Communication du 29/10/2005
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Communication du 29/10/2005
1 Diarios de Motocicleta ou le mythe refondé d’Ernesto « Che » Guevara selon Walter Salles Audrey Aubou Université Paris-Sorbonne Paris IV [email protected] L’un des aspects originaux du film du réalisateur brésilien Walter Salles Diarios de Motocicleta, en compétition au Festival de Cannes et diffusé en salles en 2004, est de se saisir de la vie d’un personnage universellement connu, Ernesto Guevara de la Serna (14 juin 1928, Argentine – 9 octobre 1967, Bolivie), dit « Che » Guevara, icône universelle, personnage parmi les plus médiatiques et médiatisés du siècle dernier, pour en proposer un portrait inattendu. Loin d’être une énième évocation du parcours du personnage historique dont tout le monde ou presque connaît les grandes lignes, Diarios de Motocicleta est une évocation biographique partielle, et raconte quelques mois, sept pour être précis, de la vie d’un jeune Argentin, Ernesto Guevara de la Serna, parti avec un camarade sur les routes, à motocyclette, à la découverte de l’Amérique latine. Le film est l’adaptation cinématographique des notes de voyage consignées dans leurs « carnets de bord » respectifs par Ernesto Guevara et Alberto Granado lors du voyage épique qu’ils effectuèrent à travers le sud (Argentine – Chili – Bolivie – Pérou – Colombie – Venezuela) du continent américain, entre les mois de janvier et de juillet 1952. A cette date, celui dont l’image est éternellement gravée dans les esprits telle que l’a immortalisée la célèbre photo de Korda, coiffé de son béret étoilé, n’est âgé que de vingt-quatre ans à peine, est sur le point de terminer ses études de médecine à Buenos Aires, a la tête emplie de littérature, de poésie surtout, de rêves de voyages et de rugby ; il n’est encore rien de ce que l’histoire nous apprend qu’il est devenu par la suite, il n’est que, comme tout homme à un moment déterminé de sa vie, la somme de tout ce qu’il a été et de tous les possibles de ce qu’il peut être. En ce mois de janvier 1952 il entreprend son premier voyage à travers « la mayúscula América », ce continent qu’il ne connaît alors « qu’à travers les livres ». Il est clair que le choix de ce thème n’est pas anodin. Il y a dans ce projet une volonté affichée de livrer au grand public par le biais d’une œuvre cinématographique une vision nouvelle d’un personnage mythique, tantôt adulé en tant qu’icône et porte-drapeau d’aspirations révolutionnaires universalistes, tantôt haï en tant que guérillero et homme politique aux idées extrémistes. Le premier des parti pris de ce film, celui qui est à l’origine de son existence même, consiste donc en cette volonté de présenter l’homme, et non l’icône, la personne, et non le personnage. On comprend l’importance et l’intérêt du récit du premier voyage d’Ernesto Guevara, le futur « Che », à travers l’Amérique latine : en premier lieu, il se situe temporellement à un moment où le protagoniste n’est pas encore le personnage historique que l’on connaît, mais se trouve à une sorte de charnière dans sa vie : le jeune Ernesto est sur le point de terminer ses études de médecine, sous la houlette du célèbre Docteur Pisani, et donc de quitter symboliquement sa période de formation. En second lieu, Guevara lui-même a souligné dans ses notes l’importance de ce premier voyage, qui a joué pour lui le rôle de catalyseur dans sa réflexion intellectuelle, de révélateur, au sens photographique du terme, de son propre « Moi intérieur ». Le personnage de Guevara souligne ainsi à la fin du film, reprenant mot pour mot les paroles de Guevara dans son carnet : 2 Este vagar sin rumbo a través de nuestra “Mayúscula América” me ha cambiado más de lo que creía. Yo ya no soy yo, o por lo menos, ya no soy el mismo yo interior. Ernesto écrivant son journal (droits réservés) Bien plus, il a couché par écrit, au jour le jour, ce cheminement intérieur et tenté d’analyser les transformations qu’il sentait se produire en lui. Ce jeune homme qui n’est plus un adolescent, mais qui n’est pas encore tout à fait un homme adulte, offre l’image d’une personnalité en train de se forger, d’un esprit en train de se modeler au contact des réalités du monde qui l’entoure : c’est dire que le voyage, placé sous le signe de la rupture, voire de la transgression – rupture avec l’atmosphère protectrice du cocon familial, transgression d’un ordre « naturel », logique, des choses qui prescrit de rentrer dans la discipline petitebourgeoise : un travail honorable, une famille, etc.