Le langage oublié

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Le langage oublié
Manset, interview par Sylvain Fesson (2004)
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Le langage oublié
Le 15 septembre sortira Manitoba ne répond plus, le 19e album de Gérard Manset. A 63
ans, encore méconnu du grand public, cet auteur, compositeur, interprète est une sorte
de mythe vivant. A force d'anonymat et de chansons dures, lyriques et spectrales à
propos de l'enfance, de la nature, des hommes et du paradis perdu, il a en effet forgé une
œuvre digne d'un grand écrivain. A l'ancienne. Comme en exil. Hors humain. D'ailleurs
ça fait des années qu'il a perdu son prénom et qu'on l'appelle juste "Manset". Depuis
1972, c'est ce mot qu'affichent gravement ses pochettes d'albums. Comme le nom d'un
monde. D'un mont. Quelque chose d'immense, minéral et lointain qui marquera en
profondeur nombre d'auteurs, compositeurs, interprètes majeurs d'aujourd'hui.
Bashung, Murat et Dominique A, pour ne citer que les plus connus. Cet artiste,
également peintre et photographe, je m'apprête à l'interviewer pour la 3e fois pour la
sortie de Manitoba ne répond plus. Oui, ce sera notre troisième rencontre car je l'ai déjà
interviewé pour la sortie de Le langage oublié en 2004 et celle d'Obok en 2006. C'est une
chance et j'avoue que j'en garde une certaine fierté parce que comme vous allez pouvoir
le voir je pense qu'il y a eu une vraie 'rencontre'.
Ce n'était pas gagné. Parce que lorsqu'on rencontre quelqu'un comme lui alors qu'on a que 24 ans et
qu'on ne connaît pas l'entièreté de son œuvre, loin de là, on n'en mène pas large. Non, on a plutôt
l'impression d'aller droit au casse-pipe. Qu'on ne va pas réussir à élever la discussion à un niveau
intéressant pour notre interlocuteur. Et ça c'est fâcheux. D'ailleurs, j'y pense, comment en étais-je venu à
m'intéresser à Manset ? Franchement, je ne sais même plus. Je me rappelle avoir emprunté La mort
d'Orion (1970), Lumières (1984), Matrice (1989), Revivre (1991), La vallée de la paix (1994) et Jadis et
naguère (1998) à la médiathèque. Qu'à l'époque son nom m'évoquait déjà vaguement quelque chose.
Que ses pochettes de disques développaient un univers antique et sobre à la lisière du mysticisme et de
l'ésotérisme et que ça me donnait envie de voir quelle musique ça pouvait bien cacher. Mais cette
musique, finalement, je n'étais pas sûr d'aimer. Les textes et la voix me fascinaient mais sur les
musiques j'avais un doute. Je trouvais ça un peu ringard, suranné. Or comme l'a si bien dit Bashung,
"une chanson on y vient par la musique et on y reste par le texte". Là, c'était un peu l'inverse. Et c'est sur
la foi de cette "beauté intérieure" que j'ai rencontré Manset, voulant sincèrement en savoir plus sur lui et
son œuvre.
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Le moins qu'on puisse dire c'est que j'ai été gâté. Et devinez quoi ? Moment culte de ma petite
existence, off-record, j'ai même eu droit aux compliments de Manset. Oui, lors de notre deuxième
rencontre, au bout de cinq minutes il m'a demandé d'arrêter le dictaphone pour me dire qu'il aimait
beaucoup mes questions et les mots que j'utilise. Que tout ça allait dans le sens du message qu'il voulait
transmettre et que ça venait de lui rappeler notre première rencontre, qu'il avait aimée pour les mêmes
raisons. Entendre Manset vous dire ce genre de choses, je peux vous assurer que ça fait son petit effet.
Mais ces compliments seront aussi le moyen d'acheter "son" silence. En effet, désirant par-dessus tout
s'entourer de mystère et de silence, Manset me conseillera donc vivement d'écrire mon article en
reprenant mot pour mot mes propos au lieu des siens. Il veut garder la main sur son image. Je le
comprends : elle fait bloc avec l'œuvre. Mais je ne suis pas un communiquant, ni un fan. Je suis
journaliste. Dans quelques minutes vous pourrez donc lire ses propos au lieu des miens.
Avant de me taire, à propos d'image et au risque d'égratigner le mythe, j'ajouterai une dernière chose :
Manset n'est pas le colosse et ténébreux qu'on peut imaginer. En avril 2004, à Issy-les-Moulineaux où
se situaient les locaux de sa maison de disques, Emi, c'est un vieil homme décontracté que j'ai
rencontré. Un Manset "pépère" et limite "bonhomme", avec son sac sur l'épaule, sa chemise
"bûcheronne" et ses yeux de chercheur d'or. Un Manset qui papote volontiers avec le personnel d'Emi,
et met tout en œuvre pour qu'on retrouve les clefs de la grande salle de réunion du troisième étage où il
compte nous emmener pour qu'on discute au calme. Comme à l'abri du monde. Lors de notre deuxième
rendez-vous, il me conduira dans un lieu tout aussi "retiré" : l'arrière salle d'un salon de thé, en fin de
matinée. Et je penserai alors aux propos de François Bégaudeau lus dans le Philosophie magazine de
juin-juillet : "Un jour je me suis retrouvé avec Alain Finkielkraut sur le plateau d'une émission de télé qui
se déroulait dans une boîte de nuit. A peine arrivé, il fit cette remarque : "Y'a du bruit ici !" Je me suis dit
qu'une part essentielle de la sensibilité de Finkielkraut avait quelque chose à voir avec cette observation
: il n'aime pas le bruit et, moi, j'aime le bruit, la foule. Sans doute cela gouverne-t-il nos opinions
politiques ou philosophiques respectives." Et je penserai que Finkielkraut est comme Manset : pas très
rock'n'roll.
