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Il y a 40 ans, le pasteur noir recevait le Nobel de la paix
LE REVE DE
LUTHER KING
• Le vainqueur
de la ségrégation
• Un pouvoir blanc défié
• Les autres leaders
• Memphis, 4 avril 1968:
l’espoir assassiné
• 1973 : la revendication
au point mort
BALTIMORE, 1964. Retour triomphal aux
Etats-Unis, après la remise du prix Nobel de la paix.
LEONARD FREE / MAGNUM PHOTOS
Du boycott des bus de Montgomery en 1955 à son assassinat le 4 avril 1968 à Memphis, Martin
Luther King a incarné la lutte des Noirs américains pour l’égalité raciale. Le pasteur de l’Alabama
va organiser un immense mouvement de résistance passive et réussira à déstabiliser le pouvoir
blanc. Récompensée par le prix Nobel de la paix en octobre 1964, son action a permis de mettre fin,
au moins dans les textes officiels, à la ségrégation. DOSSIER COORDONNÉ PAR JOANNA HAGGER
LESARCHIVESDU
123
16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2
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RÉSISTANCE, MANIFESTATIONS, ÉMEUTES
Un pouvoir
blanc déstabilisé
Depuis le 1er décembre 1955 et le boycott des bus de Montgomery, les Noirs
ne veulent plus courber l’échine face aux Blancs. Les manifestations
pacifiques se muent en actions revendicatives, défiant et déstabilisant
de plus en plus les autorités blanches du Sud.
U
n jeune Noir qui ne recule pas devant le chien policier bondissant sur lui: cette photographie a fait le tour du monde,
plus éloquente encore que celles de la foule résistant calmement au jet des lances à incendie. Plus que la brutale
stupidité du commissaire qui s’amuse de cette «chasse au nègre»,
elle illustre la ferme résolution d’une nouvelle génération qui ignore
la crainte héritée de l’esclavage. Plus que l’indignation contre les procédés de la police, elle a provoqué l’étonnement et le respect devant
ceux qui savent tenir tête. Le Noir ne courbe plus l’échine, ne baisse plus les yeux, ne cède plus le trottoir. Investi de la nouvelle dignité que certains refusent encore de lui reconnaître, il s’affirme et prend
sa place. «Chaque fois que l’un de ces Blancs essaie d’insinuer qu’il
vous est supérieur, redressez-vous et crachez-lui au visage», déclare
à Greenwood (Mississippi) un dirigeant de la NAACP (Association
nationale pour le progrès des gens de couleur).
« L’ennui, en Amérique, c’est le communisme, le socialisme et le
journalisme », proclame, péremptoire, Eugene Connor, chef de la
police de Birmingham, que ses amis surnomment «le Taureau». Des
Noirs qui ne sont ni communistes, ni socialistes, ni journalistes l’ont
tenu en échec. Il avait juré de tous les mettre en prison, mais la prison était trop petite pour contenir plus de deux mille personnes, et
quelque trois cents jeunes gens durent passer la nuit dans la cour,
sous la pluie. Lors des rafles, pour transporter tout ce monde qui
chantait des cantiques, les «paniers à salade» ne suffirent pas, et il
fallut réquisitionner les autobus scolaires.
Cette bataille de Birmingham marque une date importante dans
l’histoire des Noirs américains. Sept ans plus tôt, dans ce même Etat
de l’Alabama, le pasteur King avait lancé le boycottage des autobus
de Montgomery. La compagnie, qui avait prétendu leur interdire de s’asseoir aux places
de leur choix, avait été acculée à la faillite.
Par la suite, on vit les Noirs s’installer dans
les restaurants dont l’accès leur était fermé.
Sans renoncer à la non-violence, ils ont
changé de tactique. Partis de l’église en chantant des negro spirituals, leurs cortèges se dirigent vers la mairie, où les élus refusent de
les recevoir et mandatent la police de les empêcher de parvenir à leur
but. Les Noirs ne se contentent plus d’une action «négative»: ne pas
prendre l’autobus, ne pas résister à la police qui vient les arrêter; s’ils
n’engagent pas une lutte rangée avec les forces chargées de défendre
un ordre injuste et périmé, ils accomplissent des gestes «positifs»:
ils marchent sur la mairie, ils résistent aux chiens policiers. Leur rôle
est plus actif, et certains, qui ne représentent pourtant pas la majorité, vont même jusqu’à riposter, à coups de pierres et de bouteilles,
aux «petits Blancs» en uniforme sous les ordres du «Taureau».
BIRMINGHAM,
3 mai 1963. Malgré
la charge du chien
policier, un jeune Noir
de 17 ans ne recule pas.
BILL HUDSON / AP
LA «GRANDE IMPATIENCE»
Pour la NAACP, cette évolution pourrait bien marquer la fin d’une
époque. Voilà dix ans, quinze ans, ses avocats portaient devant la justice les cas les plus choquants de discrimination raciale. Ils plaidaient
devant les tribunaux locaux, les cours d’appel, la Cour suprême. Cette
procédure prenait des années. Mais c’est ainsi qu’en 1954 ils obtinrent la condamnation de la ségrégation dans l’enseignement public.
Ces victoires judiciaires les ont encouragés, et il est vrai que depuis
la seconde guerre mondiale, avec l’appui de plus en plus déclaré des
autorités fédérales, ils ont effectué plus de progrès que depuis le
DU BOYCOTT AUX MARCHES REVENDICATIVES
diriger la campagne: Martin Luther
King Jr. L’affaire Rosa Parks va
donner une impulsion décisive
au mouvement des droits civiques.
LE BUS DE MONTGOMERY
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LE MONDE 2 > 16 OCTOBRE 2004
LES ÉCOLES DE LITTLE ROCK
GENE HERRICK / AP
Le 1er décembre 1955, à
Montgomery (Alabama), Rosa
Parks quitte son travail et monte
dans un bus. Alors qu’il se remplit,
le chauffeur lui ordonne de laisser
son siège à un passager blanc.
Quand celle-ci refuse, elle est
évacuée et arrêtée par la police
(ci-contre). Rapidement, les Noirs
de la ville décident de boycotter
les bus jusqu’à ce que les
pratiques ségrégationnistes
cessent. Un jeune pasteur va
Le 24 janvier 1956, 27 jeunes
Noirs se voient refuser l’inscription
dans les écoles de Little Rock
(Arkansas). Le 3 septembre 1957,
malgré les mises en garde de la
Cour suprême, qui maintient
l’ordre de l’intégration, la garde
nationale refoule les jeunes
Noirs qui se présentent à l’école
(ci-contre, Elizabeth Eckford
conspuée lors de son entrée à
la Central High School).