- constitue ce temps et cet espace nécessaires à la rencontre entre la conscience et le monde. Enfin, et c’est un élément essentiel, ce voyage marque la première rencontre avec l’Amérique latine de celui qui peu après se définira désormais comme « un soldat d’Amérique », et qui poursuivra ses idéaux au Guatemala, au Mexique, à Cuba, en Bolivie. Bref, ce premier voyage apparaît très nettement, aussi bien sur le moment pour Guevara luimême qu’a posteriori pour nous qui connaissons sa destinée historique, comme le moment fondateur d’un cheminement intellectuel et spirituel qui le mènera vers son destin. La saisie de cet homme en train de se faire, en devenir, à un moment où il n’est qu’en puissance et de façon hypothétique l’homme entré au Panthéon de l’histoire universelle qu’il deviendra peu d’années après, qu’on voit évoluer sous les yeux de son ami proche, semble être une des meilleures façons de capter l’humanité et l’essence même du personnage, toute idéologie mise à part, ce dont la fidélité aux sources primaires que sont les notes des deux protagonistes apparaît comme la garantie suprême. En ce sens, l’enjeu essentiel semble être de tenter de comprendre un peu mieux le parcours de l’homme Guevara. 3 Mais précisément, ce n’est pas seulement cela que nous propose en fin de compte le film Diarios de Motocicleta. Cette évocation historique est, comme toute évocation biographique, empreinte de la subjectivité de son sujet producteur, et Diarios de Motocicleta, bien qu’étant le fruit de l’adaptation à première vue fidèle des récits des deux protagonistes, construit et livre en réalité une vision orientée et une certaine interprétation de la vie tout entière d’Ernesto Guevara. C’est cette vision, ses référents culturels, littéraires (la picaresque, la vie de Saint) et cinématographiques (le western, le road-movie) que nous avons analysés dans notre travail1. Nous nous proposons de revenir sur un double aspect de la construction du récit qui nous semble essentiel : les rapports formels que l’on peut établir avec la structure du récit hagiographique d’une part, et le traitement et la symbolique des espaces et des lieux d’autre part. L’hagiographie est un genre littéraire appelé également hagiologie ou hagiologique au XVII siècle. Elle a un objet religieux et privilégie les acteurs du sacré (les saints) et elle vise l’édification (une « exemplarité »). Au sens propre, l’hagiographie est « un monument écrit inspiré par le culte des saints, et destiné à le promouvoir ». Dans L’écriture de l’histoire (Gallimard, 1975), Michel de Certeau consacre quelques pages essentielles à ce genre de l’hagiographie, le discours hagiographique se situant selon lui « à l’extrémité de l’historiographie, comme sa tentation et sa trahison ». Il met en lumière l’organisation textuelle spécifique du discours hagiographique, dans lequel la combinaison des actes, des lieux et des thèmes indique une structure qui se réfère non pas essentiellement à « ce qui s’est passé » comme le fait le discours historique, mais à « ce qui est exemplaire ». L’hagiographie est un discours de vertus. La structure du discours hagiographique se caractérise par une prédominance des précisions de lieu sur les précisions de temps, se distinguant par là de la biographie : « l’histoire du saint se traduit en changements de lieux et de décors », écrit de Certeau. De même que dans le récit picaresque, l’espace et le mouvement sont ainsi au cœur de la structure du discours hagiographique, dont l’essence est de dévoiler en une série de tableaux et de changements de scène une « manifestation » de vertus. L’hagiographie est un genre essentiellement théophanique, qui obéit à la loi de la manifestation. Pour Michel de Certeau, la vie de saint est une composition de lieux. Le texte est déictique, en ce sens qu’avec son héros, il tourne autour du lieu. Il montre toujours ce qu’il ne peut ni dire, ni remplacer. La manifestation