Beautiful_Dark_-_tome_1_-_Jocelyn_DaviesFichier PDF - e

Transcription

Beautiful_Dark_-_tome_1_-_Jocelyn_DaviesFichier PDF - e
Traduitdel’anglais(États-Unis)parAuroreAlcayde
Àmesgrands-parents,SandraetMarkMessler,
quiontgardéuneplacepourmonpremierromansurleurtable
bassedepuisquejesuisenâged’écrire.
Unenuit,leventsoufflaàtraverslesrideauxde
machambre.Quandj’ouvrislesyeux,jenevis
rien.Niluneniombre.
Lelendemainmatin,jetrouvailafenêtrefermée.
Parterre,ilyavaituneplume.Jen’avaisdoncpas
rêvé.Maisdansl’obscurité,jenesusdiresielle
étaitblancheounoire.
1
Unebourrasqueglacialem’accueillitaumomentoùjemeplantaidevantleLoveTheBean,lecafé
équitable de ma ville. La dernière tempête de neige avait fait geler routes et trottoirs, si bien que
j’avaisfaillitomberensortantdemavoiture.
Jejetaiuncoupd’œilauxenvirons.
Nousétionssamedisoir,touslescommercesétaientfermésetiln’yavaitpasunchatdanslesrues.
BienvenueàRiverSprings,petitebourgadeduColorado!
Cassie,Danetmoiavionsrendez-vousauLoveTheBean.Touslesans,jesuppliaismesamisdene
pasm’organiserdefêted’anniversaireet,touslesans,ilsfaisaientlasourdeoreille.C’étaitdevenu
une sorte de tradition. Cette année, j’avais pris les devants et décidé moi-même du programme :
d’abord, une tournée de cupcakes et de cafés latte, gracieusement offerts par Ian, qui travaillait au
Love The Bean et qui nous refilait toujours des consommations gratuites, puis séance de minuit au
cinéma,oùl’onjouaitStormEnemy,unfilmcatastrophedesérieBcommejelesaime.
Enéquilibreprécairesurletrottoirverglacé,jepoussailaporteducafé.
Lasalle,plongéedanslenoirmalgréquelquesguirlandesclignotantes,étaitdéserte.Bizarre…
—Ilyaquelqu’un?chuchotai-je.
Laported’entréeserefermaderrièremoidansuntintementdeclochettes.Jecrusentendreunbruit
insistant,unesortede«chuuut».
—Surprise!s’écriaCassieenjaillissantdederrièreunfauteuil.
—C’estpasvrai!m’exclamai-jed’untonmélodramatique.
Difficile de feindre la surprise : il était évident que Cassie allait ignorer mes plans au profit des
siens.
Lamoitiédesélèvesdepremièredemonlycéesurgirentàleurtourdesdifférentscoinsdelasalle
: les filles de mon équipe de ski, les membres du groupe de musique de Cassie et des camarades
d’athlétismedeDan.Ilyavaitpeud’élèvesàNorthwood,ettoutlemondes’entendaitplutôtbien.
—Joyeuxanniversaire!
—Cassie!Tum’avaispromis!
Jeluidonnaiuncoupdebonnet,etellelevalesmainsensignedereddition.
—Désolée,tusaisquejenet’obéisjamais,lança-t-elledansunéclatderire.
Elle me conduisit à travers la foule vers le fond de la salle, où trônaient plusieurs canapés. Dan
nousyattendait,sourireauxlèvres,unpaquetbrillantdanslesmains.
—Jesais,jesais.Tunevoulaispasdecadeaunonplus,criaCassiepar-dessuslamusique.Maisje
n’aipaspurésister.
—J’espèrequeçanevousapascoûtétropcher…
—Non!Ont’adénichéuncadeaunazedecheznaze.
Danmeserrafortdanssesbras.
—Tuesencolère?Tunousaimesplus?Super,monplanpourgarderCassierienquepourmoia
fonctionné!
IlpinçaenriantlebrasdeCassie,quirépliqua,amusée:
—Pourça,ilfaudraattendrel’apocalypse.Etencore,c’estpasgagné!
Elledéboutonnasongiletetensortituneflasquemétallique.
—Onn’apastouslesjoursdix-septans!
—Etcen’estpastouslesjoursl’apocalypse,grommelaDan.
—Vousavezdéjàbuavantquej’arrive,ouquoi?lestaquinai-je.
Trèsclasse,Cassieavaitrevêtuunepetiterobeàfleurssouslegiletjaunevintagequ’elleadoraitet
rassemblésachevelurerousseenunchignondéstructuré.Elleavaitaussiungroscollantetdesaprèsskis, indispensables en cette saison. Dan, lui, portait son éternel sweat à capuche bleu marine. De
temps à autre, il chassait ses cheveux bruns, qui lui retombaient constamment dans les yeux.
Impossible de rester en colère contre ces deux-là : on était les meilleurs amis du monde depuis la
maternelle.
—J’avoue,vousavezfaitdutrèsbonboulot.
—Oh,çaluiplaît!s’exclamaDanendonnantuncoupdecoudeàCassie.
—Encoreheureux!soupiraCassie.J’aimisdeuxheuresàfabriquerleslampionsetàdémêlerles
guirlandes.
—Tueslareinedestravauxmanuels,luiassurai-je.
—Justement…Aurisquedet’agacer,onaquelquechosepourtoi,m’expliquaDan.
Ilrentralatêtedanslesépaules,commesij’allaislefrapper.
—Trèsdrôle,répondis-je.Tut’esentraînéàesquiverlescoups?
Ilmetenditunpaquetenpapierargenté,surlequels’étalaitun«Joyeuxanniversaire,Skye!»en
lettrespailletées.
—C’étaitmonidée,sevantaCassie.
—Maisc’estmoiquil’aiemballé,précisaDan.
—Commesiçanesevoyaitpas…,fitCassieenroulantdesyeux.Nedéballepastoncadeautoutde
suite,Skye,taphobiedessurprisespourraittejouerdestours.Rends-nousservice,etouvre-lequand
tuserasenmesuredel’apprécieràsajustevaleur,d’accord?
—Promis!dis-jeenriant.D’ailleurs,çaseraitdommaged’abîmerunsijolipaquet…
—C’estpluscompliquéqueçaenal’air,soulignaDan.
— Je voudrais porter un toast, repris-je. En règle générale, c’est vrai que je n’aime pas les
surprises,mais…vousvousenêtesbiensortis.Merci.
Cassielevasonmug.
— J’adore faire des surprises ! En plus, on sait que c’est toujours dur, pour toi, de fêter ton
anniversaire.
Jeluilançaiunregardacerbe,qu’ellefitsemblantdenepasremarquer.
—Ànotreétouffanteprésence!s’exclamaDanenlevantsonmugàsontour.
—Àtesdix-septans,ajoutaCassie.L’âgedelaraison.
Lesguirlandesclignotantesdiffusaientunelumièreflouedanslasalle,etlesenceintescrachaient
delamusiqueàpleinvolume.Cassien’étaitpaslaseuleàavoirapportédel’alcoolendouce.Maggie
Meltzer, la capitaine de l’équipe de ski féminine, me servit une liqueur tandis que les autres invités
commençaient à danser. Quelqu’un me colla dans les bras d’un des camarades d’athlé de Dan, qui
m’entraînasurlapiste.
—Ehben!Pourquelqu’unquin’aimepaslessurprises,elleal’airdebiens’amuser,commenta
Cassie.
Auboutd’unmoment,matêtesemitàtourner,etjeregagnailescanapésentitubant.CassieetDan,
collésl’unàl’autre,discutaientavecanimation.
—Tiens,Skye!
JemeretournaietmetrouvainezànezavecIanquiapportaitunplateaudecupcakesdorés.Cassie
et moi le surnommions le meilleur ami « mâle » de Dan. Il avait des cheveux blonds et un visage
constellédetachesderousseur.J’aimaisbienIan,mêmes’ilauraitpréféréquejel’aimetoutcourt…
—Tuvois,laphaseAdetonplaninitialtienttoujours:c’estlamaisonquioffre.
— J’arrive pas à comprendre par quel miracle tu ne t’es pas encore fait virer ! plaisantai-je en
prenantungâteauroseparsemédevermicellesmulticolores.
— La maison ne tiendrait pas deux secondes sans le très sexy homme à tout faire que je suis,
répliquaIan.
Ilfrottasonépaulecontrelamienne.
—Celadit,jeveuxbienmefairevirerpourtoi.
Ilposasonplateausurlatablebasse,enfaceducanapéoùétaientinstallésDanetCassieets’assità
côtédemoi.
—Alors,surprise?
—Devousvoirbravermoninterdictionformelle,commel’andernier?Ehbien,crois-leounon,
mais…oui,çam’asurprise.
—Qu’est-cequetupensesdelamusique?
Jeregardailapetitescènedresséedansuncoindelasalle,oùseproduisaitungroupedepop.
—Pasmal.
—IlsnesontpasaussibonsquelesSomnambules,intervintCassie,quiparlaitdesongroupede
musique.Tantpis,jemesuisquandmêmesurpasséeaujourd’hui,vousnetrouvezpas?
—Toutàfait,acquiesçai-je.Parcontre,l’anprochain,sijedisnon,c’estnon.
—Maisoui,biensûr,ironisaIan.
—Sionnet’organisepasdefêted’anniversaire,quilefera?demandaCassie.
Aïe…Sansqu’elleleveuille,sesparolesm’avaientblessée.Jerepensaiàmesparents,mortsquand
j’avais six ans. Mes souvenirs étaient vagues. Tante Jo – la meilleure amie de maman, devenue ma
tutrice légale – m’avait donné un carton rempli de photos d’eux. Apparemment, à chacun de mes
anniversaires,mamèreconfectionnaitungâteaubiscornuqu’ellemelaissaitdécoreravecunglaçage
vanille-chocolat. À en croire les images, le résultat était catastrophique, mais cela restait, encore
aujourd’hui,mondessertpréféré.Étrangecommedeschosesdontjemesouvenaisàpeinepouvaient
memanquer…
—Tuessuperbe!mesoufflaIanàl’oreille.
Jeredescendisbrusquementsurterre.
—Merci.Çadoitêtrel’effetanniversaire.
—Non,tuestoujourssuperbe.
Ilrougitetfitsemblantdes’intéresseràsongâteau.Ilportaitunpolovertestampillédulogodu
café,pastrèssexy.Autantnepasluiretournerlecompliment:ilauraitcomprisquejeluirendaisla
pareilleparpurepolitesse.
Ilcommençaitàfairevraimentchaudaumilieudelafoule.Jen’avaisjamaisétéàl’aisedansles
espacesclosetbondés.J’aimaismieuxêtresurlespistesdeskietsentirleventmemordrelesjoues.
Jemelevai:
—J’aibesoindeprendrel’air.
—Couvre-toibien,petite,meconseillaDanenprenantunevoixdegrand-mère.
Jefouillaidansletasdemanteauxsurlecanapé,maisnetrouvaiquemonbonnetetmonécharpe.
—Jet’accompagne?proposaIan.
—Non,merci,jevaisjusterespirerunpeu.Paslapeinederisquerunepneumoniepourmoi.
—D’accord.Jedoisretournertravailler,detoutefaçon.
—J’aiadorétesgâteaux.
— Je ne les ai pas faits moi-même, répondit-il, visiblement déçu, comme si j’avais dit ou fait
quelquechosedemal.
Jeleregardais’éloigner.Pourquoiavoirrefusésacompagnie?Aprèstout,saprésenceétaitplus
quetolérable.D’unautrecôté,j’avaisbesoindemeretrouverseuledeuxminutes.Ilcomprendrait.Il
comprenaittoujours.
Jemismonbonnetetm’enroulail’écharpeautourducouavantd’ouvrirlaporteducafé.Lefroid
mefitfrissonner.Jefermailesyeuxetprisuneprofondeinspiration,savourantcetinstantderépit.Je
rouvrislespaupières:lapleineluneflottaitau-dessusdesmontagnes.
—Salut!
Je fis volte-face, gênée d’être surprise en pleine méditation. Un garçon grand et musclé, dont le
visageétaitdissimuléparl’ombredel’auventducafé,setenaitcontrelafaçadedubâtiment.
—Oh,fis-jeenreculantverslaporte.Désolée,jenevoulaispasvousdéranger.Jevais…
—C’estbon,tupeuxrester,merépondit-il.Jecommençaisàmesentirseul.
Ilfitunpasverslalumière.
—Jen’aipasl’habitudedelamontagne.
Sa façon de me fixer de ses yeux sombres, fascinants, m’interpella. J’éprouvai comme une
sensationdedéjà-vu.Leclairdeluneaccentuaitsespommettessaillantesetfaisaitressortirsonteint
olive.Sescheveuxnoirsseconfondaientaveclanuit.
—Tut’appellesSkye,c’estbiença?
J’acquiesçaietdétachaimonregarddeluipourmeconcentrersurlesmontagnes.Jenevoulaispas
qu’ilmevoieentraindel’observer.Quiétait-ce?Satêtemedisaitquelquechose…Entoutcas,lui
savaitquij’étais.Avait-ilentendumesinvitésprononcermonnom?
—Jefuismaproprefête.Tropnul!
—Tun’aspourtantpasl’aird’êtrerabat-joie,déclara-t-il.Tudoisdoncavoirunebonneraisonde
fuir.Tuessaiesd’échapperàquelquechose?Ouàquelqu’un?…
—Non,àrien.
—Rienderien?
Ilparlaitavecdécontraction,commesinousnousconnaissionsdepuistoujours.
—Oualors,j’essaied’échapperàtout…,lâchai-je.
Il éclata de rire, et sa voix grave résonna dans la rue déserte. Je sentis mon ventre se tordre. Du
calme,Skye!Jen’avaisjamaiseuunetelleréactionenprésenced’uninconnu.
—Tufuissouventtespropresfêtes?
— Seulement quand on les organise dans mon dos. Et toi, tu traînes souvent autour des fêtes
auxquellesonnet’apasinvité?
—Oui,répondit-ilavecunsourirequilaissaapparaîtreuneadorablefossette.Caronnesaitjamais
surquionvatomber.
Nous restâmes un instant sans rien dire. J’avais envie de discuter avec lui, mais aucun sujet de
conversationnemevenaitàl’esprit.Jemejuraiquelaprochainefois,j’empêcheraisCassiedevider
toutsonalcooldansmonverre.
—Bon,jevaisretourneràl’intérieur,dis-jeauboutd’unmoment.Ilsvontfinirparsedemander
oùjesuispassée.
—Tuasfaitunvœu?
—Pardon?
—Quandtuassoufflétesbougies.
Jepiquaiunfard.Pourquoicettequestioninnocentemeparaissait-ellesiintime?
—Non,jen’yaipaspensé,dis-jeenréalisantquec’étaitlecas.
—Iln’estpastroptard.Tuasencoreunedemi-heurepourchangerlecoursdetavie.
Drôlederéflexion…
—Etsijeneveuxrienchanger?
—Rienderien?
Jesongeaiàmesparents…Impossibledesouhaiterquoiquecesoitàleursujet.
—Non,vraiment.
—Tantmieux,alors.
Jemetournaiverslaporte,avecladésagréableimpressiondenepasavoirsaisitouteslessubtilités
denotreconversation.
—Àbientôt,Skye,dit-iltandisquejeregagnaislecafé.Etjoyeuxanniversaire!
2
Souslesnéonsdestoilettesdésertes,j’observaisavecétonnementmonreflet.Mesirisavaientpris
une couleur argentée ! Pas grise, comme d’habitude, mais argentée. Je clignai des yeux. Pas de
changement. Au contraire… On les aurait dits plus éclatants, plus intenses, comme dans un
documentaire qu’on avait regardé, l’année dernière, en cours de chimie. Un scientifique brisait un
vieuxthermomètreau-dessusd’uneboîte,etlemercureserépandait,vifetléger.Rienàvoiravecla
matièregluantequej’avaisimaginée.
Mon cœur battait à tout rompre. C’était quoi, ces yeux ? Étaient-ils déjà comme ça avant que je
sorte?Est-cequecelaavaitunlienavecl’étrangeattirancequejeressentaispourlegarçoncroisé
dehors?Garçondontjeneconnaissaismêmepaslenom,d’ailleurs.
La porte des toilettes s’ouvrit, et j’entendis des rires. Je me précipitai dans l’un des cabinets et
m’adossaicontrelaportemétallique.Ilfallaitquejemecalme:horsdequestionquemesamisme
voientdanscetétat-là.Ladernièrefois,j’avaisréussiàm’entirer,pourtant…
C’était arrivé deux semaines auparavant, lors d’une compétition de ski. J’étais au coude à coude
avecunefilledelaHolyCrossAcademy.Jefonçaisetnégociaislesvirages,concentréeàl’extrême.
Au moment de me féliciter pour ma victoire, mon adversaire m’avait demandé si je portais des
lentilles de contact. Plus tard, dans le miroir de toilettes comme celles-ci, j’avais vu ce phénomène
pourlapremièrefois.Terrifiée,j’avaisregardémesyeux,semblablesàdel’argentenfusion.
J’attendisquelesdeuxintrusessortentdestoilettes.Unefoisseule,jemepostaidenouveaudevant
lemiroiretlevailatête.
Mesirisétaientredevenusnormaux.Sansraison,jemesouvinsd’unecomptinesurdesclochettes
d’argent que mon père me chantait quand j’étais petite. Je l’avais complètement oubliée ; c’était la
premièrefoisquej’yrepensaisdepuissamort.
Chassantcesouvenirdemonesprit,jeprisuneprofondeinspiration,meredressaietévaluaimon
reflet.J’avaisleteintpluspâlequed’habitude,etmatenue–jeanetsweatbleu–qui,deuxheuresplus
tôt,m’avaitsembléparfaitepourunesoiréeentreamismeparaissaitàprésentnégligée.J’ôtaimon
sweatpourdévoileruntee-shirtmoulantetsexyetrassemblaimescheveuxnoirscollésparlasueur
enqueue-de-cheval.
Rapide coup d’œil sur ma montre : presque minuit. Est-ce qu’on m’en voudrait si je m’éclipsais
maintenant?Cassieseraitdéçue.ElleavaitpassélasemaineàjubileraprèsavoirobtenudeTanteJo
la levée de mon couvre-feu. Ça m’ennuyait de ne pas en profiter plus, mais j’avais soudain perdu
touteenviedefairelafête.Qu’est-cequim’arrivait?J’étaismaladeouquoi?
Unefoisderetourdanslasalle,lalumièretamiséemedemandaunpetittempsd’adaptation.
C’estalorsquejelesvis:deuxgarçonsquimetournaientledos.L’unétaitblond,l’autreavaitdes
cheveuxnoirscoupéscourt.Ilsdiscutaientavecanimationàvoixbasse,commes’ilsnesouhaitaient
pasqu’onlesentende.Jenevoyaispasleurvisage,maisj’étaiscertainedenepaslesconnaître.
Seulesdesbribesdeleurconversationmeparvenaient:
— Non… Pas encore…, disait le blond, qui se tenait droit, les poings serrés. Tu n’es pas censé
intervenir.
—Etalors?chuchotal’individuauxcheveuxbruns.Tesrèglesnes’appliquentpasàmoi,Devin.
Enunclind’œil,ilpoussal’autresurunepiledechaises,quis’effondraavecfracas.Enfin,c’estce
quej’avaiscruvoir,carças’étaitdéroulésivite…Touslesregardssebraquèrentsureux;quelqu’un
coupalamusique.Devin,sonné,gisaitaumilieudeschaises.
—Commetuvoudras,Asher,souffla-t-il.
Ilserelevaetlegarçonbrunlerejoignit.Quelquesinvitéssemirentàcrier.Jetentaiderefoulerla
peurquimontaitenmoi.
—Àmaplace,tuauraisfaitlamêmechose,grondaAsherd’untonmenaçant.
—Tusaisbienquenon.
Lesgenssemassaientautourd’eux,etjemeretrouvaimalgrémoiaupremierrang.Derrière,onse
bousculaitpourmieuxvoir.J’étaispiégée.
—Àquilafaute?
Devinsecontorsionnapouréchapperàlaprised’Asher,etcedernierfutpropulséenarrière,droit
surmoi.Lesbrastendusetlesyeuxfermés,jelesentismepercuterdepleinfouetavantdes’écrouler
avecmoisurleplancher.Uneviolentedouleurmetraversalapoitrine,mecoupantlarespiration.
—Skye!s’écriaCassie.
J’étais incapable de lui répondre, à moitié assommée sous le poids d’Asher. Il se tourna pour se
relever,lescoudesdechaquecôtédematête.Nosvisagessetouchaientpresque.Soudain,jevisses
yeuxs’écarquiller.
C’étaitlegarçonquej’avaisrencontrédevantlecafé.Celuiquim’avaitdemandésij’avaisfaitun
vœu pour mon anniversaire. Son regard donnait le vertige, comme lorsqu’on observe une pièce
tomberaufondd’unpuits.
Jereprismonsouffle.
—Dégage,grosnaze!dis-jeenlepoussantdetoutesmesforces.
Surpris,Asherretombasurleflancpendantquejemelibérais.
L’autregarçon,Devin,medévisageaitluiaussi.
Àcetinstant,unbruitassourdissantmefitsursauter,suivid’unsifflementaigu.Jesautaisurmes
piedsetfendislafoulepourrejoindreCassie.Leplanchersemitàtrembleretjetombaiàgenoux.
Lesinvités,gagnésparlapanique,criaientenseruantverslaporte.
Jesentisdeuxmainsmesoulever.
—Skye!
Soulagée,jem’accrochaiàmonamie.
—Qu’est-cequisepasse?
Ellesecoualatête,lesyeuxécarquillés.
—Aucuneidée!
—Tremblementdeterre!hurlaquelqu’un.
La vaisselle vacilla sur les étagères et alla se fracasser par terre. Partout, les vitres se brisaient.
C’étaitlechaos.
Cassiem’entraînaverslasortie.
—Vite,ons’enva!
Lesolsesoulevaitsousnospieds.JeremarquaiqueDanetIannoussuivaient.
—Montezdansvosvoitures!criaDan.Jevousappelledemain.JeresteavecIanjusqu’àl’arrivée
desflics.
Autourdenous,malgréladiminutiondessecousses,lesgenscouraienttoujoursdanstouslessens.
Cassieetmoifonçâmesdanslefroidmordantversnosvoitures,garéesàl’autreboutdelarue.Nous
nousarrêtâmesdevantsaVolvo,àboutdesouffle.
—Disdonc,toutlemondeparleradetonanniversairelundimatin,marmonnaCassieencherchant
sesclés.
En dépit de mes efforts pour rester debout, mes jambes se dérobèrent et je m’écroulai par terre,
haletante.Cassies’accroupitàcôtédemoi:
—Skye?Çava?
Tandisqu’ellerepoussaitunemèchedemescheveux,j’appuyailatêtecontrelaportièreetfermai
lesyeuxenmeconcentrantsurmarespiration,alorsquelevacarmecessait.
—Jemesensbizarre.Jecroisquej’aitropbu.
— Tu ne peux pas conduire dans cet état-là, déclara Cassie en me prenant la main. Tu trembles
commeunefeuille.
—Mais…
J’étaisincapabledemettredesmotssurcequim’arrivait.Jen’ycomprenaisrien.Cen’étaitpasde
l’angoisse,nidelapeur.C’étaitcommeunabrutissementtotal.
—Allez,monte!ordonnaCassie.
Ellem’installasurlesiègepassageretattachamaceinture.
—Jeteraccompagne,dit-elleendémarrant.Tuviendrasrécupérertavoituredemainmatin.
J’inspirai à fond pour essayer de maîtriser mes tremblements. Je jetai un coup d’œil dans le
rétroviseur:aubeaumilieudelaruesedressaitunesilhouettesombreémergeantdesténèbres.
3
Le lendemain, le ciel gris annonçait une tempête de neige imminente. La faible lumière matinale
éclairait les murs bleu clair de ma chambre. Je me pelotonnai sous ma couette : bien emmitouflée,
j’avaisl’impressiond’êtreàl’abridumondeextérieur.Enrevanche,jesouffraisd’unterriblemalde
crâne,etjen’avaispasdutoutlasensationd’avoirunandeplusquelaveille.
Je m’apprêtais à faire la grasse matinée quand mon portable sonna, m’obligeant à quitter mon
coconpourallerlerécupérersurmacommode.
—Salut,Ian,lançai-jeendécrochantavantderegagnermonlit.Enchemin,jerefermailafenêtre,
quejen’avaisaucunsouvenird’avoirlaisséeouverte.
—Salut,réponditIan.Commentçava?
—Bien!Jesuistoujoursaulit.
—Netentepaslemâlequisommeilleenmoi.Tuportesquoi?
—Ian!
—C’estbon,jeplaisante!
Tu parles qu’il plaisantait ! Il n’arrêtait pas de faire ce genre de blague, alors que, pour moi, il
n’étaitriend’autrequ’unami.
—Jevoulaisprendredetesnouvelles.C’étaitflippant,hiersoir!
— Oui, c’est ce que j’appelle une vraie fête surprise ! Je ne savais pas qu’il y avait des
tremblementsdeterredanslecoin.
—Cen’étaitpasuntremblementdeterre.C’estlachaudièrequiaexploséausous-sol.
—Jecroyaisqu’elleétaitneuve?
L’an dernier, Ian avait pesté contre l’installation de la chaudière, qui l’obligeait à passer au café
avantlesheuresdecourspoursuperviserlestravaux.
—Oui,maisilyaeusurchauffe,etellealâché.D’oùl’explosion.
—Ehben!C’estbizarre.Ilyadesblessés?
—Pasàmaconnaissance.Onaeubeaucoupdechance.
—Skye?appelaTanteJodepuislecouloir.Chérie,situveuxrécupérertavoiture,allons-yavant
qu’ilneige.
—Bon,passeaucafésituasuneminuteoudeux,continuaIan,quil’avaitentendue.Jesuisentrain
denettoyer.
—Toutseul?
—Tuveuxremuerlecouteaudanslaplaie?
Unbruitdeverrecassérésonnadanslecombiné.Iansoupira.
—OK,onsevoitlà-bas,dis-je.
J’eusàpeineletempsderaccrocherqueCassiem’appelaitàsontour.
—Unetempêtedeneigeapproche!s’écria-t-elle.Commentçava?
—J’ailatêtedansunétau!Ormavoituresetrouveàl’autreboutdelaville,etjedoisbraverles
élémentspourallerlachercher,grognai-je.
—Jevois.Appelle-moiquandtuserasderetour.
Tante Jo, à qui j’avais raconté l’incident, conduisait en silence, l’air tendu. J’aurais voulu la
rassurer,maiscommentfairesi,moi-même,jenecomprenaispascequim’étaitarrivé?
La tête calée contre le dossier de mon siège, je fis semblant de somnoler en l’observant à la
dérobée.
Quelquesmèchesgrisonnantess’échappaientdesaqueue-de-chevaletelleavaitunlégercoupde
soleil sur les joues, souvenir d’une balade en montagne avec les membres du club de randonnée
qu’elledirigeait.
ElleavaitétéobligéederemplaceraupiedlevéJennSpratt,lamonitriceenchef,quis’étaitcasséla
jambeetluxél’épauleàcaused’unmousquetondéfectueux.Ducoup,TanteJoétaitlaseulepersonne
suffisammentqualifiéepourconduirelesrandonnéeshorspiste.Depuisquinzejours,ellerevenaità
la maison couverte de coups de soleil, d’engelures, d’égratignures et de bleus. C’était une femme
athlétique,pleinedevie,quiparaissaitplusjeunequ’ellenel’était.Aujourd’hui,mamèreauraiteu
sonâge,maisjenel’auraispasvuetenirlemêmerythme.Dansmonsouvenir,elleétaitvaporeuse.
Parfaite…
— Je vais faire un tour au Bean avant de rentrer, déclarai-je lorsqu’elle s’arrêta à côté de ma
voiture.
—Netraînepastrop,merépondit-elleenjetantuncoupd’œilinquietversleciel.Onvaessuyer
unesacréetempête!
—Net’enfaispas,j’aidespneusneige.
Ellemeconsidéraunlongmoment.
—Trèsbien,finit-elleparlâcher.
C’étaitamusantdevoirquelqu’unquipassaitsontempsàescaladerdesmontagneshostilesdouter
del’efficacitédepneuscloutés.
—Faisattention,insista-t-elleenmepassantlamaindanslescheveux.
—C’estjustedelaneige.J’ail’habitude.Pourquoitut’inquiètes?
—Cettehistoired’explosionm’aunpeuremuée.Heureusementquej’étaisàlamaison,hiersoir!
Je déteste mon nouvel emploi du temps… Quand je pense que j’aurais pu être en excursion au
momentdetonaccident…
Oui,j’yavaissongé,moiaussi.
—Maisjevaisbien,ettuétaislà.
—Cesoir,jeteprépareraiunvraidîner.
—Unvraidevrai,quetucuisinerasdeAàZ?fis-jeenbattantdescils.
Tante Jo était la reine des provisions surgelées. Et, même si elle s’évertuait à n’acheter que des
aliments«sains»(rizcomplet,choubio,quinoa,cegenredechoses),jedoutaisqu’unplatpasséau
micro-ondespuisseêtrebonpourlasanté.Quandelleétaitdisponible,elleaimaitfairelacuisine,ce
quirendaitsesabsencesencorepluspénibles.
—Jeveuxdeslasagnes!
—Etpuisquoiencore?Parcontre,situnerentrespastroptard,jeteferaidescookies.
—Tuessaiesdemecorrompre?
—Lafinjustifielesmoyens!
Jeluitirailalangue.
—Jet’adore.
—C’estça,dit-elleenmechassant.Moiaussi,jet’adore.DisbonjouràIandemapart.
Quand je descendis de la voiture, les premiers flocons commençaient à tourbillonner dans l’air.
Super…TanteJometueraitsijerestaiscoincéesouslaneige!J’enfonçaimonbonnetsurlatêteet
medirigeaiverslecafé.
Plantée sur le trottoir calciné devant la structure en bois qui faisait office de vitrine jusqu’à hier
soir,jecontemplailedésastre.Ilyavaitduverrebrisépartout,desfauteuilsrenversés,descanapés
déchirés.Ladéflagrationavaitsoufflélavitrineréfrigéréesousletiroir-caisse.
—Ian?
J’entendisunbruitdeverreaufondducafé.
—Quiestlà?
—C’estmoi,Skye.
Ianémergeadel’arrière-boutique,lescheveuxenbatailleetlesyeuxinjectésdesang.
—Tuasvucebordel?fit-ilenhaussantlesépaules.Direquejesuiscensétoutnettoyer…Mission
impossible!
—Jesuissincèrementdésolée.C’est…incroyable.
Jeneprispaslapeined’entrerparlaporteetenjambailereborddelavitrineavantdemefrayerun
cheminjusqu’aucomptoir.
—Est-cequeçava?demandai-je.
—Oui,ettoi?
—Oui.Jesuisunpeusecouée,mais…
—Jeveuxdire…tutesens…normale?
— Je viens de te répondre, dis-je, sans comprendre pourquoi les gens de mon entourage
réagissaientcommeça,toutàcoup.C’estbon,c’estjustelachaudièrequiaexplosé!
—Oui,oui,répondit-ilenmefixantdanslesyeux.Maisjeneteparlepasdeça.
—Allez,accouche!J’aipromisàmatantederentrertôt,donc,situpouvais…
Ilreposasonbalaietcontournalecomptoir,unelueurfébriledansleregard.
—Tuaslesyeuxgris.
—Tuparlesd’unscoop!
—Saufqu’hiersoirilsétaientargentés.
Moncœurfitunbonddansmapoitrine:alors,ill’avaitremarqué,luiaussi?
—C’estvrai,fis-jed’unairdétaché.Çadépenddelaluminosité.
Ilposalesmainssurmesépaules.
—Skye,tesyeuxétaientargentés,commedumercure.
Jefrissonnai:jem’étaisfaitexactementlamêmeréflexion,laveille.
—Tuvasposerunebâcheàlaplacedesfenêtres?demandai-jepourchangerdesujet.Çacaille,
ici.
—Tuentendscequejetedis?
—Oui,oui.Ducalme!Mesirisparaissentparfoisargentés,c’esttout.
—Jen’aijamaisvuuntrucpareil!Jeconnaisbientesyeux,etilssontmagnifiques…Enfin,ce
n’estpaslaquestion.
La tournure que prenait cette conversation ne me plaisait pas. Je me libérai de son étreinte et
reculai.
—Écoute,Ian,tuessympa,maistoutvabien.Est-cequej’ailesyeuxargentés,là?
—Non,reconnut-il,visiblementembêté.Tudoismeprendrepouruncinglé!C’estàcausedece
quis’estpasséhiersoir.C’étaitvraimentl’apocalypse!Oubliecequejet’aidit,d’accord?
Saufqu’ilavaittoujourscettelueurfébriledansleregard.Ilfallaitquejemesauve.
—Jet’auraisbienaidé,dis-je,battantenretraite,maisj’aideslecturesàfaireavantlareprisedes
cours.Onsevoitdemain.
—Jeterappellequ’onestenvacances,Skye!
—Sijeveuxentreràl’universitéColumbia,j’aiintérêtàmedéfoncer.
—C’esttoiquivois,lâcha-t-il,l’airdéçu.
Aumomentderegagnermavoiture,jejetaiunderniercoupd’œilverslecafé.Ianétaitdenouveau
entraindebalayer.Ilavaitl’airsiseulqu’unsentimentdeculpabilitémesubmergea.J’yétaisalléeun
peufortaveclui.Jenedevaispasmanqueràmondevoird’amitiésousprétextequejemefaisaisdes
filmsàcausedemesyeux.
JesortismonportableetappelaiCassie.
—JesuisauBean,dis-jesanspréambule.Dan,toietmoi,onvafaireunesurpriseàIan.
—MaisleBeanestenvrac,non?
—Cassie…
—Désolée.
—Tupréfèrestetournerlespoucestoutelajournéeouvenirm’aider?
—Metournerlespouces.
Pourtouteréponse,jetoussaibruyammentdanslecombiné.
—C’estbon,soupiraCassie.Jesais,ilfautaidersonprochain,blablabla.J’arrive!
Je retournai au Bean et enjambai de nouveau le squelette de la vitrine. Les débris de verre
craquèrentsousmesbottes;Iansetournaversmoietungrandsourireilluminasonvisage.
—Tuasd’autresbalaisenréserve?lançai-jeenremontantmesmanches.
Touslesquatre,nousréussîmesàramasserleverrecasséetàdéposerlesmeublesabîmésdansla
benneàorduresavantl’arrivéedesvitriers.
Une fois le travail achevé, Cassie sortit une bouteille thermos remplie de chocolat chaud. Nous
nousinstallâmesdanslescanapésetregardâmeslesartisansquiposaientunenouvelledevanturesous
uncielchargédenuages.
—Ilyaencorepasmaldetravauxàfaire,remarquaDanendésignantleparquetgondoléetles
lézardesdanslemur.
—D’aprèsBurt,lesouvrierspasserontdemain,réponditIan.
Burt,lepropriétaireducafé,étaitvenudresserunconstatd’assuranceavecunagent.Àprésent,il
passaitdescoupsdefildanssonbureau.
— Au fait, c’étaient qui, les mecs qui se sont battus hier soir ? demanda Cassie, une lueur de
curiositédanslesyeux.
Danhaussalesépaules.
—Inconnusaubataillon!Voussavez,vous,pourquoiilsensontvenusauxmains?
—Ilsavaientl’airdesedisputer,répondis-je.
Cassieseredressa.
—Tusaisquelquechose?Parle!
Je sirotai une gorgée de chocolat, regrettant déjà mes paroles. Je préférais garder pour moi la
discussionquej’avaiseueavecAsher.
—Oui,jelesaicroisésunpeuavantleurbagarre.
—Ilssedisputaientàproposdequoi?s’enquitDan.Çadevaitêtregravepourqu’ilsenarriventlà
!
Mesamismedévisageaientcommesij’allaisleurannoncerlescoopdusiècle.
—Aucuneidée!Ilsparlaientderèglesàrespecter,maisjen’aipasentendugrand-chose.
—Ilssedisputaientàproposdelarèglequiinterditformellementd’organiserunanniversaireà
Skye?ironisaIan.
—Ça,c’estsuperimportant!m’exclamai-jeenluidonnantunpetitcoupd’épaule.
Ilsouritetdétournalatêtepourcacherlerougequiluimontaitauxjoues.
—Alors,c’étaientqui,cesmecs?insistaCassie.Quelqu’unlesconnaît?
—Pourquoitut’intéressesautantàeux?lataquinaDan.
—Parcequ’ilssontnouveaux.Etsupersexy.
—JenelesaijamaisvusauBean,fitIan.Çadoitêtredestouristesvenusskierdanslecoin.
Pour ma part, je n’y croyais pas trop. Je repensai à Asher et à cette impression de déjà-vu qui
m’avaitassaillieaumomentoùilavaitposélesyeuxsurmoi.Maisjenepouvaisrienrévéleràmes
amis,vuquejenecomprenaispasmoi-mêmecephénomène.
Puisjesongeaiàcetype,seul,aubeaumilieudelarue,quinousavaitregardéespartir,Cassieet
moi. Ce souvenir me glaçait le sang. J’avais beau essayer de m’en débarrasser, la vision persistait.
J’avais la certitude qu’il s’agissait d’Asher. Pourquoi nous observait-il ? Avait-il, comme moi,
ressenticettedrôled’attirance,voireplus?…
—Queleschosessoientclaires,Skye:nousn’avonspasinvitécestypes,m’informaCassie.
—Exact,maisleBeanétaitouvertaupublic,précisaIan.Burtnevoulaitpasqu’onferme.Ducoup,
n’importequipouvaitentrer.
—Laprochainefois…,commençaCassie.
—Saufqu’iln’yaurapasdeprochainefois,l’interrompis-je.Vousn’alleztoutdemêmepasme
refairececoup-làpourmadernièreannéedelycée!
Cassie se cacha derrière sa main et fit un signe de tête entendu aux garçons. Apparemment, une
nouvellefêtesurpriseseraitinévitable.
—Bon,puisquevousvousfichezdecequejeveux…,dis-jeenmelevant.J’aipromisàTanteJo
derentreravantlatempête,etjesuisdéjàenretard.
Ianselevaàsontour.
—Encoremerci.Tum’assauvélavie!
D’un geste maladroit, il m’enfonça mon bonnet jusqu’aux oreilles avant d’aller rejoindre son
patrondanslebureau.
—Ilesttropmignon!s’exclamaCassie.Pourquoitunesorspasaveclui?
—Tutrouvestouslesmecsmignons!fitremarquerDan.
—Non,Daniel,certainssontcarrémentcraquants!
Je les laissai se chamailler et partis retrouver ma voiture, avec la drôle d’impression d’être
surveillée.Jebalayailarueduregard.Autourdemoi,desgenspeinaientàavancersurlestrottoirs
recouvertsdeneige.Maispasdetracedeceluiquejecherchais.
Aumomentoùjem’engouffraisdansmavoiture,jecrusvoirducoindel’œilunesilhouetteaux
cheveuxblondsetauxyeuxbleus.Jemeretournai.Personne.
Jedémarraienmepromettantdenepluspenserauxdeuxtypesdelaveille.Iandevaitavoirraison,
c’étaitsansdoutedestouristesquejenereverraisjamais.
Pendantletrajet,jelaissailavitrebaissée,dansl’espoirquel’airglacialmeremettraitlesidéesen
place.
4
Lelendemainmatin,jemesentaisbizarre.
Àmoitiéréveillée,lesyeuxfermés,jerestaisentrelerêveetlaréalité,avecl’impressionquemon
corpsplanaitau-dessusdulit.Saisiedepanique,jeserraiplusfortlespaupières.
Jememisàcompteràrebours:trois,deux,un.
Puisj’osairegarderautourdemoi.
Non,jeneflottaispasdansl’air.Jemetrouvaisdansmonlitdéfait,signequej’avaispasséunenuit
agitée.Ilfaisaitjour;l’airfroidsoulevaitmesrideauxens’engouffrantparlafenêtregrandeouverte.
Monréveilsonna,etjemartelaileboutond’arrêt.Quandjejetaidenouveauuncoupd’œildessus,
ilétaitdéjàseptheuresetdemie.Malheur!Plusquequaranteminutespourmepréparer!
Oubliantl’épisodedérangeantduflottement,j’enclenchailavitessegrandV.J’enfilaiunjeannoir,
deux débardeurs, un gros pull, ainsi que deux longs colliers. Dans la salle de bains, je me
débarbouillaietm’enduisisdecrèmeavantdemebrosserlesdentsetdem’appliquerdumascara.Je
rassemblaimescheveuxenunchignonnégligé,chaussaimesbottes,attrapaimonsacàdosetdévalai
l’escalier.
Danslacuisine,TanteJom’attendaitdéjà,unetassedecafédanslesmains.
—JeparsenexcursiondanslesCollegiates,lança-t-elleavecunregardscrutateur.
Apparemment,monairinquietneluiavaitpaséchappé.Ilfaisaitvolerenéclatsl’imagedelafille
autonomequej’essayaisdedonner.
—Jerevienssamedi,continua-t-elle.J’auraimonportablesurmoi,maissitun’arrivespasàme
joindre,appellelebureau.Ilspourrontmecontacteravecletéléphonesatellitaire.
Jeconnaissaisdéjàlaprocédure;TanteJomefaisaittoujourslesmêmesrecommandationsquand
ellepartaitenmontagne.LesCollegiatesétaientuneportionspectaculairedesRocheuses.J’avaisdu
malàimaginercepetitboutdefemmeescaladercesparoisavecunsacdevingtkilossurlesépaules!
TanteJoétaitdrôlementforte!Et,commeelleaimaitmelerappeler,ellemaniaittrèsbienlepiolet…
—Jecomptesurtoi,ajouta-t-elle.
—Etmoi,jecomptesurtoipourmepréparerdescookiesàtonretour.
Tante Jo éclata de rire. Je savais qu’elle culpabilisait de me laisser seule si souvent, alors je la
rassurais autant que possible. Mais, en réalité, elle me manquait beaucoup. Comme, moi j’allais lui
manquerlejouroùjepartiraisàl’université…
J’attrapaiunebarredecéréalesdansunplacardetembrassaimatantesurlesommetducrâne.
—Àbientôt!Jet’adore.
—Moiaussi,répondit-elleenmerendantmonsourire.N’oubliepasd’appeleraubureausituasun
souci.
Unefoisdansmavoiture,jenotaiquelaneigeavaitdéjàfonduetquelesroutesétaientpraticables.
Je fonçai comme une malade. Je n’avais encore jamais été à la bourre. Et il était hors de question
d’attaquerlesemestreavecunbilletderetard.
Pendantquejemegarais,monportablesonna.C’étaitCassie.
—Alors,roucoula-t-elle,prêteàamorcercesecondsemestre?
—Jesuissurtoutprêtepourprendreunetassedecafé.
—Rabat-joie!Onseretrouveencours.J’aidesragotstoutfrais.
Colporter des ragots était l’activité favorite de mon amie. Et il y avait fort à parier que ses
nouveauxcomméragesconcernaientsonsujetdeprédilection:lesgarçons.
L’horlogedutableaudebordindiquaithuitheuresune.Plusqueneufminutes!
Arrivéesurlesmarchesdel’entrée,jem’arrêtainet.Personnenemesuivait–jem’enétaisassurée
ensortantdemavoiture–,pourtantjemeretournai.
—Salut,Skye.
Asher!Ilm’étudiaitdelatêteauxpieds,undemi-sourireauxlèvres.
— Bon, continua-t-il après s’être éclairci la voix, je suis désolé de m’être battu le soir de ton
anniversaire.Jenevoulaispasquetuvoiescequetuasvuetque…tuentendescequetuasentendu.
Tun’yétaispourrien.DisonsqueDevinetmoiavonsunlongpassif…
Ilfitunepause,puisreprit:
—Jesuistrèscontentd’avoirfaittaconnaissance.C’étaitquoi,tonvœu,finalement?
Jen’enavaisfaitaucun.Etlediscoursd’Ashern’avaitniqueuenitête:pourquoiaurais-jepensé
quelabagarredecesdeuxtypesmeconcernait,alorsquejenelesavaisjamaisvusdemavie?Asher
étaitpeut-êtresimplementnerveuxdemerevoir…Oualorsilcachaitunecertainetimidité.
—Oh,j’aioubliédemeprésenter,dit-il.Jem’appelleAsher.
Il me tendit la main. Je fis de même, non sans lui avoir adressé un regard méfiant. Quand nos
doigtssetouchèrent,unepetitevaguedefrissonsmetraversalebras.Jeretiraivivementlamain.
— Voilà, fit-il en souriant. Ce n’était pas si dur. Par contre, tu risques d’être en retard. Je
t’accompagne?
—Àl’intérieur?Euh,lerèglementestassezstrict…
—Tantmieux.Dansmonancienlycée,onn’étaitpasaussiscrupuleux,meréponditAsherenme
faisantsignedepasserdevantlui.
—Tonancienlycée?Parcequetuesinscritici?
— Eh oui ! Tu vas devoir me supporter encore un moment. Mais, pas de panique, je ne me
bagarreraiplus.
— Y a intérêt, lui dis-je d’un air détaché en essayant de dissimuler ma surprise. Je ne veux pas
avoiraffaireàunvoyou.
Unimmensesourireéclairasonvisage.
—Dommage!Moncousinprétendquejesuisunvoyoupatenté,fit-il,pince-sans-rire.
—Toncousin?
—Lemecavecquijemesuisbattu.Unconseil:necroisjamaiscequ’ildit.
Sonregard–fort,ardent,intense–mefitmonterlerougeauxjoues.Jemedépêchaidefranchirla
porte.
— Bon, fit Asher en sortant une feuille de la poche arrière de son pantalon. Tu vas peut-être
pouvoirm’aider.Oùsetrouvelasalle2-18?
Jesourismalgrémoietluiproposaidemesuivre.
Alorsquenousarpentionscouloirsetescaliers,j’eusdenouveaul’impressiond’êtreépiée.Orje
n’étais pas le centre de l’attention générale : c’était Asher que toutes les filles mataient. La cloche
allaitsonnerd’uneminuteàl’autre,maispersonnenebougeait.Jelançaiuncoupd’œilenbiaisvers
lesretardatairespendantquenousavancionsensilenceaumilieud’unefoulecaptivée.
—C’estici,dis-jeenesquissantungestethéâtralverslaportedelaclasse.
—Aprèstoi,réponditAsher.
Jeleregardai,interdite:jeneluiavaispasditquej’avaiscoursdanscettesalle,moiaussi.
—Çanevapas,Skye?
Unfracasmétalliquemesortitdemespensées.Devin,lecousind’Asher,setenaitprèsd’uncasier,
àl’autreboutducouloir.Etilm’observait.
Sonvisageétaitdénuédetouteexpression,maislatempératuredanslesparagessemblachuterde
plusieursdegrés.
Devin glissa la bretelle de son sac à dos sur l’épaule et s’approcha. J’aurais aimé entrer dans la
salledeclasse,maisj’étaiscommeparalysée.Ils’arrêtadevantmoi.
—Jesuisdésoléd’avoirgâchétafêtesamedisoir.
Il parlait d’une voix douce, calme, timide. Et sincère. Maintenant que je le voyais de près, je
remarquai qu’il avait les yeux d’un bleu qui respirait la tranquillité. Une tranquillité dont je rêvais
depuislamortdemesparents.
Je reportai mon attention sur Asher et sentis toute l’animosité qui se dégageait de lui. Je les
regardai l’un et l’autre, sans comprendre ce qui était en train de se passer. Je me sentais prise au
piège,commelesoirdemonanniversaire.
—Vousdevriezprendrerendez-vousavecSchneider,laconseillèred’orientation,dis-je.Ilparaît
qu’ellegèretrèsbienlesconflits.
Laclocheretentit.
—Super!Jesuisenretardàcausedevous.
—Ilyaundébutàtout,missPonctualité,merétorquaAsher.
Commentsavait-ilquej’étaistoujoursàl’heure?
5
Quandj’entraidanslaclasse,MlleManningannonçaitdéjàleprogrammedelajournée.
Cassieétaitlà,prèsdelafenêtre,entrainderamasserlacalculatricequ’ellevenaitdefairetomber.
