Bienvenue à Gattaca ou les figures de l`identité - L`HEBDO-BLOG

Transcription

Bienvenue à Gattaca ou les figures de l`identité - L`HEBDO-BLOG
Bienvenue à Gattaca ou les
figures de l’identité
Projection réalisée le 28 mars 2015
à Nice
en présence de Gérard Wajcman
Qu’est-ce que l’identité? Cette question se pose en filigrane
du film Bienvenue à Gattaca[1], car, en effet, la croisée du
destin des héros les conduit à échanger leurs identités. Un
contrat se lie entre Vincent qui devient Jérôme et Jérôme qui
devient Eugène, dans une mise en scène planifiée transgressive
visant l’assomption d’un désir commun : rejoindre les étoiles.
Ce film d’anticipation montre une société transhumaniste dans
laquelle l’identité des sujets est devenue subordonnée à leurs
profils génétiques. Dans le cadre de cette société sous
contrôle, le repérage identitaire tient une place charnière et
dévoile les relations qu’entretiennent image et réalité
biologique.
Si l’image ne révèle que partiellement l’identité d’un sujet
et peut être un leurre, elle demeure ce qui marque l’entrée de
tout sujet dans un « Je » social via l’expérience du miroir,
étape psychique au fondement de la reconnaissance du sujet par
l’Autre dans une nomination singulière. C’est l’identification
du sujet à l’Autre de son image.
Lors de sa venue à Nice le samedi 28 mars 2015, Gérard Wajcman
a relevé ce point du film où l’identification du héros est en
jeu, pour évoquer plus largement la question de la
reconnaissance identitaire dans le lien social. Les
coordonnées du sujet sont en pleine mutation, ce qui soulève
plusieurs questions d’ordre épistémologique. À travers quoi le
sujet se reconnaît-il? De quelles marques son identité estelle constituée ? Les experts de la police scientifique nous
montrent depuis longtemps que l’identification d’un suspect se
fait grâce aux traces biologiques qu’il laisse sur la scène,
traces qui font apparaître l’identification oculaire comme
archaïque et peu fiable. Ce sont des progrès, qui, dans ce
contexte précis, permettent de se rapprocher de la réalité des
faits en évitant l’écueil de certaines erreurs judiciaires.
Cependant, réalité, vérité et réel ne se recouvrent pas
toujours et la prolifération de ces techniques dans toutes les
strates de la société généralisent l’évacuation de la
dimension du regard, ce qui n’est pas sans incidence clinique.
Si l’image du sujet n’est plus ce qui le représente de prime
abord, la perception par l’œil humain n’est plus nécessaire à
sa discrimination la plus fondamentale. La discrimination
s’opère donc ailleurs.
[2]
Le jugement d’attribution décrit par Freud se déplace de
l’expérience perceptive de l’objet au réel du génome
imperceptible à l’œil nu mais qui s’impose à tous. Les
dimensions symbolique et imaginaire telles qu’elles
s’articulent traditionnellement via la parole et le regard
s’effacent au profit d’un savoir sur l’invisible matière qui
nous constitue, qui devient la référence absolue. Le monde
froid de Gattaca met l’accent sur une définition de l’Homme
prédéterminée
dimension du
nous indique
abstrait qui
sens unique
génétique,
contingence,
ses effets
par
son
réel
génétique
en
éradiquant
la
[3]
corps parlant. Or « l’Autre c’est le corps »
Lacan. Ici le corps est le réceptacle d’un code
fait Loi, la génétique, dont la certitude fait
et n’appelle aucune interprétation. La chaîne
composée de ses lettres fixes, exclut la
la dimension psychique de l’être parlant et tous
de subjectivité ainsi relégués au rang de
préhistoire humaine.
Ainsi l’identité du sujet est-elle multiple et sa définition
varie selon qu’elle se réfère au genre, à la culture ou la
fonction, qu’elle s’inscrive dans un discours sociologique,
anthropologique ou biologique. La psychanalyse permet de
mettre en lumière la disjonction entre l’image du sujet, à la
fois masque et support identitaire, et la vérité intime de son
être. Bienvenue à Gattaca nous introduit à une réflexion sur
la faille autour de laquelle le désir du sujet est à l’œuvre,
marquant son rapport au monde, son style, son identité
singulière face au réel opaque de son propre mystère.
[1] Niccol A., Gattaca, USA, 1997, France, 1998 sous le titre
Bienvenue à Gattaca.
[2]
Freud S, « La négation » (« Die Verneinung ») (1925),
Résultats, idées, problèmes, tome II, Puf, 1998, p.136-137.
[3]
Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du
fantasme », leçon du 30 mai 1965, inédit.
