des mites dans la caverne
Transcription
des mites dans la caverne
page 1 DES MITES DANS LA CAVERNE propositions alternatives à la logique du progrès mémoire DNSEP 2003 • pierre bindreiff • école supérieure des arts décoratifs de strasbourg mémoire4.indd 1 23/05/03, 14:02 page 2 page 3 introduction page 5 progrès, bien-être et liberté page 9 le progrès, en cherchant à assurer le bien-être, garantit-il la liberté humaine? rupture nécessaire? page 19 faut-il imaginer une nouvelle manière de concevoir l’objet? processus page 27 tuning, mutations, déplacements et autres distortions mémoire4.indd 2-3 conclusion page 39 bibliographie page 41 23/05/03, 14:02 page 4 page 5 Certains diront que le rôle du designer, plus que de proposer des objets qui facilitent la vie, est d’inventer des fictions pour le quotidien. Pourtant, quand j’allume la télé, que je traverse la rue ou que je vais faire mes courses, je me dis que notre univers est déjà gouverné par des fictions. A force de raconter les histoires que tout le monde préfère entendre, on finit par s’ennuyer. Je ne vais pas raconter d’histoire, je vais tenter d’inventer la réalité, de montrer ce qui est. mémoire4.indd 4-5 23/05/03, 14:02 page 6 page 7 PROGRES BIEN-ETRE & LIBERTE le progrès, en cherchant à assurer le bien-être, garantit-il la liberté humaine? mémoire4.indd 6-7 23/05/03, 14:02 « Voir défiler un paysage par la portière du wagon ou de l’auto ou regarder l’écran de cinéma ou de l’ordinateur comme on regarde par une portière, à moins que le wagon ou la carlingue ne deviennent à leur tour salle de projection… chemin de fer, auto, jet, téléphone, télévision… notre vie toute entière passe par les prothèses de voyages accélérés dont nous ne sommes même plus conscients. » page 8 Paul Virilio, L’esthétique de la disparition, 1979. “If you don’t need it, don’t buy it.” Sac pour les magasins Camper, Marti Guixé; 2002. «... en théorie, Moulinex et toutes les autres marques d’appareils ménagers devraient libérer la femme. Or les faits semblent contredire cette thèse. L’analyse des statistiques révèle en effet que le temps consacré aux occupations domestiques n’a cessé d’augmenter à mesure qu’apparaissaient sur le marché de nouvelles inventions...» L’actrice américaine Barbara Roscoe présente les agréments d’une cuisine “moderne”; 1963. Jean-Claude Kaufmann, Les bons génies de la vie domestique ; Centre Pompidou ; 2000. mémoire4.indd Logo et slogan Moulinex; 1960. 8-9 Les objets sont complices de nos rythmes de vie. Inscrits dans un schéma croissant de progrès et d’efficacité, ils participent de ce mouvement continu qui nous empêche de reprendre pied dans le réel. Je n’ai pas l’intention de remettre ce mouvement en question : héritage du capitalisme, il participe du mode de pensée de notre société. Vouloir l’attaquer de front serait adopter une attitude réactionnaire, céder à la psychose mondialiste/antimondialiste. En oubliant momentanément les considérations socioéconomiques qui fondent ce débat, on peu admettre que notre société est organisée selon un mouvement exponentiel constant que l’on pourrait appeler plus simplement le progrès. En revanche, la relation du progrès au bien-être en passant par notre rapport à l’objet est discutable. Toujours régi par une logique de marché, de consommation et de croissance, l’objet ne peut faire autrement que cautionner ce système dans lequel tout tend toujours vers un confort idéal, vers une recherche déraisonnée du bien-être. Si dans les années cinquante, Moulinex a libéré la femme, aujourd’hui Moulinex entretient la dépendance de la “ménagère” aux objets de sa cuisine. « [L’inconfort] se voit même entretenu par l’améliora- 23/05/03, 14:02 page 9 tion constante de nos maisons, dans la mesure où le « bien-être idéal » (auquel nous ne cessons de tendre) demeure asymptotique à nos plus coûteuses réalisations (y compris le faux confort des gadgets de notre temps) de par sa nature utopique : image qui se dérobe à nous parce qu’elle nous précède toujours. » page 10 Jacques Pezeu-Massabuau, Le bien-être, de l’inconfort à l’anticonfort ; Communications n°73. Seuil, 2002. Contradiction chère à Jacques Tati, la relation entre progrès technique et bien-être -voire au bonheur- est admirablement mise en scène dans Mon oncle où notamment la cuisine de la sœur de Hulot joue à la fois de cette fascination pour les techniques nouvelles (on ne peut pas encore parler de nouvelles technologies) et de leur absurdité dans leur incapacité à produire du confort. Si aujourd’hui encore nous percevons cette dérive de la recherche d’un confort, d’un bien-être et d’une sécurité essentiels et indispensables vers une Jacques Tati, Mon oncle; 1958. M. Hulot dans la cuisine de la villa Arpel, imaginée par Jacques Lagrange (1917-1995) peintre et fils d’architecte, formé aux Beaux-Arts et aux Arts Décoratifs. « M. Hulot essaie avec un verre qui, moins coopératif, explose au sol. Cette scène mémorable concentre à elle seule l’ironie de Tati, sa tranquille subversion de ce que Perec appelle “ l’infra-ordinaire ”, soit cette somme de riens qui forment la trame à peine visible mais omniprésente du quotidien. En premier lieu, le cinéaste moque avec une férocité ludique le modernisme de ses contemporains, une certaine idée naïvement triomphale du progrès en cette fin des années 50, en plein coeur des Trente Glorieuses. Le bonheur s’incarne dans la tôle et le béton, les chantiers pullulent, les foyers s’équipent de machines à laver. On a beaucoup reproché alors à Jacques Tati une vision prétendument rétrograde et nostalgique de son époque. Mais autour de cette mécanique à améliorer les conditions matérielles, Mon oncle propose une vraie réflexion philosophique sur la notion d’utilité sur la destination des choses. “ Les choses ”, comme dirait encore Perec, ont envahi, engorgé l’univers de la famille Arpel, lui tiennent lieu d’âme. Sous la patte de Tati, leur débordement, leur sacro-sainte utilité, tournent à l’absurde. Et leur vanité au vide. Qu’est-ce qui est nécessaire (et suffisant) ? Chez M. Hulot, une vitre peut servir à capter un éclat de soleil, droit sur la cage du canari d’en face, juste pour réchauffer son envie de chanter. Comparé à ce délicieux “ détournement ” de l’objet, le pistolet à jus de viande, fierté de Mme Arpel, paraît d’un sérieux risible. C’est sa fonctionnalité même, son bon usage, qui devient burlesque. Dans ce monde où rien n’est laissé au hasard, où l’humain n’a de place, comme l’herbe malingre et bien taillée entre les dalles du jardin, que dans les interstices, M. Hulot, c’est l’accident, l’intrusion qui provoque la vie, la gaffe essentielle, l’acte manqué fertile, l’inutile indispensable. La poésie. Tant va la cruche à l’oncle... » Cécile Mury ; Télérama/hors série Tati ; 15 mai 2002. mémoire4.indd 10-11 23/05/03, 14:02 page 11 politique sécuritaire oppressante parce que trop ambitieuse, nous sommes en revanche incapables de placer des limites à notre bien-être personnel. On peut alors se poser la question de l’avenir d’une société qui s’évertue à réaliser ses idéaux, à vouloir tout maîtriser en supprimant tous les facteurs de risque, à ne jamais se mettre en défaut. page 12 Fight Club, images extrai- tes du film, David Fincher, d’après le roman de Chuck Palahniuk ; 1999. L‘appartement du narrateur, en train de commander du mobilier par correspondance. L’ univers du narrateur se confond avec celui du catalogue. Dans sa boulimie matérialiste, il ne vit plus que dans le cadre bien réglé que ses objet lui