métapsychologie de l`immersion dans les jeux vidéo

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métapsychologie de l`immersion dans les jeux vidéo
MÉTAPSYCHOLOGIE DE L'IMMERSION DANS LES JEUX VIDÉO
Yann Leroux
L'Esprit du temps | Adolescence
2012/1 - n° 79
pages 107 à 118
ISSN 0751-7696
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-adolescence-2012-1-page-107.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Leroux Yann, « Métapsychologie de l'immersion dans les jeux vidéo »,
Adolescence, 2012/1 n° 79, p. 107-118. DOI : 10.3917/ado.079.0107
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MÉTAPSYCHOLOGIE DE L’IMMERSION
DANS LES JEUX VIDÉO
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L’immersion est au cœur de l’expérience vidéo ludique. Les jeux
vidéo promettent en effet aux joueurs de vivre des situations « de l’intérieur »
et les publicités mettent souvent l’accent sur le réalisme de ce qui est donné à
jouer. Le phénomène reste cependant mal connu et donne lieu à des craintes sur
le rapport à la réalité des joueurs de jeux vidéo et sur une éventuelle addiction.
Après avoir donné une définition de l’immersion vidéo ludique,
j’en expliciterai les différentes modalités en relation avec la
métapsychologie freudienne.
LA TYPOLOGIE D’ARSENAULT ET PICARD
L’immersion est définie par J. H. Murray comme « la sensation
d’être entouré d’une réalité totalement différente, aussi différente que l’air
peut l’être de l’eau, qui capte toute notre attention, tous nos sens
perceptifs »1. L’immersion n’est donc l’apanage des joueurs de jeu vidéo.
En effet, un lecteur peut totalement s’immerger dans le récit qu’il est en
train de lire comme le raconte Marcel Proust lorsqu’il évoque ses
souvenirs d’enfant : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que
nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons passés avec un
livre préféré »2. Son immersion dans la lecture était telle qu’il écartait
comme une gêne les jeux avec les autres enfants et qu’il vivait les repas
comme des parenthèses qui le maintenaient éloigné de ses livres.
1. Murray J. H. (1998). Hamlet on the Holodeck : The Future of Narrative in
Cyberspace. Cambridge : The MIT Press, p. 98.
2. Proust M. (1905). Sur la lecture. Arles : Actes Sud, 1993, p. 9.
Adolescence, 2012, 30, 1, 107-118.
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Tous les médias peuvent être potentiellement immersifs comme le
précisent D. Arsenault et M. Picard dans les travaux qu’ils ont consacrés
à l’immersion vidéo ludique. Ils remarquent que « nous entrons dans une
situation d’immersion lorsque l’écran de télévision (ou de cinéma) nous
empêche de percevoir les images en périphérie de notre champ de vision,
lorsque le monde fictionnel dépeint dans un roman nous fait
momentanément perdre conscience du nôtre, ou lorsque nous adoptons un
ensemble de règles (un système) pour décrire une situation,
indépendamment du système qui régit une situation similaire dans
d’autres cas »3. L’immersion peut alors aussi bien être provoquée par des
images, un récit, un jeu de plateau.
D. Arsenault et M. Picard différencient trois types d’immersion :
l’immersion sensorielle, systémique et fictionnelle. L’immersion
sensorielle est provoquée lorsque les sens sont saturés par le média à tel
point que le joueur est comme accaparé par le monde du jeu et ses stimuli.
Le joueur baigne alors dans des enveloppes sonores et visuelles (sons
élevés, immenses images). L’immersion systémique repose sur la
connaissance et la maîtrise des règles et des procédures du jeu.
L’immersion fictionnelle se produit lorsque le joueur connaît parfaitement
les personnages, les objets, les paysages, et les interactions du monde du
jeu. Le joueur est au contact avec un mode fictionnel dont certains
éléments approfondissent l’expérience du jeu.
Les auteurs distinguent également trois niveaux d’engagement. Le
premier est un engagement simple. Dans le second, le joueur est absorbé par
le jeu vidéo qui devient pour un moment son seul objet d’investissement.
Enfin, dans le dernier niveau, le joueur est complètement immergé : il est
identifié au personnage et coupé de la réalité.