« Victime réelle ? »
Le 11 mai, l’ACF-Belgique invitait, pour préparer PIPOL 7, le
psychanalyste israélien Khalil Sbeit, membre de la NLS, à
converser avec Gil Caroz sur le thème « Victime réelle ? » At-on accès au réel de la victime ? Telle était la question
qui sous-tendait cette rencontre. Elle fut animée par JeanDaniel Matet, directeur de PIPOL 7.
La conversation avec Khalil Sbeit n’a laissé personne indemne,
tant cette soirée fut traversée par une recherche vive des
conditions nécessaires pour se rendre à l’impossible rencontre
du réel de l’autre, éclairée par la rencontre des sonorités
des langues étrangères, française, anglaise, hébraïque.
Khalil Sbeit, psychanalyste israélien à Haïfa, fait partie de
la minorité palestinienne dite « arabe-israélienne ». Il a mis
au travail la question : « Quel est le destin du symptôme, le
nom clinique pour la vérité en termes freudiens, dans la
réalité politique, telle qu’elle existe dans les territoires
palestiniens et dans les conditions de l’occupation ? »
Il a organisé des réunions avec Palestiniens et Israéliens,
que le conflit départage, pour faire le pari de parler
ensemble du symptôme, dont la singularité est recouverte par
ce même conflit et par l’écran du destin tragique des occupés.
Khalil Sbeit nous a exposé sa thèse concernant le trauma :
l’éthique de la psychanalyse « rend possible la traversée du
fantasme et le détachement des éléments de jouissance liés
ensemble dans la rencontre avec l’expérience traumatique tirée
de la position de la personne affligée comme victime /
objet ». Elle permet au sujet une traversée de son fantasme en
y repérant les éléments de sa jouissance, ce qui lui donne
chance de se distinguer de la position de victime, à laquelle
il se trouve jusque-là comme assigné.
Gil Caroz y a ajouté que la chute des identifications liées au
Nom-du-Père, dans l’analyse, est la condition de possibilité
de converser avec l’autre, chacun étant marqué par des idéaux
puissants opposés. Une perte est ici la condition de la
conversation.
Patricia Bosquin-Caroz a précisé que cette perte est liée au
désinvestissement libidinal des identifications, en résonance
avec « la responsabilité subjective qui touche aux
conséquences de ce “destin” », à entendre comme trauma, comme
ce qui a fait événement.
Pour Khalil Sbeit, la reconnaissance de l’événement est ainsi
nécessaire à l’extraction subjective du poids de l’expérience
traumatique. La « reconnaissance », celle qui dit : « Cela a
eu lieu », est une condition de l’extraction de la jouissance
condensée à cet endroit, mais celle qui demande « pardon
d’avoir commis des erreurs » ne permet aucunement de résorber
ce qui est en jeu, voire risque même de nourrir insidieusement
ce qui n’est pas comptable. Le symbolique ne peut résorber
complètement le réel en jeu du trauma, qui laisse une trace
indélébile sur le corps : à chacun de savoir y faire !
La condition du lien avec l’autre ne relève d’aucune
compassion, qui prétendrait recouvrir le réel singulier de
chacun, mais bien plutôt d’un savoir : le réel de chacun n’est
en rien partageable.
Le discours analytique est le refuge par excellence pour celui
qui veut se déshabiller de « la cape du symptôme collectif »
afin d’affronter son sinthome et parier sur un regain de vie.
Khalil Sbeit nous a transmis une trajectoire : réfugié
meurtri, il a trouvé à se loger dans le discours analytique et
est devenu celui qui invente de nouveaux abris pour d’autres.
Écho de l’ACF-Île-de-France
La psychanalyse dans la cité
Le mardi 19 mai s’est tenue l’assemblée consultative de l’ACFÎdF sous la présidence de Christiane Alberti. Cette AC a
permis de ponctuer la transition entre l’ancien et le nouveau
comité régional. À cette occasion, Marie-Hélène Brousse,
invitée à nos débats, nous a livré en avant-première le
sommaire détaillé du numéro 90 de La Cause du désir.
Cette rencontre fut l’occasion pour le nouveau comité régional
de proposer une intervention à plusieurs voix donnant lieu à
des échanges variés et rythmés. Une grande partie du débat
s’est concentré sur le syntagme « la psychanalyse dans la
cité ».
Le comité régional souhaite en effet donner une impulsion
forte à cet aspect du travail dans l’Île-de- France :
librairies et cinémas de quartier sont déjà démarchés pour
tisser des partenariats qui suivent leurs programmations.