Le 23 septembre 1957, environ
1000 Blancs manifestent pour
empêcher les 9 élèves noirs
d’entrer à l’école. Le lendemain,
le président Eisenhower envoie
1000 parachutistes pour faire
rentrer 6 élèves noirs à l’école.
Le 12 septembre 1958, la Cour
suprême ordonne l’intégration
immédiate des élèves noirs dans
les écoles. Les autorités préfèrent
fermer les établissements plutôt
LESARCHIVESDU
123
LE COMBAT POUR LES DROITS CIVIQUES
17 mai 1954 L’arrêt Brown vs
Board of Education déclare
la ségrégation raciale illégale
dans les écoles publiques.
13 novembre 1956 La Cour
suprême déclare illégale la
ségrégation dans les autobus.
18 novembre 1957 A Atlanta,
le président Eisenhower lance
un appel afin de mettre
un terme à toutes les formes
de discrimination.
21 avril 1960 Adoption par
le Congrès d’une nouvelle loi
sur le droit de vote des Noirs,
qui donne aux juges fédéraux
la possibilité de contrôler que
les Noirs peuvent bénéficier
de leurs droits.
28 mars 1962 L’archevêque de
La Nouvelle-Orléans ordonne
l’intégration des Noirs dans
les écoles catholiques
de l’Etat de Louisiane.
début du siècle. Mais combien de Noirs sont aujourd’hui effectivement admis dans les écoles blanches? Certaines statistiques ne peuvent qu’induire en erreur. Car, si la plupart des écoles du Sud sont
officiellement « intégrées », elles n’admettent, pour plusieurs centaines de Blancs, qu’une poignée de Noirs, parfois un seul.
Comme tout bon leader, le pasteur King doit suivre ses propres
troupes. Le temps n’est pas tellement éloigné où il avait beaucoup
de mal à les mettre en mouvement : le Noir savait qu’il aurait toujours tort, qu’il serait toujours vaincu. Mais la jeune génération,
elle, sait que les vieilles barrières craquent, et elle s’étonne, puis
s’indigne d’en trouver encore en travers de sa route. Elle a hâte de
les renverser, et dans son ardeur avance plus vite que les hommes
de 40 ans ne l’avaient prévu. Pendant combien de temps pourrat-on contenir dans de strictes limites la « grande impatience » dont
parle Roy Wilkins, secrétaire général de la NAACP ? Des Noirs
demandent que les Blancs « libéraux » soient chassés du comité
directeur de la NAACP. Lorsque l’ex-général Walker, après avoir,
en 1957, à la tête de ses parachutistes, ouvert aux Noirs les écoles
de Little Rock, prend en 1962 la tête des émeutiers racistes d’Oxford (Mississippi), les Noirs ne songent nullement à imiter ses
appels à la violence. Mais comment condamner ceux qui ont tiré
le couteau devant le chien policier qui bondissait sur eux ?
BETTMANN / CORBIS
LES ÉMEUTES DE WATTS
Le 11 août 1965, des émeutes
éclatent à Watts, un quartier
pauvre de Los Angeles peuplé
de 250000 Noirs.
Après l’arrestation abusive
d’un conducteur noir, le ghetto
s’enflamme pendant six jours.
Les jeunes bombardent la police
15 janvier 1966 Un Noir,
Robert Weaver, est nommé
secrétaire à la santé, à
l’éducation et au bien-être.
14 juin 1967 Le président
Johnson nomme pour
la première fois un Noir,
Thurgood Marshall,
à la Cour suprême.
18 juin 1970 Pour la première
fois, un Noir, Kenneth Gibson,
est élu maire d’une grande
ville de la Côte est, Newark.
6 août 1965 Le président
Johnson signe le Voting
Rights Act, rendant illégales
les pratiques de certains
Etats qui soumettent le droit
de vote à l’obtention d’un
résultat minimum à des tests
de compétences. Le
pourcentage d’électeurs noirs
inscrits atteint les 76%.
2 juillet 1986 La Cour
suprême déclare
constitutionnelle la pratique
de l’Affirmative Action.
7 novembre 1989 Pour
la première fois, un Noir,
David Dinkins, est élu maire
de la ville de New York.
En Virginie, Douglas Wilder
est le premier Noir élu
gouverneur d’un Etat.
L’emploi de la violence contre les manifestations pacifiques des
Noirs pourrait bien à la longue déclencher la tempête. A Birmingham,
le pasteur King et ses amis sont bien souvent intervenus pour calmer
les plus agités, et même pour disperser, le moment venu, les cortèges
qu’ils avaient organisés. Que les extrémistes blancs exaspèrent les
jeunes Noirs, et le pasteur King pourrait fort bien être débordé pendant que des cris de haine remplaceraient les negro spirituals qui
accompagnent les défilés des manifestants.
Des Blancs ont compris le danger. Hommes d’affaires et commerçants ont négocié avec les leaders noirs un accord jugé satisfaisant.
Bien plus, ils se sont engagés à participer à un comité privé qui arbitrera les litiges éventuels. Les émeutes portent atteinte au climat de
«respectabilité» indispensable à la bonne marche des affaires. En
outre, les riches fréquentent rarement les écoles, les magasins, les
restaurants, les clubs privés où se pressent les plus modestes, qu’ils
soient blancs ou noirs: ainsi l’intégration raciale n’a pas la même portée pratique. Il y avait un «problème noir» lorsque les Noirs étaient
écrasés à la fois sous le poids d’une plus grande misère, des habitudes ancestrales, de la crainte et du désespoir. Mais les Noirs se
sont mis en mouvement. Triomphera-t-il dans la paix ou par la violence? C’est de plus en plus, en priorité, le problème des Blancs. a
Claude Julien, Le Monde du 14 mai 1963
avec des briques et des cocktails
Molotov, pillent les magasins,
incendient la ville. Quelque
14000 hommes de la garde
nationale sont envoyés pour
quadriller le quartier. Après
de violents affrontements, on
dénombre 34 morts, 900 blessés,
plus de 4000 arrestations et
30 millions de dollars de dégâts.