Elle tourna la tête et ouvrit de grands yeux en apercevant les deux garçons qui m’accompagnaient.
Puisellemefitunclind’œiletsemitàgriffonnerdanssoncahier.
—Skye?
MlleManning,postéedevantsonbureau,mefixaitdansl’attented’uneréponse.
—Excusez-moi,fis-je,humiliée.
Et, pour la première fois de ma vie, je me faufilai jusqu’à ma place sous les yeux de mes
camaradesdéjàinstallés.Cassiemedonnaunlégercoupdepiedsouslepupitre.
—Quelleentrée!murmura-t-elle.
—Veuillezl’excuser,demandaAsheràMlleManning.Moncousinetmoiétionsperdus,etSkye
nousagentimentaidésàtrouvernotrechemin.Onestnouveaux,voussavezcequec’est.Jem’appelle
Asher.J’aibeaucoupentenduparlerdevous.
Iladressaunsourireéclatantàlaprof,quirougitetsemitàarrangersacoiffure.Ellesetourna
versDevin.
—Etvous,vousêtes…?
—Devin,réponditl’intéressé,malàl’aise,contrairementàsoncousin.
—Bienvenue.Ilyadesplaceslibresaufonddelaclasse.Installez-vous.
En passant près de moi, Asher sourit à nouveau. Mon cœur s’emballa, j’étais subjuguée par la
facilitédéconcertanteaveclaquellelenouveauavaitretournélasituation.Monpetitdoigtmedisait
queniluinimoin’aurionsdebilletderetard.
Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Asher était affalé sur sa chaise, jambes étendues.
Devin,lui,setenaitbiendroit,l’airconcentré.
—Bien,aprèscettepetitedistraction,ditMlleManning,examinonslabrochuredontvousauriez
dûvousmunirenpassantdevantmonbureau.
Personneneréagit.
—Allons!Lesvacancessontterminées,ilfautreprendresesbonnesvieilleshabitudes.Cassandra!
MlleManninglançaunregardaiguiséàCassieaumomentdeluiremettrelesbrochures.Monamie
piochadanslapileavantdemelapasser.
«Ellepeutpasmesacquer!»,gribouilla-t-elleenbasdelafeuille.
Je fis semblant de ne rien voir et commençai à lire mon fascicule. Mlle Manning, qui enseignait
l’histoire,étaitnotreprofprincipale,raisonpourlaquellejenedevaissurtoutpasmelamettreàdos.
Elleavaitl’airdem’apprécier,sansdouteparcequejem’intéressaisàsescours,etjecomptaissur
elle pour m’écrire une bonne lettre de recommandation en vue de mon entrée à l’université. Je
n’avaispasintérêtàtoutgâchermaintenant.
Labrochurecomprenaitleprogrammedétaillédelaclassedeneigeorganiséepourlesélèvesde
première.C’étaitlevoyagequel’onattendaittousdepuisnotreentréeaulycée.Onallaitpouvoirse
détendreunpeuetskierpourleplaisir,choserarepourmoi,quienchaînaislescompétitions.
— Départ jeudi prochain, à huit heures et demie. Vous trouverez la liste des fournitures en page
trois.Et,s’ilvousplaît,tenez-vous-y…
Jenel’écoutaisdéjàplus,soudainconscientedelaprésenced’AsheretdeDevinderrièremoi.Je
regardai discrètement vers le dernier rang. Asher me fixait, un sourire insolent aux lèvres, un
soupçondedéfidansleregard.
Devin, lui, semblait perdre son sang-froid face à l’attitude de son cousin. On aurait dit que ces
deux-là étaient chargés d’une énergie destructrice. Comment se comportaient-ils lorsqu’ils étaient
seuls?Pourêtrehonnête,Devinétaitencoreplusdifficileàcernerqu’Asher.
Commes’ilavaitludansmespensées,Devinsetournaversmoi.Lachaleurquiselisaitdansses
yeux me donnait envie de le connaître davantage. En me penchant de nouveau sur mon pupitre, je
trouvaiunmotdeCassie:«T’esfoutue!»
Pendanttoutel’heure,jesentisleursregardsdansmondos.Et,commeunfaitexprès,l’horlogeaudessusdutableaunoirégrenaitlesminutesavecunelenteurinfinie.
Lafinducoursfutunevéritabledélivrance.
—Àplus!fitCassieavecunclind’œil.
Elle ne traînait jamais avant son cours de musique. Mais, aujourd’hui, je la soupçonnai de
s’éclipserrapidementpourunetoutautreraison.
—L’honneurestsauf,tun’auraspasdebilletderetard,lançaAsherdansmondos.
Il rayonnait, alors que Devin trépignait, comme prêt à se jeter sur son cousin à tout moment.
J’avais rarement vu autant d’hostilité et de méfiance, surtout entre deux membres d’une même
famille.
—Oui,etcommenttusaisquejen’aijamaiseuderetard?
Devinseraidit.Detouteévidence,latournurequeprenaitcetteconversationneluiplaisaitpas.Ou
peut-êtren’appréciait-ilpasdemevoirdiscuteravecsoncousin.
Asherfitunemoueénigmatique.
—Jetel’aidit,toutlemondeconnaîttaréputation.
Alors, comme ça, ma ponctualité était commentée par les élèves du lycée ? Je n’en étais pas
convaincue.
—Enparlantderetard,j’aiintérêtàmedépêcherd’alleraucourssuivant.Quantàvous,essayezde
résoudrevosproblèmes.Sérieux,onsentlatensionentrevousàdeskilomètresàlaronde.Cen’est
pastrèssain!
Je pensais bénéficier d’une heure ou deux de répit avant la pause déjeuner pour réfléchir à mon
drôle de comportement vis-à-vis des deux nouveaux. Mais peu de temps après que j’eus franchi la
porteducoursd’espagnol,Devinentradanslasalle.Ils’installaaurangderrièremoi,àdeuxplaces
d’écart–cequi,d’aprèsCassie,estladispositionidéalepourflirterentoutediscrétion.Pourmapart,
je me contentai de rester droite comme un i, sans oser bouger. Je savais qu’il était en train de me
regarder.Étonnant,carjen’avaisriendeplusquelesautresfillesdulycée.
Sic’étaitunecompétitionentrecousinspoursavoirlequelseraitlepremieràobtenirunrencard
dansleurnouveaubahut,alorsnon,merci,ceseraitsansmoi!
Bienentendu,jeretrouvaiAsheràmoncoursd’histoire.Ilnebronchapas,maissasimpleprésence
derrière moi m’empêcha de me concentrer et de mémoriser les dates importantes de la Première
Guerremondiale.Etjem’efforçaisibiend’ignorerDevin,installéàlapaillassevoisinependantle
coursdechimie,quejelaissaidébordermasolutiondeglucose.
Quandmidisonna,jemerendiscomptequejen’avaisrienretenudecesdeuxmatières.Cepetitjeu
devaitcesser!
Àlacafétéria,j’aperçusDanànotretablehabituelleetmedépêchaidel’yretrouver.Jem’écroulai
surunechaiseenfacedelui.
—Wouah!fit-il,labouchepleinedefrites.Çavapas?
—Jesuiscrevée,répondis-je.Jenemesuispasencoreremiseduweek-end.
—C’étaitquandmêmelameilleurefêtedetouslestemps.
—Exact.C’était…explosif!
—Ouais,c’étaitrenversant.
Encombréedesonplateaubio,Cassienousrejoignitets’installaàcôtédeDanengrimaçantdevant
sonassiettedefrites.Elledébouchasolennellementsabouteilledejusdefruits,butunegorgéeetleva
lesyeuxversnous.
—Skyeestamoureuse,lâcha-t-elleenfin.
—N’importequoi!m’offusquai-je.Dequoituparles?
—Arrête,jenesuispasaveugle!C’estleseuldomainedanslequelj’excelle,jenevisquepour
cesmoments-là.Onestamiesdepuissilongtemps,toietmoi!Tucroyaisquejeneleremarquerais
pas?
Danm’adressaunsourirenarquois.
—Dois-jedemanderquiestl’heureuxélu,ouCassiefinira-t-elleparcracherlemorceau?
—Jenesuispasamoureuse!
—Quoideneuf?lâchaIanens’asseyantàcôtédemoi.
—Skyeestamoureuse,l’informaDan.
—Sérieux?fitIan,l’airenjoué.Jeleconnais?
—ElleenpincepourlesdeuxmecsquisesontbattusauBean,réponditCassie.
—Quoi?m’étranglai-jeententantd’ignorerl’aircontritdeIan.Testalentsdevoyancetejouent
destours,Cassie.
Cettedernièreavalaunegorgéedesonjusdefruitsavantdes’éclaircirlavoix.
—Jevaisteprouverquenon.Premièrement:tuétaisenretardcematin,alorsqueçanet’arrive
jamais. Deuxièmement : tu es apparue en même temps que les deux petits nouveaux, à qui tu avais
portésecourspourleuréviterd’errerdanslescouloirspendantdessiècles…
— Devin a trouvé son chemin tout seul, objectai-je, et Asher n’était pas perdu, il voulait
simplementsavoiroùétaitlasalle2-18.
—Ettut’esportéevolontairepourleguider.Vousavezeuletempsdebavarderunpeuenroute,et
tuassentitoncœurchavirer.
—Cassie,situcontinues,jetefourrecettefritedansl’oreille.
— Troisièmement : tu es sur la défensive. Typique ! Quatrièmement : tu n’as pas arrêté de te
retournerpourlesmater,jet’aibienvue,mêmesitufaisaissemblantdefouillerdanstonsac.
—Maisje…
—Chut!Etenfin,cinquièmement:tun’aspasencoretouchéàtondéjeuner.
Elleavaitraison:jen’avaismêmepasdéballémonsandwichàladinde.Jepiquaiunfard.
— Ah ! s’exclama Cassie en me pointant du doigt. Remarquez le changement de couleur chez
l’accusée!Skyenemangejamaisrienquandelleestnerveuse.Etpourquoiserait-ellenerveusesielle
n’étaitpas…amoureuse?
Ian me dévisageait comme s’il ne me reconnaissait plus. Dan, désinvolte comme toujours,
applauditauraisonnementdeCassie.
—Bienjoué,Sherlock!
—Jeteremercie,moncherWatson.Alors,lequeldesdeuxteplaîtleplus?J’aidéjàrécoltéplein
d’infosàleursujet.
— Désolée, ma vieille, mais tu te mets le doigt dans l’œil, lui répondis-je en mordant dans mon
sandwich. D’accord, on a quelques cours ensemble, eux et moi. Mais ça s’arrête là. Et, si tu veux
savoir,jelestrouveplutôtbizarres.
Aumomentoùjeprononçaicesparoles,Asherentradanslacafétériaentouréd’unebandedefilles
deseconde.Arrivéàmonniveau,ilmedécochaunpetitsourire.Jesentismonvisages’empourprer
de nouveau et baissai les yeux sur mon sandwich. J’avais perdu l’appétit, et je n’étais plus sûre de
pouvoirbernerCassieenmeforçantàmanger.
—Ahoui,ironisaDan.Ilestvraimenttrès,trèsbizarre.
—D’accord,continuaCassie,jevaistouttedire.Lui,c’estAsher.L’autre,leblond,c’estDevin.Ils
viennenttouslesdeuxdeWhitehallAcademy,unlycéeprivédeDenverquiabrûléavantlesvacances.
D’aprèsEmilyRedwood–tulaconnais,c’estunecopined’AlisonColes,dontlamèrefaitpartiedu
comité des inscriptions –, ils ont tous les deux fait un carton à leur examen d’entrée. L’incendie à
DenverlesauraittellementtraumatisésqueleurfamilleadécidédelesinscrireàRiverSpringspour
leurchangerlesidées.Quandonypense,c’estvraiqu’ilsontl’airtorturé…
Je suivis son regard et vis Devin, assis dans un coin, le nez dans un bouquin, une part de pizza
intactesursonplateau.
—Ildoitenfouirsadéprimeauplusprofonddesonâme.Àmonavis,tudevraisplutôttefocaliser
surAsher.
—Pourquoiiln’yajamaisdenouvellesmignonnesdanscelycée?seplaignitDan.
—Hé,salemacho,onparledeSkye,là,fitCassieenfronçantlessourcils.
—Sansblague?
Cassieluidonnaunepetitetapesurlebras.
—Enfin,c’esttoiquivois,Skye,conclut-elle.Etsitumeréservaisceluiquetun’auraspaschoisi?
Lesautresmecsdulycéesonttropnazes!
EllebraquasonregardsurDan,pritsonplateauetquittalatable.
—Et,sinon,c’estquoi,taversionàtoi?demandaDan,labouchepleine.
—Jen’enaiaucuneidée,soupirai-je.
—Jeveuxbientecroire,répondit-ilenregardantCassies’éloigner.
6
Jepassailerestedelasemainedansunbrouillardpermanent.Persuadéequ’AsheretDevinétaient
dangereux et qu’ils m’avaient prise pour cible, je me jurai de les éviter autant que possible. Peine
perdue:jelescroisaispartoutoùj’allais.Onauraitditqu’ilsmesuivaient.Commentyremédier?Je
n’allaisquandmêmepaslesaccuserdemeharceleretpasserpouruneprétentieuse!D’unautrecôté,
ilétaitdifficiledecroirequ’ils’agissaitdesimplescoïncidences…
Alors, quand le vendredi arriva enfin, j’étais bien décidée à me changer les idées. Et comme le
Beanrouvraitjustementcesoir-là,nousdécidâmesdenousyretrouver,Cassie,Danetmoi.
L’odeurdecaféquirégnaitdanslasallebondéememitaussitôtdebonnehumeur.Surl’estrade,
une chanteuse interprétait un morceau doux au piano. J’aperçus Ian derrière le comptoir et lui
adressaiunbrefsalutquej’espéraicomplètementneutre,auquelilréponditsanssourire.Depuisque
Cassie avait fait sa démonstration à la cafétéria, ma relation avec lui était un peu tendue. J’allais
devoirredoublerd’effortspourlimiterlesdégâts!
JerepéraiCassieetDaninstalléssuruncanapé.Monamiem’avaitréservéuneplaceenjetantson
sacàmainetsonmanteausurunfauteuilàproximité.
J’allai au bar pour commander un café latte, mais Ian servait déjà deux élèves de seconde. Je
triturais une boîte d’aspartame en attendant qu’il se libère quand, tout à coup, Asher vint s’appuyer
contrelecomptoir.
— Je me disais que faire un barrage entre ton café latte et toi était la seule solution pour que tu
arrêtesdem’ignorer!murmura-t-il.
— Mais je ne t’ignore pas ! dis-je d’un air dégagé. Et qu’est-ce qui te fait croire que je vais
commanderuncafélatte?J’aipeut-êtreenvied’unthéglacé,quisait?
Asherdésignamonbonnetetmadoudoune.
—Tumeprendspourundébile?Quiboiraitunthéglacéparuntempspareil?
—Jen’aijamaisditquetuétaisdébile.
—Ahoui?Alors,pourquoituessaiesdem’éviter?
Nous restâmes un moment sans rien dire, face à face. Il s’était rapproché de moi, et je sentais la
chaleur de son corps près du mien. Je nous imaginai blottis l’un contre l’autre, par un long aprèsmidi d’hiver… Soudain, j’eus trop chaud, comme le soir de mon anniversaire. « Pourvu que mes
yeux ne soient pas redevenus argentés ! », pensai-je, affolée. J’avais le pressentiment qu’Asher ne
goberaitpasmesexplicationsfumeusesaussifacilementqueIan…
— Qu’est-ce qui s’est passé dans ton ancien lycée ? demandai-je de but en blanc. Cassie m’a dit
qu’ilyavaiteuunincendie.
Levisaged’Ashers’assombrit.
—Oui,c’estpresquevrai.
—Commentça,presque?Ilabrûléounon?
—SkyeParker,lesévénementsnesontjamaisoutoutnoirs,outoutblancs.
Ilsetut,gênécommes’ilvenaitdefaireunegaffe,puisreprit:
—C’estcompliqué.
—D’accord.Tantpis,laissetomber.
—Leschosesévoluenttrèsvite,continua-t-il.Etonn’estpastoujoursprêtàlesaffronter.
—Tupeuxprécisertapensée?fis-jeenm’accoudantaucomptoir.
Ilrelevalatêteetm’adressaunsourirepenaud.
— Désolé, ça doit te sembler très confus. Je parlais de mon déménagement, de mon arrivée ici.
Toutçaesttrès…différent.J’aibesoindem’habituer.
Ilpiochaunbonbonàlamenthedansunbolposésurlecomptoiretleconsidéralonguementavant
delemettredanssabouche,commes’ildétenaitlesréponsesàsesquestionsexistentielles.
«Sijel’embrassais,là,maintenant,seslèvresauraientungoûtdementhe»,mesurpris-jeàpenser
enobservantsabouche.Quandjerelevailesyeux,jecompristoutdesuitequ’ilavaitludansmon
esprit.Vite,jereportaimonattentionsurlaboîted’aspartame.
—Tufiniraspartrouvertaplace,luiassurai-je.
—Toi,tuvisicidepuistoujours,non?
Pourunefoisqu’ilposaitunequestionaulieud’assénerunevérité!
—Oui,maisonn’apasbesoindedéménagerpourconnaîtrelechangement.
—Skye,qu’est-cequ’onficheici?lança-t-iltoutàcoup.Tunepréféreraispasalleraucinéma?
StormEnemyesttoujoursàl’affiche,etj’adorelesfilmscatastrophe.
Touchée ! Encore une fois, il avait visé juste : ce film, je voulais le voir depuis des semaines.
Comments’yprenait-ilpoursavoirautantdechosesàmonsujet?C’étaitpeut-êtreunecoïncidence.
Seulement, habituée aux séries policières, je savais que les filles qui croyaient aux coïncidences
étaienttoujourslespremièresàsefairemassacrer.
—Là,maintenant?demandai-je,déconcertée.
Ilsouritavecespièglerie.
—Oui,mademoiselle.
Est-cequ’ilmeproposait…desortiraveclui?
—Enfait,j’étaiscenséepasserlasoiréeavecmesamis,bafouillai-jeenmontrantdudoigtCassie
etDan.
C’étaitlavérité,etpourtantj’avaisl’impressiondedireungrosmensonge.
—Siçasetrouve,ilsn’auraientmêmepasremarquétonabsence…,plaisantaAsher.
CassieetDan,assissurlecanapé,hochaientlatêteaurythmedelamusique,lesyeuxfermés.
—Etvoilà!
Ian venait de déposer un café latte fumant devant moi, et il dévisageait Asher comme si celui-ci
étaitunvoleurouqu’ilallaitdéclencherunenouvellebagarre.Jenepouvaispasleblâmer…
— Mais elle n’a pas encore passé sa commande ! ironisa Asher. Elle a peut-être envie d’un thé
glacé.
—Jelaconnaisdepuisdesannées,jesaiscequ’elleaime.
JesentaisqueIanseretenaitd’ajouter:«Or,toi,ellenet’aimepas.»
—C’estlamaisonquioffre,annonça-t-ilaumomentoùAshersortaitunbilletdedixdollarspour
payermaconsommation.
Ian ne cilla pas et fixa Asher, qui soutint son regard. Ce genre d’affrontement me mettait mal à
l’aise.Onauraitditdeuxmâlesdominantscherchantàmarquerleurterritoire.Auboutd’unmoment,
Ianpritlebilletàcontrecœuretrenditlamonnaie.
—Écoutez,onsevoitplustard,lançai-jeàlacantonadeenrécupérantmoncafé.Désoléepourle
ciné,Asher.
Lecharmeétaitrompu.Asherouvritlabouchecommepourprotester,maisseravisa.Était-ildéçu
?Blasé?
—Pasgrave.Àlaprochaine!
Puisildisparutaumilieudelafoulesansmêmemejeterundernierregard.
—Jen’aipasconfianceencetype,lâchaIan.Tunel’appréciespasvraiment,j’espère?
Jen’enavaisaucuneidée.Toutétaitsicompliqué…
—Biensûrquenon,répondis-jeavecfermeté.Jesuisjustelapremièrepersonnequ’ilavuelejour
desarentrée,alorsils’estattachéàmoicommeunpetittoutou.
J’espéraisfaireriremonami.Envain.
—Tusais,ilneconnaîtpersonneici…,insistai-je.
Ian fit une moue dubitative. Il avait raison, après tout : Asher venait de se trouver une bande
d’admiratricesàlacafétéria.
—J’essayaisd’êtresympa,c’esttout,ajoutai-je,commepourmejustifier.
—Faisattention!ditIanavantdesetournerversunautreclient.
Jefisdemi-touretmefigeai:Cassiemeregardaitfixementdepuislecanapé.Elleôtasonsacetson
manteaudufauteuilqu’ellem’avaitréservé.
—TuaschoisiAsher?Ducoup,jeprendsDevin,c’estça?J’adorelescausesdésespérées!
Ellesefrottalesmainscommeunméchantdedessinanimé.
—Lavictoiren’enseraqueplussavoureuse!
—Prends-lestouslesdeuxsiçatechante.Jenesuispasdutoutintéressée.Asherestbeaucouptrop
mystérieuxpourmoi.
— Sexy et ténébreux, commenta Cassie. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à ça. Je me demande
quelsterriblessecretssecachentderrièrecemagnifiqueregard.
—Quec’estunmachoquienchaînelesconquêtes?suggéraDan.
—Tun’aspasunemeilleurevanne?semoquaCassie.
—Jemedemandecequelesnanasluitrouvent.Elleslesuiventtoutescommesonombre!
—Tuneseraispasunpeujaloux?
—N’importequoi!
—Elleestsympa,lamusiquecesoir,dis-jepourfairediversion.
—C’estvrai,acquiesçaCassie.Stellaestgéniale!Elleécritetcomposeelle-mêmesesmorceaux.
Àcetinstant,lachanteuseannonçaunentractedequinzeminutes.
— Oh, chouette ! s’exclama Cassie en bondissant sur ses pieds. J’ai envie de lui poser quelques
questions.Tuviens,Dan?Skye,jeteconfiemesaffaires.Tunousgardesnosplaces,hein?
Surce,elleattrapalamaindeDanetl’entraînadanslescoulisses.
Jem’appuyaicontreledossierdemonfauteuil,fermailesyeuxetsirotaimoncafélatteenessayant
demedétendre.Droite,j’imitailaposturezendeDevin.L’espaced’uninstant,j’eusl’impressionque
çafonctionnaitpourdevrai.Peut-êtrequ’unpeudeyogameferaitdubien…
Àcemoment-là,j’entendiscouinerlecuirducanapéetsentisdesgenouxfrôlerlesmiens.
—Désolée,cetteplaceest…,fis-jeavantdevoirquec’étaitDevin.Commentsepassetathérapie
familiale?dis-jesuruntonfaussementdécontracté.
—Maquoi?
—TarelationavecAsher.
Uneombrepassasursonvisage.
—Ah,tuparlesdeça…
—Çanevapastrèsbien,vousdeux,visiblement.
—C’estcompliqué,dit-ilendétournantleregard.
Je pris sa réponse pour une invitation à clore notre discussion. Je refermai les yeux, vexée. Je
décidaidelaisseràCassielesoindechasserDevindesaplace.Oudeledraguer,peuimporte.
—Excuse-moi,souffla-t-il.
—Pardon?
— Ne te prends pas la tête pour Asher et moi, on se comporte comme ça depuis toujours, dit-il,
l’airsincèrementnavré.Toietmoi,onn’apasdémarrédubonpied.J’aimebienbriserlaglaceavec
unegentillebagarre,maislàçan’apasfonctionné,pasvrai?plaisanta-t-il.
Jel’écoutaissansriendire.
—Désolé,fit-il,jenesuispastrèsdouépourfairelaconversation.Jen’aipasl’habitudedetout
recommenceràzéroetdesympathiseravecdesinconnus.
Asherm’avaitfaitlamêmeremarque.Cependant,ilsemblaitmieuxsupporterlasituationqueson
cousin. Je m’interrogeai sur le manque de confiance de Devin : il avait un physique de prince
charmant,ettoutenluirespiraitlaperfection.Commentpouvait-ill’ignorer?
—Tut’yprendsplutôtbien,luiassurai-je,maistudevraistedévoilerunpeuplus.
Illevalesyeuxversmoi.Ilavaitunregardincroyable,irréel,douxetfermeàlafois,dubleule
pluspurquej’avaisjamaisvu.Unmélanged’eauetdeglace.
—Jet’aivueparleravecAsheraucomptoir.Ilessaiedeteconquérir.
Savoixavaituneintonationinhabituelle,commes’ilcamouflaitunaccent.
Même absent, Asher faisait toujours partie de l’équation. Les deux cousins ne pouvaient pas
s’empêcherdes’évoquerl’unl’autre.
—Tucrois?lâchai-jesansdissimulermonagacement.
—Ilobtienttoujourscequ’ilveut.Etilnes’encombrepasde…
Ilsetut,hésitant.
—Derègles?suggérai-je.
Jeretinsunéclatderiredevantl’expressionhorrifiéedeDevin:onauraitditquejevenaisdele
gifler.Jebustranquillementmoncaféenl’observantdederrièremonmug.
—Jevousaientendusvousdisputersamedi,expliquai-je.
Ilfronçalessourcils.
—Et…tuasentenduquoi,aujuste?
Jehaussailesépaules.
—Unehistoirederègles,justement.Ashern’avaitpasl’airdes’yintéresser.Alors,c’estquoi,ces
règles?
—C’estuncodequeje…
Ilsoupira:
—Non,laissetomber.
— Étant donné que vous vous êtes bagarrés dans un café plein à craquer, au risque de blesser
quelqu’un,jediraisquetoncodenefonctionnepassuperbien.
— Asher ne comprend rien à rien. S’il y a des règles, c’est pour une bonne raison. Mais je ne
devraispast’ennuyeravectoutça.
—Non,vas-y.C’estintéressant.Etjecroisquetumaîtrisesl’artdelaconversation,maintenant.
Unlégersourirepassasurseslèvres.
—Jesavaisquetumecomprendrais.Tuesquelqu’undetrès…précis.
Précis?Certes,ilm’arrivaitd’êtreconsciencieuse,maislaremarquedeDevinétaitétrange.Etil
étaitlui-mêmeunpeubizarremalgrésonphysiqueavantageux.
J’entendisquelqu’unseraclerlagorge.Jelevailesyeux:CassieetDansetenaientdevantnous,un
largesourireauxlèvres,attendantquejelesprésente.Cequejefisaussitôt.
—Salut,mec,lançaDan.
—Salut,mec,répétaDevind’untonenjouéquisonnaitfaux,toujoursaveccetaccentvaguement
étranger.Bon,jevaisvouslaisser.
—Oh,non,onnevoulaitpasvousdéranger,s’excusaCassie.
— C’est rien, je devais partir, de toute façon. Ravi d’avoir fait votre connaissance, dit-il en se
levant.Etc’étaitsympadeparleravectoi,Skye.Mercipourlaleçondebavardage.
—Tut’enesbientiré.
AvecAsher,j’avaisl’impressionqueladiscussionn’étaitqu’unjeu,undéfi,etcen’étaitpasfacile
dememontrersousmonvraijour.AvecDevin,toutsemblaitbeaucoupplusnaturel.
Ils’enallaetCassies’installasurlecanapé.
—Unvéritableesprittorturé!
—Etcommenttulesais?s’étonnaDan.
—Ilsuffitderegardersesyeux.
—Jen’airienvu,moi!semoquanotreami.Bon,jevaisfaireunepartiedebillard.
UnefoisDanhorsdeportéedevoix,Cassieserapprochademoi.
—Lachance!Deuxcousinssupermignonsquitedraguentlemêmesoir!Raconte!
—Devinnemedraguaitpas.
—Parcontre,Asher…?
— Là, c’est différent. Je crois qu’il ne peut pas s’empêcher de draguer tout ce qui bouge, même
MlleManning.
—Pasfaux.Çadoitêtrecool,d’avoirdeuxprétendantsàlafois.
—Saufquecen’estpaslecas.Onajusteparlé.
—Voilà!s’exclamaIan,quejen’avaispasvuarriver.
Ilramassamatassevideetlaremplaçaparunmugrempliàrasbord.
—Celui-ci,c’estmoiquil’offre.
Iltournalestalonsavantquejepuisseleremercier.
—Non,enfait,çafaittroisprétendants,chuchotaCassie.
Troisdetrop.
7
Lesjourssuivants,ilfitunfroiddecanardàRiverSpings.
Mêmelamaisonétaitpleinedecourantsd’air,quis’engouffraientdanslesintersticesdel’immense
baievitréedonnantsurlesmontagnesmajestueuses.Quandonregardaitparcettefenêtre,onsesentait
comme suspendu en hauteur. D’habitude, j’adorais cette impression de légèreté, mais à présent, à
causedemonrêveétrange,jetrouvaislasensationdésagréable.Deplus,lesyeuxnoirsd’Asheretle
regardbleudeDevinmepoursuivaientpartoutoùj’allais.
TanteJoétaitrentrée.Elles’évertuaitàrendrel’atmosphèreplusdouilletteennousmitonnantde
bonspetitsplats.Moi,allergiqueàtoutetâcheculinaire,jepassaismontempsenbonnetetenécharpe
àmonterlechauffage.
—Arrête,Skye,ilnefaitpassifroid!merabrouagentimentTanteJoenenfournantuneplaquede
cookiesàlacannelle.
—Maisjesuisfrigorifiée!gémis-jeenfrissonnant.
Jegrimpaisurl’undestabouretsquientouraientleplandetravail.
—Onvalaisserlechauffagesurvingtpourl’instant.Tun’asqu’àenfilerunautrepull.
—Maisj’enportedéjàcinq!
—Tusurvivras.Tiens,goûte!
Jesaisislacuillèreenboisqu’ellemetendaitetléchailapâteàcookies.Mmm…undélice!
—Etceseraencoremeilleurunefoiscuit!m’exclamai-je.
—Patience,plusquequinzeminutes!répondit-elleens’essuyantlesmainssursontablier.Tuveux
bien aller me chercher mon livre de cuisine dans le buffet ? J’aimerais faire des chaussons aux
pommes.
Une fois dans le couloir, je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil sur le thermostat : peu
importecequ’avaitdécidéTanteJo,onsegelaitdanscettemaison!
Je m’apprêtais à monter le chauffage lorsque mon cœur se mit à battre à toute vitesse. Et il se
produisitunechoseincroyable;alorsquejenetouchaisàrien,leschiffresgrimpèrentenflèche.Les
trente-huitdegrésatteints,lepetitboîtiersemitàgrésiller,puisl’écrans’éteignitpourdebon.
Hein?Jen’avaismêmepaseffleurélebouton!J’étudiaimesdoigts,maisévitaidecroisermon
refletdanslemiroirdel’entrée,depeurdeconstaterquemesyeuxétaientredevenusargentés.
Étais-jelacausedececourt-circuit?Non,impossible…
—Skye?Toutvabien?demandaTanteJodelacuisine.
Jem’emparaidulivrederecettesetmehâtaidelarejoindre.
—Oui!répondis-jeendéposantl’ouvrage.Maisjecroisquelethermostatestcassé.Ilfaudrale
faireréparer.
—Ilnefaitpasunechaleurtropicale,maisçaneveutpasdirequelethermostatestfichu,répliquat-elle.Passe-moileminuteur.
Jem’exécutaietdéclarai:
— Tout compte fait, je me demande s’il ne fait pas plus doux dehors. Je vais me dégourdir les
jambes.Tunem’envoudraspassijetefaussecompagniependantquelescookiescuisent?
—Tuesvraimentgeléeàcepoint?J’espèrequetun’aspasattrapélagrippe,s’inquiétaTanteJo
entendantlamainversmonfront.
Jem’esquivaietsaisismadoudoune,mesmouflesetunecasquetteenlaine.
—Jen’enaipaspourlongtemps.
Unefoisdehors,jeplongeailesmainsdansmespochesetmemisàmarcherdanslaneige.Mes
doigts me faisaient toujours mal. Qu’est-ce qui venait de se passer, bon sang ? J’avais peut-être
accumuléunecharged’électricitéstatiqueet,quandjem’étaisapprochéeduthermostat…boum!
Tout était si bizarre, ces derniers temps ! D’abord mes yeux, puis cette impression de flotter,
ensuite l’explosion de la chaudière, et maintenant cet incident avec le thermostat… De plus, deux –
non,trois–garçonsmetournaientautour,alorsque,mêmesijen’étaispasmoche,jen’avaisrien
d’exceptionnelnonplus.
Jedéambulaiàtraverslesarbres,jusqu’àmonsentierfavori,oùj’aimaismeretrouverseulepour
cogiter.J’étaiscommeauborddumonde,carencontrebassedéployaitunravinàlavégétationdense
parseméedetouchesdeneige.
J’inspiraiàfondleparfumdesconifères,etmesentisrassurée.Detouteévidence,jecherchaisdes
connexions là où il n’y en avait aucune. La chaudière avait explosé à cause d’une anomalie. Le
système de chauffage à la maison était déjà ancien. Devin et Asher ne se livraient qu’à une banale
rivalitéentrecousins.Ianetmoiavionslongtempsétéproches,riend’étonnantàcequ’ilessaiedeme
protéger.Quantàmesyeux…Entoutehonnêteté,jen’avaispasencoretrouvéd’explicationplausible.
Ce n’était pas qu’une histoire de luminosité, car la couleur argentée qu’ils prenaient parfois me
terrorisait.
Etj’avaissûrementrêvél’épisodeduflottement.Toutlemonderêvedevoler;çaillustreundésir
de liberté. J’avais dix-sept ans, je m’apprêtais à quitter River Springs et Tante Jo pour partir à
l’université,j’étaisdoncprêteàprendremonenvol,voilàtout.
J’ouvrisgrandslesbraspourmieuxapprécierlabourrasquequisoufflaitdepuisleravin.L’été,cet
endroit était idéal pour manœuvrer un cerf-volant grâce aux courants d’air ascendants. Je levai le
visage vers le ciel, fermai les paupières et, comme toujours depuis qu’ils étaient décédés, je
m’imaginaim’envolerpourretrouvermesparents.
Toutàcoup,monpieddérapasuruneflaqueverglacée.Jecriai,tombaiàlarenverse,puis…plus
rien.
Uninstantplustard,j’étaisdenouveaudebout,moncœurbattantàtoutrompredevantunregard
bleufamilier.
Devinm’entouraitfermementdesesbras.Etmêmesic’étaitimpossible,àcausedenosmanteaux
épais, j’avais l’impression de sentir la chaleur de son corps. Une sensation surprenante, et très
agréable.Unebrûluresaisissante,fraîcheetchaudeàlafois.
—Tunedevraispastepromenersiprèsdubordquandlesolestgelé,dit-ilaveccalme.
D’où avait-il surgi ? Et quelle était la probabilité pour qu’il se trouve par hasard ici juste au
momentoùj’avaisbesoindelui?
—Qu’est-cequetufaislà?demandai-je.
J’avaislesoufflecoupé:parcequej’avaisfrôlélamort,ouparcequ’ilsetenaittoutprèsdemoi?
—Jeteprotège,çanesevoitpas?
— Non, réponds-moi ! Dans les films, la fille qui croit aux coïncidences se fait toujours tuer la
première,Devin.
—Dequoituparles?J’exploraislessentiers.C’était…ladestinée.
—C’étaittadestinée,devenirici?
— C’est trop dur à concevoir ? lança-t-il en relâchant son étreinte. J’ai découvert pas mal
d’endroitsdepuisquej’aiemménagéàRiverSprings,maiscelui-ciestmonpréféré.C’estsicalme!
Peut-êtrequeluietmoiétionsplussemblablesquejenelepensais?
—Jecomprendscequetuveuxdire.
Ilsourit,etsonregardpassad’unbleuquasimenttranslucideàunbleuprofond.
Nous nous fixâmes sans rien dire. De nouveau, je fus frappée par la simplicité de mes rapports
aveclui.AvecAsher,lacommunications’étaitétablieenunéclair.Maislà,toutétaitinfinimentplus
doux.
—Commenttufaisça?balbutiai-je.
—Commentjefaisquoi?
— Comment tu arrives à toujours être si serein ? J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure, et toi, tu
restesimpassiblecommes’ilnes’étaitrienpassé.
—Maisilnes’estrienpassé.
Riendecatastrophique,non.Etpourtant,ilyavaitbeletbienquelquechose.
Je me traînai jusqu’à un rocher près du précipice, enlevai la neige accumulée dessus et m’y
installaifaceàunpanoramaspectaculaire.
—Jesuisencoreunpeuremuée,expliquai-je.
Devinmerejoignitets’assitàcôtédemoisansunmot.Sonsilencemefitrepenseràcequ’avaitdit
Cassiesursonâmetorturée.
—Tuasperduunprochedansl’incendiedetonancienlycée?demandai-je.
Ilhésitauninstant,puissecoualatête.
—Non.
—Tun’arrivespasàt’intégreraussibienqu’Asher?
—Ici,jenemesenspaschezmoi.
—Etc’étaitcomment,cheztoi?
— Comme ça : beau, calme, tranquille, la neige et le froid en moins. Quand tu es chez toi, tout
paraîtplussimple,toutestplanifiéàl’avance.
Ilesquissaunsourire.
—Pasbesoindesuivredescoursdegestiondelacolère.
—Alors,tuasparléàlaconseillère?dis-jeenriant.
— Non, c’est inutile. Asher va encore braver les règles, c’est dans sa nature. Et tant qu’il
continuera…çameposeraproblème.
—C’estunrebelle,commentai-je.
LasérénitédisparutduvisagedeDevin,etjeregrettaid’avoirabordécesujet.
—Oui,unrebelle,acquiesça-t-il.
Il se tut. Méditait-il ? Souhaitait-il secrètement la mort de son cousin ? Non, impossible. Il avait
beaus’êtrebattuaveclui,cen’étaitpasluiquiavaitfrappélepremier.Etjenelevoyaispasblesser
quelqu’un,niluivouloirdumal.Ilressemblaitplutôtàunecolombe,alorsqu’Asherfaisaitpenserà
unfaucon.
Leventsoufflaitdeplusenplusfort,etlesnuagesdevenaientmenaçants.
—Ilvaencoreneiger,commentai-jeenmeréjouissantdepouvoirskierdanslapoudreuselorsde
notrevoyagescolaire.
—Ettoi,pourquoituviensici?demandasoudainDevin.
Jemerecroquevillai,lementonsurlesgenoux.
—Pourmerapprocherdemesparents,mesurpris-jeàrépondre.Ilssontmortsquandj’avaissix
ans.
C’estincroyableàquelpointtoutsemblaitnaturelaveccegarçon:jeluidévoilaismessecretssans
aucunegêne.
—Tumeprometsdenepasriresijet’avouequelquechose?repris-je.
—Promis.
—Quelquefois,jemedisque,sijemeconcentreàfond,jepourraim’envoleretalleroùjeveux.
C’estbête,hein?Icijemesens…silégère!
Ilm’examinaitavecintensité.
— C’est pour ça que j’aime skier, poursuivis-je entre deux rires nerveux. Quand je dévale les
pistes,j’ail’impressiondevoler.
—Çatientlaroute.Ilt’arrived’enrêver?
— Oui. L’autre matin, je me suis réveillée en croyant que je flottais réellement. C’était très
troublant.
Pourquoijeluiparlaisdeça?Certainementparceque,àdéfautd’êtreaussidrôleetextravertique
soncousin,ilsavaitécouterlesgens.Etqu’ilétaittrèsouvert.
—Oui,voler,çafaitbizarre,fit-il,pensif.
Unebourrasqueglacéesoufflasoudaindepuisleravin.
— Il va vraiment neiger, dis-je en descendant du rocher. J’ai froid, et des cookies tout chauds
m’attendentàlamaison.Jevaisrentrer.
—Moiaussi.
Ilseleva,etnousrebroussâmeschemin.Cettefois-ci,jeprissoind’éviterlesflaquesgelées.Devin
surveillaitchacundemespas.Quandlapentedevenaittropraideetquejecommençaisàglisser,ilme
rattrapaitparlebraspourm’éviterdetomber.
Lorsquemamaisonapparutànosyeux,unsilencepesants’abattitsurnous.Jemesentaisbeaucoup
plusprochedeluiàprésent,maispasassezpourl’inviteràvenirpartagerlescookiesdeTanteJo.
—Jetelaisse,dit-ilenfin.Méfie-toid’Asher.Ilestséduisant,maislefréquenterresterisqué.
—Parcequ’iln’aimepasseplierauxrègles?
—Non,parcequ’iltemettraitendangerdemort.
Unarômedecannelleflottaitdanslacuisine.
— Où étais-tu passée ? demanda Tante Jo, attablée devant des mots croisés. Les cookies sont en
trainderefroidir!
—Pardon,dis-jeenmedébarrassantdemadoudouneetdemacasquettedelaine.
—Tapromenadet’aréchauffée,aumoins?
JerepensaiauxdernièresparolesdeDevinetfrissonnai.
—Pasdutout!
—Çat’apprendraàteplaindredelatempérature!s’esclaffa-t-elle.
—Tul’asdit.Oùsontlescookies?
—Surlecomptoir.
—Etlelait?
—Danslefrigo.Skye,tudébarques,ouquoi?Oùas-tulatête?
Excellentequestion.Probablementdanslesnuages,au-dessusdusentierpédestre.
Jemordisdansungâteauetlemâchaiensilence.
—Dis,tuasdéjàaiméquelqu’un?finis-jepardemander.
—Oui,jet’aime,toi.
Jegrimaçai.
—Maisnon!Jeveuxdire:est-cequetuasdéjàétéamoureused’ungarçon?
Ellelevalesyeux.
—J’aieuquelquespassades,avoua-t-elle.Pourquoi?Tuasdessentimentspourquelqu’un?
—C’estencoretrèsconfus,pourl’instant.
—Çacommencecommeça,généralement.
Jeris,léchailesmiettesdecookiesurmesdoigtsetenpiochaiunautre.
—Ilyadeuxnouveauxélèvesaulycée.
—C’estbien,lanouveauté.
—Passûr.Onsecroisetoujoursàdesmomentsetàdesendroitsétranges.
JedécidaidetairemarencontreavecDevinaucoursdemapromenade.J’avaisenviedegarderce
secretpourmoi.
— Ils sont un peu bizarres tous les deux, constamment en train de se disputer mes faveurs.
Seulement,j’aipasl’impressiondelesintéresseràproprementparler.Ilsessaientjustedesemettre
des bâtons dans les roues. Tiens, maintenant que je te raconte cette histoire, je me rends compte
qu’ellen’estpastrèscohérente.
—S’ilssontintéressés,c’estcertainementparcequ’ilstetrouventfantastique.
—Tun’espasobjective,fis-jeenavalantunegorgéedelait.
—Çaneterendpasmoinsfantastique.
Le temps de goûter et de faire quelques devoirs, j’avais réussi à me convaincre que Devin avait
exagéré le portrait qu’il avait peint d’Asher. Pour une raison quelconque, les deux cousins ne
s’entendaientpas.C’estcourant,danslesfamilles,non?Enfin,jen’avaisjamaiseunigrands-parents,
nioncle,niunevraietante,nicousin,nifrère,nisœur.Justemesparents,etTanteJo.
Dans un soupir, je m’écroulai à plat ventre sur le lit et feuilletai mon cahier d’histoire pour me
changerlesidées.Maisdespenséesobscuresnemequittèrentpastoutaulongdelasoirée.J’avais
toujoursfaitdemonmieuxpournepasdécevoirmesparents,mêmes’ilsnepouvaientpluslevoir,et
pouréviterd’êtreunfardeauauxyeuxdeTanteJo.Jemepliaisauxrègles,j’évitaisd’êtreenretard
encours,jerendaismesdevoirsàl’heure.Asher,lui,étaitunpeurebelle.Unbadboy sexy. À quoi
pouvaitbienressemblerlavieencompagnied’ungarçoncommelui?Àquoiressemblaituneviede
transgression?
Devin,lui,étaitlasagesseincarnée.Maiscequim’attiraitparticulièrementchezlui,c’étaitcequ’il
dégageait.Ilrespiraitunesérénitéquej’auraistantvouluconnaître.
Je passai des heures à fixer mon cahier d’un œil morne, puis m’assurai d’avoir bien fermé la
fenêtre et me faufilai sous ma couette. Je restai ainsi, les yeux rivés au plafond décoré d’étoiles
phosphorescentes.
Cettenuit-là,jenerêvaipasdeDevin.Enrevanche,jesentislevisaged’Ashertoutprèsdumien,
seslèvresmechuchotantdesmotsdouxàl’oreille.
8
Lorsque je revis Asher au lycée le lundi suivant, je fus prise d’une bouffée de chaleur. C’était
gênant de le revoir après le rêve que j’avais fait. Et si j’avais oublié les mots exacts qu’il m’avait
murmurésensonge,jemesouvenaistrèsbienducontactdeseslèvressurmapeau…
Audébutducoursd’histoire,ilseglissaàcôtédemoi.
—C’estlaplaced’Ellie,luifis-jeremarquerd’untonsec.
Ellieetmoiétionsdanslamêmeéquipedeski,etellem’auraittuéesijeneluiavaispasréservésa
placehabituelle.
Ilsecalaaufonddelachaise,lesbrascroisés.
—Skye,jepeuxt’êtreutile!Tun’aspasl’airdebienconnaîtrelesdatesdelaPremièreGuerre
mondiale…
Je grimaçai : il avait raison. Depuis son arrivée, j’avais beaucoup de mal à me concentrer. Le
laissers’asseoiràcôtédemoi,c’étaitl’échecscolaireassuré.
—Salut,Skye!lançaElliederrièrenous.Prêtepourl’entraînementd’aujourd’hui?Ilparaîtque…
Elles’arrêtanetenvoyantAsheretsemitàenroulersesbouclesblondesautourdesesdoigts.
—Net’inquiètepas,Asherallaitpartir,dis-je.
Ellieouvritdegrandsyeux.
—Ohnon!s’empressa-t-ellederépondred’untonaguicheurinsupportable.Nevousenfaitespas.
Detoutefaçon,j’aioubliémeslunettes.Jevaism’asseoirprèsdutableau.Profitebiendelaplace!
Ellerejoignitunpupitreaupremierrangsansnousquitterdesyeux.
JemetournaiversAsher,abasourdie.
—J’ypeuxriensilesgenssecomportentcommeçaavecmoi!soupira-t-il,lespaumesenl’air.
—Silesfillessecomportentcommeça,précisai-je.
—Puisquetuledis…
Ilsepenchaversmoi,etjesentissonparfummusquéauxaccentsprimitifs.Ilm’étaitfamilier,mais
àcausedecetteproximité,moncerveauneparvenaitpasàl’identifier.
—Skye,reprit-il,jesaisquetutraînesunpeuavecmoncousin.Cen’estpasunebonneidée.Tu
feraismieuxdel’éviter.
—Tiens,ilm’aditlamêmechoseàtonsujet.
—Pasétonnant.
—Qu’est-cequisepasse,concrètement,entrevous?
Ilsecaladenouveauaufonddesachaise.
—Nousn’avonspaslamêmevisiondelavie.
—Excusebidon!Tusaisquelesrebellescommetoifinissentenprison,n’est-cepas?
—Oubienilsdécouvrentdesvaccins,enchaîna-t-il,deviennentinventeurs,reçoiventleprixNobel
de la paix ou apparaissent dans des livres d’histoire. Ils pensent différemment et contribuent au
progrès.
Jeledévisageai,cherchantunerépliquecinglante,quinevintpas.
Nousn’échangeâmespasunmotpendantlerestedel’heure.Dèsquemonregarddéviaitverslui,
sonexpressionm’indiquaitclairementqu’ilavaitremporténotreduel.
Lemercredisuivant,Devinmerejoignitdanslaqueuedelacafétéria.
—Alors,cescookies?medemanda-t-il.
—Délicieux,tuauraisdûvenir.
Jeregrettaiimmédiatementmesparoles:est-cequej’étaisentraindeflirteraveclui?…
—Uneprochainefois,peut-être.Tatanteestbienrevenuedesonexcursion?
—Oui,depuisquelquesjoursdéjà.Maiscen’estpasvraimentmatante,c’estmatutrice.C’étaitla
meilleureamiedemamère.Ellem’aadoptéequandmesparentssontmorts.
