des mites dans la caverne

Transcription

des mites dans la caverne
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DES MITES
DANS LA CAVERNE
propositions alternatives à la logique du progrès
mémoire DNSEP 2003 • pierre bindreiff • école supérieure des arts décoratifs de strasbourg
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introduction
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progrès, bien-être et liberté
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le progrès, en cherchant à assurer le bien-être, garantit-il la liberté humaine?
rupture nécessaire?
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faut-il imaginer une nouvelle manière de concevoir l’objet?
processus
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tuning, mutations, déplacements et autres distortions
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conclusion
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bibliographie
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Certains diront que le rôle du designer, plus que
de proposer des objets qui facilitent la vie, est
d’inventer des fictions pour le quotidien. Pourtant,
quand j’allume la télé, que je traverse la rue ou
que je vais faire mes courses, je me dis que notre
univers est déjà gouverné par des fictions. A force
de raconter les histoires que tout le monde préfère
entendre, on finit par s’ennuyer.
Je ne vais pas raconter d’histoire, je vais tenter
d’inventer la réalité, de montrer ce qui est.
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PROGRES
BIEN-ETRE &
LIBERTE
le progrès, en cherchant à assurer le bien-être, garantit-il
la liberté humaine?
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« Voir défiler un paysage par la portière
du wagon ou de l’auto ou regarder l’écran de cinéma
ou de l’ordinateur comme on regarde par une portière,
à moins que le wagon ou la carlingue ne deviennent
à leur tour salle de projection… chemin de fer, auto,
jet, téléphone, télévision… notre vie toute entière
passe par les prothèses de voyages accélérés dont
nous ne sommes même plus conscients. »
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Paul Virilio, L’esthétique de la disparition, 1979.
“If you don’t need it, don’t buy it.”
Sac pour les magasins Camper,
Marti Guixé; 2002.
«... en théorie, Moulinex et toutes les
autres marques d’appareils ménagers
devraient libérer la femme. Or les
faits semblent contredire cette thèse.
L’analyse des statistiques révèle en
effet que le temps consacré aux
occupations domestiques n’a cessé
d’augmenter à mesure qu’apparaissaient
sur le marché de nouvelles inventions...»
L’actrice américaine Barbara Roscoe présente les
agréments d’une cuisine
“moderne”; 1963.
Jean-Claude Kaufmann, Les bons génies de
la vie domestique ; Centre Pompidou ; 2000.
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Logo et slogan Moulinex; 1960.
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Les objets sont complices de nos rythmes
de vie. Inscrits dans un schéma croissant de progrès
et d’efficacité, ils participent de ce mouvement continu
qui nous empêche de reprendre pied dans le réel.
Je n’ai pas l’intention de remettre ce mouvement en question : héritage du capitalisme, il participe
du mode de pensée de notre société. Vouloir l’attaquer de front serait adopter une attitude réactionnaire, céder à la psychose mondialiste/antimondialiste.
En oubliant momentanément les considérations socioéconomiques qui fondent ce débat, on peu admettre
que notre société est organisée selon un mouvement
exponentiel constant que l’on pourrait appeler plus
simplement le progrès. En revanche, la relation du progrès au bien-être en passant par notre rapport
à l’objet est discutable. Toujours régi par une logique
de marché, de consommation et de croissance, l’objet
ne peut faire autrement que cautionner ce système
dans lequel tout tend toujours vers un confort idéal,
vers une recherche déraisonnée du bien-être.
Si dans les années cinquante, Moulinex a libéré
la femme, aujourd’hui Moulinex entretient la dépendance de la “ménagère” aux objets de sa cuisine.
« [L’inconfort] se voit même entretenu par l’améliora-
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tion constante de nos maisons, dans la mesure où le
« bien-être idéal » (auquel nous ne cessons de tendre)
demeure asymptotique à nos plus coûteuses réalisations (y compris le faux confort des gadgets de notre
temps) de par sa nature utopique : image qui se dérobe
à nous parce qu’elle nous précède toujours. »
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Jacques Pezeu-Massabuau, Le bien-être, de l’inconfort à l’anticonfort ; Communications n°73. Seuil, 2002.
