la beaute et l`amour chez djami

Transcription

la beaute et l`amour chez djami
LA BEAUTE ET L’AMOUR
CHEZ DJAMI
PATRICK RINGGENBERG
Traduction des extraits de Djâmi par Andia Ringgenberg
LES CAHIERS D’ORIENT ET D’OCCIDENT
Tous droits réservés
2006
Dernier grand poète classique de l’Iran, Djâmi (1414-1492) fut aussi
un savant et un mystique. Auteur de plusieurs traités en prose, il est
surtout connu pour son œuvre poétique, notamment un Haft
Awrang composé de sept œuvres. Trois d’entre elles sont des
histoires d’amour à caractère mystique et initiatique : Yussuf et
Zuleikhâ, Madjnun et Leylâ, Salâman et Absâl. Le premier de ces trois
romans versifiés, Yussuf et Zuleikhâ, comprend un prologue
remarquable, qui compte parmi les plus beaux textes de la poésie
persane. Djâmi y développe la relation de l’amour et de la beauté,
leur origine en Dieu, puis leur déploiement et leur jeu dans la
création. Il s’inspire de deux hadiths célèbres pour renfermer une
clef du mystère de la création, de l’amour et de la beauté. Le
2
premier établit la relation de la Beauté et de l’Amour divins : « Dieu
est beau et Il aime la beauté ». Le second, dans lequel Dieu parle à
la première personne, est une allusion au « pourquoi » de la
création : « J’étais un Trésor caché, j’ai voulu être connu, et donc j’ai
créé le monde ». Le texte de Djâmi se présente comme une
illustration et un commentaire poétiques de ces deux hadiths.
Ainsi Djâmi raconte-t-il qu’avant la création des mondes, la
beauté et l’amour étaient unis dans l’Infini. 1
Dans cette retraite solitaire, où l’existence était dépourvue de signes,
Et où l’univers était caché dans le coin du néant,
Il y avait un Être loin de toute dualité,
Loin de tout dialogue entre « Moi » et « Toi ».
La Beauté, absolue et libre des limites des apparences,
Ne se manifestait qu’à elle-même et par sa propre lumière.
Belle ravissante dans la chambre nuptiale du Mystère,
Sa robe était pure de toute atteinte de l’imperfection.
Ni le miroir n’avait reflété son visage,
Ni la main peigné ses cheveux.
Le zéphyr n’avait détaché aucun fil de ses boucles.
Son œil n’avait jamais vu la poussière du khôl.
Aucun rossignol ne voisinait avec sa rose.
Son duvet n’avait jamais été orné de fleurs.
Son visage était libre de lignes [de maquillage] et de grain de beauté.
Aucun œil, jamais, n’avait eu une image d’elle.
Elle composait de la musique pour se charmer elle-même
Et jouait avec elle seule au jeu de hasard de l’Amour.
L’Amour et la Beauté n’ont ni origine ni fin. Le monde émane
de leur bi-unité, mais l’Éternité est, invariablement, avant toute
création et après toute fin du monde. Djâmi décrit ensuite
l’extériorisation de cette beauté qui, ne pouvant demeurer seule
dans son secret et sa solitude, aspire à se dévoiler, à embraser
l’horizon de la création, à illuminer tous les miroirs des mondes de
sa lumière.
1
Traduction Andia Abai-Ringgenberg, d’après l’édition complète du Haft
Owrang, Edited by A. Afsahzâd et H. A. Tarbiyat, vol. II, Centre for Iranian
Studies, Tehran, 1999, p. 34-35. Voir aussi la traduction française par E.
Bricteux : Djami, Youssouf et Zouleikha, Librairie Orientaliste Paul Geuthner,
Paris, 1927, p. 20-22. La traduction proposée ici ne saurait évidemment rendre
compte de la beauté de la langue de Djâmi. On l’a voulue aussi la plus littérale
possible, car chaque formule poétique recèle un trésor de formulation
métaphysique et une précision philosophique que les traductions « littéraires »
tendent parfois à sacrifier.
3
Mais la beauté, par nature, ne supporte pas d’être voilée,
Le beau visage ne peut endurer le voilement,
Et si tu fermes la porte à la belle face, elle se montrera par une autre ouverture.
Regarde la tulipe dans la montagne,
Comment elle se montre joyeuse et verdoyante au printemps,
Fendant la pierre dure
Et révélant alors sa beauté.
S’il te vient une idée dans ton âme,
Une idée brillante de rareté parmi les idées,
Tu ne peux pas renoncer à elle,
Tu l’exprimes par la parole ou par l’écriture.
Lorsqu’il y a la beauté quelque part, telle est son exigence [de manifestation].
