Spider-Man contre Ben Laden

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Spider-Man contre Ben Laden
Buena Vista International
SOCIÉTÉ
L
e 11 septembre,
Ben Laden attaquait New York
et provoquait l’émoi des
scénaristes du film «Spider-Man».
Simple coïncidence?
Pas si sûr…
A un niveau symbolique,
le hasard n’existe pas.
→
Spider-Man
contre Ben Laden
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SAVOIR
! / N°23 JUIN 2002
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Spider-Man contre Ben Laden
Buena Vista International
© N. Chuard
SOCIÉTÉ
Gianni Haver, maître-assistant à l’Université de Lausanne
▲
C
ette coïncidence est sans doute
unique dans l’histoire du cinéma.
Il est exceptionnel en effet qu’un personnage réel tel Oussama Ben Laden
frappe un pays d’une manière aussi stupéfiante à la fois dans la réalité et dans
la fiction. Car les attaques terroristes du
11 septembre 2001 ont également, par
un imprévisible concours de circonstances, sévi sur le terrain de l’imaginaire.
Les tours new-yorkaises du World
Trade Center, symbole de la toute-puissance financière américaine, jouaient
également un rôle dans le scénario du
film «Spider-Man» dont le tournage
venait de s’achever (il est projeté sur les
écrans romands depuis quelques jours).
«Mais les événements ont fait de cette
œuvre un film particulier, explique
Gianni Haver, maître-assistant à l’Université de Lausanne. Avant même la sortie du film, le bruit courait qu’on y avait
effacé les Twins.» En réalité, ces modi-
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fications ont surtout touché la bandeannonce originelle, qui montrait un hélicoptère emprisonné dans une toile
d’araignée tendue entre les tours
jumelles. Un élément spectaculaire qu’il
a bien fallu remplacer à la suite des
attentats.
La guerre des symboles
L’affaire prend d’autant plus d’importance qu’il ne s’agit pas de n’importe
quel film de science-fiction. «SpiderMan» appartient à un sous-genre singulier, celui des superhéros américains
mythiques, un type de fiction qui exerce
plusieurs fonctions sociales bien précises. Premièrement, il permet de penser l’angoisse, d’apprivoiser la peur.
Comme l’explique Patick Gyger, le
directeur de la Maison d’ailleurs, à
Yverdon-les-Bains, «les superhéros incarnent les craintes de leur époque, les
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angoisses «sociétales». Superman naît
dans les comics des années 30 et, fautil le rappeler, doit sa force surhumaine
à son origine extraterrestre. Batman,
apparu à la même époque, n’a pas de
superpouvoirs mais il vit dans un monde
parallèle où sa fortune lui permet de se
procurer les technologies les plus futuristes.» Autant de gadgets qu’il va utiliser dans sa lutte contre le crime qui
gangrène sa ville de Gotham.
Spider-Man, lui, appartient à la
seconde vague des superhéros, celle qui
apparaît durant les années 60. Au civil,
c’est un photographe qui se fait piquer
par une araignée radioactive et subit une
mutation génétique. «Les superhéros
naissent de la peur – atomique, extraterrestre, etc. –, mais ils mettent leurs
pouvoirs au service du bien et de la lutte
contre le mal», relève Gianni Haver. «Ce
sont des justiciers et ils n’auraient pas
de raison d’être sans leur lutte contre
Marvel Comics Group
▲
L’étudiant et photographe Peter Parker
a une double identité. C’est lui qui enfile
le masque de Spider-Man
de supercriminels qui disposent également de pouvoirs surnaturels. Il s’agit
de positiver les craintes.»
La double vie
du héros masqué
Pour que la magie opère, les comics
doivent cependant recourir à un subterfuge bien connu. Tous les superhéros ont une double identité. Superman
apparaît sous les traits du journaliste
Clark Kent. Et l’homme-araignée sous
l’identité de Peter Parker, un photographe doublé d’un étudiant en chimie
très timide.