imposent. mémoire4.indd 12-13 Dans Fight Club, roman de Chuck Palahniuk, adapté au cinéma par David Fincher, les objets maîtrisent la raison de vivre du narrateur : seul, il ne vit plus que pour et par ses objets. Très vite étouffé par sa boulimie matérialiste et son confort, il développe une névrose schizophrène, à travers laquelle il va détruire tout ce qui jusqu’alors le comblait. Ce n’est qu’une fois débarrassé de tout, une fois dépossédé, qu’il parvient à retrouver ce qui est pour lui essentiel. Notre appétit déraisonné pour le confort et la sécurité, jusqu’alors vecteurs de progrès et de liberté humaine, nous maintient aujourd’hui à demi-conscients, incapables de discerner l’essentiel du superflu. Si je me refuse à prétendre savoir détacher le superflu de l’essentiel pour l’autre, je souhaite néanmoins lui permettre de se poser la question, mettre le doigt sur nos déterminismes. Car il me semble que c’est là que réside la liberté humaine : dans ce choix de la vitesse à laquelle nous vivons. Les objets de Joep Van Lieshout – mobile homes, véhicules, équipements à l’allure militaire semblent prêts à entamer une guérilla, Les membres de l’Atelier vivent en communauté auto gérée, dans la banlieue de Rotterdam : ils produisent leur propre nourriture (élevage de porcs et de poules, pêche dans la Meuse), leurs propres objets (bois, fibre de verre et résine), et recyclent leurs déchets (w.c. chimiques, 23/05/03, 14:02 page 13 cuves septiques…). Ils vivent dans une ambiance postapocalyptique, partageant leurs loisirs entre sexe et alcool. La seule règle semble être celle du Uzi, toujours à portée de la main. Si à première vue on pourrait les identifier à un groupement anarchiste extrémiste, il faut plutôt voir leur attitude comme une alerte, destinée à prévenir les mutations invisibles de notre société, dans l’incapacité de l’état et de la police à assurer notre sécurité. L’Atelier Van Lieshout nous montre ce que nous refusons de voir, ce que notre société refoule et vers quoi elle tend si nous ne faisons rien pour y échapper. Son attitude vise à responsabiliser plutôt qu’à porter un jugement moralisateur, sachant qu’il a déjà pris ses responsabilités. page 14 Choisir sa vitesse, c’est d’abord prendre conscience de son propre mouvement, ensuite prendre ses responsabilités. « La production s’établira dans le futur autour des propriétés, capacités qu’auront les objets, les hommes, le savoir, à réguler les tensions engendrées par une vie en mouvement. Se dégageant ainsi d’une notion 1. AVL, Mercedes & Baiseô-Drôme, le Parvis, centre d’art Tarbes ; 1998. 2. AVL, poulailler. 3. AVL, Aperto 95 ; Nouveau Musée/institut Villeurbanne. 4. AVL, Mercedes with canon. mémoire4.indd 14-15 23/05/03, 14:02 page 15 d’objet, le design alors engendré par un système complexe, sera une intelligence des situations, une liberté permanente du mouvement. » page 16 Ronan & Erwan Bouroullec, Designing the 21st century; 2001. Aujourd’hui, concevoir l’objet dans un schéma d’évolution biologique (de la cellule à l’être parfait), qui vise à sa perfection, c’est contribuer à ce fétichisme matérialiste. Il me semble cependant que le bien être réside plus dans la relation avec l’autre que dans la relation à l’objet. Autrement dit, le designer a-t-il la liberté d’agir sans alimenter ce mouvement altruiste, prétextant contribuer au bien-être des individus ? Peut-on envisager l’objet en dehors de ce vain simulacre de processus de “confortabilisation” ? Atelier Van Lieshout. vue schématique d’AVL-ville. mémoire4.indd 16-17 23/05/03, 14:02 page 17 page 18 page 19 RUPTURE NECESSAIRE ? faut-il imaginer une nouvelle manière de concevoir l’objet? mémoire4.indd 18-19 23/05/03, 14:02 Mon projet vise à faire des arrêts sur image sur le film de notre quotidien, au même titre que le flash du radar nous rappelle que nous roulions à plus de deux cents kilomètres à l’heure. Le crash est un autre moyen de donner conscience de cette vitesse, les conséquences ne sont pas les mêmes. Je veux provoquer des petits accidents, des accidents dont on sort physiquement indemne, mais ou l’esprit a subi quelque chose d’irréversible. page 20 1. Carsten Höller, Hard, hard to be a baby ; 1992. Balancoire fixée sur le bord du toit d’un immeuble 2. Carsten Höller, Killing children III ; 1994. Prise électrique et bonbons. 