métapsychologie de l`immersion dans les jeux vidéo
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métapsychologie de l`immersion dans les jeux vidéo
MÉTAPSYCHOLOGIE DE L'IMMERSION DANS LES JEUX VIDÉO Yann Leroux L'Esprit du temps | Adolescence 2012/1 - n° 79 pages 107 à 118 ISSN 0751-7696 Article disponible en ligne à l'adresse: http://www.cairn.info/revue-adolescence-2012-1-page-107.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Leroux Yann, « Métapsychologie de l'immersion dans les jeux vidéo », Adolescence, 2012/1 n° 79, p. 107-118. DOI : 10.3917/ado.079.0107 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Esprit du temps. © L'Esprit du temps. Tous droits réservés pour tous pays. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- MÉTAPSYCHOLOGIE DE L’IMMERSION DANS LES JEUX VIDÉO Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps L’immersion est au cœur de l’expérience vidéo ludique. Les jeux vidéo promettent en effet aux joueurs de vivre des situations « de l’intérieur » et les publicités mettent souvent l’accent sur le réalisme de ce qui est donné à jouer. Le phénomène reste cependant mal connu et donne lieu à des craintes sur le rapport à la réalité des joueurs de jeux vidéo et sur une éventuelle addiction. Après avoir donné une définition de l’immersion vidéo ludique, j’en expliciterai les différentes modalités en relation avec la métapsychologie freudienne. LA TYPOLOGIE D’ARSENAULT ET PICARD L’immersion est définie par J. H. Murray comme « la sensation d’être entouré d’une réalité totalement différente, aussi différente que l’air peut l’être de l’eau, qui capte toute notre attention, tous nos sens perceptifs »1. L’immersion n’est donc l’apanage des joueurs de jeu vidéo. En effet, un lecteur peut totalement s’immerger dans le récit qu’il est en train de lire comme le raconte Marcel Proust lorsqu’il évoque ses souvenirs d’enfant : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons passés avec un livre préféré »2. Son immersion dans la lecture était telle qu’il écartait comme une gêne les jeux avec les autres enfants et qu’il vivait les repas comme des parenthèses qui le maintenaient éloigné de ses livres. 1. Murray J. H. (1998). Hamlet on the Holodeck : The Future of Narrative in Cyberspace. Cambridge : The MIT Press, p. 98. 2. Proust M. (1905). Sur la lecture. Arles : Actes Sud, 1993, p. 9. Adolescence, 2012, 30, 1, 107-118. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps YANN LEROUX YANN LEROUX Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps Tous les médias peuvent être potentiellement immersifs comme le précisent D. Arsenault et M. Picard dans les travaux qu’ils ont consacrés à l’immersion vidéo ludique. Ils remarquent que « nous entrons dans une situation d’immersion lorsque l’écran de télévision (ou de cinéma) nous empêche de percevoir les images en périphérie de notre champ de vision, lorsque le monde fictionnel dépeint dans un roman nous fait momentanément perdre conscience du nôtre, ou lorsque nous adoptons un ensemble de règles (un système) pour décrire une situation, indépendamment du système qui régit une situation similaire dans d’autres cas »3. L’immersion peut alors aussi bien être provoquée par des images, un récit, un jeu de plateau. D. Arsenault et M. Picard différencient trois types d’immersion : l’immersion sensorielle, systémique et fictionnelle. L’immersion sensorielle est provoquée lorsque les sens sont saturés par le média à tel point que le joueur est comme accaparé par le monde du jeu et ses stimuli. Le joueur baigne alors dans des enveloppes sonores et visuelles (sons élevés, immenses images). L’immersion systémique repose sur la connaissance et la maîtrise des règles et des procédures du jeu. L’immersion fictionnelle se produit lorsque le joueur connaît parfaitement les personnages, les objets, les paysages, et les interactions du monde du jeu. Le joueur est au contact avec un mode fictionnel dont certains éléments approfondissent l’expérience du jeu. Les auteurs distinguent également trois niveaux d’engagement. Le premier est un engagement simple. Dans le second, le joueur est absorbé par le jeu vidéo qui devient pour un moment son seul objet d’investissement. Enfin, dans le dernier niveau, le joueur est complètement immergé : il est identifié au personnage et coupé de la réalité. L’intérêt de la typologie dressée par D. Arsenault et M. Picard est double. Elle montre d’abord que certains types de jeux vidéo prédisposent davantage à un type d’immersion plutôt qu’à un autre. Par exemple, l’immersion fictionnelle est très faible dans les jeux de combats parce que 3. Arsenault D., Picard M. « Le jeu vidéo entre dépendance et plaisir immersif : les trois formes d’immersion vidéo ludique ». http://www.homoludens.uqam.ca/index.php?option=com_content&task=view&id= 55&Itemid=63 (consulté le 15 mai 2011). Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps 108 109 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps l’arrière plan narratif de ces jeux est très pauvre. Elle est en revanche très importante dans les jeux de rôle. Le joueur dialogue avec des personnages, explore des lieux et manipule des objets. Chaque détail rencontré peut avoir de l’importance et le joueur doit garder une vue d’ensemble de sa progression dans le jeu. Pour ce faire, il produit un récit interne de toutes ses pérégrinations. Inversement, l’immersion systémique sera faible dans les jeux de rôle et très importante dans les jeux de combats pendant lesquels il faut exécuter des combinaisons (« combos ») de touches rapidement. Le second intérêt est de montrer que les jeux vidéo ont tendance à évoluer à la fois en se spécialisant dans un type d’immersion et par diversification en tentant d’explorer les types d’immersions auxquels ils n’étaient pas originellement dédiés en se spécialisant ou en se diversifiant. Par exemple, les jeux de rôle approfondissent de plus en plus l’immersion narrative mais ils ont aussi exploré au cours de leur évolution les autres types de narration. L’immersion sensorielle est devenue de plus en plus importante dans les jeux d’aventure alors qu’au début les écrans de ces jeux étaient limités à un texte blanc ou verdâtre sur un fond noir. On est ainsi passé d’une situation dans laquelle l’attrait du jeu était constitué par un mélange entre la réduction des sensations et le profond investissement dans la narration à une situation dans laquelle la beauté des environnements et donc l’immersion sensorielle est de plus en plus importante. Les jeux de tir ont de leur côté vu l’arrière plan narratif se développer de plus en plus. Solid Snake, le personnage principal de Metal Gear, un jeu de tir en première personne, a vu épisode après épisode, son histoire se complexifier de plus en plus pour répondre à cette attente. On peut comprendre certains échecs dans le jeu par rapport à ces trois types d’immersion4. Paul échoue à avancer dans le jeu Ico. Il est persuadé qu’il doit sauter pardessus un précipice. Il n’arrive pas à intégrer l’évidence : l’action qu’il tente est impossible à réaliser. Il va essayer plusieurs stratégies : peut-être appuie-t-il sur les mauvaises touches ? Peut-être appuie-t-il au mauvais moment ? Peut-être estil trop lourd ? Finalement, il abandonnera le jeu. 4. Les exemples sont tirés d’observations faites au cours d’un atelier thérapeutique Jeux Vidéo. Cf. Leroux, 2009, 27 : 699-709 (http://dx.doi.org/10.3917/ado.069.0699). Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps EN MÉTAPSYCHOLOGIE YANN LEROUX Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps Julien échoue également à progresser. L’accompagnement du personnage féminin lui pèse. Il lui trouve un drôle d’air et il s’en sépare à la première occasion. Il devra par la suite revenir sur ses pas et accepte sa compagnie à partir du moment où il constate qu’elle possède le pouvoir d’ouvrir des portes. Bertrand n’arrive pas à contrôler suffisamment bien le personnage. Il suffit qu’il prenne la manette en main pour qu’Ico ait une démarche ébrieuse et il n’est pas rare qu’il tombe dans le premier précipice venu. Afin d’éviter de telles catastrophes, il se hâte de rendre la manette qu’il avait pourtant demandée avec force. Ces trois échecs sont assez différents. Dans le premier, Paul n’arrive pas à entrer dans le jeu. L’immersion lui est étrangère parce qu’il est trop immergé dans ses propres procédures de pensée. « Les choses se passent toujours comme je veux », dit-il en essayant de sauter une énième fois par-dessus le précipice. Le premier mouvement est de douter de sa qualité d’immersion systémique : il n’appuie pas sur les bonnes touches et au bon moment. Il passera beaucoup de temps à trouver la bonne combinaison qui lui permettrait de sauter par-dessus le pont. Ensuite, il privilégie l’immersion fictionnelle : c’est parce que le personnage est trop lourd qu’il n’arrive pas à sauter le précipice. En fait, Paul n’arrive tout simplement pas à jouer. Il est enfermé dans ses fantasmes de toutepuissance et le jeu lui est