Quand la percussion ausculte le monde…

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Quand la percussion ausculte le monde…
Quand la percussion ausculte le monde…
par PIERRE-ALBERT CASTANET, professeur à l’Université de Rouen, professeur associé
au Conservatoire national supérieur de Paris
Même si la percussion figure probablement le plus vieil
instrument du monde, son statut et ses enjeux dans l’histoire
de la musique savante occidentale ne sont vraiment
pertinents que depuis seulement deux ou trois générations,
laissant la clameur des idiophones et autres dispositifs
bruiteux s’exprimer librement, sans honte ni tabou.
Les échos inspirés de la colère des Dieux
Si les percussions ont été longtemps destinées à n’être que des forces
d’appoint rythmiques pour les effets dramatiques de l’opéra (la plupart du
temps pour des raisons figuralistes : le tonnerre, la guerre, les enfers...),
rappelons que John Cage écrivait dès 1939 que « Musique pour
percussion égale révolution ! » Une fois ce cap de la modernité négocié,
l’histoire des instruments de percussion et leur abondante littérature
n’ont fait que transfigurer – entre son et bruit – les parfums richissimes
et insoupçonnés de la nouvelle sonosphère contemporaine.
Ainsi, dès le début du XXème siècle, Luigi Russolo comme Henry
Cowell, Edgard Varèse comme Eliott Carter, Iannis Xenakis comme
Karlheinz Stockhausen, Steve Reich comme David Lang… et
bien d’autres ont ainsi révolutionné le rapport savant au bruit en
faisant montre de la plus formidable tentative historique pour
mettre fin aux rengaines binaires du « vieux monde » et pour
ouvrir au système sonore d’ordre non tempéré. En outre, aux
confins des chemins de la révolution et de la révélation, faut-il
rappeler qu’au Xème siècle, « percuter » signifiait « frapper »
mais aussi « détruire » ? Ainsi de Camille Saint Saëns à
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Giacinto Scelsi, un catalogue singulier de partitions avec percussions a ainsi
illustré des atmosphères étrangement lugubres ou passablement morbides,
rappelant ici ou là les sombres semonces de la colère des Dieux.
La clef de voute d’une « nouvelle harmonie »
Gérant en priorité les forces, les volumes et les masses de la percussion,
certains compositeurs ont accusé avec bonheur ce penchant pour la
fulgurance de la décharge, le climax démesuré de la résonance, la projection
de la stéréophonie ou de la quadriphonie spatiale – acoustique ou électroacoustique.
Par le truchement socialisant de l’auscultation du
monde – mis à part l’exotisme primitif ou le référent
simpliste au défilé militaire –, des musiciens ont
voulu revivre le concept génétique du « chaos
dynamique » ou de l’« expression démoniaque »
en émoussant volontiers l’organisation cinétique
d’éléments éruptifs et bruiteux. D’autres ont désiré
œuvrer de préférence sur les notions corollaires
de détente, de dilatation, d’épanchement,
d’agrandissement, de rayonnement, d’expansion,
d’éclatement et de libération de la bande sonore.
Dans A une raison, extrait des célèbres Illuminations,
Arthur Rimbaud n’écrivait-il pas : « Un coup de
ton doigt sur le tambour décharge tous les sons
et commence la nouvelle harmonie » ? Jeune d’esprit (car le rapport à la
phénoménologie extra musicale n’a pas encore cent ans), l’esthétique de
ces pionniers partis à la conquête d’un autre monde sonore a ainsi accordé
une large place aux bruits circonstanciés et à leurs contextes esthétique,
social, musical, acoustique, voire « philosophique » – comme le souhaitait
ardemment Edgard Varèse.
La palette
instrumentale
a alors accueilli
des peaux, des
bois, des métaux
et tous genres
d’accessoires «
ready-made »
ayant un potentiel
sonore a priori
La recherche des compositeurs pour la percussion s’est aussi orientée vers
une nouvelle hiérarchie des valeurs acoustiques, la palette instrumentale
réunissant, comme chacun le sait, sons à hauteur déterminée (do, ré, mi…)
ou non (splach, boum, tchik…). La palette instrumentale a alors accueilli des
peaux, des bois, des métaux et tous genres d’accessoires « ready-made »
ayant un potentiel sonore a priori.
Du tambour à cordes et des sirènes placés au sein de l’effectif d’Ionisation
par Edgard Varèse en 1932 aux diverses machines de Claudine Brahem
et Jean-Pierre Drouet réalisées dans les années 1990, ou des percussions
électroniques des groupes pop aux expériences actuelles de la Noise
japonaise, l’art des bruits a franchi honorablement le seuil d’autonomie
de l’expression savante et populaire. Dans son Traité d’instrumentation
et d’orchestration publié en 1844, Hector Berlioz n’écrivait-il pas déjà que
« tout corps sonore mis en œuvre par le compositeur est un instrument de
musique »… ?
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Le progrès aidant, avec le temps, le rapport à la qualité des timbres est
devenu impératif autant qu’impressionnant. Avec ou sans le support de
la « Fée informatique », l’étendue des couleurs de la percussion s’est
considérablement enrichie en terme de brillance, de scintillement, de masque,
de matité, d’hybridation par résonance... (écoutons pour nous en convaincre
par exemple les opus – simples ou complexes – imaginés après 1945 par
Iannis Xenakis, George Crumb, Morton Feldman, Mauricio Kagel, Francis
Miroglio, Steve Reich, Vinko Globokar, Michael Levinas, Georges Aperghis,
Philippe Manoury, Philippe Hurel, David Lang, Pierre Jodlowski...).