Mais c'est justement ça qui me plait chez lui. Qu'il ne soit pas "rock'n'roll" alors que d'un point de vue
générationnel tout était fait pour qu'il n'échappe pas à cette "révolution". Cela m'intrigue. Qu'il ne soit pas
dans l'époque. D'un autre temps. Du coup lorsqu'on discute avec lui, on voyage, comme lorsqu'on
écoute sa musique. On découvre ce savoir et ces pensées qu'on sent former comme une somme de
wagonnets derrière lui. Ils lui tiennent compagnie. Manset repartira sac sur l'épaule, sifflotant, léger.
Heureux d'avoir trouvé une nouvelle âme qui puisse fidèlement contribuer à l'expansion de son univers.
Moi aussi je repartirai heureux, soulagé, l'esprit déroulant tout seul le début de mon article avec "nous"
de majesté de rigueur : "Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs âme royales
siègent toujours en Manset. Pour la sortie de Le langage oublié, son 17e album en 36 ans de carrière,
nous avons rencontré ce parent terrible de la chanson française, un artiste toujours engagé à produire
une œuvre sombre et minérale, mais qui s'acoquine ici de quelques lueurs. Frais, dispo et fier de son
œuvre, il nous a parlé, beaucoup, mesurant chaque mot, de lui, de Brel, de Ferré, de l'époque, de la
création, de la mort de l'art et d'un mystérieux échiquier sur lequel il aurait sa place..." Manset a retrouvé
les clefs de salle. C'est parti.
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"Le langage oublié est un album banlieuso-banlieusard"
"Le langage, courtois, qui était dû au sexe opposé"
Les gens ne vous parlent pas souvent de musique, mais plus de vous...
Oui, c'est un peu le traquenard, la manie, c'est-à-dire que l'on ne doit pas parler des choses que l'on
veut mettre en avant, donc on ne va pas parler d'un album. Ou alors c'est une chronique. Mais quand
c'est une rencontre, c'est soit des entretiens, soit, plus rarement d'ailleurs, un portrait. Mais je vais
commencer à être vigilant sur tout ça parce que, prioritairement, quand je rencontre quelqu'un, c'est plus
pour parler de l'album ou de la musique que de moi et de mon ego.
C'est dur de parler de la musique en soi.
Oui, et si on rentre dedans, on en parlerait pendant dix pages et ce n'est pas l'objet... Ou alors peut-être
de magazines plus spécialisés, plus techniques.
Mais ça vous plairait de plus parler de votre musique ?
Je ne sais pas. Parler trop de ma musique me dérangerait aussi. Parler trop de moi me dérangerait
aussi... En même temps les deux sont intimement liés parce que je suis à la base de tout :
orchestrations, pochette, typographie, paroles et musiques, bien sûr. J'ai surtout une autre dimension
beaucoup plus importante qu'aucun artiste n'a (enfin aucun dans ce que l'on appelle le showbiz, la
variété ou la musique) : c'est le droit de vie ou de mort sur les sorties, sur la configuration et les
reconfigurations de mes albums. Sur une parution comme celle-là, y aura-t-il 10 titres ? N'y en aura-t-il
que 7 ? Personne ne le sait, ça dépend de mes états d'âme, enfin c'est beaucoup plus compliqué qu'un
simple caprice, c'est toute une alchimie personnelle qui fait qu'il y a une stratégie. Je pars en campagne,
je dispose mes troupes comme je l'entends. Je peux changer mon plan de bataille 8 jours avant la
sortie. Tout ça, c'est des responsabilités. C'est pour ça que le titre de Libération, "Manset en soi", ça ne
me gêne pas. A la limite, ce "Manset en soi" et le côté "sédimentaire" qu'ils ont mis en avant, cela me
plait tout à fait, car ça correspond à cet album. En comparaison avec certains des albums précédents, là
il n'y a en effet aucun exotisme. À part "Demain il fera nuit" qui traite un peu d'on ne sait quel Tiers
Monde, il n'y a surtout pas d'exotisme. Il n'y a pas le "Vahiné ma sœur" de l'album précédent, il n'y a pas
"La ballade des échinodermes" de La vallée de la paix, il n'y a pas les "Royaumes de Siam", pas "Eden
bay" de Revivre...
C'est un choix cette absence d'exotisme ?
Comme l'exotisme en lui-même commence à être de plus en plus portion congrue, ratatiné, ratiboisé par
tous les bouts, peut-être que, par le fait, il a été évacué sans que je le cherche. Mais la réalité est tout
autre : j'ai beaucoup de titres et c'est comme un petit train qui se met en branle, où les wagons
s'accrochent les uns derrière les autres mais en fonction de la topographie, du terrain, de la couleur, de
la lumière. Donc à partir du moment où "Le langage oublié" allait figurer sur l'album (il y en a eu
différentes versions, jusqu'au dernier moment, je n'étais pas certain qu'il soit comme je voulais qu'il soit,
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donc que j'arrive à le mettre...) et qu'il allait être une sorte de clé de voûte, ça impliquait forcément que
certains autres titres y soient et d'autres pas... D'autres, qui, peut-être, parlaient d'exotisme. J'en ai fait
un qui est un peu dans l'esprit d'"Eden Bay", qui est très rock, qui déboule sur 7 minutes et qui est un
texte absolument, épouvantablement magnifique (qui sera polémique d'ailleurs), mais bon il n'est pas
dessus. Il y en a comme ça un certain nombre qui pourraient être considérés comme traitant de
l'exotisme et qui n'ont pas eu leur place sur cet album. Le langage oublié, c'est une sorte d'album
parigot-parisien, banlieuso-banlieusard.