LA MARCHE DE SELMA
Malgré les directives
gouvernementales, le gouverneur
Wallace, de l’Alabama, refuse
STEVE SCHAPIRO
que d’obtempérer. En juillet
1959, la commission scolaire
de Little Rock accepte enfin
l’inscription d’une quarantaine
d’élèves noirs.
2 juillet 1964 Le Civil Rights
Act, promulgué sous
l’impulsion du président
Johnson, rend définitivement
illégales toutes les
discriminations à caractère
racial dans le travail, à l’école,
dans l’armée, les lieux
publics, les transports,
les administrations locales
et fédérales. C’est le début
de l’Affirmative Action,
politique volontariste
d’intégration des Noirs dans
tous les secteurs de la vie
professionnelle, par
l’imposition de quotas.
d’abandonner sa politique
ségrégationniste. Une première
marche de protestation est
organisée le 7 mars 1965, mais
elle est brutalement arrêtée par
la police locale et 60 manifestants
sont blessés. Martin Luther King
lance alors un appel à tous
les partisans des droits civiques
pour continuer la manifestation.
Du 21 au 25 mars 1965,
35000 personnes participent à la
marche de Selma à Montgomery,
sous la protection de troupes
fédérales (ci-contre).
16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2
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DE LA RÉVOLTE AU PROSÉLYTISME
Malcolm « Little » X,
la renaissance par l’islam
Qualifiant le pasteur King de «chiffe»
et de militant «récupéré» par le pouvoir
blanc, le leader des Black Muslims (1925-1965)
prêche un islam de combat et rêve d’une
internationale noire réunissant les opprimés.
C
e sang blanc imposé dans ses veines par le viol de sa grandmère par un Blanc, et dont, disait-il, il haïssait «jusqu’à la
dernière goutte », sera la première forme de violence à
laquelle sera confronté celui qui n’est encore que Malcolm
Little, lorsqu’il naît, en 1925, à Omaha (Nebraska) dans une famille
de pasteur. Cette violence l’accompagnera toute sa vie. Il n’a que
2 ans lorsque des racistes incendient le domicile familial. Les pompiers regardent, la famille s’enfuit. Devenue à moitié folle, sa mère
doit accepter que les enfants soient placés sous tutelle judiciaire. Son
père, qui prônait à l’occasion la «fierté d’être noir», a été retrouvé la
tête fracassée par un tramway. La famille évoque l’hypothèse d’un
« assassinat », mais en l’absence de témoins le dossier est classé
«accident». Une version que Malcolm X contestera toujours.
A sa sortie de l’orphelinat, le jeune Malcolm se retrouve seul élève
noir dans une école du Michigan, mais pour très vite apprendre que
quels que soient leurs talents d’orateur ou leur rapidité à comprendre,
l’accès des Noirs aux carrières traditionnelles passe par un chemin
très étroit. Il faut d’abord échapper aux lois de son propre environnement, aux pressions d’une société qui laisse bien peu de place à sa
communauté. Et de fait, Malcolm s’enlise.
UN DES TRIBUNS LES PLUS ÉCOUTÉS
Employé dans un bar à Harlem, la poudrière noire de New York, il
arrondit ses fins de mois en fournissant des prostituées à des Blancs.
Il se fait défriser les cheveux, dépense sans compter pour un peu
d’«herbe» ou de cocaïne. Sans vergogne, celui que l’on n’appelle plus
que Big Red en raison de sa haute taille et de ses cheveux roux touche
à tous les vices, pour mieux les exploiter. En 1946, il a raclé le fond:
arrêté pour vol, il est condamné à dix ans de prison et envoyé au pénitencier de Charleston. Ce pourrait être sa fin. Au contraire, ce sera le
début d’une spectaculaire renaissance.
Dans sa cellule, il entend parler de l’enseignement d’un nouveau
prophète qui prêche la «religion naturelle du Noir». C’est un colporteur de Detroit, W.D. Fard, au passé mystérieux bien qu’il affirme venir
de La Mecque. Son discours en tout cas est passionnant, il y est déjà
question des liens indissolubles avec l’Afrique et d’unité. Le mouvement s’appelle La Nation de l’islam. Depuis près de dix ans, il s’est
implanté dans ces ghettos noirs à la dérive. Malcolm va bientôt y
adhérer et se laisser gagner par l’enseignement du nouveau prophète
des Black Muslims, un fils de pasteur baptiste lui aussi, connu sous
le nom d’Elijah Muhammad, «le Messager». C’est un autre homme
qui, délivré de l’alcool et de la drogue, est libéré en 1952. Converti à
l’islam il s’appellera désormais Malcolm X, «pour remplacer le nom
qu’avait imposé à mes ancêtres quelque diable blanc aux yeux bleus
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LE MONDE 2 > 16 OCTOBRE 2004
LESARCHIVESDU
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Profils
Il est le seul
Noir parmi
les fondateurs
de la NAACP,
Association
nationale pour
le progrès des
Noirs, créée en
1910 par des Blancs libéraux. Son ouvrage
Souls of Black Folk (Ames noires) le rend
célèbre en 1903. Il dénonce la condition
des Noirs américains affranchis depuis la
guerre de Sécession, mais qui continuent à
vivre en citoyens de seconde zone. Considéré
comme le père du panafricanisme, DuBois
s’installe au Ghana au lendemain de la
seconde guerre mondiale et meurt à Accra
à l’âge de 95 ans.
Marcus Mosiah Garvey est l’une des plus
importantes figures de la lutte pour l’égalité
raciale à travers le monde. Créateur de l’UNIA
(Association universelle pour l’amélioration
de la condition noire) qui est le premier
mouvement international de masse destiné
aux Noirs de tous horizons, il était partisan
d’un nationalisme noir et promoteur du
mouvement Back to Africa dans les années
1920.
STOKELY CARMICHAEL (1941-1998)
Il fonde avec H. Rap Brown le Black Panther
Party, destiné à combattre les injustices faites
aux Noirs. Stokely Carmichael est l’une des
premières personnes à utiliser publiquement
le slogan «Black Power». Il quitte les Panthers
BETTMANN / CORBIS
MARCUS GARVEY (1887-1940)
en 1968, lorsqu’il considère leurs idées trop
différentes de sa philosophie d’intégration
non violente des Noirs, et s’installe en Algérie,
puis en Guinée. Il prend alors le nom de
Kwame Touré et ne quittera plus l’Afrique,
où il voulait développer un seul Etat,
socialiste et panafricain.