«Il est difficile de s’identifier à un
homme masqué qui grimpe contre les
murs, explique Gianni Haver. Cette
double identité permet d’offrir au lecteur un goût de revanche lorsqu’il voit
son héros passer d’un statut passif de
victime à son contraire, celui d’un sur-
homme capable de sauver la planète une
fois par semaine.» Cet aspect est d’autant plus jouissif que le personnage de
Spider-Man est effacé et ordinaire. Il ne
faut pas oublier que les superhéros sont
le produit d’une industrie de comics, BD
très bas de gamme, vendus pour quatre
sous dans les gares au public populaire
des années 30.
Comme le fait remarquer l'écrivain
Umberto Eco, dans «De Superman au
surhomme», les superhéros ont pour
fonction de permettre aux petits-bourgeois des grandes villes anonymes de
prendre une revanche imaginaire sur
leur situation de dominés.
La revanche des enfants
Mais le superhéros semble jouer le
même rôle auprès des enfants en leur
permettant de surmonter leurs peurs et
leurs frustrations. «Dans le monde réel,
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l’enfant est soumis à des contraintes, à
l’arbitraire des parents», explique Serge
Tisseron, psychiatre, spécialiste de
l’image, auteur de BD et récent intervenant lors du Cours général public de
l’Université de Lausanne. «Constamment réduit à l’impuissance, il (l’enfant)
se projette dans un monde de rêves où
il peut réaliser de grandes choses.»
Mais pour nourrir ce fantasme de
toute-puissance, il faut des accessoires.
Le masque, par exemple, permet de passer sans difficulté dans l’autre monde,
dans l’autre identité. Il offre aussi la
garantie de pouvoir revenir dans le quotidien simplement en l’enlevant. La cape
emballe également la plupart des
superhéros, de Batman à Superman. Il
ne s’agit pas d’une simple étoffe. C’est
le support du rêve. On s’enroule dans
un drap et hop! on disparaît. Invisible.
«Pour l’enfant, c’est le fantasme d’être
partout sans être vu, de pouvoir percer
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→tous les secrets de la nuit, confie Serge
Tisseron. Que font les parents dans la
chambre à coucher? Qu’est-ce qui se
cache derrière les choses qu’ils ne veulent pas dire?»
Cinéma et superhéros
On comprend dès lors que le
cinéma s’approprie très vite les histoires de superhéros. En 1936, on
tourne le premier «Flash Gordon», né
à peine un an plus tôt. «Batman» à la
fin des années 30. «Superman» en
1941. A l’époque, cependant, il ne
s’agit pas de films à gros budget mais
de séries B, réalisées à la va-vite et
avec peu de moyens. Puis, il y aura les
séries télévisées dans les années 50,
suivies des dessins animés.
Mais aujourd’hui, les films de «Spider-Man», «Batman» ou «Superman» se
positionnent différemment. On confie
leurs budgets colossaux à des réalisateurs connus. Le genre a acquis le statut de produit fort. «Spider-Man», avec
ou sans les Twins, est un événement. N’y
aurait-il pas une autre raison qui explique le succès des superhéros dans les
salles obscures? Eh bien oui! Depuis sa
naissance, le cinéma est en compétition
avec la psychanalyse. On l’ignore souvent, mais tous deux sont nés la même
année. En 1895, les frères Lumière filment la sortie de leurs usines, à Lyon.
La même année, à Vienne, Freud publie
ses «Etudes sur l’hystérie», considérées
comme marquant le début de la psychanalyse. Au-delà d’un simple télescopage de date, ces deux médias entre-
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Marvel Comics Group
Patrick Gyger, directeur de la Maison d’ailleurs,
musée de science-fiction à Yverdon
tiennent des
similitudes
troublantes
qui font dire
à un critique
français que le
cinéma constitue une sorte
d’«inconscient
parallèle».
Cinéma
et psychanalyse,
même combat
Comme le rappelle Serge Tisseron
dans «Y a-t-il un pilote dans l’image?»
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(Ed. Aubier, Paris, 1998), les premières
patientes hystériques de Freud s’agitaient en proie à des visions terrifiantes.
Le docteur Breuer, ami de Freud, fut le
premier à concevoir l’idée de les laisser
parler. Freud perfectionna la technique.
