La problématique de la culture et de la formation démocratiques

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La problématique de la culture et de la formation démocratiques
La problématique de la culture
et de la formation démocratiques
DEMBA DIALLO
Médiateur de la République du Mali
Sans nul doute le siècle qui s’annonce sera dominé, non plus par le débat sur les droits de l’Homme, l’État de
droit et la Démocratie, mais par la mise en œuvre de ces trois grands concepts dans la pratique des nations. Terme
d’origine grecque désignant le système politique dans lequel le peuple exerce le pouvoir, la démocratie est en passe
de devenir le maître mot du vocabulaire politique contemporain.
D’ores et déjà on peut constater que les conquêtes de la Démocratie ont amené, dans bien des pays, un régime
constitutionnel où la suprématie de la loi, votée par un Parlement élu au suffrage universel, est reconnue et lie gouvernants et gouvernés. Ainsi, la société démocratique se reconnaît comme étant une société où la libre contestation
est possible et organisée à travers plusieurs tendances ou partis politiques ayant le droit d’exister légalement, de s’exprimer et de participer à la lutte légale pour le pouvoir. De fil en aiguille, on en est arrivé à lier démocratie et multipartisme : bipartisme des pays anglosaxons et scandinaves ou multipartisme des pays latins. Les régimes fascistes,
en Italie et en Allemagne, ainsi que les régimes communistes de type bolchevique, ont exprimé leur hostilité à la
démocratie libérale par l’institution d’un parti unique.
Quelles que soient les variations de la démocratie depuis la défaite des régimes fascistes, tous les pays du monde
ont tendance à se dire et à se vouloir démocratiques, qu’ils soient des monarchies ou qu’ils deviennent des républiques,
qu’ils soient de type capitaliste, libéral ou socialiste (autoritaire ou souple). Jamais dans l’histoire politique des peuples,
un mot n’a été aussi répandu et même aussi galvaudé, si ce n’est le mot de liberté avec lequel il demeure d’ailleurs,
pour un grand nombre, associé par nature.
En ce qui concerne les nouveaux États africains, il n’y a pas bien longtemps, si l’on avait parlé de droits de
l’Homme à la plupart des dirigeants africains, ils auraient sorti leur revolver parce qu’ils ne savaient pas très bien ce
que c’était, mais surtout parce qu’ils étaient convaincus d’avance que de pareilles choses ne pouvaient qu’être subversives et dirigées contre eux. Par la suite, bien qu’il y ait eu quelques progrès, ces mêmes dirigeants affirmaient
qu’il était prématuré de parler de droits de l’Homme et de démocratie à des populations affamées. Selon eux, nous
ne devions nous préoccuper que de développement quand bien même aucun d’eux n’avait conçu de politique de développement en dehors de l’aide internationale !
Dans leur fuite en avant, les dirigeants africains ont voulu trouver un autre paravent contre l’irrésistible vent de
démocratie en cherchant à s’abriter derrière de prétendues spécificités de nos traditions, essayant de faire croire que
l’Afrique précoloniale était parfaitement démocratique, ce qui est fort discutable quand on sait que nos rois et nos
empereurs les plus libéraux, s’ils consultaient souvent leurs conseillers sur les grandes décisions à prendre, régnaient
sans partage sur des populations dont près de la moitié était de condition servile et sur lesquelles ils avaient droit de
vie et de mort. Quand on nous dit que la démocratie traditionnelle africaine s’exerçait sous l’arbre à palabre où le
consensus est de rigueur, on oublie d’ajouter que cela existait et existe encore au niveau des communautés villageoises,
mais jamais au sommet (hier comme aujourd’hui), la plupart des présidents ayant tout bonnement remplacé les rois.
Il est, plus que jamais vrai que «si le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ».