L’intérêt de la typologie dressée par D. Arsenault et M. Picard est
double. Elle montre d’abord que certains types de jeux vidéo prédisposent
davantage à un type d’immersion plutôt qu’à un autre. Par exemple,
l’immersion fictionnelle est très faible dans les jeux de combats parce que
3. Arsenault D., Picard M. « Le jeu vidéo entre dépendance et plaisir immersif : les
trois formes d’immersion vidéo ludique ».
http://www.homoludens.uqam.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=
55&Itemid=63 (consulté le 15 mai 2011).
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l’arrière plan narratif de ces jeux est très pauvre. Elle est en revanche très
importante dans les jeux de rôle. Le joueur dialogue avec des
personnages, explore des lieux et manipule des objets. Chaque détail
rencontré peut avoir de l’importance et le joueur doit garder une vue
d’ensemble de sa progression dans le jeu. Pour ce faire, il produit un récit
interne de toutes ses pérégrinations.
Inversement, l’immersion systémique sera faible dans les jeux de
rôle et très importante dans les jeux de combats pendant lesquels il faut
exécuter des combinaisons (« combos ») de touches rapidement. Le
second intérêt est de montrer que les jeux vidéo ont tendance à évoluer à
la fois en se spécialisant dans un type d’immersion et par diversification
en tentant d’explorer les types d’immersions auxquels ils n’étaient pas
originellement dédiés en se spécialisant ou en se diversifiant. Par exemple,
les jeux de rôle approfondissent de plus en plus l’immersion narrative
mais ils ont aussi exploré au cours de leur évolution les autres types de
narration. L’immersion sensorielle est devenue de plus en plus importante
dans les jeux d’aventure alors qu’au début les écrans de ces jeux étaient
limités à un texte blanc ou verdâtre sur un fond noir. On est ainsi passé
d’une situation dans laquelle l’attrait du jeu était constitué par un mélange
entre la réduction des sensations et le profond investissement dans la
narration à une situation dans laquelle la beauté des environnements et
donc l’immersion sensorielle est de plus en plus importante. Les jeux de
tir ont de leur côté vu l’arrière plan narratif se développer de plus en plus.
Solid Snake, le personnage principal de Metal Gear, un jeu de tir en
première personne, a vu épisode après épisode, son histoire se
complexifier de plus en plus pour répondre à cette attente.
On peut comprendre certains échecs dans le jeu par rapport à ces trois
types d’immersion4.
Paul échoue à avancer dans le jeu Ico. Il est persuadé qu’il doit sauter pardessus un précipice. Il n’arrive pas à intégrer l’évidence : l’action qu’il tente est
impossible à réaliser. Il va essayer plusieurs stratégies : peut-être appuie-t-il sur
les mauvaises touches ? Peut-être appuie-t-il au mauvais moment ? Peut-être estil trop lourd ? Finalement, il abandonnera le jeu.
4. Les exemples sont tirés d’observations faites au cours d’un atelier thérapeutique
Jeux Vidéo. Cf. Leroux, 2009, 27 : 699-709 (http://dx.doi.org/10.3917/ado.069.0699).
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Julien échoue également à progresser. L’accompagnement du personnage
féminin lui pèse. Il lui trouve un drôle d’air et il s’en sépare à la première
occasion. Il devra par la suite revenir sur ses pas et accepte sa compagnie à partir
du moment où il constate qu’elle possède le pouvoir d’ouvrir des portes.
Bertrand n’arrive pas à contrôler suffisamment bien le personnage. Il suffit
qu’il prenne la manette en main pour qu’Ico ait une démarche ébrieuse et il n’est pas
rare qu’il tombe dans le premier précipice venu. Afin d’éviter de telles catastrophes,
il se hâte de rendre la manette qu’il avait pourtant demandée avec force.
Ces trois échecs sont assez différents. Dans le premier, Paul n’arrive pas
à entrer dans le jeu. L’immersion lui est étrangère parce qu’il est trop immergé
dans ses propres procédures de pensée. « Les choses se passent toujours comme
je veux », dit-il en essayant de sauter une énième fois par-dessus le précipice. Le
premier mouvement est de douter de sa qualité d’immersion systémique : il
n’appuie pas sur les bonnes touches et au bon moment. Il passera beaucoup de
temps à trouver la bonne combinaison qui lui permettrait de sauter par-dessus le
pont. Ensuite, il privilégie l’immersion fictionnelle : c’est parce que le
personnage est trop lourd qu’il n’arrive pas à sauter le précipice. En fait, Paul
n’arrive tout simplement pas à jouer. Il est enfermé dans ses fantasmes de toutepuissance et le jeu lui est comme interdit.