Il imposa à ses patientes de mettre des
mots sur ce qu’elles éprouvaient. Elles
commencèrent alors à raconter leurs
images intérieures et se sentirent aller
mieux. «L’image fait de nous des témoins,
poursuit Serge Tisseron. Elle crée un
écran de figuration qui permet à la pensée de se développer. Pour commencer
à penser le monde, il faut établir entre
lui et nous un écran de projection et de
protection. L’image est cet écran.»
Le hasard n’existe pas
Selon cette lecture, le cinéma et la psychanalyse auraient pour mission de nous
aider à surmonter les angoisses. Mais que
dire lorsqu’un événement historique de
la taille de l’attaque contre les Twins
towers trouve un écho dans un film de
superhéros américain? Une coïncidence, vraiment? Le psychanalyste
suisse Karl Gustav Jung a baptisé le
télescopage d’événements sans causalités apparentes mais néanmoins reliés
entre eux dans leur succession temporelle
de «synchronicité». L’exemple le plus
célèbre qu’il en donne : une patiente lui
décrit des scarabées de son rêve et au
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même moment un magnifique hanneton
doré heurte la vitre du cabinet zurichois
du psychanalyste. Un lien de causalité
irrationnel semble relier les deux faits.
Au niveau symbolique, affirme Jung, le
hasard n’existe pas. Il produit du sens
par le respect d’une causalité symbolique.
A l’image de Ben Laden qui provoque
en même temps l’émoi du monde entier
et celui des scénaristes de Spider-Man.
Un phénomène américain
Il faut savoir en effet que le superhéros n’est pas un genre universel, mais
un phénomène typiquement américain.
«Il est difficile d’expliquer cette singu-
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SOCIÉTÉ
→larité, s’interroge Gianni Haver. Est-ce
le fruit du statut de superpuissance des
USA? Le superhéros soviétique a-t-il
existé? Dans ce cas, il n’a pas quitté le
sol de l’URSS. On pourrait en revanche
avoir quelques surprises auprès des
Asiatiques dont l’univers entretient sans
doute plus de contacts avec le fantastique. Historiquement, il y a eu les héros
grecs, comme Hercule, dotés de pouvoirs surnaturels. On retrouve dans ces
personnages mythologiques un lien avec
l’animal, la divinité, le mystère. Tout ce
qu’on ne peut pas comprendre et qui
deviendra par la suite l’atome, l’extraterrestre. Plus tard, l’Europe connaîtra
des héros masqués comme Fantomas en
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France, mais ils n’ont pas de superpouvoirs. L’apparition de tels supercriminels illustre peut-être un autre rapport à l’Etat et à l’autorité que les
Etats-Unis n’ont pas cultivé.»
Engagez-vous!
Autre caractéristique du superhéros
américain : il n’hésite pas à s’engager
dans l’armée quand le pays a besoin de
lui. Dans les années 40, de nouveaux
héros patriotiques tel Captain America
luttent contre les Nazis. Autre exemple:
Flash Gordon affronte des Martiens au
type asiatique prononcé. Son principal
ennemi ? Docteur Ming… C’est sans
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doute en raison d’une autre particularité des Etats-Unis : un discours patriotique appuyé se vend très bien auprès
du public. «Aucun autre pays n’a
inventé par exemple un personnage
comme Rambo, signale Gianni Haver.
Dans l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste, il y a très peu de combats au
cinéma et, même pendant la Deuxième
Guerre mondiale, le soldat ennemi est
rarement diabolisé dans les films.»
Un autre rapport à la
vraisemblance
En Europe, la propagande passe
plutôt par les informations du «ciné-
▲
Spider-Man face à son ennemi juré,
le bouffon vert
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Soldat américain,
superhéros moderne
journal». Pendant cette même période,
Hollywood produira presque deux cents
films de guerre. On y voit des GI’s qui
mitraillent des Japonais à la chaîne.