Contradiction chère à Jacques Tati, la relation entre progrès technique et bien-être -voire
au bonheur- est admirablement mise en scène dans
Mon oncle où notamment la cuisine de la sœur de Hulot
joue à la fois de cette fascination pour les techniques
nouvelles (on ne peut pas encore parler de nouvelles
technologies) et de leur absurdité dans leur incapacité
à produire du confort.
Si aujourd’hui encore nous percevons cette
dérive de la recherche d’un confort, d’un bien-être
et d’une sécurité essentiels et indispensables vers une
Jacques Tati, Mon
oncle; 1958.
M. Hulot dans la cuisine
de la villa Arpel, imaginée
par Jacques Lagrange
(1917-1995) peintre et fils
d’architecte, formé aux
Beaux-Arts et aux Arts
Décoratifs.
« M. Hulot essaie avec un verre qui, moins coopératif, explose au sol. Cette scène
mémorable concentre à elle seule l’ironie de Tati, sa tranquille subversion de ce que Perec
appelle “ l’infra-ordinaire ”, soit cette somme de riens qui forment la trame à peine visible
mais omniprésente du quotidien. En premier lieu, le cinéaste moque avec une férocité ludique
le modernisme de ses contemporains, une certaine idée naïvement triomphale du progrès en
cette fin des années 50, en plein coeur des Trente Glorieuses. Le bonheur s’incarne dans
la tôle et le béton, les chantiers pullulent, les foyers s’équipent de machines à laver. On a
beaucoup reproché alors à Jacques Tati une vision prétendument rétrograde et nostalgique
de son époque. Mais autour de cette mécanique à améliorer les conditions matérielles, Mon
oncle propose une vraie réflexion philosophique sur la notion d’utilité sur la destination des
choses. “ Les choses ”, comme dirait encore Perec, ont envahi, engorgé l’univers de
la famille Arpel, lui tiennent lieu d’âme. Sous la patte de Tati, leur débordement,
leur sacro-sainte utilité, tournent à l’absurde. Et leur vanité au vide. Qu’est-ce qui
est nécessaire (et suffisant) ? Chez M. Hulot, une vitre peut servir à capter un éclat de soleil,
droit sur la cage du canari d’en face, juste pour réchauffer son envie de chanter. Comparé
à ce délicieux “ détournement ” de l’objet, le pistolet à jus de viande, fierté de Mme Arpel,
paraît d’un sérieux risible. C’est sa fonctionnalité même, son bon usage, qui devient burlesque.
Dans ce monde où rien n’est laissé au hasard, où l’humain n’a de place, comme l’herbe malingre
et bien taillée entre les dalles du jardin, que dans les interstices, M. Hulot, c’est l’accident,
l’intrusion qui provoque la vie, la gaffe essentielle, l’acte manqué fertile, l’inutile
indispensable. La poésie. Tant va la cruche à l’oncle... »
Cécile Mury ; Télérama/hors série Tati ; 15 mai 2002.
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politique sécuritaire oppressante parce que trop ambitieuse, nous sommes en revanche incapables de placer
des limites à notre bien-être personnel. On peut
alors se poser la question de l’avenir d’une société
qui s’évertue à réaliser ses idéaux, à vouloir tout
maîtriser en supprimant tous les facteurs de risque,
à ne jamais se mettre en défaut.
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Fight Club, images extrai-
tes du film, David Fincher,
d’après le roman de Chuck
Palahniuk ; 1999.
L‘appartement du narrateur, en train de commander
du mobilier par correspondance.
L’ univers du narrateur
se confond avec celui du
catalogue. Dans sa boulimie
matérialiste, il ne vit plus
que dans le cadre bien réglé
que ses objet lui imposent.
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Dans Fight Club, roman de Chuck Palahniuk,
adapté au cinéma par David Fincher, les objets
maîtrisent la raison de vivre du narrateur : seul, il ne
vit plus que pour et par ses objets. Très vite étouffé
par sa boulimie matérialiste et son confort, il développe une névrose schizophrène, à travers laquelle
il va détruire tout ce qui jusqu’alors le comblait.
Ce n’est qu’une fois débarrassé de tout, une fois
dépossédé, qu’il parvient à retrouver ce qui est pour
lui essentiel.