De même, quand on proclame que la démocratie, conçue comme étant une valeur universelle, est forcément étrangère à l’Afrique et, par conséquent, ne pourrait que nuire à sa personnalité, quand on affirme que la démocratie, la
laïcité, la liberté de conscience, d’expression sont des valeurs essentiellement occidentales inassimilables par les
consciences africaines, on profère un mensonge grossier propre à une classe de démagogues ambitieux, dictateurs au
petit pied, qui voudraient faire croire que la technologie et la science, avec tout ce qu’elles comportent de découvertes
merveilleuses et d’inventions salutaires telles que l’électricité avec ses multiples applications, l’automobile, l’avion,
la chimiothérapie, la chirurgie, la radio ou la télévision sont propres aux seuls occidentaux ou aux Blancs et, par conséquent, ne sauraient être que nuisibles aux Africains. Cela fait penser à certains ethnologues qui, naguère, avec une
bonne foi déconcertante, louaient, à juste titre, les valeurs culturelles africaines longtemps niées ou méconnues en
Occident, et mettaient les Africains en garde contre une dangereuse contagion des valeurs occidentales, fussent-elles
technologiques ou scientifiques, avant d’aller en guerre contre les « idéologies importées » contre lesquelles il convient
de préserver la belle Afrique.
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L’Afrique et les Africains, au goût de ces ethnologues qu’Aimé Césaire a traité de « farfelus et dogonneux »,
devraient rester en marge du progrès, sinon demeurer des curiosités zoologiques nécessaires à leurs recherches et autres
investigations d’hommes civilisés. Et d’éminents Africains acculturés continuent d’emboucher cette trompette !
Bien entendu, nul ne saurait contester que la démocratie est un processus continu et qu’il n’y a pas de modèle
dans ce domaine. Chaque peuple, dans l’édification de l’État de droit et de la démocratie, devra recourir, en premier
lieu, à son propre génie créateur. Mais également chaque peuple, dans sa quête permanente d’une démocratie véritable, doit bénéficier de l’expérience des autres peuples.
Nous affirmons qu’à l’étape actuelle du développement historique de l’Afrique, il est grand temps d’engager nos
peuples dans la voie d’une culture démocratique nationale. Pour cela, il faut nécessairement un pouvoir issu du peuple,
capable de former et d’orienter les masses laborieuses en partant d’elles pour revenir à elles, sans cesse, par le jeu
d’élections réellement démocratiques. C’est la seule concrétisation du terme « démocratie » qui, sous toute autre forme
frelatée, n’est pas un gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple, c’est-à-dire de l’immense majorité de la
population, mais, plutôt, une dictature sociale et politique, ouverte ou cachée.
Les gouvernants doivent comprendre dans leur projet de société la culture démocratique, à moins qu’ils n’aspirent à un autoritarisme trop facile, avec, au bout, le sort que l’Histoire réserve aux autocrates.
Faut-il souligner qu’en cette fin de 20e siècle où la planète est devenue un village, il est vain de vouloir enfermer
la civilisation et le génie de l’Homme universel dans des particularismes nationaux ou régionaux ?
Nous voulons bien respecter nos traditions, car elles font partie de notre culture, mais quand on veut les utiliser
pour nous bâillonner et pour barrer la route à l’Histoire et au Progrès nous disons non.
Il faut admettre, une fois pour toutes, qu’un peuple qui veut aller de l’avant ne saurait se contenter de vivre sur
son passé, fût-il des plus glorieux.
Les profonds bouleversements qui ont secoué l’Europe de l’Est ne pouvaient épargner ni l’Union soviétique ellemême, ni les pays du Tiers monde, singulièrement ceux d’Afrique où, après les indépendances, des partis uniques
plus ou moins dictatoriaux, plus ou moins sanguinaires, ont été imposés au peuple comme étant une panacée capable
de guérir tous les maux, réels ou imaginaires, dont pouvaient souffrir les nations naissantes (tribalisme, régionalisme,
ethnocentrisme, etc.). Le prétexte avancé partout était la « sauvegarde de l’unité nationale », même dans un pays
comme le Mali où les prestigieux royaumes et empires du Moyen âge avaient, depuis longtemps, créé une conscience
nationale chez des populations assez vannées mais unies.