C'est ici et maintenant ?
Non, pas ici et maintenant. C'est ici et il y a pas mal de temps, c'est ce que j'ai connu et ce que l'on perd,
c'est ce monde en voie de perdition qui évolue en dehors d'un "langage oublié" qui est le langage
amoureux, délicat et engagé avec toute l'estime et toute la réserve qui était due au sexe opposé. C'est
aussi une sorte de nostalgie des années 60-70, de toute cette campagne et de toute cette banlieue
ratiboisée, passée par les pelleteuses et que l'on ne retrouvera plus jamais, bien sûr.
Vous écrivez pour d'autres : Raphaël, Indochine, Jane Birkin, Juliette Greco... Qu'est-ce qui vous
a donné envie de sortir un nouvel album, d'exister encore en tant que Manset, auteur,
compositeur, interprète ?
Ça peut paraître un peu abstrait, fantasque et inimaginable, mais c'est parce que j'ai des contrats.
Jusqu'à ce que je crève, je continuerai, il y aura des albums qui sortiront parce que j'ai installé des
contrats en amont. Et je remplis mes contrats. Alors les albums, je les retiens ou je les lâche, mais il y en
aura, toujours.
C'est une manière de vous fixer des deadline ?
Non, parce que malheureusement je me suis ménagé quantité de choses qui font que je n'ai aucune
obligation. On s'interroge sur la légitimité de la création artistique : pour quelles raisons va-t-on sortir un
album ? C'est du nombrilisme, de l'ego : on a largement assez de matériel artistique pour ne pas
encombrer le panorama. Je dis ça pour moi, je dis ça pour tous ceux de ma génération, aujourd'hui. On
n'a pas besoin d'auteurs, on n'a pas besoin de compositeurs, on n'a pas besoin d'artistes plasticiens,
encore moins que jamais de ceux-là, mais bon... Alors on est dans ce processus un peu privilégié de
pouvoir s'exprimer, de s'interroger sur son nombril, de se regarder dans la glace, de se demander si,
quand on prend un crème, ça va donner un roman, un ouvrage, un texte... Donc légitimité : point
d'interrogation. La motivation ça peut donc être l'argent. Mais dans mon cas ce n'est pas l'argent, en ce
sens que je n'ai pas besoin d'avion, pas besoin de Maserati, pas besoin d'acheter un club de football.
Avant, avec cinq dollars, le bout du monde, on pouvait encore, c'était le paradis partout. Plus
maintenant!
Alors c'est l'envie de dire quelque chose qui vous a motivé ?
Ah, non. Ça pourrait être l'envie de parler, de s'exprimer, de polémiquer, mais non pas de message.
C'est un peu le cas de tous ceux qui font de la scène aujourd'hui, qui ont toujours une sorte de message,
en général c'est toujours le même, on le connaît.
Vous dites ne pas avoir de message...
Non, je n'ai pas de message. Moi, mon message (ma langue, pour ne pas parler de message) c'est
simplement la poésie, la sensibilité, la lumière, des trucs de tout temps. Ce n'est pas une revendication
quelqu'elle soit, ni sociale, ni politique. Ce monde m'exècre, enfin j'exècre ce monde. Donc ma
motivation n'est pas le discours. Ça pourrait être la femme, enfin l'amour, une preuve d'amour : de tout
temps on a fait des folies pour une blonde, une brune, une grande, une petite, une mince, une maigre...
Sur ce disque, "Mensonge aux foules" semble l'exception qui confirme la règle car le texte de ce
morceau a un sens très apparent, très moralisateur...
Oui, mais je n'ai pas voulu non plus faire une sorte de message ou quoique ce soit...
Quand même, quand vous dites : "Sur les écrans la haine a le goût du pain / Les rejetés sont
légions / Et plutôt que de chercher l'absolution / dans l'amour, l'évangile, la compassion / On
préfère laisser le sol en friches..."
Bon : j'ai quelques textes polémiques comme ça que j'ai mis dans les coffrets, "Artificier du décadent",
par exemple. Ça m'a amusé de mettre celui-là sur ce disque parce que j'ai voulu chercher des chansons
plus anciennes que je n'avais pas encore enregistrées. Cette chanson a au moins 15 ans !
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Et elle est encore d'actualité.
Bien sûr, c'est éternel ça. Pour la chute de Rome, ce texte cadrerait tout à fait, les "rois fainéants", la nuit
de la Saint-Barthélemy, tout est comme ça.
La musique reggae qui l'accompagne, vous l'avez pensée comme une sorte de décalage ?
Elle est venue directement comme ça, mais pas comme une sorte de décalage, juste comme un moyen
un petit peu décontracté de faire passer des choses plus dures...
Pour ce disque aviez-vous envie de dénicher un concept, un terrain, un imaginaire commun où il
pourrait s'ancrer pour que ce ne soit pas un album comme les autres, qu'il y ait quelque chose de
nouveau...
Là, c'est autre chose, c'est-à-dire qu'à partir du moment où je suis dans le mouvement, qu'il faut que les
albums sortent... D'abord, il y a des gens qui les attendent ces albums parce que forcément, avec le
temps, ce que je dis aujourd'hui est devenu unique. Ce n'était pas encore un matériel totalement unique,
il y a 8, 10 ou 15 ans, à l'époque de Royaume de Siam où j'aurais pu disparaître de la circulation, mais
ça l'est devenu. Donc aujourd'hui, je suis un peu piégé par ça, j'ai quand même des scrupules... Ce que
je fais est devenu lisible au premier degré.
