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Il y a 40 ans, le pasteur noir recevait le Nobel de la paix LE REVE DE LUTHER KING • Le vainqueur de la ségrégation • Un pouvoir blanc défié • Les autres leaders • Memphis, 4 avril 1968: l’espoir assassiné • 1973 : la revendication au point mort BALTIMORE, 1964. Retour triomphal aux Etats-Unis, après la remise du prix Nobel de la paix. LEONARD FREE / MAGNUM PHOTOS Du boycott des bus de Montgomery en 1955 à son assassinat le 4 avril 1968 à Memphis, Martin Luther King a incarné la lutte des Noirs américains pour l’égalité raciale. Le pasteur de l’Alabama va organiser un immense mouvement de résistance passive et réussira à déstabiliser le pouvoir blanc. Récompensée par le prix Nobel de la paix en octobre 1964, son action a permis de mettre fin, au moins dans les textes officiels, à la ségrégation. DOSSIER COORDONNÉ PAR JOANNA HAGGER LESARCHIVESDU 123 16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2 75 RÉSISTANCE, MANIFESTATIONS, ÉMEUTES Un pouvoir blanc déstabilisé Depuis le 1er décembre 1955 et le boycott des bus de Montgomery, les Noirs ne veulent plus courber l’échine face aux Blancs. Les manifestations pacifiques se muent en actions revendicatives, défiant et déstabilisant de plus en plus les autorités blanches du Sud. U n jeune Noir qui ne recule pas devant le chien policier bondissant sur lui: cette photographie a fait le tour du monde, plus éloquente encore que celles de la foule résistant calmement au jet des lances à incendie. Plus que la brutale stupidité du commissaire qui s’amuse de cette «chasse au nègre», elle illustre la ferme résolution d’une nouvelle génération qui ignore la crainte héritée de l’esclavage. Plus que l’indignation contre les procédés de la police, elle a provoqué l’étonnement et le respect devant ceux qui savent tenir tête. Le Noir ne courbe plus l’échine, ne baisse plus les yeux, ne cède plus le trottoir. Investi de la nouvelle dignité que certains refusent encore de lui reconnaître, il s’affirme et prend sa place. «Chaque fois que l’un de ces Blancs essaie d’insinuer qu’il vous est supérieur, redressez-vous et crachez-lui au visage», déclare à Greenwood (Mississippi) un dirigeant de la NAACP (Association nationale pour le progrès des gens de couleur). « L’ennui, en Amérique, c’est le communisme, le socialisme et le journalisme », proclame, péremptoire, Eugene Connor, chef de la police de Birmingham, que ses amis surnomment «le Taureau». Des Noirs qui ne sont ni communistes, ni socialistes, ni journalistes l’ont tenu en échec. Il avait juré de tous les mettre en prison, mais la prison était trop petite pour contenir plus de deux mille personnes, et quelque trois cents jeunes gens durent passer la nuit dans la cour, sous la pluie. Lors des rafles, pour transporter tout ce monde qui chantait des cantiques, les «paniers à salade» ne suffirent pas, et il fallut réquisitionner les autobus scolaires. Cette bataille de Birmingham marque une date importante dans l’histoire des Noirs américains. Sept ans plus tôt, dans ce même Etat de l’Alabama, le pasteur King avait lancé le boycottage des autobus de Montgomery. La compagnie, qui avait prétendu leur interdire de s’asseoir aux places de leur choix, avait été acculée à la faillite. Par la suite, on vit les Noirs s’installer dans les restaurants dont l’accès leur était fermé. Sans renoncer à la non-violence, ils ont changé de tactique. Partis de l’église en chantant des negro spirituals, leurs cortèges se dirigent vers la mairie, où les élus refusent de les recevoir et mandatent la police de les empêcher de parvenir à leur but. Les Noirs ne se contentent plus d’une action «négative»: ne pas prendre l’autobus, ne pas résister à la police qui vient les arrêter; s’ils n’engagent pas une lutte rangée avec les forces chargées de défendre un ordre injuste et périmé, ils accomplissent des gestes «positifs»: ils marchent sur la mairie, ils résistent aux chiens policiers. Leur rôle est plus actif, et certains, qui ne représentent pourtant pas la majorité, vont même jusqu’à riposter, à coups de pierres et de bouteilles, aux «petits Blancs» en uniforme sous les ordres du «Taureau». BIRMINGHAM, 3 mai 1963. Malgré la charge du chien policier, un jeune Noir de 17 ans ne recule pas. BILL HUDSON / AP LA «GRANDE IMPATIENCE» Pour la NAACP, cette évolution pourrait bien marquer la fin d’une époque. Voilà dix ans, quinze ans, ses avocats portaient devant la justice les cas les plus choquants de discrimination raciale. Ils plaidaient devant les tribunaux locaux, les cours d’appel, la Cour suprême. Cette procédure prenait des années. Mais c’est ainsi qu’en 1954 ils obtinrent la condamnation de la ségrégation dans l’enseignement public. Ces victoires judiciaires les ont encouragés, et il est vrai que depuis la seconde guerre mondiale, avec l’appui de plus en plus déclaré des autorités fédérales, ils ont effectué plus de progrès que depuis le DU BOYCOTT AUX MARCHES REVENDICATIVES diriger la campagne: Martin Luther King Jr. L’affaire Rosa Parks va donner une impulsion décisive au mouvement des droits civiques. LE BUS DE MONTGOMERY 80 LE MONDE 2 > 16 OCTOBRE 2004 LES ÉCOLES DE LITTLE ROCK GENE HERRICK / AP Le 1er décembre 1955, à Montgomery (Alabama), Rosa Parks quitte son travail et monte dans un bus. Alors qu’il se remplit, le chauffeur lui ordonne de laisser son siège à un passager blanc. Quand celle-ci refuse, elle est évacuée et arrêtée par la police (ci-contre). Rapidement, les Noirs de la ville décident de boycotter les bus jusqu’à ce que les pratiques ségrégationnistes cessent. Un jeune pasteur va Le 24 janvier 1956, 27 jeunes Noirs se voient refuser l’inscription dans les écoles de Little Rock (Arkansas). Le 3 septembre 1957, malgré les mises en garde de la Cour suprême, qui maintient l’ordre de l’intégration, la garde nationale refoule les jeunes Noirs qui se présentent à l’école (ci-contre, Elizabeth Eckford conspuée lors de son entrée à la Central High School). Le 23 septembre 1957, environ 1000 Blancs manifestent pour empêcher les 9 élèves noirs d’entrer à l’école. Le lendemain, le président Eisenhower envoie 1000 parachutistes pour faire rentrer 6 élèves noirs à l’école. Le 12 septembre 1958, la Cour suprême ordonne l’intégration immédiate des élèves noirs dans les écoles. Les autorités préfèrent fermer les établissements plutôt LESARCHIVESDU 123 LE COMBAT POUR LES DROITS CIVIQUES 17 mai 1954 L’arrêt Brown vs Board of Education déclare la ségrégation raciale illégale dans les écoles publiques. 