Ainsi, le film Selma de Ava DuVernay a été suivi, lors de sa
séance du 7 mai au Ciné 220 de Brétigny-sur-Orge, d’un débat
avec le public orchestré par deux de nos collègues ; la
librairie Antoine de Versailles recevra le 4 juin deux des
auteurs de La Cause du désir pour présenter le numéro « Corps
de femme ».
Dans la même perspective : des médiathèques du 91 sollicitent
notre intervention pour animer des échanges destinés à un
large public (proposition de deux séances en octobre et
décembre aux Ulis sur le thème « parents/ados » et un possible
réseau de quatorze médiathèques !). Un lycée du 94 verrait
d’un très bon œil qu’un psychanalyste de notre champ
intervienne en classe de philosophie pour faire vivre avec nos
signifiants l’œuvre de Freud et le retour opéré par Lacan sur
celle-ci. À Saint-Cloud, le collège Charles Gounod ouvrira ses
portes à nos collègues du bureau de ville, une conférence sera
donnée par un membre de l’École le mardi 9 juin à l’adresse
des profs et des parents d’élèves sous l’intitulé : « Ados,
victimes des réseaux sociaux ou non ? ». Ajoutons à cela les
séances de Café psychanalyse déjà bien ancrées à Châtillon et
à Bourg-la-Reine par exemple.
Enfin, pour faciliter le travail de terrain, un flyer est à
l’étude pour que nous puissions laisser une « carte de
visite » de l’ACF-ÎdF à nos partenaires potentiels.
Les remontées de terrain nous donnent à penser que beaucoup,
parmi les acteurs de la cité, sont prêts à s’ouvrir à
l’orientation lacanienne. Est-ce le signe d’un début de retour
du mouvement de balancier qui prédisait la fin de la
psychanalyse ? C’est ce que nous voulons croire et c’est ce
que nous développerons (entre autre) lors du mandat en cours.
Régulièrement, des échos de l’ACF-ÎdF seront proposés à
l’équipe de rédaction de l’Hebdo-blog, pour que chacun puisse
mesurer les choses et… participer à l’aventure ?
Relatos salvajes : le refus
acharné d’être victime
Victime – s’en servir, s’en sortir ! Sous ce titre, la soirée
intercartels du lundi 8 juin prochain, organisée par L’Envers
de Paris et l’ACF-IdF questionnera les usages de la position
de victime, mais aussi les façons de s’en sortir. Nous y
entendrons six exposés de cartellisants, produits de cartels
fulgurants constitués depuis quelques mois en préparation à la
rencontre PIPOL7. Chacun, de sa place, tentera de démontrer
comment un sujet peut utiliser ce signifiant dans une logique
singulière servant d’appui à la jouissance du corps parlant.
Guy Briole, invité d’honneur, présidera les échanges et
animera la soirée. Nous vous y attendons. Pour vous faire
patienter, voici un texte de Marcelo Denis issu de l’un de ces
cartels fulgurants.
Le dernier film de D. Szifron, Relatos Salvajes[1], sorti en
Argentine en 2014, se compose de six histoires contemporaines
unies par un fil rouge que nous pourrions nommer ainsi : un
refus radical du statut de victime.
1. Un homme, dont on apprendra qu’il s’est vécu en position
de victime pendant de longues années, décide de se
venger. Il réunit dans un avion tous ses supposés
bourreaux et prend les commandes de l’appareil pour le
faire s’écraser…
2. Dans un restaurant d’autoroute, une serveuse et une
cuisinière voient débarquer un client particulier: le
coupable de la faillite et du suicide du père de la
serveuse. Un dialogue s’engage entre les deux femmes sur
la conduite à tenir. La jeune serveuse veut lui dire
quelque chose, pour la cuisinière les mots ne suffisent
pas, elle décide de l’empoisonner…
3. Sur une route déserte, deux automobilistes se croisent,
chacun venant incarner la figure de l’Autre jouisseur.
S’ensuit une lutte à mort entre eux, aucun des deux ne
voulant être victime de l’Autre.
4. Un ingénieur en explosifs, père de famille, se retrouve
victime de la fourrière. Sa femme le confronte alors au
réel de sa jouissance : « culpabiliser l’Autre de
tout », tandis que la logique bureaucratique se dévoile
dans sa bêtise et son obscénité. Se voyant tout perdre,
il fait exploser le centre d’encaissement des amendes.
Le sujet retrouve sa dignité en prison…
5. En rentrant d’une soirée arrosée, un adolescent renverse
et tue une femme enceinte. Qui est la victime ? La femme
enceinte écrasée par une voiture ? L’adolescent à qui on
ne laisse pas assumer sa responsabilité ? Ou encore,
celui qui accepte d’être coupable à sa place ?
