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Thierry Goguel d’Allondans Rites de passage, rites d´initiation Lecture d’Arnold van Gennep Le s P res s es de l’ U niver s it é Laval Rites de passage, rites d’initiation Lectures Collection dirigée par Denis Jeffrey Cette collection présente, dans un style accessible, des auteurs qui ont marqué la pensée contemporaine. Elle s’adresse à un large public et à des étudiants intéressés à poursuivre un travail d’intelligence afin de mieux comprendre le monde actuel. La collection « Lectures » accueille des textes brefs provenant des divers domaines de la philosophie et des sciences humaines. Thierry Goguel d’Allondans ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ Rites de passage, rites d’initiation L E C T U R E D ’ A R N O L D VA N G E N N E P LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Mise en pages : Diane Trottier Maquette de couverture : Chantal Santerre © Les Presses de l’Université Laval 2002 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 1er trimestre 2002 ISBN 2-7637-7864-X 5e tirage, 2010 À mes gentilshommes de fortune, à quelques gardiens du seuil, à certains êtres de lumière, rencontrés aux passages, et désormais si présents dans mon existence qu’il m’est inutile de les nommer ici... Les hommes sont les uns pour les autres un îlot inconnu qui se rattache aux autres îlots par des ponts symboliques. Ces ponts renvoient, entre autres, aux rituels d’initiation, d’accueil, d’hospitalité et de rencontre. Denis Jeffrey, Jouissance du sacré. Avant-propos ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ Nous passons tous par des lieux, des âges, des états, des souffrances, à finir par passer la main comme on dit encore en France pour signaler la mort. Ceci n’est pas neuf. Montaigne, parmi d’autres, avait déjà insisté en son temps sur l’importance des passages. Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est. Mes-huy c’est fait. Or les traits de ma peinture ne forvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Aegypte, et du branle public et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object. Il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. Je le prens en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à luy. Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accomoder mon histoire à l’heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est un contrerolle de divers et muables accidens et d’imaginations irresoluës et, quand il y eschet, contraires ; soit que je sois autre moymesme, soit que je saisisse les subjects par les autres circonstances et considérations. Tant y a que je me contredits bien à l’adventure, mais la vérité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit prendre 10 R I T E S D E PA S S A G E , R I T E S D ’ I N I T I AT I O N pied, je ne m’essaierois pas, je me resoudrois ; elle est toujours en apprentissage et en espreuve. Je propose une vie basse et sans lustre, c’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche estoffe ; chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition1. Il avait aussi perçu que ces passages sont telles de petites morts qu’il y a lieu d’apprivoiser. Dès lors, pour lui, la philosophie deviendra, par choix personnel, mais aussi pour son excellence intrinsèque, cet apprentissage. C’est à peu près à la même époque que les premiers récits des grands voyageurs nous apprennent que l’organisation des hommes se nourrit, mais aussi nécessite de complexes cérémonies. Avec les premières ethnographies et les débuts de l’anthropologie, ces cérémonies prennent un nouveau relief. En effet, au-delà de leur forme ou de leur décorum, elles comprennent fondamentalement un certain nombre de rites, apparemment immuables, arc-boutés sur un grand récit originel : le mythe. Les rites ont de nombreuses fonctions, dont celle d’assurer la survie d’un groupe par sa cohésion autour d’un idéal sociétal fort. Bien sûr, ces rites permettent le plus souvent de mettre l’homme en contact avec une transcendance (ou plus prosaïquement avec une divinité). Ils sont aussi, en quelque sorte, ce qu’évoquait le sociologue Franco Ferraroti2 pour la religion, une combinaison d’amiante pour approcher le sacré. Ils permettent en fait de jouer prudemment sur les frontières entre le sacré et le profane. Mais le rite permet aussi et d’abord de relier les hommes entre eux, d’éviter qu’ils ne s’entredéchirent. Aussi est-il facile d’entrevoir toutes les dérives, toutes les désespérances qui s’engouffrent là où le rituel fait cruellement défaut. La mo- 1. Michel de Montaigne, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, [Essais, Livre III, chapitre II], p. 782. 2. Franco Ferraroti, Le Retour du sacré. Vers une foi sans dogmes, Paris, Méridiens/Klincksieck, 1994. A VA N T - P R O P O S 11 dernité ou, plus exactement, les manières modernes de vivre deviennent, à ce titre, un captivant laboratoire d’observation. Les premiers grands savants qui ont étudié les civilisations anciennes ont été fascinés par la pluralité des rites. Quand, dans une société traditionnelle, chacune des activités de la journée est fortement ritualisée, il devient dès lors difficile de les classer. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour qu’un principe fondateur permette d’en saisir l’une des formes la plus commune. Nous devons au folkloriste Arnold van Gennep le concept fécond de rites de passage. C’est lui qui, le premier, va prendre en compte l’universalité des rites de passage et le champ opératoire de leur structuration. Chaque passage, chaque franchissement, nécessite, d’une certaine manière, un « stage », une étape, un entre-deux, des paroles, une initiation. Pour être accueilli en amont, il va falloir préalablement être séparé en aval. Le rite de passage opère une « gestion » du flottement, des seuils, des marges dont le philosophe Henri Maldiney3 dit fréquemment qu’elles sont le lieu de toutes les potentialités. Le rite de passage apprivoise le temps, les changements identitaires, l’altérité et toutes ses altérations, les forces de vie et les forces de mort parce qu’il donne à vivre ce qui sépare et ce qui unit. Van Gennep va d’abord focaliser son intérêt sur ce qui précisément altère la communauté dans son ensemble : le changement de saison, l’hospitalité, l’ordination d’un roi, etc., pour s’apercevoir ensuite que le nœud est ailleurs, que ce sont d’abord des passages en apparence individuels qui permettent au collectif de perdurer. La naissance, la puberté sociale (distincte de la puberté physique), le mariage, la mort donnent lieu à autant de rites d’enfantements, d’initiations, d’alliances, de funérailles, nommés life crisis 3. Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Paris, Million, [1991], 1997. 12 R I T E S D E PA S S A G E , R I T E S D ’ I N I T I AT I O N par les Anglo-Saxons. À travers ces crises de la vie, chaque individu apporte sa pierre à l’édification et à la persistance de son groupe social. Ces rites de passage, spécifiques mais premiers, jouent à l’envie la maxime célèbre des mousquetaires d’Alexandre Dumas : « Un pour tous. Tous pour un ». Ainsi, le rite de passage, même dans ses versions les plus individuelles, travaille pour le collectif. Ce petit ouvrage tentera de faire le point, pour aujourd’hui, sur les enseignements d’Arnold van Gennep. Nous proposons un détour par sa vie, son œuvre globale plus méconnue, avant de préciser ce que sont ces rites de passage (chapitre 1). Nous nous attarderons ensuite sur un rite déterminant à deux titres, le rite d’initiation. En effet, la modernité avancée connaît une crise profonde des rituels dont les phénomènes adolescents rendent compte très singulièrement. Si nous mettons encore quelques formes à naître, à nous unir et à mourir, nous ritualisons peu ou mal le passage à l’âge adulte. Par ailleurs, la puberté sociale, initiation princeps, demeure le rite de passage qui met tout particulièrement l’accent sur les liminaires qui fondent les théories mêmes d’Arnold van Gennep et des anthropologues qui, par la suite, ont poursuivi ces recherches (chapitre 2). Une partie suivante tente de faire le point sur les rites de passage aujourd’hui et sur les quêtes, souvent singulières, du sujet moderne. Il y aurait lieu d’interroger les rites institués et les rites instituants à la lumière de «l’ambiguïté de l’institution posée comme puissance d’aliénation et de libération [...]. Responsables ou usagers de l’institution, nous qui ne cessons d’y passer, nous y sommes des passants, parce que nous y sommes des passeurs4 ». Si ce travail peut interroger l’homme dans sa dimension sociale, il nous semble propice à nourrir les questions plus particulières encore du travail éducatif et social, c’est4. Jean-Paul Resweber, « Les marges dans et de l’institution », dans Simon Knaebel (dir.), Marges, marginalités et institution, Paris, Cerf/CERIT, 1987, p. 103 et 110. A VA N T - P R O P O S 13 à-dire ce champ où défaillent les rituels et, par voie de conséquence, les topiques de sens (chapitre 3). Par la suite, nous proposons cinq lectures exemplaires des rites de passage. Le concept avancé par Arnold van Gennep n’ouvre pas seulement à une compréhension historique et ethnologique des sociétés humaines. Il permet de percevoir nos rapports, complexes mais féconds, entre des pratiques individuelles et des pratiques collectives, nos manières de jouer nos existences dans les espaces du social, nos modernes difficultés à éduquer, à rencontrer et à transmettre (chapitre 4). Enfin, en guise de conclusion toute provisoire, il sera question de la place du sacré dans les rites. Les rites interrogent notre rapport au sacré. Or le sacré ne peut se réduire à un espace étriqué du religieux. L’homme est un être religieux indépendamment de son appartenance à une église ou une chapelle. Ses croyances multiples, contradictoires parfois, ses modes de vie, ses affiliations, ses rôles sociaux participent d’un imaginaire où affleurent les déplacements ou la métamorphose du sacré. C’est ce que nous tenterons d’explorer (chapitre 5). 1 Arnold van Gennep, l’homme des passages ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ J’ai tenté dans mes rites de passage de montrer, non seulement que les mêmes conditions déterminent, soit au cours de périodes plus ou moins longues des expressions qui non seulement sont parallèles, mais qui surtout se succèdent partout et toujours quelle que soit la période de sa civilisation, dans un certain ordre et que cet ordre est immanent aux choses mêmes, c’est-à-dire aux rapports des individus entre eux et avec leur type de société. Pour simplifier, j’ai nommé cette nécessité la loi des séquences. Elle s’exprime par des rites dans certains cas et dans d’autres par la poésie, la musique, et même en un sens par la peinture et la sculpture. On peut aller du simple au complexe ou inversement : le problème reste le même. Il faut arriver à classer un individu dans son milieu ou suggérer au spectateur la série des émotions voulues. Arnold van Gennep Dans le paysage sociologique