—Jesuissincèrementdésolé.Çan’apasdûêtrefacile.
Jecroisaisonregardcompatissant.Avait-ilperduunproche,luiaussi?
— Ça ne l’est toujours pas…, lâchai-je, mal à l’aise, car la cantine ne se prêtait pas aux
confidences.
— Un sandwich à la dinde et une pomme, s’il vous plaît, demandai-je à Greta, la dame de la
cantine.
—Bonappétit,mesouhaitaDevin.
Jemeretinsdel’inviteràmatable.
—Merci,bonappétitàtoiaussi.
JerepéraiCassieetDan,assisànosplaceshabituelles,ungrandsourireauxlèvres.Jeleurrendis
leursourire,mêmesiunsentimentd’inquiétudemeserrasoudainlagorge:jen’avaisjamaisparlé
deTanteJoavecDevin!Commentavait-ildevinéqu’elleétaitpartieenexcursion?
—Jenesuispasdugenreàfanfaronner,commençaCassieaumomentoùjem’installaiàtable,
maisjetel’avaisbiendit!
—Remballe,répondis-je.
—Enplus,cettehistoirearrivepileaubonmoment!
Elle faisait référence à notre voyage scolaire qui débutait le lendemain. Il était de notoriété
publique que de nombreux couples se formaient pendant cette semaine spéciale. Selon Cassie, le
mélangedefroid,d’endorphineproduiteparlestassesdechocolatchaudetl’effetprovoquésurles
mecsparlescombinaisonsdeskirendaientl’atmosphèrepropiceauflirt.Monamieavaitélevécette
réflexionaurangdescienceexacte.
—Bienqu’ilyaitdelacompétitiondansl’air…,poursuivitCassie.
Je balayai le réfectoire du regard et aperçus Asher entouré d’une bande de filles, dont Ellie, qui
trituraittoujourssesbouclesenbattantdescils.
—Iln’apaseutropdemalàs’intégrer,commentamonamie.
Defait,Ashersemblaitsedélecterdel’envoûtementqu’ilexerçaitsurEllie,etlafaisaitrireenlui
chuchotantquelquechoseàl’oreille.
Devais-jemesentirécœuréeou…déçue?
Devin, lui, était assis à l’autre bout de la même table. Quelques filles essayaient d’entamer une
conversationaveclui,maisilévitaitleurregard,malàl’aise,cequimeconsolaunpeu.
Asher releva la tête et m’adressa un clin d’œil, comme si, au beau milieu de ses admiratrices,
j’étaislaseulequicomptaitréellementpourlui.
Jedétournailesyeux,sentantmoncœurs’affoler.Jen’étaispasjalouse,non,maisjenesupportais
pasdelevoirsecomportercommesij’allaissuccombermoiaussiàsoncharme.Jeluidécochaiun
regardnoir.
—Jem’enfiche,dis-jeenmeretournantversmesamis.
—Vousvoulezbienm’expliquercequecemecadeplusquemoi?fitDan,lessourcilsfroncés.
—Tun’asqu’àluiposerlaquestion,réponditCassie,excitéecommeunepuce.Ilarrive!
—Jepeuxm’asseoir?demandaAsher,unefoisprèsdenous.
—Non!dis-jeaumomentoùCassiel’invitaitàs’installer.
Ilpritplaceàcôtédemoietmerenditunsourireeffronté.JefusillaiCassieduregard.
—Qu’est-cequisepasse?lançaAsherenpiquantunefritedansl’assiettedeDan.
Cedernierfulminait;Cassie,elle,affichaitunemineradieuse.Etmoi?Ehbien,jenesavaispas
quelletêtej’avais.
—Pasgrand-chose,réponditmonamie.Tut’intègresbienàNorthwood?
—Çava,répondit-ilavecungestedumentonendirectiondelatablequ’ilvenaitdequitter.
Touteslesfillesnousfixaient,l’airfuribond.
—JevenaispoursavoircequefaisaitSkyeaprèslescours.
—Pourquoi?fis-je,suspicieuse.
—Pourqu’onsorteensemblecesoir.
Cassiemeregardaitavecdéfi.Jerougis,gênéeparsonintérêtpourmavieamoureuse.
D’ailleurs,toutlemondemedévisageait.Monbras,quifrôlaitceluid’Asher,mepicotait…
— Ce soir, je ne peux pas, mentis-je. On part en classe de neige demain, et je ne prends pas ce
séjouràlalégère.
—Moinonplus!Sagedécision,ironisa-t-il.
Ils’étira,etj’aperçussonventrebronzéetmusclésoussontee-shirt.
Ellies’approchaitàpasfeutrésdenotretable.
—Jedoisyaller,déclaraAsheravecunautreclind’œil.
— Skye ! hurla Cassie dès qu’il se fut éloigné en me jetant une frite à la figure. Pourquoi tu as
refusésoninvitation?Cemecestraidedinguedetoi!
—Non!répondis-jed’unevoixplusaiguëqu’àl’accoutumée.Ilcroitjustequesonpetitnuméro
vamefairecraquercommetoutescellesàquiilfaitdesclinsd’œil!
—Parcequelesfillesaimentlesclinsd’œil?voulutsavoirDan.
—Commetuveux,répliquaCassie.Maisilteplaît,c’estévident!Alors,nevienspaspleurnicher
lejouroùiliravoirailleurs.
—Ça,jamais!déclarai-jeavecforce.
JemeretournaipourvoirDevin:ilnousobservait,unrictusauxlèvres.
9
Ilfaisaitencorenuitnoirelorsquejemelevailelendemainmatin,etlamaisonétaitplongéedans
unsilencedemort.
Jevérifiaiquej’avaisbienpristouteslesaffairesdelalistedeMlleManning.Deschaussettesen
laine;uncaleçonlong,pasfranchementsexy;uneparka.Unpantalonetunmasquedeski.Touty
était.
Jebranchailacafetièreet,enattendant,regardaiàtraverslabaievitrée.Lecielpassad’unnoirde
veloursàunbleumarine,puis,enfin,s’éclaircit.
Unefoislecaféprêt,TanteJomerejoignitpourlepetitdéjeuner.Jemeversaiunboldecéréales
accompagnéderondellesdebanane.
—Onpeutdirequenosemploisdutempsconcordent,ditTanteJo.Tuparsenclassedeneigeet,
moi,enexcursiondanslachaînePresidential.
—Tun’astoujourspastrouvédemoniteurremplaçant?
— Non. Je me demande si je ne vais pas jeter l’éponge. De toute façon, Jenn sera sur pied dans
quelquessemaines,etlaviereprendrasoncourshabituel.
Dèsquelesoleilfutlevéetmatassedecafévidée,j’embrassaiTanteJo,lançaimonsacdansla
voitureavantd’allumerlaradioetdedémarrer.
Cassie,DanetIanm’attendaientdéjàdevantlelycée.Jelogeaimonsacdanslasouteducaretallai
retrouvermesamis.Cassie,surexcitée,s’étaitsurpasséeenchoisissantsatenue:unegrossecasquette
detrappeurenfaussefourrure,desleggingsnoirsetd’énormesaprès-skis.Danavaitmisunbonnet
péruvien;celuiqueportaitIanaffichaitunlogodeskateboard.
—Tuasbucombiendelitresdecaféavantdevenir?demandai-jeàmonamie.
—Tusaisbienquejenetouchejamaisàcetruc!
—Tuasquandmêmedescendudeuxcannettesdesodaenchemin,observaDan.
Enguisederéponse,Cassietirasurlescordonsdesonbonnetpéruvien.
Ian me souriait, ce qui était bon signe. Je n’avais pas trop eu l’occasion de lui reparler depuis
l’épisodeavecAsherauBean.
—Prêtàt’éclater?lançai-je.
—Plusquejamais.J’attendsceweek-enddepuisdesannées.
Jemerapprochaiunpeudelui.Jeluidevaisbienquelquesexcuses.
—Tunousasmanquécettesemaineàlacantine,dis-je.
—Oui,j’avaisunexposéàterminer.
—Ah,d’accord.Jecroyaisquetumefaisaislatête.
—Non,merépondit-ildoucement.Biensûrquenon.
—Tantmieux!Onestamisdepuistoujours,aprèstout.
—Oui,onestamis…
Nous fûmes interrompus par Dan, qui donna une bourrade dans l’épaule de Ian et entama une
conversationaveclui.
Jejetaiuncoupd’œilautourdemoi,saluantaupassagelesfillesquejeconnaissais.Jefrémisàla
vued’EllieenrepensantàlamanièredontAsherl’avaitsuivielaveille.Bon,paslapeinedesombrer
danslajalousie!Aprèstout,c’étaitmoiquiavaisrepoussésesavances.Jem’attendaisàquoi?Qu’il
portesoncœurbriséenbandoulière?
L’espaced’unbrefinstant,jefusdéçuedenetrouverniluiniDevindansleflotd’élèves.
—Vite!ordonnaCassie.Grouille-toiavantqu’iln’yaitplusdeplacesàdeux.
Ilrégnaitunfroiddecanarddanslecar.Cassieetmoinousinstallâmesaufond,àcôtédesesamis
musiciens Trey et Evan. Elle se tourna pour leur parler de la nouvelle chanson sur laquelle elle
travaillait.
—Jel’aicomposéesurmonordi.Tenez,jel’aimisedansmoniPod.
DanetIansetrouvaientdeuxrangsdevantnous.
—Brrr!Onsecaille!seplaignitJoshBrooks.
—Unpeudepatience,çavient!luiréponditlechauffeurducarenmettantlechauffage.
— Mince, grogna Cassie, qui fouillait dans son sac à dos. J’ai laissé mon iPod dans mon sac de
voyage.Jevaisvoirs’ilsontdéjàfermélessoutes.
Elleselevaetremontaencourantl’alléecentraleducar.D’ungestemachinal,jetouchailagrille
d’aération:rien.Génial!Letrajetpromettaitd’êtreglacial.
Toutàcoup,unjetdevapeurbouillantemecinglalamain.Jehurlaidedouleur.
—Toutvabien?
Jesursautai:devantmoisetenaitDevin.
—Jemesuisbrûlée.
Je lui montrai ma main. Seulement, il n’y avait rien, ni marque ni rougeur. Devin me regarda,
étonné,sansfairedecommentaires.
— Est-ce que la place est prise ? demanda-t-il en indiquant le siège de Cassie. Je suis arrivé en
retard,etiln’yenapresqueplus.
—Euh,oui.Enfin…
—Oui,elleestprise!lançaAsherenseglissantàcôtédemoi.
Il dévisagea Devin. On aurait dit qu’il s’était installé à cet endroit pour faire enrager son cousin
plutôtquepourprofiterdemaprésence.
LevisagedeDevins’assombrit.
—Enplusilfaitbon,ici!poursuivitAsherenfrottantsesmainsgantées.Dommagequetudoives
tetrouveruneautreplace,monvieux…
—Veinard,murmurasoncousind’unevoixàpeineaudible.
Asherluirenditunregardtriomphant.
—Çava,c’estjusteunsiège,dis-je,agacéeparleurpetitjeu.
—Non,c’estbienplusqueça,déclaraAsher.
— Dis donc, lâcha Cassie en revenant vers nous, les joues rouges et les yeux pétillants. Tu m’as
piquémaplace,Asher.Dubalai!
Ashermeregarda,puistoisaDevinquiesquissaunsourirenarquois.Ilseleva,hochantpolimentla
tête,pourrendresonsiègeàCassie.
—Onsereverrasurlespistes,mepromit-ilens’éloignantdansl’allée.
Devinmefixaitcommes’ilessayaitdemerappelerlesavertissementsqu’ilm’avaitdonnés.Jelui
adressaiunsourirerassurant.
—Jel’airetrouvé!meditCassieenagitantsoniPod.Waouh,ilfaitbonici,comparéaurestedu
car.
— Parce que le chauffage n’est pas encore allumé ? lui demandai-je en sentant un frisson me
parcourirl’échine.
—Non.Jen’ycomprendsrien!
«Moinonplus»,faillis-jeluirépondreenpensantauthermostatquiavaitgrilléchezmoietàla
manière dont la vapeur avait jailli de la grille d’aération quand j’avais passé la main dessus.
Commentétait-cepossible?
Jemecontentaidehausserlesépaules.
—Aufait,trèsintéressantecettepetitescèneentrelesdeuxcoqs,commentamonamie.
— Louche, tu veux dire. C’est quoi, ce cirque ? Un coup, Devin semble m’apprécier et faire des
efforts pour me parler ; un coup, il garde ses distances. Quant à Asher, il me sort son numéro de
charme, et va draguer d’autres filles aussitôt après. On dirait que je ne les intéresse pas, et qu’ils
veulentmeforceràchoisirl’und’eux.
LesouriredeCassies’élargit.
—Bref,ilsattendentdetoilamêmechosequetouslesgarsdulycée.Cequiestnouveau,c’estla
façondontturéagis.
Ellefitunepause,puisreprit:
—Àlaréflexion,c’estmêmelapremièrefoisquejetevoisréagirtoutcourt.Enfin,depuiston
histoireavecJordan.
Jordan,leseuletuniquegarçonavecquij’étaissortie.Unecatastrophe.
—Non,jesuissûrequ’ilsveulentautrechose,répondis-jeenm’assurantquelesdeuxcousinsne
nousentendaientpas.
—D’accord,ditCassieenmetapotantlegenou.Ettoi?Qu’est-cequetuveux?
Jemecalaiaufonddemonsiègeetregardaileparkinggeléàtraverslavitrealorsquelecarse
mettaitenmarche.
Oui,qu’est-cequejevoulais?
Bonnequestion.
10
Jedormispendantlamajeurepartiedutrajet,latêtesurl’épauledeCassie.Lechauffageavaitfini
parfonctionnerdanstoutlecar,etilfaisaitunechaleurétouffante.
Aprèsnotrearrivéesurplaceaucrépusculeetl’attributiondeschambres,nousdescendîmesdîner.
Les gigantesques fenêtres du réfectoire donnaient sur la montagne, où de petites lumières
commençaientàscintiller,illuminantlespistes.
J’engloutis mon repas en un clin d’œil ; je n’avais pas réalisé à quel point je mourais de faim.
Pendantquelesserveursdébarrassaientlestables,Ianproposauneséancedeskinocturne,cequifut
refuséparMlleManning.Maisonnouslaissaquartierlibrepourlerestedelasoirée.
Nousnousréunîmestousautourdel’immensecheminéedelasallecommune,oùl’onpouvaitse
réchauffer au coin du feu et commander des chocolats chauds au bar. Installée sur une banquette,
Cassieouvritsavesteenpolaireetensortitsaflasqueenmétal.
—Çavapas,latête?chuchotai-je.Onvasefairecoller!
— Tu préfères rester ennuyeuse, aligner les bonnes notes et entrer dans une super université, ou
vivreunséjourinoubliable?répliquaCassie.
Aprèsavoirvérifiéquepersonneneregardait,elleversaunpeud’alcooldanssonchocolatchaud.
Ce n’était pas la première fois qu’elle me titillait au sujet de mon sérieux. Je réfléchis : étais-je
aussicoincéequ’elleleprétendait?
—D’accord,dis-jeenluifaisantsignedes’exécuteravantquejenechanged’avis.
Trey,Evanetlesautresnousrejoignirent.
IanvintsecollercontremoipendantqueCassiepapillonnaitaumilieudugroupeenservantunpeu
d’alcoolàchacun.
JemejuraidenepaspenseràAsheretàDevin,niàmonentréeàl’université,niàmesnotes,niau
thermostat.Jedevaisprofiterdel’instantprésent.Cassieavaitraison:jepouvaisparaîtrecoincée.Il
fallait que je me détende un peu, que je m’amuse. Qu’est-ce que j’en avais à faire si Asher était
énigmatique, Devin mystérieux, et qu’ils donnaient l’impression de me suivre partout où j’allais ?
D’ailleurs,jenelesavaispasvusdepuislafindudîner.Jejetaiuncoupd’œilautourdenous.Devin
lisaitdansuncoin.Asher,lui,n’étaitpasenvue.
Cassielevasatasseetpritunegrosserasadedechocolatalcoolisé,bientôtimitéeparEllie.Ianme
jetaunregardenbiais,quej’évitai.
—Avecquituveuxsortir?chuchotai-jeàCassie.Ilparaîtqueçasefaitbeaucouppendantcegenre
deséjour…
Ellemelançaunsouriremystérieux.
—Ilfaudraitquejeboiveunpeuplusavantdetel’avouer.
Pendantlesdeuxheuresquisuivirent,quelquespersonnessedésolidarisèrentdugroupe,tandisque
d’autresvinrents’ygreffer.D’unairabsent,Ianmecaressaitlegenouaveclepetitdoigt.
Devin,quin’avaitpasbougédesonfauteuil,relevaitdetempsàautrelatêtepourmeregarder.À
quoipensait-il?Devais-jel’inviteràsejoindreànous?Detouteévidence,iln’étaitpasàsonaiseici,
contrairement à Asher. Je ne le connaissais pas encore suffisamment pour savoir s’il espérait, ou
redoutait,qu’onluiproposedeveniraucoindufeu.
Jem’apprêtaisàprendreunenouvellegorgéedemaboissonamélioréequandjem’aperçusquema
tasseétaitvide.
—Quelqu’unveutunchocolat?dis-jeenmelevant.
—Oui,réponditIanencalantsesmainsderrièresanuque.J’enprofite,pourunefoisquecen’est
pasmoileserveur.
JepassaidevantDevin,quimesourit,etrejoignislebar,oùjecommandaileschocolats.Soudain,
unevoixfamilière–chaleureuse,rauque,unbrineffrontée–meparvintdepuislecouloirderrièrele
bacàglaçons.Moncœurmanquauncoup.
Labarmaidmeservitdeuxtassesfumantes.Jelessaisis,maisl’unedesansesétaitétrangementplus
chaude que l’autre. Une brûlure fulgurante me traversa la main, et je laissai tomber la tasse,
éclaboussantlebardechocolat.
—Pardon,bafouillai-je,gênée.
Lajeunefemmepartitchercheruneserpillièreentraînantlespieds.Quelquesglaçonspourraient
rafraîchir le chocolat, mais pour aller les chercher je devrais me rapprocher d’Asher. Est-ce que
j’avaisréellementenviedelecroiser?
Je risquai un regard dans le couloir : Asher me tournait le dos, penché au-dessus de quelqu’un
adosséaumur.Ellie!
—Maisqu’est-cequevousfaites?lâchai-jesanspouvoirmecontrôler.
—Skye!s’écriaEllieensedétachantd’Asher.Qu’est-cequ’ilya?
Ashermesouritcommesiderienn’était.
—Tiens,Skye!Tut’amusesbienaveclesautres?
—Euh…oui,dis-jeenmesentanttoutàcoupridicule.Jeviensprendredesglaçons.Jenevoulais
surtoutpasvousdéranger.
—Desglaçons?medemandaAsher,suspicieux.Dansduchocolat?
—Oui,ilestvraimenttropchaud,fis-je,lesjouesenfeu.
Jemeplaçaientreeuxdeuxetattrapaiunepoignéedeglaçons.Asherm’observaitd’unœilméfiant.
Ellie,lesbrascroisés,regardaitailleurs.
—Skye?lançaIan,quiarrivaitavecnosdeuxtasses.
Lorsqu’ilm’aperçutavecmarationdeglaçons,ilsourit.
Je m’approchai de lui pour mettre les glaçons dans nos tasses, mais ceux-ci fondirent
instantanémententremesdoigtsavantd’atterrirenuneflaqued’eausurletapis.
—Hein?marmonnai-je,leslarmesauxyeuxsansraisonapparente.
Ducalme!Paslapeinedepéteruncâbledevanttoutlemonde.
LeregarddeIanseposatouràtoursurAsher,surEllie,etenfinsurmoi.
— Comme tu mettais du temps, je suis venu voir si tout allait bien. Waouh ! Tes yeux sont
redevenusargentés!
Ashermejetauncoupd’œilsévère.
Moncœurbattaitàtoutevitesse.
—Est-cequeçava?demandaIan.
—Oh,toutvabien,s’empressaderépondreAsheravantdereportersonattentionsurmoi.Est-ce
queIanettoi,vousêtes…?
—Quoi?Non,biensûrquenon!m’écriai-je,avantdemerendrecomptequeIann’avaitpaspipé
mot.
Unsilencepesants’abattitsurnous.
—Bon,jevaisrapporternostasseslà-bas,déclaraIansanscachersonembarras.
Jedevaisagir.
—Désoléedevousavoirinterrompus,dis-jeenmetournantversAsheretEllie.Reprenezlàoù
vousenétiez.
JelongeaislecouloirpourretrouverIanlorsquej’entendislavoixd’Asher.
—Skye,attends!
—Quoiencore?fis-jeenm’arrêtant.
Ilarrivaitàpetitesfouléesversmoi.
—Qu’est-cequisepasse?demanda-t-ilenfourrantsesmainsdanssespoches.
—Commentça?
—Qu’est-cequit’arrive?
—Rien.
—Alors,pourquoitut’énerves?
—Jenem’énervepas,répliquai-jeunpeutropvite.
Asherm’adressaunregardétrange.
—Tunevaspast’entirercommeça!Situnemeledispas,jem’inventeraimapropreexplication.
Etelleneserapasforcémentbonne.
Commentmesortirdecemauvaispas?Etpourquoiétais-jeaussiagacée?
—Alors?m’encouragea-t-il.
—Jenesaispas…Jecroyaisquetu…tusais.Maisàprésent,tudraguesEllie.
Jemetusetlevailesyeuxverslui.Ilmeregardaitd’unairtendre,quimedéstabilisaencoreplus.
—Excuse-moi,soufflai-je.Çadoitêtrelafatigue.
—Tuasdormitoutletempsdutrajet.
—Tum’asvue?
—Jevoistoutdetoi.
—Nechangepasdesujet,bredouillai-je,estomaquée.Jet’enveuxtoujours.
—Nemedispasquetuesjalouse,lança-t-il,lesyeuxbrillants.
—Tulefaisexprès?demandai-je.
—Peut-être.
Jedevaispartird’icileplusvitepossible,histoiredesauverlepeudedignitéquimerestait.
—J’yvais.Ettoi,retourneavecEllie,dis-jeenpoursuivantmonchemin.
—Oh,Skye!s’exclamaAsherderrièremoi.Jeplaisantais!
Maisj’avaisdéjàregagnémaplaceprèsdufeu.Ian,lesyeuxbaissés,lescoudessurlesgenoux,
serraitsatassecommes’iltentaitdes’yaccrocher.Jeluitapotail’épaule.
—Viens,onvaprendrel’air,luidis-je.
Jefussoulagéedelevoiracceptermaproposition.
Nousenfilâmesnosmanteauxetsortîmessurlaterrasse.Devinnousavaitjetéundrôlederegard
quandnousétionspassésprèsdelui.PourquoiAsheretluiavaient-ilsbesoind’épiertousmesfaitset
gestes?
Dehors,ilfaisaitcomplètementnoir.Deslumièrestremblaientauloinsurlamontagne.Cellesde
l’aubergeéclairaientlaneige,formantunhaloautourdelaterrasse.Au-delà,leclairdeluneprojetait
salueurbleutée.
—Ian…
—Non,nedisrien.
—Toietmoi,onestamis…
—Jet’ensupplie,épargne-moile:«Restonsamis»!Lesmecsdétestententendreça.Onsesent
encoreplusnulsdecroirequ’ilpourraitsepasserquelquechose…
J’eusl’impressionquemoncœurallaitsedécrocher.
—Maisc’estlaréalité!Onestamis,etjeveuxqu’onlereste.Cassie,Danettoiêtesmesmeilleurs
potes.Qu’est-cequejeferaissansvous?
Ilglissalesmainsdanssespoches.
—TuaimesAsher,n’est-cepas?
—Jen’ensaisrien.C’estbête,maisilaquelquechosequime…Jen’arrivepasàl’expliquer.
—C’estundonJuan.Ilvatefairedumal.
Jenesouhaitaispasparlerd’Asher.
—Toietmoi,onresteamis?insistai-je.
—Oui,réponditIanensouriant.
Lesmainssurlarambardedelaterrasse,jemepenchaienavantetregardailaneigebrillersousle
clairdelune.
—Ceseragénial,deskierdemain!
Ianm’imita,sonépaulefrôlantlamiennedemanièrerassurante.
Soudain, quelque chose attira mon regard : Devin se dirigeait vers les arbres, seul, comme
d’habitude. Je l’aurais bien rejoint, pour fuir l’atmosphère pesante de l’auberge… Ian suivit mon
regard.
—TuasremarquéàquelpointDevinestcalmequandAshern’estpasdanslesparages?fis-je.J’ai
enviedeça,desfois.Decalme,depaix.C’estsiduràavoir.
—Mouais…Jetrouveçaennuyeux.
—J’auraisaiméskiercettenuit,dis-je.Etsionyallaitquandmême?
Ianagitalebrasenriant.
—Non,jenetienspasàavoirdesproblèmes.Laseuleinfractionquejemepermets,c’estl’alcool
deCassie.Siencoreonpartaitengroupe…Maisjustetoietmoi,c’esttropdangereux.
«Asherleferait,lui,pensai-je.Ilviendraitavecmoi.Ilenfreindraitlesrègles.»Saufqu’ilétaiten
traindeflirteravecEllie…
Ianetmoinousattardâmesencorequelquesminutessurlaterrasse,puisjeluisouhaitaiunebonne
nuitetretournaiàl’intérieur.
CassieetDanétaienttoujoursinstallésavecnosautrescamaradesautourdelacheminée,maisje
n’étaisplusd’humeuràmejoindreàeux.Jemontailesmarchesdeuxàdeuxjusqu’àlachambreque
jepartageaisavecCassie,meruaisouslescouverturesetrestaiallongée,plongéedanslesténèbres.
Quand Cassie arriva à son tour, je l’entendis m’appeler, mais je ne lui répondis pas. Je demeurai
couchée, raide, incapable de dormir ou de penser à quoi que ce soit d’autre qu’Asher. Pourquoi ?
Pourquoihantait-ilmespensées?MaruptureavecJordannem’avait-elledoncrienappris?
11
Lepetitdéjeunerfutunevéritabletorture.
Ian était de nouveau distant avec moi, et je faisais tout pour éviter de croiser le regard insistant
d’Asher. Devin boudait dans son coin. Asher lui avait-il raconté ce qui s’était passé la veille ? Ils
étaientcousins,aprèstout,etonseracontecegenredechoses,entrecousins.
Bientôt,toutlelycéesauraitquejem’étaistapélahontedemavie!
Jenedésiraisqu’unechose:chaussermesskisetm’évader.
Après le petit déjeuner, M. De Nardo, le professeur d’anglais, forma les équipes. Cassie faisait
partiedugroupedespoussins,etDan,malgrésonbonniveau,décidadelasuivrechezlesdébutants.
Jemeretrouvaidansl’équipedesskieursconfirmés,encompagniedeIan,Ellie,Maggie,Devinet
Asher.Cederniervintàmarencontreetmurmuramonnomàl’oreille.Jel’esquivai.
Surlecheminversletélésiège,Ianmejetaunregardperplexe.
—Onleprendensemble?proposai-je.
—D’accord.
Je me collai à lui pour être sûre de ne pas me retrouver avec quelqu’un d’autre. Il était hors de
question de prendre le télésiège avec Ellie après ce qui s’était passé la veille. Et si Asher pensait
pouvoirremonterlamontagneavecmoi,ilsefourraitledoigtdansl’œil.LuietEllien’avaientqu’à
s’asseoirensemble!
Ilfaisaitfroidausommet.Lesgensquiskiaientenbasdelapisteressemblaientàdeminuscules
pixels.Latêteenarrière,j’observailecielbleu-grisetm’imaginaiêtreseuleaumonde.
Ian et moi rejoignîmes notre groupe au bord de la piste noire, appelée l’Échelle de Jacob. Ian
commençaàdiscuteravecunefille.Par-dessussonépaule,jeremarquaiDevin,enretrait.
—Unejournéeidéalepourskier,pasvrai?fitAsher.J’espèrequelebeautempssuivra.
Jenerépondisrien.
—Écoute,àproposd’hiersoir…,reprit-il.
— On oublie tout, d’accord ? dis-je en me tournant vers lui. C’est arrivé et maintenant c’est
terminé.Onavance.
—«On»?
Savoixétaitsérieuse,maisilconservaitsonéternelleexpressionmoqueuse.Agacée,jemismes
lunettesdeskietmeconcentraisurlapiste.
—Tusaisskier?
—Jen’aiperduaucunecoursecetteannée,répondis-jesansluiaccorderunregard.
—Impressionnant!Tuasuneexcellentemaîtrisedelatechnique.
Arquésursesskis,ildécrivitunarcdecercle,obligeantungarçonquisetenaitprèsdemoiàse
décaler.
—Maiscen’estpastout,mechuchota-t-il.
—Ah!Etqu’est-cequ’ilyad’autre?demandai-je,lesyeuxrivéssurlapente.
—Tuadorestesterteslimites.C’estpourçaquetuaimestantskier.Tufrôleslachute,sachantque
tu peux te rattraper. Tu aimes tout contrôler, car tu es consciente que, si l’on te poussait un peu, tu
seraiscapabledebasculerducôtéobscur.
—N’importequoi!répliquai-je.
Ilneconnaissaitriendemavie.Etj’allaisluifaireravalersonsourireprétentieux!
—Autempspourmoi,dit-ilenajustantsonmasquedeski.Quelacoursecommence!
Il s’élança, le torse en avant, les bras près du corps. Une seconde plus tard, je le suivis. Je ne
pensaisdéjàplusàskieravecIan.Asherm’avaitlancéundéfi,etjedevaislerelever.
LesyeuxbraquéssurAsher,jenevoyaispluspersonned’autre.S’iltournaitàdroite,jel’imitais.
S’il coupait un virage juste avant une bosse, je faisais de même. C’était un jeu, un challenge. Je
ressentaislebesoinimpérieuxdeluiprouvermescapacités.
Asher était un excellent skieur. Ses gestes étaient pleins d’assurance, bien maîtrisés, sans qu’on
perçoivelemoindreeffortdesapart.
Toutàcoup,jemetrouvaiàsahauteur.Penchéenavant,iltentadetenirlacadence,maisilfinitpar
selaisserdépasser.J’allaisdeplusenplusvite.Leterrainsemblaits’échappersousmesskis,comme
dusabledansunsablier.Soudain,laneigecédapourdevrai.Jeperdisl’équilibre,maisréussisàne
pastomber.
Je jetai un coup d’œil en arrière et une vague de terreur me submergea. Une énorme masse de
neigedévalaitlapente,seprécipitantsurmoiàunevitessevertigineuse.Moncœurtambourinaitdans
mapoitrine,etj’avaisdumalàrespirer.L’avalanchegagnaitduterrain.Paniquée,jecherchaiautour
demoiunendroitoùm’abriter,n’importequelleaspéritéàlaquellemeraccrocher.Rien!Iln’yavait
pluspersonnederrièremoi.J’étaisseule,seuleetendanger.
Le souffle coupé, je percutai violemment le flanc de la montagne. Une douleur phénoménale me
traversalachevilleaumomentoùcelle-cisedérobasousmonpoids.
J’avaisperdutoutcontrôle.
Iln’yavaitplusquecettesensationdechute,mêléedepeuretd’allégresse.
12
Quelqu’unm’appelaitauloin.C’étaitbeauàentendre,commeunechansond’unautremonde.
Est-cequej’étaismorte?C’étaitça,leparadis?
Ouest-cequej’étais…ailleurs?
—Skye?
J’ouvrisgrandslesyeuxetmeredressaidoucement.
Jemetrouvaisdansunesortedegrotte.C’étaitunendroitsombre,oùseulefiltraitunepâlelueurà
traverslesparoistranslucides.J’étais…coincéesouslaneige?
DevantmoisetenaitAsher,àgenoux.
—Qu’est-cequetufichesici?demandai-jed’unevoixrauque.
—Tuesréveillée!souffla-t-il,soulagé.Toutvabien?Commenttutesens?
— Ma tête…, commençai-je en essayant de dissiper la brume qui m’envahissait le crâne. Et ma
cheville…Jecroisquejemelasuisfoulée,oucassée.Onestoù?
—Jecroisqu’onesttombésdansunegrotte.Jet’aivuedisparaîtredansuntrou,alorsj’aisauté
pourterejoindre.
Ilexaminamacheville.Jegrimaçai.
—Désolé…
Ils’éclaircitlagorge.
—Jenepeuxrienfairepourtafoulure.J’aiappeléàl’aidetoutàl’heure…
Illevalesyeux,sansdouteverslemondeextérieur.
—Jenevoulaispastelaissertouteseuleici,poursuivit-ilenentourantmonpieddeneige.
—C’étaitvraimentbizarre,lâchai-je.J’aisentiunevaguedepuissancem’envahiràmesurequeje
te rattrapais. Et… on aurait dit que la neige et la glace se désintégraient au fur et à mesure que
j’avançais.C’étaitterrifiant.
Ashern’avaitpasl’airétonné,plutôtincrédule.Jecraignissoudainquemesyeuxsoientredevenus
argentésetdétournaileregard.
—Jesais,çaal’airfou,ditcommeça,conclus-je.
Il ne répondit pas. Le silence glacial de la grotte me fit frissonner. Mes doigts engourdis me
brûlaient.
—Tuasfroid?demandadoucementAsher.
—Jegèle!
—Tiens,medit-ilenm’enveloppantdanssaparka,quigardaitencorelachaleurdesoncorps.
—Non,protestai-je.Tuenasbesoin.
—J’ailesangchaud,çavaaller.Tutesensmieux?
—Oui,merci.
Ilmefixaitd’unairétrange.
—Sijetemontrequelquechose,tumeprometsden’enparleràpersonne?lâcha-t-il.
—Tuveuxmedivertirjusqu’àl’arrivéedessecours?
—Onvadireçacommeça.Mais,avant,tudoismepromettre.
—Promis.Jesuisouverteàtouteformededistractionpouvantm’empêcherdepenserànotremort
prochaine.
—Onnevapasmourir,déclara-t-il.
Il semblait si sûr de lui que je le crus presque, alors que je ne savais pas comment quiconque
pourraitnoustrouveravantquel’onfinisseenglaçonsgéants.
Ashersemitderrièremoi.Jesentaissontorsetoutcontremondosetsonsoufflesurmanuque.Je
tentai en vain de contrôler ma respiration : la douleur, le froid et la proximité d’Asher m’en
empêchaient.
Ilpassasesbrasdevantmoi.
—Tendslesmains,ordonna-t-il.
Jem’exécutai,lentement.Illespritdanslessiennesetlestournapaumesverslehaut.
—Surtout,n’aiepaspeur,murmura-t-il.
Commentpourrais-jeêtrepluseffrayéequejenel’étaisdéjà?
Etpuis…
Unepetiteflammesemitàdansersurmespaumes.Elleétaitinoffensive:sadoucechaleurravivait
lacirculationdansmesdoigtsengourdis.Peuàpeu,lagrotteseremplitd’unefaiblelueurorangée
projetantdesombressurlesparois.
Jetenaisdufeudansmesmains!
—Asher?couinai-je,lecœurbattantàtoutrompre.Co…commenttuarrivesàfaireça?
—Unmagiciennedévoilejamaissessecrets.
Laflammevacilla,puismontajusqu’auplafond.Bientôt,elleperçauntroudanslaneige,révélant
lecielau-dessusdenostêtes.
—Wouah!s’exclamaAsher.C’étaitpasprévuauprogramme…
Ils’écartaetsepostaenfacedemoi,lessourcilsfroncés.
—D’habitude,jecontrôlemieuxcetour.Jenesaispaspourquoiça…
Ilsetutetmecaressalajoue.Ilavaitlesdoigtsencoretièdes,etmesfrissonscessèrent.
—Àproposd’hiersoir…,commença-t-il.
Jesoupirai.
—J’aipasenvied’enparler.
—Non,attends,c’estvrai:j’essayaisd’attirertonattention.Maispaspourlaraisonquetucrois.
—Alors,pourquoi?
Ilmesouritaffectueusementtoutencontinuantdemecaresserlajoue.
—Skye,chuchota-t-il.C’est…compliqué.
—Jenecomprendspas…,dis-jetoutbas,prised’uneenvieirrésistiblededormir.
—Onn’estpasobligésdedéciderdusortdumondetoutdesuite,fitAsher,énigmatique.
Ilplaçalamainsousmatête,quiroulasursonépaule.
—Skye,resteéveillée,s’ilteplaît!Parle-moi,net’arrêtepas.
—Tuveuxquejedisequoi?
—N’importe,toutcequitepasseparlatête.
Lesmotssortirenttoutseulsdemabouche.
—Mesparentssontmorts…
Monesprits’embrumaitpeuàpeu.
—…dansunaccidentdevoiturequandj’avaissixans.
—Jesuisdésolé,réponditAsherd’unevoixdouce.
Ilmepritlamain.J’enfouislevisagedanssapoitrineetmelaissaibercerparsarespiration.
—Jenemesouvienspastropdel’accident.Jenesaispaspourquoij’aisurvécu…
C’étaitbond’enparler,moiquin’enparlaisjamaisavecpersonne.
—J’auraispumourir.
Prononcéeàvoixhaute,cettephraseétaitterrifiante.
Asherécartaunemèchedecheveuxdemonvisage.
— Mais tu n’es pas morte, dit-il avec gentillesse. À présent, repose-toi, les secours vont bientôt
arriver.
Matêtedevinttoutelourde,etlemondes’assombrit.Avantdeplongerpourdebondanslatorpeur,
jesentisledouxcontactdeslèvresd’Ashercontremonfront.
Enfin,jecrois.
13
Lorsquej’ouvrisdenouveaulesyeux,jemetrouvaisdansuntoutautreenvironnement.
Allongéedansunlitétroitsousunecouvertureenlaine,jeportaisunpyjamaenflanellequejene
connaissais pas. Apparemment, j’étais à l’infirmerie du chalet, un lieu triste et austère. Le plafond
étaitcouvertdecraqueluresetd’auréolesd’humiditéquel’onavaitmaladroitementtentédemasquer
avecdelapeintureblanche.Jemesentaisbienmieuxqu’avant,sil’onfaisaitabstractiondeladouleur
quim’enserraitlacheville.
Avais-je vraiment été bloquée dans une grotte de neige en compagnie d’Asher ? Avait-il fait
apparaître… du feu à partir de rien ? J’avais l’impression de me réveiller d’un rêve pour me
confronteràladureréalité.
OùsetrouvaitAsher?Jetournailatête,espérantlevoirassisprèsdemoi,pourqu’ilm’explique
que tout cela n’avait été qu’un tour de mon imagination. Ou qu’il m’avoue avoir caché un briquet
danssamain.
MaismonregardrencontraDevin.Installédansunfauteuildevantlafenêtre,ilregardaitlespentes
enneigées.
—Qu’est-cequetufichesici?demandai-je.OùestAsher?
Devinsetournaversmoi,impassible.
—Ah!Tuesréveillée.
Monpoulss’accéléra.
—Jesuisrestéeendormiecombiendetemps?
—Unbonmoment,répondit-ilenexaminantsesmains.
—Est-cequejevaisbien?
—Tun’asaucunecommotion,c’estleprincipal.Toutlerestepeutparfaitementsesoigner.
—Toutlereste?
J’essayai de me redresser, mais Devin m’en empêcha d’un geste doux. Prise d’un vertige, je
reposailatêtesurl’oreiller.
—Oùsontmesamis?Qu’est-cequetufaislà?
—Jemesuisfaitdusoucipourtoi.Tachutet’afaitoublierquenoussommesamis,toietmoi?
Infirmière!OndiraitqueSkyeestfrappéed’amnésie!
—Arrête!OùestAsher?
—Oh…Partisechanger,seréchaufferousetrouverdenouvellesgroupies;qu’est-cequej’en
sais?Jenesuispassonangegardien.
Lemot«groupies»mefittiquer.
—Non,maistuessoncousin,dis-je.Tudevraist’inquiéterpourlui.Onauraitpumourir…
Devinfitunegrimace.
—Asherpeuttrèsbiens’occuperdeluitoutseul.Parailleurs,iln’apasuneseuleégratignure.
—Etquinousasortisdelà?Je…aïe!
En voulant me redresser, je sentis une douleur atroce dans ma cheville entourée d’un bandage
serré.
Devinsecoualatête,commes’ilavaitoubliéquej’étaisblessée.
—Tuasmal?
—Plutôt,oui.J’aidûmefaireuneentorse.
Devinseleva,s’approchadulitetappliquasesmainscontremachevilled’ungesteincroyablement
doux.Jemelaissaiallercontremonoreiller,envahieparunesensationdecalme.
Il appuya un peu plus fort. La douleur se fit plus aiguë, puis, chose invraisemblable, cessa
complètement.JeregardaiDevin,abasourdie.Ilretirasesmains.
—Çadevraitalleràprésent.
Jetournaimonpieddansunsens,puisdansl’autre:plusaucunegêne!
—Commentas-tu…?
Je fus interrompue par l’arrivée de Cassie, Dan et Ian. Le bonnet de Cassie était de travers, les
lunettesdeskideDanpendaientautourdesoncou,etIansemblaitperdu,commes’ilnesavaitpas
quoifairepourmeréconfortersanscafélatte.
—Skye!Toutvabien?s’écriaCassieenseruantversmoi.Onaentendudirequetuavaisétéprise
dans une avalanche, et… Oh, tu as l’air en pleine forme. Tu t’es cassé quelque chose ? Tu pourras
remarcherunjour?
—Jevaisbien,jecrois,déclarai-jeensouriantàDanetàIan,restésenretrait.
—Cool,s’exclamaDanavantderemarquerlaprésencedeDevin.Salut,mec.
—Salut,réponditDevind’untonpincé.
Cassieluijetauncoupd’œil,puissepenchaversmonoreille,unlargesourireauxlèvres.
—Onnevousgênepas?Onpeutpartir,situveux…
—Arrête,Cassie!
—Ilfautquejemesauve,annonçatoutàcoupDevin.
Ohnon!J’avaisencoretantdequestionsàluiposer!Essayait-ildeleséviter?
—Devin…
—Jesuiscontentquetuaillesbien.
Ilseleva,adressaunbrefsalutàmesamisetsortitenclaquantlaportederrièrelui.
—D’accooord,ditenfinCassiepourromprelesilencequivenaitdes’installerdanslachambre.
J’aientendudirequ’Ashers’étaitcomportéenhérospendanttonsauvetage.
—Est-cequ’ilvabien?fis-jeenmeredressantàlamentiondesonprénom.Iln’estpasblessé?
Devinn’avaitpasl’aird’êtreaucourant.
«Nides’eninquiéter»,pensai-je.
—Ilvabien,maugréaIan.Cemecauneveinedecocu!
—L’avalancheafaitdesvictimes?poursuivis-je.
—Aucune,Asherettoiétiezdrôlementenavancesurlerestedugroupe,expliquaIan.Vousskiiez
àunevitessedemalade!
—Ouais,j’aiprissondéfiunpeutropàcœur…Désoléedet’avoirlaisséderrière.
—Pasgrave!J’aijamaisaimélesavalanches,detoutemanière,plaisantaIan.Jevaistechercher
unbonchocolatchaud.
Rapporterdelanourritureoudesboissonspourconsolersesamis:duIantoutcraché.
—Jeviensavectoi,déclaraDan.JevaisprévenirManningetDeNardoqueSkyevabien.
Dèsqu’ilseurentdisparu,Cassiesepenchaversmoi.
—Alors,ques’est-ilréellementpassé?
—Dequoituparles?
—Skye,jet’enprie!Jesuistameilleureamie,tudoismedirequelquechose.
J’étaisperplexe:pouvais-jeluiconfierlavéritésurcesévénementsétranges?Sijedevaism’en
ouvriràquelqu’un,c’étaitbienàCassie;maiscommentluiexpliquerqu’uneflammeavaitsurgiau
creuxdemespaumes?EtqueDevinm’avaitsoignélachevillejusteenposantsesmainsdessus?
Avantquej’aiepumedécider,uneinfirmièrepénétradanslapièce.
Etj’euslesentimentd’êtresauvéepourladeuxièmefoisdelajournée.
14
— Donc, si j’ai bien compris, résuma Cassie en regardant mon reflet dans le miroir avant de se
retourner,tut’esévanouiedanslesbrasd’Asherpourteréveillerdansceuxde…Devin?
Lesoleils’étaitcouchéderrièrelesmontagnes,nousnouspréparionsdansnotrechambrepourla
veilléeautourd’unfeudecamp.L’infirmièrem’avaitlaisséepartiraprèsavoirconstatéquelesseuls
symptômesquejeprésentaisétaientceuxd’unennuiprofond.
— Mouais, tu peux effectivement déformer mes propos pour en arriver à cette conclusion,
répondis-je.
J’étaisassisesurmonlit,adosséecontreplusieursoreillers,vêtued’unvieuxjeanetd’unevesteen
polairenoire.Cassies’appliquaituntraitd’eye-linerbrunsurlespaupières.Pourquisemaquillaitelleainsi?Ellenem’avaitparléd’aucungarçoncesdernierstemps…D’habitude,quandCassieétait
amoureuse,nousétionstousmisaussitôtaucourant.
—Alors?insista-t-elle.Desdétails?
J’espéraisqu’aprèsl’arrivéeimpromptuedel’infirmièreCassieauraitoubliésesquestions.Mais
non.Jepensaiàlaneigequisedérobaitsousmesskis,àmaterreurfaceàl’avalanche.ÀAsheretàla
grotte.Aufeu.EtàDevinquim’avaitsoignéedecettefaçonincroyable.C’étaitdéjàfoud’ysonger;
alors, en parler à voix haute… J’en étais à me demander si ma chute n’avait pas provoqué des
hallucinations.
Je voulais retrouver Devin et Asher pour qu’ils m’expliquent ce qui s’était passé. Mais Cassie,
métamorphoséeenmèrepoule,nem’avaitpaslâchéed’unesemelle.
— Il n’y a rien à raconter, prétendis-je. J’ai perdu connaissance après avoir été entraînée par
l’avalanche,c’esttout.Jenemesouviensderien,àpartlaprésenced’Asher.
— C’est ça ! ironisa Cassie en étalant du gloss sur ses lèvres. Pas grave, je finirai bien par
découvrirlavéritéunjouroul’autre.
Elle émit un petit gloussement. Mon amie avait un rire communicatif qui nous avait déjà valu
quelquessoucisaulycée.Jen’yrésistaisjamais,etcettefoisencorejememisàrireavecelle.
NousriionstoujoursaumomentoùDanetIanfrappèrentànotreporte.
Cassierectifiasonmaquillage,etjeluilançaisonmanteau.Machevillenemefaisaittoujourspas
souffrir,commesiellen’avaitjamaisétéfoulée.
—Ilparaîtqu’Ashert’asauvélavie?fitIan.
—Jen’iraispasjusqu’àdireça.
Quoique… Sans lui, on ne m’aurait jamais retrouvée. Devin et Asher avaient l’étrange faculté
d’apparaîtreaumomentoùj’étaisendanger.Dangerquin’avaitjamaisétéaussiomniprésentavant
leurarrivéeàRiverSprings…
Touslesquatre,nousempruntâmesunpetitcheminquiserpentaitàtraversbois.Noussuivionsle
raidelumièredelatorchedeCassiedontlemouvementmerappelaitceluidelaneigesedérobant
sousmesskis.Mavisionsebrouillaet,pendantquelquessecondes,jemesentispartir.
—Çava?medemandaIanenserapprochantdemoi.
Jesecouailatêtepourmeressaisir.
—Oui,çava.
— Tu ne devrais peut-être pas sortir si peu de temps après ton accident. Tu veux que je te
raccompagnedanstachambre?
Retourneràlachambrenechangeraitrien.Jen’avaispasbesoind’unenuitdesommeil,maisde
réponses à mes questions. Je devais savoir si je devenais folle, ou s’il y avait ne serait-ce qu’une
infimepossibilitéquetoutcelasoitréel.
Lesentierdébouchaitsuruneclairièreoùflambaitungrandfeu.MlleManningachevaitdedicter
lesrèglesauxlycéensdéchaînés.