13 novembre 1956 La Cour suprême déclare illégale la ségrégation dans les autobus. 18 novembre 1957 A Atlanta, le président Eisenhower lance un appel afin de mettre un terme à toutes les formes de discrimination. 21 avril 1960 Adoption par le Congrès d’une nouvelle loi sur le droit de vote des Noirs, qui donne aux juges fédéraux la possibilité de contrôler que les Noirs peuvent bénéficier de leurs droits. 28 mars 1962 L’archevêque de La Nouvelle-Orléans ordonne l’intégration des Noirs dans les écoles catholiques de l’Etat de Louisiane. début du siècle. Mais combien de Noirs sont aujourd’hui effectivement admis dans les écoles blanches? Certaines statistiques ne peuvent qu’induire en erreur. Car, si la plupart des écoles du Sud sont officiellement « intégrées », elles n’admettent, pour plusieurs centaines de Blancs, qu’une poignée de Noirs, parfois un seul. Comme tout bon leader, le pasteur King doit suivre ses propres troupes. Le temps n’est pas tellement éloigné où il avait beaucoup de mal à les mettre en mouvement : le Noir savait qu’il aurait toujours tort, qu’il serait toujours vaincu. Mais la jeune génération, elle, sait que les vieilles barrières craquent, et elle s’étonne, puis s’indigne d’en trouver encore en travers de sa route. Elle a hâte de les renverser, et dans son ardeur avance plus vite que les hommes de 40 ans ne l’avaient prévu. Pendant combien de temps pourrat-on contenir dans de strictes limites la « grande impatience » dont parle Roy Wilkins, secrétaire général de la NAACP ? Des Noirs demandent que les Blancs « libéraux » soient chassés du comité directeur de la NAACP. Lorsque l’ex-général Walker, après avoir, en 1957, à la tête de ses parachutistes, ouvert aux Noirs les écoles de Little Rock, prend en 1962 la tête des émeutiers racistes d’Oxford (Mississippi), les Noirs ne songent nullement à imiter ses appels à la violence. Mais comment condamner ceux qui ont tiré le couteau devant le chien policier qui bondissait sur eux ? BETTMANN / CORBIS LES ÉMEUTES DE WATTS Le 11 août 1965, des émeutes éclatent à Watts, un quartier pauvre de Los Angeles peuplé de 250000 Noirs. Après l’arrestation abusive d’un conducteur noir, le ghetto s’enflamme pendant six jours. Les jeunes bombardent la police 15 janvier 1966 Un Noir, Robert Weaver, est nommé secrétaire à la santé, à l’éducation et au bien-être. 14 juin 1967 Le président Johnson nomme pour la première fois un Noir, Thurgood Marshall, à la Cour suprême. 18 juin 1970 Pour la première fois, un Noir, Kenneth Gibson, est élu maire d’une grande ville de la Côte est, Newark. 6 août 1965 Le président Johnson signe le Voting Rights Act, rendant illégales les pratiques de certains Etats qui soumettent le droit de vote à l’obtention d’un résultat minimum à des tests de compétences. Le pourcentage d’électeurs noirs inscrits atteint les 76%. 2 juillet 1986 La Cour suprême déclare constitutionnelle la pratique de l’Affirmative Action. 7 novembre 1989 Pour la première fois, un Noir, David Dinkins, est élu maire de la ville de New York. En Virginie, Douglas Wilder est le premier Noir élu gouverneur d’un Etat. L’emploi de la violence contre les manifestations pacifiques des Noirs pourrait bien à la longue déclencher la tempête. A Birmingham, le pasteur King et ses amis sont bien souvent intervenus pour calmer les plus agités, et même pour disperser, le moment venu, les cortèges qu’ils avaient organisés. Que les extrémistes blancs exaspèrent les jeunes Noirs, et le pasteur King pourrait fort bien être débordé pendant que des cris de haine remplaceraient les negro spirituals qui accompagnent les défilés des manifestants. Des Blancs ont compris le danger. Hommes d’affaires et commerçants ont négocié avec les leaders noirs un accord jugé satisfaisant. Bien plus, ils se sont engagés à participer à un comité privé qui arbitrera les litiges éventuels. Les émeutes portent atteinte au climat de «respectabilité» indispensable à la bonne marche des affaires. En outre, les riches fréquentent rarement les écoles, les magasins, les restaurants, les clubs privés où se pressent les plus modestes, qu’ils soient blancs ou noirs: ainsi l’intégration raciale n’a pas la même portée pratique. Il y avait un «problème noir» lorsque les Noirs étaient écrasés à la fois sous le poids d’une plus grande misère, des habitudes ancestrales, de la crainte et du désespoir. Mais les Noirs se sont mis en mouvement. Triomphera-t-il dans la paix ou par la violence? C’est de plus en plus, en priorité, le problème des Blancs. a Claude Julien, Le Monde du 14 mai 1963 avec des briques et des cocktails Molotov, pillent les magasins, incendient la ville. Quelque 14000 hommes de la garde nationale sont envoyés pour quadriller le quartier. Après de violents affrontements, on dénombre 34 morts, 900 blessés, plus de 4000 arrestations et 30 millions de dollars de dégâts. LA MARCHE DE SELMA Malgré les directives gouvernementales, le gouverneur Wallace, de l’Alabama, refuse STEVE SCHAPIRO que d’obtempérer. En juillet 1959, la commission scolaire de Little Rock accepte enfin l’inscription d’une quarantaine d’élèves noirs. 