du XXe siècle débutant, Arnold van Gennep campe un personnage atypique qui semble cultiver les paradoxes comme d’autres les timbresposte. Né en Allemagne, brièvement professeur de français en Pologne, il s’installe ensuite en France, mais c’est 16 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION au bout du compte en Suisse qu’il finit par être reconnu par des pairs, mais pour un temps seulement. En effet, titulaire de la chaire d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel, de 1912 à 1915, il en sera limogé après avoir publié – sous un pseudonyme – une analyse extrêmement critique de la position suisse lors de la Première Guerre mondiale, position qu’il jugeait partisane et favorable à l’Allemagne et à l’esprit prussien. Par ailleurs, même s’il n’avait aucune sympathie ni aucune allégeance pour l’université française, ses nombreux travaux y sont néanmoins lus et commentés, ne serait-ce qu’avec dédain. Méfiant vis-à-vis des modes et des courants de pensée, il travaille plutôt en réseau, s’intéressant, dans un premier temps, à tout et à tous. De fait, extraordinairement cultivé et parfaitement au courant des travaux de ses collègues, il devient l’homme des inventaires et des méthodes d’analyse ethnographique. Il laisse l’image d’un travailleur obstiné et passionné, ayant consacré, de manière très intime, sa vie à son œuvre. Ainsi écritil en 1912 : « Faire des recherches d’ethnographie et de folklore, ce n’est déjà plus un travail, ou une occupation, ou une distraction : c’est une nécessité organique, à laquelle je dois céder sous peine d’être sinon malade, du moins déséquilibré de ma vie normale1. » Arnold van Gennep n’incarne pourtant ni un original exubérant ni un misanthrope obsessionnel, ses études ethnographiques en témoignent. Pourtant il reste l’homme des marges, fuyant les honneurs et les mondanités stériles pour se rendre disponible à des rencontres ou des moments plus féconds. Il n’est pas inintéressant d’émettre l’hypothèse que le génial concepteur des rites de passage, au demeurant inséré socialement autant qu’il est possible de l’être, avait déjà perçu, dans son corps et son esprit, les intérêts vifs des entre-deux, des seuils, des liminaires. 1. Nicole Belmont, « Arnold van Gennep », dans Encyclopædia Universalis, Paris, E.U., [Corpus, 18], 1985, p. 602. 1 • A RNOLD VAN G ENNEP , L ’ HOMME DES PASSAGES 17 L’HOMME Arnold van Gennep naît en 1873, à Ludwigsburg, petite ville de 75 000 habitants, au nord de Stuttgart, dans le Bade-Wurtemberg. Ses parents, d’origine française – son père descend d’émigrés –, divorcent alors qu’il a à peine six ans. C’est l’occasion pour sa mère de renouer avec leur patrie d’origine. Elle se remarie avec un médecin français laryngologiste. Ce dernier exerçait l’été à la station thermale de Challes-les-Eaux. Dès cette époque, le jeune Arnold découvre et parcourt la Savoie, qu’il considérera désormais comme sa patrie d’adoption. Ses biographes supposent qu’il « a construit son identité entre le rejet d’une filiation paternelle première suivi de l’adoption d’une filiation paternelle seconde. Cette ascendance faite de greffes et de rejets éclaire singulièrement sa passion pour les transformations d’identité qu’opèrent les rites de transition et sa position de bout en bout marginale, rétractée et buissonnière à l’égard de tout ce qui incarnait la légitimité installée et reconnue dans le champ intellectuel où il produisait2 ». Curieux – son entourage témoignant de son insatiable appétit de savoirs – et surdoué, Arnold van Gennep fit des études qui, pour académiques qu’elles soient pour bonne part, relèvent aussi de celles d’un prodigieux autodidacte. Sa formation reste classique, pointue et diversifiée : arabe moderne et ancien, linguistique, égyptologie, anthropologie des religions, principalement ; autant de champs disciplinaires qui le prédisposent à l’étude des phénomènes culturels dans leur pluralité. Un don 2. Claude Macherel, « Hiérarchies passagères ou la forme des forces », dans Pierre Centlivres et Jacques Hainard (dir.), Les rites de passage aujourd’hui. Actes du colloque de Neuchâtel 1981, Paris, L’Âge d’Homme, 1986, p. 182. 18 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION particulier pour les langues lui permettra d’obtenir différents emplois, dont un poste de responsable du service des traductions, durant sept années, au ministère de l’Agriculture (1901-1908) et plus tard un poste au ministère des Affaires étrangères (1922). En effet « connaissant six langues dès sa jeunesse, il était capable d’en acquérir d’autres appartenant à la même famille linguistique, passant par exemple sans difficulté du polonais au russe3 ». Peu à l’aise dans des espaces institutionnels étriqués, il abandonne la fonction publique pour s’adonner exclusivement à ses recherches. Il est peut-être avant l’heure un des premiers chercheurs free-lance, c’est-à-dire non assujetti à quelque institut que ce soit. Dès lors, ses revenus seront constitués bien sûr par la publication de ses travaux, mais surtout par de nombreux articles au Mercure de France et à la Revue des idées, ou encore par des traductions et, plus sporadiquement, par quelques interventions (essentiellement en conférences). Ce n’est qu’en 1945 qu’il obtient du Conseil national de la recherche scientifique (CNRS) une bourse nécessaire pour parachever son inventaire, commencé en 1924, du folklore français. Comme l’indique souvent Nicole Belmont, une des grandes spécialistes d’Arnold van Gennep, celui-ci demeure pour beaucoup l’homme d’un seul livre, aujourd’hui reconnu comme fondamental, alors qu’il laisse derrière lui une œuvre, éditée en partie seulement, considérable. Arnold van Gennep s’éteint en 1957, à l’âge de 84 ans, à Bourg-la-Reine, petite ville des Hauts-de-Seine, au sud de Paris. 