—Pourrappel:pasd’alcoolnidecigarettes.N’oubliezpasdebienéteindrelefeu,etnettoyezles
lieuxavantdepartir.
Ellesouritetagitaunsacenplastiqueremplidemarshmallows,debiscuitsetdechocolat.
—Pournousremettredenosémotions,précisa-t-elleenmejetantuncoupd’œil.
Cassie, Dan, Ian et moi repérâmes un rondin de bois sur lequel nous asseoir. En chemin, je fus
bombardéedequestionsparmescamarades.Larumeurallaitbontrain…Seulement,jenesavaispas
comment expliquer ce qui s’était passé en haut de la montagne et, plus tard, à l’infirmerie. J’allais
devoirtrouveruneversionconvaincante…
—Elleaétéfantastique,intervintunevoixderrièremoi.
Ashermerejoignit,touslesregardsbraquéssurlui.
—Vousauriezdûvoirça!Unénormemorceaudeglaces’estdétachédelamontagneetaaccéléré
l’avalanche.Etpourtant,Skyearéussiàl’éviter,dit-ilavecunsourireentendu.
—Jusqu’àcequejetombe,ajoutai-je.
—Quandmême,c’étaithéroïque.Pasétonnantqu’ellegagneautantdemédaillesauski!
—Çan’avaitriend’héroïque.
—Vucommetut’escognélatête,tuassansdouteoubliélamanièredontças’estpassé.
Il m’adressa un regard insistant, et je me tus. De toute façon, je lui avais promis de garder son
secret.
—C’estpossible,fis-je,jouantlejeu.Jenesaismêmepluscommentonestremontésàlasurface.
Peut-êtrequetupourrasmeleraconter,aprèslaveillée?
Iln’eutpasletempsdemerépondre,carEllieletiraparlebras.
—Jesuiscontentequetuaillesbien,Skye,lança-t-elleenlepoussantdel’autrecôtédufeu.
Ashermeregarda,impuissant.
—Ondiraitquec’estfichupourtoiaveclui,chuchotaCassiealorsquejem’installaisentreelleet
Ian.
—Qu’est-cequetuveuxqueçamefasse?dis-jeenhaussantlesépaules.
Enréalité,jefulminais.Commentpouvait-ilsecomporterainsiaprèscequenousavionsvécudans
lagrotte?Jen’avaispourtantpasrêvé,ils’étaitbienpasséquelquechoseentreluietmoi…
Une fois les marshmallows distribués, nous commençâmes à les faire griller au-dessus des
flammes.
—C’estgrâceàtoiqu’onvaserégaler,ditIan.Tudevraisalleràl’infirmerieplussouvent.
—Oui,MlleManningaétésupersympaavecmoi!
Elle s’était occupée de toutes les formalités administratives et avait essayé de contacter Tante Jo,
dontletéléphonenecaptaitpas.Elleavaitalorsappeléàsonbureau,oùsescollèguesavaientpromis
delajoindreparsatellite.
Cassietapadanssesmainspourattirerl’attentiondenoscamarades,lesyeuxbrillants.
—Etsionseracontaitdeshistoires?
—J’enaiune,réponditAsher.
Lerefletdesflammesquidansaitsursonvisageaccentuaitlafossetteaucoindesabouche.
—C’estunelégendefamiliale,précisa-t-il.
Devin,lamâchoireserrée,fixaitlefeuensilence.
—Ilétaitunefois,commençaAsheravecungestethéâtral,uneassembléequirégnaitsurlepeuple
terrien. Cette assemblée avait bien plus de pouvoir que le président des États-Unis et toutes les
puissances mondiales réunies. Elle s’appelait l’Ordre. Plus ancien que le temps lui-même, l’Ordre
n’avaitqu’uneseulemission:garderlemondesouscontrôle.
Ilsetutuninstantavantdecontinuer:
—Sesmembresétaienthiérarchisés.LesÉlus,lesplushautsdignitaires,étaientdotésdelaVue:ils
pouvaientvoirladestinéedesindividus.Ilsconsidéraientcommeétantdeleurdevoirdesuperviserla
viedesTerriens.Lesmembresenbasdel’échelle,eux,devaientsuivrelesconsignesdesÉlus.Onles
appelaitlesGardiensdel’OrdreNaturel,oulesGardienstoutcourt.Ilsn’avaientaucunlibrearbitre
etdépendaientdubonvouloirdesÉlus.
Tousmescamaradesl’écoutaient,fascinés.Devin,l’airmalàl’aise,évitaitleregarddesautres.
—Aufildutemps,unpetitgroupes’opposaàcettedistributiondesrôles.Sesmembrespensaient
quelemondeseraitmeilleursilesÉlusarrêtaientdesemêlerdelaviedesTerriens,quelavieserait
meilleuresionlaissaitlechaoss’installerdetempsàautre,sionpermettaitauxgensdemenerune
vie moins ordonnée mais sereine. Les dissidents ne réussirent pas à imposer leurs idées et furent
obligés de quitter l’Ordre. Bannis du paradis dans lequel ils vivaient, ils furent condamnés à errer
parmi les gens dont autrefois ils régentaient les vies. Les Rebelles passèrent leur temps à travailler
leurs propres pouvoirs. Afin de contrer la Vue des Élus, ils perfectionnèrent leur maîtrise des
élémentsetapprirentàcréerlechaos.
Asher interrompit son récit pour remuer les braises, dont jaillit une gerbe d’étincelles. Devin
tressaillitetmeregardaavecinsistance.Sesyeux,sombresetindéchiffrables,nerespiraientplusla
tranquillité.
— Ainsi allèrent les choses, reprit Asher, jusqu’à ce qu’un événement inouï vienne bousculer
l’équilibreetsecouerl’OrdreetlesRebelles.
Ildardasonregardsurmoi.
—L’amour.Legranddestructeurdesmondes.
Cassie,fandeshistoiresd’amourépiques,m’agrippalebras.
— Il y a dix-huit ans, l’un des Rebelles tomba amoureux d’une magnifique Gardienne solitaire.
CetteGardienneétaitpromiseàunautrehomme,choisipourelleparlesÉlus.Mêmesi,commetous
lesGardiens,onluiavaitapprisàdétesterlesmembresdelaRébellion,elleéprouvaitdessentiments
profondsàl’égardduRebelle.Quisait,ilavaitpeut-êtreuncharmefouetunsourireàtomber…
Asher m’adressa un clin d’œil, et je sentis mon cœur faire un bond dans la poitrine. Il avait un
sourireàtomber,etillesavait.
— La Gardienne essaya d’oublier le Rebelle, en vain. Elle comprit donc qu’elle devait faire un
choix:resterauparadisetsuivreladestinéetracéepourelleparlesÉlus,ous’engagersurunevoie
inconnue. Les Anciens de la Rébellion n’approuvaient pas non plus cet amour. On rassembla alors
septÉlusetseptAnciensdansuneréunionausommet,pendantlaquellelecouplefutjugé.
Nous écoutions tous le récit d’Asher en silence. Je le regardais, troublée : son histoire m’était
familière,jel’avaisdéjàentenduequelquepart…Maisoù?
Ilcaptamonregardetcontinuasonrécit:
—Aprèsdelonguesdélibérations,leverdicttomba:leRebelleetlaGardienneétaientbanniset
n’appartenaient désormais plus ni à l’Ordre, ni à la Rébellion. Devenus mortels et déchus de leurs
pouvoirs,ilsétaientforcésdevivreparmilesTerriens.
«Lecouples’installadansunepetitebourgadeetdonnanaissanceàunefille.
«LesÉlusetlesRebellescraignaientledangerpotentielquereprésentaitlefruitd’unetelleunion.
Mais ils tentèrent de se rassurer en se disant que cette petite fille était humaine, et qu’elle n’aurait
aucunpouvoir.
«Cependantdesagentsdesdeuxbordsfurentenvoyéspourlasurveilleretinfluersurlecoursde
savie.
—Etensuite?lâchaCassie,lesoufflecoupé.
Asherlançauncoupd’œilàDevinavantdedéclarer:
—C’esttoutcequ’onsait.
Ilbalayanotregroupeduregard,unsourireénigmatiqueauxlèvres.
—Maiscen’estqu’unelégende,aprèstout…
J’applaudis avec mes camarades, même si j’étais déçue par la fin de son histoire. Je voulais en
savoirplussurcettefille,découvrirquielleétaitetcequ’elleétaitdevenue.
— C’est tellement romantique ! soupira Cassie. On dirait une version extraterrestre de Roméo et
Juliette!
—Ettoi,Skye,qu’enas-tupensé?demandaAsherenprenantplaceàcôtédemoi.
Ilétirasesjambesverslefeu,quicrachadesétincelles.Jesongeaiàl’épisodedelagrotte.Ceque
j’en pensais ? Honnêtement, je n’en savais rien. Cette histoire me disait bien quelque chose, mais
j’étaisincapablederemettreledoigtdessus.
Soudain, les souvenirs enfouis dans ma mémoire affluèrent. Mon père me tenant dans ses bras
devantlemiroirdelasalledebainsavantdememettreaulit;nousdeuxentraind’examinermon
reflet et de rire ; la voix cristalline de ma mère qui me chantait une berceuse. De quoi parlait-elle,
déjà?
D’AnciensÉlus,deRébellionetd’amour!
Je regardai Devin : il avait toujours la mâchoire crispée, et il semblait en colère. À cause de
l’histoire?
Illevalatête,etjerevisdanssesyeuxbleupâlel’avertissementqu’ilm’avaitfaitàproposd’Asher
:«Ilestdangereux.»
Jedétournaileregard,lecœurbattantàtouteallure.
Unephrasetournoyaitdansmatête:«L’amour.Legranddestructeurdesmondes.»
Comment Devin et Asher pouvaient-ils connaître la berceuse et les histoires que me racontaient
mesparents?Quiétaient-ils?Etdequeldroitsemêlaient-ilsdemavie?
—Skye?chuchotaAsher.Çava?
—Laisse-la,ordonnaDevindel’autrecôtédufeu.Tuenasassezfait.
Lefeu.Lalégende.Lesdeuxcousins.
L’explosiondelachaudière.
L’avalanche.
Leschansons.
Mesparents.
Toutcelaavaitundénominateurcommun:moi.
15
QuandTanteJosemettaitencolère,mieuxvalaitsecacher.
À notre retour, aux alentours de minuit, je la trouvai au chalet, outrée que Mlle Manning m’ait
laissée«traînerenpleinenuitdanslaforêt»aprèsmonaccident.
—Maisjenetraînaispas!
Toutlemondenousregardait.Jemeretinspournepascrier.
—J’étaisassisesurunrondindebois,devantunfeudecamp.Çan’arienderisqué!
—Préparetesaffaires!lançaTanteJo.Onrentre.
Inutiledediscuter…
Unedemi-heureplustard,j’étaisassisedansson4×4,direction:lamaison.
Les routes, sombres et battues par le vent, étaient encore plus effrayantes de nuit. Tante Jo
conduisait sans dire un mot. La tête contre la vitre, je m’efforçais de repousser les pensées
hallucinantesquimenaçaientmasantémentale.
Aprèslerécitd’Asher,personnen’avaitosésejeteràl’eauetraconterunehistoire.Àlafindela
soirée,j’avaisvouludiscuteraveclesdeuxcousins,maisAsherétaitdéjàpartiavecEllie,etDevin
s’étaitpurementetsimplementvolatilisé.
Detempsàautre,j’entendaisTanteJomarmonner.«Frôlélamort!»,«professeursincompétents
»,«sitamèreétaitencorelà…»
—TanteJo,paslapeinedet’inquiéter!Jevaisbien.
—Onvaquandmêmefaireunsautauxurgences.
Les urgences ? Je réprimai un frisson. Je détestais les hôpitaux, et je n’y étais pas retournée
depuis…depuisquej’avaissixans.Etjen’allaiscertainementpasyallercesoir.
—Uneinfirmièrem’adéjàexaminée,etjen’airien!
Jemegardaibiendementionnermachevillefoulée,etlafaçondontDevinl’avaitsoignée.
Jen’arrivaispasàl’expliquer,toutcommelefeuqu’Asheravaitfaitapparaître.
— OK, se résigna Tante Jo. Mais tu ne sortiras pas du week-end. Et si jamais tu boites lundi, je
t’emmènedirectàl’hôpital.
—Ettarandonnée?
—Jel’aiannuléepourpasserteprendre.JechercheraiunremplaçantpourJenndèslundi.
Nousarrivâmesàl’aube,etjesombraiimmédiatementdansunsommeilprofond.Jemeréveillai
en début d’après-midi, enfilai un sweat qui avait appartenu à mon père et me dirigeai à pas feutrés
verslacuisine,quiembaumaitlesépices.TanteJodevaitêtredemeilleurehumeur.
Postéeprèsdel’évier,elleplongeaitdesmorceauxdeviandedansunemarinade.
—Commenttutesens?demanda-t-ellesansseretourner.
—Çava,dis-jeengrimpantsuruntabouret.
Ellepivota,lesmainspleinesd’épices.
—J’aieutrèspeur,Skye.Jenesaispascequejeferaissijeteperdais.
—Tunemeperdraspas.
—C’estcequejecroyaisàproposdetamère,ditTanteJoenreprenantsapréparation.
Jenedisrien,émuedevoircombienjecomptaispourelle.
Lerestedelajournéepassaàlavitessedel’éclair.Nousmangeâmesduporcmarinéaudîner,puis
passâmes la soirée à regarder des films catastrophe, blotties l’une contre l’autre sur le canapé du
salon.
Cettenuit-là,jefisdedrôlesderêves.Dansl’und’eux,Asheretmoiéchappionsàl’éruptiond’un
volcan.Jetrébuchaisettombaisdanslarue,etDevinvenaitmesauver.TanteJoétaitlà,elleaussi,
furieusedemevoirendanger.CassieetDan,eux,sefaisaientengloutirparunecouléedelaveetn’y
survivaientpas.
Je me réveillai avec l’impression de flotter au-dessus de mon lit. Quand elle se fut dissipée, je
risquai un œil par-dessus ma couette, étonnée de sentir un souffle glacial sur mon visage. Je
tressaillis : la fenêtre de ma chambre était encore grande ouverte et les rideaux battaient au vent !
Pourtantdepuislesoirdemonanniversaire,jeprenaissoindebienlaverrouilleravantd’allerme
coucher…
Je sortis de mon lit pour aller la refermer, et me figeai : une plume d’un noir de jais, longue
commemonavant-bras,dansaitsurleparquet.Jen’avaisjamaisrienvudetel!
Alorsquejemebaissaispourlaramasser,uncoupdeventrabattitlerideaucontremonvisage,et
laplumes’envolaparlafenêtre.
Queloiseaupouvaitbienavoircegenredeplumes?
Jesecouailatête:desévénementsinexplicablessesuccédaientdepuismonanniversaire,commesi,
enquittantleBeancesoir-là,j’avaispénétrédansunmondeparallèle…
Jepassailajournéeàlire;enfind’après-midi,jepartismepromener.
À un moment, je crus entendre une branche craquer derrière moi. Je me retournai d’un bloc :
personne.J’étaisseule.
Cettenuit-là,jerêvaiquemesparentsmenarraientl’histoirequ’Ashernousavaitracontéelorsde
laveillée.Troublée,jevoyaismessouvenirsseconfondreavecmessonges,etmessongesprendrela
formedesouvenirs.
Lelundimatin,Cassiem’attendaitsurleparkingdulycée.Ellem’enlaçadèsquejesortisdema
voiture.
—Toutvabien?s’exclama-t-elle.Est-cequeJot’aconduiteàl’hôpital?
—Jel’aiconvaincuedenepaslefaire.Maispréviens-moisitumetrouvesbizarre.
—Euh…Çafaitdéjàplusieursjoursquejetetrouvebizarre!
—J’aiétéunpeudistraite,c’esttout,prétendis-jeenriant.
Cassiemelançaunregarddubitatifmaisnes’attardapassurlesujet.
—Comments’estpasséleresteduweek-end?demandai-jeenavançantverslelycée.
—Bof…C’étaitmoinsbienaprèstondépart.Saufquemaintenantj’arriveàdescendrelapistedes
poussinssansmevautrer.
—Waouh!commentai-je,amusée.
Maisj’avaisbesoindeposerunequestionenparticulier.Jeprisuntondétaché.
—Sinon,c’étaitcommentavecDevinetAsher?
—Ilssontpartisquelquesheuresaprèstoiàcaused’uneurgencefamiliale.Enfin,c’estcequej’ai
entendudire.
Jem’arrêtainetetsaisislebrasdemonamiepourlaplacerenfacedemoi.
—Quoi?Ilsnesontpasrestés?
—Non.Qu’est-cequiteprend,Skye?
—Etilssontrepartiscomment?
Cassiehaussamollementlesépaules.
—Quelqu’unadûvenirleschercher;c’étaitaubeaumilieudelanuit.Quelleimportance?
Quelle importance ? Tout ceci n’avait rien d’anodin ! Et je comptais bien obtenir les réponses à
mesquestions…
Comme un fait exprès, les deux cousins arrivèrent en retard au cours de Mlle Manning. Asher
débouladanslasalledeclasseenarborantsonsourirecharmeur,suiviparDevin,quiévitaleregard
denotreprofesseur.
Enpassantprèsdemoi,Ashermescrutaavecattention,etjesentislesangafflueràmesjoues.
Devins’installaàcôtédelui.
—Çava?articula-t-ilensilence.
—Ilfautqu’onparle,répondis-jedelamêmemanière.
Je crus que le cours ne s’achèverait jamais. Quand la cloche sonna enfin, j’étais devenue une
véritablebombeàretardement.
Prisedanslacohuedesélèves,j’eusdumalàdistinguerlesdeuxgarçons:ilss’étaientvolatilisés.
JefinispartrouverAsherprèsdemoncasier.Jeluisaisislebraspourl’entraînerversunesallede
classedéserte.
—Oh,Skye,ironisa-t-ilalorsquejeleplaquaiscontrelaporte.Moiaussi,j’enaitrèsenvie,mais
pasici!Etpasmaintenant!
—Ilfautqu’onparle!dis-je,ignorantsessarcasmes.
Seulement, perdue dans son regard, je n’arrivais pas à faire abstraction du contact de sa peau
contrelamienne.Moiaussi,j’auraisvoulumetrouverdanscettesallepourunetoutautreraison…Je
refoulaiaussitôtcetteidée.
—Maintenant,cartessurtable!lançai-je.Lachaudièrequiexploselesoirdemonanniversaire,le
feu que tu fais apparaître dans mes paumes, ma cheville soignée par Devin, le fait que tu connais
l’histoirequemesparentsmeracontaientavantdememettreaulit…Tum’expliquescequisepasse?
Ashernesouriaitplus.Jeserraisonbrasunpeuplusfort,maisilsedégageaetavançadanslasalle
vide.
L’énergie que j’avais accumulée dans la journée m’abandonna soudain, et je m’écroulai sur une
chaise.
Ashersepassalamaindanslescheveux.
—Jesuisdésolé,bafouilla-t-il.
—Alors,parle!Sitoutçaaunrapportavecmesparents,jesuisendroitdesavoir.
—Jecomprendscequeturessens.Etj’aimeraispouvoirtouttedire,maispasici.SijamaisDevin
nousvoit…
— Je me fous de Devin ! hurlai-je. Je veux comprendre ! Est-ce que ça a un rapport avec mes
parents?
—D’accord,admit-il,l’airdéfait.Rejoins-moisurletoitaprèslescours,etjeteraconteraitout,
promis.Peut-êtrepasd’uncoup,parcequ’onneconnaîtpasencoreles…
—Qui,«on»?Devinettoi?
Ilsemitàfairelescentpasdanslapièce.
—Jepeuxrientediredepluspourl’instant.C’estlaseulerèglequej’aipromisdesuivre.
—Bien.J’espèrepourtoiquetuserasaurendez-vous!
Jemelevaipourpartir,ilmepritalorslamain.
—Jesuisdésolé,répéta-t-il.
Ilparaissaitsincère.Maisquevoulait-ilsefairepardonner,aujuste?
Jenageaisenpleineconfusion.
Jeretiraimamainetsortis.
Lerestedelajournéenefutqu’unamalgameobscurd’équationsetdedateshistoriques.Lesnerfsà
vif, je ne pensais qu’à Asher et à sa promesse. J’espérais qu’il me révélerait des détails sur mes
parents.Laressemblanceentreleurshistoiresetcelled’Asherétaittroublante.Ilfallaitquejesache!
Pendantledéjeuner,Cassieparladuweek-end.
—TuvoisTrey,lemecdemongroupe?Ilestplutôtpasmal,tunetrouvespas,Skye?J’aimebien
seschemisesàcarreaux,c’esttellementdécalé!
—Trey?s’étranglaDan.TuespasséeàTrey,maintenant?EtlesdeuxrigolosdeDenver?
—DevinetAsher?Ilsnem’intéressentpas.Enplus,AshersortavecEllie.
—Ahbon?fis-jeenfeignantl’indifférence.
—Jet’avaisditdeposeruneoptionsurlui,mavieille!réponditCassied’unairdégagé.Maistuas
foiré ton coup. Ellie a annoncé à ses copines qu’Asher et elle, c’était officiel. Et il paraît qu’il
embrassesuperbien…
Lerougememontaauxjoues.Jejetaiuncoupd’œilverslatablequ’Asheroccupaithabituellement
avecsonfan-club:elleétaitvide.
Quellenulle!Pendantquejeressassaismessouvenirs,Asherenavaitprofitépourserapprocher
d’Ellie.
Etpourquoicelamefaisait-ilautantd’effet,d’ailleurs?
CassieobservaDan,puisreportasonattentionsurmoi.
—Désolée,Skye.Jenevoulaispas…
—JeneressensrienpourAsher,l’interrompis-je.Et…
—JesaisqueçaaétédurquandJordant’atrompéeavecMeganBirch,mecoupa-t-elleàsontour.
Mais là, tu ne peux pas rejeter la faute sur Asher. Tu l’as envoyé promener chaque fois qu’il
s’approchait de toi. Tous les mecs ne sont pas des Jordan en puissance ! Parfois, il faut savoir
sacrifierunpeudesafiertépourtomberamoureux.
—Etcommenttupeuxlesavoir,alorsquetun’asjamaisvécudegrandehistoired’amour?
—Jel’ailudansCosmo. Il faut se montrer un peu vulnérable pour permettre à l’autre de mieux
nousconnaître.C’estcompliqué,l’amour.Tiens,regardelalégendequenousaracontéeAsher.
—Arrête!Jemefiched’Asher,dis-jed’unevoixmorne.
—Alors,Devin?Jevousaivusparlerencourscematin.
—Onaàpeineéchangédeuxmots.
—N’empêche,tucraquespourl’undesdeux!Tuparaissaistellementsoulagédelesvoirarriver
cematin.
—J’étaiscontentedeconstaterqueleur«urgencefamiliale»n’étaitpassigrave.
J’alignais les mensonges, et ma culpabilité ne diminuait pas. Moi qui avais toujours été honnête
avecmameilleureamie…
Quandlaclochesonnaenfinlafindescours,jemeruaidansl’escalierquimenaitautoit.Avant
d’ouvrirlaportecoupe-feu,jem’arrêtai:etsiAshern’avaitpastenusapromesse?
Maisilétaitbienlà.
EtDevinaussi.
16
Adossé contre un château d’eau, Devin – lèvres pincées et bras croisés – ne dégageait pas sa
sérénitéhabituelle.
Asher,lui,jouaitleséquilibristesauborddutoit,brasàl’horizontale.Repenseràsarelationavec
Ellieaprèstoutcequis’étaitpassépendantleweek-endmedonnaitlanausée.
Je décidai de la jouer décontractée, comme si les révélations qu’ils s’apprêtaient à me faire me
laissaientindifférente.
—Tuveuxsauter?demandai-jeàAsher,unemainsurlahanche.
Touslesdeuxfirentvolte-face,etAsherdescenditdelacorniche.
—Pasencore.
— Est-ce qu’il t’a dit quelque chose ? m’interrogea Devin en foudroyant son cousin du regard.
Qu’est-cequetusaisàproposdetoutecettehistoire?
—Rien,répliquai-jeenmetournantversAsher.C’estpourçaquejesuisici.
—Tuvois,jetel’avaisdit!lançaAsheràsoncousin.Tucroisqu’ondevraitluimontrertoutde
suite?
—Memontrerquoi?
—Jenesaispassielleestprête,fitDevin,sourcilsfroncés.Ellepourraitavoirunchoc.
—J’aisurvécuàuneavalanche!m’exclamai-jeenessayantdedissimulermonangoisse.Jepeux
toutencaisser.
Les deux cousins échangèrent un regard. Je restai immobile, la gorge serrée : il valait peut-être
mieuxquejenesacherien…
Devinhochalatête.
—Bien.Mais,quoiqu’ilarrive,nepaniquepas.
J’allais acquiescer quand je sentis une onde de chaleur me traverser, comme au moment où le
chauffages’étaitallumédanslecar.Puisunelumièreéblouissanteapparutdevantmoi.Aveuglée,je
meprotégeailesyeuxetdétournailatête.
À travers mes paupières closes, je vis la lueur s’atténuer. La chaleur se dissipait, elle aussi. Je
rouvrislentementlesyeux…
AsheretDevinsetenaientenfacedemoi,côteàcôte.
Etilsavaientdesailes.
Oui,degigantesquesailesjaillissaientdeleurdosenunegerbedeplumes.CellesdeDevin,d’un
blancpur,contrastaientaveccellesd’Asher,d’unnoirprofond.
—Alors?demandacedernier.Qu’enpenses-tu?
J’en pensais que c’était impossible. Et, pourtant, j’avais la preuve sous les yeux. La vision était
envoûtante,magnifique.
J’avançailamainpourtoucherunedesailesd’Asher.
Devinéclataderire–unrirequejen’avaisencorejamaisentendu,etdontlamusiquemeprocura
unejoieinexplicable.C’étaitsibondelevoirheureux!Sonvisagenem’avaitjamaisparuaussibeau.
—Jet’avaisprévenuequetuauraisunchoc,lança-t-il.
—Je…Çava,prétendis-je,alorsqu’envéritéçan’allaitpasdutout.
Sonnée,haletante,j’auraisvoulum’asseoirou,aumoins,trouverdequoimeretenir.Ilfallaitque
jerestevigilante,aucasoùjedevraisfuir.
—Mais…quiêtes-vous?
Asherricana.
—Tuvoulaissavoircommentjepouvaisconnaîtrel’histoiredetesparents.
—Oui,ettunem’astoujourspasexpliqué!
—Jelaconnaisparcequec’estaussilamienne.
—Lanôtre,rectifiaDevin,etcelledetesorigines.
17
Lecielsemitàtournoyerau-dessusdemoi.
—C’estuneblague?soufflai-je.
Livide,DevinsetournaversAsher.
—Jem’endoutais!s’écria-t-il.Tun’aspasput’empêcherdeluifairepeur!
—Arrêtez,vousmefaitesflipper!C’estpasdrôle!
—Cen’estpascenséêtredrôle,déclaraAsherens’approchantdemoi.Ils’agitdetonpatrimoine,
Skye.
Letoittanguaitsousmespieds;jeperdisl’équilibreettombaiàgenoux.
—Çavaaller,murmuraAsher,penchésurmoi,unemainsurmondos.
— Est-ce que… est-ce que tu insinues que le Rebelle et la Gardienne de ton histoire sont… mes
parents?
AsherlevalesyeuxversDevin,commeàlarecherchedesoutien.Devinhochalatête,etsesailes
se replièrent avec grâce dans son dos avant de disparaître. Sous le choc, la poitrine oppressée, je
restaiinertesurlebéton.
—Je…j’arriveplusàrespirer.Asher?
—Jesuislà,toutvabien.
—Il…ilfautquejerentre.
Devinm’aidaàmerelever.
—Jeteraccompagne,dit-il.Jen’auraispasdûtefaireconfiance!lança-t-ilàAsher.Tuasencore
trouvélemoyendetoutgâcher.
Je voulais défendre Asher, mais je ne savais pas ce que Devin sous-entendait. De quoi parlait-il,
exactement?Qu’essayaient-ilsdemedire?Quelalégendeétaitréelle?Danscequ’Ashernousavait
racontépendantlaveillée,ilavaitétéaussiquestiondeparadis…Jetrébuchai,etDevinmerattrapade
sesbraspuissants.
Ilmeconduisitàlaportecoupe-feu.Avantdem’engagerdansl’escalier,jemeretournai:Asher
repliait ses ailes noires, dont les plumes captèrent les dernières lueurs de l’après-midi avant de se
fondredanssondos.
Des milliers de pensées contradictoires me traversèrent l’esprit tandis que nous rejoignions le
parkingdanslanuittombante.
Je n’étais pas comme les gens que j’avais côtoyés toute ma vie durant. Désormais, je portais un
lourdsecret.Silourdqu’ilmenaçaitdemeconsumer.
Jefrissonnai.Devinretirasonblousonpourlemettresurmesépaules.
—Merci.
Ilnedisaitrien.Detempsentemps,jecommençaisunephrase,maisnelafinissaispas,lalaissant
planerdansl’airnocturne.
Enfin,Devinsetournaversmoi,levisageéclairéparunlampadaire.
—Toutestarrivésivite!Bienplusvitequejel’auraissouhaité.
Puisnousnouséloignâmesduhalodelumière,etDevinparutsoulagéquejenepuissepluslevoir.
—Situasdesquestions,n’hésitepasàmelesposer.
Nousétionspresquearrivésàmavoiture.
—Quellecréaturees-tu?
Jeleleuravaisdéjàdemandé,maisl’uncommel’autrenem’avaientpasrépondu.
—UnGardien.Unmessager.
Latêtesemitàmetourner.
—Finalement,jecroisquejenesuispasencoreprêteàtoutentendre,lâchai-je.
Devinn’ajoutarien.
—Est-cequel’écolequiabrûléàDenveraréellementexisté?voulus-jesavoir.
— Oui, mais nous n’avons jamais été scolarisés là-bas. Nous avons falsifié nos dossiers. C’était
uneidéed’Asher;onavaitbesoind’uneexcusepourdébarquericienmilieud’année.
—Etpourquoimaintenant?
— Parce que tu viens d’avoir dix-sept ans. Les Anciens ont toujours pensé que quelque chose
risquaitd’arriveràcemoment-là.
—Quoi,parexemple?
— Ils l’ignorent. On m’a envoyé pour te protéger. Bien entendu, les Rebelles n’avaient pas
confianceenmoi,alors,deleurcôté,ilsontdépêchéAsher.
Voilàquiexpliquaitlarivalitéentrelesdeuxgarçons!
—Vousn’êtespascousins,ducoup?
—Nousavonssansdouteunlointainancêtreencommun,maisriendeplus.
Je me rendis soudain compte que j’étais exténuée. La fatigue accumulée ces derniers jours me
coupaitlesjambes.Jem’appuyaicontreunevoitureenstationnement,uneSaabbleue.
—Jen’enpeuxplus.
—Net’enfaispas.Prendsletempsdetoutdigérer.
Jecommençaiàpleureretdétournailatête,gênée.Devinremarquameslarmesetilpassaunbras
autourdemesépaulescommepourmetransmettresaquiétude.
—Çavaaller,Skye.C’estpourcetteraisonquejesuisici.Pourterassurer.
J’enfouismonvisagedanssontorse,surprisemoi-mêmeparcegeste.Ilmeserracontrelui.
—Votrebagarre,auBean,lesoirdemonanniversaire…C’étaitàcausedemoi?
Ilseraiditunpeu.
— Oui. Asher est entré en contact avec toi avant le moment prévu, bousculant l’Équilibre des
Chosesetcausantlechaos.C’estcequej’aiessayédetedire.Asherestdangereux.
«Dangereux».Maisdansquelsens?DangereuxparcequedifférentdeDevin?Dangereux,vule
genre de personne – ou de créature – qu’il était ? Ou bien… dangereux à cause de l’effet qu’il
produisaitsurmoi?
—Est-cequeçava?medemandaDevinauboutd’unmoment.
—Non,sanglotai-je.Vraimentpas.
Ilmecaressaledos,etj’éprouvaiunesensationdecalme.
—Jen’aipasbienconnumesparents.Ilssontmortsquandj’étaispetite.Jenesaismêmepassiles
souvenirs que j’ai d’eux sont réels. Et vous, vous arrivez, et vous détruisez tout sur votre passage,
et…
Jen’achevaipasmaphrase.Commentexprimercequejeressentais?
JemedétachaideDevinetplongeaimesyeuxdanslessiens.Ilmeregardacommes’ilmevoyait
pourlapremièrefoisetm’effleuralajoueduboutdesdoigts.
—Tuesunique,Skye…Àunpointquejen’auraisjamaisimaginé.
Ilsecrispaetrecula.
—Ilfautquej’yaille,lâcha-t-ild’untondistantquimesurprit.Onsevoitdemainencours.
—D’accord.
— Je sais que tu es épuisée, ajouta-t-il d’une voix tendre, l’air de culpabiliser. Mais tu devras
bientôtaffrontertadestinée.
—Etsijen’enaipasenvie?
Ilnesouritpas:ilprenaitsamissiontrèsausérieux.
—Leschosesserontplussimplessituacceptestadestinée.
—Plussimplepourqui?
—PourTOUTlemonde,crois-moi.Jetiensàtoi,plusquejeneledevrais.Jedésirecequ’ilyade
mieuxpourtoi.
—Etcommentpeux-tusavoircequiestmieuxpourmoi?objectai-je.Onseconnaîtàpeine!
— L’Ordre est maître de notre destinée ; il nous guide. Ça nous permet de vivre sans aucune
crainte.
Voilàpourquoiilavaittoujoursl’airsizen.Àquoiressemblaitunmondeoùlapeurn’existaitpas?
Auparadis?
—Çavaaller,pourconduire?
J’étaisencoretouteretournée,maisjen’avaispluslevertige.
—Jecroisqueoui.
Devinlevalamaincommepourmetoucherlajoue,puissemblaseraviseretlaissaretomberson
bras.
—Jesaisquecettesituationt’effraie.Maisrepenseànotreaprès-midisurlesentier,quandons’est
assissurlesrochers:cecalme,cettepaix.L’Ordreressembleàça,enmieux.C’estbeau,Skye.Tune
devraispasenavoirpeur.
—Onsevoitdemain?bredouillai-je.
Il hocha la tête, puis, avec un léger sourire, s’en alla. Je le laissai partir à contrecœur. En
m’installantdansmavoiture,j’éprouvaicettedrôled’impressionquej’avaisressentiequandAsher
m’avaitobservéelejourdelarentrée.Jemeretournaipourvérifiers’ilmesuivaitdenouveau.
Cettefois,ilnes’agissaitpasd’Asher.
À quelques rangées de moi, j’aperçus une superbe blonde qui se tenait près de la Saab contre
laquelle je m’étais appuyée quelques minutes auparavant. Elle me dévisageait de ses yeux bleus
perçantsetfroidsquimeparurentfamiliers.D’instinct,jeclaquailaportièreetlaverrouillai.
Enrelevantlatête,jeconstataiquel’inconnueavaitdisparu.
18
Le lendemain matin, j’eus un mal fou à me lever. Je me traînai dans la cabine de douche et fis
couler de l’eau bouillante, la tête en arrière, les yeux grands ouverts. Les événements de la veille
étaient-ils le fruit de mon imagination ? Et ceux des jours précédents ? Ce que Devin et Asher
m’avaientracontéétaitdément!Et,malgrélachaleurdelasalledebains,jefrémisenpensantàla
questionquis’insinuaitdansmonesprit:sil’undemesparentsétaitunGardiendel’Ordreetl’autre
unRebelle…moi,j’étaisquoi?
Commentavais-jepuvivredix-septannéessansjamaism’apercevoirderien?
À bien y réfléchir, la seule solution, c’était de ne pas croire Devin et Asher, de suivre mon petit
bonhommedechemincommesiderienn’étaitetd’attendrequeleschosess’arrangentcommepar
magie. Alors, je redeviendrais la bonne vieille Skye Parker, star de l’équipe de ski de Northwood
Highetfutureétudianteàl’universitéColumbia.
Maiscommentreprendreunevienormale,avecautantdequestionsrestéessansréponse?
MaintenantqueDevinetAsheravaientouvertlesvannes,rienneredeviendraitcommeavant…
Enquittantmachambre,j’attrapaileblousondeDevinposésurlachaisedebureau.
TanteJoavaitlaisséunmotsurlatabledelacuisine:
Salut,princesse,
J’aiunerandonnéeàpréparerpourceweek-end,alorsjerentreraitardcesoir.Pourledîner,serstoidessurgelésdanslecongélo.
Bisous,Jo.
Unevaguedesoulagementmetraversa.HeureusementqueTanteJoétaitabsente.Sinon,comment
luiexpliquerquelafillequ’elleavaitélevéecesonzedernièresannéesn’étaitpascellequ’ellecroyait
?
Je voulais déposer le blouson de Devin avant le début des cours, mais en m’avançant dans le
couloir, je sentis mon cœur s’emballer. Il se tenait près de son casier, en pleine discussion animée
avec la blonde que j’avais aperçue sur le parking. Je faillis faire demi-tour ; mon instinct me
commandacependantd’écoutercequ’ilsseracontaient.Jemecachaiderrièrelarangéedescasierset
tendisl’oreille.
—Raven!Jen’arrivepasàcroirequetusoislà!disaitDevin.C’estdangereux.Etsijamaisils
apprennentquetuesici?C’estuncomportementdigned’un…Rebelle.
Ilprononçalederniermotavecunepointeaccusatricedanslavoix.
—Excuse-moidem’inquiéterpourtoi!lâchalafille.Detoutemanière,ilssontaucourantdema
présence ici, et ils se font du souci pour toi. S’il te plaît, Devin, reviens ! Demande aux Élus de
confiercettemissionàquelqu’und’autre.Peut-êtrequ’ilst’écouterontsitulessuppliesde…
— Quelqu’un d’autre ? l’interrompit Devin d’un ton sec. Que je les supplie ? Et pourquoi cette
fois-ciserait-elledifférentedesprécédentes?Jefaiscequ’onm’ademandédefaire,point.Onena
parléavantmondépart,ettusavaisquejeseraisabsentlongtemps.Onsereverrabientôt,d’accord?
Ilfautjustequetu…
—Bientôt?Tuplaisantes!dit-ellesibasquejel’entendisàpeine.Tuconnaiscegenredemission,
ettusaisquecelle-ciestspéciale.
—Jem’ypréparedepuislongtemps,Raven.Jesuisbienentraîné.
— Et nous, dans tout ça ? On est censés être ensemble… En plus, cette fille me fiche la trouille.
J’aimeraisquetuprennestesdistancesavecelle.
Ilsparlaientdemoi!Commentpouvais-jeimpressionnerunefillepareille?
—Tusaisbienquec’estimpossible.
—Alors,n’oubliepaslalégende.Ilyatantdechosesqu’onignoreencoreàsonpropos.Onnesait
mêmepasdequoielleestcapable!…
—Tuaspeur!
—Jenepeuxpasressentircetteémotion!
Elleavaitditcettephrasecommeelleseseraitplainted’êtremauvaiseenmaths.
—Parcequel’Ordreteprotège.Tuneterendspascomptedudangerquiplaneici.
—Jepeuxcomprendreledanger,mêmesijeneressenspaslapeur.Jem’inquiètepourtoi,c’est
pourcelaquejesuisvenueici.
—C’étaitinutile.Jedoisallerauboutdemamission.
—Mais…
—Onm’achoisi.C’estunhonneurauqueljenepeuxpasmesoustraire.
Moncœurbattaitàtoutrompre.
—Devin,rentreàlamaison,suppliaRavend’unevoixtremblante.
—Non,onseretrouveraàmonretour.
—Siturentres…
—Jerentrerai,affirmaDevin.Sijevaisauboutdemamission,jegagneraileurrespect.
—Etsiturentres…enfin,quandturentreras,onsemariera?
—Tusaisbienqueoui.
Ilyeutunsilence.
—Situnet’enoccupespas,jeleferaimoi-même,déclaraRaven.
J’entendislebruitdesespas.
Qui était cette fille ? Une Gardienne, à en croire leur conversation. « Tu connais ce genre de
mission.»Qu’est-cequecelasignifiait?Deplus,Devinetcettefilleétaientcensésêtreencouple,et
pourtant…Bref,leurdiscussionm’avaitcomplètementdéroutée.
Jesortisdemacachette.Devinétaittoujoursdevantsoncasier,lesyeuxperdusdanslevide.
Jem’approchaidelui.Devais-jeluiavouerquej’avaistoutentendu?Jen’euspasletempsdeme
décider:ilfitvolte-faceetmefusilladuregard.Puisilclaqualaportedesoncasieretm’arrachason
blousondesmainsavantdepartirentrombe.
19
—Tuesdanslalune,remarquaCassieavantd’attaquerseslégumesàlavapeur.Ettuasdescernes.
Çava?
Lacafétériafourmillaitdelycéens.
—Jen’aipastrèsbiendormicettenuit,dis-jeenbâillant.
— C’est peut-être un stress post-traumatique dû à l’avalanche. Tu devrais le signaler à la
conseillèred’éducationpourqu’elletetrouveungroupedeparole.J’enailachairdepoulequandje
repenseàcequit’estarrivé.
Siellesavaitàquelgenredeproblèmej’étaisconfrontée…
—Non,jem’ensuisremise,net’enfaispas.
Jejetaiuncoupd’œilmachinalsurlestablesalentour.Asherétaitàsaplacehabituelle,entouréde
sesgroupies.Ilsemblaitdifférent,malgrétout.Quandilcroisamonregard,sonexpressionredevint
sérieuseetilarticulaun:«Çava?»enmefaisantunsignedelamain.
Jedétournailesyeux,incapabledelesaluerenretour.Pourquoimerendait-ilaussinerveuse?
—Alors,tunemedemandespascomments’estpasséemajournée?poursuivitCassie.
—Quoi?
—Onparlebeaucoupdetoicesdernierstemps.Tulemérites,biensûr,surtoutaprèstonaccident.
Mais…
Ellesemorditleslèvres,unticquejeconnaissaisbien.
—Oh,jesuisdésolée!m’exclamai-je.J’espèrequetun’espasencolère.
—Non,jetelefaisremarquer,c’esttout.
—Si,tul’es.
—Oui,unpeu.
Jeposaimonsandwichsurlatable.
—Alors,Cassie,comments’estpasséetajournée?
—C’étaitgénial!LesEllipsesMystérieusesdonnentunconcertlasemaineprochaineauBean.
—Lesquoi?
—LesEllipsesMystérieuses.C’estlenouveaunomdenotregroupe.Ilteplaît?
—Oui,c’esttrès…
— Trey trouve ça ridicule, dit-elle d’un air qui trahissait sa désaffection subite pour le pauvre
garçon.Jetrouveçapêchu.LesSomnambules,c’étaitnul.
—Maispourquoides«ellipsesmystérieuses»?
—Parcequelesellipses,c’estforcémentmystérieux.
—EtquandjouerontlesEllipses?
—LesEllipsesMystérieuses,rectifiaCassie.
—Parcequ’ondoitdirelenomenentierchaquefois?
—Oui,sinonçaneveutriendire.Enfinbref,ilfautquetuviennes,çavaêtreénorme!
— Bien sûr que je viendrai. Comment pourrais-je rater le premier concert des Ellipses
Mystérieuses?
J’avais du mal à faire la conversation tant j’avais l’esprit ailleurs. Au reste, Cassie semblait
distraite, elle aussi. Elle regardait par-dessus mon épaule dès que quelqu’un passait derrière moi,
maisj’étaistropfatiguéepourtenterdedevinercequilatracassait.Jebâillaidenouveau.
—OùestDan?
—Quoi?demandaCassie.Pourquoi?
—Commeça.
—Quisaitcequecemecfaitdesontempslibre?marmonna-t-elle.
J’auraistantvoulupouvoirparlerdelaconversationentreRavenetDevinàCassie.Toutdevenait
deplusenplusconfus,étrangeetimpossibleàcroire.IlfallaitquejediscuteavecAsher.Jesavais
qu’ilmediraitlavérité.
Alorsquejerangeaismeslivresdansmonsacàdosavantderentrerchezmoi,Ashersurgitàma
gaucheetDevinàmadroite.
—Viens,meditAsher.Onvamarcherl’airderienetavoiruneconversationconfidentielle.
—Encore?ironisai-jeenprenantuntondétaché.
Enréalité,j’avaisl’estomacnoué.Jenesavaispasquellequantitéderévélationsdémentesj’allais
encorepouvoirencaisser.
—Tuasbesoind’ensavoirplus,ditDevin.
—Passûr!rétorquai-je,excédée.
—Ducalme,fitAsherdesonairtaquinhabituel.Onnet’apastoutdithier.Situn’avaispasun
seuildetoléranceaussibas,onn’auraitpaseubesoind’unedeuxièmeséance.
—Tuesinsupportable,rétorquai-je.
Illevaunsourcil.
—Sansblague?Bon,pasdepanique.Onestlàpourt’aider.Oui,jesais,çanesevoitpas.Mais,
crois-moi,onneteveutaucunmal.
Nousvenionsdepasserlaported’entréedulycée,etlesoleilaveuglantmepiqualesyeux.Jelevai
lamainpourmeprotéger.
—Oùva-t-on?
—Àl’entraînement,réponditDevin.
—Hein?Pours’entraîneràquoi?
—Àutilisertespou…,commençaAsheravantderemarquerleregardassassindeDevin.Enfin,à
utiliserdestrucs.
—Oh,super,marmonnai-je.Mestrucscommençaientjustementàrouiller.
— C’est toi qui conduis, dit Devin en mettant des lunettes de soleil et en se dirigeant vers le
parking.
Unefoissonrivalhorsdeportée,Ashersepenchaversmoi.
—Skye,souffla-t-ilpouréviterd’êtreentenduparlesautreslycéens.Jesaisquetuesencoresous
lechoc,ettuasledroitdetemontrerméfiante.Maisfais-moiconfiance,d’accord?
—Jenesaispas…dis-jeenrepensantàEllie,etàJordan.
Pouvais-jefaireconfianceàAsher?Non,pasencore…Jenesavaisrienàsonsujet!
—Jeveuxjustet’aider,reprit-il,surladéfensive,avantdedévalerlesmarches.
Aprèsuninstantd’hésitation,jelesuivis.
Nousquittâmeslavilleetroulâmesjusqu’àunchampoù,selonDevin,personnenenousverrait.
Nousmarchâmesensilencesurl’herbeverglacée,DevinentêteetAsherderrièremoi.Ilfautdireque
j’étaisbientropnerveusepouralignertroismotsintelligibles.
Nousapprochâmesd’unsentierquiserpentaitàtraversbois.
Devinsetournaversmoi.
— Avant de commencer, reprenons depuis le début. Tes parents sont les nomades dont Asher a
racontél’histoire.
Jehochailatête,lecœurbattant.
—Etmoi,danstoutça?
—Tuesleurfille,et…
IllançaunregardàAsher,quiluifitunsignedetêteenguised’approbation.
—Pourquetucomprennesbien,ilfautqu’onterévèlelavérité,dit-il.
—Parcequevousmementezdepuisledébut?
—Arrêtedefairel’enfant.
—Facileàdire!Vousêtesentraindedétruiretouteslesfondationssurlesquellesj’aiconstruitma
vie!Jecroisavoirledroitdemerebeller!
Asherm’adressaunsourirechaleureux.
— J’aime bien les rebelles… Bref, l’Ordre, commença-t-il, supervise la Terre. Mais ses
membres…neviennentpasd’ici.
—Jel’avaisbiencompris,rétorquai-jesanscachermonimpatience.
—Nousnesommespasdescréaturesterrestres,intervintDevin.Noussommes…
Jefermailesyeux,sachantdéjàcequ’ilallaitdire.
—Vousêtesdesanges,n’est-cepas?
—Oui,sionveut,répondit-il.C’estcompliqué…Sic’estplusfacilepourtoidenousconsidérer
comme des anges, alors, soit. En réalité, on nous appelle des Malakh, autrement dit des messagers.
Nouspermettonsaumondedefonctionner.Parcontre,ilyaénormémentdefausseslégendesànotre
sujet.