comme interdit. Julien est tout à fait dans l’histoire du jeu, mais il ne prend pas en compte les contraintes du dispositif. Aussi part-il souvent dans des fabulations qui sont certes riches, cohérentes et intéressantes, mais qui manquent la solution parce qu’elles ignorent la grammaire de base des jeux vidéo. Si le personnage féminin apparaît dans le jeu, c’est qu’il a un rôle à jouer dans l’histoire. Sans aucun doute, dans la réalité, pourrait-on défoncer les portes de bois avec une épée, mais ce n’est pas possible dans l’univers de ce jeu. C’est cet impossible, atteinte à ses fantasmes de toute-puissance, que Julien n’arrive pas à intégrer. Bertrand échoue parce qu’il a une maîtrise insuffisante du personnage. Il doit regarder ses mains pour savoir sur quel bouton il appuie et il peine à garder en mémoire les correspondances entre les boutons et les actions. Aussi doit-il souvent tous les essayer avant de trouver le bon bouton. Son dilemme est le suivant : s’il contrôle ses mains, il ne contrôle plus ce qui se passe à l’écran. S’il contrôle l’écran, il ne fait plus rien de ses mains. À l’écran, le personnage fait une série de mouvements insensés ou au contraire demeure inerte. Dans ce cas, l’immersion systémique est en échec du fait d’un contrôle insuffisant du joueur sur les commandes de jeu. L’IMMERSION VIDÉO LUDIQUE – ÉLÉMENTS MÉTAPSYCHOLOGIQUES Lorsque le phénomène d’immersion se produit, le joueur baigne dans l’espace de jeu. Pour le dire autrement, sa réalité se réduit à la réalité du jeu. Pour rendre compte de ce phénomène, les joueurs utilisent des Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps 110 EN MÉTAPSYCHOLOGIE 111 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps L’IMMERSION COMME RÉGRESSION On ne peut parler d’immersion sans passer par Thalassa, la « rêverie scientifique » de S. Ferenczi (1924). Dans ce texte, le célèbre psychanalyste hongrois s’attache à montrer les liens existant entre des faits psychiques, des faits biologiques et des faits se rapportant à l’histoire ancienne de l’espèce. La nouvelle science qu’il appelle de ses vœux, la Bioanalyse, repose sur l’idée que les grandes catastrophes traversées par le vivant sont inscrites profondément dans les psychés et les somas. Par exemple, la naissance reproduit l’assèchement des océans et le coït une tentative de retrouver le milieu humide originel. Le désir d’immersion est une expression du désir de retour à la vie intra-utérine. Il est facile de voir dans l’immersion vidéo ludique une expression du désir freudien de retour au sein maternel. Dans les jeux vidéo, ce ne sont pas les océans qui servent de matrice originelle mais le sommeil. Les deux expériences sont en effet assez proches : le joueur et le dormeur ont en commun une certaine inhibition de la motricité et une prévalence donnée à l’image. Les satisfactions apportées par l’immersion vidéo ludique sont les mêmes que celles du fantasme de régression intra-utérine : le joueur ne se satisfait que de lui-même, la réalité est devenue sa réalité, c’est-à-dire que les limites de son self se sont étendues jusqu’à englober tout l’univers du jeu. À côté du fantasme de régression intra-utérine, S. Ferenczi (1913) Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps représentations qui renvoient à l’exploration d’un autre monde ou du remplacement de la réalité par une autre réalité : ils sont « dedans », « dans le jeu » ou alors « c’est comme s’ils y étaient ». Cet état n’est pas atteint du fait d’une simple saturation des sens comme le pensaient D. Arsenault et M. Picard. La participation du joueur est totale : elle est perceptive, émotionnelle et motrice. Être dans cet état coupe de toute autre réalité : le temps n’a pas la même consistance, l’environnement se réduit à l’environnement du jeu et les investissements au seul investissement de la situation ludique. Il ne suffit pas d’être bombardé d’images et de sons pour s’immerger dans un jeu vidéo. Le joueur participe activement à l’immersion vidéo ludique. Cette participation implique la vie inconsciente du joueur dont nous allons explorer maintenant quelques aspects : la régression, la négation et l’objet attracteur. YANN LEROUX Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps donne dans « Le développement du sens de la réalité et ses stades » une autre clé pour comprendre l’immersion vidéo ludique. Il y distingue cinq stades de la perception de la réalité. Le premier stade correspond à la vie intra-utérine : l’embryon vit une période de