Airs du temps” (pages 93-94)
Transcription
Airs du temps” (pages 93-94)
L’actualité Airs du temps L’Épreuve de Marivaux, mise en scène par Clément Hervieu-Léger au Théâtre de l’Ouest Parisien. © Brigitte Enguérand L’actualité La quinzaine d’Armelle Héliot Airs du temps En plein hiver, le festival Le Standard Idéal réveille les esprits engourdis. Mais c’est sans doute aux Bouffes du Nord avec Katia Kabanova vue par André Engel, à l’Athénée avec Divine dansée et jouée par Daniel Larrieu, avec L’Épreuve mise en scène par Clément Hervieu-Léger, que le théâtre a été à son sommet au début de l’année. P OUR SA 9 ÉDITION, Le Standard Idéal, E le festival de la MC93 de Bobigny, a présenté sur deux grandes semaines des spectacles venus de Berlin, de Lisbonne, de Budapest, de Barcelone. S’il fallait dégager une ligne de force, on dirait que la dominante a été au théâtre musical. En forme minimale pour Desaparecer / Disappear, une mise en scène du Catalan Calixto Bieito d’après un conte d’Edgar Allan Poe, dans une traduction espagnole de Julio Cortazar. Un acteur très connu en Espagne, Juan Echanove, disant avec conviction et une expressivité assumée le texte (très bien surtitré) et, au piano, belle musicienne aux allures d’une héroïne d’Edgar Allan Poe, justement, Maika Makovski qui a composé pour l’occasion des morceaux inspirés par la thématique de la disparition. Un spectacle bref, plus proche du récital poétique que du théâtre. Tout enveloppé de lumières, dans un espace sobre, un moment hors temps. « Un concert dans la brume », comme le dit Calixto Bieito, 90 I L’avant-scène théâtre d’après Le Chat noir et le poème Nevermore. Juan Echanove serait l’assassin, Maika Makovski l’épouse morte… Beaucoup plus imposant était Le Clavier bien tempéré de David Marton que l’on commence à découvrir en France, et notamment grâce à Patrick Sommier, directeur de la MC93 de Bobigny. C’est bien « d’après » Jean-Sébastien Bach qu’est construite cette longue traversée, d’après un roman hongrois que l’on découvrait à cette occasion, un roman de László Krasznahorkai, très connu dans son pays, La Mélancolie de la résistance. Une petite ville de province et la haute délicatesse de l’œuvre de Bach… La musique est inscrite au cœur de l’œuvre littéraire par la présence d’un personnage de musicien, ancien directeur de l’orchestre municipal. Cet homme s’est retiré du monde pour tenter désespérément de découvrir ce qu’il nomme « une harmonie naturelle »… Manipulations sociales, politiques, déli- Desaparecer / Disappear d’après Edgar Allan Poe, mis en scène par Calixto Bieito dans le cadre du festival Le Standard Idéal à la MC93. © David Ruano tement, sourdes menaces et recomposition vers un nouvel ordre aux allures noires. Un spectacle qui ressemble, dans son esprit, aux inventions d’un Christoph Marthaler. Mais sans l’éclatante férocité du metteur en scène suisse. Avouons-le, il y a quelque chose d’un peu languide dans cette longue traversée, très bien interprétée. Saluons ces interprètes, musiciens, chanteurs. Ils viennent de la Schaubühne et c’est en allemand qu’a été donné ce Clavier bien tempéré qui devait être ensuite présenté à Berlin. Autre production ample, The Fairy Queen par une troupe venue de Lisbonne, le Teatro Praga (La Peste) et les musiciens du groupe Os Músicos do Tejo. The Fairy Queen, on le sait, est un ouvrage ensorcelant qui lie Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare et une composition magnifique de Henry Purcell. Louons d’entrée les chanteurs, solistes et chœur, excellents et très vaillants. Raquel Camarinha, Rossano Ghira, João Sebastião, Nuno Dias et le chœur Olisipo avec Elsa Cortês, Lucinda Gerhartd, João Moreira, Armando Possante. Et une troupe de tournage et de jeu très ample. Plusieurs « chefs » à la tête de ce spectacle très long mais sans tension extrême. Cette proposition d’après Fairy Queen est censée