Merappelantcequ’avaitditDevinàproposdelapersonnalitéd’Asheretdesestendancesdehorsla-loi,jemetournaiverslui.
—TuesunRebelle?Tuasquittéleparadis?Alors,tuesunangedéchu?
Ilhochalatête:
—C’estàpeuprèsça.
—Donc,monpèreétaitl’undestiens?
—Oui,jusqu’àcequ’il…
—Jusqu’àcequ’ilrencontremamère,jesais.
Lespiècesdupuzzlecommençaientàsemettreenplace.
—Ettuesunmessager,toiaussi?
— Oui. On m’envoie souvent en mission de contre-espionnage, comme on dit sur Terre. Tu
connais la loi de Newton ? « Tout corps exerçant une force sur un autre corps subit une force
d’intensitéégaleetdemêmeréaction,maisdesensopposé,parl’autrecorps.»
—Hum,oui?
— Eh bien… Si tu considères les Gardiens comme des messagers du destin dont la tâche est de
fairerégnerl’ordreetl’équilibreetquimanipulentleshumains…alorsnous,noussommeslaforce
supposéelesenempêcher.Nousavonsnotrepropresystèmedepoidsetdecontrepoids.
— « Manipuler » est un bien grand mot, Rebelle, souligna Devin. Tu es sûr de vouloir te lancer
danscegenrededébat?
—J’aimeraisbeaucoup,maisnousdevonsnousconcentrersurSkye,répliquaAsher.
—J’aiuneautrequestion,lescoupai-je.SimamèreétaituneGardienne,etmonpèreunRebelle,et
s’ilsétaienttouslesdeuxdesangesavantdedevenirmortelsetdememettreaumonde…qu’est-ce
quejesuis,aufinal?
—C’estexactementlaquestionquel’onsepose,réponditDevin.Tuesdifférente.Unique.Tues
l’enfantcoincéeentrel’OrdreduMondeNatureletleChaosquiessaiedelerenverser.Tadestinée,
ainsiquetespouvoirsnoussontinconnus.
—Mespouvoirs?
—Oui,fitDevinensouriantpourlapremièrefoisdel’après-midi.Tupossèdesdespouvoirs.
20
Unventfroidbalayaitlechamp.
Jefrémis.
—Quelgenredepouvoirs?
—Commenousnesommespashumains,nousavonsdespouvoirs.Noussommesnésavec,eten
avonsdéveloppéd’autresparnécessité.
—Tufaisdesraccourcis,là,intervintDevin,maislefondrestevrai.LesÉlussontnésaveclaVue,
commenoustel’avonsdéjàappris.EtlesGardiens,eux,ontd’autresdons.Ilsnevoientpaslefutur,
mais ils influencent l’esprit des gens. Cette aptitude nous est utile par exemple pour soigner la
douleur.
—Alors,tuasbienguérimacheville!m’exclamai-je.Jesavaisbienquejen’étaispasfolle!
—Tuesloind’êtrefolle,déclaraDevin.Parcontre,jen’auraispasdûtemontrercetouravantde
t’avoirappristacondition.Jesuisdésoléde…
—Del’avoireffrayée?lecoupaAsher.
—Précisément.
—Oh,tupeuxparler,toi!lançai-jeàAsher.Tum’asfichulesjetonsquandtuasfaitapparaîtreta
flammedanslagrotte.
—Tuluiasmontrétespouvoirs?éclataDevin.
—Tuauraispréféréquejelalaissemourirdefroid?
—Tuesincorrigible!
—Dixitlemecquiajouélesguérisseurs,ripostaAsher.
—Onm’adonnél’ordredelaprotéger.
—Àmoiaussi!
— Dites, on ne pourrait pas remettre ce combat de coqs à plus tard ? m’impatientai-je. Tiens,
Asher,parle-moidespouvoirsdesRebelles.Est-cequetuasremarquédeschangementsdepuisquetu
asquittél’Ordre?As-tutoujourslesmêmespouvoirsqueDevin?
— La volonté de te surveiller et te protéger est tout ce que Devin et moi avons en commun, me
réponditAsher.QuandlaRébellions’estdétachéedel’Ordre,sesmembresontperduleurspouvoirs
d’origine.Maisauboutducompte,ilsontfiniparendévelopperd’autres,quileursontpropres.Ils
les ont puisés dans la terre, l’eau, le feu, la pluie. Nous pouvons déclencher des tempêtes. Nous
disposonsd’unarsenalinfailliblepourcombattrelamanipulationmentaledel’Ordre.
—C’estincroyable!soufflai-je.
—Mais,ça,c’étaitbienavantquej’arrive.Nouspossédonscespouvoirsdepuisdescentainesde
milliersd’années.
—Vousêtesvraimentimmortels?demandai-je.
—Disonsquenousn’avonspaslemêmeprocessusdevieillissementqueleshumains,ditDevin.
—Lesangesnesontpasdesdieux,ajoutaAsher.Onnaît,onvieillitetonmeurt,maispasaumême
rythmequelesTerriens.
—Alors,vousn’avezpasmonâge?
—Jen’aiplusdix-septansdepuislongtemps,fitAsher,rêveur.
Celam’attrista:àquoiressemblaitlaviedequelqu’unquiavaitétéspectateurd’aussinombreux
changements?
— Sans être humain, nous partageons certaines caractéristiques avec vous. Physiquement, on se
ressemble.Nouscomprenonsetparlonsdenombreuseslangues,ditDevin.
— Si je possède des… des pouvoirs, de quoi il s’agit ? Est-ce que je vais devenir un ange, moi
aussi?
J’hésitaiuninstantavantdeposerladernièrequestion:
—Jeneseraiplusjamaishumaine?
— Tu es déjà différente des autres, répondit Asher. Tu es plus rapide et plus puissante que la
moyenne.Regarde,tuasremportétoutestescoursesdeskicettesaison.
—Oui,parcequejem’entraînecommeunedingue!
La sportive que j’étais refusait d’admettre que je disposais d’un avantage par rapport à mes
adversaires. Sinon je devrais rendre sur-le-champ toutes mes coupes et médailles. Mais sous quel
prétexte?Jenepouvaistoutdemêmepasavouerquej’étaisdopéeauxgènesd’ange!
—Passeulement,poursuivitAsher.Tuasétéemportéeparuneavalanche,ettut’enessortieavec
unesimplefoulure.
—…quejen’aipaspuguérirtouteseule,luifis-jeremarquer.
—Peuimporte.Lesimplefaitd’avoirsurvécutientdumiracle.Tespouvoirsnesontpasencore
biendéfinis,continuaAsher.Nousnesavonsriendespouvoirsquisommeillententoi.Quandilsse
manifesteront,tudeviendrasunecréatureàpart,nitoutàfaithumaine,nitoutàfaitange.
Ilparlaitd’untonsolennel,commepourmefaireprendreconsciencedelagravitédelasituation.
—C’esttaraisond’être,conclut-il.Tudoisrejoindrenotremondeetembrassertadestinée.
—N’aiepaspeurdet’engagerdanscettevoie,enchaînaDevin.Elleteconduiraversnous,etvers
unesérénitéquetun’asjamaisconnue.
—D’accord,dis-jed’untonhésitant.Montrez-moicedontjesuiscapable.
21
—Regardebien,fitDevin.Tuvasvoirceque…
Àcetinstant,unpanachedeflammesjaillitdanslecielsombre.DevinsetournaversAsher,l’air
furieux.
—Ons’étaitmisd’accordpourquecesoitmoiquidonnelapremièreleçon!
—Désolé,j’aipaspum’enempêcher,réponditAsherd’untonmoqueur.
Devinreportasonattentionsurmoi.
—Enfreindrelesrègles,commeilvientdelefaire,n’estpastoléré.
—N’estpastoléréparl’Ordre,précisaAsher.PourlesRebelles,c’estplutôtunepreuvedepensée
indépendante,uneinitiativeintellectuelle.
— Cela engendre le chaos, comme tu viens de le démontrer. Tes petits jeux nous font perdre du
temps.
Asheresquissaunerévérence.
—Jet’enprie,continue.
Jesouris:leurschamailleriesm’aidaientàmedétendre.
Devindéployasesailes.
—Avantd’avoirrecoursàsonpouvoir,onsentcommeunesortedecreuxaufonddesoi;puison
lèvelesbras…
Il joignit le geste à la parole et les branches des arbres autour de la clairière commencèrent à
oscillerdansunventpuissant.
—Ashercontrôlelefeu,ettoi,tucontrôlesl’air?
—LaRébellioncontrôleaussilesélémentsterrestres,meréponditAsher.
Ilsecoualamain,etlesolsemitàtremblersousmespieds.
—L’Ordre,lui,alamaîtrisededifférenteschoses,expliquaDevin.
—Commelaguérison?fis-je.
—Oui.Ouça,répondit-ilenagitantlebras.
Latempératurechutaaussitôtdeplusieursdegrés.Jememisàgrelotter.
Asher envoya près de moi une gerbe de feu, qui me réchauffa instantanément. Puis les deux
élémentssetélescopèrentdansunénormecraquementavantdedisparaître.
—Etjesuiscenséesavoirfaireça?soufflai-je,impressionnée.
—Nousnesavonspasdequoituescapable,merappelaDevin.Faisunessai,onverracequeça
donne.Nevisepastrophaut.
JemeconcentraipourtrouverenmoicecreuxdontDevinavaitparlé,envain.
—Désolée,jeneressensriendutout.
—Jevaistemontrer,ditAsher.
Pendantlesheuresquisuivirent,j’eusdroitàunedémonstrationdespouvoirsdesdeuxanges.Ily
eutdescoupsdetonnerre,desfuséeslumineuses.Asherfenditlesol,etDevinlereconsolida;levent
soufflaautourdenoussansfairebougernoscheveux;lapluietombaentrombe,sansjamaisnous
mouiller.Ilsmaîtrisaientparfaitementleurspouvoirs.Celuid’aider,etceluideblesser.Deguériret
dedétruire.
Les pièces du puzzle commençaient à s’imbriquer dans ma tête. Ma destinée ! Même si je ne
pourraispasreproduiretoutesceschoses,ilfallaitserendreàl’évidence:desphénomènesétranges
avaienttroublémonexistencecesdernierstemps.Mêmes’ilyavaitdesexplicationsrationnellespour
chacund’eux,lespouvoirsquem’exposaientDevinetAshersemblaientplusplausibles.
Jen’arrivaispastoujoursàdistinguerquiétaitresponsabledesdégâtsprovoquéssousmesyeux:
les pouvoirs des ténèbres, ou ceux de la lumière ? Une guerre entre ces deux adversaires serait
synonymed’apocalypse…
Detempsàautre,ilss’arrêtaientetattendaientquejeprovoqueuneétincelleouunesecousse.Mais
riennevenait.Àprésentquejepouvaislaisserlibrecoursàmespouvoirs,ilnesepassaitrien.
—Skye!criaDevin,dissimuléparlesombresducrépuscule.Tuessûred’êtreassezconcentrée?
—Oui!Maisj’aifroid,etmesdoigtssonttoutengourdis,dis-jeenremuantlesmains.
—Jecroisquetunemesurespaslesérieuxdelasituation,dit-il.
—Ehbien,siçasetrouve,jen’aiaucunpouvoir!
Devinsoupira.
—Jepensaisquec’étaittoiquiavaiscausél’incidentdanslecar…
—C’étaitpeut-êtreunsimpleproblèmeélectrique,suggéraAsher.
—Tun’ycroispastoi-même,ledéfiaDevin.
—Peuimportecequejecrois.
—Allez,c’estfinipourcesoir,onreprendral’entraînementdemain,décidaDevin.Rendez-vousà
troisheuresetquarttapantessurletoitdulycée.
«C’estvrai!J’aicoursdemain!»Aprèstoutcequejevenaisd’apprendre,lelycéemeparaissait
presquedérisoire.Commentretournerlà-basetfairesemblantd’êtrenormale?
—Alors,Skye?
—D’accord.
Devinrefermasesailesetuncourantd’airmecaressalevisage.Quelquesinstantsplustard,ilavait
disparu.
Jeregardaimesmains.Avais-jeunquelconquepouvoir?Étais-jecapabledefaireapparaîtredufeu
ouduvent?Pouvais-jesoulagerladouleurdesgens?
À quelques mètres de là se dressait un arbre dont une branche était cassée. Je levai les bras et
concentrai toute mon énergie dans mes doigts, essayant de mettre en pratique les enseignements de
Devinpourdéplacerl’air.
Labranchesebalançadanslevent.
Riend’autre.
—Hé!lançaunevoixdanslenoir.
C’étaitAsher.Jen’avaispasremarquésaprésence,tantsesailessefondaientdansl’obscurité.
—Tudoistereposer.
—Non,jeveuxencoreessayer,dis-jeenm’avançantversl’arbre.
Ashermesuivit.
—Arrête.C’esttonpremierjour,nebrûlepastoutestescartouches.
Jel’ignorai.
J’appliquaimesmainsautourdelabrancheàl’endroitoùelleétaitcassée,commeDevinavaitfait
avecmacheville.Etsijamaisj’yarrivais?Cepouvoirpourraitserévélerutile…Permettait-ilaussi
deguérirlesdouleurspsychologiques?
Labranchesebrisaentremesmains,etjelaissaiéchapperunjuron.
—Viens,meditAsher,onrentre.
Noustraversâmeslaclairièreensilence.Ashertenaitdanssapaumeuneflammepournousguider
danslanuitnoire.Enarrivantprèsdemavoiture,jesortislesclésdemapoche,maisAshermeles
pritdesmains.
—C’estmoiquiconduis,dit-il.
—Maisjepeuxlefaire!
—Tuesnerveuseetépuisée.Allez,monte.
Jefisletourdelavoitureetm’installaisurlesiègepassager.
—Tusaisconduire,aumoins?demandai-jeàAsher,unefoiscelui-ciassisderrièrelevolant.
—Jesaistoutfaire.
Je m’enfonçai dans mon siège. Mon esprit tentait d’assimiler tout ce que j’avais appris ces deux
derniers jours. Asher posa la main sur la mienne. Comment faisait-il pour deviner ce dont j’avais
besoinaumomentmêmeoùj’enavaisbesoin?
Ashergaramavoituredansl’alléeetcoupalemoteur.
—Mercidem’avoirraccompagnée.
—C’estnormal.Tunecroyaistoutdemêmepasquej’allaistelaisserrentrertouteseuleaprèsune
journéepareille?
—Devinl’abienfait,lui.
—Devinestunecréaturebizarre,marmonnaAsher.Neluipermetspasdetemanipuler.
« Et toi, tu ne me manipules pas ? » avais-je envie de dire, mais je m’en abstins pour ne pas le
mettremalàl’aise.
Comment distinguer la réalité de la fiction ? Ce monde parallèle, ces pouvoirs magiques,
l’incroyablevéritéàproposdemesparents…Pourquoim’avaient-ilscachétoutça?Ilsauraientpu
melaisserunetraceécrite!Mêmesi,bienentendu,ilsnes’attendaientpasàmouriraussijeunes…
—Tuveuxvenirvoirquelquechose?proposai-je.
Asherhochalatête,alorsj’ouvrismaportièreetsortis.Quelquessecondesplustard,ilm’imitait.
Jeluiprislamainetleconduisisàmamaison.Uneéchelleenvahieparlelierregrimpaitjusqu’au
toit.
—Suis-moi,dis-jeencommençantàl’escalader.
Asherposalamainsurlebarreaudubas.
—Allez,monte!ledéfiai-je.Quoi?Tuaslevertige?
J’atteignis le sommet de l’échelle et rampai quelques mètres sur le toit en pente, Asher sur mes
talons. Puis je m’installai, les genoux remontés contre la poitrine, et levai la tête vers les étoiles.
Ashers’assitàcôtédemoi.Dansl’airglacialdelanuit,nossoufflesformaientdesvolutesdebuée.
—Est-cequelesangesviennentdelà-haut?dis-jeenmontrantlesétoiles.
Ashergloussa.
—Non.Ilsviennentd’unroyaumeparallèle,pasd’unecontréecéleste.Maisjen’yaijamaismis
lespieds.EtlequartiergénéraldelaRébellionsetrouveailleurs.
—Oùça?
—SurTerre,répondit-il,pensif.
—Oùexactement?
—Très,trèsloin.
Aucunsonnenousparvenaitd’enbas,pasmêmelebruitdelacirculation.Onn’entendaitquele
hurlementd’uncoyoteàplusieurskilomètresdelà.
— Alors, nous ne sommes pas si différents, dis-je d’une voix basse, plus pour moi-même qu’à
l’intentiond’Asher.
—Enunsens,non,admit-ilengigotantd’unairgêné.
—Est-cequeturegrettesparfoisd’avoirquittél’Ordre?
—Jen’enaijamaisfaitpartie,toutcommelaplupartdesRebelles.SeulsnosAnciensl’ontconnu.
Etnousn’avonsplusledroitd’yretourner.
Ilfitunepause,puisreprit:
— Mais, vu comme Devin obéit à toutes ses consignes, je dois dire que je me félicite de ne pas
apparteniràl’Ordre.
—Etpourquoiyaccorde-t-ilautantd’importance?
—Parcequ’onl’aendoctriné.
Ou bien était-ce Asher que l’on avait endoctriné ? Après tout, je n’avais aucun moyen de savoir
lequel des deux était du bon côté… s’il existait un bon et un mauvais côté. Et moi ? À quel clan
j’appartenais?Peut-êtrequej’avaismaplaceici,parmilesêtreshumains.
Mesparentsmemanquaienttellement…J’auraisaimélesavoirprèsdemoipourmeguider.
—Jesuismontéeicitouslesjours,cetété,dis-je.C’estl’endroitidéalpourseressourcer.Quandje
nesuispassurlespistes,c’estlàquejemesensleplusenpaix.
Asherdemeuraitsilencieux.Jeposailatêtesursonépauleetinspiraiprofondément.Ilsentaitbon
l’herbeetlesapin.
—Jesais,réponditAsheravecdouceur.
Ilmefallutunmomentpourcomprendrecequ’ilvenaitdedire.
—Pardon?Tusaisquec’estmonendroitpréféré?
Ilhochalentementlatête.
—Commentçasefait?demandai-jeenmeredressant.
Ashersoupira,commesis’attardersurlesujetl’embêtait.
—Tutesouviens,lejouroùons’estrencontrés?Ehbien,enfait,cen’étaitpaslapremièrefois
quejetevoyais.
—Etc’étaitquand,lapremièrefois?Arrêtetescachotteries,dis-moi!
—C’étaitbienavant.
—Ilyaunan?
Ilneditrien.
—Quoi,deuxans?Trois?
— Assez longtemps pour avoir appris à te connaître, dit-il en s’éclaircissant la voix. Ça faisait
partiedelamission.C’estainsiqu’onasuquandprendrecontactavectoi,aumomentoùtesyeuxse
sontallumés.
Quand mes yeux s’étaient allumés… J’essayai de me remémorer les paroles de mon père,
prononcéesdevantlemiroirdelasalledebains.Luietmoi,nousregardionsmesyeux,etpuis…
Devais-jemesentireffrayéeou,aucontraire,protégée?Ouunpeudesdeux?
—Qu’est-cequetusaisàproposdemoi?
—Tout.
—J’endoute!répliquai-je,piquéeauvif.
—Pose-moidesquestionssurtoi.
—Bien.Jemangequoilemidi?
—Unsandwichàladindeetunepomme,répondit-ilenfrottantsesonglescontresachemiseeten
faisantminedebâiller.
—Tropfacile!Tum’assouventvueàlacafétériacesdernierstemps.Bon,macouleurpréférée?
—Tropsimple,semoquaAsher.Lebleuciel.Depuislamaternelle.
—C’étaituncoupdechance.Tul’asdevinéàcausedemonprénom.Monlivrepréféré?
—PersuasiondeJaneAusten,mêmesitunel’asjamaisditàquiquecesoit.Tufondscommeune
guimauvedevantleshérosincapablesdes’avouerleuramour.
—N’importequoi!lâchai-je,lesyeuxtournésverslesconstellations.
—Non,c’estvrai.Dansunexposéen4e,tuasprétenduquecelivreétaitnul.Mais,enréalité,tu
l’avais adoré. Et c’est pour ça que tu es restée aussi longtemps avec Jordan, même après avoir su
qu’iltetrompait.Tuespéraisqu’ilt’aimaitencore.
Çaalors!Jen’avaisjamaisparléàAsherdemonhorribleex-petitami!
Jemetournaiverslui.Ilplissaitlesyeuxcommesilalumièredelalunel’aveuglait.Ilétaitbeau.
—Quoid’autre?
—Tun’essortieavecpersonnedepuisJordan.
—Mouais.Etdonc…?
—Tunet’espasautoriséeàaimerquiquecesoit.
Jetripotaiunfildécoususurundemesgants.
—Tunesaisriendemoi!
— J’en sais bien plus sur toi que tu ne l’imagines. Tiens, le jour, tu arbores toujours cette
expression,commesiquelquechosetehantait.Etc’estcommeçadepuisquejet’aivuelapremière
fois.Mais,quandtudors…ceci–ileffleuralepetitplientremessourcils–disparaîtcomplètement.
Ilfitglissersamainlelongdemajoue.Jesentislachairdepoulecourirsurmanuqueetmesbras.
J’avalaimasalive,essayantdenepasperdrecontenance.
—Parcequetumeregardesdormir?
—Cen’estarrivéqu’uneoudeuxfois,réponditAsherensouriant.Çafaitbizarre,d’entrerdansla
chambredequelqu’unquiignoretaprésence.
—Sansblague!Ettoi,tudiraisquoisijevenaist’espionner?
—Ilfaudraitd’abordquetumetrouves.
Jeluidonnaiuncoupdepoingdanslebras,quinelefitmêmepasciller.
—Nemetsplusjamaislespiedsdansmachambresansyavoirétéinvité!
—Jeteprotégeais.
—Ehbien,fais-ledeloin!EtDevin,çaluiarrivedeveniraussi?
—Aucuneidée.Jenel’yaijamaisvu.
—Ilsaitquetumesurveilles?C’estpastrèsfair-playdetapart.
—Devinad’autreschatsàfouetter,réponditAsherendétournantleregard.
—Oui.Raven,parexemple.
Asherpivotabrusquementversmoietmedévisagead’unairglacial.
—Tulaconnais?
Oups!Jevenaisdefaireunegaffe.
—Est-cequ’elleestici?poursuivit-il.
—Hein?fis-jed’untonléger.Non,maisj’aientenduDevindireque…
—Jeveuxlavérité!Soissérieusedeuxminutes!
—Çatevabien,dedireça!C’esttoiquimedemandesderestersérieuse?Toiquin’arrêtespasde
temoquerdemoidepuisquetuesarrivé!Oh,pardon,depuisquejesaisquetuesarrivé!
—Jelefaispourteprotéger!Tucroisquec’estfacile?Tucroisqueçameplaît,detesurveiller
dansl’ombrecommeunpervers?
—Ohoui!Alors,turattrapesletempsperduavectesbagarresettesboulesdefeu!Tumerends
dingue!Tuviensiciensachantlavéritésurmoi,maistumelaissespartirenclassedeneige?Et
pendantquejeprendsmapausedéjeuneràlacafèt’,tuvasdraguerlesminettescommesitunevenais
pasdefracassermavieentière!
—Tuveuxquejetedisepourquoijeblaguetoutletemps?lança-t-il.
Ilserelevacommes’ilétaitmontésurressorts,sesyeuxluisantauclairdelune.
—Etpourquoij’agisdemanièreaussiinsouciante?C’estparcequesitutedoutaisdecequiest
réellement en train de se jouer, de ce qui se passe à l’intérieur de toi, au sein de l’Ordre et de la
Rébellion,situdevinaiscequiseracontechezlesanges,etcequit’attend,alorstuchialeraiscomme
unegamine,Skye!Tuseraisparalyséeparlapeur.C’estpourçaquejetetaquinesanscesse!Jele
faispourtoi.Sinon,tun’ysurvivraispasunesemainedeplus.
Jemelevaiàmontour,secouailaneigedemonjeanetvissaiunpeuplusmonbonnetsurmatête.
—Bravo!Jesuisàdeuxdoigtsdepleurermaintenant!
Asherfourralesmainsdanssespoches.
—Etmerde,marmonna-t-il.
Jecroisailesbrassurmapoitrineetluilançaiunregardassassin.
—Ilfautquej’yaille,dit-il.Ravenestdangereuse.Elledoitmijoterquelquechose.
—Vas-y,répondis-je.Jevaismecoucher.
Ashersedirigeaversl’échelle,puisseretourna,unpetitsourireaucoindeslèvres.
—Çatefaisaitrager,demevoirdraguerd’autresfilles?
—Dégage!
22
Lemercredimatin,j’entraidanslasalledeclasseaveclafermeintentiondenecroiserleregardde
personne. À cause des événements de la veille, je ne voulais surtout pas me retrouver en face de
Devinnid’Asherjusqu’àlafindelajournée.
Occupée à gribouiller dans son cahier, Cassie releva à peine le nez lorsque je m’installai à côté
d’elle. Tant mieux, sinon elle aurait remarqué mes yeux bouffis et cernés. J’avais dormi à peine
quelquesheureslanuitprécédente.
JemerepassaimadisputeavecAsher.EnquoilaprésencedeRavenposait-elleproblème?Asher
etDevinmedissimulaientsûrementquelquechose.
Je réussis à les éviter toute la matinée. Si l’un passait dans le couloir, je me cachais dans les
toilettes.Sil’autres’approchaitdemoi,jefaisaissemblantdediscuteravecuncamarade.Etaulieu
d’allerdéjeuneràlacafétéria,jemecalfeutraiàlabibliothèque,m’installantàunetableisolée.
Jevoulaisrattrapermesleçonsenretard,maismeplongeaifinalementdansunlivresurlesanges.
Depuis deux jours, je faisais d’intenses recherches sur Internet, qui ne donnaient pas grand-chose.
Commemel’avaitditDevin,ilexistaitdenombreuxmythesàproposdesanges.Commentdistinguer
levraidufaux?
J’aurais pu aller me renseigner directement à la source (Devin ou Asher), mais j’avais le
pressentiment qu’ils manigançaient quelque chose. Après tout, ils faisaient partie de deux clans
différents,etmoi,j’étaispiégéeaumilieu.
Jetressaillis:Devinvenaitdeprendreplaceenfacedemoi.
—Tuessaiesencoredenouséviter,chuchota-t-il.
—T’esparano,murmurai-jeentournantunepagedemonlivre.
—Tunetrouveraspascequetuchercheslà-dedans.
—Tunesaispascequejecherche.
—Tudoisaccepteretapprendreàmaîtrisertespouvoirs.
— Le seul pouvoir qui m’intéresse en ce moment, c’est celui de te faire disparaître. Au fait,
j’annulenotrerendez-vousdecetaprès-midi.J’aiunentraînementdeski.
—Tadestinéeestplusimportante,Skye!
Jecroisailesbrassurlatableetmepenchaiverslui.
—Est-cequelesÉlusmevoientencoresurcetoit,aujourd’hui?
Ilpiquaunfard,gêné.
—Ilsnemevoientpas,n’est-cepas?
Iljetaunregardautourdenous,puisrepritd’unevoixencoreplusmystérieuse:
—Ilyaénormémentdedétailsqu’ilsignorentàtonsujet.Tuesuneénigme.C’est…troublant.
Prise d’une soudaine pitié, je posai la main sur la sienne. Il enlaça mes doigts et les contempla
longuement.
—Désolée,Devin,maisj’aibesoindetemps,dis-je.Unjouroudeux.
Ilmefixadanslesyeuxetdéclara:
—Tuseraisheureuseauseindel’Ordre.
—Toi,tuesheureux?
—Pasquandjesuisici.Ilyatropde…
—Chaos,terminai-jeàsaplace.
—Oui.
Sesdoigtsseresserrèrentautourdesmiens.
—Tuesunique,Skye.
—Àcausedemesparents.
—Non,grâceàtoiseule.Tuesintelligente,drôle,déterminée.Tuneressemblesàpersonne.
Jesouris.
—Jeterenvoielecompliment.
—Alors,retrouve-noussurletoitcetaprès-midi.
—Désolée,jenepeuxpas.Pasaujourd’hui.
J’auraisvouludisparaîtresousterredevantsonairdéçu.
— J’ai fait une promesse à mon équipe de ski, tentai-je d’expliquer. C’est une responsabilité,
commelatiennevis-à-visdel’Ordre.
—Maistoutça–ilfitungestecirculaire–n’auraplusaucuneimportancequandtuaurasrejoint
l’Ordreavecmoi.
—Mêmesijepossèdedespouvoirs,jeneveuxpasquittercemonde.C’estlemien!
—Tunepeuxpasresterici!
Àcetinstant,laclocheretentit.Sauvéeparlegong!
— Il faut que j’aille en cours, fis-je en ramassant mes affaires. Dis à Asher qu’il n’y aura pas
d’entraînementangéliqueaujourd’hui.
Surce,jefilaiverslasortiesansluilaisserletempsdeprotester.
Aulieud’alleràl’entraînement,jerentraichezmoi.Depuisl’avalanche,j’avaispeurdedéclencher
unenouvellecatastrophe,avecmonespritdecompétition.D’ailleurs,jepensaisquittermonéquipede
ski.Jenevoulaispasblesserquelqu’unàcaused’unpouvoirquejen’arrivaispasàcontrôler.
Le vendredi, après une soirée tendue avec Tante Jo, j’eus du mal à m’endormir. Je n’avais pas
réussiàluidirequejevoulaisarrêterleski,etunenouvellerecherchestérilesurlesangesm’avait
déçue.
Danslanuit,jemeréveillaiensursaut.Machambreétaitplongéedanslenoir;iln’yavaitpasun
bruitdanslamaison.Jemelovaisousmacouette,prêteàmerendormir,lorsquejesentisuncourant
d’airfroidchargéd’unparfumdeterrehumide.
J’ouvrislesyeux:unesilhouettesedécoupaitdansleclairdelune.Effrayée,jemecognaicontre
matêtedelit.
—Bonsang,Asher,jet’aiditdeneplusvenirdansmachambre!
—Désolé,maistunem’envoudrasplusquandtusauraspourquoijesuislà.
—Ahoui?Etpourquoitueslà,alors?
—Pourt’offrirlaliberté.Vite,habille-toietretrouve-moidehors.
Ilsortitparlafenêtre,quejem’empressaideverrouillerderrièreluidansungestedérisoire,étant
donnéqu’ilpouvaitl’ouvriràsaguise.Jefaillisretournermecouchermaisfinisparenfilerunjean,
untee-shirt,unsweatetuneparka.
Jedescendisl’escaliersurlapointedespiedspournepasréveillermatante,traversailamaisonet
meglissaidehors.
Asherm’attendaitprèsdesarbres,àcalifourchonsurunemotoneige.
— Je me disais que tu aimerais sentir le vent souffler dans tes cheveux, dit-il tandis que je
m’approchais.
—Sijelevoulais,j’iraisskier.
—Oui,maistunepeuxpast’accrocheràmoiquandtuskies.
Ça,c’étaitbienvrai…
—Jenesuispassûrede…
—Allez,Skye,mecoupa-t-il.Jesaisàquelpointcesderniersjoursontétédurspourtoi.Tun’es
mêmepasalléeàtonentraînementaujourd’hui!
—Elliet’atoutraconté!éructai-je.
—Non,j’étaisvenuteregarderskier.
Jefourrailesmainsdanslespochesdemaparkaetcontemplailerefletdelalunesurlaneige.
— Je voulais y aller, vraiment. Mais j’ai eu peur de déclencher une nouvelle avalanche ou de
blesserquelqu’un.Jenepourraispasvivreaveccepoidssurlaconscience!
Ilétaithorsdequestiondemettremescamaradesendanger.
—Alors,tuasbesoindecettepromenade,décrétaAsher.Cesoir,onnepenseniànospouvoirs,ni
àtousceuxquinoussurveillent.Pasunmotsurl’OrdreoulaRébellion!Onsecontentedeprofiter
del’instant.
C’étaitsûrementunetrèsmauvaiseidée,maisj’enfourchailamotoetpassailesbrasautourdesa
taille.
—Allons-y.
Il fit vrombir le moteur et nous glissâmes sur la neige, zigzaguant entre les arbres, dévalant les
pentes, montant vers les sommets. Le clair de lune baignait le paysage de sa lueur bleutée. Je me
délectai de toutes les merveilles que nous offrait la nuit. Asher avait l’air si robuste contre moi !
Robuste,solideetchaud.
Pourlapremièrefoisdepuisdesjours,jemesentaisbien.Jen’avaispluspeurdeprovoquerdes
catastrophes.Jesavouraicettenouvellesérénité.
Auboutd’unlongmoment,Asherarrêtalamotoneige,etnousmîmespiedàterre.Ildépliaune
couverture,surlaquellejeprisplace,lesgenouxremontéscontremapoitrineetlesbrasautourdes
jambes. Asher fit apparaître autour de nous plusieurs boules de feu qui nous enveloppèrent de leur
chaleur.
—Commenttufaispourentretenirlesflammessanslestoucher?demandai-je.
—C’estunequestiond’entraînement.
—C’estcequetuasfaitdanslagrotte?
—J’aifaitcequ’ilfallaitpourtegarderenvie.
—ParcequelaRébellionmeveutvivante?
—Parceque,moi,jeteveuxvivante,répondit-ilens’asseyantàsontour.Ons’étaitpromisdene
pasabordercessujets.
—Dequoionvaparler,alors?
—Onn’estpasobligésdeparler.
Touchée!Jeposailementonsurmesgenouxetmemisàobserverlesétoiles.L’uned’ellesfilaà
traversleciel.
—Tuasfaitunvœu?demandaAsher.
—Non,jen’ycroispastrop…Ettoi,tuenasfaitun?
—J’aisouhaitéquetusoisheureuse,répondit-il,l’airgêné.
—Ettoi,tuesheureux?
—Plutôt:jesuisausommetd’unemontagneencompagnied’unejoliefille.
—Çat’arrive,d’êtresérieux?
Ilserembrunit.
—Plussouventquetunelepenses.
—TunedevraispasêtreavecEllieencemoment?
—Jenesuispasamoureuxd’elle.Elleestsympa,maisellemecollebeaucouptrop.L’autrefois,
auchalet,j’étaispartichercherdesglaçonsquandellem’acoincédanslecouloir.
—Pourtantondiraitquetul’appréciesbeaucoup.
—C’estvrai,maisjel’aiencouragéeàallervoirailleurs,mêmesi,pourêtrehonnête,j’aimete
savoirjalouse.
—Jenesuispasjalouse!
—Ahoui?Cen’estpascequetudisais,hiersoir.
—C’estfaux!Tuasentenducequetuvoulaisentendre.
—N’importequoi!
Pourmoi,celaavaitunsens.J’avaisdumalàl’avouer,maisjedétestaislevoiraveccettefille.Et
jeconnaissaisassezbienElliepoursavoirqu’elles’accrochaitauxgarçonsquiluiplaisaient.
—Tuavaisraison,fis-jeaprèsunlongsilence.J’avaisbesoindecettepromenade.
Et,enregardantlesboulesdefeus’éteindre,jem’interrogeai:avais-jeégalementbesoindelui?
23
Lelundisuivant,unepluiefroidecoulaitlelongdesfenêtresetformaitdesflaquesdeneigefondue
surleparkingdulycée.J’avaispasséunweek-endsolitaireet,àvraidire,AsheretDevinm’avaient
manqué.
Unmotm’attendaitsurlevolantdemavoiture:
Finieslesvacances.
RDVaujourd’huià15h15
Aucuneexcuseneseraacceptée.
D.
Jefaillisledéchirer,maisDevinavaitraison:jedevaisaffrontercequim’attendait.
AsheretDevinétaientabsentsaupremiercours.Normal,aprèstout:ilsn’étaientpashumainset
n’avaientpasbesoindesuivreunescolaritérégulière.Etmoi,est-cequejedevaisquandmêmevenir
en classe ? Cette question me trottait encore dans la tête deux heures plus tard, pendant le cours
d’histoire,quej’écoutaisd’uneoreilledistraite.
MlleManningarpentaitlasalledeclasseetnousrendaitnosdevoirssurlabatailledelaSomme–
une dissertation qui comptait pour quarante pour cent dans notre note finale – en nous dévisageant
touràtourdederrièreseslunettesàmonturemétallique.Elles’arrêtaàmahauteuretfitglissermon
devoirsurmonpupitre.UnénormeDécarlates’étalaitenhautdelapage.
Jesentisunebouleseformeraucreuxdemonventre.Jen’avaisencorejamaiseudeD.L’horreur!
J’avaiséchoué,malgrémesséancesderévisions.Ilfallaitdirequej’avaiseul’espritailleursces
dernierstemps.
—Skye,m’appelaMlleManningaumomentoùjepassaisdevantsonbureauàlafinducours.
—Oui,jesais,anticipai-je.Désolée,jenesaispascequim’estarrivé.
—Tuastoujoursétémameilleureélève!Quesepasse-t-il?
—J’aiététrès…occupéecestemps-ci,dis-jesansconviction.Préoccupée,même.J’aidûprendre
certainesdécisionsdepuisnotrevoyagescolaire.
—Ilparaîtquetuasarrêtéleski.
—Oui…L’avalanchem’abeaucoupeffrayée.J’aibesoindefaireunepause.
J’avaisdiscutédemadécisionavecmonentraîneurlevendrediprécédent,maisjen’avaistoujours
pastrouvél’occasiondel’annonceràTanteJo.
MlleManningm’adressaunregardmi-sévère,mi-contrarié.
—Est-cequejedoism’inquiéter?Tuveuxt’entreteniravecunconseiller?
—Oh,non!dis-jeavecprécipitation.Maisjepourraispeut-êtrerattrapermondevoir…
Ellepoussaunprofondsoupir.
—D’accord,tuviendrasaprèslescoursaujourd’hui.Jetedonneraiuneheure,entrequinzeheures
quinzeetseizeheuresquinze.Mais,Skye…
Ellemeregardapar-dessusseslunettes.
—IlvatefalloirunApourredressertamoyenne.Nelaissepaspassertachance.
—Promis,répondis-je,lagorgesèche.
Malheur!J’étaiscenséeretrouverDevinetAsheràquinzeheuresquinze.Jenepouvaispasêtreà
deuxendroitsàlafois!Unchoixs’imposait.
—Skye,repritMlleManningenôtantseslunettesetencontournantsonbureaupours’approcher
demoi.Tuescertainequetuesperturbéeuniquementàcausedetondépartdel’équipedeski?Tu
n’asriend’autre?Unproblèmefamilial?Unchagrind’amour?
—Non,non,riendetel.
—Tantmieux,dit-elleavecunsourire.Tuasdupotentiel,etunavenirradieuxs’offreàtoi.
—Merci.
Des larmes me montèrent aux yeux. J’aurais aimé être aussi affirmative qu’elle… Or, lorsque je
regardaisenavant,jenevoyaisqu’ungrospointd’interrogation.
—Quinzeheuresquinze,salle408.
—Bien,j’yserai!
Jemeprécipitaiverslasortiepournepasluimontrermeslarmes.
Siseulementellesavait…
MlleManningm’attendaitdéjàlorsquej’arrivaiàlasalle408versquinzeheuresdix.
—Tiens,dit-elle,j’aiposétonsujetsurlatableprèsdelafenêtre.Tuasuneheure.Jesuislàsituas
desquestions.
Elles’assitàsonbureauetsortitunpaquetdecopies.
Jem’installaiaupupitrequ’ellem’avaitdésignéetcommençaiàrédigermondevoiravecl’étrange
impressiondenepasêtreàmaplacedanscettesalledeclassesilencieuse.
C’étaitcommesilelycéenecomptaitplus…
Jemeremémoraitouteslescatastrophes,petitesetgrandes,quej’avaisprovoquées:lachaudière
qui explose au Bean, le thermostat qui saute, le chauffage qui s’enclenche dans le car scolaire,
l’avalanche.
Sij’étaisresponsabledecesincidents,pouvais-jelesreproduiresciemment?
«Etsij’essayais?»
JemeconcentraisurleradiateursouslafenêtrependantqueMlleManningcorrigeaitsescopies.
Jeregardaileradiateuretlaissairessurgirtouteslesémotionsaccumuléescesdernièressemaines.
Desimagesdéfilaientdansmatête:Devinmemettantengardecontreson«cousin»,lasoiréesurle
toitdemamaisonavecAsher,nosépaulesquisefrôlaient,majouesursonépaule,notrepromenade
enmotoneige…PenseràAshermesemblaitdésormaisdangereux.Iln’étaitpashumain;ilnevenait
pasdecemonde.Est-cequetomberamoureused’unRebelleétaitcompatibleaveclesenseignements
qu’ilsm’avaientprodigués?Sinon,allait-onmepunir,commeonavaitpunimesparents?Cegarçon
était pour moi une énigme, alors que lui savait tout de moi. Pensait-il aussi souvent à moi que je
pensaisàlui?
Il faisait chaud ; j’avais les mains moites. Mais j’essayais encore et toujours de projeter mes
émotionssurleradiateur.Et,soudain,jesentisuneodeurâcre.
Delafumée.
Uneminusculevolutenoires’échappaitdelagrilleduradiateur.Moncœursemitàbattreàtout
rompre.
Onnevoyaitaucuneflamme,maisildevaitbienyavoirdufeuquelquepart.Àprésent,lavolutese
transformaitenunpanachedefumée.
Unsouriresedessinasurmeslèvres:j’avaisenfinréussi!
—C’estquoi,cetteodeur?s’inquiétaMlleManningenrelevantlenez.Oh,monDieu!
Ellesautasursespieds,éparpillantlescopies.Lesystèmeanti-incendiesedéclenchaàcetinstantet
arrosalaclasse.
—Ohnon!cria-t-elleenrassemblantlesfeuilles.
Jecourusouvrirlafenêtre.Jesuspendismongesteàlavued’Asher,quisetenaitderrièrelavitre.
Ilm’adressaunclind’œil,puisdisparut.
Ainsi,jem’étaisréjouietropvite!C’étaitluiquiavaitdéclenchél’incident.
—Skye,jesuisdésolée,déclaraMlleManning.Onreferaunnouveaudevoirlasemaineprochaine.
Ilfautquej’ailleprévenirquelqu’unpourleradiateur.
Jelalaissaietfilaisurletoitenmontantlesmarchesquatreàquatre.
Jetrouvailesdeuxangesdanslamêmepositionqueladernièrefois:Asherenéquilibreaubord
du toit, les bras écartés, les ailes déployées, Devin appuyé contre le château d’eau. Il ne laissait
transparaîtreaucuneémotion.
—Tuesenretard,dit-ild’untonneutre.
J’espérais qu’il ne savait pas que j’avais vu Asher deux fois dans son dos. Il ne l’aurait jamais
approuvé.
—J’essayaisderattraperundevoirquej’avaisfoiré,expliquai-je,tellementjesuisdistraitedepuis
quejevousairencontrés.Avant,j’alignaislesbonnesnotes.
—Ilfautqueturevoiestespriorités,réponditAsherens’éloignantdelacorniche.Peut-êtrequeles
bonnesnotesn’enfontpluspartie.
—Merciduconseil!
Asherplissalesyeux,maisnesouritpas.Illuiétaitdécidémentimpossibledesemontrerspontané
quandDevinétaitdanslesparages.Rienàvoiravecl’Asherquej’avaiscôtoyécesderniersjours.
—Ilaraison,ditDevind’untonsérieux.Tespouvoirsvontbientôtsemanifester,etiltefaudrales
maîtriser.
—Nelelaissepast’intimider,mechuchotaàl’oreilleAsher,quisetrouvaitàprésentderrièremoi,
alorsquejenel’avaispasvubouger.Tuenestoutàfaitcapable.
—Qu’est-cequetudis?intervintDevin,malàl’aise.Est-cequetusaisquelquechosequej’ignore
?
—Tun’asqu’àinterrogerRaven!répliquaAsher,furieux.
—Laisse-laendehorsdecettehistoire.
—Alors,elleestjustevenuetesaluer,c’estça?sifflaAsher.Tuasbesoinderenfortmaintenant?
Tunepeuxpastedébrouillertoutseul?
—J’aidit:laisse-laendehorsdeça!
—SiçaconcernelasécuritédeSkye,grondaAsher,t’asintérêtàtoutmeraconter.
L’air se refroidissait à mesure que le soleil disparaissait derrière les montagnes et que le ciel
s’obscurcissait. Soudain, une explosion de lumière blanche déchira les ténèbres et les ailes
gigantesquesdeDevinsedéployèrent.Lesyeuxbrillants,ilfronçasessourcilsdorés.
—Jetemetsaudéfi,lâcha-t-ild’untonposéquimedonnalachairdepoule.
Asherfitunpasenavant,sesailesdressées.
—Ahoui?lança-t-ild’unevoixterrifiante.
Uneviolentebourrasquedeventsouffladesesailes,mefaisantvaciller.Larafalefrappadeplein
fouetlapoitrinedeDevin,quivintheurterlemurenbétondelacaged’escalieravantdes’effondrer
surlesol.
—Arrêtez!hurlai-je.
Devin se remit sur ses pieds. Asher leva les mains et projeta une boule de feu. En un clin d’œil,
Devinseretrouvaderrièreluietluibloqualesmainsdansledosavantdeluienserrerlagorgedu
bras.Asherhoquetatandisquelabouledefeuqu’ilavaitgénéréepercutaitlemurenbétonetmourait
enlaissantunetracenoire.
—Lâche-le!grondai-je.Situluifaisdumal,jelevengerai!
Devinrelevalatête,interloqué,puisdesserrasonétreinte.Asherenprofitapourseretourneret,à
sontour,lemaîtriser.
—Tuvasleregretter!hurla-t-il.
Entre-temps,degrosnuagess’étaientaccumulésau-dessusdenous,etdeséclairszébraientleciel
assombri.
—J’enaiassezdetoi!lâchaAsherpendantqueDevinessayaitdeselibéreretqu’unepluiefroide
semettaitàtomber.
—C’estça,entretuez-vous!criai-je,bouillonnantdecolère.
J’avaislecœurquibattaitàtoutevitesseetlesnerfsenpelote.Jesentaislachaleurmemonteraux
joues. Et plus Asher et Devin se battaient, plus je ressentais cette puissance grandir en moi. J’avais
l’impressiondepouvoirlacontrôler,maisc’étaitplutôtl’inverse.Avantquejepuisseidentifiercette
force incroyable, un énorme craquement déchira l’air : le château d’eau venait de se fissurer et
déversaitàprésentsoncontenusurletoit.
Lesdeuxangess’arrêtèrentnetetcontemplèrentlascène.Jen’euspasletempsdemedemanderà
quoiilspensaient:vidéedetouteénergie,jem’écroulaicommeunemasse.
24
Lesdernièreslueursdujourfiltraientàtraversmespaupièrescloses.Lapluieavaitcessé,etleciel
s’étaitdégagé.
Petitàpetit,jecommençaiàdistinguerdessonsetdesvoixautourdemoi.
—Retiensl’eau!criaitAsher,quimesoulevaitdeterre.
J’ouvrislesyeuxengrand.
Lesénormesailesnoiresd’Asherbattirentunefois,puisdeux,etmavisionsebrouilla.Unedrôle
de sensation me serra le ventre quand nous décollâmes. Je passai les bras autour de son cou et me
blottiscontresontorse.Unefoishabituéeaumouvement,j’osairegarderautourdemoi.
Nousvolions!Leventnouscinglaitlevisage,l’airfroidmemordaitlesjoues.Jemedévissaile
coupouressayerd’apercevoirDevin,restésurletoit.L’eauquis’yétaitdéverséeretournaitàprésent
danslechâteaud’eau,dontlabrèchesecolmataitd’elle-même.
Nousvolionssansdiremot.Endessousdenouslesvalléesetleschampssedéployaient,constellés
depointslumineux.Jemecalaidanssoncou.Êtresiprèsd’Asherm’étourdissaitcommeunedrogue.
Jen’avaisjamaisconnupareillesensation.
Monesprittentaitd’analysercequis’étaitproduitsurletoit.Jenesavaispasquiétaitresponsable
de quoi, mais, pour la première fois, je compris qu’Asher avait eu raison : quelque chose en moi
attendaitl’instantpropicepoursemanifester.Etalors…
Ashermedéposadevantlaportedemamaison.J’étaissoulagéedesavoirqueTanteJoétaitpartie
lematinmêmepourunerandonnée:commentluiaurais-jeexpliquécequivenaitdesepasser?