Julien est tout à fait dans l’histoire du jeu, mais il ne prend pas en compte
les contraintes du dispositif. Aussi part-il souvent dans des fabulations qui sont
certes riches, cohérentes et intéressantes, mais qui manquent la solution parce
qu’elles ignorent la grammaire de base des jeux vidéo. Si le personnage féminin
apparaît dans le jeu, c’est qu’il a un rôle à jouer dans l’histoire. Sans aucun doute,
dans la réalité, pourrait-on défoncer les portes de bois avec une épée, mais ce
n’est pas possible dans l’univers de ce jeu. C’est cet impossible, atteinte à ses
fantasmes de toute-puissance, que Julien n’arrive pas à intégrer.
Bertrand échoue parce qu’il a une maîtrise insuffisante du personnage. Il
doit regarder ses mains pour savoir sur quel bouton il appuie et il peine à garder
en mémoire les correspondances entre les boutons et les actions. Aussi doit-il
souvent tous les essayer avant de trouver le bon bouton. Son dilemme est le
suivant : s’il contrôle ses mains, il ne contrôle plus ce qui se passe à l’écran. S’il
contrôle l’écran, il ne fait plus rien de ses mains. À l’écran, le personnage fait une
série de mouvements insensés ou au contraire demeure inerte. Dans ce cas,
l’immersion systémique est en échec du fait d’un contrôle insuffisant du joueur
sur les commandes de jeu.
L’IMMERSION VIDÉO LUDIQUE – ÉLÉMENTS MÉTAPSYCHOLOGIQUES
Lorsque le phénomène d’immersion se produit, le joueur baigne
dans l’espace de jeu. Pour le dire autrement, sa réalité se réduit à la réalité
du jeu. Pour rendre compte de ce phénomène, les joueurs utilisent des
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L’IMMERSION COMME RÉGRESSION
On ne peut parler d’immersion sans passer par Thalassa, la
« rêverie scientifique » de S. Ferenczi (1924). Dans ce texte, le célèbre
psychanalyste hongrois s’attache à montrer les liens existant entre des
faits psychiques, des faits biologiques et des faits se rapportant à l’histoire
ancienne de l’espèce. La nouvelle science qu’il appelle de ses vœux, la
Bioanalyse, repose sur l’idée que les grandes catastrophes traversées par
le vivant sont inscrites profondément dans les psychés et les somas. Par
exemple, la naissance reproduit l’assèchement des océans et le coït une
tentative de retrouver le milieu humide originel. Le désir d’immersion est
une expression du désir de retour à la vie intra-utérine.
Il est facile de voir dans l’immersion vidéo ludique une expression du
désir freudien de retour au sein maternel. Dans les jeux vidéo, ce ne sont pas
les océans qui servent de matrice originelle mais le sommeil. Les deux
expériences sont en effet assez proches : le joueur et le dormeur ont en commun
une certaine inhibition de la motricité et une prévalence donnée à l’image.
Les satisfactions apportées par l’immersion vidéo ludique sont les
mêmes que celles du fantasme de régression intra-utérine : le joueur ne se
satisfait que de lui-même, la réalité est devenue sa réalité, c’est-à-dire que
les limites de son self se sont étendues jusqu’à englober tout l’univers du jeu.
À côté du fantasme de régression intra-utérine, S. Ferenczi (1913)
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représentations qui renvoient à l’exploration d’un autre monde ou du
remplacement de la réalité par une autre réalité : ils sont « dedans », « dans le
jeu » ou alors « c’est comme s’ils y étaient ». Cet état n’est pas atteint du fait
d’une simple saturation des sens comme le pensaient D. Arsenault et M. Picard.
La participation du joueur est totale : elle est perceptive, émotionnelle et
motrice. Être dans cet état coupe de toute autre réalité : le temps n’a pas la
même consistance, l’environnement se réduit à l’environnement du jeu et
les investissements au seul investissement de la situation ludique.
Il ne suffit pas d’être bombardé d’images et de sons pour s’immerger
dans un jeu vidéo. Le joueur participe activement à l’immersion vidéo
ludique. Cette participation implique la vie inconsciente du joueur dont
nous allons explorer maintenant quelques aspects : la régression, la
négation et l’objet attracteur.