se dérouler dans les coulisses d’un plateau de télévision… mais il faut lire les explications pour saisir cette « dramaturgie ». On a plus le sentiment d’une petite bande qui s’amuse et se pense très audacieuse. Mais la vérité est que tout ce qu’il y a de profond, de dérangeant dans l’ouvrage extraordinaire de William Shakespeare est évité… Étrange. Une manière de refuser de voir, de refuser de représenter. C’est très frappant pour ce qui concerne les amours de Titania et d’un âne ! Quant au surgissement de L’avant-scène théâtre I 91 L’actualité Le Clavier bien tempéré d’après Jean-Sébastien Bach et László Krasznahorkai, mis en scène par David Marton dans le cadre du festival Le Standard Idéal à la MC93. © Thomas Aurin Le Songe d’une nuit d’été / The Fairy Queen d’après William Shakespeare et Henry Purcell par le Teatro Pragadans le cadre du festival Le Standard Idéal à la MC93. © Adipio Padilha Pyrame et Thisbé à la fin, il n’a de sens que si les artisans sont clairement désignés comme les artistes d’un jour… Mais sans doute est-ce typique d’un spectacle qui a un sens dans son pays, le Portugal. Et qui perd de sa pertinence en étant « exporté ». Les Actes de Pitbull clôturaient cette 9e édition. Un texte de Péter Kárpáti, inspiré de la réalité même et de l’histoire de Budapest, avec notamment Zsolt Nagy, familier de la MC93 car il est un interprète ardent des spectacles du Hongrois Árpád Schilling, à nos yeux l’un des jeunes artistes européens les plus originaux. Árpád Schilling explore d’autres voies mais il a fait école. Et sur le plateau, avec le « prophète » Zsolt Nagy, Angéla Stefanovics, Zola Szabó, tique que dans le théâtre lyrique. Cette version de chambre, avec au seul piano Nicolas Chesneau ou Martin Surot, s’inscrit dans le droit fil du travail de Peter Brook… aux Bouffes du Nord. Mais c’est aussi dans le cadre enchanteur de Royaumont qu’ont travaillé les artistes. On ne saurait trop louer l’accord subtil d’une scénographie parfaitement intégrée de Nicky Rieti, des costumes de Chantal De la Coste-Messelière dans les lumières d’André Diot, tout cela installe la séduction même d’un travail précis et lumineux. On connaît Katia Kabanova et l’on voit souvent de très belles productions dans les maisons d’opéra. Mais ici, la dramaturgie de Dominique Müller, le travail de direction musicale d’Irène Kudela, tout s’accorde pour une harmonie bou- 92 I L’avant-scène théâtre Natasa Stork, Zsuzsa Lörincz, Martin Boross. « Le prophète froid et brutal des anciennes légendes, après une errance de plusieurs milliers d’années, est arrivé à Budapest ce matin […] et a pénétré dans le cœur de la ville comme un pitbull dans un jardin d’enfants. » C’est de productions très originales que sont venues en ce début d’année les plus belles émotions, le sentiment d’une exactitude intellectuelle et d’un accomplissement artistique. Et les spectacles dont nous allons ici parler ont toutes chances d’être longuement repris, ici, là, dès la saison prochaine. Ainsi, aux Bouffes du Nord, Katia Kabanova de Leos Janácek, opéra présenté en version de chambre par André Engel, poète des plateaux, aussi visionnaire dans le théâtre drama- leversante. André Engel, ici, nous offre, dans la proximité, les affres de l’amour, de la tentation, de la trahison, de la souffrance. Tous les chanteurs, jeunes avec un aîné merveilleux, Michel Hermon, incarnent les personnages avec une vérité troublante. Saluons Kelly Hodson dans le rôle-titre et tous ses camarades Mathilde Cardon, Céline Laly, Elena Gabouri, saluons Jérôme Billy, José Canales, Paul Gaugler, Douglas Henderson… Un miracle de grâce et de finesse qui sublime le théâtre d’un ouvrage inspiré d’Ostrovski… Même grâce, même bouleversante exactitude, avec Divine, spectacle donné dans le petit théâtre Christian Bérard de l’Athénée. Un travail d’une pureté magistrale. Un texte de Jean Genet, L’avant-scène