toute-puissance inconditionnelle. Il ne connaît pas la situation de manque et ne peut donc se représenter quelque chose d’extérieur à lui. Le second stade est celui de la toutepuissance hallucinatoire magique. Comblé par ses parents, l’enfant a l’illusion qu’il réalise ses désirs par la seule hallucination de leur satisfaction. La période de la toute-puissance aidée de gestes magiques prend mieux en compte la réalité mais l’enfant reste dans l’illusion que la bonne combinaison de gestes réussira à satisfaire ses désirs. La période suivante est celle de l’animisme : l’enfant voit le monde sur le modèle de sa propre corporéité. Enfin, à la période des pensées et mots magiques, les mots remplacent les gestes de la période précédente. Ils sont chargés de la même valeur magique. Les différents types d’immersion dans les jeux vidéo correspondent bien aux stades du développement de la réalité. L’immersion sensorielle recouvre les stades de toute-puissance sensorielle et de toute-puissance hallucinatoire magique. Le joueur est comme suspendu dans l’espace de jeu. Il est ignorant de tout ce qui n’est pas le jeu dans les cas de régression les plus profondes de l’existence d’un espace de non-jeu. Ses désirs sont réalisés au moment où ils se formulent et le joueur est l’heureux spectateur de ce miracle. L’immersion systémique recouvre la toute-puissance aidée de gestes magiques et l’animisme. Dans ce type d’immersion, le joueur est attentif aux interactions. Le plaisir est celui des bonnes combinaisons et de l’intégration des règles et procédures du jeu. Toute « bonne » combinaison de gestes provoque comme par magie de « bons » résultats sur l’écran. Enfin, l’immersion fictionnelle recouvre le dernier stade de la perception de la réalité. Le joueur baigne dans un océan de mots et de récits. L’IMMERSION COMME NÉGATION Être immergé dans un jeu vidéo, c’est être inattentif à tout ce qui n’est pas le jeu. Tout le monde environnant et tous les investissements qui ne sont pas liés directement au jeu s’estompent parce qu’ils sont déniés. Dans son célèbre texte « La négation », Freud (1925) distingue une Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps 112 113 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps fonction de jugement d’une fonction d’existence. La première attribue ou dénie une propriété ou une qualité à un objet. En définitive, en raison du principe de plaisir, il s’agit de juger si l’objet est bon ou mauvais, c’est-àdire s’il doit être introjecté dans le Moi ou rejeté. Le jugement d’existence se pose la question de l’existence de l’objet : ce qui existe comme représentation de l’objet à l’intérieur peut-il être retrouvé dans la perception ? C’est une nouvelle fois une question d’intérieur et d’extérieur : « Le non-réel, le simplement représenté, le subjectif, n’est qu’à l’intérieur ; l’autre, le réel, est présent à l’extérieur aussi »5. Dans l’immersion vidéo ludique, la fonction du jugement d’existence est mise en suspens. Le joueur ne cherche plus à faire le tri entre ses processus subjectifs et objectifs. Le travail de mise en concordance entre les représentations internes et la réalité ne se fait plus. Peut-être cette mise en attente est-elle favorisée par le fait que le joueur est dans une immobilité relative ? Pour reprendre les choses dans un langage génétique, le fonctionnement prévalent est celui du Moi plaisir. Cependant, ce n’est pas toute la réalité qui se trouve déniée, auquel cas le joueur s’avérerait incapable de jouer. N’est déniée que la part de réalité nécessaire pour que le jeu puisse avoir lieu. C’est grâce à ce « laissé de côté » que le jeu peut prendre. On peut ici faire un rapprochement avec les « pactes dénégatifs » que R. Kaës (1993) a retrouvés dans les groupes. R. Kaës donnait à ces pactes une double polarité, l’une organisatrice et l’autre défensive. La première est « organisatrice du lien et de l’ensemble trans-subjectif »6 et est constituée par la mise en commun d’idéaux, d’intérêts, d’investissements. La seconde est défensive et renvoie aux renoncements, aux sacrifices, aux effacements… à tout ce qui a dû être laissé de côté pour que l’ensemble tienne. Le pacte dénégatif crée « du non-signifiable, du non-transformable : des zones de silence, des poches d’intoxication, des espaces-poubelles ou des lignes de fuite qui maintiennent le sujet étranger à sa propre histoire »7. On retrouve ces deux aspects dans les usages du jeu vidéo : il ne faut prendre en compte que ce 5. Freud, 1925, p. 169. 6. Kaës, 1993, p. 274. 