Matin Brun, de Franck Pavloff Extrait (pages 4 et 5) Quelque temps
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Matin Brun, de Franck Pavloff Extrait (pages 4 et 5) Quelque temps
Matin Brun, de Franck Pavloff Extrait (pages 4 et 5) Quelque temps après, c’est moi qui avais appris à Charlie que le Quotidien de la ville ne paraîtrait plus. Il en était resté sur le cul : le journal qu’il ouvrait tous les matins en prenant son café crème ! -Ils ont coulé ? Des grèves, une faillite ? -Non, non, c’est à la suite de l’affaire des chiens. -Des bruns ? -Oui, toujours. Pas un jour sans s’attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu’à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu’il fallait penser, certains même commençaient à cacher leur clébard ! -A trop jouer avec le feu… -Comme tu dis, le journal a fini par se faire interdire. -Mince alors, et pour le tiercé ? - Ben mon vieux, faudra chercher tes tuyaux dans les Nouvelles Brunes, il n’y a plus que celui-là. Il paraît que côté courses et sports, il tient la route. Puisque les autres avaient passé les bornes, il fallait bien qu’il reste un canard dans la ville, on ne pouvait pas se passer d’informations tout de même. J’avais repris ce jour-là un café avec Charlie, mais ça me tracassait de devenir un lecteur des Nouvelles Brunes. Pourtant, autour de moi les clients du bistrot continuaient leur vie comme avant : j’avais sûrement tort de m’inquiéter. Après, ça avait été au tour des livres de la bibliothèque, une histoire pas très claire, encore. __________________________________________________________________________________ 1- Présenter Ce texte est un extrait de la nouvelle Matin Brun, de Franck Pavloff, publiée en 1998. Cette nouvelle est très courte : onze pages. Elle a été publiée aux Editions Cheyne. Le livre connaît un grand succès. C’est un phénomène de librairie traduit dans vingt-cinq langues. L’auteur Franck Pavloff est né à Nîmes en 1940, il est spécialiste de la psychologie et du droit des enfants, il a travaillé de nombreuses années en Afrique et en Asie. Lui-même et son éditeur ont renoncé à leurs droits afin de permettre une large diffusion de ce récit. 2- Décrire Ce passage se situe dans la première moitié du récit. Le narrateur et son ami Charlie discutent comme ils ont coutume de le faire. Dans les pages précédentes le narrateur a dû se débarrasser de son chat puis Charlie a dû faire piquer son chien. Pourquoi ? Parce qu’ils n’étaient pas bruns. C’est ce qu’a décidé l’Etat National nouvellement mis en place dans ce pays qui n’est pas nommé. 3- Contextualiser L’Etat National va peu à peu interdire tout ce qui n’est pas brun sans que la population s’y oppose. Lorsque le narrateur sera lui-même la cible de ces lois discriminatoires, il sera trop tard. L’auteur ne cite pas le nom du pays mais de nombreux indices font référence aux dictatures du XX ème siècle. Le titre de la nouvelle et le choix de la couleur -le brun- peuvent faire penser aux « chemises brunes ». L’uniforme brun était porté par les miliciens de la section d’assaut du régime nazi. Ces soldats ont joué un rôle important dans l’accès au pouvoir de Hitler. Dans la nouvelle, la police est appelée « la milice » et « ne fait pas de cadeau » (page 8). Ainsi le lecteur comprend vite que la nouvelle se déroule sous un régime totalitaire. C’est un récit allégorique.Cette nouvelle peut être appelée un « apologue » puisque l’auteur nous fait réfléchir sur les dangers de l’uniformisation à travers un récit anecdotique. Ici Pavloff montre qu’il faut rester vigilant et être solidaire. De façon détournée, le récit dénonce les dictatures et l’individualisme. Pavloff transpose des symboles faisant référence au nazisme et aux milices qui, où que ce soit, font régner la terreur au service d’un pouvoir absolu. L’apologue est en cela une forme d’argumentation. C’est au lecteur d’interpréter le récit à partir des éléments implicites. 4- Analyser et interpréter Dans cet extrait, le lecteur découvre la mise en place progressive d’un régime totalitaire : l’état impose ses idées sous peine de répression. 1) Une conversation entre deux copains : un cadre réaliste C’est un récit à la première personne, on ignore le nom du narrateur. Tout est vu à travers ses yeux, le point de vue adopté par l’auteur est un point de vue interne. Le pronom personnel « je » nous indique que le personnage principal est le narrateur. Or ce narrateur ne perçoit qu’une partie de la réalité qui l’entoure. Les phrases interrogatives et exclamatives témoignent des doutes qui habitent ces personnages dont les habitudes se trouvent bousculées. Le langage familier « sur le cul, clébard, canard, bistrot »témoigne de la complicité entre les deux hommes. Ils vivent d’une façon ordinaire, ils jouent « au tiercé » en buvant leur « café crème ». On les verra regarder un match de football à la télévision (page 6), ils jouent « à la belote » en buvant de la bière (page 9). Le cadre de l’histoire est donc réaliste et contemporaine. L’alternance récit/ dialogue permet au lecteur de suivre la progression des sentiments des personnages : la disparition de son journal dérange Charlie dont la seule préoccupation « le tiercé » paraît dérisoire ; les mots du champ lexical de l’inquiétude « tracassait, inquiéter » évoquent le trouble que les nouvelles lois engendrent chez le narrateur / personnage de l’histoire qui assiste en spectateur aux nouvelles réglementations. Il n’est pas conscient des rouages en marche. 