On essaie d’oublier qu’en ce qui concerne les anciennes colonies françaises, l’éveil politique et l’aspiration à une
certaine démocratie remontent à l’avènement du Front populaire en France en 1936. Par la suite, au lendemain de la
Guerre mondiale, lorsqu’en 1945 les libertés politiques et syndicales furent reconnues dans ces territoires, chacun
d’eux a vu naître plusieurs partis politiques (en nombre raisonnable) qui s’affrontèrent pour envoyer des députés au
Palais Bourbon à Paris. Ensuite, ces partis politiques entrèrent en lice pour faire élire des sénateurs qu’on appelait
Conseillers de la République, des Conseillers de l’Union Française (qui siégeaient à Versailles avec leurs homologues
français) et des Conseillers généraux devenus, plus tard, des Conseillers territoriaux. Bien sûr, le colonisateur avait
ses préférences et soutenait sans scrupule tel parti en affirmant, par exemple, que la colonisation n’avait que du bon.
Mais il y avait une certaine forme de démocratie, sans quoi les partis nationalistes combattus (souvent dans le sang)
par les colonialistes, n’auraient pas fini par triompher partout et s’imposer au gouvernement français en enlevant la
quasi-totalité des sièges dans les Assemblées territoriales, à la suite des élections de 1956-1957, et en formant les gouvernements d’autonomie interne issus de la loi-cadre Defferre.
Une fois advenues les indépendances octroyées par le général de Gaulle aux autres Territoires parce que (pour
une grande part) le Parti Démocratique de Guinée l’avait arrachée en faisant voter massivement non au référendum
gaulliste de 28 septembre 1958, les élites civiles et, plus tard, les élites militaires, qui ont eu en charge les nouveaux
États, ont vite fait de tourner le dos aux pratiques démocratiques grâce auxquelles elles ont pu émerger avec l’appui
des masses populaires et parvenir au pouvoir (en ce qui concerne les civils). Ces élites (qu’elles soient civiles ou militaires) ont instauré partout un pouvoir autocratique en imposant à leur peuple le système de parti unique unanimiste
de style stalinien, sous prétexte d’asseoir et de consolider l’unité nationale. Or, avant l’avènement de Mobutu, le
Congo-Léopoldville (actuel Zaïre), souvent cité comme un exemple de tribalisme extrême, ne comptait pas plus de
5 grands partis politiques malgré ses 60 groupes ethniques. Un autre exemple dont se gargarisent, volontiers, les
tenants du parti unique, est celui de la Côte d’Ivoire aux nombreuses ethnies. Sait-on seulement qu’en octobre 1946,
en plus du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (P.D.C.I.) d’Houphouët-Boigny, largement majoritaire dans le pays,
il existait deux autres partis, relativement importants, le Parti Progressiste de Côte d’Ivoire (P.P.C.I.) de Kacou Aoulou,
et la section ivoirienne de la S.F.I.O. dirigée par Adrian Dignan Bailly ? Ces deux derniers partis, à l’appel d’HouphouëtBoigny, se sont joints au P.D.C.I. pour envoyer une très forte délégation ivoirienne à la rencontre historique de Bamako
qui a donné naissance au Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A.). Aucun de ces partis politiques n’était d’es-
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Symposium international de Bamako
sence ethnique. Bien au contraire. C’est plus tard que les potentats ivoiriens ont fait du parti unique un instrument
privilégié au service de leur propre ethnie, si ce n’est de leur seule famille. C’est ainsi que le système de parti unique,
surnommé le mal unique, est devenu, n’en déplaise à M. Chirac, un « luxe » que les Africains ne veulent plus tolérer. On se souvient de la malheureuse sortie du président Chirac à Yamoussoukro, affirmant que la démocratie est un
luxe pour les Africains !
En Afrique de l’Ouest francophone, en plus du cas sénégalais, il faut souligner celui de la Haute-Volta (actuel
Burkina Faso) qu’on oublie souvent. En effet, ce pays a toujours été un îlot de démocratie où plusieurs partis politiques, ainsi que des syndicats particulièrement dynamiques, se sont toujours signalés par leur participation active à
la vie publique. Une seule ombre marquée par le parti unique imposé par Maurice Yameogo dont le gouvernement a
été renversé en 1966 grâce à une action décisive des syndicats voltaïques.