6. Lors d’un mariage en grande pompe, la mariée apprend que
non seulement son mari l’a trompée, mais que, de plus,
sa maîtresse est à son mariage. Refusant d’être une
victime accablée, elle passe à l’acte. Résolue à mener
la fête à ses dernières conséquences, la victime
supposée devient bourreau…
Dans cette lutte pour s’émanciper de la tyrannie de l’Autre,
le sujet ne reculera pas devant l’extrême, voire la mort,
serait-ce la sienne propre. Le film met en scène
l’insupportable que peut être la position de victime
lorsqu’elle objective le sujet dans son rapport à la
jouissance. Réduit à une position de victime dont l’Autre
pourrait se servir et jouir, le sujet peut être confronté à sa
propre mort subjective. C’est lorsqu’ils touchent ce point
d’insupportable que les personnages de Szifron passent à
l’acte. C’est en tant que déjà morts qu’ils ne reculent pas à
choisir le combat à mort avec l’Autre. Si la pulsion en jeu
dans leur subjectivité peut se trouver saturée par le statut
de victime, elle peut aussi s’en extraire soudainement. Ce
film illustre finalement comment, devant la présentification
de son être d’objet, un des derniers recours du sujet peut
être le choix d’exister par cette prise de risque qui peut
aller jusqu’à la mort. Ce qui reste visé, au-delà d’une
éventuelle mort réelle, c’est avant tout la mort de l’être
victime. Szifron met en jeu le réel du corps dans un passage à
l’acte qui semble s’apparenter à un dire sauvage.
[1]. Littéralement « Récits sauvages », diffusé en français
sous le titre : Les nouveaux sauvages. Nous avions publié un
premier texte sur ce film, de Victor Rodriguez, dans la
rubrique Arts et Lettres de L’Hebdo-Blog du 26 avril dernier.
Écho de l’ACF-Île-de-France
Selma au Ciné 220
Au cœur de Brétigny-sur-Orge, le cinéma du centre-ville, le
Ciné 220, accueille depuis quelques temps l’ACF-Île-de-France
pour la projection de films sur l’autisme. Cette année nous
avons inauguré une nouvelle manière d’exister dans la ville.
Sensible
au
thème
des
prochaines
Journées
PIPOL,
la
responsable du cinéma nous a proposé d’intervenir après la
projection de Selma, d’Ava DuVernay, programmé en mai dans la
série des « soirées-débat » du Ciné 220.
Ces « soirées-débat » sont planifiées pour l’année autour de
films choisis par la responsable du cinéma. Le public, des
habitants de Brétigny essentiellement, peut s’y abonner ou
venir librement. Certains viennent voir le film sans même
savoir qu’il sera suivi d’un débat…
Selma relate un événement dont on fête le cinquantième
anniversaire cette année. En mars 1965, environ deux ans après
l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy et deux ans après le
célèbre discours « I have a dream » prononcé le 28 Août 1963
par Martin Luther King, sont menées trois marches partant de
Selma en direction de Montgomery, dans l’état de l’Alabama.
Ces marches de protestation aboutiront au « Voting Rights
[1]
Act » que le Président Johnson fit adopter .
Il s’agissait donc là d’échanger avec un public « toutvenant » ! Défi relevé par France Jaigu et Xavier Gommichon.
Le public s’est passionné pour l’éclairage de F. Jaigu
concernant le parti pris de la cinéaste. À partir d’une scèneclé, F. Jaigu a mis en évidence le changement de position du
Pasteur King : lors de la seconde marche, face au barrage
policier, les manifestants s’agenouillent, prient, puis font
demi-tour, renonçant ainsi à se faire victime, à choisir la
fonction de martyr.
En
ouvrant
la
conversation
avec
les
paires
« victime/bourreau », « bon/méchant », Xavier Gommichon a
suscité des réflexions et des questions dans le public, dont
certaines témoignent que quelque chose du discours de la
psychanalyse « a pris » dans le public. En voici un bel
exemple : « Quand on se dit victime, n’y trouve-t-on pas
quelque bénéfice ? » !
[1] Le Voting Rights Act (Loi sur les droits de vote) est une
loi du Congrès des États-Unis qui a été signée par le
président Lyndon Johnson le 6 août 1965. Bien qu’en théorie
les Afro-Américains disposaient du droit de vote depuis 1870,
depuis le vote des 14e et 15e amendements de la constitution
des États-Unis, le droit de vote dans certains États du sud
était subordonné à la réussite à un test de type scolaire qui
avait pour objectif d’empêcher le vote des Noirs, même pour
ceux qui avaient certainement les aptitudes requises. De plus,
une taxe était souvent requise avant de voter, que la plupart
des Noirs n’avaient pas les moyens de payer.