2) Une mesure nationale parmi d’autres Plusieurs changements vont être instaurés par l’Etat Brun nouvellement au pouvoir. Le régime instaure petit à petit une nouvelle législation qui prive les individus de liberté. Les compléments circonstanciels de temps marquent un récit linéaire, les événements sont donnés dans l’ordre chronologique sans retour en arrière ni anticipation : « quelque temps après, ce jour-là, après ». Les indications spatio-temporelles restent floues, aucun lieu ni aucune date ne sont donnés, conférant au texte une portée universelle. Les réglementations s’en prennent à des cibles successives : les chats et les chiens non bruns doivent être supprimés. Dans l’extrait, c’est au tour du journal local de disparaître pour avoir critiqué les nouvelles mesures du gouvernement. L’information sera dorénavant filtrée par la censure. Puis ce seront les livres. Par la suite, « Radio Brune » prendra le relai, la propagande pourra s’exercer sans retenue…L’engrenage se met en place. 3) Les bases du totalitarisme Sur quoi repose le régime ? Le narrateur évoque « les résultats des scientifiques » dont il a été question page 2 : des tests de sélection ont prouvé que les animaux bruns étaient plus adaptés à la vie citadine. Ainsi fort de la caution scientifique présentée comme indiscutable, l’Etat National poursuit sa lutte contre les délits de « couleur » : « C’est à la suite de l’affaire des chiens » précise le narrateur dans l’extrait. C’est au lecteur de déchiffrer les symboles d’exclusion et de faire les rapprochements avec les régimes qu’il connaît. Les animaux d’une certaine couleur puis une presse unique, la présence d’une milice et d’une radio d’état sont les composantes de ce régime. La couleur brune est prétexte à exclusion puis à sanction. Les libertés sont petit à petit supprimées, le contrôle de la société deviendra total. Le conformisme s’étend, la presse unique puis la radio unique (page 10) relaient les théories prônées par le gouvernement sans possibilité de vérification ou de contestation. Il faut noter que ce gouvernement n’est pas nommé donnant au texte une valeur universelle. Dans la phrase « Le journal a fini par se faire interdire », la tournure passive ne précise pas le complément d’agent : par qui ? Le pouvoir est anonyme. Les doutes de la population : « les lecteurs ne savaient plus ce qu’’il fallait penser » seront remplacés par une pensée unique. L’expression de la différence sera définitivement proscrite. L’individu est privé de ses libertés. 5- Elargir, rapprocher Cette nouvelle propose donc une réflexion sur le pouvoir. Elle montre comment une dictature s’installe insidieusement, comment elle fonctionne : exclusions progressives, dénonciation, répression, terreur… Charlie et le narrateur détournent les yeux pour être tranquilles et éviter les ennuis. A la dernière page, « on » frappe à la porte du narrateur, il a peur, il pense –et le lecteur aussi- qu’on vient l’arrêter. Il pense qu’ « on aurait dû dire non » (page 11). Mais c’est trop tard, il n’y a plus de place pour la contestation. Voilà où le mène sa lâcheté. Cet apologue met en garde le lecteur contre l’installation d’une pensée unique, il incite le lecteur à faire preuve de vigilance, d’esprit critique afin de résister à l’oppression. On peut rapprocher cette nouvelle d’un poème du pasteur Martin Niemöller « Ich habe geschwiegen »,poème écrit pendant la seconde guerre mondiale à Dachau et traduit de l’allemand : « Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas communiste. Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas juif. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les catholiques, je n’ai pas protesté parce que je ne suis pas catholique. Et lorsqu’ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour protester. » L’anaphore utilisée met en valeur les compromissions successives. Les thèmes communs entre ce poème et Matin Brun sont l’égoïsme et la peur de faire changer les choses. Dans le poème, le personnage ne s’inquiète pas tant qu’il n’est pas directement concerné. De même dans la nouvelle de Pavloff, le narrateur pense être en sécurité s’il est dans les règles. « Au moins on était bien vus et on était tranquilles. » (page 6) Le personnage se place dans la norme pour échapper aux arrestations. Matin brun peut aussi être rapproché d’un autre texte étudié « La rédaction » de l’écrivain chilien Antonio Skarmeta. A travers les yeux d’un enfant, le lecteur découvre le fonctionnement d’une dictature militaire. Dénonciation et arrestation, on retrouve les mêmes ingrédients qui mettent en place et nourrissent une dictature. Ces différentes nouvelles permettent au lecteur de réfléchir et de construire sa conscience politique.