Asherrepliasesailesdanssondos,etenuninstantlanuitdevintmoinsnoire.
—Tuvasbien?
Jehochaitimidementlatête,troubléeparcetteproximitévécueenpleinciel.
—Tuesincroyable,Skye!Tunousasarrêtésaubeaumilieudenotrebaston,lança-t-il,unsourire
malicieuxaucoindeslèvres.
JemerendiscomptequejenesavaispasoùhabitaientDevinetAsher.Lanuitvenue,perdaient-ils
leur forme humaine ? Est-ce que Devin retournait dans l’Ordre, tandis qu’Asher regagnait la
Rébellion ? Il faisait un froid glacial ; j’avais les cheveux trempés, et mes dents s’entrechoquaient
violemment.
—Tuveuxrentrer?demandai-je,prenantmoncourageàdeuxmains.
—Euh…oui,fitAsherd’unairgênéenévitantdecroisermonregard.
Unechaleurépouvantablenoussurpritquandnouspoussâmeslaporte.
—Qu’est-cequec’estquecetteétuve?fitAsher.
—Jecroisquec’estmafaute,répondis-je,embêtée.Àmoinsquecenesoitunsimpleproblème
d’électricité…
—Tusaisbienquenon!
Jefisunegrimace:ilavaitraison.
— Oui, j’ai court-circuité le thermostat il y a deux semaines et, depuis, le chauffage fait des
siennes.
—Tespouvoirsaugmentent.
—Maisjenelescontrôlepas,fis-jeremarquerenessayantdeconserveruntonléger.Viens!
Grâceàlapleinelunequiilluminaitlesalondesalueurblanche,nousnousdéplacionsaisément
sansmêmeallumerlalumière.
Nousmontâmesdansmachambre.L’atmosphèreyétaitdouillettecomparéaurestedelamaison,
videetsilencieuse.Jefisuncrochetparlasalledebainspourprendredeuxserviettesdetoilette.J’en
tendisuneàAsheretm’épongeailescheveuxavecl’autre.
Asherôtasonblousonetleposasurledossierdemachaise.
—Tunevoudraispasbaisserlechauffage?Ilfaitunechaleuràcrever!
—Bonneidée;maisjenesaispascommentfaire…
Cequejenevoulaispasluiavouer,c’étaitquemespouvoirsnesemblaientsemanifesterqu’encas
deforteémotion.Etmonpetitdoigtmedisaitquelachaleurquinousavaitaccueillisdanslamaison
avaitunrapportavecsaprésenceàlui…
S’endoutait-il?Avais-jedenouveaulesyeuxargentés?
—Vienslà,dit-ilenmedébarrassantdemaserviette.Jevaist’aider.Fermelesyeux.
J’obéis,etilmepritlesmains.Lapièceseréchauffadavantage,etuneétincellepassaentrenous.
—Imaginequ’ilyapleind’électricitéentoietquetuactionnesuninterrupteur,ordonna-t-il.
Ilfitunepause,etj’ouvrislesyeux.Ilmeregardaitavecuneintensitéincroyable.Ilfallaitqueje
restesurmesgardes…
— Les Élus, déclara-t-il, se concentrent sur les nuances : le souffle ténu d’une respiration, un
cheveu rebelle. Ils régissent chaque détail sur Terre. Et chaque détail a un effet sur un autre détail.
Imagine les gros changements que cela peut engendrer. Ils peuvent influencer la vie d’un individu,
l’issued’unebataille,lecoursdel’histoire.
J’avalaimasaliveavecdifficulté,hypnotiséeparsesyeux.
—Notremission,àlaRébellion,c’estdelesempêcherdetoutcontrôler.Ettupeuxnousyaider.
Unealarmesedéclenchadansmatête.Jereculai,etAshern’essayapasdemeretenir.Était-ilen
traindememanipuler?
Jeretiraimonmanteau,puismonsweat,lachaleurdansmachambreétaitvraimenttropétouffante.
Soudain,jeprisconsciencedelasituation:moiquid’habitudeaccumulaislescouchesdevêtements,
j’étaisendébardeurenprésenced’Asher.Jelevailesyeux:iltremblaitlégèrement.
—Quoi?demandai-je.
—Rien.
Ildésignauneétagèreau-dessusdematête.
—Onjoueauxdames?
—Tuessérieux?Jen’yaipasjouédepuisdeslustres.
—Pourquoipas?C’estunjeudestratégie;çanousferaunbonentraînement.
Ilpritlaboîteetinstallaledamieretlespionssurletapis.Jem’assisentailleurenfacedelui.
—Bien,dit-ilenattrapantunpionnoir.Voyonssituesàlahauteur.
Ilavançasonpion,etpendantuntempsnousfûmesaucoudeàcoude,élaborantdesstratégieset
descontre-stratégies.Maisnil’unnil’autren’arrivaitàdominerlapartie.Jesavaisquenousallions
finirparunmatchnul.
—Tunegagnerasjamais,fis-je.
—J’essaieraitantquejelepourrai.
Jedéplaçaiunpion.
—Oh,jolicoup,reconnut-il.
—Cen’estpaslapremièrefoisquejejoue.
Oui,j’étaisendébardeuretenjeandansunechambresurchaufféeavecunangeauxcheveuxdejais
etauregardincroyable.Et,oui,jeflirtaisaveclui.
Et,pourlapremièrefoisdepuisunanetdemi,jemerendiscomptequejetombaisamoureused’un
garçon.
Jedevaisymettreunterme.Mavieétaitdéjàbienassezcompliquéecommeça!
Jemelevai.
—Jesuiscrevée,j’aimaldormilanuitdernièreàcausedetoi.
Asherseredressadoucement.
— J’en suis désolé. Et concernant la bagarre d’aujourd’hui… On s’est laissé emporter. Cette
missionestsidifficile…laplusdifficilequej’aiedûgérer.
Ilsetutetsepassalamaindanslescheveux.
—Onesttousàcran,soupira-t-il.
— Oh, toi aussi, tu l’es ? Alors, essaie de te mettre deux secondes à ma place. Au cas où tu ne
l’auraispasremarqué,jen’aiaucuneidéedecequim’arrive!
—Skye,jesuisnavré.
Nousnoustûmes.Leseulbruitqu’onentendaitétaitceluiquefaisaitAsherentapantnerveusement
dupied.
—Arrête!dis-je.Qu’est-cequetuascesoir?Jetetrouvebizarre.
—Jen’airien,prétendit-il.
Jeledéfiaiduregard.Malampeprojetaitunedoucelueursursonvisage.Ilétaitsibeauquec’en
étaitdouloureux.Jefisuneffortpourmeressaisir:çanemarcheraitjamaisentrenous!C’étaitun
donJuan,commeJordan.Ilseserviraitdemoiet,enplus,iln’étaitmêmepashumain!Pourtant,dans
cettepièceconfinéeetcettelumièretamisée,c’étaitsibonderessentircegenred’émotion.Asherfit
unpasenavant.
—Jenevaispast’embrasser,d’accord?déclara-t-il.Alors,arrêtedemeforcerlamain.
—Mais…dequoituparles?
J’étaispaniquée:ilavaitdevinécequejeressentais!
—Detoutça!Tondébardeur,tonjeudedames,lefaitquetum’asinvitéàmonter…
—Jetedemandepardon?C’esttoiquiasvoulujouerauxdames!
—Çava,oublie.Jeneferairien.
—Tantmieux!criai-je,rougedecolère.Etquiteditquej’enauraisenvie?
—Ohsi,tuenasenvie!
—Ohquenon,éclatai-je.Surtoutpasavectoi,quimerendsdingue!
Ilmeregardaavecintensité:
—Jeterendsdingue?
Il fit deux grands pas vers moi, prit mon visage entre ses mains et mon corps entre ses ailes, et
m’embrassa.
Laterretremblasousnospieds.Pasgrave!Plusriennecomptait,àpartAsher.
25
Après le départ d’Asher, j’étais bien trop énervée pour m’endormir, malgré la fatigue. Je
déambulai de pièce en pièce, observant la lune depuis différentes fenêtres. J’avais l’impression que
j’allaismenoyerdanssalumièresijerestaisimmobileunseulinstant.
Quandmontéléphonesonna,jefaillisfaireunecrisecardiaque.Àlavuedunumérodel’appelant,
j’éprouvaiunevaguedesoulagement.CommentTanteJoavait-ellesentiquej’avaisbesoind’elle?
—Coucou,dis-jeenmepelotonnantdansunfauteuil.
—Salut,jevoulaisvérifiersitoutallaitbientantquemontéléphonecapte.Çava?
—Oui,çava.
—Jesuisdésoléededevoirpasserautantdetempsloindetoi.
—Jesuisunegrandefille.
—Celadit,c’estpeut-êtrepasplusmal,continua-t-elle.Çanousentraînepourl’annéeprochaine,
quandtuserasàl’université.
Sijamaisj’yallais…Carrienn’étaitmoinssûr,vuleniveaudemesnotescesdernierstemps.
—Marandonnéefinitmercrediaprès-midi,m’informaTanteJo.Prendssoindetoijusque-là.
—Promis.
Puiselleraccrocha,etjemereplongeaidansmesréflexions.
Mamèreavait-elleavouéàTanteJoqu’elleétaitunange?C’étaitpeuprobable;jen’avaismoimêmerienracontéàCassie…Certaineschosessontimpossiblesàexpliquer.
J’entraidanslacuisineetmemisàfouillerlefrigo.Sonronronnementmerassurait,comblantle
silence de la maison. Sur l’étagère du haut, je remarquai une assiette de cookies de la dernière
fournéepréparéeparTanteJo.Ilsdevaientêtrerassis,maisilsferaientl’affaire.Jelessortis,allumai
leplafonnier,grimpaisurl’undestabouretsetsaisisunmagazinedanslapileducourrier.
Jem’apprêtaisàcroquerdansl’undescookieslorsquej’entendisuncliquetisdehors.Jelevailes
yeux…etmefigeai,souslechoc:quelqu’unmeregardaitparlafenêtre!Desyeuxbleusperçants,un
teint de porcelaine, des cheveux blonds. Je ne l’avais vue que deux fois, mais je l’aurais reconnue
entremille.
Raven.
Une vague de panique me submergea. Que me voulait-elle ? Je ne savais rien à son sujet ;
cependantlaréactionqu’avaiteueAsherenapprenantsaprésencen’auguraitriendebon.J’étaisen
train de me demander ce que je devais faire quand elle se matérialisa au milieu de la cuisine, ses
longues ailes blanches déployées. Les plumes brillaient d’un éclat lunaire et, l’espace d’un instant,
j’imaginaiRavenmetrancherlagorged’unseulcoupd’ailes.
Jefisunpasenarrière.
—C’estça,recule,dit-elled’unevoixcalmequimefitfrissonner.Tun’aspasidéeàquelpointje
suisdangereuse.
—Qu’est-cequetumeveux?dis-jeenessayantdecamouflermapeur.
— Pauvre petite Skye, confrontée à deux mondes opposés, deux pouvoirs qui s’acharnent à lui
mettrelegrappindessus.Quevas-tufaire?
—Jen’ensaisrien…J’ignoraistoutcelajusqu’àilyaquelquesjours.
Raventournaautourdemoicommeunchats’apprêtantàbondirsursaproie.
— Bien sûr ! Comment aurais-tu pu le savoir si même l’Ordre n’en savait rien ? « L’enfant au
destinquel’OrdrenepeutvoiretquelaRébellionnepeuts’approprier.»C’estbiença,laprédiction
quiapoussélesRebellesetlesGardiensàtesurveiller?L’uniqueraisonpourlaquellecettemission
aétémiseenplace.
—Quoi?Jecroyaisquel’Ordrepouvaittoutvoir.
— C’est drôle, hein ? Tu es la seule personne capable de tout détruire, et pourtant nul ne sait
commentvas’acheverlamission.
—Qu’est-cequeturacontes?AsheretDevinnem’ontjamaisparlédeça.
—Parcequ’ilsnesontpasaucourant.Cenesontquedespions.Etlesfillesmènenttoujoursles
garçons par le bout du nez, pas vrai ? Bientôt, tu deviendras plus forte qu’eux, et dès qu’ils s’en
apercevront,ilstelaisseronttomber.
Ellefitunpasversmoi,puisundeuxième.
—Pourquoitumedisça?Qu’est-cequetumeveux?m’écriai-jed’unevoixclaire,ayantréussià
contenirmapeur.
SoudainRavenseretrouvaderrièremoi.Lespointesacéréesdesesplumesmefrôlaientlanuque.
—LaisseDevinretourneràl’Ordre!siffla-t-elle.Ilestàmoi.C’estcequ’ontdécidélesÉlus,etil
enseraainsi,pourtoujours.
—Maisjen’aijamaisvoulumel’approprier!Jen’airiendemandé,moi!m’écriai-jeenprenant
gardeàcequesesailesnemetranchentpaslagorge.
—Devinn’estpluslemêmeàcausedetoi!Nemedispasquetunemesurespastoninfluencesur
lui!
Savoixseradoucit:
— Tu le tentes… Il t’apprécie beaucoup, même s’il est censé ne rien ressentir pour toi. Tu
représentes sa mission, il ne devrait pas voir au-delà de ses obligations. Sinon, il échouera. Et s’il
échoue…
Ellesetutavantdeconclured’untonferme:
—Ilfautquecelacesse!
—Quoi?Tuplaisantes?rétorquai-jeenrepensantàlasérénitédeDevin.
—Lesprédictionssontentraind’évoluer.LaVisionchange.Ettuenesresponsable.
—Maisjenesaispascommentarrêtertoutça!D’ailleurs,jen’enaipasl’intention;jedoismener
cettehistoireàbien,déclarai-je,surpriseparmespropresparoles.
—Alors,facilite-nouslatâche.L’Ordret’attend!Sachequ’iltetrouvera,oùquetutecaches.Jete
surveilleraitoujours,Skye.
Sesailessemirentàbattredansunbruitassourdissant.
Jefermailesyeux,attendantqu’ellesecalme.
Quandjelesrouvrisuninstantplustard,Ravenn’étaitpluslà.
Étenduesurmonlit,jeréfléchissais.Ravenm’avaitaccuséedechangerDevin,pourtanttoutenmoi
trahissaitmonattachementpourAsher.Jerepensaisànotrebaiser,sesmainschaudesdansmanuque,
sesdoigtsdansmescheveux…«Jetedésiredepuissilongtemps»,m’avait-ilmurmuréàl’oreille.
Uneondedefrissonsmeparcourutlapeau.
Je me tournai et me retournai dans mon lit, incapable de trouver une position confortable. Le
visageenfouidansmonoreiller,jememisàrire,àrire,àuntelpointquejenesavaismêmeplussi
jeriaisousijepleurais.
SijamaisjepossédaislespouvoirsdesGardiensdel’Ordre,jenereverraisplusjamaisAsher.
Alors que je commençais à m’assoupir, les paroles de Raven me revinrent en mémoire. « Ce ne
sontquedespions.»Jerevisl’expressionblesséedeDevinquandAsherm’avaitprisedanssesbras
au moment où le château d’eau avait explosé et que lui-même restait sur le toit pour réparer les
dégâts.
Aupetitmatin,jevismesrideauxondulerdanslabrise.Uneplumevirevoltaitsurleparquetdema
chambre.Elleétaitnoirecommelanuit,noirecommelesyeuxd’Asher.
26
Le mardi matin, la Volvo verte de Cassie s’arrêta en cahotant à quelques places de moi sur le
parkingdulycée.Jesortisrejoindremonamie,quifitclaquerlaportièredesonvéhiculeavantde
donneruncoupdepiedrageurdanslesroues.
—Est-cequeçava?demandai-je,surprise.
Ellem’adressaunregardfroid,maisnem’empêchapasd’inspectersespneus.
—Cen’estpasunproblèmederoue,dit-elle.Lemoteuradessoucisdepuisplusieursjours.Enfin,
tunedoispasêtreaucourant.
Aïe…Cassieetmoin’avionsplustropl’occasiondediscuterdepuisquejeprenaismesdéjeunersà
la bibliothèque. De plus, nous ne nous voyions plus le week-end. Ces derniers jours, le temps
s’écoulaitdemanièreétrange,commes’ils’arrêtaitpuisrepartaitets’étiraitàl’infini.Cassiedevait
m’envouloirdem’êtreéloignéed’elle.
Etpuiszut!nousnenousétionsjamaispromisdepasserchaqueinstantdenotrevieensemble!
Elleverrouillasavoiture,etnousprîmeslechemindelaclasseensembleenbavardant,malgréla
tension palpable entre nous. J’étais embêtée de la savoir en colère contre moi. Le monde tournait
toujoursautourdeCassieet,pourunefoisquejem’occupaisdemesaffaires,elleneparvenaitpasà
l’accepter.
—C’estchiant!seplaignit-ellealorsquenousnousinstallionssurnoschaises.J’aifaitréviserla
voitureendébutd’année,etlemoteurcaletoutletemps!
— Tu devrais peut-être retourner chez le garagiste ? suggérai-je, consciente que Devin nous
observait.
Asher,lui,avaitdétournélesyeuxaprèsavoircroisémonregard.
—Impossible,jesuisàsec.Jedétestemavie!
—Ducalme,dis-jedansl’idéedemefairepardonner.Onvatrouverunesolution.
Lecoursdurauneéternité.Laproximitéd’Asher,assisderrièremoiàcôtédeDevin,medonnait
desfrissonsetfaisaitbattremoncœuràtoutevitesse.Pouvais-jefaireconfianceàcesdeux-là?
JemerepassaissanscessemarencontreavecRaven.
«Devinn’estpluslemêmeàcausedetoi.»
Quevoulait-elledire?
Aprèslecours,Ashermerejoignitdanslecouloir:
—Çava?
—Oui,fis-je,troubléeparsonregardbraquésurmoi.Hiersoir,c’était…
—Oui,lâcha-t-il,commes’ilcherchaitlemotexact–ouqu’ilpensaitàm’embrasserdenouveau.
Moncœurbattaitàtoutrompre.
—C’étaitintense,poursuivit-il.Unpeutropintense,enfait.
Sesparolesmefirentl’effetd’uneclaque.
—Pardon?
—Jecroisqu’ondevraitfaireattention,ralentirunpeulacadence.Jen’aipasenviequ’onseperde
là-dedans.Lasituationestcomplexe,Skye,plusqu’onnepeutl’imaginer.
—Non,rienàvoir,dis-je,lesmainstremblantes.Enréalité,tuaspeur.
—Non,je…
—Tusaisquoi?Tuasraison!lecoupai-jeenm’efforçantderavalerleslarmesquimemontaient
auxyeux.Onafaituneénormeerreur.Onn’auraitjamaisdûs’embrasser.
Tout ce que j’avais ressenti pour lui s’était envolé d’un seul coup. En tournant les talons, je
remarquaiDevin,qui,postéprèsdel’escalier,avaitassistéàlascène.
Aprèslescours,jetrouvaiDevindevantmoncasier.J’étaissoulagéedenevoirAshernullepart.
—Oùesttamoitié?demandai-jeenm’approchant.
—Occupée.
Ilmeregardadelatêteauxpieds.
—Tuavaisl’airstressé,aujourd’hui.Tuveuxallerfaireuntour?
—D’accord,acquiesçai-jeenmedemandantsijenefonçaispastoutdroitdansunpiège.
LesparolesdeRavenmerevinrentenmémoire,maisjerésistai.OnavaitenvoyéDevinpourme
protéger et découvrir les pouvoirs qui sommeillaient en moi ; je n’avais aucune chance de m’y
soustraire.Deplus,ilétaitleseulàs’êtrerenducomptequejebroyaisdunoir.J’avaisbesoind’un
ami capable de comprendre ce que j’endurais. Et à ce moment-là, je me sentais à mille lieues de
Cassieetdesautres,bref,demavienormale.
Je garai ma voiture aux abords d’un sentier que Tante Jo aimait emprunter. Bien entretenu, sans
êtretropfréquenté,c’étaitl’undemespréférés.Lebeautempsétaitaurendez-vous.Devinm’écoutait
exposermescraintes.
—Jenecomprendspas!soupirai-jeenshootantdansunebranche.Mespouvoirsnefonctionnent
pas.Peut-êtrequejesuisnormale,aprèstout…
—C’estvraimentcequetupenses?demanda-t-il.Pasmoi!
—Oui.Non.Enfin,jenesaispas.Maistoutvadetravers…
Jemetusetluiadressaiunregardàladérobée.
—Etjenesaispaspourquoi,poursuivis-je.
—Asherestimpulsif.
Jelevailatête,surprise.
—Ilparleetagitsansréfléchir,continuaDevin.
Était-ilentraindemedonnerunconseilàproposd’Asher?
Sanslevouloir,jememisàrire.
—Tutrouvesçadrôle?
Devinavaitl’airpenaud,maisils’autorisafinalementàsourire.
—Tutemoques?demanda-t-ilalorsquejeriaisdeplusbelle.
—Désolée!Maistevoirmedonnerunconseil,c’est…
—Hé,jesuisunexcellentconseiller!sedéfendit-il.
—Peut-être,maistunedispascequejesuiscenséefaire.
—Commentça?
—Ehbien,tucommenteslasituation,maistunedonnesaucuneconsigneconstructive.
—Commentdireàquelqu’uncequ’ildoitfaire?commenta-t-il,songeur.
Jelefixai,sidérée;ildébarquaitvraimentd’uneautreplanète!
—Ehbien,tupeuxdire:«Passeàautrechose»,ou:«Arrêtedetomberamoureusedecrétins.»
Çanefonctionnerapas,maisj’auraiapprisquelquechosepourlaprochainefois.
—C’estimpossible,fitDevinavecunepointedetristessedanslavoix.
—Etpourquoiça?
—Jenepeuxpasordonnerauxgensdefairequoiquecesoit.
Jecomprisoùilvoulaitenvenir,etmonsourires’évanouit.
—C’estleprivilègedesÉlus,poursuivit-il.
—Pardonne-moi.
—Cen’estrien,dit-ilavecfroideur.
Jesoupirai.Commentlefaireriredenouveau?
—Alors,contrairementàAsher,tuneferaisjamaisriensuruncoupdetête?demandai-jeenlui
jetantunregardenbiais.
—Absolument.J’obéistoujoursauxordres.
—Ettufaisquoiencasd’événementimprévu?
—LesÉlusvoientnotredestinetsaventtoujourscequivasepasser.
—Alors…ilssaventquejevaisfaireça?
Jeformaiunebouledeneige,quejeluienvoyaiàlatête.
Ilmeregardacommesijevenaisdeluitirerdessusavecunearmeàfeu.
—Pourquoituasfaitça?
Jeledévisageaiàmontour.
—Tun’asjamaisfaitdebatailledeboulesdeneige?
—Etpourquoienaurais-jefait?
—Pourt’amuser?ironisai-je.
Jeluilançaiunnouveauprojectile,qu’ilévita.
— Ah, je vois que tu apprends vite. Allez, à ton tour ! À moins que tu ne puisses rien faire sans
qu’ontel’aitordonné?
—Onatoutdemêmeledroitdesedéfendre.
—Alors,défends-toi,monvieux!
Tandisqu’ilsebaissait,jepartismecacherderrièreunarbre.
—Pourquoitutecaches?fit-il,déconcerté.
—Parcequeleshostilitéssontdéclenchées,etquej’appliquemastratégiededéfense.
Devinlevalesmains,etlaneigeaccumuléesurlesbranchesau-dessusdemoimetombadessusen
cascade.Jem’éloignaidel’arbreenpoussantunpetitcri.
—Tricheur!
Ilriait.Ilcontinuaderiremêmelorsqu’unedemesboulesvintlefrapperenpleinefigure.
Soudain, un tourbillon blanc souffla autour de moi. Les chances étaient inégales : mes pouvoirs
naissantsn’étaientpasenmesurederivaliseraveclessiens.Alors,jebaissailatêteetmeruaisurlui.
LesÉlusn’avaientdetouteévidencepasprévucetteattaque,carnoustombâmestouslesdeuxàla
renversedanslaneige.Devincessaderire,ettouts’arrêta.
Étenduesurlui,j’eussoudainconsciencedesoncalme,dumienetdeceluidesboisalentour.Devin
avaitpassésesbrasautourdemoietmeserraitcontrelui.Nosvisagessetouchaientpresque.Ilavait
les yeux d’un bleu incroyable. Je voulais m’y perdre, trouver la paix et la sérénité qu’ils avaient à
offrir.Oublierlelycée,lescœursbrisésetmonmanqued’assurance.
—Àquoiressembletonmonde?demandai-je.
—Ilestbeau,réponditDevinavecunprofondrespect.Onconnaîtdéjànotredestin,alorsonne
s’inquiète pas pour l’avenir. On obéit aux règles pour nous préserver et éviter les événements non
désirés.C’estunétatéterneldebonheur.Decalme.Depaix.
—Tuesheureuxlà-bas?
—Très.Iln’existenijalousie,nimesquinerie.Ici,quandjetraverselescouloirsdulycée,jesuis
assailliparlacolère,l’envie.J’entendslesélèvesdiredesméchancetéssurlesautres.Lesgenssont
mauvais,cruels,égoïstes.Grâceàl’Ordre,nosviesànoussontbelles,légères.
—C’estpourçaquetuestoujourszen.
—Voilà.
Ilposadélicatementlamaincontremajoue.Elleétaitchaudeetdouce.Ilfitcourirsonpouceau
coindemabouche.Lebleudesesyeuxsefitplusintense.
—Mesdescriptionsnefontpasjusticeàmonmonde.J’aienviedelepartageravectoi.J’aienvie
departagertantdechosesavectoi…
Ilclignadesyeux,commes’ilsortaitd’unetranse.Lecharmeétaitrompu.Ilsecoualatête.
—Alors,tuasgagnénotrebataille.
—Oui,ondirait,fis-jeenm’efforçantderéprimerletremblementdansmavoix.
J’étaisencoreplustroubléequ’auparavant.J’avaiscrutomberamoureused’Asher,maiscetaprèsmidiavecDevinavaitpeut-êtrechangéladonne…
Ilsétaienttellementdifférents!L’unlumineux,l’autreténébreux;d’uncôté,lapaix,del’autre,le
chaos.Commentchoisir?Étaient-cemespouvoirsquiallaientprendreladécisionàmaplace?
—Jesavaisquej’allaistebattre!fis-je,souriante.
Jemeremisdeboutenévitantsonregard.Ets’illisaitdansmespensées?Lahonte!
Lesderniersrayonsdusoleilfiltraientàtraverslesarbres.
—Tuveuxessayerquelquechose?medemandaDevind’untonhésitant.
Luttait-ilcontrelesmêmesémotionsquemoi?
—Oui,pourquoipas?
—Viens.
Devinmepritlamaincommes’ils’agissaitdugesteleplusnaturelaumondeetm’entraînaversun
massifdelavandefanéeaupiedd’unarbre.Ilsebaissaetm’invitaàfairedemême,puismemontra
unetigebruneetsèche.
—Elleestmorte,dis-je.
Alorsqu’ilhochaitlatête,unelueurténuejaillitdesespaumes.Illespassaautourdelafleur,la
lumièresefitplusforte…
Quandilretiralesmains,lafleuravaitretrouvésacouleurviolette,etsatigeétaitdenouveaud’un
vertintense.
Magnifique!
—J’attendaisqu’onsoitseulspourtemontrercepouvoir,dit-il.
—Je…jepeuxessayer?bégayai-je.
Ilhochadenouveaulatête.Jechoisisuneautrefleurfanée.Devinmepritlesmainsetenapprocha
lafleur.J’auraisjuréqu’ilavaitfrissonnéaucontactdemapeau.
Tenantlafleurd’unemain,jelacouvrisdel’autre.Jenesavaispassijedevaisressentirquelque
chose;entoutcas,riennevint.Figéàcôtédemoi,Devinretenaitsonsouffle.
—Ouvre,murmura-t-ilfinalement.
Jeretiraimesmains:lafleurétaittoujoursfanée.
Nousretournâmesàmavoituretantquelalumièredujourlepermettaitencore.
—Tufaiscommentpourrentrercheztoi?demandai-je.Etc’estoù,«cheztoi»?
—JeloueunappartementsurEvergreenStreet.
ImaginerDevinseuldansunappartementvidemeserralecœur.
—Jeteraccompagne?proposai-je.Allez,grimpe.
—Çaneteferapasfaireuntropgranddétour?
—Aucuneimportance!
Nouséchangeâmesunsourireetnousinstallâmesdanslavoiture.
—Aujourd’hui,c’était…
Devinlaissasaphraseensuspens,occupéàbouclersaceinturedesécurité.
—Amusant?letaquinai-je.
Ilm’adressaunregardpenaudavantdehocherlatête.
—Jen’avaispasriautantdepuisunsacréboutdetemps.
—Moinonplus,avouai-je.
Pendant le trajet, Devin demeura silencieux ; il m’indiquait juste de temps à autre le chemin à
suivrepourallerchezlui,carjeneconnaissaispasbiencecoindelaville.
La résidence où il vivait regroupait deux bâtisses en brique tristes à pleurer. Je me garai dans
l’alléeetcoupailemoteur.
—C’est…intéressant,commentai-je.Commentas-tutrouvécetendroit?
—Iln’yapasbeaucoupd’appartementsàloueràRiverSprings.Alors,c’étaitça,oucouchersous
lesponts.
Ilvoulaitsansdoutemefairerire,maisjetrouvaiqu’iln’yavaitriendedrôlelà-dedans.
—Devin,dis-je,merciencorepouraujourd’hui.Tum’asbeaucoupaidée.
—Jet’enprie,Skye.Jesuiscontentpourtoi.
Ilsortit,ouvritlaportedelamaisonetdisparutàl’intérieur.Quelquesinstantsplustard,unelampe
s’allumaitàl’étage.
Dans ma voiture silencieuse, je fus soudain submergée par la solitude. Je pensai appeler Asher,
maisjenesavaismêmepass’ilavaituntéléphone.Et,detoutefaçon,iln’yavaitplusrienentrenous.
J’étais triste, épuisée ; l’idée de me retrouver seule dans ma grande maison vide m’était
insupportable. Alors, je descendis de la voiture, remontai l’allée et sonnai à la porte. Quelques
secondesplustard,elles’ouvrit.
—Skye?soufflaDevin,l’airtroublé.
—Jepeuxrestercheztoicettenuit?
Jeneluidonnaiaucuneexplication,depeurdefondreenlarmes.Jenevoulaispasqu’ilsedoutede
madétresse.J’avaisbesoind’unamiet,àcetinstantprécis,ilétaitleseulàpouvoirmecomprendre.
Sansdireunmot,iltiralebattantets’effaçapourmelaisserentrer.
27
La lumière de l’aube filtrait à travers les stores. J’avais dormi comme une souche et, pour la
premièrefoisdepuismonanniversaire,jemesentaisreposée.Devinavaitpassélebrasautourdema
taille;sontorse,pressécontremondos,sesoulevaitaurythmedesarespiration.
Pendant un instant, j’hésitai à bouger pour ne pas le réveiller. J’essayai de me calmer et de
m’habituer à la sensation que faisait naître en moi cette étreinte. Je fermai de nouveau les yeux et
tentaidemerendormir.Maisjenemesentaispasàl’aise.
JemetournailentementversDevin,quidormaittoujoursàpoingsfermés.C’étaitamusant,dele
voirainsi,inconscientdemaprésence.Malheureusement,jedevaisleréveiller.
Jeluitouchail’épaule.Ilouvritunœilgroggy.
—Coucou,dis-je.
—Coucou…
Ilclignadesyeux,puisretirasonbras,commes’ils’étaitbrûlé.
—Qu’est-cequetufaisici?
—J’aipassélanuitcheztoi,tutesouviens?Ons’estendormischacund’uncôtédulit,avantdese
retrouverdanscetteposition.
Ilrit,encoreàmoitiéassoupi.
—Désolé.
—Jet’enprie.
Je fermai les yeux, puis les rouvris. Il m’observait. Nos visages étaient tout près l’un de l’autre.
Moncœurtambourinaitdansmapoitrine.
Soudain,lesparolesdeRavenmerevinrentenmémoire:«Jetesurveilleraitoujours,Skye.»
Une peur panique s’empara de moi : savait-elle que j’avais dormi chez Devin ? Je sursautai et
m’assisentailleur.
—QuiestRavenpourtoi?
Devinseredressaàsontour.
—Quesais-tuàproposd’elle?demanda-t-il.
J’allaidroitaubut:
—Elleestvenuemevoir.
Ilportalesmainsàsonvisageetsecoualatête.
—Raven,qu’est-cequetumanigancesencore?
JemetournaiversDevin.
—C’esttapetiteamie?
—Non,dit-ilenmefixantdanslesyeux.C’estcompliqué.C’estma…promise.
—Alors,tul’aimes?
—Non,je…
Ilsepassalamaindanslescheveux.
—Jenesaispascequejeressenspourelle.Etlasituationnes’estpasarrangéerécemment.
—Àcausedemoi?
—Àcausedecequejeressenspourtoi.
Moncœurbattaitàtoutrompre.J’avaisenviedepasserlajournéeàsescôtés,toutenvoulantfuir
auplusvite.J’optaipourlafuite.
—Ilfautquej’yaille,dis-jeenbondissanthorsdulit.
Ilnebronchapas.J’enfilaimesbottesetattrapaimonmanteau,jetésurunechaiseprèsdelaporte.
Avant de dévaler l’escalier, je me tournai une dernière fois. Adossé à son oreiller, Devin me
regardait,impassible,ledrapfroissécontresontorsemusclé.Monventreseserra.
—Àplus!lançai-je,lagorgenouée.
Devinnem’avaitpassuivie,mais,unefoisdehors,j’entendislaserruredelaporteseverrouiller
dansmondos.
28
AvoirDevinetAsherderrièremoipendantlescoursétaitau-dessusdemesforces.Jedécidaidonc
de déambuler dans les couloirs. Si jamais un prof me surprenait, il penserait que je me rendais à
l’infirmerie.Lesjambesencoton,jemedirigeaiverslestoilettesdusous-sol,généralementdésertes.
Cassie et moi avions l’habitude de traîner là-bas avant ses répétitions avec son groupe et mon
entraînementdeski.Quelqu’unavaitinstalléprèsdeslavabosunvieuxfauteuilquiavaitconnudes
jours plus glorieux : sa housse en velours jaune moutarde était usée jusqu’à la corde et son
rembourragesortaitàplusieursendroits.
J’adoraiscefauteuil.Jem’yasseyaistoujourspendantqueCassieretouchaitsonmaquillagedevant
laglace.Cejour-là,j’ouvrislaportedestoilettes,jetaimonsacàdosausoletm’écroulaisurlesiège
avantdefondreenlarmes.
J’entendislaportes’ouvriretunevoixfamilièremedire:
—Ditesdonc,mademoiselle,qu’est-cequevousfichezici?
Jesecouailatête.Cassieétaitaccroupieàcôtédufauteuil.
— D’habitude, je me réserve pour mes sujets les plus loyaux, dit-elle en posant le menton sur
l’accoudoir.Mais,là,jecroisqu’unejournéed’écolebuissonnières’impose.
Lavuebrouilléeparleslarmes,jeparvinstoutdemêmeàesquisserunsourirereconnaissant.
Cassie vivait avec ses parents et ses frères cadets dans une maison à la façade bleu pastel et aux
voletsblancs.Là-bas,contrairementàchezmoi,denombreuxélémentstrahissaientl’existenced’une
viedefamille.Ensortantdelavoiture,Cassierepoussadupiedunpetitcamionenplastiquejaune.Je
medirigeaiverslaported’entrée,maismonamiemerattrapa.
—Non,attends!Tutesouviensdecequiteredonnaittoujourslemoral,avant?
Ellem’entraînaàdroitedelamaisonetouvritunportailenboisdonnantsurlejardinàl’arrière.
Jesouris.
—Mabalançoire!m’écriai-jeensautantdessus.
Cassies’installasurl’autre.
—TuhésitesentreAsheretDevin,pasvrai?dit-elle.Allez!Tuesmameilleureamie,jeteconnais
bien.Jesavaisquetumecachaisquelquechose!Ellieestunebellegarce,hein?
Jeris.
—Oui,onvadireça…
Enunsens,ellen’avaitpastort.J’étaistirailléeentreAsheretDevin,entrel’OrdreetlaRébellion.
Ma propre préservation et un chagrin d’amour. Tout contrôler ou lâcher prise. Et jusque-là, je ne
savaistoujourspasquoichoisir.
—Quelleperspicacité!
Cassiem’adressaunsourire.
—C’estquej’aiquelquesannéesd’expérience…Alors,tuvasfairequoi?
—Décideràpileouface.
—Essaied’êtresérieuse,Skye!Tusaisdéjàquituvaschoisir,non?
Jeréfléchisuninstant.Est-cequ’aufonddemoijeconnaissaisdéjàlaréponse?Cassiesemblaitsi
sûredecequ’elleavançait!Alors,pourquoipasmoi?
—Non,aucuneidée!
—Jesuiscertainequetuprendraslabonnedécision.
—J’espère,fis-je.
Nousnousbalançâmesencore,oubliantlefroidglacial.
—Cassie?
—Ouais?
Jeplantailestalonsdanslesolpourarrêterlabalançoire.
—Jesuisdésoléedenepasavoirétéplusprésentecesdernierstemps.
Elles’immobilisaàsontour.
—Necroispasquejevaistepardonneraussifacilement!s’exclama-t-elleenseretenantderire.À
genoux!
—Oh,laferme!
—D’accord.
Nousnousremîmesànousbalancer.
—Skye?
—Oui?
—Jetepardonne.
—Merci.
Ellemelançaunpetitsourireencoin,signequ’uneidéevenaitdeluitraverserl’esprit.
—Tutesouviensquandons’estdisputéesenCE2àcausedupantalonàfleursqu’onavaitacheté
enmêmetemps?Jet’avaistraitéedecopieuse,ettum’avaisrendutoncollierd’amitié.
—Biensûrquejemesouviens!Onnousavaitsurnommées«lesjumelles»…Alors,onafondé
notreClubdesCopieusesetons’estpromisdeporterlemêmevêtementunefoisparsemainejusqu’à
lafindel’année.
—Voilà!Enfait,j’aigardénoscolliers.Jemedisaisquetuvoudraisrécupérerletienunjour.
—C’estpasvrai!m’exclamai-je.
—Si,si.Viensvoir!
Nous montâmes dans sa chambre, et elle sortit de sa boîte à bijoux deux médaillons dorés
représentantchacunlamoitiéd’uncœur.Surl’unétaitinscrit«meilleure»etsurl’autre«amie».
— Reprends le tien, dit Cassie. Tu es ma meilleure amie, oui ou non ? Mais ne disparais plus
jamaiscommeça,d’accord?Tum’astropmanqué.
Jeréprimaiunhoquettoutenessayantdenepastropculpabiliser.Lesévénementsdecesdernières
semainesn’étaientrienàcôtédecequim’attendait.Et,malgrétoutemavolonté,Cassieneconnaîtrait
jamaiscepandemonexistence.
Jemepassailecollieraucouetfiscourirmonpoucesurlescontoursdumédaillon.Sijedevais
écouterquiquecesoitencemonde,c’étaitbienCassie.Etjedécidaidelacroire:oui,jeprendraisla
bonnedécision.
Cassieetmoiemboîtâmesnosmédaillons,commeàl’époquedenotreenfance.C’étaitétrangede
voircescolliersintacts,alorsquenousavionstantchangé.
29
Enrentrantdansmamaisonhorriblementvide,j’effaçaidurépondeurlemessageavertissantTante
Jo que j’avais séché les cours. Je n’avais pas l’esprit tranquille, mais j’espérais tout arranger le
lendemain.
Enrevanche,ilm’étaitimpossibledemeconcentrersurmesdevoirs.Jedécidaialorsd’allerdans
lechamppouressayerdeprovoquerunphénomènesurnaturel.Sciemment,pourunefois…
Je m’y employais depuis pas mal de temps quand Devin et Asher firent leur apparition. J’eus un
coupaucœurenvoyantAsher:ilavait,commemoi,unetêtededéterré.
SiDevinavaitremarquéquoiquecesoit,iln’enlaissarientransparaître.Pourêtrehonnête,luinon
plusn’avaitpasl’airensuperforme.
—Ah,chouette,tut’entraînesdéjà,dit-il.
Ilsemblaitplustenduqued’habitude;leDevinrieurdelaveillen’existaitplus.Repensait-ilàla
nuit dernière ? Je m’efforçais moi-même de ne pas y songer ; en vain : je revoyais Devin, appuyé
contresonoreiller,entraindemeregarderpartir.Etj’entendaisencoreleverroudelaportecliquer
derrièremoi.
Nous passâmes le reste de l’après-midi à travailler sur mes pouvoirs. Les deux messagers me
montraienttoutessortesdetours;malheureusement,lesoirtombé,jen’avaistoujourspasréussià
lesimiter.Inutilededirequenotremoraln’étaitpasauplushaut.
Letempsétaitglacial;iltombaitdelaneigefondueetj’avaislesmainsengourdies.Devinessayait
dem’apprendreàfaireremonterunestalactitesursabranche.
—Tun’espasassezconcentrée!cria-t-il.Sers-toidetonesprit,Skye,canalisetonénergie.
—Maisc’estcequejefais!répondis-je,exaspérée.
J’avaisbeautenterd’utiliserlatechniquequem’avaitenseignéeAsher,jen’yarrivaispas.Mêmesi
la journée passée avec Cassie m’avait rassérénée, elle m’avait aussi fait réaliser à quel point mon
ancienne vie me manquait. J’aurais tout donné pour regarder un film dans la chambre de Cassie,
prendreuncafélatteauBean,oujoueraubillardavecDanetIan.
Mescheveux,humides,mecollaientauvisageetàlanuque.Pasbesoind’êtredevinpourimaginer
dequellecouleurétaientmesyeux…
—T’enfaispas,fitAsher.
Ils’approcha,lesdeuxmainstenduesversmoi.Enunclind’œil,ilfitapparaîtreuneflammeentre
sespaumes.
—Luimâcherletravailn’arrangerarien,intervintDevin.
Ilavaitprononcécettephrased’untonjaloux.Non,impossible!LesGardiensneconnaissaientpas
cesentiment,selonsespropresparoles.
—Jecroisquec’estclair:tonapprocheàtoiestunfiasco,réponditAsher.
—Parpitié,arrêtezdevousprendrelebec!suppliai-je.
Lefeudisparutdesmainsd’Asher,etl’airredevintglacial.
—Onvas’arrêterlà,décidai-je.
Vexé,Devintournalestalonsetévitadecroisermonregardaumomentoùils’envolaitparmiles
arbres.
Asheretmoirestâmesseulsdanslechamp,l’unenfacedel’autre.
—Skye…,commença-t-il.
Jeledévisageai.J’avaistantdechosesàluidire…
Mais je fis volte-face et courus jusque chez moi. J’envoyai valser mes bottes dans la cuisine et
montail’escalierenlaissantderrièremoidesempreintesmouillées.Jejetaimesvêtementsenboule
surleseuildelasalledebainsetrestaidebout,amorphe,danslacabinededoucheavantdemerendre
comptequejen’avaispasfaitcoulerl’eau.J’ouvrislerobinet,espérantquelejetbrûlantemporterait
macolèreetmatristesse.
Lachaleurravivamacirculation,maisnem’empêchapasd’éclaterensanglots.Jepleuraissifort
quemesjambessedérobèrent.Jedemeuraiassisedanslebacàdouche,lesgenouxremontéscontre
mapoitrine,lesyeuxrivéssurlestourbillonsmousseuxquis’écoulaientdanslesiphon.
Jenesavaispluscequejevoulais.Avais-jevraimentdonnélemeilleurdemoi-mêmeaucoursde
l’entraînement?J’avaisl’impressiond’êtreunebombeàretardementsurlepointd’exploser.Etles
seulespersonnescapablesdemecomprendren’étaientmêmepashumaines.
Jesortisdeladouche,m’essuyaietenlevailavapeurdumiroirau-dessusdulavabo.Jefixailafille
quis’yreflétait:lescheveuxnoirs,leslèvresgonfléesparlespleurs,levisagemarbréderougeetles
yeuxargentés.Pasgris,argentés.
J’enfilaiunpyjamaenflanelle,mecouchaietmerecroquevillaienpositionfœtale.Mamèreme
manquaitplusquetout.
Tôtlelendemainmatin,j’entendisTanteJopiétinersurleseuildemaporte,faireunpasdansma
chambre,puisreculerdanslecouloir.Elleavaitdûrevenirtarddanslanuit.
—Skye?dit-elleenfin.Tuesréveillée?
Jegrognaiuneréponseinintelligible.
—Jeprendsçapourunoui.Jedoisretournerenrandonnéecetaprès-midi,jeseraiabsentependant
dixjours.Veux-tuquejetepréparetonpetitdéjeunerpourmefairepardonner?
Commesiuneassiettedepancakespouvaitrésoudremesproblèmes…
Dixminutesplustard,jedescendaisdanslacuisinevêtued’unpantalondejogging,dequatreteeshirtsàmancheslonguessuperposésetd’uneécharpefaisanttroisfoisletourdemoncou.
TanteJomedévisageaetfronçalessourcils.
—Tupassesuneauditionpourunfilmd’horreur?plaisanta-t-elle.
—Jenerépondspasàlaprovocation,lâchai-jeenm’installantàtable.
Elles’assitenfacedemoi.
—Monemploidutempst’embête,pasvrai?
—Non,pasdutout.
—Alors,tuasunproblèmeavecungarçon?
Jesoupirai.
—J’aideuxmecsentête…Maisjen’aipasenvied’enparler.
—Est-cequejelesconnais?
—Non,ilssontnouveaux.
—Cesontceuxdonttum’asdéjàparlé?
J’acquiesçai.TanteJones’attardapasdavantagesurlesujet.
—Dis,est-cequemamant’aparlédesafamille?fis-je.
—Ellem’asimplementexpliquéqu’elleétaitorpheline.Maistulesaisdéjà.
TanteJoétaitorpheline,elleaussi.Cepointcommunavaitrenforcéleuramitié.
—Pourquoi,tuasenviederetrouvertesracines?demanda-t-elle.
Était-ce le cas ? Peut-être… J’avais des grands-parents au sein de l’Ordre et de la Rébellion.
S’intéressaient-ils à moi ? Pourquoi n’avaient-ils pas pris contact avec moi aussitôt que Devin et
Asherétaiententrésdansmavie?Ilsdevaientêtreaucourantdemonexistence!
—Jenesaispas.Jepenseàpleindetrucsencemoment.
—J’auraisaimépouvoirtedonnerplusdedétails,moncœur.
Si seulement elle savait ce qui se passait dans ma vie !… Je versai du sirop d’érable sur mes
pancakes.
—J’espèrequelespancakesdétiennentlasolutionàmonproblème…
—Ilsontréponseàtout!répliquaTanteJoenriant.
Après avoir fini de manger et embrassé Tante Jo, je me mis en route pour le lycée, un peu
rassérénée.
Tante Jo était la personne à qui je tenais le plus au monde. Aussi longtemps qu’elle serait à mes
côtés,jepourraistoutsurmonter.
30
Jeretiraisdeslivresdemoncasierlorsqu’unboutdepapierpliéenglissaetvirevoltajusqu’ausol.
Jemebaissaipourleramasser,pensantinstinctivementqu’ils’agissaitd’unmessaged’Asheroude
Devin.Maisàlavuedemonnommarquéd’uneécriturebaroque,jedevinaiqu’ils’agissaitdeCassie.
Elle n’envoyait jamais de texto ; elle préférait passer des coups de fil ou laisser des mots
cérémonieux.Onpouvaitdirecequ’onvoulaitdeCassie,maiselleagissaittoujoursavecbeaucoup
declasse.
Voicicequ’ellem’annonçait:
CassieetlesEllipsesMystérieusesvousinvitentàleurtoutpremierconcert!
Cesoirà20h30.
AuLoveTheBean
75MainStreet
RiverSprings,Colorado
Répondezenremettantcetteinvitationdansmoncasieravant15heures.
