La bête du Gévaudan : Une question de méthode

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La bête du Gévaudan : Une question de méthode
La bête du Gévaudan : Une question de méthode
La bête du Gévaudan : Une question de méthode
(Contribution à l’occasion des 250 ans du début de «l’affaire»)
L’histoire de la Bête du Gévaudan inspire les chercheurs: elle a fait l’objet d’un bon millier
d’ouvrages et des publications diverses. . On continue aujourd’hui à dépouiller des archives, et
même l’université américaine de Harvard vient de délivrer un volumineux pavé (1) sur le
mystère de la Bête. Cependant il manque toujours «quelque chose» dans chacun de ces livres,
nonobstant les polémiques qui continuent d’agiter, 250 ans après les faits, le milieu des
chercheurs et des historiens. On peut, grosso modo, diviser en deux courants les auteurs
principaux: les «positivistes» et les «poètes». Bien entendu, et c’est surtout vrai pour les
seconds, ces groupes se divisent en sous- groupes entre lesquels la polémique va bon train:
- Les «positivistes» expliquent dès le départ que les loups sont les responsables des meurtres
commis en Gévaudan entre 1764 et 1767. Ils les étudient dans le cadre de monographies rurales, et examinent ces évènements à l’aune de ceux, plus généraux, qui ont agité les
campagnes françaises depuis le Moyen Age, et comparent des éléments et des lieux bien
différents, par exemple la prolifération des loups pendant la guerre de cent ans et le Gévaudan
de l’époque des Lumières. Le présupposé de départ (loups=Bête) peut les amener à ignorer ou
cataloguer des faits, des documents, des témoignages, comme étant au mieux hors sujet. - Les «poètes» partent de la description de la Bête, et construisent souvent leurs hypothèses en
rejet des théories positivistes «classiques», et constituent un attelage bigarré qui réunit des
éthologues, des conspirationnistes, des cryptozoologues, des romanciers, des chasseurs, etc.
Leurs travaux présentent cependant un grand intérêt: souvent leurs pistes de recherches
pointent les insuffisances, les oublis des «positivistes» bref, ils mettent le doigt là ou «ça
gratte». Pour eux, la Bête est tout sauf des loups. Quelques exemples pour l’illustrer: il suffit de
lire la polémique entre Michel Louis (2) et Guy Crouzet (3) sur l’épisode de la chasse des
Chazes ou encore la levée de boucliers provoquée par le dernier livre de Jean Marc Moriceau
(4) dans le clan des «poètes». Ainsi, à une certaine condescendance des premiers répond
parfois la surenchère des seconds.
I) Critique du positivisme historique
Le positivisme considère que seule l’analyse et la connaissance des faits réels et des
documents certifiés peuvent expliquer les phénomènes scientifiques, historiques, etc. Si une
telle méthode est valable pour les protocoles scientifiques et les expériences de laboratoire,
l’application en matière de sciences humaines, telle l’Histoire, devient plus aléatoire. Dans le
domaine qui nous intéresse, la cryptozoologie, pour prendre cet exemple, est la cible rêvée des
«positivistes» car cette nouvelle discipline, qui se cherche, veut prouver l’existence ou la
survivance d’espèces inconnues ou disparues à partir de témoignages, d’enquêtes de terrain, voire du folklore local; Elle construit ses protocoles sur des bases souvent non scientifique- 1/8
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ment et rigoureusement établies ( l’étude des mythes, par exemple). . Ainsi en fut- il pour la
découverte du calmar géant: malgré tous les récits, les témoignages de marins, un rapport de la
Marine Nationale, il fallut attendre l’échouage d’un spécimen complet en Terre Neuve en 1878
pour que l’Académie des Sciences admette enfin la réalité de ces animaux. Pourtant, depuis le
début du XIXeme siècle, les pères de la cryptozoologie moderne (Rafinesque, Steenstrup, Denys de Montfort) avaient établis des rapports solides sur la question. Plus récemment, la
découverte du coelacanthe en 1938 par Marjorie Courtenay- Latimer, fut niée par la science
«officielle». Il fallut 14 ans avant que les autorités scientifiques (et académiques) en admettent
l’existence (5). Point n’est ici question de monstres préhistoriques ou d’animaux bizarres. Mais il
est intéressant de noter que pour les «positivistes», et pour les mêmes raisons, seuls les loups
peuvent et doivent être coupables dans l’affaire de la Bête du Gévaudan: les attaques de loups
étant des phénomènes occasionnels mais bien connus, notre histoire rentre donc dans cette
case-là.