Les couleurs inouïes d’un exotisme diffus
Si les voyages lointains forment la jeunesse, ils sont également fournisseurs
insolites d’instruments et de répertoires, de nouvelles sensations et
d’émotions... Ainsi, si les répertoires traditionnels des divers quartiers du
monde font toujours rêver par leur authenticité jamais diluée (des rituels de
Bali aux danses de tribu du Ghana…), d’autres pages plus euphémiques (et
plus artificielles) sont nées afin d’initier les nouveaux chapitres d’un « folklore
imaginaire » (John Cage, Iannis Xenakis, Luciano Berio, Mauricio Kagel,
Giorgio Battistelli…).
Dans ce cadre du métissage légendaire et de l’hybridation sourcière, en dehors
de claves, tambour à corde et cloches à vache... Third Construction (1941)
de John Cage associe par exemple un pool complémentaire d’instruments
indiens et chinois. De même, Steve Reich a confirmé qu’un voyage en Afrique
a favorisé la composition de Drumming (1971). En dehors des voix, cette
œuvre charnière du répertoire reichien – d’essence répétitive – fait intervenir
des tambourineurs jouant notamment sur des bongos (mais aussi sur des
marimbas et des glockenspiels). Enfin, mentionnons la partition d’Okho (1989)
pour trois djembés de Iannis Xenakis, compositeur qui a écrit beaucoup pour
la percussion et qui n’a jamais caché son attachement pour les musiques de
l’Inde, du Japon et de l’Afrique.
Adeptes d’une communion – voire d’une fusion – des cultures, les musiciens
contemporains ont donc vivement visité les registres du commerce de la musica
mundana. Comme le remarquait Olivier Messiaen qui a considérablement
émaillé ses orchestrations de moult percussions (européennes et exotiques) :
« en dehors de la puissance énergétique et de l’inharmonicité sporadique,
la percussion sait offrir également des bouquets de poésie et d’irréalité. » La
grande qualité des divers éléments de cet instrumentarium sonore – grâce
à sa malléabilité légendaire – a ainsi la possibilité de passer très facilement
(et d’une manière continue) d’une coloration à une autre, mettant en valeur
les échelles (infra)chromatiques des couleurs de l’arc-en-ciel qui émanent
du prisme expérimental.
Les vérités de la percussion plurielle
Utilisé à des fins profondément musicales, le matériau percussif a démontré
qu’il pouvait faire éclore les modalités tempérées (ou non) d’un langage
polyphonique efficient, imposer les vertus d’un message sensible ou d’une
rumeur revendicatrice, et favoriser sans grande difficulté l’émergence de son
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aura ancestrale ethnique. Dès lors, les « champs de la percussion » ont montré plusieurs types de poétiques – comme
celles engendrées notamment par le matériau, le timbre, l’impact et la résonance, l’espace et le temps...
Plusieurs « dominos » matérialisent ainsi un jeu réflexif dans lequel un bon nombre de présupposés et de donnés du
sonore sont à mettre en lumière : du pittoresque à l’exotique, de la société à la culture… du bruit au son, du murmure
au cataclysme… de la stricte composition aux expériences Free, de la réalité de l’effort humain à la virtualité de l’électroacoustique… de la fonction timbrique à l’expansion spatiale, de la pulsation basique à la libération rythmique… de la
scansion militaire au rituel de la métamorphose continue… :
Tout l’univers de la percussion repose au creux de cette sphère singulière où tout ce qui est raclé, frappé, frotté, secoué,
caressé, déchiré, traîné... devient mystérieusement musique. Grâce à leur lourd passé ancestral et à leur gestuelle
archéo-rythmique, mais grâce aussi à leur vaste palette d’expressions « contemporaines » – non scrupuleuses et
audacieuses – et à leur potentialité supersonique, les repaires de la percussion se sont déployés au travers d’une
aire énergétique paradoxalement disciplinée.
Et c’est sans doute grâce à la conjonction hybride de cette pertinence transhistorique et avant-gardiste que la percussion
se trouve encore aujourd’hui au centre stratégique de la création. « Tout comme chaque instrument implique un espace
sonore, un champ artistique, un univers imaginable, chaque avenir exige d’être pensé avec ses propres outils »,
prophétisait Jacques Attali. Entre archaïsme et avant-garde, entre dépaysement concret et imaginaire abstrait, Iannis
Xenakis se méfiait de la mémoire pour prôner l’art de la distanciation. Car de même qu’Hugues Dufourt déclarait
en 1977 que « la percussion n’appartient pas au monde des gestes élémentaires ou des énergies frustes. La vérité
de la percussion, c’est qu’elle se supprime elle-même pour laisser place au souffle, à la rumeur, à l’anonymat des
voix. Alors, l’écriture musicale peut avoir une chance de retenir quelque chose des mouvements indéchiffrables de
l’inconscient », Iannis Xenakis disait vingt ans plus tard : « Il faut être constamment un immigré. Dans tout. Alors là,
on voit les choses d’un œil beaucoup plus frais, beaucoup plus aigu, et beaucoup plus profond… »
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