_____________acceptevolontierscetteinvitation.
_____________déclineavecregretcetteinvitation.
Amusée,j’inscrivismonnomsurlapremièreligneavantdemedirigerverslecasierdeCassie.Je
stoppainet:Asherm’yattendait.Commeilétaitladernièrepersonnequej’avaisenviedevoir,jefis
demi-touretfilaidansmasalledecourssansdéposerl’invitation.
Quandj’arrivaiàlacafétéria,Cassieétaitdéjàinstalléeànotretable,saguitaresurlesgenouxet
unepartitiondemusiquedevantelle.Jem’assisfaceàelleetluiagitaimoninvitationsouslenez.
—Désoléedevousdéranger,chèredemoiselle,maisj’aiquelquechosepourvous.
—Oh!Super,j’aidéjàeupleinderéponsespositives.J’espèrequ’ilyauraassezdeplaceauBean
!Qu’est-cequetuvasmettre?Promets-moidet’habillerchic!
Jeposail’invitationsurlatableetdéballaimonsandwichàladinde.
—Jenesaispascequejevaisporter,fis-je.Etjedétestem’habillerchic.
—D’accord,tantpispourlatenue,maistuviens,hein?
—Biensûrquejeviens.
—Chouette!Parcequej’aiunequestionàteposer.
—Laquelle?
Ellesetut,uninstant,sansdoutepourfairemonterlatension.
—Tuaimesprendredesrisques?
—Quelgenrederisques?
—J’aienviedefaireuntruccesoir.Etçamefoutunpeulesjetons.
—Queltruc?
Cassiesemitàjoueravecunemèchedecheveuxéchappéedesatresse.
—Çaseraitunepremière.J’aiundecestracs!
—Normal,tuvaschanterdevantunecentainedespectateurs!
—Tuplaisantes?Jesuisuneartiste:lascène,c’estmontruc.Parcontre,là,sijemelançais,ça
seraithallucinant!
—Alors,fais-le!répondis-jesanstropréfléchir.Dequoiils’agit?
—Tuverrascesoir,ditCassieenm’adressantunclind’œil.
QuandDanetIannousrejoignirent,ellepiquaunfardetsetut.
J’étais en train de prendre des bouquins dans mon casier pour les derniers cours lorsque Devin
surgitderrièremoi.
—Rangeça!s’écria-t-ilavecunpetitsourireenm’arrachantleslivresdesmainspourlesreposer
surl’étagère.Ons’enva.
—Ahoui?Etpourquoi?
—Onsèchelescoursjusqu’àlafindelajournée.
Lecouloirsevidaitpeuàpeu;laclocheétaitsurlepointdesonner.
—Super,marmonnai-je.Surtout,net’enfaispaspourmonbulletinscolaire!Jedénicheraibienun
petitboulotaufast-foodducoin.
—Skye,mecoupaDevind’untonirrité.Çasertàriendenouséviter!Ilesttempsdeseremettre
autravail.
—Parfait,lâchai-jeenrefermantmoncasier.
Restée la veille au lycée pour passer l’examen de rattrapage de Mlle Manning, je n’avais pas pu
allerm’entraîner;jesuivisdoncDevinverslasortie.
Ashernousattendaitprèsdemavoiture.J’eusdumalàtraverserleparkingtellementmesjambes
tremblaient.Jem’installaisansunmotauvolant;Devins’assitsurlesiègepassageretAshersurla
banquettearrière.Jedémarraietprislaroutedelamontagne.
Il faisait incroyablement doux pour une journée d’hiver. La pluie avait fait fondre la neige par
endroits,révélantdestouffesd’herbemorte.
Nous laissâmes la voiture au pied de la montagne et grimpâmes un sentier escarpé jusqu’à une
clairière recouverte d’une couche de neige compacte. Des stalactites pendaient aux branches des
arbresquil’entouraient.
Devinsetournaversmoi.
—Skye,dit-ild’unairgrave,cettedernièresemaineaétécompliquéepourtoi,maisaujourd’huitu
doisfairedesefforts.Jeveuxquetum’impressionnes,quetumemontrescedonttuescapable.
—Oh,c’estbon!gémitAsherendéployantsesailesgigantesques.Ellesaitcequ’elleaàfaire!
Skye,souviens-toidecequejet’aidit:fermelesyeux,visualiseuninterrupteuretappuiedessus.
—Etsij’échoue,onm’enverraàlaguillotine?
— Ce n’est pas le moment de plaisanter ! déclara Devin. Il est temps que tes pouvoirs se
manifestent.Leurnaturedétermineratadestinée,n’oubliepas.
—Enclair,lanaturedemespouvoirsdétermineralequeldevousdeuxjedevraisuivre?Etsije
n’aienviedesuivrepersonne?
—TuserasobligéedefaireunchoixuniquementsitespouvoirsregroupentceuxdesÉlusetceux
desRebelles,expliquaDevin,quisemblaitperdrepatience.
JefisungesteversAsher.
— Les Rebelles, qui possédaient des pouvoirs relatifs à la lumière, ont décidé d’en développer
d’autres.Pourquoijenepourraispasenfaireautant?
—C’estpossible,admitAsher.Maissituoptespouruncamp,tuperdraslespouvoirsdel’autre.
—Alors,jepeuxchoisir?
—Oui,ditAsher.
—Non,fitDevinaumêmemoment.SitudétienslesmêmespouvoirsquelesÉlus,tufaispartiede
l’Ordre.
— Peu importe ! s’écria Asher, contrarié. Notre mission, c’est de t’aider à trouver tes pouvoirs,
Skye.Alors,s’ilteplaît,essaiedelesinvoquer.
Jefermailesyeuxettentaidescruterl’obscuritéderrièremespaupièrespourvoircequ’elleavait
àm’offrir,nesachantmêmepascequej’étaiscenséechercher.
Quandjelesrouvris,AsheretDevinmedévisageaient,l’airtendu.
Devinsoupira:
—Toujoursrien?Essaieencore.
Jebouillonnais:siseulementjepouvaismeservirdecessatanéspouvoirspourmedébarrasserde
Devin et de tous mes problèmes ! Si seulement je pouvais atteindre cet interrupteur et le faire
fonctionner…
Àcetinstant,unrochersedétachaduflancdelamontagneetdébouladroitsurDevin.
Toutsedéroulaenunéclair.
Jetendislamain.
Uneforceincroyableremontaversmapaume.
Ashercriaquelquechoseenagitantsesailes.
Etlerochers’arrêtaaumilieudesacourse,suspendudanslevide.
Puisilfitdemi-touretregagnasaplace.
AsheretDevinmeregardaient,bouchebée.
—C’étaitquoi,Skye?soufflaDevin.Commenttuasfait?
—Pasmal,commentaAsher,unsourireauxlèvres.Maislaprochainefois,évitedefaireremonter
lerocheretlaisse-les’écrasersurDevin.
—Refais-le!suppliaDevinenignorantlaremarquedesonrival.
Jefisunenouvelletentative,inquiète:etsijen’arrivaispasarrêterlerocheràtemps,cettefois-ci?
Riennesepassa.
—Encoreuneffort!criaDevin,dontlavoixfittomberquelquesstalactites.
—Jefaiscequejepeux!braillai-je.Qu’est-cequevousattendezdeplus?
—Cen’estpassuffisant,ditDevinenregardantdanslevide.Ilyaquelquechoseentoiqui…
Ilsetut,l’airtroublé.
—Jesaisquec’estlà,entoi,déclara-t-ild’untonsec.
Rien à voir avec le Devin tel qu’il était quand nous étions seuls et que je me réveillais dans ses
bras…
— Tu dois essayer, encore et encore, dit-il en détachant chaque mot. Ou sinon, je ne sais pas ce
qui…
—C’estbon,t’asfini?lançaAsherennousrejoignantd’unpasnonchalant.
IlfusillaitDevinduregard.Cedernierouvritlabouche,commepourajouterquelquechose,mais
ilseravisa.Était-ilobligédefaireunchoixcontraireàsaproprevolonté?Pourlapremièrefois,je
mesuraisonamertumefaceàAsher.
S’il pouvait sacrifier si aisément ce qu’il désirait au bénéfice de la guerre entre l’Ordre et la
Rébellion,dequoiétait-ilcapablepoursatisfairelesÉlus?
—Viens,fitAsherenm’éloignantdelui.Tuasfaitdetonmieux.
—Non,s’écriaDevin.Net’envapas,jet’enprie!
Un nœud se forma au creux de mon ventre. Je voulais aider Devin, mais cette pression qu’il
exerçaitsurmoimefatiguait.
—Netemetspasentraversdenotrechemin!lâchaAsherd’untonglacial.Jenetelaisseraipasla
pousser à bout. Nous savons tous les deux que les pouvoirs de Skye se manifesteront au moment
voulu.
—Réfléchisbienàcequetufais,Rebelle!crachaDevin.
—Jetedonnelemêmeconseil,ripostaAsher.
—Çasuffit!hurlai-je.Arrêtezdevousbattre!J’enaimarre!Jesuisgrande,jepeuxm’occuperde
moitouteseule!
Lesilences’abattitsurlaclairière.
—Jemecasse!dis-jed’unevoixétonnammentassurée.
Jeregardailesdeuxmessagers,pivotaisurmestalonsetredescendisparlesentierquimenaitau
pieddelamontagne.
Le soir, je décidai de faire plaisir à Cassie et de me mettre sur mon trente et un. J’optai pour la
petite robe noire qu’elle m’avait forcée à acheter lors de notre dernière virée shopping et pour les
joliesbottesdeTanteJo.Jememaquillaietlaissaimescheveuxdétachés.Unfrissondesatisfaction
meparcourutlorsquejemevisdanslaglace.Jemetrouvaisjolie.
Quivoulais-jeimpressionnerenmepomponnantdelasorte?
Arrivée devant le Bean, je coupai le moteur et restai quelques instants dans ma voiture glaciale,
hésitantàentrer.AsheretDevinseraient-ilsprésents?Cesoir-là,jevoulaistoutoublieretpasserdu
bontempsavecmesamissansavoiràsupporterlesremarquesdeDevinàproposdemesprétendus
pouvoirs,nilavued’Asher,quimerappelleraitlechagrind’amourqu’ilm’avaitinfligé.Jeprisune
grandeinspirationpourmedonnerducourage,sortisdelavoitureetpoussailaportedubar.
L’atmosphère y était douce, magique. Cassie avait une nouvelle fois installé des guirlandes
clignotantes.Moiquiavaisdumalàreconnaîtremaviecesdernierstemps,jemesentistoutdesuite
incroyablementbien.
Cassie,paréed’unecouronnedeviolettes,arpentaitlascènehabilléed’uneminijupeàsequinstrop
légèrepourlasaisonetdebottinescloutées.Quandellemevit,ellelevalespouces,sansdoutepour
mesignifierqu’elleétaitprêteàprendrelefameuxrisquedontellem’avaitparlé.Jeluifissignedela
mainetluienvoyaiunbaiserenmedemandantcequ’ellepouvaitbienmijoter.
Lesmusiciensdesongroupeaccordaientlesinstruments.Dan,assisaupremierrang,m’invitaàle
rejoindre.
— Alors, tu es venue ! fit-il en m’enlaçant. On ne te voit plus beaucoup ces temps-ci, à part à la
pausedéjeuner.
—C’estvrai…
—Bon,c’estsympa,enchaîna-t-il,j’aimebienmangermesfritesentaprésence,mais…Avant,on
discutait,ettout…
—Oui,jesais,je…
—Toutvabien?Jepeuxfairequelquechosepourt’aider?
Jememordislalèvreinférieure.Jeréalisaique,minederien,nousétionsentraindegrandir,etla
simpleprésencedenosamisnesuffisaitplus.
—Merci,fis-jeenluidonnantunpetitcoupdanslebrasetensouriant.Jevaisbien.
—Situledis…lâcha-t-il,unpeudéçu.J’auraisbienvoulumebagarrer.Çafaitlongtempsqueje
n’aipasbottélesfessesàunemmerdeur!
—Oui,depuisl’écolematernelle,plaisantai-je.
— Tu sais, Skye, je me fais du souci pour toi. Si tu veux que j’aille casser la gueule à un petit
nouveau,tun’asqu’à…
—Dan,tun’espasobligé…
—Jen’appréciepasleurfaçondeteregarder,commesituétaisuntrophée.
—Dan,sijamaisj’aibesoind’ungardeducorps,jeteferaisigne,d’accord?
—OK,jecomptesurtoi!
NousfûmesinterrompusparlesifflementdumicroqueCassieétaitentrainderégler.
Une fois les préparatifs terminés, elle regarda son public, radieuse, ses cheveux roux se fondant
danslaluminositétamiséedelasalle.Puisellesaisitlemicroàdeuxmainsetcommençaàchanter.
Elle était fabuleuse, et les Ellipses Mystérieuses faisaient du bon boulot. Tout le monde écoutait,
subjugué.
Auboutd’unmoment,Cassiedéclara:
—Jedédiecettechansonàmesamis.
Elle avait l’air déterminé, comme si elle se préparait psychologiquement à un gros
bouleversement. Trey et Jonah, ses musiciens, abandonnèrent leurs instruments, et Cassie prit une
guitareacoustiqueavantdes’installersuruntabouretaucentredelascène.
Ellesemitàjouer,ettoutautourdenousdisparut.Iln’yavaitplusquelesondesaguitare,etcelui
desavoixcristalline.
Saufqu’ellenechantaitpluspoursesamis:ellechantaitpourl’und’euxenparticulier…
DandévoraitCassiedesyeuxcommes’illavoyaitpourlapremièrefois,etcommes’ilavaitenfin
compris.Unsouriresedessinasurseslèvres.
Toutenchantant,Cassieouvritlespaupièresetposasonregardsurlui.
Jesentismoncœurseserrer.Alors,commeça,CassieétaitamoureusedeDan,etjen’avaisrien
soupçonné!Quelleamienullejefaisais!
Ians’approchadenousàpasdeveloursettapotalebrasdeDan.
—Elleestgéniale!chuchota-t-il.
—Carrément,réponditDan.
—Elledevraitenregistrerunalbum.
—Jecroisqu’elleyadéjàsongé.
Ianfitungesteendirectiondubar.
—Jevoussersquelquechose?Cadeaudelamaison.
—Ian!m’exclamai-je.Commenttonpatronpeut-iltegarder?
—Queveux-tu,apparemment,certainespersonnesm’apprécient…
Touchée!Unefoisdeplus,jeculpabilisai:CassieetDann’étaientpaslesseulsamisquej’avais
négligés.
—Jevaisprendreuncafélatte,mecontentai-jederépondre.
Treycomptajusqu’àquatreenentrechoquantsesbaguettesau-dessusdesatête,etilsattaquèrentun
autre morceau. Dan et moi nous mîmes à danser en faisant coucou à Cassie, qui, rayonnante,
commençaitàchanter.
Ducoindel’œil,j’aperçusAsherquientraitdanslecafé,secouantlaneigedesonmanteau.Jefis
semblantdenepaslevoiretcachaimonvisagederrièremescheveux.Danéclataderire.Jejetaiun
regard discret vers Asher : il nous observait d’un air morose. Entre-temps, Ian revint avec nos
boissons.Nousnousassîmesetjesirotaiquelquesgorgéesdecafé.Quandjelevailesyeux,Asher
avaitdisparu.
DanetIanécoutaientCassiechantersansmeprêterattention.
—Tum’accordescettedanse?
Jemeretournaibrusquement,manquantderenversermonmug.Devinsetenaitdevantmoi,timide,
l’airpleind’espoir.
—Euh…oui,pourquoipas,répondis-jeenluidonnantlamain.
Ilm’enlaça,etnousrejoignîmeslescouplesquiévoluaientsurlapiste.Jen’avaispasl’habitudede
danserauBean,etcettedémonstrationmemettaitmalàl’aise.
Alorsqu’ilmeserraitcontrelui,jemesurprisàrepenseraubonheurquej’avaiséprouvéenme
réveillantdanssesbras.
—Tudansesplutôtbien,fis-je.
—J’aidesannéesetdesannéesd’expérience,répondit-il.
Desdécennies?dessiècles?des…millénairesd’expérience?Jen’avaispasvraimentenviedele
savoir.
Ilsetutetralentitlerythme.Nousbougionsàpeine.
—Jesaisquejen’aipasétécommode.Jenesuispas…aussispontanéqu’Asher.Mais…
Ils’écartademoi,leregardintense.
—Jetiensàtoi,Skye.Jeneveuxpasquetuprennesunemauvaisedécision.
—Unemauvaisedécision,quimeconduiraitducôtéobscur?
—Sachequetuesimportante,etquejeferaisn’importequoipourtoi.
Ilnemequittaitpasdesyeux.Ilavaitl’airémuetsincère.
Àlafinduslow,Devinmelâchaetpartitsansseretourner.CommeAsher.
Cassienousrejoignitpendantl’entracte,sonchignondéfaitetlesjouesenfeu.
—Alors,verdict?
—Vousavezassuré!s’écriaIan.
Cassieesquissaunepetiterévérence.
Dan,silencieux,jouaitavecsescheveux.
—Jeconfirme,vousavezétégéniaux,fis-je.Ilvafalloirfêterça.
— J’espérais que tu allais le proposer ! s’exclama Cassie. Comme Jo n’est pas là, je me suis dit
que…
—Pasquestion!répondis-je.Matantemetueraitsiellel’apprenait.
—Oh,Skye,jet’enprie!C’estnotrepremièresoiréeensembledepuistonanniversaire,ettuasla
maisonpourtoi!Enplus,tudisaisquetut’ysentaisseule.
Pourquoi hésiter ? C’était l’occasion rêvée d’organiser une petite fête. Tante Jo ne devait pas
ignorercequ’ellerisquaitenlaissantuneadolivréeàelle-mêmependantdessemaines…
—D’accord,acquiesçai-jeàcontrecœur.
—C’estvrai?Super!
Cassieremontasurscène,saisitsonmicroets’écria:
—L’after-partyauralieuchezSkyecesoir!
JemetournaiversDan.
—Jemedemandesic’estlameilleure,oulapireidéedetouslestemps…
31
Ma maison se révéla parfaite pour la soirée. Les baies vitrées laissaient passer le clair de lune,
créant une atmosphère romantique, et les dimensions du salon permettaient aux invités de circuler
sansencombre.C’étaitdécidé:j’allaisorganiserlafêtepourlafindel’annéescolaire.Mêmesi,d’ici
là,jenesavaispasoùj’enseraisdemarecherchedepersonnalité…
LefrèreaînédeMaggieMeltzeravaitapportéunfûtdebière,quel’oninstalladanslacuisine,sous
lafenêtreoùm’étaitapparueRaven.Malgrétousmesefforts,monancienneexistenceempiétaitsans
cessesurmanouvellevie.
Jesirotaimabièreendiscutantavecdesfillesdemonéquipedeski.MarelationavecEllieétait
toujoursunpeutendue,maisellem’énervaitmoinsqu’avant.Bienentendu,repenseràAsheretelle
entraindes’embrassermedonnaittoujourslanausée;maissavoirqu’Asherallaitretournerunjour
auprèsdelaRébellionmerendaittoutaussimalade.
Cassiemerejoignitetm’attiraàl’écart.
—Bon,fit-elle,çanetedérangepaspourDan,hein?
—Hum…,dis-jepourlafairemarcher.
—Jen’airiendit,depeurdetoutgâcher…Onestdesibonsamis,Dan,toietmoi!Alors,çanete
dérangepas,dis?Enfin,s’ilressentlamêmechose…
—Tuplaisantes?Ilestraidedinguedetoi!Tuauraisdûlevoiraumomentoùilacomprisquetu
chantaispourlui…Jesuisraviepourvous!
En réalité, ça m’avait fichu un coup : si elle et Dan sortaient ensemble, cela bouleverserait la
cohésiondenotrebande.J’essayaidemeraisonnerenmedisantquej’auraisaiméquerienn’entrave
marelationavecAsher.Jedevaism’habitueràvoirleschosesévoluer.
JedécidaideparleràCassiedemesparents,deluiavouerlavéritéàproposd’AsheretdeDevin,
et de mon propre rôle dans cette situation. Il y avait du monde dans la cuisine, mais nous nous
trouvionsdansuncoinoùpersonnenenousentendrait.
—Cassie,commençai-jed’unevoixchevrotante.Jedoistedirequelquechose.
—Jelesavais!
— C’est difficile d’en parler, mais je veux que tu le saches. Tu es ma meilleure amie, et je suis
désoléedet’avoircachétoutça…J’auraisdûtemettreaucourantdepuisledébut.
— C’est rien, me répondit Cassie en me posant la main sur l’épaule. Je ne t’en veux pas. Je te
prometsqueçaresteraentrenous.
—D’accord,fis-jeenprenantunegrandeinspiration.Tutesouviensdel’histoirequenousavait
racontéeAsherautourdufeudecamp?
Intéressée,Cassiesouffla:
—Oui!Tuveuxdireque…?
—Non,enfinpresque.C’estplusqueça…Enfait…
Jem’interrompis:j’avaisdenouveaul’impressiond’êtreobservée.JemeretournaietvisDevin
près de l’îlot central. Il ne nous regardait pas, mais son expression indiquait clairement qu’il avait
toutentendu.Jedevaisvitetrouveruneparade!
—Enfait,poursuivis-je,iln’ajamaisaiméEllie.Ons’estembrassés;c’estmoiqu’ilaime.
Jedisaislavérité,mêmesielleétaitpartielle.J’étaismaladeàl’idéequeDevinentendaitcela,mais
jenepouvaispaslelaisserdevinerquej’allaistoutdévoileràCassie.
Cettedernièreouvritdesyeuxgroscommedessoucoupes.
—Oh,Skye!s’exclama-t-elleenmeprenantdanssesbras.C’estfantastique!Jet’ordonnedetout
meraconterendétail!
—Jeleferai,promis.Là,ilfautquetuaillesretrouverDan.Vousavezdestasdechosesàvous
dire.Moi,jevaisvoircommentsepassecettefête;c’estmoil’hôtesse,aprèstout!
—C’esttellementromantique!roucoulaCassieenbattantdesmainsavantdefilerdanslesalon.
Ouhlà,j’avaisfrôlélacatastrophe!Jenem’enremettaispas.Jemeretournaietmetrouvainezà
nezavecAsher.Devin,lui,avaitdisparu.
—Qu’est-cequiestromantique?demandaAsher,latêtepenchéesurlecôté.
Ilm’observaitcommes’ilessayaitdeliredansmespensées.Ilétaittropbeauavecsonjeanetson
sweatcouleurchocolat!J’avaisenviedenichermonvisageaucreuxdesonépauleetdesentirson
soufflesurmajoue.
—Rienquiteconcerne,dis-jeenessayantdem’éclipser.
—J’auraisplutôtcrulecontraire,mechuchota-t-ilàl’oreille.Alors,vousparliezdemoi?
—Non!m’écriai-je.D’ailleurs,qu’est-cequetufichesici?Jenet’aimêmepasinvité!
—C’estvrai,maistacopineainvitétoutlemonde.Allez,nesoispasdésagréableetoffre-moià
boire.
—Etpuisquoiencore?Pourquoituesvenu?
Asher,déconcerté,conservatoutdemêmesontonenjoué.
—J’avaisenviedetevoir.Enplus,aucasoùtul’auraisoublié,dit-ilenmeprenantgentimentmais
fermementparlecoude,j’aiunemissionàaccomplir.Jedoisteprotéger.
—Ehbien,tut’yprendscommeunmanchecesderniersjours!
—Arrêted’êtreaussicompliquée!
—Maisjesuiscompliquée!Àcausedemesdeuxnatures.
—C’estpasvrai!soupiraAsherensepassantlamaindanslescheveux.Tuesvraimentincroyable
!Bon,jet’explique:j’aipaseudenouvellesdelaRébelliondepuispasmaldetemps,etlaprésence
de Raven m’inquiète. Quelqu’un a dû l’envoyer ici, elle n’aurait jamais pris l’initiative. C’est une
Gardienne,elledoitobéirauxordres.C’estsavie.
Mon cœur tambourina encore plus fort. Asher, inquiet ? C’était bien la première fois qu’il
l’avouait.
—Alors?demandai-je.
—Alors,ildoitsetramerquelquechose,etj’aimeraissavoircequec’est.
Nousrestâmessilencieuxuninstant.
—Tuestrèstrèsenbeauté,dit-ilàbrûle-pourpoint.
—Ahoui?fis-je,flattée.
Ilsepenchacommepourm’embrasser,maissemblaseraviserauderniermoment.
—Désolé,jepréfèrem’éloignerunpeudetoi.Maisjeneparspas;jevaistesurveiller,d’accord?
—Peuimporte,faiscommeçatechante,soupirai-je.
Jefisletourdusalon:toutsepassaitbien.EricWalshavaitbranchésoniPodauxenceintesetla
maisonrésonnaitdemusique.Parmiracle,lefûtdebièren’étaitpascomplètementvide.CassieetDan
n’étaient pas en vue ; Ian, lui, discutait avec Elizabeth Seifert. Tant mieux : il méritait de trouver
quelqu’un qui l’apprécierait à sa juste valeur. Je saisis mon manteau et m’approchai de la porte
coulissante qui menait à la terrasse. Je me figeai : Asher, appuyé sur la rambarde, se découpait en
silhouettecontreleclairdelune.Ilregardaitlesétoiles.
Aulieudelerejoindre,commelesoirdemonanniversaire,jeretournaidanslacuisineprendre
uneautrebière.Cettefois-ci,jen’allaispasfuirmafête!
32
Aulieuderamasserlesgobeletsenplastiquequijonchaientlesol,Cassieetmoi,perchéessurle
comptoirdelacuisine,bavardionsengrignotantdesrestes.Ilétaitdeuxheuresdumatin;lesderniers
invitésvenaientdepartir.
—Allez,jerentre!fitCassieensautantàterre.Ondéjeuneensembledemain?Onsemangeraun
trucbiengras!
—Tuessûred’êtreenétatdeconduire?m’inquiétai-je.Tuaseuletempsdedessoûler?
—Turigoles!J’airienbu,j’étaistropoccupée,réponditmonamieavecunsourireénigmatique.
— Si je comprends bien, tu n’as pas l’intention de me dire quoi que ce soit à propos de Dan ?
marmonnai-jeenl’accompagnantàsavoiture.
—Humhum!fit-elleavantdes’installerauvolant.
—Bien!
Jetapaisurletoitdelavoitureetreculai.
Cassietournalaclédanslecontact.Rien.Elleessayadenouveau.Seulunesortedecouinementse
fitentendre.
—Ohnon!s’écria-t-elleensortant.Bagnoledemerde!
—Hourra!lançai-je,soulagée.Commeça,tuvasdormiriciet,demainmatin,ons’occuperadela
dépanneuse.D’accord?
—Mais,d’abord,onseferaunsuperpetitdéjeuner,hein?
—Accordé!
Dansmachambre,nousempilâmesdesoreillersetdescouverturessurlesol,commeaubonvieux
temps.
—Skye?
—Oui?
—Danetmoi,ons’estembrassés.
—Jelesavais!
—Jesuistropcontente!soupiraCassie.Tumeprometsqueçanechangerarienànotreamitié?
Uneminuteplustard,elledormaitprofondément.
À midi, les rayons du soleil et un vent froid s’insinuant sous nos couvertures nous tirèrent du
sommeil.
—Qu’est-cequec’est?grognaCassie.
—Machambres’esttransforméeenbanquise,dis-jeenplongeantsousmacouette.
—Faisquelquechose,bonsang!
Jejetaiuncoupd’œilverslafenêtre:elleétaitgrandeouverte.
—Valafermer!criaCassie.MonDieu,pourquoitul’asouverte?
Jen’yétaispourrien,maisjeconnaissaislecoupable…
—J’aidûlefairedansmonsommeil.Ilfautcroirequejesuissomnambule.
Jemeprécipitaihorsdescouvertures,poussailebattantetretournaidansnotrelitimprovisé.
—L’airfrais,çacreuse.J’aienvied’unebonneomelette,déclaraCassie.Avecdespommesdeterre
sautées.
Unedemi-heureplustard,nousroulionsversleBigMouth’s.Cassietéléphonaàsamère.
— Oui, j’ai dormi chez Skye après le concert. Pardon de ne pas avoir appelé hier soir. Ouais,
c’étaitgénial!Là,onvadéjeuner.Etmavoiturearendul’âme,jevaisdevoirlafaireremorquer.J’en
saisrien,maman…Quoi?J’espèrequeçanecoûterapasaussicher.Commentjepourraislesavoir?
J’aiencorejamaisfaitremorquermavoiture!Bon,d’accord.Laissetomber.Jeterappelleplustard.
Bisous.
Elleraccrochaviolemment.
—Punaise,grogna-t-elle.Lesparents,quelleplaie!
Uneexpressiongênéesepeignitaussitôtsursonvisage.
—Oh,Skye,jesuisdésolée.Jenevoulaispasdireça…
— Ça ne fait rien, répliquai-je, vaguement choquée quand même. Je dois avouer que tes parents
sonteffectivementunpeuchiants.
Après un déjeuner délicieux (et bien gras), je conduisis Cassie au garage. Tandis qu’elle
s’entretenaitaveclemécanicien,jesortisprendrel’air.
—Skye?
JemeretournaietmetrouvainezànezavecDevin.
—Tum’asfaitunedecespeurs!
—Excuse-moi,dit-il.
Ilressemblaitaugarçonsympachezquij’avaispassélanuit,ilyavaituneéternitédecela.
—Qu’est-cequetufichesici?demanda-t-il.
Jefisunsignedetêteendirectiondugarage.
—Cassien’apasréussiàdémarrerhiersoir.Elleestentraindenégocierundépannage.
Àcemoment-là,Cassiesemitàcrier:
—Quoi?Répétez!Çavamecoûtercombien?
J’éclataiderire.
—Tusais,commençaDevin,mêmesijen’enaipasbesoinpourmedéplacer,lesvoituresm’ont
toujoursfasciné.J’enaidéjàréparéplusieurs;jenesuispasmauvaisenmécanique.Jepourraisfaire
unsautcheztoietyjeterunœil.
—C’estvrai,tuferaisça?Çanousaideraitbeaucoup,carCassien’apasunrondencemoment,et
sesparentssontsuperdursenaffaire.
—Ceseraunplaisir.Jevaisyallertoutdesuite.Pendantcetemps-là,vousn’aurezqu’àfaireun
tour.J’auraifiniavantquevousayezletempsdedireouf.
—C’esttrèsgentildetapart,Devin.Merci!
Ilmesouritdumêmesourireenjôleurqueladernièrefois.
—Cen’estrien.
Lorsque Cassie sortit du garage en claquant la porte, je lui appris la bonne nouvelle. Nous
saluâmesDevinetfilâmesverslecentrecommercial.
Jepassailesmeilleuresvingt-quatreheuresdecesdernièressemaines.D’abordleconcertauBean,
puis la fête, la soirée pyjama, le déjeuner, et enfin cette virée au centre commercial ! Cassie me fit
acheterunejolierobe-pullblanche,merecommandantdelaporteravecdesbottes,commelaveille.
J’avaishâtedevoirlatêted’Asherlorsqu’ilmeverraitdanscettetenue.
Et,peut-êtreparcequejepensaisjustementàlui,ilapparutalorsqueCassieessayaitdesvêtements
dansunecabine.Jedéambulaisnonloindelàlorsquejelevisdevantmoi.
—Nesoispassisurprise,dit-il.Tum’asautoriséàtesurveiller.
—Àlafête,pasquandjefaisdushopping.
—Tunel’avaispasprécisé.
—Qu’est-cequetufaislà?m’exclamai-je,agacée.
—Jetesurveille.
—Jesuissérieuse.
Ilhaussalesépaulesetsoupira.
—Jepensaisqu’onpourraitfairequelquechoseensemble.Untrucquin’auraitrienàvoiravectes
pouvoirs.Jenesaispas,moi,allerauBeanjoueraubillard…
—C’estunrencardquetuveux?
—Pourquoipas?
—Asher,jen’aimepastespetitsjeux.
—Cen’estpasunjeu.Jesaisquejedevraist’éviter,pourtantjeneveuxqu’unechose:êtreavec
toi.ÇaneferapasplaisirauxAnciens,mais…
—Maisilsdevraients’yattendre,c’estça?ParcequetuesunRebelle.
Ilm’adressaunsourireéblouissant.
—Ilsontbeaus’yattendre,çaneleurplairaquandmêmepas.Maisjem’enfous.Jeveuxêtreavec
toi.Onpourraitallerskier,ous’asseoirdehorsetprofiterdutempspasséensemble.
C’étaittentant.Trèstentant.Mais…
—Jenepeuxpas,pasmaintenant.JesuisavecCassie.Dumoins,jusqu’àcequeDevinaitréparésa
voiture.
—Devinréparesavoiture?répétaAsher,dontlesourires’évanouitinstantanément.
—Oui,lemoteuralâché,etellen’apaslesmoyensdepayerungaragiste.Alors,illuiaproposé
sonaide.
Asherfronçalessourcils.
—Etpourquoiilferaitça?
—Pourêtresympa?suggérai-je.
Ilsecoualatête.
—Non,çanemarchepascommeça.Devinn’aaucunlibrearbitre.Iln’agitquesurconsignede
l’Ordre.
Faux!Quandilm’avaitlaisséedormirdanssonlit,c’étaitluiquil’avaitdécidé,pasl’Ordre.
—Tunepeuxpasluifaireconfiance,Skye.Sijamaisilsabotesavoiture…
—Ilnelasabotepas!Illarépare.
—Non,àmoinsquelesÉlusleluiaientdemandé.Orcen’estsûrementpaslecas.
—Pourmefaireplaisir?Pourm’influencerdansmonchoix?Jen’ensaisrien!Quoiqu’ilen
soit,ilnousrendungrandservice.
—Tunecomprendspas,Skye!Ildoitmijoterquelquechose:ilfautquejedécouvrecequec’est.
—Tuexagères!Arrêtedeluifairejouerlemauvaisrôle.
—Commetuvoudras…
Ilmelançaundernierregard,puismetournaledos.Jesentismoncœurmelâcher:pourquoine
pouvait-onsecomporternormalement,luietmoi,justepourunefois?
—Bien,fitCassieensurgissantderrièremoi.Puisquejen’aiaucuneréparationàpayer,jem’offre
deuxnouveauxhautsett’inviteàmangeruneénormecoupedeglace!
Pendant que nous nous régalions, j’eus l’impression fugace d’être revenue à ma vie d’avant. À
l’époqueoùtoutsemblaitsifacile…
Lesbrasencombrésdesacs,nousnousapprochionsdemavoiturelorsquej’éprouvaiunedrôlede
sensation. Des nuages s’agglomérèrent d’un seul coup au-dessus de nous et plongèrent le parking
danslesténèbres.Jevacillaiettombailourdementsurlebitume.
—Skye?criaCassie.Skye!
Savoixmeparvenaitdeloin;puisjenel’entendisplusdutout.Ilfaisaitsinoirautourdemoique
jenevoyaisrien.Leventsoufflait,etlesolondulaitsousmespiedscommes’ilétaitliquide.
Soudain,touts’arrêta.
Je n’étais plus sur le parking. Les nuages avaient laissé place à un ciel d’un bleu froid. J’étais
toujoursàterre,maisdansunendroitinconnu,allongéesurledos,leregardbraquésurlesfeuilles
luxuriantes d’immenses arbres qui se dressaient au-dessus de ma tête. De toute évidence, je ne me
trouvaisplusdansleColorado.
J’entendisquelqu’unm’appeler.
«Cassie?»tentai-jededire,maisaucunsonnesortitdemabouche.
Ilnes’agissaitpasdeCassie.Non,c’étaitAsher.
—Skye?criait-il.Skye?Resteavecmoi…
«Asher?S’ilteplaît,aide-moi!»
Encoreunefois,lesmotsrestèrentbloquésdansmagorge.
Levisaged’Asherétaitrecouvertd’ecchymosesetdeblessures.
—Toutvabiensepasser,dit-il,maintenantqu’onestlà.Ilsvontnousaider,ilsveulentqueturestes
envie.
Puislesoleildevintéblouissantaupointdem’aveugler.
«Asher!hurlai-je.Net’envapas!»
Et,soudain,jemetrouvaidenouveauétenduesurlebitumeduparkingducentrecommercial.
—Skye!appelaitCassie,agenouillée,àcôtédemoi.Tuvasbien?Tuestombéedanslespommes!
Tuasencorelagueuledebois?Tuveuxmangerautrechose?
—Non,fis-jeenessayantdebouger.
Cassiem’offritsonbras,etjemerelevaienm’appuyantsurelle.
—Çava,c’estpassé.
Vraiment?Quevenais-jedevoir?Quem’était-ilarrivé?
—Viens,ditmonamied’unevoixdouce.Onrentre.
33
PendantqueCassieconduisait,jemeblottisaufonddemonsiègeetfermailesyeux.Lesdernières
vingt-quatre heures avaient été trop belles pour être vraies. Tout semblait si facile que j’en avais
presqueoubliécequej’étaisentraindevivre.Cettevisionétait-ellelefruitd’undemespouvoirs?
Et,sioui,dequelgenredepouvoirs’agissait-il?
Enarrivantchezmoi,noustrouvâmeslavoituredeCassiegaréedansl’allée.Devin,lui,n’étaitpas
là.
—Tucroisqu’ilafinidelaréparer?medemandamonamie.
—Essaie,tuverrasbien.
Cassiepritplaceauvolantettournalaclé,restéesurlecontact.Lemoteurvrombitetdémarradu
premiercoup.Ellefitmarchearrièreetpassalatêteparlavitrebaissée.
—C’estincroyable!CeDevinestunange!Cemoteurn’ajamaisaussibienfonctionné.
—OndiraitqueDevinadestalentscachés.
Cegarçonmesurprenait.Asherbrossaitunportraitdeluipeureluisant;pourtantDevinavaitun
cœurenor.
—Tuessûrequeçavaaller?demandaCassie.Tuneveuxpasquejeresteunpeuavectoi?
—Non,çaira,merci.Jevaisboireunpeud’eauetmereposer.
—Bon,appelle-moisituasbesoindequoiquecesoit.
—D’accord!lançai-jeavecdésinvolture.
Saufquejen’allaispasaussibienquejevoulaislemontrer.Caruntruceffrayantgrandissaiten
moi.
Cassiepartie,jerentraiàlamaison,mesentantterriblementseule.J’attrapaiunchâleenlaineetle
jetaisurmesépaulesavantdepassersurlaterrasse.
Lesoleils’étaitcouchéderrièrelesmontagnes,etleciels’assombrissait.
Moncœurfitunbondlorsquej’aperçusAsherassisdanslefauteuilenbois.Ilnemevitpastoutde
suite,carilmetournaitledos,lesyeuxlevésverslespremièresétoilesdusoir,commelaveille.
J’eus soudain envie d’être câlinée. Je m’approchai de lui, m’installai sur ses genoux et nous
enveloppaitouslesdeuxdansmonchâle.L’airsurpris,ilmepassalamaindanslescheveuxtandis
quejemeblottissaiscontrelui.
—Est-cequetuaschasséDevinetréparélavoituredeCassietoi-même?
—Non,ilétaitdéjàpartiquandjesuisarrivé.Maisj’aivérifiélemoteur:ilabienétéréparé.
— Pourquoi cela t’étonne ? Je te rappelle que Devin m’a soignée, alors pourquoi n’aurait-il pas
réparélavoituredeCassie?
—L’Ordrenefonctionnepasdemanière…spontanée.
Nousrestâmessilencieuxquelquesinstants.Jesavouraissaprésence.
—Asher?
—Oui?
—J’aipeur.
—Jesais,c’estnormal.
—Qu’est-cequejevaisdevenir?
Ilmeserraunpeuplusfortdanssesbras,commepourmeprépareràcequ’ilallaitmedire.
—Tespouvoirssontinstablespourlemoment,etpersonnenesaitquandilsvontévoluer,nimême
s’ilsvontévoluer.Moi,jepensequeoui.
Ilsepenchaetmechuchotaàl’oreille:
—Jetetrouvevraimenttrèsforte,Skye.
Jefrissonnai.Ashersetutetenfouitsonvisagedansmescheveux.
— Ce n’est que le début. Et si je peux t’aider à affronter ce qui t’attend, je le ferai. L’Ordre est
impitoyable;sesmembressefichentbiendetoi.Seulsleurpropreintérêtetlecontrôledesdestinées
comptentpoureux.
Ilmefitbasculerenarrièrepourmeregarderdanslesyeux.Sonregard,incroyablementintense,
mefitchavirer.
— Nos deux clans ne s’accordent que sur une chose : que tu es différente de tout ce que l’on a
connujusqu’àprésent.Etquetunenousaspasencoremontrécedonttuescapable.
Jeneluiracontaipascequim’étaitarrivésurleparking:jenetrouvaispasencorelecouraged’en
parleràvoixhaute.Peut-êtreplustard.Enpleinjour.
—Ducoup,jemedisais…,fit-ilenjouantavecunemèchedemescheveux.
—Quoi?
—Tuessûredevouloirentendrecequejevaisdire?
Ilplongeadenouveausesyeuxdanslesmiens.
—Surprends-moi!fis-je.
Ilseretintderire.
—As-tudéjàeupeurdesaisirunechosequetuaspourtanttoujoursdésirée?
—Oui,répondis-je,lecœurbattant.
—LaRébellionnouspermetdevivreselonnospropresrègles.JesaisqueDevinsouffredeson
absencedelibrearbitre.Toi,tuescoincéeentrecesdeuxmondes,ettun’aspastroptonmotàdire
danscettehistoire.Tespouvoirsprendrontledessusaumomentvoulu.
Ilinspiraàfondavantdeconclure:
—Mais,moi,j’ailechoix.J’ailepouvoirdechoisircequejedésire.Etjen’aijamaisriendésiré
aussifort.
Il avala sa salive avec difficulté, puis nous restâmes silencieux quelques minutes. La tête posée
contresontorse,jel’écoutairespirer.
—Asher,toncœurnebatpas!m’exclamai-jesoudain.
—Çat’ennuie?
—Non,fis-jeaprèsquelquessecondesderéflexion,dumomentquetuéprouvesdessentiments.
—Nulbesoindecœurpourconnaîtrel’amour,chuchota-t-ilàmonoreille.
Jeregardaisesyeuxrieurs,sabouche…sapetitefossetteàgauche.
Ilserralechâlefortautourdenous,etjel’embrassaisousleclairdelune.
34
Ledimanche,jefaisaisd’habitudelagrassematinée.Maiscejour-là,quelquechosemeréveilla.Je
sortis machinalement du lit et me dirigeai vers la salle de bains pour me préparer avant les cours.
Soudain, je réalisai que ce n’était pas mon réveil qui m’avait tirée du sommeil, mais une sirène de
police.Évidemment,jen’avaispascours!Jemerecouchaisur-le-champpourfinirmanuit.
C’était sans compter les rayons du soleil qui m’empêchent de garder les yeux fermés plus de
quelquessecondes.Jerestaiallongée,àcontemplerleplafond.Lesétoilesphosphorescentesquej’y
avais installées étant enfant avaient l’air si différent à la lumière du jour ! Elles ressemblaient à ce
qu’ellesétaient:devulgairesautocollants.
Jemesentaisàmillelieuesdelapersonnequilesavaitcolléesquelquesannéesauparavant.J’avais
tantchangéenquelquespetitessemaines…
Est-ceque,commeleprétendaitAsher,mespouvoirsavaienttoujourssommeilléenmoisansse
manifester ? De toute évidence, je les avais réveillés. À présent, je devais identifier leur nature et
apprendreàlescontrôler.Pourvuquej’ensoiscapable!
Je décidai de descendre me préparer du café. Ce faisant, je savourai chaque détail familier que
j’aimais tant et que j’avais cru acquis à jamais : l’odeur de l’escalier en bois, la surface lisse de la
rampesurlaquelleglissaitmamain,lesformesgéométriquesquelalumièreprojetaitdanslesalonà
traverslabaievitrée,lafraîcheurducarrelagesousmespieds,lecrissementdesgrainsdecaféqueje
piochaidanslaboîte,leparfumdelavapeurquis’échappaitdelacafetièreetleclapotisdel’eauqui
s’écoulait à travers le filtre. Le silence qui précéda le moment où je versai le café dans la tasse, le
tintementdelacuillèrequandjeleremuai.
Je rapportai ma tasse dans ma chambre et m’installai en tailleur dans le gros fauteuil près de la
fenêtre.Monœilfutattiréparunobjetmétalliquedansmabibliothèquequibrillaitausoleil.Jeme
levaietm’enapprochai.
C’étaitlecadeauquem’avaientoffertCassieetDanlesoirdemonanniversaire,auqueljen’avais
pas encore touché. Je me mis sur la pointe des pieds et saisis le paquet enveloppé dans du papier
argenté,surlequels’étalaitun:«Joyeuxanniversaire,Skye!»écritenlettrespailletées.Jefussaisie
d’uneinexplicabletristesse.JesourisenimaginantDanemballerlecadeauavecmaladresse.
LepapierdévoilaunadaptateurdeiPodpourmavoiture.Quelledélicateattention:j’étaislaseule
personnedenotreentouragequiécoutaitencorelaradioenvoiture.Moncœurseserra:désormais,
mavieneressembleraitplusjamaisàça…
Incapabledemerendormiraprèsmoncafé,jeredescendisàlacuisinepourmepréparerunbolde
céréales et nettoyer un peu la maison. Depuis quand Tante Jo était-elle partie ? J’avais perdu toute
notiondutemps.
Jeramassailesgobeletsenplastiqueetpassailaserpillièredanslacuisine,puism’accordaienfin
letempsdeprendreunpetitdéjeuner.Jeregardaismescéréalesd’unœilmornelorsqueletéléphone
sonna.
Je n’avais jamais repris le chemin de l’hôpital de River Springs depuis que l’on m’y avait
emmenéequandj’avaissixans.Àl’époque,jevoyageaisàl’arrièred’uneambulance.Unsouvenir
merevintàl’esprit.
—Resteavecmoi,Skye!Allez,resteavecmoi,machérie.
J’étais étendue sur un brancard, incapable de bouger. Des larmes coulaient entre mes joues et le
masqueàoxygènequ’onm’avaitmissurlabouche.Jerespiraistrèsviteetessayaisdedemanderoù
setrouvaientmesparents,maismesparolesétaientétoufféesparlemasque.L’infirmièremetenaitla
mainetmerépétaitdemecalmer,d’arrêterdepleurer.
Commentconnaissait-ellemonnom?
—Skye!
Danm’attendaitàl’entréeetbonditversmoienmevoyantpasserlesportesautomatiques.Lesyeux
rougesàforced’avoirpleuré,ilavaitl’airanéanti.
—Jesuiscontentdetevoir.
—Est-cequ’ellevabien?lâchai-jeenretenantleslarmesquimemontaientauxyeux.
—Elleestinconsciente,réponditDan.Lesmédecinspensentqu’elles’entirera,maisellenes’est
pasencoreréveillée.Oh!Jedétesteleshôpitaux.
—Moiaussi,fis-je,tremblante.
Ilyavaitdeschariotspartout.J’ôtailemasquedemabouche.
—Oùestmamaman?Etoùestmonpapa?criai-je,désespérée.
Jepleuraisàchaudeslarmes.L’infirmièrem’avaitexpliquéquemesparentsavaientététransportés
par une autre ambulance. Eux aussi se trouvaient sur des chariots. L’infirmière remit le masque en
place.J’essayaiderespirernormalement,commeellemeledisait,maisjen’yarrivaispas.
«Oùsont-ils?Surquelbrancard?»tentais-jedesavoir.
Maispersonnenem’entendait.Lesmotsrestaientbloquésdansmagorge.
Cassie était dans la chambre 512. Le couloir était plein de gens en fauteuil roulant, reliés à des
bouteillesd’oxygèneetàdesperfusions.J’avaisdumalàrespireretjesuaisàgrossesgouttes.De
petitspointsnoirsdansaientdevantmesyeux.
J’ouvrislaporte.Lachambreétaitsemblableàcellequej’avaisoccupéeonzeansplustôt,presque
jourpourjour.
Evelyn,lamèredeCassie,avaitl’aird’avoirvieillidecentans.Jelaserraidansmesbras.