II) Le courant poétique ou le syndrome de Roswell
Il en va tout autrement du courant «poétique». En 1996, un ufologue célèbre, Pierre Lagrange, publiait un livre intitulé «la Rumeur de Roswell»(6). Il y détaillait par le menu comment une
légende coriace s’était développée à partir du supposé crash d’un vaisseau extra-terrestre en
1947 à Roswell (Nouveau Mexique) et qui avait été récupéré et entreposé dans une
mystérieuse «zone 51»par l’armée américaine. De rumeurs non vérifiées en témoignages
douteux, en passant par des maladresses de communications, puis des reportages bidonnés
en romans et bandes dessinées, ainsi était née la rumeur d’un complot ourdi par les plus
hautes autorités pour cacher la présence d’extra-terrestres sur terre. Des feuilletons tels XFiles ont popularisé cette «théorie». Plus modestement, on pourrait en calquer la démarche sur
certains auteurs adeptes du complot en Gévaudan, complot qui mêle à la fois un tueur (Antoine
Chastel) ou un duo de tueurs (Antoine Chastel + Morangiès) voire la famille Chastel toute
entière, le tout couvert par les hautes autorités locales ! Pourtant seuls deux romans ont
développé cette idée: ceux d’Henri Pourrat et d’Abel Chevallier Le reste relève de la tradition
orale et AUCUN document ne permet de conclure en ce sens. Un autre épisode de l’histoire de
la Bête vient au contraire renforcer le courant des «poètes »:celui de la chasse des Chazes, où
malgré un faisceau d’indices convergents , les «positivistes» persistent à affirmer que le loup
des Chazes était LA ou l’une des bêtes du Gévaudan, et par retour dialectique, les «poètes»
dénoncent à leur tour un complot, nullement démontré lui aussi. Enfin les anachronismes
fleurissent parmi les théories poétiques: Antoine aurait été condamné aux galères: elles
n’existaient plus en 1764; On aurait ramené un loup de la ménagerie du Jardin des Plantes
pour le lâcher sous le fusil de François Antoine lors de la Chasse des Chazes: celle- ci a été
construite au siècle suivant (7)…Pour résumer, les deux courants, positivistes et poétiques, abordent notre sujet soit sous l’angle d’une rationalité trop restrictive, non dialectique, soit sous
celui du syndrome de Roswell. III) Le cadre de l’affaire et la crise de l’ancien régime
Il est impossible de traiter l’histoire de la Bête sans partir D’ABORD de la situation politique qui
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est celle de 1764. Son aspect essentiel est la crise de l’Ancien Régime dont Jules Michelet date
le commencement avec le traité de Paris (1763), traité rédigé et signé à l’instigation de
Choiseul, dont l’administration va encaisser de plein fouet l’épisode de la Bête. Examinons le
contexte. Louis XV est en retrait de la politique, il laisse faire ses ministres; Ne prenant aucune
décision, il laisse la marquise de Pompadour (sa maîtresse) intervenir dans les affaires
publiques, il a nommé un quasi premier ministre: Choiseul. Si celui- ci s’occupe de l’armée, de
la marine, des postes, etc, il dispose de facto des pouvoirs d’un premier ministre virtuel. Or
Choiseul bénéficie de l’appui de la Pompadour; il représente en partie les idées des
philosophes; il est donc en butte aux critiques du clergé, de la noblesse, et aux intrigues de
Maupéou.
Talleyrand brosse un tableau du personnage au vitriol, le décrivant comme un ambitieux
manœuvrant pour éviter les coups et les «peaux de bananes» de Maupéou qui voudrait prendre
son poste (il y parviendra d’ailleurs plus tard). Ce cocktail explosif affaiblit donc l’Etat, et c’est
pourquoi Michelet situe à cette époque le début du déclin de la monarchie absolue, que nous
appelons aujourd’hui «crise de l’Ancien Régime». IV) L’élément fortuit
Un élément fortuit est chez les mathématiciens, la chose, l’objet, l’idée, l’élément que l’on
n’attendait pas et qui risque de bousculer l’ordre des choses qu’on croyait stable et figé. Ainsi
en va- t- il dans l’histoire humaine et récente, où l’élément fortuit joue le rôle de catalyseur dans
des situations où tous les clignotants sont au rouge. En voici quelques exemples récents.