Quelle guerre avez-vous encore à mener avec vous-mêmes pour devoir faire un nouvel album ? Il
y a bien une envie personnelle qui est à l'origine de cet album, non ? Dans vos chansons, une
sensibilité s'exprime encore...
Il y a toujours eu l'envie, il y a toujours eu la spontanéité, la création instantanée, très féconde, toujours,
je remercie le Seigneur ; je touche du bois, je ne sais pas d'où ça me vient... C'est toujours venu
instantanément, tout de suite, beaucoup. La seule chose qui change, c'est qu'avec l'âge, j'ai accumulé
comme tout le monde des sensations différentes, des déceptions, des plaisirs, des bien-être, des
visions, des regards personnels, qui font que tout cela se manifeste sous la forme d'une création
légèrement différente, beaucoup plus affinée dans le texte, beaucoup plus exigeante...
Vous sentez que vous arrivez encore à vous étonner et à vous amuser ?
Oui, heureusement, sans ça je ne le ferais pas. Dans cet album, "Un jet de pierre" est un texte
miraculeux. "Le langage oublié" est beaucoup plus classique, à la limite ce serait celui qui m'étonnerait
le moins, celui qui serait peut-être le moins signé, à part 2-3 endroits... Moi, je peux analyser mes textes
de l'extérieur. Par exemple, un jour Cabrel avait repris, dans un CD qui s'appelait Route Manset,
"Prisonnier de l'inutile", et je m'étais dit un moment : "C'est magnifique, il aurait pu la faire." Mais non,
parce qu'il y a un ou deux mots qu'il n'aurait jamais pu sortir. Je n'ai donc pas besoin de signer la plupart
de mes textes parce que personne n'aurait cette sorte de volte-face à un moment ou un autre. Dans cet
album, il y a "Quand on perd un ami", une chanson relativement conventionnelle que d'autres auraient
peut-être pu écrire, qui serait un très bon matériel d'auteur-compositeur, mais dedans il y a par exemple
les mots "fakir embaumé" et d'autres endroits où il y a la "paire de baffes". Et cette "paire de baffes"
dans le texte, personne ne l'a !
Cette chanson se réfère-t-elle à un ami particulier ?
Non... Un jour, je livrerai quelques traces sur certains titres, je remonterai la filière, je donnerai quelques
clés. Parce qu'il y a quand même beaucoup de chansons dont j'aimerais parler, oui.
C'est vrai ?
Ah oui ! J'aimerais donner les clés de certains trucs, forcément. Rien n'est anodin. C'est d'ailleurs pour
ça que j'ai un public aussi fidèle qui, après 5 ou 6 ans d'absence, s'est rué chez les disquaires. Je vends
beaucoup d'albums, enfin proportionnellement, parce que les ventes ont quand même énormément
chuté par rapport à il y a 10 ou 15 ans. Mais pour quelqu'un qui ne fait ni scène ni télé, je suis très bien
placé dans les ventes.
Vous avez quand même fait une télé récemment avec l'émission CD'aujourd'hui.
Mais je n'ai rien fait moi. On a fait ça sur le titre "Le langage oublié" et moi j'étais derrière. Le directeur
de l'émission est quelqu'un qui aime beaucoup ce que je fais et il a voulu absolument que l'on trouve
une formule. Donc j'ai dit : "Il n'y a pas de problèmes, sur cette intro il y a une fille qui parle, on va la
montrer elle et puis pour le reste la caméra va se balader en studio". Je suis tombé sur une équipe
nickel, un très bon réalisateur, un monteur impeccable, des gens compréhensifs et ça s'est fait tout seul.
Dès que l'on parle avec les gens, on voit bien que c'est très simple de mettre en chantier des choses
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qui, à l'origine, semblent paradoxales.
Sur le disque, qui est la jeune femme qui chante l'intro sur "Le langage oublié" ?
C'est Camille, une artiste. Elle ne chante pas d'ailleurs, elle parle. Elle a une très belle voix. J'ai toujours
beaucoup de difficultés quand j'essaie de travailler avec d'autres personnes sur mes propres disques, ce
n'est jamais ce que je veux, jamais ce que j'ai en tête, on part toujours ailleurs. En ce qui concerne "Le
langage oublié", il y a même des moments dans la chanson où j'aurais dû garder ses interventions et
finalement je les ai enlevées. Pour tout le monde, ça aurait été très bien, mais pour moi non, je suis un
emmerdeur... c'est tout, c'est comme ça. Mais je suis aussi exigeant pour moi, depuis longtemps.
"La chanson, ce n'est pas de la littérature, mais chez moi,
oui"
"Mon album 2870, c'est une face entière de techno avant la
techno"
On a l'impression que depuis Animal on est mal, votre premier album sorti en 1968, vos disques
sont toujours les mêmes, qu'ils abordent les 2-3 même thèmes...
Oui, mais enfin est-ce qu'une page de Céline prise dans n'importe lequel de ses ouvrages est
différente ? Est-ce qu'on ne peut pas inverser les pages ? Oui, tout est pareil, c'est normal, tous les
auteurs ont une personnalité, ils ne font que rabâcher, avec un petit peu de couleurs... Par exemple,
toutes les toiles de Bonnard sont les mêmes. On peut les mettre les unes à côtés des autres, c'est la
même toile qui continue.
Comment se fait-il que vous fassiez tout le temps "le même album" sans que l'on vous le
reproche, et sans que ce soit un mauvais album ? Auriez-vous touché au but dès le départ ?
Non, ça n'est pas ça. Avec la chanson, on est dans un registre très bas de gamme, donc, la plupart du
temps, on me compare avec des choses qui n'ont aucun intérêt. Joe Dassin, Magma, Bashung ou
Manset, tout ça est recouvert par la même appellation, c'est-à-dire showbiz, chanson, variété, ce que
l'on veut.