2 juillet 1964 Le Civil Rights Act, promulgué sous l’impulsion du président Johnson, rend définitivement illégales toutes les discriminations à caractère racial dans le travail, à l’école, dans l’armée, les lieux publics, les transports, les administrations locales et fédérales. C’est le début de l’Affirmative Action, politique volontariste d’intégration des Noirs dans tous les secteurs de la vie professionnelle, par l’imposition de quotas. d’abandonner sa politique ségrégationniste. Une première marche de protestation est organisée le 7 mars 1965, mais elle est brutalement arrêtée par la police locale et 60 manifestants sont blessés. Martin Luther King lance alors un appel à tous les partisans des droits civiques pour continuer la manifestation. Du 21 au 25 mars 1965, 35000 personnes participent à la marche de Selma à Montgomery, sous la protection de troupes fédérales (ci-contre). 16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2 81 DE LA RÉVOLTE AU PROSÉLYTISME Malcolm « Little » X, la renaissance par l’islam Qualifiant le pasteur King de «chiffe» et de militant «récupéré» par le pouvoir blanc, le leader des Black Muslims (1925-1965) prêche un islam de combat et rêve d’une internationale noire réunissant les opprimés. C e sang blanc imposé dans ses veines par le viol de sa grandmère par un Blanc, et dont, disait-il, il haïssait «jusqu’à la dernière goutte », sera la première forme de violence à laquelle sera confronté celui qui n’est encore que Malcolm Little, lorsqu’il naît, en 1925, à Omaha (Nebraska) dans une famille de pasteur. Cette violence l’accompagnera toute sa vie. Il n’a que 2 ans lorsque des racistes incendient le domicile familial. Les pompiers regardent, la famille s’enfuit. Devenue à moitié folle, sa mère doit accepter que les enfants soient placés sous tutelle judiciaire. Son père, qui prônait à l’occasion la «fierté d’être noir», a été retrouvé la tête fracassée par un tramway. La famille évoque l’hypothèse d’un « assassinat », mais en l’absence de témoins le dossier est classé «accident». Une version que Malcolm X contestera toujours. A sa sortie de l’orphelinat, le jeune Malcolm se retrouve seul élève noir dans une école du Michigan, mais pour très vite apprendre que quels que soient leurs talents d’orateur ou leur rapidité à comprendre, l’accès des Noirs aux carrières traditionnelles passe par un chemin très étroit. Il faut d’abord échapper aux lois de son propre environnement, aux pressions d’une société qui laisse bien peu de place à sa communauté. Et de fait, Malcolm s’enlise. UN DES TRIBUNS LES PLUS ÉCOUTÉS Employé dans un bar à Harlem, la poudrière noire de New York, il arrondit ses fins de mois en fournissant des prostituées à des Blancs. Il se fait défriser les cheveux, dépense sans compter pour un peu d’«herbe» ou de cocaïne. Sans vergogne, celui que l’on n’appelle plus que Big Red en raison de sa haute taille et de ses cheveux roux touche à tous les vices, pour mieux les exploiter. En 1946, il a raclé le fond: arrêté pour vol, il est condamné à dix ans de prison et envoyé au pénitencier de Charleston. Ce pourrait être sa fin. Au contraire, ce sera le début d’une spectaculaire renaissance. Dans sa cellule, il entend parler de l’enseignement d’un nouveau prophète qui prêche la «religion naturelle du Noir». C’est un colporteur de Detroit, W.D. Fard, au passé mystérieux bien qu’il affirme venir de La Mecque. Son discours en tout cas est passionnant, il y est déjà question des liens indissolubles avec l’Afrique et d’unité. Le mouvement s’appelle La Nation de l’islam. Depuis près de dix ans, il s’est implanté dans ces ghettos noirs à la dérive. Malcolm va bientôt y adhérer et se laisser gagner par l’enseignement du nouveau prophète des Black Muslims, un fils de pasteur baptiste lui aussi, connu sous le nom d’Elijah Muhammad, «le Messager». C’est un autre homme qui, délivré de l’alcool et de la drogue, est libéré en 1952. Converti à l’islam il s’appellera désormais Malcolm X, «pour remplacer le nom qu’avait imposé à mes ancêtres quelque diable blanc aux yeux bleus 82 LE MONDE 2 > 16 OCTOBRE 2004 LESARCHIVESDU 123 Profils Il est le seul Noir parmi les fondateurs de la NAACP, Association nationale pour le progrès des Noirs, créée en 1910 par des Blancs libéraux. Son ouvrage Souls of Black Folk (Ames noires) le rend célèbre en 1903. Il dénonce la condition des Noirs américains affranchis depuis la guerre de Sécession, mais qui continuent à vivre en citoyens de seconde zone. Considéré comme le père du panafricanisme, DuBois s’installe au Ghana au lendemain de la seconde guerre mondiale et meurt à Accra à l’âge de 95 ans. Marcus Mosiah Garvey est l’une des plus importantes figures de la lutte pour l’égalité raciale à travers le monde. Créateur de l’UNIA (Association universelle pour l’amélioration de la condition noire) qui est le premier mouvement international de masse destiné aux Noirs de tous horizons, il était partisan d’un nationalisme noir et promoteur du mouvement Back to Africa dans les années 1920. STOKELY CARMICHAEL (1941-1998) Il fonde avec H. Rap Brown le Black Panther Party, destiné à combattre les injustices faites aux Noirs. Stokely Carmichael est l’une des premières personnes à utiliser publiquement le slogan «Black Power». Il quitte les Panthers BETTMANN / CORBIS MARCUS GARVEY (1887-1940) en 1968, lorsqu’il considère leurs idées trop différentes de sa philosophie d’intégration non violente des Noirs, et s’installe en Algérie, puis en Guinée. Il prend alors le nom de Kwame Touré et ne quittera plus l’Afrique, où