Le Voting Rights Act supprima, entre autres, ces restrictions
et permit donc à toute la population noire de voter. Le
président George W. Bush a signé son extension pour vingt-cinq
ans, le 27 juillet 2006.
L’enfant et son je de mots
L’institution pour accueillir ses
inventions
Le 11 avril 2015, Véronique Mariage a été invitée par l’ACF
Voie Domitienne et le groupe Kaliméros du Nouveau Réseau
Cereda à Toulouges (Pyrénées Orientales). Sylvie Baudrier
retrace ici les enseignements de cette rencontre animée par
Éric Bérenguer à propos de l’Autre et ses déclinaisons dans
l’enseignement de Jacques Lacan.
Chez Lacan, l’Autre apparaît toujours associé à un autre
signifiant qui le qualifie, le représente. Pas de sujet sans
l’Autre. Sa réflexion sur ce point conduit Véronique Mariage à
indiquer que le propre de l’humain est d’être pris dans le
langage et d’être sujet de sa parole. Mais pour que le rapport
du sujet à l’Autre et au monde se structure, il faut un
consentement initial fondamental. Très tôt l’enfant prend
position et construit son Autre. Pour sa survie, il a à
accepter d’en passer par la demande. Il y a pourtant des
sujets qui n’y consentent pas. C’est un réel qui reste obscur.
Dans la clinique des sujets psychotiques, on peut
demander : qui parle et d’où ça parle pour eux ?
se
V. Mariage nous invite à saisir la langue singulière, privée,
d’Evanne, sept ans, un des héros du film de Mariana Otero, À
ciel ouvert.
Au travers des séquences du film choisies par V. Mariage, nous
avons découvert des moments cliniques extrêmement importants
saisis sur le vif par M. Otero, alors même qu’elle n’avait pas
le projet d’intégrer ce garçon dans son film. Avant le
tournage, Mariana était inexistante pour lui. Ce sera une
rencontre inédite et imprévue qui l’amènera à en décider
autrement, la cinéaste parle à ce propos du plus beau « regard
caméra » qu’elle ait filmé. Pendant les trois mois de
tournage, la parole, le corps et la jouissance se nouent chez
Évanne. À l’atelier musique, Évanne s’agite, tournoie.
L’intervenante tente d’organiser le mouvement. Évanne fait
caca, il le dit et sort pour être changé. Il consent à une
perte et d’en passer par la demande, par l’autre qui s’en
occupe… Une deuxième scène : c’est le bazar, Évanne court dans
tous les sens, crie, se jette par terre. Il accepte la
proposition de l’intervenante d’écrire les paroles de la
chanson : « Le chaperon rouge a crié sur le loup parce que tu
voulais sa galette, sa galette a pas voulu que je la mange,
alors je l’ai mangée et il m’a dit voilà. » Après un désordre
complet du corps, une énonciation, pas ordonnée par la
grammaire, se trace. L’écriture organise son corps, l’apaise.
Ce corps non organisé, un contenant qui déborde comme la tasse
qu’il remplit de chocolat jusqu’au débordement dans la
première séquence, se rassemble. Ça ne déborde plus, dans une
séquence suivante il sert les autres enfants à table. Évanne
s’appuie sur le discours de l’autre pour se construire un moi,
c’est ce qui lui donne un corps. Lors de la dernière séquence,
on peut saisir un moment d’énonciation chez l’enfant.
Évanne est assis dans son lit, il dessine et colorie sur ses
genoux. Il entrevoit Mariana et sa caméra. Il marmonne une
ritournelle, À la claire fontaine. Évanne regarde la
caméra : « Tu connais la chanson ? » Mariana ne sait pas trop.
Il répète la comptine avec exactitude puisqu’elle ne sait pas
trop : « “À la claire fontaine … il y a longtemps que je
t’aime, jamais je ne t’oublierai”. C’est ça, dit-il en faisant
un geste de la main, t’as perdu les paroles ! ». Il
poursuit : « Est ce que t’as un papa ? » Le sujet pose alors
ses questions, ordonne qui est qui, un cadre imaginaire
s’organise, structuré par l’autre de la ritournelle qu’il a
choisie. C’est la fin du tournage. La phrase, maintenant
adressée, trouve son capitonnage dans l’Autre, et pas
n’importe lequel, précise V. Mariage, un Autre qui ne sait
pas, qui est troué. Son corps trouve une assise dans l’Autre.