3. Nicole Belmont, « Arnold van Gennep », op. cit., p. 602. 1 • A RNOLD VAN G ENNEP , L ’ HOMME DES PASSAGES 19 L’ŒUVRE Arnold van Gennep fait donc rapidement profession d’ethnologue. Il s’y consacre, nous l’avons dit, avec un enthousiasme hors du commun. Dans l’esprit d’un André Malraux entrevoyant un avenir plus spirituel, il espère voir l’avènement de sa discipline : « Si le XIXe siècle a été le siècle des sciences historiques, le XXe siècle sera celui des sciences ethnographiques4. » Toutefois ses pas ne vont pas l’entraîner à l’autre bout du monde, à la découverte de ceux que l’on appelle encore à son époque les « primitifs », voire les « demi-civilisés ». Il va au contraire arpenter essentiellement la France, à la recherche des traces de cultures populaires et régionales. Les sociétés locales d’ethnographie sont alors en plein développement, et l’étude du folklore devient une branche spécifique de l’ethnologie. Arnold van Gennep et son collègue et ami Pierre Saintyves distingueront le travail de l’ethnologue de celui du folkloriste. Le premier se borne à l’étude des sociétés ignorant la tradition écrite, tandis que le second se consacre aux « classes populaires des pays civilisés » (expression de Saintyves5). L’un et l’autre abordent toutefois les mêmes domaines, c’est-à-dire tous les aspects matériels, sociaux et intellectuels de la culture. Cette démarche participe assurément de l’essor et des débats de l’anthropologie moderne, si nous admettons, avec Jean Copans6 notamment, que l’anthropologie se veut plus généraliste encore que l’ethnologie qui est elle-même une première élaboration, après analyse, du matériel ethnographique. Arnold van Gennep va frayer ce chemin lorsque ses rites de passage vont lui 4. Cité par Nicole Belmont, « Arnold van Gennep », op. cit., p. 603. 5. Rapportée par Géza de Rohan-Csermak, « Ethnologie–ethnographie », dans Encyclopædia Universalis, Paris, E.U., [Corpus, 7], 1985, p. 465. 6. Jean Copans, L’Enquête ethnologique de terrain, Paris, Nathan, 1998. 20 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION permettre un classement opératoire tant des rites de sociétés lointaines que des folklores de régions toutes proches. Les similitudes qu’il repérera, notamment autour des thèmes du sacré et du profane, de l’espace et du temps, permettent déjà de relativiser les notions de tradition et de coutume, sans les circonscrire à des sociétés ou des époques précises. Les folklores inventoriés par Arnold van Gennep vont consister en contes, superstitions, légendes, techniques, miettes d’histoire, etc., la plupart consignés dans son volumineux Manuel de folklore contemporain (réédité par Picard), presque par évidence inachevé. Concernant les contes, il sera le premier à les considérer, de sa propre expression, comme une « littérature mouvante » a contrario des proverbes et dictons quasiment immuables. Il reste donc, avec quelques-uns de ses contemporains plus méconnus (Varagnac, G.H. Rivière, P. Saintyves), un des plus grands collecteurs (avec des inventaires, des atlas folkloriques, des catalogues) des arts et traditions populaires. Ce travail consistait, pour lui, à l’instar des sciences naturelles, à « tout noter intégralement sans faire intervenir la critique littéraire, affective ou morale, ni évaluer ce qui est populaire au moyen de mètres artificiellement construits7 ». Tous ces matériaux sont, depuis 1937, précieusement conservés au Musée des arts et traditions populaires. Nous le verrons avec l’analyse des rites de passage, si Arnold van Gennep a assurément participé à une meilleure compréhension des sphères du sacré et du profane, il s’est aussi fourvoyé sur des terrains plus mouvants. En 1920, en réponse à des questions posées par l’école anthropologique anglaise, il publie un État actuel du problème totémique, 7. Cité par Bernadette Bricout, « Conte », dans Encyclopædia Universalis, Paris, E.U., [Corpus, 5], 1985, p. 412. 1 • A RNOLD VAN G ENNEP , L ’ HOMME DES PASSAGES 21 que Claude Lévi-Strauss qualifiera, par la suite, de « chant du cygne8 ». Les rites de passage vont donc être, en 19099, à la fois la pierre d’achoppement de tous ses travaux ultérieurs et ce qui le fera passer, un peu tardivement, à la postérité. Il écrit en 1914 : « J’avoue sincèrement que si je fais bon marché de mes autres livres, mes Rites de passage sont comme un morceau de ma chair et furent le résultat d’une sorte d’illumination interne qui mit subitement fin à des sortes de ténèbres où je me débattais depuis près de dix ans10. » Son travail va être publié par l’éditeur Émile Nourry (pseudonyme de son ami Saintyves) sous le titre Les Rites de passage. Étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc. L’ambition s’y dessine. En 1969, grâce à la réimpression de l’ouvrage par la Maison des sciences de l’Homme (en collaboration avec les éditions Mouton and Co), nous apprenons, dans un addendum des notes apposées, à la plume ou au crayon, par l’auteur sur son exemplaire personnel, qu’il aurait souhaité remplacer le mot « rites » par « cérémonies », ce qui revêt une certaine importance. En effet, pour lui, la cérémonie insiste encore un peu plus sur l’aspect séquentiel que ne le fait le rite. Nous l’avons déjà évoqué, les Rites de passage furent très mal accueillis par l’école durkheimienne, voire avec 8. Cité par Nicole Belmont, « Arnold van Gennep », op. cit., p. 602. 