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Mais vous dites justement ne pas faire de la variété.
Oui, moi je le dis. Mais les gens le lisent comme ils l'entendent. Quand ils ouvrent un journal, c'est écrit
"une chanson", ils n'ont pas à savoir le travail qu'il y a derrière.
Ils n'ont pas à le savoir, mais ils le sentent, en tout cas vous voulez qu'ils le sentent, non ?
Oui, je le veux, c'est la moindre des choses, que je me défende, que je me débatte là-dedans. Mais ce
genre de message passe difficilement. D'ailleurs, il n'a peut-être pas à passer. On n'est pas dans un
registre littéraire. Moi je pense y être, mais comme ce métier n'est pas dedans, je suis avalé par
l'ensemble du reste. Quant au fait de dire que je fais le même album, alors oui, si c'est dans le sens
laudatif. Trenet a toujours fait le même album. Seules les chansons diffèrent.
On entend parfois dire que le meilleur album d'un artiste, c'est son premier...
Ça ne veut rien dire. Et puis il n'y a pas de point de comparaison. Je vais remettre les pendules à l'heure
: j'ai fait 3-4 albums totalement hors normes, qui sont La mort d'Orion, Animal on est mal, Y'a une route
et Long long chemin. Les quatre premiers sont totalement hors normes, avec des erreurs, des
approximations, avec énormément d'inspiration et beaucoup de risques pris, seul, sans équipe. Ensuite,
pendant quelques albums, Royaume de Siam, Comme un guerrier, L'atelier du crabe, 2870, il y avait
toujours de l'inspiration, des choses très novatrices (2870 c'est une face entière de techno avant la
techno et puis c'est très british, je l'ai gravé à Londres, les mecs étaient à genoux dans le studio), mais
ensuite, j'ai joué un peu une sorte de showbiz pendant 4-5 albums. Ceux-là sont moins uniques. C'est
un choix. J'avais 30-35 ans, je déconnais, je voyageais beaucoup, je m'éclatais...J'ai fait des choses
moins prise de tête parce que j'étais à une époque plus légère. Et puis j'ai fait quelques petits titres au
format radio, comme "Marin' bar", "L'atelier du crabe" et "Le train du soir" qui ont beaucoup été diffusées.
À l'époque, je passais en radio parce que j'avais des titres de quatre minutes un peu plus légers. Pas à
9h du matin, mais ces titres passaient. Il n'y avait pas les contraintes d'aujourd'hui.
Mais selon vous, vous ne donniez pas le meilleur de vous-même ? Vous n'étiez pas totalement
dedans ?
Non, c'était simplement une part de moi que j'ai laissé s'exprimer et dont je suis très content. Dans mon
univers, si je laisse une chanson sortir c'est que je la valide. Je choisissais tout simplement dans mon
inspiration les choses les plus immédiates, les plus pêchues, où la musique était plus rock, plus
accrocheuse, moins introvertie, moins réfléchie, moins nostalgique... Mais j'avais malgré tout des
"Marchand de rêve" de dix minutes ! Je partais dans un délire ou je mélangeais un peu tout. Mais depuis
Lumières, Prisonniers de l'inutile, Matrice, Revivre, ça y est là : j'ai largué les amarres, je suis
absolument inaccessible pour tout le monde dans le showbiz !!! Personne n'aura jamais cette inspiration,
ce travail de studio, ce travail d'orchestration. Ils font autre chose peut-être, ce n'est pas le problème, ils
font de la scène, mais c'est à des années lumières de tout ce que les auteurs-compositeurs les plus
féconds ont pu faire. Nougaro vient de disparaître. C'est quelqu'un que j'estimais beaucoup, mais
finalement il a écrit des textes, pas tous, mais il n'a jamais écrit de musique, ou quasiment pas.
A sa mort, les journaux titraient : "La mort d'un poète". Pour vous c'était un poète ?
Evidemment que c'était un poète. Il a fait de très beaux textes. Mais sur le plan de la quantité, sur le plan
de la démarche, encore une fois on est à des années lumières. Il a fait 5-10 textes très beaux, d'ailleurs
il a eu beaucoup de succès. Mais sur le plan de la fécondité et de l'inspiration, le seul à qui on pourrait
me comparer (mais il vient d'une autre époque et n'a jamais fait d'orchestrations, n'a jamais joué ce
travail d'auteur axé plutôt littéraire) c'était Trenet. C'est le seul, je n'en vois pas d'autres.
Mais tout le monde n'a que 24 heures par jour et l'on ne peut peut-être pas en même temps faire
de la scène et...
C'est vrai, c'est tout simplement ça. Et puis peut-être est-on plus ou moins prédestiné à une chose ou à
une autre. Tous les gens peuvent prendre un pinceau, ils ne sont pas tous Bonnard et puis ils peuvent
tous écrire, ils ne sont pas tous Céline. Simplement, il arrive un moment où l'on se rend compte qu'il y a
pas de secret là-dedans : il y a une quantité d'informations artistiques colossales. C'est-à-dire qu'il ne
s'agit pas d'écrire un roman de 150 pages et puis d'attendre une certaine notoriété, puis d'en écrire un
autre 4 ans après et un autre 5 ans après. Tous ceux qui ont eu un nom dans la littérature ont écrit 250
bouquins de 500 pages. Et ils écrivaient toute la journée. De la même manière, moi je suis d'une époque
où il y avait beaucoup d'auteurs-compositeurs qui étaient infiniment plus féconds que ceux d'aujourd'hui.