Notre appétit déraisonné pour le confort
et la sécurité, jusqu’alors vecteurs de progrès et
de liberté humaine, nous maintient aujourd’hui à
demi-conscients, incapables de discerner l’essentiel
du superflu. Si je me refuse à prétendre savoir détacher le superflu de l’essentiel pour l’autre, je souhaite néanmoins lui permettre de se poser la question, mettre le doigt sur nos déterminismes. Car il me
semble que c’est là que réside la liberté humaine :
dans ce choix de la vitesse à laquelle nous vivons.
Les objets de Joep Van Lieshout – mobile
homes, véhicules, équipements à l’allure militaire semblent prêts à entamer une guérilla, Les membres
de l’Atelier vivent en communauté auto gérée, dans
la banlieue de Rotterdam : ils produisent leur propre
nourriture (élevage de porcs et de poules, pêche dans
la Meuse), leurs propres objets (bois, fibre de verre
et résine), et recyclent leurs déchets (w.c. chimiques,
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cuves septiques…). Ils vivent dans une ambiance postapocalyptique, partageant leurs loisirs entre sexe
et alcool. La seule règle semble être celle du Uzi,
toujours à portée de la main. Si à première vue on
pourrait les identifier à un groupement anarchiste
extrémiste, il faut plutôt voir leur attitude comme
une alerte, destinée à prévenir les mutations invisibles de notre société, dans l’incapacité de l’état et
de la police à assurer notre sécurité. L’Atelier Van
Lieshout nous montre ce que nous refusons de voir,
ce que notre société refoule et vers quoi elle tend
si nous ne faisons rien pour y échapper. Son attitude
vise à responsabiliser plutôt qu’à porter un jugement
moralisateur, sachant qu’il a déjà pris ses responsabilités.
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Choisir sa vitesse, c’est d’abord prendre conscience
de son propre mouvement, ensuite prendre ses
responsabilités.
« La production s’établira dans le futur autour des
propriétés, capacités qu’auront les objets, les hommes,
le savoir, à réguler les tensions engendrées par une
vie en mouvement. Se dégageant ainsi d’une notion
1. AVL, Mercedes & Baiseô-Drôme, le Parvis, centre
d’art Tarbes ; 1998.
2. AVL, poulailler.
3. AVL, Aperto 95 ; Nouveau Musée/institut Villeurbanne.
4. AVL, Mercedes with
canon.
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d’objet, le design alors engendré par un système
complexe, sera une intelligence des situations, une
liberté permanente du mouvement. »
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Ronan & Erwan Bouroullec, Designing the 21st century; 2001.
Aujourd’hui, concevoir l’objet dans un schéma
d’évolution biologique (de la cellule à l’être parfait),
qui vise à sa perfection, c’est contribuer à ce fétichisme matérialiste. Il me semble cependant que le
bien être réside plus dans la relation avec l’autre
que dans la relation à l’objet.
Autrement dit, le designer a-t-il la liberté d’agir
sans alimenter ce mouvement altruiste, prétextant
contribuer au bien-être des individus ? Peut-on envisager l’objet en dehors de ce vain simulacre de processus de “confortabilisation” ?
Atelier Van Lieshout.
vue schématique d’AVL-ville.
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RUPTURE
NECESSAIRE ?
faut-il imaginer une nouvelle manière de concevoir l’objet?
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Mon projet vise à faire des arrêts sur image
sur le film de notre quotidien, au même titre que le
flash du radar nous rappelle que nous roulions à plus
de deux cents kilomètres à l’heure. Le crash est un
autre moyen de donner conscience de cette vitesse,
les conséquences ne sont pas les mêmes. Je veux
provoquer des petits accidents, des accidents dont
on sort physiquement indemne, mais ou l’esprit a subi
quelque chose d’irréversible.
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1. Carsten Höller, Hard,
hard to be a baby ; 1992.
Balancoire fixée sur le
bord du toit d’un immeuble
2. Carsten Höller, Killing
children III ; 1994. Prise
électrique et bonbons.
3. Carsten Höller, Killing
children II ; 1992. Bicyclette
et jerrican d’essence relié
à un dispositif d’allumage
sur la roue arrière.