9. Nicole Belmont a trouvé, daté de 1908, un article d’Arnold van Gennep, « Essai d’une théorie des langues spéciales », où émerge déjà la formulation des rites de passage, mais sans la systématisation. 10. Nicole Belmont, Arnold van Gennep, le créateur de l’ethnographie française, Paris, Payot, 1974, p. 69. 22 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION un certain dédain. La critique qu’en fit Marcel Mauss, le neveu d’Émile Durkheim, illustre assez bien l’état d’esprit général : les plus féroces lui reprochant d’explorer des rites qu’il n’a pas lui-même observés et par voie de fait son manque de rigueur dans ses classifications, les moins acerbes trouvant l’hypothèse d’une grande banalité. Mauss ne manque pas de fougue lorsqu’il écrit : « De même qu’il traite de tous les rites, il met à contribution tous les rituels, ceux de la Chine, de l’Islam, de l’Australie, de l’Amérique, de l’Afrique, de l’Église catholique, etc. Nous avons souvent dit les inconvénients de ces revues tumultueuses [...] portées à ce degré de généralité, la thèse devient un truisme11. » Nicole Belmont émet une hypothèse intéressante en comparant les rites de passage à ce que Freud évoque concernant le processus de fin d’analyse, lorsque le patient peut déclarer : « Il me semble maintenant l’avoir toujours su. » Ce qui peut devenir, tout d’un coup, évident ne relève pas forcément de la banalité, du lieu commun ou du truisme. La puissance heuristique des rites de passage devait un peu plus tard le démontrer. Il faudra toutefois attendre plus d’un quart de siècle avant que ce concept ne s’impose comme tel. C’est, par exemple, en 1942, que Géza Roheim rend un hommage appuyé à Rites de passage et à leur auteur, rappelant qu’à ce jour aucun chercheur n’a pu y faire opposition12. En 1981, 24 ans après la disparition de van Gennep, un vibrant hommage lui est enfin rendu à Neuchâtel. Une 11. Marcel Mauss, « Compte-rendu : Les Rites de passage d’Arnold van Gennep », dans L’Année sociologique 11, Paris, 1906-1909, p. 200-202. 12. Évoqué par Nicole Belmont, «La notion du rite de passage », dans Pierre Centlivres et Jacques Hainard (dir.), Les Rites de passage aujourd’hui, op. cit., p. 14. 1 • A RNOLD VAN G ENNEP , L ’ HOMME DES PASSAGES 23 exposition et un colloque en son honneur rassemblent des sommités de la sociologie et de l’ethnologie contemporaines. Un ouvrage collectif13, qui demeure une référence en la matière, témoigne de la richesse et de la fécondité du travail de van Gennep. La même année, les éditions Picard assurent la réédition des Rites de passage (réédités une nouvelle fois en 1991) et de l’œuvre complète d’Arnold van Gennep14. LES RITES DE PASSAGE : PRINCIPES ET FINALITÉS La plupart des ethnologues de son temps avaient insisté – tout en se limitant à leur terrain d’enquêtes – sur l’ordre des séquences rituelles, mais Arnold van Gennep intrigué par leurs ressemblances, quelles que soient les latitudes sous lesquelles ces rites se déroulent, a été le premier à s’interroger sur le motif et le caractère déterminant de ces ordonnancements. Pourquoi le fond résiste-t-il, structurellement, à des formes par ailleurs si diverses ? Pourquoi un individu « catégorisé » devient-il « obligé de se soumettre, du jour de sa naissance à celui de sa mort, à des cérémonies souvent diverses dans leurs formes, semblables dans leur mécanisme » ? Comment expliquer ces similitudes de l’Inde à l’Europe, du Grand Nord canadien à l’Afrique australe ? 13. Sous la direction de Pierre Centlivres et Jacques Hainard, co-organisateurs de ces manifestations. 14. Je me permets de souligner un ouvrage collectif, publié sous ma direction, qui propose, outre une nouvelle actualité du concept, quelques pistes, jusque-là inexplorées, pour le champ du travail social. Thierry Goguel d’Allondans (dir.), Rites de passage : d’ailleurs, ici, pour ailleurs, Ramonville-Sainte-Agne, Erès, 1994. Nous déplorons toutefois que ces deux livres ainsi que celui consacré à Arnold van Gennep par Nicole Belmont (Payot, 1974) soient aujourd’hui épuisés, et formulons le vœu qu’un éditeur se risque à ses rééditions essentielles. 24 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION La première hypothèse tient dans sa définition personnelle des rites qu’il nomme « actes magico-religieux », c’est-à-dire des « techniques » permettant d’apprivoiser le sacré. En effet, « entre le monde profane et le monde sacré il y a incompatibilité, et à tel point que le passage de l’un à l’autre ne va pas sans un stage intermédiaire » (RP : 2). Or, pour Arnold van Gennep, rien chez les « demi-civilisés » n’est indépendant du sacré. Bien sûr, « la vie individuelle, quel que soit le type de société, consiste à passer successivement d’un âge à un autre et d’une occupation à une autre » (RP : 3), mais les sociétés traditionnelles se distinguent des sociétés modernes dans leur rapport à la religion, ou, plus prosaïquement, dans leur rapport à l’ordre du monde et à sa création. Pour van Gennep, on ne pourra séparer l’ensemble complexe des éléments qui favorisent l’existence humaine : « ni l’individu, ni la société ne sont indépendants de la nature, de l’univers, lequel est lui aussi soumis à des rythmes qui ont leur contre-coup sur la vie humaine » (RP : 4). Ces interactions sont à la fois la cause et les effets des séquences cérémonielles qu’il va désormais s’employer à inventorier, les