3. Carsten Höller, Killing children II ; 1992. Bicyclette et jerrican d’essence relié à un dispositif d’allumage sur la roue arrière. mémoire4.indd 20-21 Si je choisis d’accidenter la production, c’est pour ne m’attaquer qu’à l’idée générale d’un confort et d’une sécurité qui pensent pouvoir supprimer les éventualités d’accident, celle-là même qui entretient cette perte de conscience du réel. « Les sociétés qui développent la vitesse, développent l’accident » met en garde Paul Virilio lors de son exposition Ce qui arrive à la Fondation Cartier (déc.2002-mars2003). S’il se plaît à rappeler qu’un Airbus A800 c’est 800 morts, il ne cherche pas à effrayer les gens mais à redonner conscience de la portée des technologies que nous mettons en œuvre. L’accident, parce que dans l’instant du choc il permet de frôler la mort et donc de saisir l’essence de la vie, est l’élément qui provoque la conscience. « C’était presque comme si mon accident en avait d’un coup révélé la vraie nature.» Que ce soit dans Crash! de J.G. Ballard ou dans La vie nouvelle d’Orhan Pamuk, l’accident est symptomatique de cette impossibilité à consommer la vie réelle, de cette impossibilité à envisager le présent, (et donc le réel). Les processus habituels du design ne permettent pas de créer ce décalage. Penser l’objet pour sa fonction, c’est maintenir sa légitimité, et légitimer tous les objets, toutes leurs fonctions, tous leurs 23/05/03, 14:02 page 21 page 22 Les “projets” d’Alain Bublex cultivent l’anomalie : Critique grinçante du progrès, parasitages du réel, ils donnent à voir une autre réalité. « Il n’y a pas d’évolution, la seule histoire possible est celle de la technique, pas celle des hommes. » 1. Alain Bublex, Dramatic rear view of the Aerofiat showing the unique concept of the air extractors covering the entire rear surface ; 1999. acrylique et adhésif sur polyester, 120x120cm 2. Alain Bublex, Véhicule de service projet n°3 ; acrylique et adhésif sur polyester, 160x100cm; 2002 mémoire4.indd 22-23 usages, c’est céder à leur envahissement. Aujourd’hui notre société véhicule des quantités inimaginables d’objets qui sont loin d’être essentiels et dont la seule présence dans nos environnements nous disperse, nous encombre, nous empêche de déterminer ce dont nous avons réellement besoin. L’objet, aidé par les processus de design favorisant son esthétique et la fonctionnalité qui lui ont permis de mieux entrer dans nos vies, tentant vainement de résoudre ce contentieux entre l’homme et l’objet, est devenu une œillère face à la réalité, un frein à l’empathie. L’objet est devenu le médium d’une vie “sans objet”. Pour prendre un exemple de notre univers domestique, le design d’un batteur électrique ne m’intéresse pas. Je ne me pose pas la question de son esthétique ni de sa fonctionnalité. Je ne me demande pas si à la manière de Loewy, il doit arborer un carénage lisse évoquant des performances usurpées ou, si comme l’école d’Ulm, il doit devenir l’expression fonctionnaliste du battement des œufs en neige, ou encore si, de manière plus contemporaine, il aurait été capable de véhiculer quelque message poétique. Ce qui m’intéresse c’est la place que prend cet objet dans notre vie, le