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Si je choisis d’accidenter la production, c’est
pour ne m’attaquer qu’à l’idée générale d’un confort
et d’une sécurité qui pensent pouvoir supprimer les
éventualités d’accident, celle-là même qui entretient
cette perte de conscience du réel. « Les sociétés
qui développent la vitesse, développent l’accident »
met en garde Paul Virilio lors de son exposition Ce
qui arrive à la Fondation Cartier (déc.2002-mars2003).
S’il se plaît à rappeler qu’un Airbus A800 c’est 800
morts, il ne cherche pas à effrayer les gens mais
à redonner conscience de la portée des technologies
que nous mettons en œuvre. L’accident, parce que dans
l’instant du choc il permet de frôler la mort et donc
de saisir l’essence de la vie, est l’élément qui provoque la conscience. « C’était presque comme si mon
accident en avait d’un coup révélé la vraie nature.»
Que ce soit dans Crash! de J.G. Ballard ou dans La vie
nouvelle d’Orhan Pamuk, l’accident est symptomatique
de cette impossibilité à consommer la vie réelle, de
cette impossibilité à envisager le présent, (et donc le
réel).
Les processus habituels du design ne permettent pas de créer ce décalage. Penser l’objet pour
sa fonction, c’est maintenir sa légitimité, et légitimer
tous les objets, toutes leurs fonctions, tous leurs
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Les “projets” d’Alain Bublex cultivent l’anomalie :
Critique grinçante du progrès, parasitages du réel,
ils donnent à voir une autre réalité. « Il n’y a pas
d’évolution, la seule histoire possible est celle de la
technique, pas celle des hommes. »
1. Alain Bublex, Dramatic
rear view of the Aerofiat
showing the unique concept of the air extractors
covering the entire rear
surface ; 1999. acrylique
et adhésif sur polyester,
120x120cm
2. Alain Bublex, Véhicule
de service projet n°3 ;
acrylique et adhésif sur
polyester, 160x100cm; 2002
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usages, c’est céder à leur envahissement. Aujourd’hui
notre société véhicule des quantités inimaginables
d’objets qui sont loin d’être essentiels et dont
la seule présence dans nos environnements nous disperse, nous encombre, nous empêche de déterminer
ce dont nous avons réellement besoin. L’objet, aidé
par les processus de design favorisant son esthétique et la fonctionnalité qui lui ont permis de mieux
entrer dans nos vies, tentant vainement de résoudre
ce contentieux entre l’homme et l’objet, est devenu
une œillère face à la réalité, un frein à l’empathie.
L’objet est devenu le médium d’une vie “sans objet”.
Pour prendre un exemple de notre univers
domestique, le design d’un batteur électrique ne m’intéresse pas. Je ne me pose pas la question de son
esthétique ni de sa fonctionnalité. Je ne me demande
pas si à la manière de Loewy, il doit arborer un
carénage lisse évoquant des performances usurpées
ou, si comme l’école d’Ulm, il doit devenir l’expression
fonctionnaliste du battement des œufs en neige, ou
encore si, de manière plus contemporaine, il aurait été
capable de véhiculer quelque message poétique. Ce qui
m’intéresse c’est la place que prend cet objet dans
notre vie, le sens que l’on peut y voir, de quelle
manière il est susceptible d’influer sur nos comportements, à quel point il entretient l’“electric wok syndrome” (Expression anglo-saxonne désignant l’absurde
débauche de technologie dans la vie courante faisant
référence au wok : poêle asiatique rustique utilisée
pour tous types de préparation sur un feu vif qui
s’est récemment vue transformée en objet domestique
électrique de table perdant ainsi toutes ses spécificités culinaires.)
Faut-il pour autant agir en rupture ? Je
ne le pense pas. Créer des objets accidentogènes,
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n’est pour moi qu’une image : l’accident n’est envisagé
que comme l’élément qui provoque la conscience. Introduire cette notion directement –au premier degrédans l’objet, le placerait dans un registre qui l’écarte
définitivement de toute utilisation potentielle. Comme
je l’ai dit, il n’est pas question de remettre en
cause le mouvement, la non-fonctionnalité des objets
les place d’emblée dans un domaine qui n’est pas celui
du quotidien, qui les éloigne de leur filiation avec un
processus de design.