Il m'est arrivé d'être derrière un bureau et de produire, et quand quelqu'un arrivait, il n'avait pas juste 4
titres : il avait 25 ans et 80- 90 titres terminés !
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Pour vous, la quantité est un gage de qualité ?
Oui, bien évidemment. C'est Victor Hugo. Chez lui, il y a un million de pages !
Vous dites compter uniquement sur l'inspiration. Pour Nick Cave, par exemple, il ne croit pas à
"l'inspiration". Chaque matin il dit se forcer à s'asseoir à son bureau et écrire, écrire jusqu'à
temps que quelque chose sorte.
Moi, ce n'est pas mon cas. J'ai toujours dit : "Moi, je suis Jeanne d'Arc, ça pleut, ça pleut en
permanence !" Mais bon, il n'y a pas de règle. Moi, j'ai juste beaucoup de chance de ce côté-là. Dans
Picsou, je suis Cousin Gontrand, le mec qui a du pot. Gontrand il sort dans la rue, il se prend une brique,
la brique se pète, il y a trois diamants dedans, voilà. Au niveau de la création, de l'inspiration, ça tombe.
C'est une question de sensibilité ?
Ça, c'est être un artiste ou pas. Des gens sensibles il y en a, ce n'est pas pour autant qu'ils arrivent à
créer. J'ai connu beaucoup de gens qui avaient toutes les compétences de sensibilité, et qui n'arrivaient
pas à pondre plus d'une page. C'est d'ailleurs un des grands marasmes de l'époque : on les entretient
dans cet état-là avec toutes les aides, toutes les subventions depuis Malraux et ses Maisons de la
Culture. Moi, j'ai toujours été partisan de l'idée qu'un créateur n'a besoin de personne. Au contraire, plus
les conditions sont difficiles mieux c'est. Sans ça il dégage. Aujourd'hui, s'il y avait un Rimbaud, il
dégagerait. Il serait plus là.
Il ne passerait même pas par la case poésie ?
Non, il ne passerait par aucune case sociale d'aujourd'hui, il serait rebelle avant d'être auteur et il aurait
dégagé, il serait en Somalie dans une ONG quelconque. Définitivement, à 20 piges, il serait parti. Mais
moi je suis de la génération d'avant, j'ai donc pu m'exprimer quand j'avais 20-30 ans à une époque où le
monde ne s'était pas encore cristallisé sur toutes ces imbécillités culturelles récurrentes. Donc, je
continue. Mais j'aurais 25 ans aujourd'hui avec Animal on est mal, je finirais en Somalie !
"Brel et Ferré étaient des sortes de chamans, moi je suis
un jésuite"
"Je crois à une sorte de damier de la création"
Tout à l'heure vous parliez de votre admiration pour l'inspiration féconde de Charles Trenet. Mais
vous avez aussi dit que Léo Ferré vous plaisait beaucoup, que c'était un grand poète, qu'il ne
s'agissait pas de savoir s'il était bon ou mauvais, mais qu'il fallait le prendre en bloc ou pas du
tout parce que c'était un génie, un écrivain, un créateur.
J'ai dit ça il y a une dizaine d'années. Effectivement, Léo Ferré c'est quelqu'un dont j'admire l'expression
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scénique, vocale. La transe ! Parlons de transe, comme Brel, c'est une histoire de transe, une sorte de
chaman. Mais c'est une sorte de mauvais rêve aussi, la transe, car lorsque l'on s'en réveille, au fond de
la batée, question inspiration et création, il ne reste pas grand-chose. Brel a quelques chansons très
belles, mais c'est surtout un homme de scène qui a effectivement pété les plombs, qui émouvait
énormément dès qu'on le voyait mais dès qu'on sortait de la salle et qu'on se retrouvait dans sa bagnole
pour rentrer chez soi, ça disparaissait, c'était un peu du vent, très peu de chose. Ferré, c'était un petit
peu mieux parce qu'il y avait plus de texte. Mais il pêchait par son côté déclamatoire, répétitif et son côté
fêlé. Moi, je me suis toujours méfié du côté fêlé, même si c'est l'apanage de tous les gens de ce métier,
car dans le showbiz il faut être fêlé pour monter sur scène, chanter ses machins, lever le bras...
C'est pour cela que vous ne montez jamais sur scène ?
Simplement, je ne suis pas fait pour ça ! Je ne suis pas comme ça !
A quel niveau se joue votre transe ?
Ah ! Ma transe est strictement jouissive au premier degré, comme tout le monde, comme le pécheur de
goujons qui va y arriver tout seul : il fout son asticot, il en voit quatre en transparence dans les dix
centimètres d'eau, il balance son machin, putain le premier goujon, il voit l'asticot qui disparaît, il monte...
voilà ! C'est simplement ça. Dans cette histoire, il n'y a pas de côté créatif, mais il y a quand même une
sorte de cadre, de panorama où il faut respecter un certain nombre de paramètres : de la lumière, de
l'heure, de la solitude... Et il faut le trouver ce coin ! Dans cette recherche du goujon, il y a une sorte de
débusquage de l'inspiration. La jouissance vient du fait de débusquer une sorte de gibier qui serait
l'inspiration. Ça, c'est le cas d'une bonne partie des auteurs.
Y a-t-il une dimension artisanale dans cette quête de l'inspiration ?
Non, là on n'est pas dans l'artisanat, on est dans la magie, on est dans le chamanisme dont je parlais
tout à l'heure, sauf que moi je suis un chaman très froid, je ne me laisse pas du tout aller à cette transe.
C'est une transe austère.
Oui, austère, on est d'accord. Je suis plutôt jésuite que chaman.