il voulait développer un seul Etat, socialiste et panafricain. MEDGAR EVERS (1925-1963) LOUIS FARRAKHAN (NÉ EN 1933) Grand défenseur noir des droits civiques, il fut le premier secrétaire de la NAACP. Son assassinat le 12 juin 1963, à son domicile à Jackson (Mississippi), provoqua une grande émotion. Byron De La Beckwith, l’assassin présumé, sera acquitté après deux procès, faute de preuves. Louis Eugene Walcot rencontre MalcolmX en 1952 et rejoint les Black Muslims en 1955. Il remplace MalcolmX au sein du mouvement et prend le nom de Halem Abdul Farrakhan. Après la mort d’Elijah Muhammad en 1975, il crée une nouvelle Nation of Islam, qui ELDRIDGE CLEAVER (1935-1998) AP Apôtre du «pouvoir noir» ayant passé une partie de sa jeunesse en prison, Eldridge Cleaver fut le «ministre de l’information» des Black Panthers de 1966 à 1971. Blessé dans une fusillade avec la police B. BARBEY / MAGNUM PHOTOS Marie-Claude Decamps, Le Monde du 19 février 1990 en 1968, au cours de laquelle un autre dirigeant des Black Panthers fut tué, il part en exil à Cuba, puis en Algérie et en France avant de revenir aux Etats-Unis et de devenir un chrétien conservateur. WILLIAM E.BURGHARDT DUBOIS (1868-1963) NE PLUS EXCLURE LES BLANCS Trois mois plus tard, il se rend à La Mecque. Il veut «connaître enfin le véritable islam». Un voyage décisif: «J’ai compris alors, confie-t-il à l’écrivain James Baldwin, que notre mouvement aux Etats-Unis est partie intégrante de la lutte que tous les peuples colonisés ou récemment indépendants d’Afrique et d’Asie mènent contre l’impérialisme et le néocolonialisme...» Globe-trotter de la cause des opprimés, Malcolm X, que Paris découvre un soir de débats houleux à la Mutualité durant l’hiver 1964, va s’attacher désormais dans son mouvement de l’OAAU (Organisation pour l’unité afro-américaine) à mobiliser les masses noires. Il promet à l’Amérique «un bain de sang», mais il a changé: sa nouvelle approche de l’islam lui a appris à ne plus exclure les Blancs de bonne volonté de son chemin. Prenant à contre-pied la phraséologie et l’argumentation juridique du pasteur King, qu’il estime «récupéré» par le pouvoir, et dont il dit un jour, au lendemain des manifestations durement réprimées par la troupe et les chiens policiers à Birmingham, dans l’Alabama: «C’est une chiffe, ce n’est pas un chef», il prône, lui, l’action directe, la révolte. Mais cette voie qu’il n’a que le temps de défricher, d’autres la suivront bientôt: les Black Panthers (Panthères noires), qui, poing levé, reprendront en quelque sorte l’héritage deux ans plus tard. Sa vie et son combat inachevé suscitent autant d’interrogations que sa mort. Y a-t-il eu « conspiration », ainsi que l’ont dénoncé ses proches? Aussitôt après la fusillade qui coûta la vie au leader nationaliste âgé de 39 ans, un jeune Noir, Talmadge Hayer, fut arrêté. Quelques jours plus tard, c’était le tour de deux Black Muslims. Mais combien y avait-il en fait de comparses? Et qui étaient les vrais commanditaires ? Au terme d’un procès des plus nébuleux, le tribunal condamnera les trois hommes à la prison à vie. Et une bonne partie de l’opinion publique, soulagée, se contentera de cette version officielle qui accréditait la thèse confortable d’un «règlement de comptes entre extrémistes noirs». Les obsèques auront lieu dans un New York quadrillé par la police qui craint qu’une guerre entre activistes du ghetto ne déborde de Harlem. a Six figures du mouvement noir De William E. Burghardt Du Bois, seul Noir parmi les fondateurs de la NAACP, à Louis Farrakhan, dirigeant de Nation of Islam, nombre de leaders se sont battus pour une affirmation et une reconnaissance de la communauté noire. C. M. BATTEY / LIBRAIRIE DU CONGRÈS nommé Little». A dire vrai, les préceptes des Black Muslims ne sont pas d’une clarté limpide, mais il ressort de leur enseignement, qui prend pour postulat que le premier homme et la première femme étaient noirs et que la race blanche, race maléfique, fut fondée par un savant dévoyé nommé Yacoub, que le peuple noir a une place légitime, et que la reconquête de cette dignité passe par une vie ascétique et inspirée. D’où les consignes données à des ghettos noirs en pleine déchéance de «ne pas boire ni fumer». Voilà bientôt Malcolm X promu porte-parole du mouvement, et délégué à New York. Il devient un des tribuns les plus écoutés de la cause noire, y compris dans cette télévision dont la classe politique vient de découvrir l’importance. Il prêche la croisade de cet islam un peu particulier qui a entrepris la «reconquête» de Harlem. Mais des rivalités se font jour: Malcolm X, déçu par Elijah Muhammad, mi-saint mivoyou, ne lui pardonne notamment pas ses CHICAGO, 1961. rapports de domination avec les femmes, Malcolm X milite ses bâtards et les humiliations qu’il inflige au sein des Black à certains de ses « frères ». Il en conclut : Muslims, qu’il quittera «J’ai compris qu’Elijah Muhammad n’était en 1964, peu avant qu’un homme comme les autres.» sa mort. EVE ARNOLD / L’assassinat du président Kennedy, en MAGNUM PHOTOS novembre 1963, va consommer la rupture. Dans une déclaration malencontreuse, celui qui est encore le porte-parole des Black Muslims laisse entendre que Kennedy méritait son sort («Les poulets se rôtissent entre eux»). Le mouvement réagit violemment, Malcolm se défend: «J’ai voulu dire que le climat de haine qui existe dans le pays devait inévitablement aboutir à un tel acte.» Trop tard, il est prié par ses «frères» de cesser toute activité. Pour les Black Muslims, Malcolm est un traître, ils ne lui pardonneront jamais d’avoir critiqué et mis en doute leur mouvement. Les menaces, de ce côté-là aussi, vont commencer... souhaite abandonner l’intégrisme pour se rallier à un islam plus orthodoxe. En octobre 1995, Louis Farrakhan réussit à rassembler plus d’un million de manifestants noirs pour une marche à Washington. Extrémiste et accusé d’antisémitisme, le mouvement radical de Farrakhan connaît un certain succès dans les ghettos, notamment dans la lutte contre la drogue. 