J’envisage alors une tactique d’infiltration :
jouer avec les codes et les archétypes, s’insérer dans
l’univers des objets usuels. Au même titre que les
bureaux de Pierre Charreau, qui en dépit de leur
ingéniosité et de leur simplicité formelle, produisent
de l’inconfort en laissant inévitablement glisser tout
objet posé sur les cotés de la surface de travail.
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1. Margot Quan Knight; If ;
2002.
Fabrica Files, Fabrica
(centre de recherche en
communication du groupe
Benetton).
2. Pierre Charreau, bureaux
à plans inclinés,
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PROCESSUS
tuning, mutations, déplacements et autres distortions.
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Je veux développer ce paradoxe : vouloir
appuyer en même temps sur avance rapide et sur
pause. Je cherche le moment critique durant lequel, un
quart de seconde durant, la bande magnétique glisse
dans un couinement strident sur les têtes de lecture.
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super bumpy,
Olivier Peyricot; 2002
voiture en mousse polyester. Exposée à la biennale
de Saint Etienne du 16 au
24 novembre 2002
«
Le super-bumpy (...) assurait
non seulement une protection
sans faille mais permettait également une conduite insouciante,
si bien qu’il fut le premier véhicule dispensé de permis de conduire. Conçu pour protéger les
conducteurs de leurs semblables, ce combiné bloc-moteur +
bloc-mousse séduit les piétons
et les usagers des transports
publics : avec lui, traverser les
carrefours les plus dangereux
aux heures de pointe devenait
aussi simple que de jouer des
coudes dans la foule du métro
et se garer se résumait à
un simple arrêt inopiné ou
une incursion dans un interstice
quelconque. Au retour, on était
certain de retrouver quelques
super bumpy disséminés au gré
du vent mauvais du trafic.»
© 2002 IDSland
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Je cherche une manière de faire du design
sans en faire ; de faire de la musique comme on fait
du rock’n’roll : en cultivant les paradoxes, en agissant de manière désinvolte, en cultivant l’anomalie, en
jouant sur le fil de ce qui est bien ou mal : du design
à la Picabia : «En roulant à 140km/h sans écraser
personne». Un design rock’n’roll, c’est un design sans
morale, qui soit prêt à envisager autant le bien que
le mal ; qui ayant pris conscience de la portée de ses
actes, fasse ce qu’il pense être le mieux, c’est à dire
le moins ennuyeux, le plus fort et le plus vite possible, maintenant.
Mes projets ne sont pas de réelles propositions, au sens où on l’entend généralement. Je ne
cherche pas de solution probable, je préfère tenter de
donner à l’improbable un air d’évidence. J’aime que les
choses soient simples parce qu’elles sont complexes.
Je cherche des objets ayant le potentiel de
heurter les idées convenues en les mettant ellesmêmes en scène.
Comme les véhicules d’Olivier Peyricot qui
à priori sont des propositions absurdes, je cherche
à matérialiser l’absurdité des idées qui a priori sont
probables. Super bumpy est une réponse hyper fonctionnelle à la sécurité automobile. En prenant super
bumpy au sérieux nous sommes obligés de renier tout
ce que nous pensions comme logique et inaltérable
dans l’univers automobile. Au même titre la BX de
50cm3, qui ne dépassera jamais 15km/h nous rappelle
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que même avec un V12, la vitesse moyenne des automobiles en ville est de 15km/h.
Si on peut rapprocher cette attitude des
mouvements de l’architecture radicale ironisant sur
des utopies négatives, prônant une recherche de l’essentiel, contestant le caractère univoque du progrès,
il faut néanmoins en différencier les motivations.
Dans les années soixante-dix, l’architecture radicale
se présente comme une avant-garde décidée à modifier le monde dans lequel elle vit, du moins à faire
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« slow rider manifesto : dans les années 2000 l’autoroute est
devenue la véritable arène de la lutte des classes (C et S) et de segmentation
de la société (sur 4 voies). L’apparition, au début du millénaire, des 4x4
routiers surpuissants produits par BMW, Volvo et Lexus modifie profondément
les mœurs routières et le code afférent. Le rythme infernal imposé par ces
tanks hypertrophiés semble accélérer les gestes les plus quotidiens, cabosser
les mots les plus doux. Les queues de poissons dans les files d’attente, les
dérapages langagiers, les refus de priorité à la salle de bain se multipliaient.