Il entérine un Autre pas complet, il a perdu les paroles. Il
continue à questionner Mariana sur ce qui pourrait bien lui
manquer, un papa ? Dans la relation de transfert pointe la
dimension de l’amour qui s’appuie sur un manque, conclut
V. Mariage. « … Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne
t’oublierai. »
« Moments de crise » à Genève
: entailles, faille, réel
« Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un
fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve : c’est un tigre
qui me dévore mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me
consume mais je suis le feu. »[1] (Jorge Luis Borges)
e
Ce XIII congrès de la NLS s’est déroulé dans cette magnifique
ville de Genève dans une ambiance accueillante et conviviale
sous l’égide du tableau de Lucio Fontana « Attese ». L’œuvre
exhibe des entailles qui traversent la surface de la toile
« offerte au regard presque apaisante »[2] . Cette rencontre
en tant que telle a fait entaille, tuche par son work in
progress original, varié, créatif, et nous a donné à entendre
et à mettre au travail des témoignages originaux de la crise
dans tous ses états.
Le malaise dans la culture nous le montre : les crises se
succèdent. « Le psychanalyste est ami de la crise »[3].
Nous nous sommes laissé surprendre par les différences
séquences, autant de contingences inédites et inventives
autour de la crise, des crises. Quand les semblants vacillent,
l’entaille s’ouvre et laisse le temps de la crise nous saisir.
Entre coupure, temps et attente, on retrouve les composantes
de toute crise, nous dit François Ansermet. La temporalité
était bien au rendez-vous : coupures cinématographiques comme
discours qui alternent entre les séquences, entailles,
événements, précipitations subjectives, hâtes de l’acte de
dire, de démontrer, de témoigner, de conclure aussi. Les trois
temps logiques que Jacques Lacan démontre avec l’apologue des
trois prisonniers : l’instant de voir, le temps pour
comprendre et le moment de conclure emportent ses participants
vers les entours d’un réel qui ne cesse pas de ne pas
s’écrire, d’un réel qui échappe toujours.
Une entaille cinématographique
Récréations, un documentaire réalisé en 1992 par Claire Simon,
montre une petite fille essayant de sauter, apeurée, dans le
vide, assistée par ses camarades de classe, elles très à
l’aise dans l’exercice. Temps réduit à zéro mais qui se
précipite, aidée par le regard des autres enfants, à l’acte
conclusif et si redouté : le saut. Ici, il s’agit d’un moment
de crise comme moment décisif.
Parcours
Des incidences cliniques de la crise financière autour de la
dette comme objet ; de la crise au symptôme ; la crise par la
science, autour d’une métaphore sur le temps à l’heure où « le
S1 se propose de prendre le relai » avec sa fétichisation du
chiffre. Selon Lacan, le réel est impossible à calculer : le
calcul est pris entre la crise permanente dans le système et
la crise par le sujet ; des liens entre crise et acte, une
entaille dans le dispositif pour viser l’insondable dans la
vérité du délinquant sexuel et du criminel ; une séquence
entre Alain Grorichard et Jacques-Alain Miller sur la clinique
du cas Rousseau, démonstration remarquable de l’extension du
concept de crise pour Rousseau avec une crise dans le corps.
Quel est le moment de crise où Rousseau s’est fait un nom ? Il
écrit que si on lui demandait ce qu’il voudrait être, il
répondrait mort. Crise dans la clinique des catastrophes, de
la rencontre avec le trauma, de l’immédiat comme manifestation
du réel hors sens. Parfois la présence en-corps vaut comme la
présence de l’analyste face à des personnes qui ne peuvent
parler. Une question pointue a été posée à D. Creminter : estce que l’attentat de Charlie a fait tuche pour vous ? Crise et
transfert ; crise et jouissance ; crise, adolescence et
addiction.
La séquence des AE, crise et fin de cure, a clôturé
magistralement le congrès avec cette question posée à chacun
au plus près du réel : « la fin de votre analyse était-elle
une crise ou pas ? » Recueillons quelques instantanées de la
parole de chacun d’entre eux.
« Il n’y a pas de clé de la fin, il y a seulement des
pièces détachées ». (S. Castellano)
« La lumière de l’obscur » ; « la morsure ça vivifie ».
(D. Labro-Lacadée)
« Le corps a-larmé» ; « un saut dans le vide à la fin de
l’analyse ». (M.-H. Blancard)
« Le rire, affect de gaité, une légèreté inattendue » ;
« la libération de la chaîne du fantasme est
momentanée » ; « à la fin de l’analyse, c’est une
nouvelle histoire de savoir y faire avec ». (B. de
Halleux)
« Si il n’y a pas de libido, je ne peux ni croire ni
aimer ». (A. Aromi)
« Je ne peux plus faire comme si je ne savais pas » :
« consentir au désir qui permet une extraction du
fantasme ». (J. Lecaux)
Ces différentes séquences montrent la place du psychanalyste
telle que Lacan l’indique : « Il faut en passer par cette
ordure décidée pour, peut-être, retrouver quelque chose qui
soit de l’ordre du réel »[4].