- En juillet 1969, une guerre de cent heures oppose le Honduras et le Salvador. Des litiges
territoriaux, démographiques et économiques perdurent depuis des années. A l’occasion d’un
match de football, une erreur d’arbitrage déclenche une bagarre entre supporters qui dégénère
à son tour en affrontement militaire. Cet épisode est connu sous le nom de «guerre du football».
- En 2010, en Tunisie, la crise sociale, le chômage, la corruption endémique, la répression
policière créent une situation explosive. Le suicide par le feu d’un jeune vendeur de fruits et
légumes à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010, va déclencher le «Printemps Arabe» dont les
répliques continuent aujourd’hui .
- En juin 2013, la décision de raser un parc boisé à Istambul va déclencher le «Mai 68 turc».
Un match de foot, le suicide d’un modeste commerçant, l’arrachage de quelques centaines
d’arbres, qui provoquent des évènements hors de proportions ? Que dire alors de l’affaire de la
Bête du Gévaudan, de ses répercussions politiques et journalistiques dans un contexte de
pouvoir affaibli ! Et comment expliquer que ce qui ne serait qu’une simple chasse aux loups
parmi d’autres puisse susciter un tel émoi ? certains des «poètes » essaient de l’expliquer par
la nature «spéciale» de la Bête; les «positivistes» qui soulignent les très nombreuses affaires
d’attaques de loups à l’époque (la France serait la championne du monde des bêtes
dévorantes) sont un peu à la peine lorsqu’il faut expliquer POURQUOI cette affaire a pris une
telle ampleur. Dans le cas qui nous concerne, les acteurs ont très bien compris «l’élément
fortuit» et ils se sont mobilisés pour l’isoler à tout prix. Telle est la clé de la compréhension de la
dimension médiatique et politique de l’épisode de la Bête du Gévaudan.
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V) L’Eglise et la grande peur du Gévaudan
L’Eglise catholique a- t- elle cherché à tirer profit de la grande peur qui régnait alors en
Gévaudan? Selon Geneviève Carbone, que nous citons abondamment dans notre livre, elle a
souvent lié l’apparition du loup en nombre aux grands fléaux de l’Histoire et à la perte supposée
de la Foi: invasions, épidémies, famines. Notons tout de suite que le terme «loup» est absent
du célèbre mandement de monseigneur Choiseul-Beaupré. La Bête est unique en sa nature,
elle est envoyée par Dieu qui guide ses pas pour exécuter les sentences qu’il a prononcé. Pour
punir quels crimes ? Réponse: l’influence des idées nouvelles! Elles sont responsables de tous
les dérèglements qui gangrènent la société. Or, le Gévaudan est une province qui reste calme,
et ne connaît pas (ou à la marge) les émeutes du grain qui secouent sporadiquement le
royaume. C’est une région profondément catholique, ou le protestantisme est très minoritaire.
On peut donc se poser la question suivante: l’église locale a-t-elle cherché à instrumentaliser la
Bête pour «verrouiller» idéologiquement une province pourtant calme et l’isoler ainsi des
désordres qui agitaient ses voisines ?en tout cas, elle a su en tirer profit! Guy Crouzet rapporte,
dans son dernier ouvrage: «Bêtes en Gévaudan» les statistiques de «l’Almanach Royal» de
1765 à1767 concernant les collectes de l’Eglise: 40 000 livres pour l’évêché de Mende, diocèse
pauvre parmi les pauvres !à titre de comparaison, et pour la même période, il cite les collectes
de paroisses bien plus riches et peuplées: Montpellier, 32000 livres; Clermont_Ferrand: 15000
livres; Lyon: 50000livres; Bordeaux, 55000 livres. Quant aux évêchés voisins, pauvres eux
aussi, mais peu concernés par les ravages de la Bête, les recettes indiquées sont: le Puy,
25000 livres; Saint Flour: 12000 livres…. les faits sont là: oui, l’église locale a bien tiré profit du
climat de peur qui imprégnait le Gévaudan de 1765 à 1767.