Pour la première fois, ce mouvement apparut dans la Beauté prééternelle, 2
Qui dressa sa tente dans les régions saintes,
Puis se manifesta aux horizons et aux âmes,
Se révéla dans chaque miroir [des créatures et des mondes].
Partout, alors, on parlait d’elle.
Djâmi évoque alors les effets du rayonnement de la Beauté,
dont la lumière embellit toutes choses. Chaque beauté est un miroir
du Beau, et chacune enflamme d’amour. Aussi, l’Univers entier, les
anges comme les hommes, est-il soumis à ces relations : l’amour
engendre la beauté, la beauté éveille l’amour, en un mouvement
sans fin et dont l’origine, éternellement présente, demeure l’unité
divine de la Beauté et de l’Amour.
De la Beauté rayonna un éclair sur la terre et les anges,
Qui d’éblouissement les fit tourner comme le ciel.
Tous les chanteurs de louange de Dieu, cherchant sans cesse à Le louer,
A force d’être hors d’eux-mêmes, ne chantaient que la louange de Dieu.
C’est de ces plongeurs de l’océan céleste
Que s’éleva un cri : « Loué soit le Seigneur des mondes ! »
De l’éclat de la Beauté jaillit une lumière qui tomba sur la rose,
Et la rose enflamma la passion du rossignol.
La bougie a allumé son visage à ce feu [de la Beauté]
Et partout la bougie a brûlé des centaines de papillons.
De cette Lumière, un seul rayon embrasa le soleil
Et le nénuphar sortit de l’eau.
La face de Leylâ emprunta à la face de la Beauté l’ornement de son visage,
2
Si l’Éternité est une, sans passé ni futur, la mystique persane adopte un point
de vue humain et cosmique et distingue l’Éternité avant la création (la
prééternité, en persan : azal) et l’Éternité à venir ou l’Éternité après la création
(la post-éternité, en persan : abad).
4
Et à chacun de ses cheveux Madjnun attacha son cœur. 3
La Beauté a sucré les lèvres de Shirin [la Douce]
Qui a charmé le cœur de Parviz 4 et l’âme de Farhâd. 5
La Beauté a sorti sa tête du col de la « lune de Canaan » 6 ,
Qui a complètement ruiné l’âme de Zuleikha. 7
Pour Djâmi, tout amour, toute beauté participent à ce jeu
éternel de l’Amour et de la Beauté.
C’est cette Beauté qui partout s’est manifestée [dans les beautés des mondes],
Bien qu’Elle-même se soit retirée derrière un voile aux yeux de tous les
amoureux.
Quel que soit le voile [de beauté] que tu voies, c’est Elle [la Beauté].
Quel que soit le mouvement d’amour, c’est Elle qui le meut.
L’amour [de cette Beauté] est la source de la vie du cœur,
Et par cet amour l’âme est comblée de bonheur.
Tout cœur amoureux des beautés charmantes
Qu’il le sache ou l’ignore n’aime au fond que la seule Beauté.
Dans ce prélude, Djâmi a magnifié cette idée, omniprésente
dans la poésie mystique persane, d’une Beauté divine qui embrase
les mondes par l’amour, et d’un Amour sans cesse avivé par la
présence multiple de la Beauté. Si Dieu a créé le monde, c’est pour
jouer au jeu d’amour avec les créatures, pour révéler l’infinité de sa
Beauté dans les transparences et les miroitements des créatures et
des univers. Chaque atome danse une danse d’amour autour de
Dieu ; chaque être est comme un fil de beauté et un nœud d’amour
sur le tapis de la création. Pour l’Islam, les hommes sont issus de
3
Leyla et Madjnun sont des célèbres amoureux de la littérature arabe, persane
et turque.
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Il s’agit d’un autre couple d’amoureux célèbre de la littérature : la princesse
arménienne Shirin et le roi sassanide Khosrow Parviz, devenus les héros d’une
histoire romancée, magistralement illustrée par Nezâmi au XIIe siècle (Khosrow
et Shirin).
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Sculpteur, amoureux malheureux de Shirin dans l’histoire de Khosrow et Shirin.
6
C’est-à-dire le prophète Joseph (Yussuf dans la tradition arabe), emmené en
Égypte après avoir été abandonné par ses frères et devenu l’assistant de
Putiphar, chef des gardes de Pharaon. Dans la tradition islamique et soufie,
Yussuf est l’archétype de la beauté humaine et un symbole de l’Esprit. Son
histoire, reprise de la Genèse, se trouve dans le Coran (Sourate XII, 4-111).