MEDGAR EVERS (1925-1963)
LOUIS FARRAKHAN (NÉ EN 1933)
Grand défenseur noir des droits civiques,
il fut le premier secrétaire de la NAACP. Son
assassinat le 12 juin 1963, à son domicile à
Jackson (Mississippi), provoqua une grande
émotion. Byron De La Beckwith, l’assassin
présumé, sera acquitté après deux procès,
faute de preuves.
Louis Eugene Walcot rencontre MalcolmX en
1952 et rejoint les Black Muslims en 1955. Il
remplace MalcolmX au sein du mouvement et
prend le nom de Halem Abdul Farrakhan.
Après la mort d’Elijah Muhammad en 1975,
il crée une nouvelle Nation of Islam, qui
ELDRIDGE CLEAVER (1935-1998)
AP
Apôtre du «pouvoir noir» ayant passé une
partie de sa jeunesse en prison, Eldridge
Cleaver fut le «ministre de l’information»
des Black Panthers de 1966 à 1971.
Blessé dans une fusillade avec la police
B. BARBEY / MAGNUM PHOTOS
Marie-Claude Decamps, Le Monde du 19 février 1990
en 1968, au cours de laquelle un autre
dirigeant des Black Panthers fut tué, il part
en exil à Cuba, puis en Algérie et en France
avant de revenir aux Etats-Unis et de
devenir un chrétien conservateur.
WILLIAM
E.BURGHARDT
DUBOIS
(1868-1963)
NE PLUS EXCLURE LES BLANCS
Trois mois plus tard, il se rend à La Mecque. Il veut «connaître enfin
le véritable islam». Un voyage décisif: «J’ai compris alors, confie-t-il
à l’écrivain James Baldwin, que notre mouvement aux Etats-Unis est
partie intégrante de la lutte que tous les peuples colonisés ou récemment indépendants d’Afrique et d’Asie mènent contre l’impérialisme
et le néocolonialisme...» Globe-trotter de la cause des opprimés, Malcolm X, que Paris découvre un soir de débats houleux à la Mutualité
durant l’hiver 1964, va s’attacher désormais dans son mouvement de
l’OAAU (Organisation pour l’unité afro-américaine) à mobiliser les
masses noires. Il promet à l’Amérique «un bain de sang», mais il a
changé: sa nouvelle approche de l’islam lui a appris à ne plus exclure
les Blancs de bonne volonté de son chemin.
Prenant à contre-pied la phraséologie et l’argumentation juridique
du pasteur King, qu’il estime «récupéré» par le pouvoir, et dont il dit
un jour, au lendemain des manifestations durement réprimées par la
troupe et les chiens policiers à Birmingham, dans l’Alabama: «C’est
une chiffe, ce n’est pas un chef», il prône, lui, l’action directe, la
révolte. Mais cette voie qu’il n’a que le temps de défricher, d’autres
la suivront bientôt: les Black Panthers (Panthères noires), qui, poing
levé, reprendront en quelque sorte l’héritage deux ans plus tard.
Sa vie et son combat inachevé suscitent autant d’interrogations que
sa mort. Y a-t-il eu « conspiration », ainsi que l’ont dénoncé ses
proches? Aussitôt après la fusillade qui coûta la vie au leader nationaliste âgé de 39 ans, un jeune Noir, Talmadge Hayer, fut arrêté.
Quelques jours plus tard, c’était le tour de deux Black Muslims. Mais
combien y avait-il en fait de comparses? Et qui étaient les vrais commanditaires ? Au terme d’un procès des plus nébuleux, le tribunal
condamnera les trois hommes à la prison à vie. Et une bonne partie
de l’opinion publique, soulagée, se contentera de cette version officielle qui accréditait la thèse confortable d’un «règlement de comptes
entre extrémistes noirs». Les obsèques auront lieu dans un New York
quadrillé par la police qui craint qu’une guerre entre activistes du
ghetto ne déborde de Harlem.
a
Six figures du mouvement noir
De William E. Burghardt Du Bois, seul Noir parmi les fondateurs de la NAACP,
à Louis Farrakhan, dirigeant de Nation of Islam, nombre de leaders se sont battus
pour une affirmation et une reconnaissance de la communauté noire.
C. M. BATTEY / LIBRAIRIE DU CONGRÈS
nommé Little». A dire vrai, les préceptes des Black Muslims ne sont
pas d’une clarté limpide, mais il ressort de leur enseignement, qui
prend pour postulat que le premier homme et la première femme
étaient noirs et que la race blanche, race maléfique, fut fondée par un
savant dévoyé nommé Yacoub, que le peuple noir a une place légitime, et que la reconquête de cette dignité passe par une vie ascétique
et inspirée. D’où les consignes données à des ghettos noirs en pleine
déchéance de «ne pas boire ni fumer».
Voilà bientôt Malcolm X promu porte-parole du mouvement, et délégué à New York. Il devient un des tribuns les plus écoutés de la cause
noire, y compris dans cette télévision dont la classe politique vient de
découvrir l’importance. Il prêche la croisade de cet islam un peu particulier qui a entrepris la «reconquête» de Harlem. Mais des rivalités
se font jour: Malcolm X, déçu par Elijah Muhammad, mi-saint mivoyou, ne lui pardonne notamment pas ses
CHICAGO, 1961.
rapports de domination avec les femmes,
Malcolm X milite
ses bâtards et les humiliations qu’il inflige
au sein des Black
à certains de ses « frères ». Il en conclut :
Muslims, qu’il quittera
«J’ai compris qu’Elijah Muhammad n’était
en 1964, peu avant
qu’un homme comme les autres.»
sa mort. EVE ARNOLD /
L’assassinat du président Kennedy, en
MAGNUM PHOTOS
novembre 1963, va consommer la rupture.
Dans une déclaration malencontreuse, celui
qui est encore le porte-parole des Black Muslims laisse entendre que
Kennedy méritait son sort («Les poulets se rôtissent entre eux»). Le
mouvement réagit violemment, Malcolm se défend: «J’ai voulu dire
que le climat de haine qui existe dans le pays devait inévitablement
aboutir à un tel acte.» Trop tard, il est prié par ses «frères» de cesser toute activité. Pour les Black Muslims, Malcolm est un traître, ils
ne lui pardonneront jamais d’avoir critiqué et mis en doute leur mouvement. Les menaces, de ce côté-là aussi, vont commencer...
souhaite abandonner l’intégrisme pour se
rallier à un islam plus orthodoxe. En octobre
1995, Louis Farrakhan réussit à rassembler
plus d’un million de manifestants noirs
pour une marche à Washington. Extrémiste
et accusé d’antisémitisme, le mouvement
radical de Farrakhan connaît un certain
succès dans les ghettos, notamment dans
la lutte contre la drogue.