On parle beaucoup de chamanisme en ce moment. J'y vois comme un fantasme d'ouverture
totale, à l'autre, à soi, à la Nature. Comme l'utopie d'un retour à une communication totale et
primitive. Comme quoi il y a manque terrible de communication dans notre société dite "de
communication"...
Les gens ne vivent plus, on leur a tout retiré, mais ça c'est votre génération. Tout le monde accepte,
c'est votre problème d'accepter.
Vous cherchez à remédier à ça ?
Non, je ne cherche rien. Moi, je suis un vague témoin, c'est une sorte d'aspirine ce que je fais, une sorte
de remède pour ceux qui ont le désespoir qui leur colle aux basques, qui ne comprennent pas la marche
en avant de ce monde qui va au fiasco le plus complet sur le plan de la communication. Je suis pour ces
gens qui, dans leur petite solitude, seront peut-être rassérénés de trouver quelqu'un, non pas qui leur
explique le pourquoi ou le comment, mais qui témoigne que ça n'a pas toujours été comme ça.
Vous mettez une forme d'espoir ici...
Peut-être. Tant mieux si on le prend comme ça. Est-ce qu'il y a de l'espoir dans ce que je fais ? Si c'est
le cas c'est indépendant de ma volonté et il peut en effet résider dans le fait de dénoncer clairement que
le monde n'a pas toujours été ce qu'il est aujourd'hui. Alors, on peut peut-être avoir l'espoir qu'il
redevienne un jour comme il a été. Je ne sais pas par quel cataclysme, quel raz-de-marée, quelle
décennie ou quelle nouvelle génération ça peut arriver, mais en tout cas voilà : ça n'a pas toujours été
comme ça, il y a eu un monde sans politique, sans déclarations permanentes, sans démagogie, sans
communication, sans business et sans profit !
C'est ça aussi le "langage oublié" ?
Avant on mettait 6 mois à conclure, pas 15 minutes. Il n'y avait pas de goujateries, de vulgarité, de
business et de pognon. Je me sers donc de ce "langage oublié", qui est une sorte de langage galant et
délicat vis-à-vis de la femme, pour dire comment le monde a changé. On pourrait décliner ça sous toutes
ses formes car cette sorte d'approche sensée, était dans tout : les sciences, les arts, la famille, la
société...
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Vous dites que cet album n'est pas exotique pourtant j'ai l'impression qu'il parle pas mal d'amour
et de sensualité, thèmes que vous avez, je crois, peu abordé avant et qui sont donc des éléments
un peu "exotiques" dans votre œuvre. (Pour ne pas dire "exotiques" tout court au vu nos vies, du
monde d'aujourd'hui.) D'ailleurs en écoutant ce disque j'ai pensé à des toiles de Gauguin...
Ah ! Gauguin oui, c'est aussi un de mes maîtres à penser ! Mais Gauguin était quand même une sorte
de fou furieux lâché dans la nature, éminemment sensible, productif et créatif, inventeur d'un univers
pictural unique, qu'il a défriché lui-même. Il a refusé le monde pour se trouver. De nos jours, il serait tout
sauf politiquement correct. Je ne sais même pas si, aujourd'hui, il pourrait s'exprimer.
Comme Rimbaud ?
Pire que ça. Parce que Rimbaud, à la limite, n'aurait personne à ses basques, tandis que Gauguin, pour
quantité de raisons, n'aurait même pas le droit de cité.
La pochette de cet album reprend une toile de Magritte, "Mesdemoiselles de L'îsle Adam".
Pourquoi ce choix ?
Magritte est un surréaliste auquel j'ai souvent pensé... J'ai pris cette toile parce que je voulais quelque
chose de très doux, très poétique, pour poser sur un album que je pensais être un peu plus hard qu'il ne
s'avère être... Et puis Magritte a titré toutes ses toiles avec des noms qui pourraient être des titres de
mes chansons. D'ailleurs je suis plus dans ce registre d'exposition de peintures, tous mes titres étant
comme des toiles différentes, à la Magritte justement. Une sorte de diaporama dans lequel on entre.
Quels sont les autres peintres qui vous plaisent ?
La peinture s'est écroulée après Picasso. Quelqu'un comme Combase, je suis assez étonné par sa
quantité d'invention, sa permanence dans l'inspiration, je trouve ça très bien, mais on est plutôt dans la
BD, dans la pub, dans l'art graphique, on n'est pas du tout dans la démarche picturale d'un Poussin par
exemple. C'est peut-être révolu tout ça, mais le reste ne m'intéresse pas. Je crois à une sorte de grille
artistique, de damier de la création dans lequel il y a des cases à remplir. On dirait : "Les nourritures
terrestres ?" Un mec lève le doigt, c'est Gide : "Je l'ai". On dirait : "Les filles de feu ?", Nerval au fond :
"Je l'ai". Et la case est remplie, on n'y reviendra plus. Voilà, moi j'avais une case, c'était Le langage
oublié et je l'ai fait. Et il n'y a jamais eu ça sur des Nougaro ou des Léo Ferré, je suis sur un autre
registre.
Vous êtes sur un autre registre que Léo Ferré ?
Oui, bien évidemment, parce qu'ils ne font pas partie de l'univers absolu de la création, de la grille finie.
Moi, oui. Je suis du sang des Nerval, des Rimbaud, des Bonnard, je le sais maintenant. Mais écrivez-le
avec parcimonie. Parce qu'il y a un truc que vous ne visualisez pas (c'est normal, c'est une question
d'âge et de génération) c'est que vous êtes abreuvés en permanence par des sortes d'amalgames, ce
qui n'avait pas lieu d'être avant. Avant un professeur d'Académie c'était un professeur d'Académie, un
orchestrateur c'était un orchestrateur. On ne va pas confondre Daniel Barenboïm avec Air. Maintenant
on confond Barenboïm avec Air. On donne la légion d'honneur aux deux, on leur parle de la même
manière. On met tout dans le même sac. Barenboïm non plus n'est pas dans le registre de l'univers
artistique absolu avec un grand A. Pas plus que Air. Or il se trouve que moi, aujourd'hui ça y est, j'y suis.