Le monde allait mal. Le changer, c’était changer la voiture, ralentir les trafics, ne plus se présenter au poste de conduite, arrêter de braquer. Sans
concertation, un mouvement de tuning-idéologique vit le jour simultanément à
Madrid, Paris et Los Angeles.
Des moteurs désossés, amputés de nombreux cylindres étaient
remontés à l’arrière des véhicules ou échangés contre des générateurs de
frigos. Le capot déposé, le châssis tronçonné cédaient place à des assises
frontales. Des gueuses ou des piles de magazines plombaient les coffres. Des
boom-box surdimensionnées couvraient les cris des pédales de freins bloquées
à mi-course. Confortablement installés à l’avant, à l’arrière ou
marchant nonchalamment à côté,les conducteurs de slow rider
débarquaient à 15 km/h max et min, corrigeant négligemment
la trajectoire de leur véhicule tous les quarts d’heures, sillon-
Olivier Peyricot; Slowrider;
Citroën BX amputée de son
moteur pour y loger une
banquette ; 2002.
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nant les freeway dans le seul but de les contester à bord du premier engin
entièrement conçu comme le sabotage effectif d’un autre. Que deux ou trois
adeptes se donnent rendez-vous à tel carrefour et c’était toute une ville
paralysée pendant des heures - des conducteurs abîmés dans leur songes,
des échangeurs sans raison d’être, des compteurs tournant leurs pouces.
Cette tumeur au design, ce custom viral manqua de ralentir, voire stopper,
l’industrie automobile, les réseaux d’informations, le flux permanent du cash,
des bits et des fluides identitaires. Puis, tout fut gâché : dans le monde
du slow rider on ne pouvait pas arriver au travail à l’heure, ni sauver un
transfusé. Par contre, des heures passées à faire le tour des ghettos dans
leurs bureaux roulants permettaient aux dealers de quadriller méticuleusement leur territoire. Le slow business fit la fortune de certains et s’éteignit…
lentement.»
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1. Autobett, dessin de Max
Peintner; 1969.
évoluer les domaines de l’objet et de l’architecture.
Je n’ai pas les mêmes prétentions, à savoir que je ne
propose pas de solutions pour envisager l’avenir mais
des propositions pour lire le présent. Si les acteurs de
l’architecture radicale ont exercé avec conviction, mes
propositions ne sont que l’expression d’une attitude
revendiquant l’absence de vraie solution. J’assume
l’incapacité du designer à résoudre les conflits socioéconomiques, mais je veux profiter de son potentiel à
souligner les aberrations de nos modes de vie.
2. Bonnie & Clyde; Sofa /
Bed, 2001 ; Jerszy Seymour
L: 380 cm, l: 182 cm, H:
150 cm
« L’avenir du design sera fabuleux, flou,
furieux et fou. Il sera un outil d’amour, un super
héros prêt à combattre pour le bien et le mal. Il
se demandera pourquoi il existe et interrogera sa
raison d’être. Il fera des bras d’honneur, courra
nu dans les bois et sauvera le monde. »
Artiste autrichien,
ayant recours à l’hyperréalisme qu’il utilise pour dessiner des situations utopiques
de la manière la plus ironique
possible. A travers des dessins d’architecture visionnaires, il exprime une critique du
progrès et de la technologie.
« Le canapé-lit
Bonnie & Clyde est moulé
dans du polyuréthane expansé,
à partir d’un moule fait sur
une Ford Escort XR3. L’intérieur forme un espace pouvant contenir un lit double ou
des sièges, une table et une
lampe, tous moulés à partir du
polyuréthane. (...)
Bonnie & Clyde
s’inscrit également en réaction
contre le canapé blanc omniprésent, où la qualité de vie
est représentée par la taille
de votre écran TV. Fini le
disco, voici Bonnie & Clyde qui
dévalisent des banques, sont
amoureux - des héros populaires, poursuivis et tués par la
police. Et tout cela en voiture.
S’ils avaient vécu dans les
années 80, ils auraient peutêtre conduit une XR3.»
Communiqué de
presse, exposition Lowlife,
galerie Kréo.
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Jerszy Seymour.