VI) Une économie durement impactée par la Bête
Hormis la laine, le bois est la seule activité «exportatrice» notable du Gévaudan. Bernard
Soulier note que l’un des principaux produits du bois est le débouché vers la construction
navale, les forêts du cru produisant en particulier des mâts. Or, sous l’impulsion de Choiseul, la
marine royale est en plein renouveau: cette production est donc stratégique. Ensuite, la
mobilisation de dizaine de milliers de paysans pour les grandes battues de 1765 va gêner
toutes ces activités, sans compter les perturbations quotidiennes dans l’agriculture qui, à cette
époque, est encore vivrière. Les menaces de disette étant omniprésentes, on peut comprendre
pourquoi les paysans vont vite rechigner à participer à la mobilisation générale contre la Bête.
René Jean Bernard, dans une étude publiée dans les Annales de 1969 dédiée à l’alimentation
paysanne en Gévaudan, à partir des rentes de contrats de mariage, note qu’à peine 20% des
rations alimentaires quotidiennes atteignaient les 2400 calories considérées comme le minimum
vital: on comprend dès lors pourquoi les paysans du Gévaudan étaient viscéralement attachés
au travail de la terre, condition de leur survie, et tant pis pour la menace que constituait la Bête.
Enfin il est à noter que le Gévaudan est à l’écart du progrès économique qui est la marque du
XVIIIème siècle: il n’y a pas de grandes manufactures ni début d’industrialisation significative au
tournant des années 1760 dans cette région. Pour terminer, signalons des correspondances (d’Olier à Ballainvilliers par exemple, cité par Yves Durand dans ses travaux sur l’histoire de la
fiscalité en France) se plaignant de la difficulté à faire rentrer l’impôt en Auvergne du sud (la
Haute Loire de l‘époque) en raison des troubles provoqués par les chasses. Enfin Jean-Marc
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Moriceau note, dans son ouvrage sur la Bête: «Devant cette hécatombe de jeunes gardiens de
bétail, c’est toute l’organisation de l’économie agropastorale du Gévaudan qui est menacée».
L’affaire de la Bête du Gévaudan a donc bien impacté l’économie de ce diocèse: moissons
perturbées, vie sociale désorganisée, collecte des impôts difficile. On comprend pourquoi les
autorités avaient hâte d’en finir…
VII) Le matérialisme historique : une aide précieuse
On ne peut donc séparer les différents aspects politiques, médiatiques, zoologiques ou
sociologiques de «l’Affaire». Sans l’implication des plus hautes autorités de l’état, l’épisode de
la Bête du Gévaudan serait resté un fait divers criminel ou zoologique, dont la presse aurait
certainement moins parlé. Premier terme de l’équation: Choiseul. Ses adversaires lui
reprochent le Traité de Paris (1763); L’église critique ses idées libérales, et surtout, il a été
partie prenante de la dissolution de l’ordre des jésuites. Il a nommé un autre libéral, de
l’Averdy, contrôleur des finances. De mauvaises récoltes, dans le contexte d’une libéralisation
du prix du grain, ont provoqué des émeutes et les deux hommes ont été accusés par la rumeur
populaire d’avoir rédigé un «pacte de famine». Très vite, les relations entre eux sont devenues
exécrables. Comme l’expliquait Talleyrand, Choiseul passait son temps à esquiver les
manœuvres de couloir, et s’était fait de nombreux ennemis. Osons la question: a-t-on tenté
d’instrumentaliser la Bête pour mieux le déstabiliser? Le deuxième terme est constitué par la
presse qui, depuis 1763, n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent: l’Europe est calme, et
connaît une paix relative. En 1764, le Gévaudan ne connaît pas les soulèvements ou les
émeutes qui traversent le royaume, et vit dans la paix religieuse. Très enclavé, le diocèse est
«à l’abri» des débats qui agitent le siècle des Lumières et l’Eglise veille au grain. En résumé,
une administration (celle de Choiseul) politiquement affaiblie et une région qui risque de
basculer dans l’agitation générale sous l’effet d’une disette qui sera la dernière de l’Histoire de
France. On ne peut comprendre l’histoire de la Bête que si on la replace dans ce contexte.