sens que l’on peut y voir, de quelle manière il est susceptible d’influer sur nos comportements, à quel point il entretient l’“electric wok syndrome” (Expression anglo-saxonne désignant l’absurde débauche de technologie dans la vie courante faisant référence au wok : poêle asiatique rustique utilisée pour tous types de préparation sur un feu vif qui s’est récemment vue transformée en objet domestique électrique de table perdant ainsi toutes ses spécificités culinaires.) Faut-il pour autant agir en rupture ? Je ne le pense pas. Créer des objets accidentogènes, 23/05/03, 14:02 page 23 n’est pour moi qu’une image : l’accident n’est envisagé que comme l’élément qui provoque la conscience. Introduire cette notion directement –au premier degrédans l’objet, le placerait dans un registre qui l’écarte définitivement de toute utilisation potentielle. Comme je l’ai dit, il n’est pas question de remettre en cause le mouvement, la non-fonctionnalité des objets les place d’emblée dans un domaine qui n’est pas celui du quotidien, qui les éloigne de leur filiation avec un processus de design. J’envisage alors une tactique d’infiltration : jouer avec les codes et les archétypes, s’insérer dans l’univers des objets usuels. Au même titre que les bureaux de Pierre Charreau, qui en dépit de leur ingéniosité et de leur simplicité formelle, produisent de l’inconfort en laissant inévitablement glisser tout objet posé sur les cotés de la surface de travail. page 24 1. Margot Quan Knight; If ; 2002. Fabrica Files, Fabrica (centre de recherche en communication du groupe Benetton). 2. Pierre Charreau, bureaux à plans inclinés, mémoire4.indd 24-25 23/05/03, 14:02 page 25 page 26 page 27 PROCESSUS tuning, mutations, déplacements et autres distortions. mémoire4.indd 26-27 23/05/03, 14:02 Je veux développer ce paradoxe : vouloir appuyer en même temps sur avance rapide et sur pause. Je cherche le moment critique durant lequel, un quart de seconde durant, la bande magnétique glisse dans un couinement strident sur les têtes de lecture. page 28 super bumpy, Olivier Peyricot; 2002 voiture en mousse polyester. Exposée à la biennale de Saint Etienne du 16 au 24 novembre 2002 « Le super-bumpy (...) assurait non seulement une protection sans faille mais permettait également une conduite insouciante, si bien qu’il fut le premier véhicule dispensé de permis de conduire. Conçu pour protéger les conducteurs de leurs semblables, ce combiné bloc-moteur + bloc-mousse séduit les piétons et les usagers des transports publics : avec lui, traverser les carrefours les plus dangereux aux heures de pointe devenait aussi simple que de jouer des coudes dans la foule du métro et se garer se résumait à un simple arrêt inopiné ou une incursion dans un interstice quelconque. Au retour, on était certain de retrouver quelques super bumpy disséminés au gré du vent mauvais du trafic.» © 2002 IDSland mémoire4.indd 28-29 Je cherche une manière de faire du design sans en faire ; de faire de la musique comme on fait du rock’n’roll : en cultivant les paradoxes, en agissant de manière désinvolte, en cultivant l’anomalie, en jouant sur le fil de ce qui est bien ou mal : du design à la Picabia : «En roulant à 140km/h sans écraser personne». Un design rock’n’roll, c’est un design sans morale, qui soit prêt à envisager autant le bien que le mal ; qui ayant pris conscience de la portée de ses actes, fasse ce qu’il pense être le mieux, c’est à dire le moins ennuyeux, le plus fort et le plus vite possible, maintenant. Mes projets ne sont pas de réelles propositions, au sens où on l’entend généralement. Je ne cherche pas de solution probable, je préfère tenter de donner à l’improbable un air d’évidence. J’aime que les choses soient simples parce qu’elles sont complexes. Je