situant comme autant de modalités d’accompagnement des passages. Ces passages se marquent invariablement en trois temps distincts qui bordent le limen (seuil) : les préliminaires (avant le seuil), les liminaires (sur le seuil) et les postliminaires (après le seuil). On oublie parfois que, pour Arnold van Gennep, il y a lieu, a priori, de les considérer chacun comme des rites spécifiques. Ce distinguo lui permet de justifier des tonalités différentes suivant la spécificité du passage ; l’accent, par exemple, n’est généralement pas porté au même endroit lors des rites de naissance que lors des rites de funérailles. Aussi croit-il « légitime de distinguer une catégorie spéciale de Rites de passage, lesquels se décomposent à l’analyse en Rites de 1 • A RNOLD VAN G ENNEP , L ’ HOMME DES PASSAGES 25 séparation, Rites de marge et Rites d’agrégation15 » (RP : 14), car « si donc le schéma complet des rites de passage comporte en théorie des rites préliminaires (séparation), liminaires (marge) et postliminaires (agrégation), il s’en faut que dans la pratique il y ait une équivalence des trois groupes, soit pour leur importance, soit pour leur degré d’élaboration » (RP : 14). Cet excès de prudence lui permet alors des classifications plus fines et de justifier certaines déclinaisons. En effet, si les structures sont similaires, les coutumes varient sensiblement. Ce qui revêt un danger pour un groupe social particulier peut n’en présenter aucun pour un autre, et vice versa. Nous touchons là, par ricochet, à la valeur relative du sacré qui dépend de situations et de contextes socioculturels précis. Ce qui par contre va se répéter d’une société à une autre, c’est que les changements d’état, quels qu’ils soient, opèrent sur l’individu concerné un pivotement de la notion du sacré. Celui qui passe, au cours de sa vie, par ces alternatives, se trouve, à un moment donné, par le jeu des conceptions et des classements, pivoter sur lui-même et regarder le sacré au lieu du profane, ou inversement. De tels changements d’état ne vont pas sans troubler la vie sociale et la vie individuelle ; et c’est à en amoindrir les effets nuisibles que sont destinés un certain nombre de rites de passage (RP : 16-17). Dans la conception même de ces rites, la notion de passage va se construire à partir de quelques notions corollaires à la question même du seuil, du limen. C’est tout à fait étonnant, car, lorsqu’en 1908 il préfigure le processus séquentiel, la marge est absente ou tout au plus partie congrue. En effet son intérêt se porte d’abord sur le mouvement agrégation–désagrégation–réagrégation d’un état ou un monde antérieur à un état ou un monde postérieur. 15. C’est l’auteur qui souligne à moins que nous l’indiquions. 26 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION L’entre-deux, peut-être parce qu’il est trop évident, va s’imposer à lui subséquemment. Il en fera alors le point nodal de sa théorie. Après lui, d’autres chercheurs insisteront sur l’importance de cette séquence, tel Victor Turner16 qui créera le concept de « liminalité ». Pour Arnold van Gennep, tout ou presque se joue donc sur le seuil, car le passage, pour symbolique qu’il soit le plus souvent, s’assortit tout aussi fréquemment d’un passage matériel que le rite va tenter de mettre en scène ; d’où son intérêt marqué pour les frontières et les bornes, les zones, la porte, le seuil et le portique, les rites d’entrée et de sortie, etc. La liminalité se déroule dans un espace et un temps réels, mais toutefois hors de l’espace et du temps habituels, ce qui lui confère ce caractère sacré. Arnold van Gennep l’évoque parfaitement à partir de l’institution, par un groupe social déterminé, d’une zone sacrée. Chez les demi-civilisés, on rencontre cette même institution de la zone [la Grèce antique] ; mais ses limites sont moins précises, parce que les territoires déjà appropriés sont à la fois peu nombreux et peu habités. Ces zones sont ordinairement un désert, un marécage et surtout la forêt vierge, où chacun peut voyager et chasser de plein droit. Étant donné le pivotement de la notion de sacré, les deux territoires appropriés sont sacrés pour qui se trouve dans la zone, mais la zone est sacrée pour les habitants des deux territoires. Quiconque passe de l’un à l’autre se trouve ainsi matériellement et magicoreligieusement, pendant un temps plus ou moins long, dans une situation spéciale : il flotte entre deux mondes. C’est cette situation que je désigne du nom de marge, et l’un des objets du présent livre est de démontrer que cette marge idéale et matérielle à la fois se retrouve, plus ou moins prononcée, dans toutes les cérémonies qui accompagnent le passage d’une situation magico-religieuse ou sociale à une autre (RP : 23-24). 16. Victor Turner, Le Phénomène rituel, Paris, PUF, 1969. 