16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2
83
L’ASSASSINAT DE MARTIN LUTHER KING
Et le rêve tourna
au cauchemar
D
ans le Tennessee, le printemps
Le 4 avril 1968, alors qu’il se repose au balcon d’un motel de
n’est pas toujours clément. Mais
Memphis, Martin Luther King est touché d’une balle en pleine
en cette fin d’après-midi du jeudi
tête. Dans les minutes qui suivent l’annonce de la mort du leader
4 avril 1968, à Memphis, la fraîcheur de la brise était délicieuse. Fatigué,
noir, les premiers heurts éclatent. Ils feront près de 50 morts.
agacé même peut-être par les préparatifs si
laborieux de cette marche qu’il tentait d’order à 7000 arrestations. Dans ce pays, déjà malade d’un conflit vietganiser pour soutenir la grève des éboueurs locaux, Martin Luther King
namien de plus en plus impopulaire où bien des Noirs étaient en preavait décidé de s’accorder un moment de répit. Il était 18 heures.
mière ligne, c’était maintenant l’Amérique des ghettos, exaspérée, qui
Dans moins d’une minute, il y aurait plusieurs détonations: le leader
réclamait sa part du mirage économique.
noir, l’apôtre de la non-violence, atteint en pleine tête et baignant
Quelle ironie, pour ce précurseur de la « non-violence active »,
dans son sang. Mais pour l’heure, dans ces derniers instants de grâce,
nourri de la pensée de Gandhi, que ces explosions de haine raciale!
accoudé à la balustrade de fer, au premier étage de ce Lorraine Motel,
Quel échec aussi, pour ce jeune Prix Nobel de la paix de 39 ans, si
si semblable à tous ces hôtels minables qu’il avait pratiqués dans les
respecté dans le monde entier, et incapable de se faire écouter dans
longues errances de sa vie militante, Martin Luther King se reposait.
son propre pays! Pour les désespérés de Harlem ou de Watts, pour
Les menaces, si nombreuses, s’étaient faites pressantes ces jourstous les laissés-pour-compte des mégapoles du Nord, ce petit pasteur
ci. Prenant la parole, la veille encore, à Memphis, il avait prononcé un
du Sud, en dépit de son courage, n’est qu’un bourgeois. Un doux idéasermon prémonitoire: «Je vois, disait-il, la Terre promise! Ce qui va
m’arriver maintenant n’importe guère. Car je suis allé au sommet de
liste, presque un «oncle Tom», faisant le jeu des Blancs.
la montagne et je ne m’inquiète plus…»
Pourtant, ces quatre mille gardes nationaux patrouillant dans une
PARTOUT DANS LE PAYS, DES VILLES À FEU ET À SANG
capitale du Tennessee encore fumante des émeutes qui venaient de
Mais le rêve, le beau rêve d’une Amérique fraternelle et égalitaire,
faire une semaine auparavant un mort et soixante blessés, était-ce là
que le pasteur avait fait partager à une foule vibrante à Washington,
la «Terre promise» ? Et que dire du couvre-feu instauré dans plusieurs
le 28 août 1963, au terme d’une marche «historique», ce rêve était
villes de Caroline du Nord en novembre au terme d’une année 1967
loin encore d’être réalisé. Un rêve qui tournait même au cauchemar.
désastreuse, qui avait vu la violence se répandre comme une traînée
Edgar Hoover, le pugnace directeur du FBI, anxieux de discréditer
de poudre dans plus d’une centaine de grandes cités ? Rien qu’à
King, n’avait cessé de le harceler. Enregistrant ses conversations téléDetroit, dans le Michigan, la police devait relever 43 morts et procéphoniques, le traquant chez ses amis, et perçant dans le moindre
motel jusqu’aux plus intimes secrets d’une vie privée agitée.
Persona non grata à la Maison Blanche depuis ses prises de posiLE MARTIN LUTHER KING’S DAY
tion contre la guerre au Vietnam, il se savait condamné par le FBI et
ses nombreux autres ennemis à une lente mort politique. L’évolution
Si Martin Luther King revenait sur Terre, il ne manquerait pas d’être
même du mouvement noir, toujours plus radical, poussait, elle aussi,
surpris du caractère surréaliste de la situation: haï de son vivant
Martin Luther King vers les coulisses de l’histoire immédiate. Depuis
par nombre de ses compatriotes blancs, regardé parfois avec
deux ans déjà, Stokely Carmichael et Willie Ricks avaient lancé le mot
méfiance par certains de ses frères noirs plus radicaux, il fait,
dix-huit ans après son assassinat à Memphis, l’unanimité et son
d’ordre d’un «black power» qui s’accommodait mal de l’illusion libénom est respecté comme celui d’un grand Américain. Preuve de
rale d’un «dialogue intégrationniste». Pourtant, jamais la phrase de
cette vénération : pour la première fois cette année, conformément
l’ancien président Eisenhower n’avait, dans sa sécheresse lapidaire,
à une loi votée par le Congrès en 1983, le lundi 20 janvier
été aussi désespérément vraie: «Ce n’est pas avec des armes que l’on
– le troisième du mois – sera férié en souvenir de l’ancien dirigeant
changera les mentalités.»
de la lutte pour les droits civiques. Seuls, avant lui, George
Un soir d’avril à Memphis, 18h01: les coups de feu ont claqué,
Washington et Christophe Colomb ont été honorés de la sorte.