est essentiellement locale, visible et non dicible : elle manque au discours qui la désigne, la fragmente et la commente en une succession de tableaux. Dans un très grand nombre d’hagiographies, anciennes ou modernes, la vie du héros se partage, comme le récit de voyage, entre un départ et un retour. Il y a d’abord la vocation qui l’exile de la ville pour le conduire au désert, dans les campagnes ou dans des terres lointaines (temps d’ascèse que clôt son illumination). Puis vient l’itinéraire qui le ramène à la ville ou qui conduit à lui la foule (temps d’épiphanie, de miracles et de conversions). Par delà l’espace physique, c’est un espace spirituel qui est donné à voir. Dans Diarios de Motocicleta, le parcours d’Ernesto à travers le continent sudaméricain s’organise autour de moments forts qui se déroulent dans des lieux symboliques (le désert, la montagne, la léproserie, etc.) ; la structure du voyage, au-delà de la simple dimension initiatique déjà évoquée, met en évidence une transfiguration progressive du e La référence picaresque dans le film Diarios de Motocicleta de Walter Salles, modèle et contre modèle d’une évocation biographique d’Ernesto « Che » Guevara, mémoire de DEA, sous la direction du Professeur Milagros Ezquerro, Université de Paris-Sorbonne Paris IV, octobre 2006. 1 4 personnage en un être dont les vertus singulières se révèlent, le personnage d’Alberto étant le témoin privilégié de cette transformation. On peut ainsi voir dans la construction et l’évolution du personnage d’Ernesto une série de références symboliques fortes qui le lient à des figures importantes de la religion catholique. Tout un faisceau d’éléments symboliques renvoie ainsi au personnage de Jésus, personnage lui aussi errant et figure par antonomase du médecin universel. L’un d’eux est le double thème de la souffrance intime et de la souffrance d’autrui. Sa maladie (l’asthme) fait d’Ernesto un être souffrant dans sa chair, comme on le voit à plusieurs reprises dans le film : à la gare de Bariloche, une grave crise le cloue au lit ; de même sur le bateau qui les emmène à la léproserie. A sa propre souffrance qu’il porte comme une croix s’ajoute la souffrance des autres qu’Ernesto ressent avec une intensité toute particulière, grâce à sa singulière faculté d’empathie. Les exemples sont nombreux : on le voit bouleversé au chevet de la vieille femme malade auprès de laquelle il a été appelé et à laquelle il laisse ses dernières pilules, tout en sachant que celles-ci ne pourront la soulager que pour un temps. Plus tard, c’est la souffrance grave et silencieuse des ouvriers chiliens de la mine, ou celle des indiens parqués sur un petit bateau à l’écart des blancs qui l’atteint au plus profond de son être. Cette sympathie pour les misérables culmine dans la rencontre avec les lépreux : avec eux Ernesto, et Alberto également, tissent des liens fraternels qui vont bien au-delà de la relation médecin/patient ; on le voit lors de la scène déchirante des adieux entre les protagonistes et les malades2. Il existe un lien bien connu entre les lépreux et Jésus : selon l’Evangile de Marc (8,1), Jésus guérit un lépreux en le touchant de la main. Or dans la scène où les protagonistes disputent une partie de football avec les malades, plusieurs plans attirent l’attention sur les gants qu’ils ont abandonnés sur un banc et par la suite on les voit touchant directement les malades. Certes Alberto manifeste lui aussi des sentiments d’amitié et de fraternité avec les malades mais c’est Ernesto qui semble le plus touché par leur souffrance : on le voit par exemple au chevet d’une jeune malade ; c’est lui qui, le jour de son anniversaire, veut par un geste symbolique intégrer les malades de la léproserie à la fête, en traversant à la nage, en pleine nuit, le fleuve Amazone. Les lépreux peuvent être vus comme le symbole d’une humanité souffrante, avec laquelle le jeune étudiant en médecine choisit de communier : autre référence christique, le Christ étant souvent associé au « peuple » des pauvres et des opprimés. Cette séquence oppose par ailleurs l’attitude des deux protagonistes, et celle de Guevara en particulier, à celle des religieuses qui s’occupent des malades : à la charité formelle, conventionnelle