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donne dans « Le développement du sens de la réalité et ses stades » une
autre clé pour comprendre l’immersion vidéo ludique. Il y distingue cinq
stades de la perception de la réalité. Le premier stade correspond à la vie
intra-utérine : l’embryon vit une période de toute-puissance inconditionnelle.
Il ne connaît pas la situation de manque et ne peut donc se représenter
quelque chose d’extérieur à lui. Le second stade est celui de la toutepuissance hallucinatoire magique. Comblé par ses parents, l’enfant a
l’illusion qu’il réalise ses désirs par la seule hallucination de leur
satisfaction. La période de la toute-puissance aidée de gestes magiques
prend mieux en compte la réalité mais l’enfant reste dans l’illusion que la
bonne combinaison de gestes réussira à satisfaire ses désirs. La période
suivante est celle de l’animisme : l’enfant voit le monde sur le modèle de
sa propre corporéité. Enfin, à la période des pensées et mots magiques, les
mots remplacent les gestes de la période précédente. Ils sont chargés de la
même valeur magique.
Les différents types d’immersion dans les jeux vidéo correspondent
bien aux stades du développement de la réalité. L’immersion sensorielle
recouvre les stades de toute-puissance sensorielle et de toute-puissance
hallucinatoire magique. Le joueur est comme suspendu dans l’espace de
jeu. Il est ignorant de tout ce qui n’est pas le jeu dans les cas de régression
les plus profondes de l’existence d’un espace de non-jeu. Ses désirs sont
réalisés au moment où ils se formulent et le joueur est l’heureux spectateur
de ce miracle. L’immersion systémique recouvre la toute-puissance aidée
de gestes magiques et l’animisme. Dans ce type d’immersion, le joueur est
attentif aux interactions. Le plaisir est celui des bonnes combinaisons et de
l’intégration des règles et procédures du jeu. Toute « bonne » combinaison
de gestes provoque comme par magie de « bons » résultats sur l’écran.
Enfin, l’immersion fictionnelle recouvre le dernier stade de la perception
de la réalité. Le joueur baigne dans un océan de mots et de récits.
L’IMMERSION COMME NÉGATION
Être immergé dans un jeu vidéo, c’est être inattentif à tout ce qui
n’est pas le jeu. Tout le monde environnant et tous les investissements qui
ne sont pas liés directement au jeu s’estompent parce qu’ils sont déniés.
Dans son célèbre texte « La négation », Freud (1925) distingue une
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fonction de jugement d’une fonction d’existence. La première attribue ou
dénie une propriété ou une qualité à un objet. En définitive, en raison du
principe de plaisir, il s’agit de juger si l’objet est bon ou mauvais, c’est-àdire s’il doit être introjecté dans le Moi ou rejeté. Le jugement d’existence
se pose la question de l’existence de l’objet : ce qui existe comme
représentation de l’objet à l’intérieur peut-il être retrouvé dans la
perception ? C’est une nouvelle fois une question d’intérieur et
d’extérieur : « Le non-réel, le simplement représenté, le subjectif, n’est
qu’à l’intérieur ; l’autre, le réel, est présent à l’extérieur aussi »5.
Dans l’immersion vidéo ludique, la fonction du jugement
d’existence est mise en suspens. Le joueur ne cherche plus à faire le tri
entre ses processus subjectifs et objectifs. Le travail de mise en
concordance entre les représentations internes et la réalité ne se fait plus.
Peut-être cette mise en attente est-elle favorisée par le fait que le joueur est
dans une immobilité relative ? Pour reprendre les choses dans un langage
génétique, le fonctionnement prévalent est celui du Moi plaisir.
Cependant, ce n’est pas toute la réalité qui se trouve déniée, auquel
cas le joueur s’avérerait incapable de jouer. N’est déniée que la part de
réalité nécessaire pour que le jeu puisse avoir lieu. C’est grâce à ce « laissé
de côté » que le jeu peut prendre. On peut ici faire un rapprochement avec
les « pactes dénégatifs » que R. Kaës (1993) a retrouvés dans les groupes.