—Jesuissincèrementdésolée.
Cen’étaitpasmafaute,maisj’avaisbesoindedirequelquechose.
Elle me dit que le père de Cassie avait emmené Charlie et Matty, les deux frères cadets de mon
amie,prendreungoûteràlacafétériapourlescalmer.
Enm’approchantdulit,jeréprimaiunmouvementderecul.Cassie,endormie,avaitunhématome
autourdel’œil,despansementssurlesdeuxbras,lajambegauchemaintenueau-dessusdulit,plâtrée.
—Cassie,murmurai-je.Qu’est-cequit’estarrivé?
Evelynposalamainsurmonépaule.
—Sesfreinsontlâché.Elleafaituntête-à-queueetheurtéunlampadaire.Legaragistequiaréparé
lavoituredeCassieafaitn’importequoi!
—Cen’estpaslegaragistequiaréparésavoiture,dis-je.Jereviens!
Ils étaient forcément à l’hôpital, puisque j’y étais ! Je parcourus les couloirs, pris l’ascenseur et
vérifiai chaque étage à leur recherche, espérant que Devin, en tant que Gardien, pourrait guérir
Cassie.
Je les trouvai tous les deux dans le hall, près du bureau des admissions. Asher paraissait inquiet.
QuantàDevin,difficilededireàquoiilpensait.Connaissait-illadestinéedeCassie?Jem’enfichais,
jen’allaispaslaissermonamiemourir!
Asheraccourutversmoi,etjemelaissaiallercontrelui.
—Commentva-t-elle?demanda-t-il.
—Elleestdanslecoma.Ouendormie,ouinconsciente,j’ensaisrien.Entoutcas,ellenes’estpas
encoreréveillée.Devin!Viens,tudoislaguérir!
—Quoi?soufflaDevin,troublé.
—Elleestdanslachambre512.Dépêche-toi!
Uneexpressionétrangesepeignitsursonvisage.
—Jenepeuxpaslaguérirtantqu’onnem’enapasdonnél’ordre.
—Pardon?
—Oui,réponditDevin,perplexe.Jenepeuxpasl’aidersilesÉlusnemedisentpasdelefaire.
Quelpantin!Jamaisjenepourraismelaisserdominerparl’Ordre.Jamais!Autantrejoindrela
Rébelliontoutdesuite,peuimportelanaturedemespouvoirs.
—Tunepeuxrienfaire?m’écriai-jed’untonaccusateur.Tuasbienréussiàréparersavoiture,
pourtant!Est-cequelesÉlustel’avaientordonné?
— Les Élus agissent parfois de manière confuse, rétorqua Devin. On ne comprend pas d’emblée
leursintentions,maisilfautleurfaireconfiance.Ensuite,toutdevientplusclair.
—EtsiCassieneseréveillejamais?lâchai-je,horrifiée.Etsi…
Je ne pus achever ma phrase. Et si Cassie mourait, tout comme mes parents ? Si elle
m’abandonnait,elleaussi?
—Alors,c’estquecelafaisaitpartieduplanglobal,déclaraDevin.
—Jetel’avaisdit,Skye!s’emportaAsher.Lefonctionnementdel’Ordrefaitfroiddansledos.
LesÉlusetleursesclavessemoquentdesgens!
—Nousœuvronspourlebiendumonde,répliquaDevin.Nousentretenonsl’équilibredelavie.
—Maisvousvousenfoutez,delavie!hurlai-je.Ettoi,tutefousdelamienne!
—Iln’yarienquejeneferaispaspourtoi.
—Menteur!Tunedésobéiraisjamaisàl’Ordre.
—Commentpeux-tudireça,Skye?Je…
Ils’interrompit,l’airpitoyable.
—Ilfautquej’yaille!dit-ilsoudain.Jesuisdésolédenepaspouvoirguérirtonamie.J’espère
quetutrouverasunautremoyendeluivenirenaide.
Ilfitdemi-touretpassalesportesautomatiques.
Asherlesuivitdesyeux,impuissant.
—C’estça,casse-toimauviette!cria-t-il.
PourquoiDevins’était-ilenfui?Lesévénementsformaientpeuàpeuunpuzzlecohérentdansma
tête.LemessagerdesÉlusdevaitappliqueràlalettreleursconsignespourqueledestinfonctionne
selon le « plan global » de l’Ordre. Ce qui signifiait qu’on lui avait bien ordonné de réparer la
voituredeCassie.Maispourquoi?Etsibutdelamissionn’étaitpasderéparerlavoiture,maisdela
saboter?Ensectionnantlesfreins,parexemple,aprèsavoirprovoquélapannedumoteur.
—Asher,tucroisqueDevinauraitétécapabledesaboterlesfreinsdeCassie?
—Aucuneidée.J’avouenepaslesavoirvérifiés,jen’airegardéquelemoteur.
—Maispourquoil’Ordreenvoudrait-ilàCassie?
—Jenesaispas,maisjen’élimineraisaucunehypothèsepourlemoment.Jevaisessayerdefaire
parlerDevin,puisj’iraim’entreteniraveclesAnciensdelaRébellion.Nebougepas,Skye,d’accord
?Tuesensécuritéici.Manifestement,l’Ordreadécidédechangerlesrègles,etnousdevonsprendre
cechangementenconsidération.
—Tumelaissestomber?soufflai-je,désespérée.
Ilplongeasonregarddanslemienetfitcourirleboutdesondoigtsurmonnez.
—Net’inquiètepas,jereviensvite.
Après son départ, je me repassai à rebours les événements des derniers jours en espérant
comprendrepourquoilesÉlusauraientdécidédefairedumalàCassie.Nousétionsalléesaucentre
commercial pendant que Devin réparait sa voiture. Nous l’avions croisé au garage. Cassie et moi
étions allées manger un morceau au Big Mouth’s. Nous nous étions réveillées, la fenêtre de la
chambregrandeouverte.Pendantlafête…
MonDieu!Pendantlafête,j’avaisparléàCassiedel’histoiredufeudecamp.
Jemefigeai.Devinétaitàquelquespasdenousquandj’avaisfaillitoutavoueràCassie.Jem’étais
ravisée au dernier moment, ayant remarqué qu’il tendait l’oreille. Alors, il avait tout entendu ! Il
savaitquej’étaissurlepointdedévoilermessecretset,parconséquent,lessiens.OrCassieétaitla
seulepersonneàquij’auraispumeconfier.Ducoup,siDevinvoulaitàlafoismegarderenvieet
conserversessecrets,lemeilleurmoyendes’enassurer,c’étaitd’éliminerCassie.
J’étaisatterrée:Devin,quej’avaisapprisàconnaître,était-ilcapabled’unetellehorreur?
À moins que ce ne soit Asher qui voulait m’éloigner de Devin en le faisant passer pour un
criminel…Asher,lui,pouvaitagircommebonluisemblait;ilnerecevaitd’ordredepersonne.De
plus,tousdeuxavaienttoujoursétéencompétition,etleurrivalités’étaitdurcieaumomentoùj’étais
entréedansleurvie.Asheressayait-ildediscréditerDevinpourmepousseràchoisirlaRébellion?
Àquifaireconfiance?
35
Perturbée,jeretournaidanslachambredeCassie.Dan,quitenaitsamainetluiparlaitàl’oreille,
m’appritqu’Evelyns’étaitabsentéepourallerchercherducafé.
Jecontournailelitetprisl’autremaindeCassie.
—J’auraisdûluiavouermessentiments!gémitDan.Jecroisquejel’aimedepuistoujours.
—Ellevas’ensortir.
—Commenttupeuxlesavoir?
—Disonsque…
Jemedemandaiss’ilmeseraitpossibledepasserunaccordavecl’Ordre:jeleurproposeraisde
rejoindreleurcamp,àconditionqueDevinguérisseCassie.Oualors…
Etsij’essayaisdelaguérirmoi-même?Sijemeconcentraisassezfort,j’yarriveraispeut-être!
Je fermai les yeux et me focalisai sur le puits de pouvoirs évoqué par Devin, ainsi que sur
l’interrupteur que m’avait décrit Asher. C’était important ! Tellement important… Mes émotions
avaientatteintleurparoxysme.Ilfallaitqueçamarche.J’avaisdéjàperdumesparentssansavoirrien
pufairepoureux.
Non,iln’étaitpasquestionquejelaisseCassiemourir!
Le chagrin m’envahit à l’idée de ce que serait ma vie sans elle. Puis la colère monta en moi :
pourquoirejoindrel’Ordrequi,selontoutevraisemblance,avaitessayéd’éliminermonamie?
Jemesouvinsdel’inquiétudequ’éprouvaitAsherlorsquenousétionsdanslagrotteetqu’ilavait
constaté ma blessure. Il m’avait dit qu’il ne pouvait pas m’aider. À ce moment-là, je n’avais pas
relevé,maisàprésentjecomprenais:ilregrettaitdenepasposséderlesmêmespouvoirsqueDevin.
Alors,ilavaitévoquélefeuquinousavaitnousréchauffésjusqu’àl’arrivéedessecours.Maislefeu
neguéritpas…
«SiCassiemourait…»,medis-je,sansoserallerplusloin.
Plus ces mots résonnaient dans mon esprit, plus ma colère grandissait, et plus je me concentrais
pourtenterdesauvermonamie.
Soudain, une énorme détonation déchira l’air. J’ouvris les yeux : de la fumée s’échappait de la
machinequisurveillaitlesfonctionsvitalesdeCassie.
—Ohmerde!s’écriaDanenappuyantsurleboutondel’alarme.
Je lâchai la main de Cassie et reculai vers un coin de la chambre en me retenant d’éclater en
sanglots.J’étaisincapabledel’aider.Jen’étaisbonnequ’àprovoquerdescatastrophes.Lachaudière,
le thermostat, le chauffage du car, l’avalanche, et à présent cet appareil. Et si mes pouvoirs se
retournaientcontreCassieetlatuaient?…
Deuxinfirmièresfirentirruptiondanslachambre.
—Sortezimmédiatement!ordonnal’uned’elles.
—Commentva-t-elle?voulus-jesavoir.
L’unedesjeunesfemmess’occupadumoniteuretdébranchaCassietandisquel’autreluiappliquait
unstéthoscopecontrelapoitrine.Dansetenaitimmobile,perdu.
—Commentelleva?insistai-je.
—Sortez!répétal’infirmière.
CommeDanetmoinebougionspas,ellenousprittouslesdeuxparlebrasetnousescortajusqu’à
laporte.
—Qu’est-cequis’estpassé?s’exclamaDanunefoisqu’elleeutrefermélebattant.
—J’ensaisrien,mentis-je.
Auboutdequelquesminuteslesinfirmièresapparurentdanslecouloir.Ellesnousapprirentque
l’étatdeCassieétaitstable,maisquel’appareilétaithorsserviceetallaitêtreremplacé.
J’auraisvoulumeconvaincrequeledispositifétaitvieuxetdéfectueux,maisàquoibonsevoiler
laface?Toutétaitmafaute,carjenesavaispascontrôlermespouvoirs.
Unefoislanouvellemachineinstallée,onnousautorisaàrevenirauprèsdeCassie.Danmetendit
lamain:
—Tuviens?
Jesecouailatête:jenevoulaispasrisquerdeblessermonamie.
—Non,jecroisquejevaisrentrer.Jesuistrèsfatiguée.
Quelleexcuseminable!Maisriendepertinentnem’étaitvenuàl’esprit.
—Sielleseréveille…enfin,quandelleseréveillera,appelle-moi.
—Euh,oui,d’accord,bégaya-t-il,interdit.
Jeleregardaientrerdanslachambre.J’avaistellementenviedelesuivre…Impossible:jen’avais
plusmaplaceici,mêmesijenesavaispasoùelleétaitàprésent.
Je me dirigeai vers l’ascenseur avant de changer d’avis : vu les émotions qui bouillonnaient en
moi,ilneseraitpasprudentd’utiliserunappareilélectrique.Autantprendrel’escalier,pourplusde
sécurité.Heureusement,leslumièresnedisjonctèrentpassurmonpassage.
Unefoissurleparking,jefussurprisedevoirqu’ilfaisaitdéjànuitetqueleslampadairesétaient
allumés.J’avaisperdutoutenotiondutempsàl’intérieurdel’hôpital.
Jem’apprêtaisàmonterdansmavoiturequandunevoixmefitsursauter.
—Devinestdemoinsenmoinsdéterminé.
Jefrissonnai:Ravensetenaitàcôtédemoi.
— Je savais qu’il n’était pas taillé pour cette mission, continua-t-elle. Je lui avais suggéré de
demander qu’on l’en décharge, pour son propre bien, mais il n’a pas voulu m’écouter. Pour des
raisonsdefierté,d’intégrité,blablabla.
Ellebranditunepiècedemétaltordue.
—Oh,nejouepaslesétonnées,mapetiteSkye.Tusaistrèsbiendequoiils’agit!Oui,cesontles
freinsdelavoituredetacopine.Ettusaiscommentjemelessuisprocurés?
Ellericana.
—TuavaispeurquecesoitlafautedeDevin,pasvrai?
—Espècedegarce!grondai-je.
—Maisvoyons,Skye,jeteprotège,c’esttout!Etcommeilsneveulentpastedirelavérité,jele
ferai,moi!Et,quisait?peut-êtrequecesrévélationsvontenfindéclenchertesprétenduspouvoirs.
Elles’approchademoi,etjemecollaicontremavoiture.
—Ehbien,voilà,princesse.Oh,jesais–tuaimeraistepersuaderquel’accidentdeCassieestle
premier dont l’Ordre se rend coupable depuis qu’il est entré dans ta vie. Mais sache que l’Ordre
s’occupedepuistoujoursdelaviedetoutlemonde,etdelatienneenparticulier,cartuesunique.
Elleavaitcrachécederniermotcommesielleavaiteuhâtedes’endébarrasser.
—Paroùcommencer?Lebleuesttacouleurpréférée,pasvrai?Orquelquepartdanscetteville,
unpetitgarçonaimaittantcettecouleurluiaussiqu’ilsuppliaitsesparentsdeneluiacheterquedes
vêtements bleus. Le jour où tu es allée pour la première fois à la maternelle, ton regard a
immédiatementétéattiréverslui,ettut’esassiseàcôtédelui.
—Commenttusaisça?murmurai-je.
— Il s’appelle Daniel Rosenberg, et il est devenu ton meilleur ami. Et puis, quelques jours plus
tard,tuasratélecarscolaire.
—Quit’aracontéça?demandai-je,lesmainstremblantes.
—C’esttrèsvilaind’interromprelesgens,tatantenetel’ajamaisappris?Oùenétais-je?Ahoui,
tuasratélecarscolaire,etenmarchantdanslaruetuastrouvéuncahieroùétaitinscritlenomde
Cassie Saunders. Tu as retrouvé la gamine, et tu lui as rendu son cahier. À cette occasion tu as
remarquéqu’elleavaitdubeurredecacahuètesurlesdoigts.Etvousvousêtestouteslesdeuxrendu
comptequevousadorieztartinervosbiscuitsdebeurredecacahuète.Ainsiestnéeunebelleamitié.
—Comment…?
—Skye,lesÉlusvoienttout.Ilsdécidentdetout,ilssaventtout.Etdois-jeexpliquerpourquoitu
détestesfêtertonanniversaire?
—Non…
— Tes parents ne sont-ils pas morts le jour de ton sixième anniversaire dans un – quelle
coïncidence!–dansunaccidentdevoiture?
—Commentoses-tu?Cettejournéeachangémavie,plusrienn’ajamaisétépareildepuis.Ettout
étaitmafaute!J’aisurvécu,eteuxnon!Tun’aspasledroitde…
Etlà,jecompris.Unecoïncidence?Non.Sil’Ordreavaitprovoquél’accidentdevoituredeCassie,
avait-ilaussi…?
— L’Ordre a tué mes parents, lâchai-je d’une voix blanche. Ils ont orchestré notre accident, tout
commeceluideCassie.
—Bravo,quelleperspicacité!ironisaRavenenapplaudissant.Tuméritesunbonpoint!
—Ilsvoulaientquejemeure,c’estça?Ilsonteupeurdecequejereprésentais,etilsvoulaient
empêchermespouvoirsdesedévelopper.
—Etilsavaientraison:tuesvraimenttrèsintelligente!
—Pourtantjenesuispasmorte.
—Non,eneffet.
—Pourquoi?
Pourlapremièrefoisdepuisledébutdenotreentretien,Ravensemblaperdrepied.
— On l’ignore. Les Élus avaient prédit que tu mourrais avec tes parents. Or tu t’en es sortie
indemne.Dujamaisvu!C’estpourquoiilsontdécidédetesurveillerdeprès,pourvoircequecela
allaitdonner.Jusqu’àceque…
—Quoi?
—Jusqu’àcequ’ilsnepuissentplusdutoutliretadestinée.
—Ça,jelesaisdéjà.
— Sais-tu aussi qu’ils sont également incapables de lire celle des gens de ton entourage ? Tu
brouillesladestinéedesautres.
—Tiensdonc?
—EttuaschangécelledeDevin.LesÉlusnelavoientplusdepuisqu’ilestentréencontactavec
toi.
J’avalaimasaliveavecpeine.
—Ilétaitàmoi!s’exclamaRaven.Ettumel’asvolé!
—Commentça?demandai-je.
—DevinestunGardien,toutcommemoi.Onn’agitpasparvolonté.Nousn’avonspasledroitde
fairenospropreschoix.
Ellefitunepause,etjecrusdétecterunenotedetristessedanssavoix.
—Toutestdécidéàl’avance.Sachequelessentimentsqu’ilcommenceàressentirpourtoivontle
détruire.Jeleconnaisassezpourenêtrepersuadée.
—Lessentiments?Quelssentiments?
—Tul’incitesàfairedeschosesqu’iln’apasàfaire!Onluiaordonnédesaboterlesfreins,et
pourtant…Heureusementquejesuispasséederrièreluipourvérifier!Sijamaisonapprendqu’ila
désobéiàunordredirect…Jen’osemêmepasimaginercequ’ilsrisquentdeluifairesubir.Çane
seraitpasjoliàvoir,crois-moi.
—Uneminute!S’ilsnepeuventpasliresadestinée,alorscommentsavent-ilsqu’ilapourmoides
sentiments?
—Parcequ’ilsonteuletempsdelesvoiravantquetoutnesebrouille,lejourdetondix-septième
anniversaire.Etçaaunrapportavectesyeux.
Mesyeuxargentés…
— C’est pourquoi ils te surveillent de si près. Tu es dangereuse, Skye Parker ! Très, très
dangereuse.
—Etpourquoiavoirattendumonsixièmeanniversairepourchercheràmetuer?
—Oh,mapauvreSkye!Ilsavaientdéjàessayé,biensûr;envain!Deplus,cettefois-ci…ilyaeu
des dégâts collatéraux. La vue des Élus est affûtée, mais il arrive que des Gardiens peu soigneux
gâchenttout.
—Etilsn’ontplusjamaistentédem’éliminer,depuis?
— Eh bien, après ce fameux jour, ils ont compris que tu étais encore plus spéciale qu’ils ne le
pensaient.
—Pourquoitumeracontestoutça?voulus-jesavoir.
—Parcequequelqu’undoitbienlefaire,etqu’onm’ademandédem’ycoller.
—Jecroyaisquec’étaitDevin,leGardienqu’onavaitenvoyépourmeprotéger.
— Et dire que je te croyais intelligente ! Non, ils ont envoyé Devin pour une tout autre raison.
Réfléchisunpeu!Pourquoiest-cemoiquit’apprendslavéritéetpaslui?
Moncœurbattaitàtoutrompre:etsiDevinm’avaitmenti?
— Il était censé te séduire pour que tu acceptes de rejoindre l’Ordre de ton plein gré, m’assena
Raven.
Alors, il me manipulait depuis le début ? Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas avoir suivi les
directivesdel’OrdreensabotantlesfreinsdeCassie?
—Enfin,poursuivitRaven,j’espèrequetatantevabien.Dommagequesamonitricesesoitcassé
lajambe!Commentc’estarrivé,déjà?Ahoui,elleesttombéeàcaused’unmousquetondéfectueux.
Quandjepensequ’encemomentJosetrouvedanslesbois,sansaucunmoyendecommunication…
J’espèrequ’ilneluiarriverariendegrave.
Unecolèreinouïemontaenmoi.
—Situtouchesàunseuldesescheveux,jetetue,tum’entends?Onnepeutpasmelaprendre!
Pasaprèsavoirprismesparents,ets’êtreattaquéàCassie.
Lesolsemitàtremblersousnospieds,etlesalarmesdetouteslesvoituresgaréessurleparking
sedéclenchèrentd’unseulcoup.
—Waouh!C’estdoncvrai,soufflaRaven,impressionnée.
—Dégage!hurlai-je.Etnet’approcheplusdesgensquej’aime!
Soudain,leslumièresduparkings’évanouirent,etjemeretrouvaidansunendroitinconnu.
36
C’étaitunvastepaysageblancbalayéparunetempêtedeneige.Étais-jeàl’extérieur,àl’intérieur?
Impossibleàdire.Ilnefaisaitnichaudnifroid.L’airautourdemoiétaitimmobile.Cepaysagene
ressemblaitàriendefamilier.
Peu à peu dans le brouillard épais apparurent des formes : une courbe ici, un angle là. Elles se
mirent à bouger, mais tout restait très vague : je n’arrivais même pas à savoir s’il s’agissait de
silhouetteshumaines.
Labrumecommençaàtourbillonnerautourdemoi,ettoutdevintencoreplusblanc.
Et,toutaussisoudainementquej’avaisatterriàcetendroit,jemetrouvaidenouveausurleparking
del’hôpital,agrippéeàlapoignéedelaportièredemavoiture.
—Çaalors!ditRaven,quisetrouvaittoujoursdevantmoi.Çachangetouteladonne!
Etelledisparut.
Une vague de panique me submergea. Tante Jo était en danger ! Raven était sans doute partie la
rejoindre!Ilfallaitquejelaretrouve,coûtequecoûte.
Lesdoigtstremblants,jesortismonportableetcomposailenumérodematante,maisjetombai
surlamessagerie.
J’appelaisonbureau:personnenedécrocha.Pourtantunemployéétaittoujourscenséêtrelà-bas,
encasd’urgence.Ainsi,ilpouvaitcontacterlemoniteurenquestionpartéléphonesatellitaire.Alors,
pourquoinerépondait-onpas?
Je sautai dans ma voiture et démarrai en trombe tout en fouillant dans la boîte à gants, à la
recherche d’une carte. Tante Jo avait dit qu’elle partait dans les Collegiates. Je n’y étais pas allée
depuis des années, mais je me souvenais qu’il fallait prendre l’autoroute vers Denver. Qu’allais-je
faire,unefoissurplace?TanteJoétaitenpleinemontagne,sansaucunmoyendecommunication.
Commentl’avertir?
Surlaroute,jemeremémorailejourdemessixans.Monpèrenousreconduisait,mamèreetmoi,
après ma fête d’anniversaire à la kermesse de la ville voisine. Il pleuvait des cordes, mais tout le
mondes’étaitbienamusé.Cassie,Danetmoiétionsmontéssurdesponeysetavionsfinilajournée
toutcrottés.C’étaitlemeilleuranniversairedemavie.J’étaissiheureuse!
Sur le chemin du retour, papa avait raté la sortie et s’était encastré dans une Buick. Après avoir
extirpé mes parents de la carcasse de la voiture, les secours m’avaient retrouvée sur la banquette
arrière;jen’avaispasuneseuleégratignure.
Ilyavaitdeschariotspartout.
—Maman!Papa!
Jenecessaisdelesappeler.J’allaisbien;jen’avaisrien.Lesmédecinsetlesinfirmièresparlaient
demiracle;moi,jevoulaisjustevoirmesparents.
J’étaisassisesurmonlitd’hôpital,entraindemangerunboldegelée,quandonm’annonça:
—Tuestouteseuleàprésent,Skye.
Cen’étaientpeut-êtrepaslesmotsqu’ilsavaientemployés,maisc’estcommeçaquejelesavais
retenus.«Tuestouteseuleàprésent.»C’étaitpeudetempsavantqueTanteJo,lameilleureamiede
maman,nem’adopteetm’emmènedanssamaison.
«Seule.»
Quemerappelaitcemot?
«J’attendaisqu’onsoitseulspourtemontrercepouvoir.»
Devin. C’était ce qu’il m’avait dit le soir où il avait voulu m’apprendre à ressusciter des fleurs.
Ravenavaitraison;l’Ordrevoulaitm’isoler.EtilsavaientsabotélesfreinsdeCassieafindelatuer
eteffacertoutetracedecequej’auraispuluiconfier.Ilsavaientprovoquél’accidentdeJennSpratt
pouréloignerTanteJodelamaisonaumomentoùtoutmonpetitmondes’écroulerait.Ainsi,ilétait
plus simple de me manipuler et de m’arracher à mon existence habituelle. Quant à Devin, il s’était
comportéenparfaitpionjusqu’aujouroùilavaitcessédesuivrelesordres.Etlà,Ravenavaitprisla
relève.
Je pensais à tout cela au moment où ma voiture roula sur une plaque de verglas et fit un tête-àqueue. Paniquée, je tournai le volant à droite, puis à gauche pour ne pas heurter un arbre. Mais
impossibled’éviterl’inévitable.
Mavoiturefumait,encastréedansuntronc.
Jemeremémorailedernieraccidentdontj’avaisétévictime.«Skye!Resteavecmoi! », crus-je
encoreentendre.
Miraculeusement, là non plus, je n’étais pas blessée. J’attrapai mon sac à main et m’extirpai de
l’habitacle. Je me trouvais en pleins champs ; il faisait un froid glacial. Je remontai la fermeture
Éclairdemadoudounejusqu’enhaut.
Jesortismonportablepourappelerlessecours;pasderéseau.Ennage,jedonnaiuncoupdepied
danslaportière.
— C’est un jeu d’enfant, de bloquer la réception téléphonique ! susurra une voix mielleuse dans
mondos.
Jepivotai:Ravensetenaitàquelquespasdemoi,emmitoufléedansunmanteaublanc.
— C’est mignon, de vouloir protéger ta mère adoptive, toi qui as été incapable de sauver tes
parents,poursuivit-elleenricanant.
—Qu’est-cequetuattendsdemoi?hurlai-je.
—Nemedispasquetunelesaispas!Allez,suis-moi!
—Etpourquoidevrais-jelefaire?
—Maisquandcomprendras-tuquefuirtesproblèmesnerésoudrarien?Tunepeuxpaséchapper
àtadestinée!
J’avalaimasaliveavecdifficulté.
—Oùva-t-on?
—Tulesaurasquandonseraarrivées,répondit-elleavecunsourireencoin.
37
Nous pénétrâmes dans une clairière au sol gelé, qui ressemblait à celle où je m’exerçais avec
AsheretDevin.Leciel,parsemédenuages,étaitd’unbleutrèsvif.OnneseseraitpluscrusurTerre.
D’ailleurs,yétions-noustoujours?
Je m’arrêtai net : devant nous se tenaient deux anges. L’un avait de gigantesques ailes couleur
d’ivoire,unpeujauniesparendroits,commelafourrured’unvieilourspolaire.Ilavaitl’airrobuste
endépitdesonâge.Desridesentouraientsesyeuxetsabouche,etilavaitlescheveuxpoivreetsel.
D’aprèscequ’AsheretDevinm’avaientditàproposduprocessusdevieillissementdesanges,celuici devait avoir plusieurs centaines d’années. L’autre avait les mêmes ailes d’encre qu’Asher. Il
semblaitunpeuplusjeunequesoncompagnon,malgrésestempesgrisonnantes.
DevinetAsherétaientlàaussi,chacunàcôtédesonAncien.Ilsévitaientmonregardetfixaientle
sol,lesmainsderrièreledos,dansuneposturedesoumission.
—Elleestvenue,ditl’angeauxailesblanchesd’unevoixgrave.
Mesdeuxmessagersrelevèrentlatête.Ashersemblaitbouillonnerderage.Devin,lui,avaitl’air
effrayé.Sefaisait-ildusoucipourmoi,oupourlui?
— Je m’appelle Astaroth, poursuivit l’ange. Je suis l’un des Élus de l’Ordre. Et voici Oriax, un
AncienducampdesRebelles.
J’avalaibruyammentmasalive.Astarothlevaunsourcilgris.
—Ondiraitquenousavonsun…problème,dit-il,leregardbraquéderrièremoi.
Jetournailatêtevivement.
Raven!Ellesetenaitavecfierté,sesailesblanchesdéployéesetlesmainsdansledos.Uneterreur
glacialem’étreignitquandjecroisaisonregard.
Jemesouvinsdecequ’elleavaitditàDevin:«Situnet’enoccupespas,jeleferaimoi-même.»
J’avaisl’impressiondevivreuncauchemar,deceuxoùonvouspoussesurscènepourvousfaire
interpréterunrôledontvousneconnaissezaucuneréplique.
Jeserrailespoings:commentjefaisaispourprovoquerceschosesétranges?«Réfléchissons!
Ellesarriventquandjeressensdevivesémotions,quandjesuisexposéeauxéléments,ouprèsd’une
sourced’électricité…»
Je fermai les yeux et me concentrai sur toute source d’émotion que j’avais à ma disposition : le
ventquisoufflaitautourdemoi,lepépiementd’unoiseau,leparfumépicéd’Asherquiparvenaità
mes narines, la sensation de chaleur et de sécurité qu’il me procurait, même Devin, que je ne
comprendraisdécidémentjamais.
—Tespouvoirssesontéveillés,résonnalavoixd’Oriaxderrièremespaupièrescloses.Etilssont
plusimpressionnantsquenousl’avionscru.
J’ouvrislesyeuxetsurprisAsheretDevinentraind’échangerunregardgêné.
— La Lumière et les Ténèbres dans toute leur splendeur ! intervint Astaroth. Complémentaires,
maisparfoisdangereux.Pourtous!
—Dangereuxpourcertains,rectifiaOriaxavecunepointed’excitationdanslavoix.Quantàton
autrecapacité,cellequinousapoussésàenvoyerdesmessagerspourtesurveiller…
Quoi?Quelleautrecapacité?AsheretDevinn’étaient-ilspascensésdécouvrirlanaturedemes
pouvoirs ? Encore une fois, ils détournèrent leur regard. Je savais qu’ils m’avaient caché quelque
chose!Leursexplicationsconcernantcettemissionavaientétésivagues…
— Oui, ta… capacité, fit Astaroth avec calme. Ta capacité de bloquer la seule chose que nous
tenonspoursupérieureauxautres.Quefaired’unefilleaussidangereuse?
—Maisdequellecapacitévousparlez?hurlai-jeenmetournantversRaven.
—Skye!ditAsherenfaisantunpasversmoi.
—Silence!ordonnaAstaroth.TunecontrôlesdoncpastesRebelles,Oriax?
Asherrecula,têtebaissée.C’étaitdéstabilisantdelevoiraussisoumis.
—Tusaiscequit’attendàprésent,Skye?demandaOriax,l’airnerveux.
—Jecroisqu’avanttoutechose,tonnaAstaroth,nousdevonslaforceràchoisir.Tudoisdonner
tonpouvoiràunseuldenoscamps.
Ravenesquissaunpetitsouriresatisfait.
C’étaitellequileuravaitdemandéd’intervenir,aprèsmavisionsurleparkingdel’hôpital.Mais
pourquoi?Pourquoicettevisionmerendait-elledangereuse?
«Àunseuldenoscamps.»
«Seul»…Pourquoicemotmefaisait-ilautantd’effet?
—Tupeuxrejoindrel’Ordreàprésent,Raven,ordonnaAstaroth.Tamissionestterminée.
—Mais…
Astarothluilançaunregardquin’admettaitaucuneréplique.
Ellefitunerévérence.
—Bien,monsieur.
En la regardant s’élever au-dessus de la cime des arbres, je ne pus m’empêcher de penser que,
parfois,labeautépeutdissimulerlapiredesâmes.
—Ehbien,Skye?fitOriax,interrompantlefluxdemespensées.Quichoisis-tu?Penches-tupour
ceuxquicroientaulibrearbitre?Ou–ilfitungesteendirectiond’AstarothetdeDevin–pourceux
quimanipulentleshumains?
— Nous maintenons le monde en harmonie, rectifia Astaroth. Sans nous, la Rébellion détruirait
l’humanitéparlechaos.Jesuissûrquetusaisquelcampchoisir,Skye.Alors,exécute-toi.
J’étais révoltée : l’Ordre s’était mêlé de ma vie pour m’amener à rejoindre leur camp. Mais
pourquoilaRébellionn’avait-ellepasessayédelesenempêcher?Jepassaienrevuechacundemes
souvenirs,chaquebribedephrase.
Pasuneseuleégratignure.
Deschariotspartout.
Allez,Skye,resteavecmoi.
L’OrdreavaitsabotélavoituredeCassiesansaucunscrupule.
Ellebrouilletadestinée.
Etilavaitprovoquélamortdemesparents.
«Maman!Papa!»
«Tuestouteseule,àprésent,Skye.»
Etilsavaientvoulumetueraussi.Qu’est-cequ’ilsattendaientdemoi?Pourquoileuraccorderaisjemaconfiance?
Ravenestdangereuse.Elledoitmijoterquelquechose.
Pouvais-jeaccordermaconfianceàquiquecesoit?PourquellesraisonslaRébellionmevoulaitelle?Quem’avaitditRavendevantl’hôpitaldéjà?
Tuesdangereuse!Ilsavaientraison!
Si j’étais encore en vie, c’était grâce à l’intervention de la Rébellion et d’Asher. Seulement, ils
voulaientmesauverpourpouvoirutilisermespouvoirs…Lacapacitédontilsparlaient,c’étaitcelle
de brouiller les destinées ! Mais alors, en quoi ma vision sur le parking de l’hôpital justifiait-elle
l’interventionmuscléedeRaven?
L’Ordre me voulait pour préserver et contrôler mon pouvoir. Sans cela, ce serait le chaos. Un
chaosdontlaRébellionseréjouirait.
La vérité me frappa de plein fouet : Asher se fichait de me sauver de l’Ordre ! J’étais censée
devenirunearmepourlecombattre.
—Jenechoisispersonne!hurlai-je.Vousaveztuémesparents!
JepointaiAstarothdudoigtetlançaiunregardàDevin.Iltressaillit.PuisjemetournaiversAsher.
—Etvous,vousvousfichezbiendemoi!Tut’esservidemoi,ettumemensdepuisledébut!
Ashervacillacommes’ilavaitreçuuneclaqueenpleinefigure.Jem’enmoquais.
—Jeneveuxavoiraffaireàaucundevous!
—C’estimpossible,intervintl’Élu.Siturefusesdechoisir…nousleferonsàtaplace.
Jereculai.
—Attrape-la!hurlaOriaxàAsher.
—Nemetouchepas!criai-je.
—Ilaunemission,grondal’Ancienenavançantversmoi.Etildoitl’accomplir.
Asherfitunpasenavantets’interposaentrenousdeux,unemainsurmonbras.Jemedégageai.
—Ettonsoi-disantlibrearbitre?persiflai-je.Tunel’utilisesquequandçat’arrange!
—Ilyatantdechosesquetunecomprendspas,Skye…
—Ohsi,jecomprends!dis-je,dansuneragenoire.Alors,c’esttoutcequejesuispourtoi?Une
mission?Unmoyend’obtenirdesbonspointsauprèsdelaRébellion?
—Skye!Noooon!
Ashers’enétaitrenducompteavantmoi:laterretremblaitsousnospieds.Unevagueincroyable
depuissancemetraversa.
—Contrôletonpouvoir!
Les forces que je contenais depuis le début de ces événements éclatèrent enfin. Une onde
d’électricitésurgitdemesyeuxaumomentoùlaterrecommençaàtrembler.
Astarothmedévisageait,estomaqué,alorsquelesarbressebrisaientautourdenousdansunfracas
assourdissant.
Jen’auraispufairecessercecataclysmemêmesijel’avaisdésiré.Monpouvoirsedéversad’un
seulcoup.J’étaisencolère:onavaitdétruittoutemonexistence,onm’avaitforcéeàabandonnermes
amis,mamaison.J’étaisencolèred’avoireudessentimentspourDevinetAsher,quinefaisaientque
se servir de moi. J’étais en colère d’avoir été propulsée dans l’inconnu, sans savoir ce qui allait
m’arriver,etden’avoirrienvuvenir.
Desnuagess’amassèrentsoudaindansleciel,nousplongeantdansl’obscurité.Unepluieviolente
s’abattitsurlaclairière.
Jecomprisalorsdequoij’étaiscapable.L’Ordrepouvaitcontrôlerlesesprits;laRébellionavait
apprisàcontrôlerleséléments.Etmoi?Ehbien,jepouvaisanéantirl’unetl’autre.J’étaissansdoute
capabledebienplus,mêmesijenesavaispasencorecequec’était.
L’Ordre et la Rébellion m’avaient toujours surveillée, et manipulée ! Ils avaient façonné mon
existencepourentirercedontilsavaientbesoin.Manaissance,lamortdemesparents,mavieavec
TanteJo,monamitiéavecCassieetDan,etmêmemessentimentsamoureux.
Toutcequejecroyaisêtremonessencemêmen’étaitquemensonge.Lesdeuxcampsmevoulaient,
maislesdeuxétaientfautifs:l’OrdremesurveillaitpourempêcherlaRébelliondes’emparerdemoi,
etlaRébellionvoulaitm’utiliserpourcombattrel’Ordre.
C’étaitpourcetteraisonquepersonnenem’avaitrienexpliqué.Çafaisaitpartiedeleurplan!
Lesélémentssedéchaînaientautourdenous.Lesarbrestombaientlesunsaprèslesautressousles
secousses du sol. L’un d’eux s’écrasa à quelques mètres de moi, faisant s’envoler une nuée de
corbeaux.Leurscroassementsaffolésrésonnèrentau-dessusdenouslongtempsaprèsleurdépart.
—Skye?fitDevind’untonhésitantenapprochantlesbrastendusversmoialorsqu’unautrearbre
vacillaitviolemment.
—Skye!
Il avait les yeux d’un bleu plus limpide que jamais. Clouée au sol, j’essayais d’identifier leur
expression.Puisl’arbreseprécipitasurnous.
En un clin d’œil, Devin attrapa ma main. Oriax déploya ses ailes noires et s’éleva juste à temps
pouréviterunrocherquidéboulaitsurlui.Astarothmefixaitavecintensitédepuisl’autreboutdela
clairière.
Toutàcoup,desbraspuissantss’enroulèrentautourdemoi,mecoupantlarespiration.Desplumes
noires m’éraflèrent les joues et battirent contre mes cheveux. L’effluve épicé que je connaissais si
bien m’enveloppa de sa chaleur. Je fus soulevée de terre au moment où l’arbre se fracassait. Le
vacarmedesachuteserépercutadanslesmontagnes.
Nousnousposâmesaufonddelaclairière,prèsdel’Élu.
Ashermepressaitcontrelui.
—Chut,çavaaller,chuchota-t-il.
Les secousses se calmèrent, et le silence s’installa de nouveau sur la clairière. Je regardai Asher
danslesyeuxetfrissonnaipendantqu’ilrepoussaitunemèchedemescheveuxetlaissaitsesdoigts
s’attarderdansmoncou.
—Jet’avaisditquejeteprotégeraisquoiqu’ilarrive.J’aitenumapromesse.
Devinnousobservaitavecuneexpressionindéfinissable.
Astarothlissasatoge.
—C’estdoncvrai,lâcha-t-ild’untongrave.Tespouvoirssontincontrôlables.Tonrefusdenous
rejoindrelesrenddangereux,passeulementpournous,maisaussipourl’humanitétoutentière.
—Oui,acquiesçaOriax.
Desoussatoge,Astarothtiraunelonguelameaffutée.Illabrandit,etlesrayonsdusoleilquinous
parvenaient à travers les nuages firent briller le métal poli d’une lumière aveuglante. Je n’avais
jamaisrienvudetelsurTerre.C’étaitirréel.
L’Élunelaissaittransparaîtreaucuneémotion.D’ungesterapideetfluide,illeval’épéeau-dessus
de sa tête et la planta dans le cœur du Rebelle. Les yeux d’Oriax s’emplirent de terreur et de
confusion.Puisils’évaporasouslapluiebattante.
AshermelâchaetbonditversAstaroth.
—Qu’est-cequevousavezfait?hurla-t-il.Onétaitconvenusd’unetrêve!Vousavezrompunotre
accord!
D’uncalmeolympien,AstarothsetournaversDevin.
—Tuconnaislesordres.
—Non,ditDevin,trèspâle.Jemeretire,j’aichangéd’avis!
—Situnelefaispas,tusaiscequiarrivera.
—Jeneferairien!
Astarothseredressadetoutesahauteur,noussurplombanttous.
—Tun’aspaslechoix!
Chaqueparcelledesonêtreirradiaitd’unelueurterrifiante.
Ashernousobservaittouràtour,leregardfou.LamaindeDevinseposalentementsurlapoignée
del’épéequ’ilportaitàsaceinture.
—Sauve-toiavecelle!cria-t-ilàAsher.
Asherseruaversmoi.Devintombaàgenoux,accablé.
—Devin!soufflai-je.Qu’est-cequisepasse?
Jen’arrivaisplusàréfléchir,jenecomprenaispascequiétaitentraind’arriver.Devinsetordaitde
douleur. Et même si je le haïssais et qu’il m’avait trahie, je ne supportais pas l’idée de le laisser
mourir.Illevalesyeux,etj’ylusledilemmequiledéchirait.Ashermepoussaenarrière.
—Nel’approchesurtoutpas!
—Lâche-moi!criai-je.
—Skye!Arrête!hurlaitAsherenmeretenantdetoutessesforces.
MaisjeréussisàmedéfairedesonétreinteetcourusversDevin.
Enunbattementd’ailes,AstarothfutsurAsher,qu’ilattrapaparlecou.
—Skye,gémitDevin,quitremblaitviolemment.Jenepeuxpas…
Ilmetenditlamain.
—Non,Skye!ditAsherderrièremoi.Neluifaispasconfiance!
JerestaiimmobileentreAsher,quisedébattaitavecAstaroth,etDevinqui,àgenoux,mesuppliait.
—Çasuffit!lançai-jeenfaisantvacillerlesarbres.
Commentmoncœurfaisait-ilpournepaséclater?
—Skye!fitDevin.Jedoisteprévenir.
—Meprévenir?répétai-je,incapabledebouger.Àproposdequoi?
—Àproposdecequivasepasser,chuchota-t-il.
Puisildisparut.
—Devin!criai-je.
Ilréapparuttoutàcôtédemoi.
—Tues…,commençai-je.
Maisjenepusachevermaphrase:unelamefroideettranchantemepénétradansleventre.
Je ne sentis aucune douleur, seulement cette impression de chute que j’éprouvais chaque matin
depuislamortdemesparents.Lemondetangua,puisjem’écrasaiausol.
JelevailesyeuxversDevin.
Voilàcequ’ilétaitcenséaccomplir!Iln’étaitpaslàpourmeprotéger.Nim’étudier,nicontrôler
mespouvoirs.
Ilétaitlàpourmetuer.Etilavaittentédes’ysoustraire.
—Jesuissincèrementdésolé,jen’avaispaslechoix,fit-il,ému.Etjen’aipaspum’empêcherde
tomberamoureuxdetoi,nonplus.
Ilretiralalamedemonventre,etladouleurmefoudroya.
Jeflottais.Desplumesfroidesmefrôlaientlesjouesetlescheveux.Lesyeuxfermés,jesentaisle
ventchargédesenteurshivernales.Quandj’ouvrislespaupières,c’étaitcommesijevoyaislemonde
pour la première fois. Je regardai en bas : dans la clairière, un mur de feu s’élevait à l’endroit où
j’étais tombée près de Devin, mais ni le Gardien ni l’Élu n’étaient plus là. Un tourbillon de fumée
noires’élevaitversleciel.L’odeurâcredessapinsetdelasèveentraindebrûlerparvenaitàmes
narines.
Jem’éloignaidelascène,sanscomprendresic’étaitmoiquimontaisoulepaysagequidescendait.
Soudain,quelqu’unprononçamonprénom.
Asher.
—Resteavecmoi,Skye,implora-t-il,lavoixcassée.
Il se propulsa dans les airs en me tenant fermement d’un bras, l’autre main appuyée contre ma
blessure.
—Nemeurspas,jet’ensupplie!
J’étaisincapabledeluirépondre.Jemetrouvaisdéjàailleurs,dansuneautredimension.
—Jenepeuxpasteguérir,poursuivitAsher.Maisjevaistrouverquelqu’unquitesoignera,jetele
promets,peuimporteleprixàpayer.
En contrebas, tout devint flou, puis disparut. Je n’entendais plus que la respiration d’Asher et les
battementsdemoncœur.
Nousplanionsau-dessusdesnuages,verslesténèbresmagnifiques.
REMERCIEMENTS
Jetiensàremerciertoutparticulièrementlespersonnessuivantes:
MonamieettalentueuseéditriceMariaGomez.Mercid’avoircruenceprojet(etenmoi)dudébut
jusqu’àlafin.Merciduplusprofondducœurpourtoutcequetuasfaitpourcelivre.
BarbaraLalicki,poursesconseilsetsesidées,etpouravoirsuquandetquoicorriger.
L’équipedeHarper,ettoutparticulièrementEliseHowardpourlamotivationetlafoiqu’ellem’a
apportées;SusanKatzetKateJacksonpourleursoutien;lesservicesmarketing,presseetdroits;
ErinFitzsimmonspoursasuperbecouverture.AinsiqueRayShappellpouravoirpasséunejournée
entièreavecmoiàattendredetrouverlaluminositéparfaite.
Mes familles éditoriales HarperCollins et Penguin. Merci de m’avoir motivée, écoutée,
encouragée,comprise,plainteetd’avoirpartagémonbonheurauquotidien.
RachelAbrams,pouravoirdiscutédecelivreavecmoiplusquederaison.
Mesformidables(sansoublierspirituelsetadorables)amisauteursnewyorkaisquim’ontétéd’un
grandsoutien.
Les Elevensies, ainsi que tous mes nouveaux amis virtuels, pour m’avoir suivie dans cette belle
aventure.
MicolOstowpouravoirétélepremieràmefairecomprendrequejepouvaisêtrepubliée.
JessicaRegelpouravoircruenmoietpouravoirfaitpreuved’unegrande,grandepatience.
KariSutherlandetShelbyTrenkelbachpourvotrecréativité,votreimaginationetvosséancesde
brainstorming(pourlesquellesjenevousremercieraijamaisassez!).
Mesamispourm’avoircajolée,nourrie,accompagnéeenbus,amusée,faitdégusterdubonvin,
distraitequandj’enavaisbesoin,pourm’avoirfaitdanser,rire.PourlesLlovesavecdeuxL:vous
êteslesêtreslesplusmerveilleuxdecemonde.
Masœur,ShelbyDavies,pourtoutuntasdechosesquejenem’aventureraipasàlisteretqueje
gardesouslecoudepourlelivrequ’oncoécrira.
Mesparents,JodyetLeeDavies.Avectoutmonamouretmagratitude,ettoutcequedesimples
motsnesauraientexprimer.
L’auteur
Après des études d’anglais et de théâtre au Bates College dans le Maine, Jocelyn Davies a été
successivementinstitutricelejouretactriceàBrodwaylanuit,toutenécrivantdespiècesdethéâtre
pourenfants,avantdedeveniréditricederomansJeunesAdultesàNewYork.BeautifulDarkestson
premierroman.
www.jocelyndavies.com
TousleslivresdePocketJeunessesur
www.pocketjeunesse.fr
Titreoriginal:
ABeautifulDark
Publiépourlapremièrefoisen2011parHarperCollins,États-Unis
©2011,byHarperCollinsPublishers
© 2013, éditions Pocket Jeunesse, département d’Univers Poche, pour la traduction
françaiseetlaprésenteédition.
Couverture:Photo©ColinAnderson,2012.
ISBN:978-2-266-22486-4
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
client.Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detout
oupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparles
articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le
droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictionscivilesoupénales
Contribution : Malina Stachurska Loi no 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications
destinéesàlajeunesse:juin2013.

Documents pareils