7. Ibid. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps EN MÉTAPSYCHOLOGIE 114 YANN LEROUX que le jeu propose – et donc laisser de côté les autres aspects de la réalité. Il peut aussi être utilisé comme zone de silence pour faire taire des inquiétudes ou des pensées. Il est alors un « briseur de soucis » (Freud, 1929) et est utilisé parce que l’on a renoncé à penser ou à éprouver quelque chose, ou encore contre des pensées ou des éprouvés. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps La notion d’« objet attracteur » a été apportée initialement par E. Bick (1964). Elle entendait par là un objet contenant capable de délimiter un dehors d’un dedans et dont l’intériorisation donnait naissance à la peau psychique. Le mamelon-dans-la-bouche, le portage de la mère, ses paroles, son odeur constituent la situation dans laquelle cet objet se constitue. Relisant E. Bick, D. Houzel (1987) a fait de l’objet attracteur un objet attirant la vie pulsionnelle et émotionnelle du bébé. L’objet attracteur s’oppose aux forces de démantèlement et donne au bébé un point où se rassembler et maintenir une « consensualité » (Meltzer, Bremner et coll., 1975). L’objet jeu vidéo joue comme un attracteur. Les joueurs mettent souvent l’accent sur la recherche d’un objet esthétique. Ils s’intéressent avec passion aux cinématiques de leurs jeux ou aux rendus des moteurs 3D : les effets de lumière, pyrotechniques et atmosphériques sont particulièrement observés et commentés. Les détails les plus infimes sont repris dans des histoires partagées avec d’autres joueurs. Le jeu vidéo attire à lui tous les investissements du joueur. Il est le point brillant qui rend terne toute autre réalité. Le joueur se trouve alors dans une situation dans laquelle les limites de son self sont renégociées. Elles ne sont plus cantonnées à l’étroitesse des limites corporelles, mais s’étendent jusqu’à englober les limites du jeu vidéo et même au-delà. On entre là dans le domaine des phénomènes transitionnels. L’IMMERSION ET LA TRIADE SYMBOLIQUE Les trois modalités d’immersion sensorielle renvoient aux trois modalités d’appropriation subjective que S. Tisseron (2009) regroupe sous le terme de « triade symbolique ». La première est une symbolisation sensori-motrice et émotionnelle. Elle mêle les sensations viscérales et posturales et celles qui émanent de la musculature striée. C’est une Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps L’IMMERSION COMME OBJET ATTRACTEUR 115 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps symbolisation par le ressentir et par le faire. La seconde est une symbolisation par interaction. Elle s’origine dans les accordages mèreenfant (Stern, 2003), le miroir sonore (Anzieu, 1976), le visage de la mère comme miroir (Winnicott, 1971). La troisième symbolisation est une symbolisation en parole par laquelle nous traduisons pour nous-mêmes et pour les autres nos sensations, nos émotions et nos pensées. Cette triade symbolique permet de mieux comprendre certains aspects de l’immersion dans les jeux vidéo. L’immersion sensorielle est une symbolisation en corps. Les enveloppes sonores et visuelles sont largement sollicitées tandis que le tactile est mis en suspens. Le joueur baigne dans des stimulations sonores et flotte dans un état d’indifférenciation. Le sonore est en effet un contenant qui le contient et l’isole du reste de l’environnement ; c’est aussi un contenu qui pénètre ses sens. Le joueur investit ici préférentiellement le bain sonore dans ses dimensions vibratoires, chantantes et cohésives (Lecourt, 1987). L’immersion systémique est une symbolisation par le corps. Le joueur exécute des actions qui provoquent des images qui à leur tour suscitent en lui des sensations, des images et des pensées. Ce qui est recherché ici est moins les sensations que les bonnes interactions. Cette immersion est l’occasion de rejouer les premières interactions et plus particulièrement ce que D. Stern (2003) a appelé « l’accordage ». D. Stern désignait par là des interactions entre la mère et l’enfant, chacun répondant à l’autre mais dans une modalité sensorielle différente. Par exemple, l’un tape sur la table avec un objet dur sur un rythme joyeux de plus en plus rapide, et l’autre l’accompagne avec un crescendo de la voix. Ces accordages sont pour l’enfant autant d’occasions de vivre une rencontre avec un objet vivant et transformateur. La situation d’immersion systémique offre au joueur un miroir comparable. Le mot clé est ici « transmodalité », puisque le propre du jeu vidéo est de transformer de légères impulsions motrices en actions imagées qui en retour provoquent des émotions. Enfin, l’immersion fictionnelle est une immersion dans les mots de l’autre. Le plaisir est de mêler ses propres représentations à celles données par le jeu vidéo. Le joueur découvre et produit un récit qui se mêle intimement à ses propres récits. La fiction du jeu vidéo est différente de celle du roman en ce sens que le joueur aura également la mémoire des Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps EN MÉTAPSYCHOLOGIE 116 YANN LEROUX gestes effectués, des lieux visités, des parcours, tandis que le lecteur gardera rarement en mémoire la succession des gestes effectués pour lire un chapitre. Dans ce type d’immersion, le joueur peut investir préférentiellement le feuillet verbal de l’enveloppe sonore. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps Toute situation traumatique ou simplement insuffisamment élaborée a tendance à se répéter. Cette répétition est une tentative de dégagement et d’élaboration. Nous savons en effet les interprétations de Freud (1920) sur le jeu à la bobine, que la répétition dans son double aspect économique et dynamique est une tentative de maîtriser les excitations et d’explorer différentes positions identificatoires. Nous avons dans les mondes numériques des équivalents de la fameuse bobine. Nous formons avec le jeu des « dyades numériques » (Tisseron, 2009) avec lesquelles se répètent et parfois se symbolisent des éléments qui sont restés en souffrance pour le sujet. Pour S. Tisseron, ces dyades numériques sont utilisées préférentiellement par les joueurs lorsqu’ils tentent de pallier une souffrance psychologique en lien avec des interactions précoces défectueuses. Le joueur joue avec le jeu vidéo ce qui n’a pas pu se jouer avec sa mère lorsqu’il était enfant. Le jeu vidéo permet de rejouer les questions de l’attachement, de maîtriser l’excitation, d’expérimenter un accordage affectif satisfaisant ou encore d’incarner un idéal. Ces différentes fonctions correspondent également aux différentes immersions telles que nous les avons vues. En effet, retrouver l’attachement sécurisé et les accordages affectifs dans un jeu vidéo passe par des interactions et la capacité d’utiliser les objets au moment où ils se présentent (« object presenting » de D. W. Winnicott, 1971). On retrouve bien là les éléments de l’immersion systémique. La maîtrise des excitations passe par la maîtrise de l’immersion sensorielle qui doit être bien tempérée. Enfin, l’incarnation d’un idéal relève de l’immersion fictionnelle. Les jeux vidéo font intervenir trois types d’immersion : l’immersion sensorielle, systémique et narrative. Cette immersion dépend des capacités de régression du joueur, de la qualité du pacte dénégatif qu’il Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps L’IMMERSION ET LA DYADE NUMÉRIQUE 117 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h22. © L'Esprit du temps établit et de l’élaboration langagière qu’il construit à partir des interactions avec le jeu. La régression est provoquée par les qualités du média qui fonctionne comme un objet attracteur. Les lumières, les sons, les mouvements ou leurs combinaisons drainent la vie pulsionnelle et émotionnelle du joueur. Le jeu vidéo est un objet attracteur qui aide le joueur à organiser sa vie psychique en conjoignant des éléments épars dans une consensualité. Le pacte dénégatif permet de restreindre la perception de la réalité au « cercle magique » du jeu8 tandis que la régression assure au joueur des sensations de plaisir et lui permet de réaliser ses désirs sur un mode quasi hallucinatoire. Le grand intérêt des jeux vidéo est qu’ils permettent à la fois ces régressions profondes tout en exigeant en même temps une prise en compte suffisante de la réalité. Ils permettent un travail psychique complexe qui s’appuie sur différents types de symbolisation puisqu’ils nécessitent une certaine habilité, une résonnance aux émotions du jeu et une connaissance de l’histoire qui se joue. Les trois types d’immersion correspondent donc à des symbolisations sensori-motrices, affectives ou verbales. BIBLIOGRAPHIE ANZIEU D. (1976). L’enveloppe sonore du Soi. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 13 : 161-179. BICK E. (1964) Notes sur l’observation du bébé dans la formation psychanalytique. In : Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick. 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