R. Kaës donnait à ces pactes une double polarité, l’une organisatrice et
l’autre défensive. La première est « organisatrice du lien et de l’ensemble
trans-subjectif »6 et est constituée par la mise en commun d’idéaux,
d’intérêts, d’investissements. La seconde est défensive et renvoie aux
renoncements, aux sacrifices, aux effacements… à tout ce qui a dû être
laissé de côté pour que l’ensemble tienne. Le pacte dénégatif crée « du
non-signifiable, du non-transformable : des zones de silence, des poches
d’intoxication, des espaces-poubelles ou des lignes de fuite qui
maintiennent le sujet étranger à sa propre histoire »7. On retrouve ces deux
aspects dans les usages du jeu vidéo : il ne faut prendre en compte que ce
5. Freud, 1925, p. 169.
6. Kaës, 1993, p. 274.
7. Ibid.
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que le jeu propose – et donc laisser de côté les autres aspects de la réalité.
Il peut aussi être utilisé comme zone de silence pour faire taire des
inquiétudes ou des pensées. Il est alors un « briseur de soucis » (Freud,
1929) et est utilisé parce que l’on a renoncé à penser ou à éprouver
quelque chose, ou encore contre des pensées ou des éprouvés.
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La notion d’« objet attracteur » a été apportée initialement par
E. Bick (1964). Elle entendait par là un objet contenant capable de
délimiter un dehors d’un dedans et dont l’intériorisation donnait naissance
à la peau psychique. Le mamelon-dans-la-bouche, le portage de la mère,
ses paroles, son odeur constituent la situation dans laquelle cet objet se
constitue. Relisant E. Bick, D. Houzel (1987) a fait de l’objet attracteur un objet
attirant la vie pulsionnelle et émotionnelle du bébé. L’objet attracteur s’oppose
aux forces de démantèlement et donne au bébé un point où se rassembler
et maintenir une « consensualité » (Meltzer, Bremner et coll., 1975).
L’objet jeu vidéo joue comme un attracteur. Les joueurs mettent
souvent l’accent sur la recherche d’un objet esthétique. Ils s’intéressent
avec passion aux cinématiques de leurs jeux ou aux rendus des moteurs
3D : les effets de lumière, pyrotechniques et atmosphériques sont
particulièrement observés et commentés. Les détails les plus infimes sont
repris dans des histoires partagées avec d’autres joueurs. Le jeu vidéo
attire à lui tous les investissements du joueur. Il est le point brillant qui
rend terne toute autre réalité. Le joueur se trouve alors dans une situation
dans laquelle les limites de son self sont renégociées. Elles ne sont plus
cantonnées à l’étroitesse des limites corporelles, mais s’étendent jusqu’à
englober les limites du jeu vidéo et même au-delà. On entre là dans le
domaine des phénomènes transitionnels.
L’IMMERSION ET LA TRIADE SYMBOLIQUE
Les trois modalités d’immersion sensorielle renvoient aux trois
modalités d’appropriation subjective que S. Tisseron (2009) regroupe
sous le terme de « triade symbolique ». La première est une symbolisation
sensori-motrice et émotionnelle. Elle mêle les sensations viscérales et
posturales et celles qui émanent de la musculature striée. C’est une
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L’IMMERSION COMME OBJET ATTRACTEUR
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symbolisation par le ressentir et par le faire. La seconde est une
symbolisation par interaction. Elle s’origine dans les accordages mèreenfant (Stern, 2003), le miroir sonore (Anzieu, 1976), le visage de la mère
comme miroir (Winnicott, 1971). La troisième symbolisation est une
symbolisation en parole par laquelle nous traduisons pour nous-mêmes et
pour les autres nos sensations, nos émotions et nos pensées.
Cette triade symbolique permet de mieux comprendre certains
aspects de l’immersion dans les jeux vidéo. L’immersion sensorielle est
une symbolisation en corps. Les enveloppes sonores et visuelles sont
largement sollicitées tandis que le tactile est mis en suspens. Le joueur
baigne dans des stimulations sonores et flotte dans un état
d’indifférenciation. Le sonore est en effet un contenant qui le contient et
l’isole du reste de l’environnement ; c’est aussi un contenu qui pénètre ses
sens. Le joueur investit ici préférentiellement le bain sonore dans ses
dimensions vibratoires, chantantes et cohésives (Lecourt, 1987).
L’immersion systémique est une symbolisation par le corps. Le
joueur exécute des actions qui provoquent des images qui à leur tour
suscitent en lui des sensations, des images et des pensées. Ce qui est
recherché ici est moins les sensations que les bonnes interactions. Cette
immersion est l’occasion de rejouer les premières interactions et plus
particulièrement ce que D. Stern (2003) a appelé « l’accordage ». D. Stern
désignait par là des interactions entre la mère et l’enfant, chacun
répondant à l’autre mais dans une modalité sensorielle différente. Par
exemple, l’un tape sur la table avec un objet dur sur un rythme joyeux de
plus en plus rapide, et l’autre l’accompagne avec un crescendo de la voix.