[1] Borges J. L., Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 2010,
p. 816.
[2] Commentaire de François Ansermet
[3] Miller J.-A., « La crise financière vue par Jacques-Alain
Miller », Marianne, 11 octobre 2008.
[4] Cité par Lilia Mahjoub, Lacan J., Le Séminaire, livre
XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 124.
IM LABYRINTH DES SCHWEIGENS
Le labyrinthe du silence
Ce film de Giulio Ricciarelli m’a replacée dans l’atmosphère
de mon adolescence. Née en Allemagne juste avant la guerre,
j’ai vécu les premières années de ma vie dans l’Allemagne
nazie. Angoisse, inquiétude, effroi.
Le film met en scène un jeune procureur Johannn Radmann qui
est surpris par le mot de Auschwitz qu’il n’avait jamais
entendu. Soutenu par le procureur général Fritz Bauer, Radmann
se met à la chasse d’anciens nazis. Il se rend compte que
l’Allemagne du Wirtschaftswunder, du miracle économique, est
infestée d’anciens nazis. Les médecins, les avocats, les
hommes politiques comptent parmi eux de nombreuses personnes
qui ont été actives à Auschwitz. Konrad Adenauer, le
chancelier, voulait tirer un trait sur cette histoire.
Mensonges et culpabilité régnaient dans ce pays. Dans le film,
un journaliste s’adresse à Johann Radmann : « Est-ce qu’il est
vraiment utile que tous les Allemands se demandent si leur
père est un meurtrier ? »
Un ancien déporté crie : « Ce pays veut vivre sous un
glaçage. » Il fallait enjoliver le passé, le rendre absent.
Totschweigen – tuer par le silence tout ce qui s’est passé.
Profiter des biens rendus accessibles par le miracle
économique que toute l’Europe enviait à l’Allemagne.
Deux moments de ce film m’ont tout particulièrement touchée.
Dans le premier, le jeune procureur, un peu trop justicier,
finit par trouver plusieurs anciens déportés. Il les
interroge. Nous, les spectateurs du film, n’entendons pas ce
qu’ils disent. Nous ne voyons que les visages, les bouches qui
tremblent, les lèvres qui se déchirent, les yeux écarquillés
d’horreur, les visages endoloris. La peau labourée depuis
soixante-dix ans de larmes et de douleur. Au-delà des mots,
au-delà des paroles. Ce qui ne peut se dire, ce qui est
indicible.
Dans le second, Radmann ne savait pas, ne voulait pas savoir
comment son père avait traversé les années du nazisme. Il pose
cette question à beaucoup d’autres, il est logiquement
contraint de se la poser aussi. Et il apprend que son père a
eu la carte du parti national-socialiste. Il tombe en
détresse, dans un état de Hilflosigkeit. Il se met à boire,
comme les nazis entre eux, il se fait jeter par la femme qu’il
aime, il travaille dans un bureau d’avocats véreux avec un
avocat qui défend les nazis. Après ce moment de fading, de
disparition à lui-même, en une fraction de seconde, il se rend
compte qu’il se trompe, il démissionne de ce poste de jeune
avocat d’affaires. Il retourne voir Fritz Bauer, le procureur
général et lui dit qu’il va reprendre la recherche des anciens
nazis qui jouent un rôle de responsabilité dans cette
Allemagne. Bauer lui demande : « Pourquoi êtes-vous revenu ? »
Radmann répond : « Parce que après ces horreurs, il faut faire
ce qui est juste. » Das was richtig ist, ce qui est
éthiquement juste.
C’est dans cette coupure que Radmann trouve sa dignité
d’homme.
J’ai quitté cette Allemagne. Je me suis décidée pour le
discours analytique. J’essaie d’en dire quelque chose le mieux
possible.
Qu’est-ce qui brise tant le
cœur d’une femme ?
Comme le dit Lacan : « Parler d’amour, en effet, on ne fait
que ça dans le discours analytique. […] parler d’amour est en
soi une jouissance »[1]. Nombreuses sont les femmes, des
jeunes filles, voire des fillettes, qui viennent parler à un
analyste de leurs déceptions amoureuses qui ont pris parfois
un air de mauvaise rencontre.