Martin Luther King s’est effondré. Son plus proche collaborateur,
Le Martin Luther King’s Day devient ainsi le dixième jour férié
Ralph Abernaty, se précipite, le prend à bras-le-corps, le soutient:
de l’année aux Etats-Unis. Cette fête, destinée à sceller la concorde
«Mon dieu, Martin est touché!». A l’étage du dessous, où il s’occuentre les communautés blanche et noire des Etats-Unis, n’a pas
pe de la voiture, le jeune Jesse Jackson, la «tête brûlée» de l’entouété acceptée sans mal. Il aura fallu quinze ans d’efforts
rage de King, qui l’aimait pourtant bien, arrive lui aussi, mais il est
et l’obstination d’un représentant démocrate du Michigan,
trop tard. Le blessé a été transporté à l’hôpital Saint-Joseph dans le
John Conyers, pour obtenir un vote favorable du Congrès.
centre-ville. Rapidement les médecins ne peuvent que constater le
Le président Reagan s’est résigné à signer un texte législatif
décès. Quelques heures plus tard, l’air buté et le pull-over ostensiauquel il s’était d’abord opposé.
blement maculé de sang, Jesse Jackson, sans se démonter, explique
Manuel Lucbert, Le Monde daté 19-20 janvier 1986
devant les caméras de télévision qu’il est le dernier à avoir parlé avec
84
LE MONDE 2 > 16 OCTOBRE 2004
MEMPHIS,
4 avril 1968. Martin
Luther King gît aux
pieds de ses amis,
atteint d’une balle
en pleine tête.
J. LOUW / TIME LIFE
PICTURES / GETTY IMAGES
LESARCHIVESDU
123
VERBATIM
LA NON-VIOLENCE
«La haine ne supprime
pas la haine. Seul l’amour
y parviendra. Libre
d’entraves, la non-violence
brise les réactions en
chaîne du mal.
En conséquence, je lui
resterai fidèle car je crois
qu’elle offre au Noir
la seule chance saine
et morale d’accéder à
la liberté.»
L’ESCLAVAGE
le pasteur assassiné et que celui-ci est «mort dans [ses] bras». A
peine versé, le sang du martyr de la cause noire était «récupéré».
Dans les minutes qui suivent l’annonce de la mort de King, des
bandes de jeunes Noirs parcourent les rues de Memphis mais bientôt aussi celles de Washington, où pillages et incendies se multiplient, à moins d’un kilomètre de la Maison Blanche. La flambée de
colère et de violence atteint bientôt Chicago, où des tireurs isolés
s’en prennent aux pompiers. Deux jours après, c’est Baltimore, Kansas City et même la Californie et la Floride qui sont touchées. Plus
d’une centaine de villes américaines sont à feu et à sang. On
dénombrera 46 morts et 2600 blessés. La capitale fédérale est une
poudrière. Le maire a décrété le couvre-feu, et les points stratégiques sont gardés par des éléments de cette 82e division aéroportée qui sauta jadis sur la Normandie.
PLUS DE 100000 PERSONNES SUIVENT LE CORBILLARD
Nourri du courage et des convictions de cet homme si simple et
généreux, un mythe écrasant déjà se construit. A qui profitera-t-il?
A la Maison Blanche, où le président Johnson, sincère lui aussi,
mais anéanti sous la tâche, s’efforce de réveiller les consciences
blanches? Drapeaux en berne, journée de deuil national, minute de
silence à la Bourse, tout est fait pour utiliser le climat émotionnel.
Le gouvernement souligne avec une ostentation satisfaite que
jamais pareilles mesures n’ont été prises pour honorer un Noir. A
moins que cette nouvelle «aura» posthume de King ne soit plus
utile finalement à cette communauté noire qui, hier encore, était
prête à le remettre en cause, lui et ses idéaux dépassés?
La réponse s’impose d’elle-même le 9 avril 1968. Plus de
100000 personnes suivent le corbillard, tiré par deux mules dans
les rues d’Atlanta, jusqu’à la petite église baptiste Ebenezer, dont
il était le pasteur. Dans la foule, au coude-à-coude, outre le viceprésident Humphrey et plusieurs membres du gouvernement, des
acteurs : Marlon Brando ; Sammy Davis Jr ; l’archevêque de New
York, Terence Cooke ; le magnat Henry Ford II. Et, bien sûr, le
«clan» Kennedy: Jackie, la veuve du président, et Robert, le frère,
les «parrains» politiques de King, auquel John en pleine campagne
électorale, en 1960, avait pris le risque d’envoyer une lettre de
soutien. Dans cette séance d’exorcisme collectif que sont les
obsèques du pasteur assassiné, il y a comme la bonne conscience
d’une unité retrouvée: le martyre du militant noir profite à l’Amérique tout entière.
A peine si l’on pense à l’assassin, cet escroc de seconde zone,
James Earl Ray, qui sera arrêté par la police britannique le 8 juin,
alors que les Etats-Unis sont à nouveau sous le choc d’un autre
assassinat. Celui, trois jours plus tôt à Los Angeles, de Robert Kennedy. Le 10 mars 1969, devant le tribunal de Memphis, Earl Ray,
extradé pour la circonstance, après avoir toujours protesté de son
innocence, plaide coupable pour sauver sa tête. Au cours d’une
audience unique, après un compromis passé entre l’accusation et
la défense, il est condamné à 99 ans de prison. Pour tout un pays
traumatisé, l’affaire est classée, et cela en dépit de nombreuses
incohérences. Personne, là non plus, n’a vraiment envie de savoir
sur quelles pénibles vérités le «mythe King» a été fondé.
a
Marie-Claude Decamps, Le Monde du 11 avril 1988
FLIP SCHULKE / CORBIS
«Qui sommes-nous?
Nous sommes les
descendants d’esclaves,
les enfants d’hommes
et de femmes justes
arrachés à leur terre
natale pour être
enchaînés comme
des bêtes au fond des
navires. Nous avons
derrière nous un passé
de crime, de feu et de
sang. Pour ma part,
je n’ai pas honte de
ce passé. Mais nous
sommes également
américains.»
Avril 1964: un sermon à l’église
baptiste Ebenezer d’Atlanta.
LE RACISME
«Les racines du racisme
sont très profondes en
Amérique. Mais cela ne
veut pas dire que tous les
Américains blancs soient
racistes, loin de là.»
LE BLACK POWER
«En dépit de son côté
positif, ses aspects
négatifs privent le Black
Power du contenu et du
programme nécessaires
pour devenir l’élément
stratégique de base
du mouvement des droits
civiques. C’est une
philosophie nihiliste née
de la conviction que
le Noir ne pourra jamais
vaincre.»
16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2
85
CINQ ANS APRÈS LA DISPARITION DU PASTEUR
La revendication noire
au point mort
Martin Luther King est tué au moment où son influence commence à décliner.
Parmi les nouveaux contestataires, plus impatients et plus vindicatifs que
le leader de la non-violence, aucun n’a réussi à s’imposer. Les Afro-Américains
semblent être redevenus les parias de la société américaine.