16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2 83 L’ASSASSINAT DE MARTIN LUTHER KING Et le rêve tourna au cauchemar D ans le Tennessee, le printemps Le 4 avril 1968, alors qu’il se repose au balcon d’un motel de n’est pas toujours clément. Mais Memphis, Martin Luther King est touché d’une balle en pleine en cette fin d’après-midi du jeudi tête. Dans les minutes qui suivent l’annonce de la mort du leader 4 avril 1968, à Memphis, la fraîcheur de la brise était délicieuse. Fatigué, noir, les premiers heurts éclatent. Ils feront près de 50 morts. agacé même peut-être par les préparatifs si laborieux de cette marche qu’il tentait d’order à 7000 arrestations. Dans ce pays, déjà malade d’un conflit vietganiser pour soutenir la grève des éboueurs locaux, Martin Luther King namien de plus en plus impopulaire où bien des Noirs étaient en preavait décidé de s’accorder un moment de répit. Il était 18 heures. mière ligne, c’était maintenant l’Amérique des ghettos, exaspérée, qui Dans moins d’une minute, il y aurait plusieurs détonations: le leader réclamait sa part du mirage économique. noir, l’apôtre de la non-violence, atteint en pleine tête et baignant Quelle ironie, pour ce précurseur de la « non-violence active », dans son sang. Mais pour l’heure, dans ces derniers instants de grâce, nourri de la pensée de Gandhi, que ces explosions de haine raciale! accoudé à la balustrade de fer, au premier étage de ce Lorraine Motel, Quel échec aussi, pour ce jeune Prix Nobel de la paix de 39 ans, si si semblable à tous ces hôtels minables qu’il avait pratiqués dans les respecté dans le monde entier, et incapable de se faire écouter dans longues errances de sa vie militante, Martin Luther King se reposait. son propre pays! Pour les désespérés de Harlem ou de Watts, pour Les menaces, si nombreuses, s’étaient faites pressantes ces jourstous les laissés-pour-compte des mégapoles du Nord, ce petit pasteur ci. Prenant la parole, la veille encore, à Memphis, il avait prononcé un du Sud, en dépit de son courage, n’est qu’un bourgeois. Un doux idéasermon prémonitoire: «Je vois, disait-il, la Terre promise! Ce qui va m’arriver maintenant n’importe guère. Car je suis allé au sommet de liste, presque un «oncle Tom», faisant le jeu des Blancs. la montagne et je ne m’inquiète plus…» Pourtant, ces quatre mille gardes nationaux patrouillant dans une PARTOUT DANS LE PAYS, DES VILLES À FEU ET À SANG capitale du Tennessee encore fumante des émeutes qui venaient de Mais le rêve, le beau rêve d’une Amérique fraternelle et égalitaire, faire une semaine auparavant un mort et soixante blessés, était-ce là que le pasteur avait fait partager à une foule vibrante à Washington, la «Terre promise» ? Et que dire du couvre-feu instauré dans plusieurs le 28 août 1963, au terme d’une marche «historique», ce rêve était villes de Caroline du Nord en novembre au terme d’une année 1967 loin encore d’être réalisé. Un rêve qui tournait même au cauchemar. désastreuse, qui avait vu la violence se répandre comme une traînée Edgar Hoover, le pugnace directeur du FBI, anxieux de discréditer de poudre dans plus d’une centaine de grandes cités ? Rien qu’à King, n’avait cessé de le harceler. Enregistrant ses conversations téléDetroit, dans le Michigan, la police devait relever 43 morts et procéphoniques, le traquant chez ses amis, et perçant dans le moindre motel jusqu’aux plus intimes secrets d’une vie privée agitée. Persona non grata à la Maison Blanche depuis ses prises de posiLE MARTIN LUTHER KING’S DAY tion contre la guerre au Vietnam, il se savait condamné par le FBI et ses nombreux autres ennemis à une lente mort politique. L’évolution Si Martin Luther King revenait sur Terre, il ne manquerait pas d’être même du mouvement noir, toujours plus radical, poussait, elle aussi, surpris du caractère surréaliste de la situation: haï de son vivant Martin Luther King vers les coulisses de l’histoire immédiate. Depuis par nombre de ses compatriotes blancs, regardé parfois avec deux ans déjà, Stokely Carmichael et Willie Ricks avaient lancé le mot méfiance par certains de ses frères noirs plus radicaux, il fait, dix-huit ans après son assassinat à Memphis, l’unanimité et son d’ordre d’un «black power» qui s’accommodait mal de l’illusion libénom est respecté comme celui d’un grand Américain. Preuve de rale d’un «dialogue intégrationniste». Pourtant, jamais la phrase de cette vénération : pour la première fois cette année, conformément l’ancien président Eisenhower n’avait, dans sa sécheresse lapidaire, à une loi votée par le Congrès en 1983, le lundi 20 janvier été aussi désespérément vraie: «Ce n’est pas avec des armes que l’on – le troisième du mois – sera férié en souvenir de l’ancien dirigeant changera les mentalités.» de la lutte pour les droits civiques. Seuls, avant lui, George Un soir d’avril à Memphis, 18h01: les coups de feu ont claqué, Washington et Christophe Colomb ont été honorés de la sorte. Martin Luther King s’est effondré. Son plus proche collaborateur, Le Martin Luther King’s Day devient ainsi le dixième jour férié Ralph Abernaty, se précipite, le prend à bras-le-corps, le soutient: de l’année aux Etats-Unis. Cette fête, destinée à sceller la concorde «Mon dieu, Martin est touché!». A l’étage du dessous, où il s’occuentre les communautés blanche et noire des Etats-Unis, n’a pas pe de la voiture, le jeune Jesse Jackson, la «tête brûlée» de l’entouété acceptée sans mal. Il