Mlle D. ne s’est jamais remise d’une promesse non tenue par un
homme. C’était son premier amour et elle n’avait que dix-huit
ans. Elle a cru à un amour parfait réciproque, mais a
découvert que son amant était marié et père d’un enfant. Cette
nouvelle « lui a brisé le cœur à jamais », dira-t-elle ! Et
c’est à prendre à la lettre ! Cette tromperie a rompu chez
elle son désir d’exister, la plongeant dans un état
mélancolique grave. Elle s’est sentie réduite à un pur objet
de jouissance, sans amour. Depuis lors, dans ses relations,
elle se vit comme un objet déchet. Une hospitalisation et
plusieurs tranches d’analyse lui permettront d’éviter de
tomber dans le gouffre au bord duquel elle était. Depuis des
années, elle vit avec un autre homme qui tient à elle plus
qu’elle ne tient à lui. Plus question d’aimer à la folie !
Mlle D. s’est retrouvée sans recours face à cette rupture
amoureuse vécue non comme une séparation symbolique, mais
comme une pure perte réelle. Elle fut toute ravagée !
Dans un autre registre, l’amour d’une fille pour son père,
Juliette, une fillette de neuf ans, vient me parler de la
grande déception de la relation à son père. Ce dernier a
décompensé peu après la naissance de Juliette. Ça lui posait
problème que ce soit une fille. Tout allait bien tant que ses
parents vivaient à trois avec leur fils aîné. Juliette
traverse des états d’angoisse en lien avec son père. Chez sa
mère ou en classe, elle se demande ce qu’il pourrait arriver à
son père quand il fume ou boit trop. Chez lui, le week-end,
elle se sent insécurisée ; elle ne le trouve pas fiable. Elle
en veut à sa mère de l’avoir quitté. Juliette aime donc son
père, se préoccupe de lui, mais en retour il ne cesse de
l’ignorer, de la faire se taire, de la rejeter. Elle souffre
de cette relation sans vouloir céder sur son désir. Elle veut
sauver son père, être sa béquille imaginaire. Elle est prête à
se sacrifier pour lui. Mais à quel prix ? C’est un des points
traités dans le travail analytique. Juliette, structurée sur
un versant névrotique, s’emploie déjà du haut de ses neuf ans
à une grande activité fantasmatique pour trouver une solution
face à l’impasse avec son père. Chez Juliette, contrairement à
Mlle D., le fantasme sert d’écran à la jouissance. Plus tard,
lui servira-t-il de boussole dans sa relation aux hommes, afin
notamment que la déception ne vire pas au ravage ?
Il n’y a donc pas que le ravage mère-fille qui fait couler
tant d’encre, il peut prendre d’autres teintes. Lacan ne
disait-il pas : « […] l’homme est pour une femme tout ce qui
vous plaira, à savoir une affliction pire qu’un sinthome. […]
C’est un ravage, même »[2]. « Etre ravagé, dit JacquesAlain Miller, c’est être dévasté. [ …] C’est un pillage, c’est
une douleur, qui ne s’arrête pas, qui ne connaît pas de
limite »[3].
Ces récits de vie quotidienne montrent que les femmes n’en ont
vraiment pas fini avec le ravage de l’homme. D’autre part,
l’actualité dans le monde ne vient-elle pas aussi pointer ce
ravage vu par la fenêtre de la misogynie ambiante ? Dans
Télévision, Lacan apporte un précieux éclairage quant à ce qui
ravage une femme : c’est la logique du Tout unifiant. « Ainsi
l’universel de ce qu’elles désirent est de la folie : toutes
les femmes sont folles, […] c’est-à-dire pas folles-du-tout,
arrangeantes plutôt : au point qu’il n’y a pas de limites aux
concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de
son âme, de ses biens »[4]. Quelle position de sujet ces
femmes doivent-elles prendre, une par une, pour ne pas
s’enfermer dans un statut de victime, mais plutôt pour trouver
un mode d’existence tout en se dégageant de cette place
d’objet de l’autre ? Pas si simple !
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,
1975, p. 77.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris,
Seuil, 2005, p. 101.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire
symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département
de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 mars
1998, inédit.
[4] Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 63-64.
Quand les couples se brisent
Le samedi 2 mai 2015, au Musée des Cœurs brisés à Ghlin près
de Mons, l’ACF-Belgique a préparé les prochaines Journées
d’automne par une Conversation intitulée « Quand les couples
se brisent », avec Patricia Bosquin-Caroz, Béatrice BraultLebrun, Yohan De Schryver, Christophe Dubois, Philippe
Hellebois, Catherine Heule, Jean-François Lebrun, Claire
Piette.
Nous avons le plaisir de vous adresser ici deux textes, de
Béatrice Brault-Lebrun et de Jean-François Lebrun.

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