théâtre I 93 L’actualité Divine d’après Jean Genet, mise en scène par Gloria Paris à l’Athénée. © Laurent Paillier / photosdedanse.com abrupt et amoureux, Notre-Dame-desFleurs adapté par Daniel Larrieu qui cosigne cette version avec le metteur en scène Gloria Paris. Dans une boîte de lumière, éclairée de néons verticaux, une scénographie de Laurent Berger, Daniel Larrieu dit les mots de Jean Genet tout en dansant la poésie et l’amour. C’est du très grand art, d’une sobriété et d’une intelligence profondes. La voix est bien placée, les mouvements d’une idéale subtilité. C’est bref, dessiné d’un trait ferme, c’est à part. Unique et s’adressant à chacun. Une très grande pièce de danse et de poésie. Enfin l’on peut revenir à un théâtre plus classique avec L’Épreuve de Marivaux. Mais c’est du théâtre totalement revivifié par le regard d’un jeune metteur en scène et comédien qui ne cesse de s’affirmer, singulier et inspiré. Clément Hervieu94 I L’avant-scène théâtre Léger rêvait depuis des années de monter cette pièce cruelle et brève de Marivaux. Il en propose une vision très sombre et clôt la représentation avec un ajout : Madame Argan dit le testament de Marivaux… l’écrivain y cite une Angélique, même prénom que le sublime personnage qui est au cœur de L’Épreuve. Angélique, jeune fille sans fortune, subit la cruelle épreuve d’un jeune homme qui veut être sûr de son amour… ou plutôt, ici, qui avec une perversité qu’il retourne en même temps contre lui, développe un stratagème toxique… Dans une scénographie simple, magnifique toile peinte au fond, arbre-sculpture à jardin, quelques chaises d’école, la pièce est saisissante. Le décor superbe de Delphine Brouard, les costumes aux tons sourds et nuancés de Caroline de Vivaise, les lumières de Bertrand Couderc, tout cet ensemble traduit parfaitement l’excellence de la production. La distribution est de haut talent. Lucidor, le jeune homme qui, deux mois auparavant, a séjourné dans cette campagne qui lui appartient pour se remettre d’une longue maladie, est incarné par Loïc Corbery. De la Comédie-Française, comme l’est Clément Hervieu-Léger. Loïc Corbery, fin et délié, compose ici quelqu’un qui littéralement ne tient pas sur ses jambes… Il n’est pas remis. Il est encore souffrant. Se venge-t-il inconsciemment en imposant cette terrible épreuve ? Angélique c’est la grande, interprète royale, Audrey Bonnet. Elle est aristocratique et son Angélique est toute pudeur. On ressent, déchiré, toutes ses souffrances. Et à la fin, elle est battue, vaincue tandis que Lucidor, peut-être, L’Épreuve de Marivaux, mise en scène par Clément Hervieu-Léger au Théâtre de l’Ouest Parisien. © Brigitte Enguérand va mourir… C’est la vision très sombre de Clément Hervieu-Léger. Cela ne lui interdit en rien de mettre en scène avec vivacité la comédie. Le valet de Lucidor en faux promis, Daniel San Pedro, est parfait, la délicieuse servante, Lisette, est la charmante Adeline Chagneau. Le paysan qui a des ambitions, beau gosse et très intéressé, est dessiné avec brio par Stanley Weber. La mère d’Angélique, Madame Argante, est interprétée par Nada Strancar, qui lui donne de la noblesse et du cœur. C’est très beau. Un travail musical (avec d’ailleurs une partition de Pascal Sangla), une vision très personnelle, et l’entente palpable d’un groupe de comédiens merveilleux. Un travail qu’il faudrait analyser avec plus de soin… Mais surtout : il tourne ! Voyez-le ! A. H. Le Standard Idéal, MC93 de Bobigny du 27 janvier au 13 février 2012 (tél : 01 41 60 72 72, www.MC93.com) Katia Kabanova, Bouffes du Nord du 17 janvier au 4 février 2012 (tél. : 01 46 07 34 50, www.bouffesdunord.com) Divine, Athénée, du 17 janvier au 4 février 2012 (tél. : 01 53 05 19 19, www.athenee-theatre.com) L’Épreuve, Théâtre de l’Ouest Parisien du 8 au 12 février 2012 (tél. : 01 46 03 60 44, www.top-bb.fr, tournée) L’avant-scène théâtre I 95