et, plus grave encore, conditionnelle, des religieuses – ainsi seuls ceux qui assistent à la messe ont droit à un repas -, le personnage de Guevara oppose une charité et une compassion gratuites, intimes, qui ne répondent à aucun dogme mais à un élan du cœur, qui rappelle là encore le précepte fondamental de Jésus dans le « Nouveau Testament » : « Aimez-vous les uns les autres ». Hormis les références à la vie de Jésus, on peut également déceler dans l’univers symbolique du film des références à des vies de Saints. Ainsi la communion avec les lépreux peut évoquer la légende de Saint Julien l’Hospitalier, qui partage son lit avec le lépreux et se voit transfiguré, reprise par Flaubert dans ses Trois Contes (1877). De même, la couverture offerte à la femme de l’ouvrier chilien dans le désert fait écho à la vie de Saint Martin se dépouillant de son manteau pour le partager avec un pauvre. Il est d’ailleurs intéressant de noter que selon le récit d’Alberto, c’est lui et non pas Ernesto, qui offre sa couverture au couple. Le Tous ces événements sont avérés et relatés aussi bien par Guevara que par Granado dans leurs notes respectives. Les liens tissés avec les lépreux de San Pablo ont été si forts que plus de 50 ans après leur passage, certains malades déjà présents à l’époque ont reconnu Alberto Granado lors du tournage et se souvenaient d’Ernesto. 2 5 glissement qui dans le film attribue ce geste à Ernesto et non à Alberto témoigne de ce processus d’exemplification des actes et de l’attitude de ce personnage : il y a là une très nette volonté d’en faire une figure sainte, même si la notion de sainteté est ici paradoxalement dépouillée de sa dimension religieuse. Par un jeu de références toujours implicites, Ernesto est ainsi investi dans le film de vertus qui en font tout à la fois une figure héroïque, sainte et empreinte d’une certaine forme de sagesse lucide ; de cette triple source – héroisme, sainteté, sagesse - naît le charisme qui caractérise son personnage. De façon intéressante, le film récupère en partie une certaine vision de Guevara, vision populaire surtout en Amérique latine, qui le rapproche du Christ. La diffusion de la photographie montrant Guevara mort dans l’école où il a été tué, allongé et les yeux grand ouverts, destinée à servir de preuve irréfutable de sa mort, a suscité des commentaires faisant remarquer la ressemblance du cadavre avec les représentations du Christ crucifié ; cette photographie est en grande partie responsable de la véritable dévotion mystique qu’inspire Guevara dans le petit peuple d’Amérique latine et qui en fait une figure mythique de « saint laïc », comme l’écrivait en 1997 l’écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo II. Structuré comme le récit hagiographique sous la forme d’une « composition de lieux », Diarios de Motocicleta relate un parcours à travers différents espaces que l’on peut qualifier de symboliques. L’espace et le mouvement sont un élément essentiel dans l’esthétique de Diarios de Motocicleta, à la fois road-movie et western alternatif. La notion d’espace est également importante sur le plan symbolique dans la mesure où le trajet des protagonistes, et singulièrement celui d’Ernesto, est ponctué d’étapes dans des lieux qui prennent une dimension particulière et se révèlent être chargés de sens. Ces espaces qui au départ ne sont que des espaces de passage deviennent des espaces de révélation et de transformation. Le désert et la léproserie péruvienne de San Pablo en sont deux exemples très significatifs. * Le désert Le désert d’Atacama au Chili où les deux protagonistes rencontrent un couple de Chiliens errant misérablement en quête de travail et de dignité est dans le film un espace important car il apparaît comme le lieu d’une sorte de révélation pour le personnage d’Ernesto. Le désert est traditionnellement chargé de connotations symboliques. Dans la Bible par exemple, il est le lieu de l’épreuve (Jésus passe quarante jours dans le désert où il subit l’épreuve de la tentation de Satan). Espace vide, éloigné de la foule et de l’agitation, le désert est l’endroit propice à la méditation où s’isolent prophètes et ermites et à la révélation. La scène se déroule dans une atmosphère minimaliste : le lieu est isolé et désolé, c’est la nuit noire. On y atteint par là même une grande tension dramatique qui naît de la confrontation entre les deux couples de personnages : Guevara et Granado d’une part, l’ouvrier et sa femme de l’autre. Le décor désertique et glacé tout comme la dimension tragique et obscure de l’histoire du couple rappelle l’atmosphère des récits de Juan Rulfo et semble illustrer la traduction du mot aymara chili : « là où se termine la terre ». 