L
e 4 avril 1968, le pasteur Martin Luther King, Prix Nobel de
la paix 1964, était assassiné sur le balcon d’un motel, à
Memphis (Tennessee). Son meurtrier, condamné quelque
temps après à 99 ans de réclusion à l’issue d’un procès réduit
à un jeu d’ombres chinoises par l’expédient, de plus en plus contesté, du « plea bargaining » (un accord par lequel la peine est fixée
d’avance entre l’accusation et la défense), n’a jamais ouvert la bouche
que pour demander la cassation de ce jugement rendu à la sauvette.
James Earl Ray, qui vient de perdre son ultime recours en appel,
expiera jusqu’à son dernier souffle – le «plea bargaining» excluant
presque d’office la clémence – son crime d’il y a cinq ans, emportant dans la tombe le secret de ses motifs.
Tout comme John Fitzgerald Kennedy, Martin Luther King est mort
alors que son influence défaillait. Des contestataires plus jeunes, plus
impatients, plus vindicatifs aussi, que cet apôtre de la non-violence,
éclipsaient son étoile. Aucun ne s’est imposé. Tout au contraire.
L’essor qu’ils prétendaient imprimer à la revendication noire s’est
enrayé bien plus vite que ne s’était ralentie la longue marche du pasteur d’Atlanta. Les «vedettes» ont fait long feu.
NI DOCTRINE NI STRUCTURE
Le séparatisme noir, en vogue depuis qu’en 1966 le slogan du
«black power» vint éclater comme un défi aux oreilles habituées à
l’éloquence biblico-sudiste de Martin Luther King, n’a fait que
prendre à l’envers, et non à revers, l’ancienne ségrégation. Il n’a
apporté ni doctrine ni structure à la masse noire, lui offrant seulement la chimère la plus aventuriste – et la moins suivie en pratique –
qui lui ait été proposée en ce siècle. Est-ce à dire que, après le martyre du chef spirituel que fut King et l’échec des extrémistes de parade qui se disputèrent sa succession, le Noir soit redevenu l’«homme
invisible» d’avant guerre, le paria de la société américaine, résigné à
se tenir tranquille à «sa» place?
Le vide de l’actualité militante de ces dernières années, l’atmosphère frigorifique que le sourire embaumé du président Richard
Nixon répand sur le pays, la débâcle électorale du sénateur George
McGovern – pasteur lui aussi – [candidat démocrate de l’élection
présidentielle de novembre 1972, son score n’atteindra pas les 40%
de suffrages exprimés] qui engloutit l’électorat de couleur, pourraient
donner à penser que la « question noire » s’est effacée de l’ordre
du jour américain, ou qu’un régime de quasi-terreur «blanche» la
submerge, comme on a pu l’écrire sans sourciller, «sous une vague
de répression».
La réalité, on s’en doute, est beaucoup moins unilatérale. Avec le
recul du temps, on se demande si, durant les années 1960, il y a
jamais eu un «consensus» populaire en faveur de l’intégration des
Noirs à la communauté nationale ou même de l’égalité abstraite
86
LE MONDE 2 > 16 OCTOBRE 2004
devant la loi. La prudence observée par
LES AFRO-AMÉRICAINS AUJOURD’HUI
John Fitzgerald Kennedy, jusqu’aux brutali• 12,9% de la population des Etats-Unis
• L’espérance de vie est de 68,2 ans pour
tés révoltantes de Birmingham et d’ailleurs,
est noire.
les Noirs, contre 74,8 ans pour les Blancs;
prouve qu’il ne savait pas lui-même sur
• 44% de la population carcérale est
et de 74,9 ans pour les Noires, contre
quelle voie s’engager. Son assassinat, transd’origine afro-américaine.
80 ans pour les Blanches.
figurant ses hésitations, facilitera la tâche
• 41,9% des prisonniers dans le «couloir
• Le taux de mortalité du sida est sept fois
au président Lyndon Johnson, converti sinde la mort» sont afro-américains.
plus élevé dans la communauté noire que
cère à la cause de la déségrégation. Ce qui
• 25% des Noirs vivent en dessous du seuil
dans la communauté blanche.
est certain, c’est que, du sursaut de Kende pauvreté.
• Le pourcentage de Noirs de plus de 25 ans
nedy au découragement de Johnson, balayé
• 20,2% des Afro-Américains n’ont pas
qui ont terminé leurs études secondaires
avant l’heure par la campagne contre la
d’assurance-maladie.
est passé de 15% en 1952 à 79% en 2002.
guerre du Vietnam, il y eut un «leadership»
• La mortalité infantile est deux fois
Sources: US Department of Commerce,
activiste en matière de « droits civiques ».
plus importante chez les Noirs que chez
National Public Health Week.
les Blancs.
Non pas, encore une fois, que la Maison
Blanche ait érigé l’intégration en un quelconque idéal patriotique, mais parce qu’elle voulut et qu’elle sut canaliser la mauvaise conscience des Blancs
siblement équivalent à celui de leurs homologues blancs. Ils ne
vers le projet d’une croisade de réparation collective.
représentent, il est vrai, qu’un dixième des familles noires. Par
Qu’est-ce qui changera avec Richard Nixon? Assez peu dans les
ailleurs, les quartiers pauvres ne cessent de se détériorer. Cette
faits et dans le budget. Beaucoup dans la mentalité et la stratégie.
décomposition a au moins un avantage relatif. De plus en plus, les
L’administration républicaine ne s’est pas monNoirs éduqués et entreprenants tendent à déserter un Nord indifféMEXICO, 1968.
trée moins «généreuse» que la démocrate. Le
rent et hostile pour revenir chercher fortune dans un Sud en pleine
Remise des médailles
Congrès, en tout cas, ne l’eût pas admis. Sur le
expansion, mieux disposé à les recevoir et où, de toute façon, ils ont
du 200 m olympique.
plan des crédits, de l’embauche, des pourtoujours été «chez eux». Symbole de ces retrouvailles qui dépassent
Pendant l’hymne
suites fédérales intentées contre la discriminales simples fluctuations migratoires : le sénateur Edward Kennedy
américain, Tommie
tion, de l’assistance publique, son bilan, jussera bientôt l’invité de marque à un banquet honorant, en Alabama,
Smith (médaille d’or)
qu’ici,
reflète
une
continuité.