Nous avons là tout un ensemble de contradictions qui vont devoir se dénouer. Le matérialisme
historique est d’abord une méthode (et non une idéologie) qui consiste à examiner les faits tels
qu’ils sont et non tels qu’on voudrait qu’ils soient; et ensuite de les soumettre à des enquêtes
contextuelles, puis d’éclairer les propositions qui en découlent. De ce point de vue, l’histoire
de la Bête est à réécrire (8).
VIII) Darwin aussi était la
L’aspect zoologique est bien entendu celui qui suscite la plus grande curiosité. Là encore, un
certain nombre d’affirmations «magiques» sont considérées comme de véritables paramètres
institutionnels, voire des vérités bien établies. Par exemple:
- les chiens et les loups ne s’accouplent pas dans la nature;
- Buffon a examiné les dépouilles du loup des Chazes et celle de la Bête de Chastel et a
déclaré à chaque fois qu’il s’agissait de loups;
- Une hyène ne survivrait pas aux hivers du Gévaudan;
- Louis XV a ordonné de brûler la dépouille de la Bête de Chastel, qui était trop décomposée….
- La Bête du Gévaudan n’attaquait pas le bétail, etc etc…
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Reprenons. Oui, les loups et les chiens peuvent s’accoupler dans la nature et sans intervention
humaine; Je l’illustre dans le livre à partir des travaux (inexploités jusqu’ici) du docteur
Castres(9), et des études de Geneviève Carbone; Plus récemment, des rapports de l’institut
vétérinaire de Zagreb, rapporte que le bétail en Dalmatie (Croatie) est actuellement l’objet
d’attaque d’hybrides en bandes organisées. La cause: les modifications du biotope sous l’action
humaine, qui provoque des modifications radicales des comportements, voire même des
aspects physiques des loups (10). En 1764, nous sommes en plein changement du biotope du
loup. Ainsi s’établit la relation dialectique entre les loups, les hommes et le milieu. Darwin est
bien là.
- Nous n’avons pas la preuve que Buffon ait examiné les dépouilles du loup des Chazes ni celle
de la Bête de Chastel: d’abord, une partie des archives des jardins du Roi a brûlé pendant la
Révolution, donc il n‘y a plus de documents connus. Ensuite, Smith affirme que Buffon était à
Montbard au moment où le loup d ‘Antoine était présenté à la Cour; version contestée par Franz
Jullien, du Museum d’Histoire Naturelle de Paris;
- Le même Franz Jullien affirme que certaines variétés de hyènes pourraient supporter les
hivers du Gévaudan, par exemple «Hyena hyena» ou la hyène d’Asie. Nous ne prenons pas
position mais nous notons que, jusqu’à présent, c’est surtout «Crocuta crocuta» ou la hyène
africaine qui a été évoquée, spécialement par Gérard Ménatory;
- Louis XV n’a pas «ordonné de brûler» la dépouille de la Bête de Chastel». Nous savons
aujourd’hui qu’elle a été exposée dans les jardins de l’hôtel de la Rochefoucault, rue de Seine à
Paris, où elle fut probablement enterrée.
- Contrairement à une légende tenace, la Bête a AUSSI attaqué du bétail. C’est le
développement des troupeaux de bovins qui a pu pousser la ou les Bête du Gévaudan à
attaquer les enfants et les femmes qui gardaient les bêtes à cornes: les hommes travaillant en
groupes dans les champs avec leurs outils, ces proies étaient plus faciles… là encore, il s’agit
de darwinisme «basique». Bernard Soulier (11) a montré que les battues organisées lors des
chasses contre la Bête constituent encore de nos jours les plus grandes de l’histoire du monde
animal; on a tué, entre juin 1764 et juin 1767, 251 loups en Gévaudan sans que cela ne
ralentisse en rien les attaques. La Bête constitue donc bien un cas à part des autres histoires
de bêtes en France. Un dernier point: pratiquement AUCUN (sauf à la marge) des auteurs qui
ont récemment produit un livre sur l’affaire de la Bête ne cite les travaux de Geneviève
Carbone, grande spécialiste du loup et référence mondiale sur la question. Par exemple,
comparer les relations entre l’homme et le loup au Canada (ou le rapport population/surface du
territoire est sans rapport avec la situation de «surpopulation» dans le Gévaudan du XVIIIème
siècle) et celles dans le cadre de notre affaire relève, au mieux de l’amalgame confus. Vous
avez dit: «spécialistes» ?