Simple défoulement ou renforcement
mental de la population américaine
savamment orchestré par les politiques? «C’est difficile à dire, reprend
Gianni Haver. Pour que de telles fictions aient du succès, il faut un accord
global du spectateur. Au fond, le public
américain a peut-être un autre rapport
à la vraisemblance. L’homme araignée
sort totalement de la réalité. Ce n’est
pas le cas d’un héros européen comme
Arsène Lupin.»
un terroriste superméchant fait irruption dans la fiction en faisant voler en
éclat la tanière de Spider-Man.
Bien sûr, on peut négliger l’entrelacement entre violence réelle et virtuelle.
On doit toutefois constater que le
«superterrorisme» façon Ben Laden
constitue désormais l’une des craintes
majeures de notre époque, tellement
forte qu’elle peut s’inviter d’elle-même
au cinéma. Autrefois, la réalité dépassait la fiction. Aujourd’hui, elle semble
dépasser la science-fiction. C’est peutêtre ça, le XXI e siècle.
Giuseppe Melillo
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Marvel Comics Group
On peut néanmoins se demander si
les superhéros appartiennent encore à
la seule fiction. «Aujourd’hui, bon
nombre de leurs attributs traditionnels
ont rejoint la panoplie moderne du soldat américain, suréquipé et surarmé,
observe Gianni Haver. Lunettes à vision
nocturne qui captent les rayons infrarouges, armes à rayons laser qui permettent des frappes chirurgicales,
satellites qui distinguent une balle de
ping-pong depuis l’espace.» L’évolution technologique a
réduit l’écart entre
les superhéros
et les supergendarmes du monde.
Au même moment,
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Spider-Man contre Ben Laden
SOCIÉTÉ
UN
«L
FUTUR SANS HISTOIRE
e domaine de la science-
«Armageddon», Hollywood fait
fiction est largement dé-
exploser la ville de Paris…
serté par les historiens, regrette
L’Université de Lausanne a égale-
Gianni Haver, maître-assistant à
ment organisé un colloque sur le
l’Université de Lausanne. Trop
thème «De beaux lendemains ?
occupés à fouiller dans le passé, ils
Histoire, société et politique dans
n’ont que rarement abordé les
la science-fiction», dirigé par
représentations d’un futur imaginé.
Gianni Haver. Les actes de cette
Et pourtant, celui-ci peut se révé-
manifestation ont été publiés, en
ler un terrain de recherche extrê-
co direction avec Patrick Gyger,
mement riche.» Parmi les dix films
aux Editions Antipodes, dans la
de ces dix dernières années qui
collection Médias & Histoire. Il ne
ont attiré le public le plus nom-
s’agit pas de mieux connaître l’ave-
breux, il y a sept films de science-
nir, mais de mieux comprendre le
fiction. Pensez à «E.T.», «Inde-
passé. «On juge souvent la science-
pendence Day», «Star Wars»,
fiction sur son aspect prédictif ou
«Men in Black». «Même si ces
prospectif, confie Patrick Gyger. On
œuvres n’étaient pas intéressantes,
souligne les concordances ou les
cela vaudrait la peine de se pen-
discordances avec la réalité. Soit
cher sur le phénomène, confie
la science-fiction se trompe, soit
Patrick Gyger, historien et directeur
elle dit vrai. En fait, ce genre n’a
de la Maison d’ailleurs à Yverdon.
pas à être jugé sur son aspect pré-
Les universités anglo-saxonnes,
dictif. Il n’y a pas de réussite ou
plus ouvertes à la culture popu-
d’échec. La science-fiction ne
laire, explorent déjà le terrain.»
parle pas de demain, mais de son
En Suisse aussi, les sensibilités
époque de production. C’est un
évoluent peu à peu. Assistant à
outil d’observation du réel. Dans
l’Université de Lausanne, Laurent
vingt ans, la science-fiction
Guido a tenté par exemple de
actuelle dira ce qu’on pensait du
déterminer la place des Etats-Unis
génie génétique au début du XXI e
dans trois films catastrophe. Le
siècle.»
schéma de base est souvent le
même : une menace globale résolue par les Etats-Unis. Dans le film
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G.M.

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