aura fallu quinze ans d’efforts rage de King, qui l’aimait pourtant bien, arrive lui aussi, mais il est et l’obstination d’un représentant démocrate du Michigan, trop tard. Le blessé a été transporté à l’hôpital Saint-Joseph dans le John Conyers, pour obtenir un vote favorable du Congrès. centre-ville. Rapidement les médecins ne peuvent que constater le Le président Reagan s’est résigné à signer un texte législatif décès. Quelques heures plus tard, l’air buté et le pull-over ostensiauquel il s’était d’abord opposé. blement maculé de sang, Jesse Jackson, sans se démonter, explique Manuel Lucbert, Le Monde daté 19-20 janvier 1986 devant les caméras de télévision qu’il est le dernier à avoir parlé avec 84 LE MONDE 2 > 16 OCTOBRE 2004 MEMPHIS, 4 avril 1968. Martin Luther King gît aux pieds de ses amis, atteint d’une balle en pleine tête. J. LOUW / TIME LIFE PICTURES / GETTY IMAGES LESARCHIVESDU 123 VERBATIM LA NON-VIOLENCE «La haine ne supprime pas la haine. Seul l’amour y parviendra. Libre d’entraves, la non-violence brise les réactions en chaîne du mal. En conséquence, je lui resterai fidèle car je crois qu’elle offre au Noir la seule chance saine et morale d’accéder à la liberté.» L’ESCLAVAGE le pasteur assassiné et que celui-ci est «mort dans [ses] bras». A peine versé, le sang du martyr de la cause noire était «récupéré». Dans les minutes qui suivent l’annonce de la mort de King, des bandes de jeunes Noirs parcourent les rues de Memphis mais bientôt aussi celles de Washington, où pillages et incendies se multiplient, à moins d’un kilomètre de la Maison Blanche. La flambée de colère et de violence atteint bientôt Chicago, où des tireurs isolés s’en prennent aux pompiers. Deux jours après, c’est Baltimore, Kansas City et même la Californie et la Floride qui sont touchées. Plus d’une centaine de villes américaines sont à feu et à sang. On dénombrera 46 morts et 2600 blessés. La capitale fédérale est une poudrière. Le maire a décrété le couvre-feu, et les points stratégiques sont gardés par des éléments de cette 82e division aéroportée qui sauta jadis sur la Normandie. PLUS DE 100000 PERSONNES SUIVENT LE CORBILLARD Nourri du courage et des convictions de cet homme si simple et généreux, un mythe écrasant déjà se construit. A qui profitera-t-il? A la Maison Blanche, où le président Johnson, sincère lui aussi, mais anéanti sous la tâche, s’efforce de réveiller les consciences blanches? Drapeaux en berne, journée de deuil national, minute de silence à la Bourse, tout est fait pour utiliser le climat émotionnel. Le gouvernement souligne avec une ostentation satisfaite que jamais pareilles mesures n’ont été prises pour honorer un Noir. A moins que cette nouvelle «aura» posthume de King ne soit plus utile finalement à cette communauté noire qui, hier encore, était prête à le remettre en cause, lui et ses idéaux dépassés? La réponse s’impose d’elle-même le 9 avril 1968. Plus de 100000 personnes suivent le corbillard, tiré par deux mules dans les rues d’Atlanta, jusqu’à la petite église baptiste Ebenezer, dont il était le pasteur. Dans la foule, au coude-à-coude, outre le viceprésident Humphrey et plusieurs membres du gouvernement, des acteurs : Marlon Brando ; Sammy Davis Jr ; l’archevêque de New York, Terence Cooke ; le magnat Henry Ford II. Et, bien sûr, le «clan» Kennedy: Jackie, la veuve du président, et Robert, le frère, les «parrains» politiques de King, auquel John en pleine campagne électorale, en 1960, avait pris le risque d’envoyer une lettre de soutien. Dans cette séance d’exorcisme collectif que sont les obsèques du pasteur assassiné, il y a comme la bonne conscience d’une unité retrouvée: le martyre du militant noir profite à l’Amérique tout entière. A peine si l’on pense à l’assassin, cet escroc de seconde zone, James Earl Ray, qui sera arrêté par la police britannique le 8 juin, alors que les Etats-Unis sont à nouveau sous le choc d’un autre assassinat. Celui, trois jours plus tôt à Los Angeles, de Robert Kennedy. Le 10 mars 1969, devant le tribunal de Memphis, Earl Ray, extradé pour la circonstance, après avoir toujours protesté de son innocence, plaide coupable pour sauver sa tête. Au cours d’une audience unique, après un compromis passé entre l’accusation et la défense, il est condamné à 99 ans de prison. Pour tout un pays traumatisé, l’affaire est classée, et cela en dépit de nombreuses incohérences. Personne, là non plus, n’a vraiment envie de savoir sur quelles pénibles vérités le «mythe King» a été fondé. a Marie-Claude Decamps, Le Monde du 11 avril 1988 FLIP SCHULKE / CORBIS «Qui sommes-nous? Nous sommes les descendants d’esclaves, les enfants d’hommes et de femmes justes arrachés à leur terre natale pour être enchaînés comme des bêtes au fond des navires. Nous avons derrière nous un passé de crime, de feu et de sang. Pour ma part, je n’ai pas honte de ce passé. Mais nous sommes également américains.» Avril 1964: un sermon à l’église baptiste Ebenezer d’Atlanta. LE RACISME «Les racines du racisme sont très profondes en Amérique. Mais cela ne veut pas dire que tous les Américains blancs soient racistes, loin de là.» LE BLACK POWER «En dépit de son côté positif, ses aspects négatifs privent le Black Power du contenu et du programme nécessaires pour devenir l’élément stratégique de base du mouvement des droits civiques. C’est une philosophie nihiliste née de la conviction que le Noir ne pourra jamais vaincre.» 