cherche des objets ayant le potentiel de heurter les idées convenues en les mettant ellesmêmes en scène. Comme les véhicules d’Olivier Peyricot qui à priori sont des propositions absurdes, je cherche à matérialiser l’absurdité des idées qui a priori sont probables. Super bumpy est une réponse hyper fonctionnelle à la sécurité automobile. En prenant super bumpy au sérieux nous sommes obligés de renier tout ce que nous pensions comme logique et inaltérable dans l’univers automobile. Au même titre la BX de 50cm3, qui ne dépassera jamais 15km/h nous rappelle 23/05/03, 14:02 page 29 que même avec un V12, la vitesse moyenne des automobiles en ville est de 15km/h. Si on peut rapprocher cette attitude des mouvements de l’architecture radicale ironisant sur des utopies négatives, prônant une recherche de l’essentiel, contestant le caractère univoque du progrès, il faut néanmoins en différencier les motivations. Dans les années soixante-dix, l’architecture radicale se présente comme une avant-garde décidée à modifier le monde dans lequel elle vit, du moins à faire page 30 « slow rider manifesto : dans les années 2000 l’autoroute est devenue la véritable arène de la lutte des classes (C et S) et de segmentation de la société (sur 4 voies). L’apparition, au début du millénaire, des 4x4 routiers surpuissants produits par BMW, Volvo et Lexus modifie profondément les mœurs routières et le code afférent. Le rythme infernal imposé par ces tanks hypertrophiés semble accélérer les gestes les plus quotidiens, cabosser les mots les plus doux. Les queues de poissons dans les files d’attente, les dérapages langagiers, les refus de priorité à la salle de bain se multipliaient. Le monde allait mal. Le changer, c’était changer la voiture, ralentir les trafics, ne plus se présenter au poste de conduite, arrêter de braquer. Sans concertation, un mouvement de tuning-idéologique vit le jour simultanément à Madrid, Paris et Los Angeles. Des moteurs désossés, amputés de nombreux cylindres étaient remontés à l’arrière des véhicules ou échangés contre des générateurs de frigos. Le capot déposé, le châssis tronçonné cédaient place à des assises frontales. Des gueuses ou des piles de magazines plombaient les coffres. Des boom-box surdimensionnées couvraient les cris des pédales de freins bloquées à mi-course. Confortablement installés à l’avant, à l’arrière ou marchant nonchalamment à côté,les conducteurs de slow rider débarquaient à 15 km/h max et min, corrigeant négligemment la trajectoire de leur véhicule tous les quarts d’heures, sillon- Olivier Peyricot; Slowrider; Citroën BX amputée de son moteur pour y loger une banquette ; 2002. mémoire4.indd 30-31 nant les freeway dans le seul but de les contester à bord du premier engin entièrement conçu comme le sabotage effectif d’un autre. Que deux ou trois adeptes se donnent rendez-vous à tel carrefour et c’était toute une ville paralysée pendant des heures - des conducteurs abîmés dans leur songes, des échangeurs sans raison d’être, des compteurs tournant leurs pouces. Cette tumeur au design, ce custom viral manqua de ralentir, voire stopper, l’industrie automobile, les réseaux d’informations, le flux permanent du cash, des bits et des fluides identitaires. Puis, tout fut gâché : dans le monde du slow rider on ne pouvait pas arriver au travail à l’heure, ni sauver un transfusé. Par contre, des heures passées à faire le tour des ghettos dans leurs bureaux roulants permettaient aux dealers de quadriller méticuleusement leur territoire. Le slow business fit la fortune de certains et s’éteignit… lentement.» © 2002 IDSland 23/05/03, 14:02 page 31 page 32 1. Autobett, dessin de Max Peintner; 1969. évoluer les domaines de l’objet et de l’architecture. Je n’ai pas les mêmes prétentions, à