6 Dans le désert d’Atacama (droits réservés) Dotés d’une grande puissance dramatique, ces deux personnages d’ouvriers font aussi figure de symboles : au-delà de leur histoire individuelle et de leur condition ils représentent toute une population d’ouvriers et de paysans réduits comme eux à la misère, dépossédés de ce qui est tout à la fois leur maison, leur richesse, leur outil de travail et leur dignité : la terre. Dans l’histoire de leur vie qu’ils racontent avec le caractère laconique typique de l’homme andin, et dont la simplicité renforce l’aspect tragique, c’est l’histoire de tous les indigènes dépossédés de leur terre par des propriétaires terriens iniques qui se donne à entendre. Leur récit impressionne les deux amis qui ne savent pas quoi dire et éprouvent même une certaine honte face au couple, car ils ont bien conscience, même si le hasard a fait d’eux les compagnons d’infortune de ce couple pour une nuit au milieu du désert, qu’un abyme les sépare de leur misère. Cette scène est importante car elle inaugure une série de rencontres au cours desquelles Guevara voit se dessiner la réalité humaine de l’Amérique latine. C’est à partir de cette rencontre que le voyage prend une tonalité plus grave. Ce changement de tonalité intervient au moment où les protagonistes avancent vers les Andes, cœur de l’Amérique latine, et région très majoritairement peuplée d’Indiens : Al salir de la mina sentimos que la realidad empezaba a cambiar ...o éramos nosotros? A medida que nos adentramos en la cordillera encontramos cada vez más indígenas que ni siquiera tienen un techo en lo que fueron sus propias tierras. médite Guevara après cette expérience sur la route qui les mène vers le Pérou. De façon significative, au moment où il se livre à ces réflexions il voit passer une procession d’Indiens accompagnant un cercueil ; le cortège funèbre, élément de la vie courante, se charge ici d’une dimension symbolique : c’est le cercueil de leur propre liberté, de leur propre dignité que semblent suivre ces Indiens. Cette rencontre est donc fondatrice : elle permet aux deux protagonistes de prendre véritablement conscience de leur position de privilégiés, elle donne une réalité criante à ce qui auparavant n’était qu’abstraction. C’est aussi symboliquement une expérience de la solidarité face à l’impuissance : Guevara donne offre son manteau à l’indienne pour qu’elle ait moins froid – on pense à Saint Martin partageant son manteau 7 avec un pauvre - les deux amis partagent leur maté avec le couple d’ouvriers. Bien au-delà d’un sentiment de charité il y a une communion avec la souffrance de ces êtres, qui amorce un changement profond dans la vision du monde des deux amis, et en particulier dans celle d’Ernesto. Cette scène est un bon exemple de la réécriture et de la stylisation opérées lors du travail d’écriture du film, puisque dans la réalité la scène s’est déroulée dans un village et non dans le désert, et que d’autre part c’est Alberto qui a offert sa couverture au couple. Le choix de situer la scène au milieu du désert et non dans un village témoigne d’une volonté de dramatisation de la scène : l’extrême dépouillement du décor concentre l’attention sur le discours et l’attitude des personnages. La seule lumière est celle du feu autour duquel sont assis les personnages, même la lune dont parle Granado a disparu ; ce feu éclaire par en dessous les visages des personnages filmés en plans rapprochés ou en gros plan ; l’attention est ainsi centrée à l’aide de plans fixes sur le visage des différents personnages, ce qui donne à la scène une expressivité accrue. Le montage alterne les plans du couple, ceux de Guevara et ceux de Granado. On a affaire ici à un exemple de « montage expressif » : selon Marcel Martin c’est un montage qui « n’est pas un moyen mais une fin » et qui « vise à exprimer par lui-même – par le choc de deux images – un sentiment ou une idée ». Ici il s’agit de montrer, grâce au jeu des acteurs la résonance que trouve en chacun des deux protagonistes le récit du couple d’ouvriers, et en particulier chez Guevara, auxquels sont consacrés 8 plans rapprochés contre 6 pour Granado. La rencontre avec le couple d’ouvriers chiliens prend dans cet espace désolé une dimension tragique saisissante, et le silence environnant donne une résonance toute particulière à leur discours. La solitude du lieu est à l’image de la solitude de l’individu dans un système qui le broie. C’est dans ce décor qu’a lieu ce qui pour Guevara lui-même apparaît comme une révélation. Ésa fue una de las noches más frías de mi vida. Pero conocerlos me hizo sentir más cerca de la especie humana, extraña, tan extraña para mí. * La léproserie de San Pablo Le séjour des deux protagonistes à la léproserie de San Pablo est un moment essentiel. Cet épisode occupe une bonne partie du film (environ 30 min sur une durée totale de 2h07) soit près d’un quart du temps total. A titre de comparaison, cet épisode n’occupe que 8 pages environ (sur 168 en tout) des notes de Guevara, et 22 sur environ 225 de celles d’Alberto. Le choix a donc été fait d’accorder dans le récit filmique une place importante à cet épisode, au détriment d’autres événements comme ceux qui ont lieu entre le départ des protagonistes de la léproserie et leur arrivée à Caracas, comme par exemple les péripéties qu’ils vivent en Colombie. Il convient donc en étudiant cette scène de se demander quels buts et quels effets étaient recherchés dans le développement de cet épisode précis. Le séjour d’Ernesto à la léproserie de San Pablo aurait pu ne représenter pour lui, étudiant en médecine et spécialisé en léprologie, qu’une expérience profitable du point de vue scientifique, une sorte de séjour d’études. Il représente en réalité bien plus : il constitue une nouvelle expérience de la solidarité et de rencontre avec l’autre. Auparavant Ernesto a croisé sur son chemin différents êtres avec qui il a expérimenté cette forme d’empathie qui semble le caractériser : la vieille femme mourante au Chili, le couple d’ouvriers dans le désert d’Atacama, les travailleurs de la mine de Chuquicamata, le paysan pauvre du Pérou. Avec les lépreux de San Pablo, cette rencontre avec l’autre devient une forme de communion avec la souffrance d’autrui. Cette séquence constitue une rupture dans la mesure où en s’arrêtant à la 8 léproserie pendant plusieurs semaines, les protagonistes cessent pour un temps d’être des vagabonds en marge de la société et s’intègrent à une communauté. Au niveau de la progression dramatique du récit et de l’évolution des personnages, l’ensemble de la séquence de la léproserie marque un tournant pour le personnage d’Ernesto qui s’affirme comme le médecin des âmes autant que celui des corps. Ce séjour à la léproserie du jeune Ernesto apparaît comme un « moment révélateur », c'est-à-dire un moment où se décide le destin du personnage, où se révèle sa personnalité profonde. La mise en valeur de cette séquence est le résultat d’une certaine interprétation du personnage de Guevara selon laquelle cet épisode révèle sa personnalité, à savoir sa compassion pour les petits, sa volonté de prendre leur parti face aux autres. Ce procédé est un topos de l’écriture biographique ; dans toute relation développée, il y a des étapes-clés, des moments forts : dans le biographique, ce sont souvent l’enfance, la mort et le « moment révélateur ». A l’intérieur de la période initiatique qu’est le voyage dans son ensemble se dégage le moment révélateur du séjour à San Pablo. Le voyage entrepris « par amour de la route », par sens du défi, par curiosité, des deux jeunes protagonistes se transforme en un itinéraire spirituel, en parcours initiatique, qui s’achève sur une révélation et une transfiguration du personnage d’Ernesto. Diarios de Motocicleta, bien loin de n’être qu’une adaptation fidèle d’un récit de voyage, nous livre une vision d’un personnage déjà exceptionnel, déjà mythique : le mythe refondé d’un saint laïc. Ernesto faisant ses adieux aux lépreux de San Pablo (droits réservés)