16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2 85 CINQ ANS APRÈS LA DISPARITION DU PASTEUR La revendication noire au point mort Martin Luther King est tué au moment où son influence commence à décliner. Parmi les nouveaux contestataires, plus impatients et plus vindicatifs que le leader de la non-violence, aucun n’a réussi à s’imposer. Les Afro-Américains semblent être redevenus les parias de la société américaine. L e 4 avril 1968, le pasteur Martin Luther King, Prix Nobel de la paix 1964, était assassiné sur le balcon d’un motel, à Memphis (Tennessee). Son meurtrier, condamné quelque temps après à 99 ans de réclusion à l’issue d’un procès réduit à un jeu d’ombres chinoises par l’expédient, de plus en plus contesté, du « plea bargaining » (un accord par lequel la peine est fixée d’avance entre l’accusation et la défense), n’a jamais ouvert la bouche que pour demander la cassation de ce jugement rendu à la sauvette. James Earl Ray, qui vient de perdre son ultime recours en appel, expiera jusqu’à son dernier souffle – le «plea bargaining» excluant presque d’office la clémence – son crime d’il y a cinq ans, emportant dans la tombe le secret de ses motifs. Tout comme John Fitzgerald Kennedy, Martin Luther King est mort alors que son influence défaillait. Des contestataires plus jeunes, plus impatients, plus vindicatifs aussi, que cet apôtre de la non-violence, éclipsaient son étoile. Aucun ne s’est imposé. Tout au contraire. L’essor qu’ils prétendaient imprimer à la revendication noire s’est enrayé bien plus vite que ne s’était ralentie la longue marche du pasteur d’Atlanta. Les «vedettes» ont fait long feu. NI DOCTRINE NI STRUCTURE Le séparatisme noir, en vogue depuis qu’en 1966 le slogan du «black power» vint éclater comme un défi aux oreilles habituées à l’éloquence biblico-sudiste de Martin Luther King, n’a fait que prendre à l’envers, et non à revers, l’ancienne ségrégation. Il n’a apporté ni doctrine ni structure à la masse noire, lui offrant seulement la chimère la plus aventuriste – et la moins suivie en pratique – qui lui ait été proposée en ce siècle. Est-ce à dire que, après le martyre du chef spirituel que fut King et l’échec des extrémistes de parade qui se disputèrent sa succession, le Noir soit redevenu l’«homme invisible» d’avant guerre, le paria de la société américaine, résigné à se tenir tranquille à «sa» place? Le vide de l’actualité militante de ces dernières années, l’atmosphère frigorifique que le sourire embaumé du président Richard Nixon répand sur le pays, la débâcle électorale du sénateur George McGovern – pasteur lui aussi – [candidat démocrate de l’élection présidentielle de novembre 1972, son score n’atteindra pas les 40% de suffrages exprimés] qui engloutit l’électorat de couleur, pourraient donner à penser que la « question noire » s’est effacée de l’ordre du jour américain, ou qu’un régime de quasi-terreur «blanche» la submerge, comme on a pu l’écrire sans sourciller, «sous une vague de répression». La réalité, on s’en doute, est beaucoup moins unilatérale. Avec le recul du temps, on se demande si, durant les années 1960, il y a jamais eu un «consensus» populaire en faveur de l’intégration des Noirs à la communauté nationale ou même de l’égalité abstraite 86 LE MONDE 2 > 16 OCTOBRE 2004 devant la loi. La prudence observée par LES AFRO-AMÉRICAINS AUJOURD’HUI John Fitzgerald Kennedy, jusqu’aux brutali• 12,9% de la population des Etats-Unis • L’espérance de vie est de 68,2 ans pour tés révoltantes de Birmingham et d’ailleurs, est noire. les Noirs, contre 74,8 ans pour les Blancs; prouve qu’il ne savait pas lui-même sur • 44% de la population carcérale est et de 74,9 ans pour les Noires, contre quelle voie s’engager. Son assassinat, transd’origine afro-américaine. 80 ans pour les Blanches. figurant ses hésitations, facilitera la tâche • 41,9% des prisonniers dans le «couloir • Le taux de mortalité du sida est sept fois au président Lyndon Johnson, converti sinde la mort» sont afro-américains. plus élevé dans la communauté noire que cère à la cause de la déségrégation. Ce qui • 25% des Noirs vivent en dessous du seuil dans la communauté blanche. est certain, c’est que, du sursaut de Kende pauvreté. • Le pourcentage de Noirs de plus de 25 ans nedy au découragement de Johnson, balayé • 20,2% des Afro-Américains n’ont pas qui ont terminé leurs études secondaires avant l’heure par la campagne contre la d’assurance-maladie. est passé de 15% en 1952 à 79% en 2002. guerre du Vietnam, il y eut un «leadership» • La mortalité infantile est deux fois Sources: US Department of Commerce, activiste en matière de « droits civiques ». plus importante chez les Noirs que chez National Public Health Week. les Blancs. Non pas, encore une fois, que la Maison Blanche ait érigé l’intégration en un quelconque idéal patriotique, mais parce qu’elle voulut et qu’elle sut canaliser la mauvaise conscience des Blancs siblement équivalent à celui de leurs homologues blancs. Ils ne vers le projet d’une croisade de réparation collective. représentent, il est vrai, qu’un dixième des familles noires. Par Qu’est-ce qui changera avec Richard Nixon? Assez peu dans les ailleurs, les quartiers pauvres ne cessent de se détériorer. Cette faits et dans le budget. Beaucoup dans la mentalité et la stratégie. décomposition a au moins un avantage relatif. De plus en plus, les L’administration républicaine ne s’est pas monNoirs éduqués et entreprenants tendent à déserter un Nord indifféMEXICO, 1968. trée moins «généreuse» que la démocrate. Le rent et hostile pour revenir chercher fortune dans un Sud en pleine Remise des médailles Congrès, en tout cas, ne l’eût pas admis. Sur le expansion, mieux disposé à les recevoir et où, de toute façon, ils ont du 200 m olympique. plan des crédits, de l’embauche, des pourtoujours été «chez eux». Symbole de ces retrouvailles qui dépassent Pendant l’hymne suites fédérales intentées contre la discriminales simples fluctuations migratoires : le sénateur Edward Kennedy américain, Tommie tion, de l’assistance