savoir que je ne propose pas de solutions pour envisager l’avenir mais des propositions pour lire le présent. Si les acteurs de l’architecture radicale ont exercé avec conviction, mes propositions ne sont que l’expression d’une attitude revendiquant l’absence de vraie solution. J’assume l’incapacité du designer à résoudre les conflits socioéconomiques, mais je veux profiter de son potentiel à souligner les aberrations de nos modes de vie. 2. Bonnie & Clyde; Sofa / Bed, 2001 ; Jerszy Seymour L: 380 cm, l: 182 cm, H: 150 cm « L’avenir du design sera fabuleux, flou, furieux et fou. Il sera un outil d’amour, un super héros prêt à combattre pour le bien et le mal. Il se demandera pourquoi il existe et interrogera sa raison d’être. Il fera des bras d’honneur, courra nu dans les bois et sauvera le monde. » Artiste autrichien, ayant recours à l’hyperréalisme qu’il utilise pour dessiner des situations utopiques de la manière la plus ironique possible. A travers des dessins d’architecture visionnaires, il exprime une critique du progrès et de la technologie. « Le canapé-lit Bonnie & Clyde est moulé dans du polyuréthane expansé, à partir d’un moule fait sur une Ford Escort XR3. L’intérieur forme un espace pouvant contenir un lit double ou des sièges, une table et une lampe, tous moulés à partir du polyuréthane. (...) Bonnie & Clyde s’inscrit également en réaction contre le canapé blanc omniprésent, où la qualité de vie est représentée par la taille de votre écran TV. Fini le disco, voici Bonnie & Clyde qui dévalisent des banques, sont amoureux - des héros populaires, poursuivis et tués par la police. Et tout cela en voiture. S’ils avaient vécu dans les années 80, ils auraient peutêtre conduit une XR3.» Communiqué de presse, exposition Lowlife, galerie Kréo. mémoire4.indd 32-33 Jerszy Seymour. « La question essentielle est donc : que faut-il transformer ? L’environnement pour l’adapter à l’homme, ou l’homme pour l’adapter à l’environnement ? Faut-il donner à l’homme des moyens artificiels et sophistiqués qui l’aideront à survivre ou adapter son organisme aux conditions de survie offertes par l’environnement ? » Yona Friedman, L’architecture de survie ; 1978-2003. La question écologique est indispensable dans 23/05/03, 14:02 page 33 le processus de design, mais je ne pense pas que le recyclage soit la composante première de l’écologie. L’écologie, c’est d’abord savoir dégager ce qui est essentiel de ce qui est superflu. Je me moque d’imaginer une poubelle pour les bouteilles d’eau en plastique : j’aimerais que l’eau du robinet soit potable... page 34 Une fois ces questions essentielles posées, auxquelles je n’ai pas de solution, je pense qu’il est important de s’amuser un peu. Le cynisme et l’humour noir sont de rigueur, parce que franchement, aujourd’hui, il n’y a pas de quoi rire. J’allie l’œil du moine à la technique du guérillero, je propose une représentation équivoque de la réalité. Un parasitage discret, un brouillage subtil qui aiguise la conscience du monde dans lequel nous vivons. « Le cynisme consiste à voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles devraient être. » Oscar Wilde. Projet d’autoroute pour le parc de Pourtalès, en périphérie de la ville de Strasbourg; dans le cadre du projet Lisière de ville*; 2002. mémoire4.indd 34-35 Dans le cadre d’une étude de paysage sur un parc de la périphérie de Strasbourg, j’ai proposé une autoroute. Une autoroute comme une provocation, une attitude désinvolte qui se moque du caractère romantique de ce parc du XVIIIe et du caractère fragile et précieux de la forêt primitive qui le jouxte, mais aussi une autoroute comme une réelle proposition, hyperfonctionnelle, logique et rationnelle, cohérente avec les activités industrielles proches. Ce projet, 23/05/03, 14:03 page 35 1.coloriage ; page 36 l’assise bois est remplacée par une assise en plexiglass sur laquelle est sérigraphiée un dessin à colorier en respectant les différents parfums/ couleurs des chewings gums. Ainsi les chewings gums collés sous les sièges participent désormais d’une activitée développant les qualités artistiques de l’enfant. 