Les recherches de Darwin ont été l’une des bases des travaux de Marx et Engels (qu’il n’est
plus de bon ton de citer de nos jours), et la méthode de Marx appliquée à l’étude de la Bête
serait sûrement un cas d’école !
IX) En guise de conclusion provisoire
Ne pas partir de la simple description de la Bête ni plaquer une grille d’analyse générale sur la
situation du Gévaudan en 1764; partir du général pour aller vers le détail, et reconstituer le
tableau synthétique de la situation permet déjà d’écarter nombre de fausses pistes, et de
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reconstituer un puzzle même si parfois les pièces de celui-ci peuvent coincer dans
l’assemblage final: l’Histoire n’est pas une science exacte. La convergence d’indices
concordants (par exemple lors de l’épisode des Chazes) permet d’adopter une position claire,
au lieu d’ergoter «ad vitam aeternam»: On peut aujourd’hui raisonnablement affirmer que le
loup des Chazes n’était pas LA ou l’une des Bête du Gévaudan, et qu’il n’y a pas eu complot en
cette occasion. Oui, les loups peuvent attaquer (rarement) l’homme, mais le cas du Gévaudan
est particulier. Enfin, oui, l’affaire est politique et l’on doit d’abord partir de cet aspect pour en
comprendre tous les «pro & cons» comme disent les anglo-saxons. Nulle preuve de complot
également, ou alors contre qui ? D’autres documents sont actuellement étudiés, il en reste
encore sûrement à découvrir. Terminons enfin avec un regret de cinéphile: qu’une affaire aussi
sensationnelle et aussi célèbre n’ait pas inspiré des réalisateurs de films tels David Fincher ou
Zack Snyder: la Bête 3D!
Notes
(1) Jay E. Smith: Monsters of the Gevaudan, Harvard University Press, Harvard, 2011.
(2) Michel Louis: La Bête du Gévaudan, l’innocence des loups, Perrin Paris 1992.
(3) Guy Crouzet: Requiem en Gévaudan, Clermont- Ferrand, 1992. Voir aussi: »Bêtes en
Gévaudan»2010.
(4) Jean- Marc Moriceau: la Bête du Gévaudan, Larousse Paris 2008.
(5) Pierre-Yves Garcin: «Tentacules, de la science à la fiction» Gaussen, Marseille 2010.
(6) Pierre Lagrange: «La rumeur de Roswell» La Découverte, Paris 1996.
(7) Interview de Franz Jullien, du Museum d’Histoire Naturelle de Paris, par l’auteur en 2012. La
première ligne de crédits pour construire la ménagerie du Jardin des Plantes apparaît en 1805. (8) Elle aurait dû paraître en 2014: «La Bête du Gévaudan, juin 1764 – juin 1767, enquête sur
une affaire d’état et un fait divers zoologique sous le règne de Louis XV». Les lois de la
distribution et de l’édition en ont décidé autrement…. .
(9) Thèse soutenue en 1985 à Toulouse, archives de l’Ecole Nationale Vétérinaire de
Maison-Alfort. Il y souligne le signalement d’hybrides naturels au Portugal, en Espagne, et aussi
a dressé un tableau géographique et chronologique des attaques le plus complet et détaillé à
ce jour. Il y met en évidence l’action de DEUX animaux, qu’il a baptisé «loup du nord et loup du
sud».
(10) Geneviève Carbone dénombre pas moins de 32 nouvelles sous- espèces de loups entre
1745 et 1942. Castre indique que les différences physiques entre ces animaux pourraient se
comparer aux différences «entre un taureau de Salers avec un taureau de Charolais».
(11) Bernard Soulier: «Sur les traces de la Bête du Gévaudan et de ses victimes» éditions du
Signe, Strasbourg 2011.
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