1 • A RNOLD VAN G ENNEP , L ’ HOMME DES PASSAGES 27 Le seuil devient alors le passage obligé avant toute réagrégation possible ; « “ passer le seuil ” signifie s’agréger à un monde nouveau » (RP : 27). Sur le seuil, ou à proximité, on trouve généralement les « gardiens du seuil » qui perpétuent les rites particuliers, à l’entrée et à la sortie notamment, rites qui « ont pour objet de ne pas polluer un passage » (RP : 33). On peut situer « l’illumination interne », qu’évoquait Arnold van Gennep après la parution des Rites de passage, à l’élaboration même des rites de marge. C’est à partir de ceux-ci qu’il nous donnera la définition la plus précise, et la plus habituellement retenue, de son concept : « Je propose en conséquence de nommer rites préliminaires les rites de séparation du monde antérieur, rites liminaires les rites exécutés pendant le stade de marge, et rites postliminaires les rites d’agrégation au monde nouveau » (RP : 27). Après avoir posé ces préambules, Arnold van Gennep va étayer sa théorie par l’étude systématique des principales cérémonies repérées dans les sociétés traditionnelles à l’occasion des grossesses et accouchements (pages 57 à 70), naissances et enfances (pages 71 à 92), initiations (dont la plus familière est la puberté sociale ; pages 93 à 164 !), fiançailles et mariages (pages 165 à 208) et funérailles (pages 209 à 236). Même s’il adapte la structure de ses rites de passage à d’autres temps forts de l’existence des communautés humaines (passage des saisons, guerres et paix, apprentissages, etc.), pour asseoir son hypothèse, Arnold van Gennep utilise premièrement les life crisis, ces crises de la vie que traverse une personne. Toutefois, bien plus que dans nos sociétés industrialisées où prédominent, de plus en plus, les cultes du singulier et de la singularité, l’individu s’efface au profit du groupe. Son accession à un nouvel état participe principalement de la cohésion sociale et de la survie du groupe ; les bénéfices qu’en tire le sujet, pour 28 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION mesurables qu’ils soient, n’en demeurent pas moins secondaires. Par ailleurs, et comme pour confirmer cela, il est peu fréquent qu’un rite de passage soit organisé pour une seule personne et c’est bien plus l’ensemble d’une catégorie sociale qui va être concerné par ces rituels. D’ailleurs « qu’il s’agisse de collectivités ou d’individus, le mécanisme est toujours le même : arrêt, attente, passage, entrée, agrégation » (RP : 39), démonstration s’il en était besoin, d’une forme de dilution sociale de l’individu au profit de son groupe d’affiliation, de sa communitas, selon le terme utilisé par Turner. LES ENSEIGNEMENTS La vie en société, pour le sujet comme pour le collectif, est une suite de passages, de mutations : « Pour les groupes, comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître » (RP : 272). À ce titre, par les mort et (re)naissance symboliques qu’ils promeuvent lors des rites préliminaires et postliminaires, les rites de passage sont un apprivoisement de la mort. Les rites de funérailles dans bon nombre de sociétés traditionnelles ont de quoi nous en convaincre ; la mort réelle y est acceptée comme partie d’un cycle, de l’ordre du monde, et, somme toute, de la vie, a contrario de la peur de la mort que développent les sociétés les plus avancées en matière de technologies et de sciences. À l’instar des Sioux oglala, par exemple, qui prônent une conception très « ronde » du monde : du feu de camp à l’orbe planétaire, en passant par l’espace du tipi et les différents cercles des hommes, les rites de passage mettent, encore un peu plus, en évidence que l’homme n’est qu’une infime partie de l’immensité. Arnold van Gennep écrit en 1 • A RNOLD VAN G ENNEP , L ’ HOMME DES PASSAGES 29 ultimes mots de conclusion à ses Rites de passage : « La série des passages humains se relie même chez quelques peuples à celle des passages cosmiques, aux révolutions des planètes, aux phases de la lune. Et c’est là une idée grandiose de rattacher les étapes de la vie humaine à celle de la vie animale et végétale, puis, par une sorte de divination préscientifique, aux grands rythmes de l’univers17 » (RP : 279). Ces considérations expliquent à la fois pourquoi les rites de passage, coextensifs à la condition humaine, s’inscrivent aussi bien dans une dimension temporelle que dans une dimension spatiale, et pourquoi van Gennep insista, à ce point, sur la prégnance du passage matériel comme si le sujet prémoderne avait besoin de jouer sa (re)mise au monde au moyen d’éléments visuels simples et tangibles18. Ainsi dit-il « c’est pourquoi, si souvent, passer d’un âge, d’une classe, etc., à d’autres s’exprime rituellement par le passage sous un portique ou par une “ ouverture des portes ”. Il ne s’agit là que rarement d’un “ symbole ” ; le passage idéal est proprement pour les demi-civilisés un passage matériel » (RP : 276). Arnold van Gennep explora même les tout premiers passages de la naissance. La femme n’était-elle pas identifiée à une porte par les Chinois, les Grecs, les Hébreux et tant d’autres ? Dans le film culte d’Al Ashby, Harold et Maud, un adolescent suicidaire est initié, à la vie et à l’amour, par une octogénaire. Lors d’une visite clé à la vieille dame, le jeune homme, renaissant, explore une sculpture abstraite où se devine, agrandi et ouvert, le sexe féminin. Il y loge sa tête, pousse, et tente, non sans émoi, de « passer ». Plus tard, 17. Dans l’addendum de 1969, une note de l’auteur – dernière emphase ? – proposait même d’assortir l’univers d’un U. 18. Mais peut-être que les conduites à risque des sujets postmodernes ne sont pas si éloignées non plus de cette quête si l’on pose l’hypothèse que la postmodernité offre la possibilité d’une synergie entre l’archaïque et le technologique. 