« La question essentielle est donc : que
faut-il transformer ? L’environnement pour l’adapter
à l’homme, ou l’homme pour l’adapter à l’environnement ? Faut-il donner à l’homme des moyens artificiels
et sophistiqués qui l’aideront à survivre ou adapter
son organisme aux conditions de survie offertes par
l’environnement ? »
Yona Friedman, L’architecture de survie ; 1978-2003.
La question écologique est indispensable dans
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le processus de design, mais je ne pense pas que
le recyclage soit la composante première de l’écologie. L’écologie, c’est d’abord savoir dégager ce qui est
essentiel de ce qui est superflu. Je me moque d’imaginer une poubelle pour les bouteilles d’eau en plastique : j’aimerais que l’eau du robinet soit potable...
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Une fois ces questions essentielles posées,
auxquelles je n’ai pas de solution, je pense qu’il
est important de s’amuser un peu. Le cynisme et l’humour noir sont de rigueur, parce que franchement,
aujourd’hui, il n’y a pas de quoi rire. J’allie l’œil du
moine à la technique du guérillero, je propose une
représentation équivoque de la réalité. Un parasitage
discret, un brouillage subtil qui aiguise la conscience
du monde dans lequel nous vivons.
« Le cynisme consiste à voir les choses
telles qu’elles sont et non telles qu’elles
devraient être. »
Oscar Wilde.
Projet d’autoroute pour le
parc de Pourtalès, en périphérie de la ville de Strasbourg; dans le cadre du
projet Lisière de ville*;
2002.
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Dans le cadre d’une étude de paysage sur
un parc de la périphérie de Strasbourg, j’ai proposé
une autoroute. Une autoroute comme une provocation,
une attitude désinvolte qui se moque du caractère
romantique de ce parc du XVIIIe et du caractère fragile
et précieux de la forêt primitive qui le jouxte, mais
aussi une autoroute comme une réelle proposition,
hyperfonctionnelle, logique et rationnelle, cohérente
avec les activités industrielles proches. Ce projet,
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1.coloriage ;
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l’assise bois est remplacée par
une assise en plexiglass sur
laquelle est sérigraphiée un
dessin à colorier en respectant les différents parfums/
couleurs des chewings gums.
Ainsi les chewings gums
collés sous les sièges participent désormais d’une activitée
développant les qualités artistiques de l’enfant.
2.gordini ;
la nouvelle géométrie, résolument orientée vers l’avant,
confère à la chaise d’école
des qualités sportives insoupçonnées, parfaite pour les
longues lignes droites des
couloirs de linoléum.
(trop) simple révèle la complexité des lieux et leurs
natures antagonistes, partagées entre préservation
des milieux naturels et développement des activités
humaines. Au final, il me semble que l’autoroute ne
soit plus si absurde comme proposition, tant mieux.
Des variations autour de la chaise d’école
témoignent de cette volonté de ne pas proposer de
solutions. Je ne dessine pas, par souci d’économie,
d’écologie mais aussi par souci d’humilité devant tous
les objets qui existent déjà et qui fonctionnent très
bien. Des transformations simples - distorsions physiques et sémantiques, déplacements, superpositions donnent un sens nouveau à l’objet.
Je cherche à accidenter la réalité pour faire
apparaître celle que l’on refusait de voir.
3.sieste ;
la nouvelle géométrie, résolument orientée vers l’arrière,
confère à la chaise d’école un
confort insoupçonné, parfaite
pour les longues siestes à
l’avant-dernier rang.
Chaises réalisée à l’occasion d’un workshop sur le
thème «S’asseoir et plus»
avec Marie Christine Dorner
à l’ESAD; 2001.
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Certains diront que le rôle du designer, plus que
de proposer des objets qui facilitent la vie, est
d’inventer des fictions pour le quotidien. Pourtant,
quand j’allume la télé, que je traverse la rue ou
que je vais faire mes courses, je me dis que notre
univers est déjà gouverné par des fictions. A force
de raconter les histoires que tout le monde préfère
entendre, on finit par s’ennuyer.
Je ne vais pas raconter d’histoire, je vais tenter
d’inventer la réalité, de montrer ce qui est.
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BIBLIOGRAPHIE
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merci à Anne Denis, Pierre Bohrer et Jacques Demarcq.
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