2.gordini ; la nouvelle géométrie, résolument orientée vers l’avant, confère à la chaise d’école des qualités sportives insoupçonnées, parfaite pour les longues lignes droites des couloirs de linoléum. (trop) simple révèle la complexité des lieux et leurs natures antagonistes, partagées entre préservation des milieux naturels et développement des activités humaines. Au final, il me semble que l’autoroute ne soit plus si absurde comme proposition, tant mieux. Des variations autour de la chaise d’école témoignent de cette volonté de ne pas proposer de solutions. Je ne dessine pas, par souci d’économie, d’écologie mais aussi par souci d’humilité devant tous les objets qui existent déjà et qui fonctionnent très bien. Des transformations simples - distorsions physiques et sémantiques, déplacements, superpositions donnent un sens nouveau à l’objet. Je cherche à accidenter la réalité pour faire apparaître celle que l’on refusait de voir. 3.sieste ; la nouvelle géométrie, résolument orientée vers l’arrière, confère à la chaise d’école un confort insoupçonné, parfaite pour les longues siestes à l’avant-dernier rang. Chaises réalisée à l’occasion d’un workshop sur le thème «S’asseoir et plus» avec Marie Christine Dorner à l’ESAD; 2001. mémoire4.indd 36-37 23/05/03, 14:03 page 37 page 38 page 39 Certains diront que le rôle du designer, plus que de proposer des objets qui facilitent la vie, est d’inventer des fictions pour le quotidien. Pourtant, quand j’allume la télé, que je traverse la rue ou que je vais faire mes courses, je me dis que notre univers est déjà gouverné par des fictions. A force de raconter les histoires que tout le monde préfère entendre, on finit par s’ennuyer. Je ne vais pas raconter d’histoire, je vais tenter d’inventer la réalité, de montrer ce qui est. mémoire4.indd 38-39 23/05/03, 14:03 BIBLIOGRAPHIE page 40 Allégorie de la caverne, La République, Platon; (env.428-347 av.J.-C.) Esthétique de la disparition; Paul Virilio; 1979. Ce qui arrive ; Paul Virilio; Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2002. L’architecture de survie, une philosophie de la pauvreté; Yona Friedman,1978, L’éclat, 2003. Designing the 21st century; Charlotte & Peter Fiell, Taschen; 2001. Art at the turn of the millenium; Taschen 2000 Qu’est ce que l’art (aujourd’hui); Beaux Arts Magazine; déc.1999. Les bons génies de la vie domestique; Editions du Centre Pompidou, Paris, 2000. Le Bon, La Brute & Le Truand , Hoefnagels, P.J., Noordervliet, M.J., Lootsma, B.O., Les Abattoirs/Toulouse, Atelier van Lieshout/NAi Publishers/Rotterdam, 1998. Architecture radicale; Institut d’art contemporain de Villeurbanne, Seuil, 2001. Manières d’habiter; Communications n°73; Seuil, 2002. Pierre Charreau, designer & architect; Taschen; 1991. Mon Oncle, Jacques Tati; 1958 Télérama hors-série/Tati, 15 mai 2002. Fight-Club, David Fincher/Chuck Palahniuk, 1999. Crash!, J.G. Ballard; 1973. La vie nouvelle, Orhan Pamuk; 1999. L’auto et la ville, Gabriel Dupuy, Flammarion, 1995. Cinq propositions pour une théorie du paysage; collectif, Champ Vallon; 1994. Intramuros, février 2003. Atelier Van Lieshout; www.ateliervanlieshout.com. Galerie Kreo; (exposition Jerszy Seymour) www.galeriekreo.com Olivier Peyricot; www.idsland.com. mémoire4.indd 40-41 23/05/03, 14:03 page 41 page 42 page 43 merci à Anne Denis, Pierre Bohrer et Jacques Demarcq. mémoire4.indd 42-43 23/05/03, 14:03