publique, son bilan, jussera bientôt l’invité de marque à un banquet honorant, en Alabama, Smith (médaille d’or) qu’ici, reflète une continuité. La coupure est le gouverneur Wallace. et John Carlos politique. Quoique assurés d’avance, en tant (médaille de bronze) UN MÉTISSAGE PRESQUE INEXISTANT que démocrates, du «vote noir» – qu’ils contriprotestent en levant Avantage relatif de ce réalignement: si les Noirs les mieux partis buèrent à élargir –, les présidents Kennedy et un poing ganté de noir. AP pour «arriver» se replient sur le Sud et laissent derrière eux les 50% Johnson s’efforcèrent de créer pour le Noir des de leurs «frères» trop âgés ou handicapés pour sortir de l’ornière, qui conditions et un statut social de «rattrapage». montrera à ces derniers le chemin de l’espoir ou de la consolation? Peu importe ce que Washington décide et dépense aujourd’hui dans Pour en revenir moins aux statistiques qu’à ce qu’il y a derrière, le même esprit. Ce qui compte, c’est que la Maison Blanche donne en un mot à ce que Tocqueville appelait l’« avenir probable des et veut donner l’impression qu’elle ne « flattera » pas les Noirs et races» aux Etats-Unis, une indication ressort clairement du recenqu’au fond, si ceux-ci n’y mettent pas du leur, elle se soucie peu sement décennal de 1970: la société américaine ne court pas au qu’ils restent des «marginaux». Comme l’élection présidentielle de métissage. Sur quelque 50 millions de foyers, seuls 40000 étaient novembre 1972 l’a montré, il existe bel et bien aux Etats-Unis une «bicolores» (soit approximativement 0,7%) contre 20000 en 1960. confortable majorité, «silencieuse» ou non, glorieuse ou non, qui, Ce modeste progrès doit être regardé de plus près. Durant la décensans être forcément «raciste», trouve tout naturel que les Noirs «se nie 1960-1970, le nombre des Noirs ayant épousé des Blanches a débrouillent» tout seuls. plus que doublé: celui des Blancs ayant épousé des Noires demeure Comment ceux-ci réagissent-ils à cette nouvelle situation? Il est stationnaire à un niveau très bas : 7 300 contre un peu plus de vraisemblable, pour autant qu’on puisse le discerner, qu’elle ne com6000. Il manque en complément la statistique des jeunes Noires porte pas assez d’incidences concrètes pour provoquer une émotion. ayant refusé les avances conjugales d’un Blanc, phénomène fréCe qui était stagnant stagne encore davantage. Mais la démoralisaquent… Peut-on à la longue imaginer une coexistence entre compation n’est pas un facteur d’éruption. Là où la mobilité sociale avait a triotes sans fraternisation? démarré, elle s’est confirmée: les jeunes ménages noirs de certaines Alain Clément, Le Monde du 6 avril 1973 régions où les deux époux travaillent ont maintenant un revenu sen- CONTRIBUTEURS JACQUES AMALRIC, 66 ans, entré au Monde en 1963 comme journaliste au service Etranger, fut successivement correspondant du journal à Washington (19701973), puis à Moscou (19731977), chef adjoint puis chef du service Etranger (1977-1990) et enfin rédacteur en chef de 1990 à 1993. Il rejoint ensuite Libération dont il devient directeur de la rédaction de 2000 à 2002. Il est l’auteur avec Pierre-André Boutang d’un documentaire sur Hubert Beuve-Méry, Itinéraire d’un fondateur, diffusé sur Arte en décembre 1994. ALAIN CLÉMENT (1925-1994) entre au Monde en 1948 comme correspondant en Allemagne, où il restera jusqu’en 1962. De 1963 à 1972, il est correspondant aux Etats-Unis, avant d’être affecté au «desk» Amérique à Paris. Il retrouve son poste à Bonn en 1982, jusqu’à sa retraite en 1983. CLAUDE JULIEN, 79 ans, participe à la Résistance dans le maquis du Tarn, appartient au secrétariat général de la Jeunesse étudiante chrétienne, avant d’entrer comme journaliste à La Vie catholique illustrée, puis à La Dépêche marocaine. En 1951, il rejoint le service Etranger du Monde sur les recommandations de Georges Hourdin. Adjoint d’André Fontaine en 1959, il prend la direction du service lorsque celui-ci rejoint la rédaction en chef en 1969. En 1973, il est nommé rédacteur en chef du mensuel Le Monde diplomatique. Il y restera jusqu’à sa retraite en 1990. MARIE-CLAUDE DECAMPS est journaliste au Monde, où elle est entrée en 1987 après avoir travaillé au Point, au Matin de Paris et à L’Express. D’abord chef adjoint du service Etranger, chargée du «desk» Amériques à Paris, elle a ensuite été correspondante à Rome puis à Madrid, avant de revenir à Paris, où elle couvre l’actualité européenne à la séquence International. SOURCES À LIRE • Martin Luther King Jr, un homme et son rêve, de M.-A.Combesque. Le Félin, 2004, 364p., 20,90€. L’histoire des Noirs américains au XXe siècle, autour de la biographie de Martin Luther King. • Gandhi et Martin Luther King, leçons de la non-violence, de M.-A.Combesque et Guy Deleury. Autrement, 2002, 140p., 13,95€. Le parcours des deux hommes qui ont su adopter la stratégie de la non-violence et l’histoire des influences spirituelles qui ont nourri leur pensée. • Je fais un rêve, de Martin Luther King. Bayard, 1998, 252p., 15,55€. Les grands textes et discours du pasteur King. INTERNET • thekingcenter.com Site du mémorial The King Center, situé à Atlanta et créé par Coretta Scott King, veuve du pasteur. • www.mlkday.org Un aperçu des projets lancés chaque année pour le jour férié en l’honneur de Martin Luther King. • www.blackhistory.com Un site dédié à l’histoire des Noirs américains. À VOIR • MalcolmX, de Spike Lee (1992). • 5es Rencontres photographiques en Sud Gironde, jusqu’au 17 octobre. A Cadillac, Ernest C.Withers, photographe noir américain, expose des photos inédites du pasteur. PROCHAIN DOSSIER Tarzan, héros universel Le Monde 2 du 23 octobre 16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2 87