30 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION la psychanalyse explorera les traces mnésiques liées aux souffrances de la vie in utero ou d’une naissance difficile. D’une certaine manière, Arnold van Gennep avait déjà perçu ce qui sera repris, bien plus tard, par le psychanalyste Bruno Bettelheim, dans ses Blessures symboliques19. Lorsqu’il finit par comprendre, à partir de la marge, l’importance des séquences rituelles et le caractère opératoire de leur ordonnancement, Arnold van Gennep marque une rupture avec l’ensemble des travaux anthropologiques antérieurs qui isolaient des moments rituels, les décrivant et les analysant en dehors de l’ordre logique dans lequel ils s’inscrivaient. Quelques chercheurs ont toutefois repéré un anthropologue contemporain d’Arnold van Gennep, Robert Hertz20, malheureusement prématurément décédé, qui avait commencé à déceler, dans des rituels de deuil, l’importance d’une période intermédiaire. Il faudra attendre quelque temps pour que ces pistes de réflexion soient enfin frayées et prolongées avec Victor Turner, par les concepts de liminalité et communitas. Enfin, on peut être surpris par certaines expressions et classifications d’Arnold van Gennep, à commencer par cette distinction entre une certaine civilisation et les demicivilisés. On pourrait se contenter de dater ses propos pour les excuser, mais paradoxalement sa thèse participe d’une rupture avec ces conceptions aujourd’hui révolues. En effet, l’universalisation des rites de passage a fait sauter l’artificielle dichotomie entre sociétés primitives et sociétés historiques européennes. Lui-même, nous l’avons vu, étendra sa méthodologie aux folklores populaires et régionaux. Et 19. Bruno Bettelheim, Les Blessures symboliques. Essai d’interprétation des rites d’initiation, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 16, [1954], 1971. 20. Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », dans Sociologie religieuse et folklore, Paris, PUF, [1907], 1970, p. 1-83. 1 • A RNOLD VAN G ENNEP , L ’ HOMME DES PASSAGES 31 aujourd’hui, peut-être sur ses traces, certains auteurs voient l’ombre des rites de passage dans certaines manifestations de la postmodernité21. Arnold van Gennep avait perçu, intimement, la puissance symbolique du passage. C’est pourquoi il en fit le pivot de son anthropologie : « Ainsi, c’est la notion de séparation qui prévaut dans la sociologie durkheimienne, comme l’a souligné Pierre Bourdieu, alors que l’irrationalité est privilégiée par Julian Pitt-Rivers à la suite de Max Gluckman, et que Van Gennep lui-même met l’accent sur le passage22. » 21. Voir entre autres Denis Jeffrey, Jouissance du sacré, et Michèle Fellous, À la recherche de nouveaux rites. Rites de passage et modernité avancée, Paris, L’Harmattan, 2001. 22. Isac Chiva, « Aujourd’hui, les Rites de passage », dans Pierre Centlivres et Jacques Hainard (dir.), op. cit., p. 229. C’est l’auteur qui souligne. 2 Rites de passage, rites d’initiation ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ Une véritable armée d’ethnographes et de folkloristes a démontré que chez la plupart des peuples on retrouve des rites identiques en vue d’un but identique et dans toutes sortes de cérémonies (RP : 274). DÉTOURS De tout temps il y eut des hommes pour s’intéresser d’abord à l’ailleurs, au voyage (avec toutes ses formes possibles d’enrichissement) puis aux autres, étranges autochtones aux mystérieuses coutumes. Déjà Montaigne invente « ce qui deviendra presque une institution : le tour d’Europe qui consacre l’écrivain sociologisant, de même que le tour de France consacre l’artisan, le tour d’Italie l’artiste, et le tour du monde l’officier de marine1 ». Mais c’est au XVIIIe siècle que deviendront à la mode les voyages ethnophilosophiques popularisés par Montesquieu, Voltaire, Rousseau et plus tard Goethe, suivi de près par les premiers touristes. Du coup le regard se déplace : « Ah ! 1. Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier, Ethnologie, anthropologie, Paris, PUF, 1993, p. 20. 34 R ITES DE PASSAGE , RITES D ’ INITIATION ah ! Monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan2 ? » L’ethnologie, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, passe du « récit du voyageur » à l’enquête de terrain, l’ethnographie, au XIXe siècle. L’influence notable d’Émile Durkheim (1858-1917) laisse penser qu’il était au bout du compte autant ethnologue que sociologue. En critiquant les peu rigoureuses théories évolutionnistes de son temps sans les rejeter totalement, il essaya d’entrevoir l’évolution des sociétés au regard d’une causalité des faits sociaux. Pour lui, toute unité collective implique pour les individus d’être liés au tout et d’être liés entre eux. Il parlera de « communauté morale » pour désigner une appartenance tant intellectuelle qu’affective. On voit ainsi poindre une des premières théorisations du lien social. La vie en société conjugue l’identité personnelle et la conscience collective, ce qui permet d’être différent des autres, mais avec les autres. Dès lors, la sociabilité durkheimienne serait le « nous » à travers lequel le « je » s’exprime (« Je suis Français », « Je suis étudiant », « Je suis un homme »). Là où la société faillit lorsqu’une crise en sape les fondements et du coup les normes sociales ne s’imposent plus pareillement aux individus, il y a risque d’anomie. Durkheim expliquera par l’anomie l’augmentation, dans certaines communautés, du taux de suicides3, les communautés fortement solidaires voyant au contraire une réduction sensible de ce taux. Marcel Mauss (1872-1950) prolongera les apports d’Émile Durkheim notamment par son Essai sur le don (1925) et par sa théorie du fait social total, c’est-à-dire par 2. Montesquieu, Les Lettres persanes, Lettre XXX, Paris, Librairie Hatier, coll. « Les classiques pour tous », 1938, Lettre XXX, p. 23. 3. Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, coll. « Quadrige », [1930], 1980.