Quand les masses laborieuses se révoltent contre les effets désastreux des ajustements structurels imposés par le
FMI et la Banque mondiale (chômage chronique, licenciements massifs, blocage des salaires, etc.) les gouvernements
corrompus d’Afrique ont recours à la répression policière et à l’emprisonnement pour étouffer leurs légitimes revendications.
Et voilà que l’Occident qui, au nom de la sacro-sainte raison d’État, a toujours couvert d’un manteau pudique les
pires violations des droits élémentaires des femmes et des hommes d’Afrique, se réveille brusquement et, comme par
un hommage que le vice rend à la vertu, exige de nos potentats un minimum de démocratisation de leurs institutions
sous peine de ne plus recevoir la manne. En ce qui concerne la France, il est remarquable que sa politique africaine
n’a guère varié de la IVe République à nos jours. C’est sans doute pour cela que le discours de La Baule, pour certains, a sonné comme un glas salutaire.
Toujours est-il que force nous est de reconnaître, aujourd’hui, que le parti unique, en Afrique, en étouffant toute
velléité démocratique, a consacré, dans tous les domaines, une régression lamentable dont il serait fastidieux d’énumérer les conséquences dramatiques sur le développement des jeunes États dont certains jouissaient, auparavant, de
l’autosuffisance alimentaire. Aujourd’hui, ils importent tout et affament leurs populations, en accusant la sécheresse
et autres calamités naturelles.
Cela ne signifie nullement que multipartisme égale démocratie. Cependant, bien qu’une telle équation soit absurde,
il faut souligner que la vertu cardinale du multipartisme est de favoriser l’alternance démocratique tout en permettant
une saine émulation parmi les partis en présence car, tout comme une personne humaine, un parti politique a besoin
d’entendre des opinions différentes des siennes. « Que cent écoles rivalisent et que cent fleurs s’épanouissent ».
Il ne s’agit pas d’opposer systématiquement parti unique et multipartisme en fabriquant des arguments pour soutenir l’un ou l’autre. Il s’agit d’admettre que la liberté d’opinion ne peut avoir de sens en dehors de la liberté d’association. De même, il faut se garder de croire que le multipartisme est l’équivalent de la démocratie dont il est, cependant,
l’une des expressions, et non des moindres.
Nous évitons sciemment d’employer l’expression « démocratie multipartiste », qui a actuellement droit de cité,
parce qu’il nous paraît difficile de concevoir une démocratie monopartiste après toutes les expériences que nous
connaissons.
La démocratie, selon l’immortelle définition d’Abraham Lincoln, est «le gouvernement du peuple, par le peuple,
pour le peuple ». Elle est d’essence universelle et fait partie du patrimoine de l’Humanité.
Nous ne pouvons pas ne pas évoquer le concept de démocratie économique, dans le cadre de la culture démocratique qui nous occupe. En effet, la notion de démocratie économique fait apparaître la répartition inéquitable des
biens de la Terre, qui engendre les problèmes apparemment antagoniques de la surproduction et du déficit alimentaire chronique qui sévit dans le Tiers monde.
Quand on pense qu’aux États-Unis (par exemple) l’État offre des primes aux agriculteurs pour qu’ils ne cultivent
qu’une partie de leurs champs, en vue maintenir les prix à un certain niveau, pendant que la télévision montre au
Brésil voisin des personnes affamées disputant aux vautours les restes putrides d’une carcasse de bœuf dans la sierra.
Concrètement, la démocratie à laquelle l’Afrique est en droit d’aspirer, dans les années 2000, est celle où les
femmes, libérées par leurs propres luttes, auront une place de choix dans la société ; celle où, enfin, chaque homme
d’État sera persuadé que la gestion des affaires publiques n’est pas une concession perpétuelle. Dans une telle démocratie – qui est la seule valable – ceux qui auront assumé des fonctions de Président ou de ministre comprendront
qu’ils seront, le plus naturellement du monde, appelés un jour à être de simples citoyens qui travailleront pour gagner
leur vie, auront à présenter leurs papiers aux contrôles de police et à voter pour élire un simple conseiller municipal.
Cela implique, nécessairement, une véritable culture démocratique susceptible de générer une mentalité nouvelle,
avec des femmes et des hommes nouveaux au service de leurs peuples, dans un monde de justice et de paix.

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