradoxalement populaires et détestés, désirés ou non, et souvent vécus comme
une obligation sociale, une « affaire de filles », une « invention commerciale », etc. Leur appréciation est donc mitigée, et ce, même de la part de
la future mère qui, parfois, se voit dans l’obligation d’organiser son propre
shower comme ce fut le cas d’Émilie. Au-delà d’une convention sociale
ou d’une mode, cette nouvelle séquence rituelle semble toutefois s’essouffler… au point où, pour certaines participantes, il n’est plus nécessaire
d’organiser un shower à la deuxième ou à la troisième grossesse28.
C’est à l’étape cruciale des préparatifs que le portrait du rituel prend
forme. L’organisatrice – ou plus rarement le comité organisateur – joue
alors un rôle clé dans la formulation du rituel, mais également sur son
efficacité. Les préparatifs se résument grosso modo au choix des invités et
au lieu de la fête, à l’envoi des invitations, à la préparation des animations,
28. Il est généralement admis par les personnes rencontrées et dans la documentation
consultée que le shower est offert surtout à la première grossesse, en raison de
son objectif d’équiper les futurs parents d’un trousseau. Plus rarement célébrés
à l’occasion d’une deuxième ou d’une troisième naissance, on les nomme alors
« sprinkle » aux États-Unis, ce qui pourrait se traduire littéralement par « pluie fine »
ou « petite douche ». « Les cadeaux offerts pour un sprinkle sont soit des cadeaux
pratiques : stock de couches, invitations au restaurant, soit des cadeaux essentiellement destinés au bien-être de la future maman : soins en institut de beauté, produits cosmétiques, chèque cadeau pour des massages, etc. » (<www.babyshower.
fr>). Ils auraient alors comme fonction de renouveler certains objets matériels et
accessoires nécessaires au futur bébé ou de gâter la future maman dont la famille
s’agrandit.
CHAPITRE 1 – LES RITES ENTOURANT LA NAISSANCE
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à l’élaboration du menu et à l’achat du présent, qu’il soit personnel ou
collectif. Ces tâches sont généralement partagées entre plusieurs invitées
(par exemple dans le témoignage de Geneviève et ses collègues, de la mère
et belle-mère de Stéphanie ou celui d’Amélie) ou entre l’organisatrice et
le futur père (Mathieu, Christine). Même lorsque le père est absent de
la fête, il est presque toujours d’une aide précieuse dans son élaboration,
principalement lors de deux étapes : au moment du choix des invité(e)s,
où il aide à fournir leurs coordonnées, et pour l’accès à la liste d’objets
liés à la venue de l’enfant qui servira de guide aux convives pour l’achat
des cadeaux à offrir. Enfin, il n’est pas rare qu’il soit de connivence lors
des showers surprises pour amener la fêtée au lieu de rendez-vous. C’est
au moment des préparatifs et à l’heure de certains choix que les différends
peuvent survenir. L’organisatrice, qui a la double responsabilité d’organiser
une fête appréciée par la future mère et par l’ensemble des participants,
doit alors faire des compromis ou, à l’inverse, imposer ses choix, selon
les orientations qu’elle privilégie. Les principales variables où elle exerce
son influence sont la personnalisation de la fête, la mixité en genre des
invités, le choix des activités, la logistique des cadeaux et l’aspect économique de la fête.
Le shower de bébé consiste dans la majorité des cas rapportés en un
événement surprise pour la future mère. Comme nous l’avons mentionné
précédemment, la liste des invités est préparée avec soin par l’organisatrice
ou le conjoint de la femme enceinte. On remarque une constante dans
l’éventail des invités. Tous les showers de bébé recueillis cherchent à
rassembler des proches de la future mère (ou des futurs parents) issus de
différents réseaux (famille, ami(e)s, collègues). De plus, on met un soin
particulier à inviter des ami(e)s de longue date que la fêtée ne fréquente
plus sur une base quotidienne :
« J’avais des amies d’école, ma grand-mère, ma mère, une autre amie d’enfance
[…]. C’était drôle de voir tout le monde rassemblé […] » (Anaïs).
« On était [...] environ 20. C’était vraiment mes amies, mes beaux-parents
étaient là, mais se sont joints [plus tard] au groupe [...]. C’était la même gang
qu’à mon enterrement de vie de jeune fille. » (Christine)
« Il y avait des collègues de travail, des amies de longue date, de la famille des
deux côtés […], des amis de la famille […] C’était assez particulier, il y avait
tous les réseaux confondus […] » (Mathieu).
Rassembler des invités provenant de plus d’un réseau d’appartenance
permet de mettre l’accent symboliquement sur la future maman, car c’est
elle qui fait pour ainsi dire le pont entre tous ces réseaux. Pour le temps