La
coupure
est
le gouverneur Wallace.
et John Carlos
politique. Quoique assurés d’avance, en tant
(médaille de bronze)
UN MÉTISSAGE PRESQUE INEXISTANT
que démocrates, du «vote noir» – qu’ils contriprotestent en levant
Avantage relatif de ce réalignement: si les Noirs les mieux partis
buèrent à élargir –, les présidents Kennedy et
un poing ganté de noir.
AP
pour «arriver» se replient sur le Sud et laissent derrière eux les 50%
Johnson s’efforcèrent de créer pour le Noir des
de leurs «frères» trop âgés ou handicapés pour sortir de l’ornière, qui
conditions et un statut social de «rattrapage».
montrera à ces derniers le chemin de l’espoir ou de la consolation?
Peu importe ce que Washington décide et dépense aujourd’hui dans
Pour en revenir moins aux statistiques qu’à ce qu’il y a derrière,
le même esprit. Ce qui compte, c’est que la Maison Blanche donne
en un mot à ce que Tocqueville appelait l’« avenir probable des
et veut donner l’impression qu’elle ne « flattera » pas les Noirs et
races» aux Etats-Unis, une indication ressort clairement du recenqu’au fond, si ceux-ci n’y mettent pas du leur, elle se soucie peu
sement décennal de 1970: la société américaine ne court pas au
qu’ils restent des «marginaux». Comme l’élection présidentielle de
métissage. Sur quelque 50 millions de foyers, seuls 40000 étaient
novembre 1972 l’a montré, il existe bel et bien aux Etats-Unis une
«bicolores» (soit approximativement 0,7%) contre 20000 en 1960.
confortable majorité, «silencieuse» ou non, glorieuse ou non, qui,
Ce modeste progrès doit être regardé de plus près. Durant la décensans être forcément «raciste», trouve tout naturel que les Noirs «se
nie 1960-1970, le nombre des Noirs ayant épousé des Blanches a
débrouillent» tout seuls.
plus que doublé: celui des Blancs ayant épousé des Noires demeure
Comment ceux-ci réagissent-ils à cette nouvelle situation? Il est
stationnaire à un niveau très bas : 7 300 contre un peu plus de
vraisemblable, pour autant qu’on puisse le discerner, qu’elle ne com6000. Il manque en complément la statistique des jeunes Noires
porte pas assez d’incidences concrètes pour provoquer une émotion.
ayant refusé les avances conjugales d’un Blanc, phénomène fréCe qui était stagnant stagne encore davantage. Mais la démoralisaquent… Peut-on à la longue imaginer une coexistence entre compation n’est pas un facteur d’éruption. Là où la mobilité sociale avait
a
triotes sans fraternisation?
démarré, elle s’est confirmée: les jeunes ménages noirs de certaines
Alain Clément, Le Monde du 6 avril 1973
régions où les deux époux travaillent ont maintenant un revenu sen-
CONTRIBUTEURS
JACQUES AMALRIC, 66 ans,
entré au Monde en 1963 comme
journaliste au service Etranger,
fut successivement correspondant
du journal à Washington (19701973), puis à Moscou (19731977), chef adjoint puis chef du
service Etranger (1977-1990) et
enfin rédacteur en chef de 1990 à
1993. Il rejoint ensuite Libération
dont il devient directeur de la
rédaction de 2000 à 2002.
Il est l’auteur avec Pierre-André
Boutang d’un documentaire sur
Hubert Beuve-Méry, Itinéraire
d’un fondateur, diffusé sur Arte
en décembre 1994.
ALAIN CLÉMENT (1925-1994)
entre au Monde en 1948 comme
correspondant en Allemagne, où
il restera jusqu’en 1962. De 1963
à 1972, il est correspondant aux
Etats-Unis, avant d’être affecté au
«desk» Amérique à Paris. Il
retrouve son poste à Bonn en
1982, jusqu’à sa retraite en 1983.
CLAUDE JULIEN, 79 ans,
participe à la Résistance dans le
maquis du Tarn, appartient au
secrétariat général de la Jeunesse
étudiante chrétienne, avant
d’entrer comme journaliste à
La Vie catholique illustrée, puis
à La Dépêche marocaine.
En 1951, il rejoint le service
Etranger du Monde sur les
recommandations de Georges
Hourdin. Adjoint d’André Fontaine
en 1959, il prend la direction
du service lorsque celui-ci rejoint
la rédaction en chef en 1969.
En 1973, il est nommé rédacteur
en chef du mensuel Le Monde
diplomatique. Il y restera jusqu’à
sa retraite en 1990.
MARIE-CLAUDE DECAMPS est
journaliste au Monde, où elle est
entrée en 1987 après avoir travaillé
au Point, au Matin de Paris et à
L’Express. D’abord chef adjoint
du service Etranger, chargée
du «desk» Amériques à Paris,
elle a ensuite été correspondante
à Rome puis à Madrid, avant
de revenir à Paris, où elle couvre
l’actualité européenne à
la séquence International.
SOURCES
À LIRE
• Martin Luther King Jr,
un homme et son rêve,
de M.-A.Combesque.
Le Félin, 2004,
364p., 20,90€.
L’histoire des Noirs
américains au
XXe siècle, autour
de la biographie de
Martin Luther King.
• Gandhi et Martin
Luther King, leçons
de la non-violence,
de M.-A.Combesque
et Guy Deleury.
Autrement, 2002,
140p., 13,95€.
Le parcours des deux
hommes qui ont su
adopter la stratégie
de la non-violence et
l’histoire des influences
spirituelles qui ont
nourri leur pensée.
• Je fais un rêve,
de Martin Luther King.
Bayard, 1998, 252p.,
15,55€. Les grands
textes et discours du
pasteur King.
INTERNET
• thekingcenter.com
Site du mémorial
The King Center, situé
à Atlanta et créé par
Coretta Scott King,
veuve du pasteur.
• www.mlkday.org
Un aperçu des projets
lancés chaque année
pour le jour férié en
l’honneur de Martin
Luther King.
• www.blackhistory.com
Un site dédié à
l’histoire des Noirs
américains.
À VOIR
• MalcolmX,
de Spike Lee (1992).
• 5es Rencontres
photographiques en
Sud Gironde, jusqu’au
17 octobre. A Cadillac,
Ernest C.Withers,
photographe noir
américain, expose
des photos inédites
du pasteur.
PROCHAIN DOSSIER
Tarzan,
héros
universel
Le Monde 2
du 23 octobre
16 OCTOBRE 2004 < LE MONDE 2
87