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La femme de Putiphar, laquelle, selon la Bible et le Coran, tente de séduire
Joseph. Dans le soufisme et dans le récit de Djâmi, Zuleikha est une figure de
l’âme ardente et passionnée, qui entreprend tout pour son amour, s’humiliant
et prête à mourir. Quant au prophète Joseph, il est l’image de l’Esprit pour la
beauté duquel l’âme mondaine, païenne et profane (Zuleikha, l’Égyptienne),
accepte de s’humilier, de lutter contre ses tendances négatives et de se sacrifier.
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l’Unité divine, et ils y retournent. L’amour, quel qu’il soit, où qu’il
soit, est un retour à Dieu, si bien que tous les amours sont
finalement les rivières d’un seul océan sans rivages. Dieu est unique
et son amour est aussi unique, même s’il touche les êtres de manière
infiniment variée, subtile et différente. Chaque être est amoureux
d’un seul Amour, aspire à la seule Beauté, et c’est la gloire de
l’amour que de paraître inépuisable dans son unité. Djâmi traduit
également bien les multiples paradoxes de l’amour, qui est à la fois
plus haut que le ciel et plus près de l’homme que la veine de son
cou. L’homme croit que le monde cache l’Amour, alors qu’en
réalité, c’est lui-même qui se cache de l’Amour. L’amour est aussi
comme la musique : on peut le savourer, non le comprendre : on ne
peut pas parler de l’amour, on ne peut être qu’amoureux. L’amour
est partout sans perdre son mystère, tout comme la beauté est à la
fois l’apparence la plus éclatante et le secret le mieux gardé.
Toutefois, si l’amour est partagé par tous, seuls ceux que l’amour a
tués sont les vrais amoureux et les vrais connaissants de la Beauté.
L’amour est dans toutes les rues, dans toutes les pupilles, mais seul
l’œil du cœur peut le voir – cet œil qui voit dans une âme revenue à
sa beauté première après s’être livrée corps et biens à l’amour.
Nul doute que le poème persan de Djâmi se veut aussi un
miroir de beauté et une parole de l’amour. Si, dans le monde
iranien, l’arabe est toujours demeuré la langue de la Parole divine
révélée par le Coran, la langue persane, à partir de Ferdowsi et de
son épopée du Livre des rois (Shâhnâmeh) au XIe siècle, est devenue le
véhicule privilégié d’une sagesse spirituelle, mystique et
théosophique. A propos de ce qu’il nomme (entre guillemets) une
« sacralisation » du persan, Nasrollah Pourjavady note que celle-ci a
commencé au début du XIe siècle puis, pendant plusieurs siècles,
elle « est passée par des étapes de perfectionnement spirituel jusqu’à
son apogée dans la poésie mystique de Hâfez, surnommée « la
langue du mystère » ». 8 Nezâmi, dans le premier texte de son
Khamseh, ne disait-il pas que « le poème, voile du mystère, est une
ombre du voile prophétique » ? 9 Dans le prologue de Yussuf et
Zuleikhâ, comme dans ses autres œuvres, Djâmi conçoit également
la poésie et le persan comme les moyens privilégiés d’un
dévoilement d’ordre intérieur et intuitif. L’intelligence et la beauté
des vers, des symboles et des métaphores sont là pour révéler un
trésor caché, autrement dit une vérité accessible par l’intelligence
8
« Philosophie iranienne et caractère sacré de la langue persane », in Nasrollah
Pourjavady, Mélanges littéraires et mystiques, Presses Universitaires d’Iran, Téhéran,
1998, p. 19.
9
Nezamî de Gandjeh, Le trésor des secrets, Traduction Djamchid Mortazavi,
Desclée de Brouwer, Paris, 1987, p. 46.
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contemplative et la connaissance du cœur : une vérité, manifeste
dans la beauté symbolique de l’univers, mais aussi enfouie dans le
tréfonds de l’âme et qui remonte, par-delà la création, « loin de
tout dialogue entre « Moi » et « Toi » », à l’Être divin en « sa retraite
solitaire ». La poésie est l’écho profond de cette intellection,
inséparable de l’ivresse sobre de l’amour ; et la langue persane, avec
sa musicalité et ses raffinements, est la voix privilégiée d’une
intuition impossible à raconter et pourtant nécessaire à transmettre.
La poésie, alors, épouse le mystère de dévoilement d’une Beauté par
essence indicible, mais qui, par nature, tend à se rendre dicible pour
illuminer amoureusement le monde du poète, du poème et de ses
auditeurs ou lecteurs.
*
Diplômé de l’École Nationale des Beaux-arts de Genève, Patrick
Ringgenberg, né en 1970, a publié, entre autres ouvrages d’histoire de l’art, La
peinture persane ou la vision paradisiaque, Les Deux Océans, 2006. Il est l’auteur
également d’un ambitieux Guide culturel de l’Iran, 2006.
Les Cahiers D’orient et d’Occident sont une publication du site
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