Ces accordages sont pour l’enfant autant d’occasions de vivre une rencontre
avec un objet vivant et transformateur. La situation d’immersion systémique
offre au joueur un miroir comparable. Le mot clé est ici « transmodalité »,
puisque le propre du jeu vidéo est de transformer de légères impulsions
motrices en actions imagées qui en retour provoquent des émotions.
Enfin, l’immersion fictionnelle est une immersion dans les mots de
l’autre. Le plaisir est de mêler ses propres représentations à celles données
par le jeu vidéo. Le joueur découvre et produit un récit qui se mêle
intimement à ses propres récits. La fiction du jeu vidéo est différente de
celle du roman en ce sens que le joueur aura également la mémoire des
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gestes effectués, des lieux visités, des parcours, tandis que le lecteur
gardera rarement en mémoire la succession des gestes effectués pour lire
un chapitre. Dans ce type d’immersion, le joueur peut investir
préférentiellement le feuillet verbal de l’enveloppe sonore.
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Toute situation traumatique ou simplement insuffisamment
élaborée a tendance à se répéter. Cette répétition est une tentative de
dégagement et d’élaboration. Nous savons en effet les interprétations de
Freud (1920) sur le jeu à la bobine, que la répétition dans son double
aspect économique et dynamique est une tentative de maîtriser les
excitations et d’explorer différentes positions identificatoires.
Nous avons dans les mondes numériques des équivalents de la
fameuse bobine. Nous formons avec le jeu des « dyades numériques »
(Tisseron, 2009) avec lesquelles se répètent et parfois se symbolisent des
éléments qui sont restés en souffrance pour le sujet. Pour S. Tisseron, ces
dyades numériques sont utilisées préférentiellement par les joueurs lorsqu’ils
tentent de pallier une souffrance psychologique en lien avec des interactions
précoces défectueuses. Le joueur joue avec le jeu vidéo ce qui n’a pas pu se
jouer avec sa mère lorsqu’il était enfant. Le jeu vidéo permet de rejouer les
questions de l’attachement, de maîtriser l’excitation, d’expérimenter un
accordage affectif satisfaisant ou encore d’incarner un idéal.
Ces différentes fonctions correspondent également aux différentes
immersions telles que nous les avons vues. En effet, retrouver
l’attachement sécurisé et les accordages affectifs dans un jeu vidéo passe
par des interactions et la capacité d’utiliser les objets au moment où ils se
présentent (« object presenting » de D. W. Winnicott, 1971). On retrouve
bien là les éléments de l’immersion systémique. La maîtrise des excitations
passe par la maîtrise de l’immersion sensorielle qui doit être bien tempérée.
Enfin, l’incarnation d’un idéal relève de l’immersion fictionnelle.
Les jeux vidéo font intervenir trois types d’immersion : l’immersion
sensorielle, systémique et narrative. Cette immersion dépend des
capacités de régression du joueur, de la qualité du pacte dénégatif qu’il
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L’IMMERSION ET LA DYADE NUMÉRIQUE
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établit et de l’élaboration langagière qu’il construit à partir des interactions
avec le jeu. La régression est provoquée par les qualités du média qui
fonctionne comme un objet attracteur. Les lumières, les sons, les
mouvements ou leurs combinaisons drainent la vie pulsionnelle et
émotionnelle du joueur. Le jeu vidéo est un objet attracteur qui aide le
joueur à organiser sa vie psychique en conjoignant des éléments épars
dans une consensualité.
Le pacte dénégatif permet de restreindre la perception de la réalité
au « cercle magique » du jeu8 tandis que la régression assure au joueur des
sensations de plaisir et lui permet de réaliser ses désirs sur un mode quasi
hallucinatoire. Le grand intérêt des jeux vidéo est qu’ils permettent à la fois
ces régressions profondes tout en exigeant en même temps une prise en
compte suffisante de la réalité. Ils permettent un travail psychique complexe
qui s’appuie sur différents types de symbolisation puisqu’ils nécessitent une
certaine habilité, une résonnance aux émotions du jeu et une connaissance
de l’histoire qui se joue. Les trois types d’immersion correspondent donc à
des symbolisations sensori-motrices, affectives ou verbales.
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Yann Leroux
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