Maintenant, pas avant ?
Oui, c'est récent. C'est avec le recul que je vois ce que j'ai fait, ce qui s'est passé, je le vois de l'intérieur.
Mais je n'en suis pas plus fier pour autant, c'est un fait, comme si j'avais une bosse ou une troisième
jambe. J'en suis très content parce que je le vis, c'est comme si j'étais dans la peau de quelqu'un
d'autre. Je le vis de l'intérieur, donc ça m'amuse de le vivre, mais en même temps il est probable que
tout ça n'ait malheureusement pas de destinée. C'est ça "le langage oublié", c'est-à-dire que c'est fini : il
n'y a plus de peinture après Picasso, il n'y a plus de musique après Brahms, il y a peut-être Dvorak et
encore c'est peut-être déjà une sorte de clone. Il n'y a plus de musique. Par contre on a eu des figures
qui ont beaucoup compté. par exemple, on a eu Lennon. Avec ses 10 années subversives, il a rempli
une case. Le Rimbaud de notre génération c'est Lennon, ce n'est pas Mc Cartney, qui a produit trois fois
plus, et qui va continuer encore...
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Obok me plait moins que Le langage oublié. Voilà ce que je me dis en 2006 à la réception
du 18e album de Manset. Et je me le dis toujours deux ans plus tard alors que je viens
découvrir son 19e, Manitoba ne répond plus. Ça m'apparaît même clair comme de l'eau
de source. Je préfère nettement Manset quand il se fait moine que lorsqu'il se fait
Johnny guitar. La prunelle de mes yeux pour ses morceaux "cathédrales". "Quand on
perd un ami" sur Le langage oublié et tout est dit. Comme avec "Dans un jardin que je
sais" sur Manitoba dont on parlera bientôt. Des morceaux pareils, ça vous fait un album,
peu importe le reste. Dans Le langage oublié il n'y a quasiment que des morceaux de ce
rang. Dans Obok, une fois le tamis remué, je n'en ai trouvé que quatre : "Jardin des
délices", "Ne les réveillez pas", "veux-tu ?" et "La Voie royale". Une moitié de disque.
Mais quelle moitié ! Ce "Jardin des délices" encore une fois ça vous fait un album. Ça
vous terrasse de la tête aux pieds. Le sol s'ouvre en deux. Le ciel s'ouvre en deux. Tout
s'ouvre.
C'est miraculeux un morceau "cathédrale". Un morceau piano. Recueilli. Meurtri. Priant. Et c'est ce que
j'aime chez Manset. C'est ce que j'aime aussi chez Cat Power. Oui, par exemple quand j'écoute You Are
Free de Cat Power j'ai beau trouver "Free" beau, accrocheur, sexy - et je ne parle pas de "Good
Woman", rhaaa lovely - pour moi voilà rien n'égal "Maybe Not". "Maybe not", "Names". Là on entre dans
une autre sphère. Loin de la médiocrité chaotique du dehors, on retrouve ici l'intimité d'une géométrie
grandiose. Ce silence amniotique de la voûte céleste aussi cher à Sigur Ros.
Encore une fois, par-delà ses quelques relents folk-rock-boogie qui me font faire la grimace - trop daté ce qui m'intéresse chez Manset - et ce que je considère être son coeur - c'est son côté anti-rock. Son
côté anti-cool figé tremblant hors du monde. Sa poésie. Voilà, le mot est lâché. Ce qui me plaît chez
Manset c'est sa poésie. Parce qu'avant le rock - et encore, je dis rock, mon groupe favori c'est
Radiohead - pour moi, il y eu la poésie, Baudelaire, Rimbaud, écrire des poèmes, tout ça. Cela voudraitil dire que Philippe Manœuvre a raison ? Qu' "on naît rock'n'roll ou qu'on ne l'est pas" ? En même temps
il se peut les deux se rejoignent. Un jour Daniel Darc n'a-t-il pas déclaré à Rock&Folk qu'il ne voyait
aucune différence entre "Notre Père" et "Sweet Jane" ? Que pour lui rock, croyance, poésie, c'était
même combat ?
Là-dessus, en avril 2006, pour la sortie d'Obok j'accepte plus que volontiers de rencontrer Manset pour
la deuxième fois. Le rendez-vous est fixé à deux pas de chez lui, dans le 16e arrondissement de Paris.
A la lueur de ce que je viens dire, comme tout cela ressemble un peu à un rendez-vous avec moi-même,
j'ai une nouvelle fois bossé dur pour que ma discussion soit idéale et que mes questions "pièges"
mettent son âme en connexion avec la mienne. Mais autant la première fois je me sentais un peu
intimidé comme un élève en face d'un prof à un oral d'exam, autant cette fois, rassuré par la réussite de
notre première rencontre, je me permets d'être un peu plus joueur, retors.
A la fin de l'entretien, plus long que jamais, Manset me surprendra en étant curieux de ma personne. Il
me demandera "A part ça, vous faites quoi dans la vie ? On peut gagner sa vie en écrivant ?" Sur le
chemin du retour s'en suivra une petite discussion sur mes difficultés à faire mon trou dans le
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journalisme musical, Manset fustigeant les "vieilles carnes indélogeables" du milieu, mais croyant
sincèrement qu'un type qui écrit bien à toutes ses chances parce qu'"il y a tellement peu de journalistes
qui écrivent bien. On ne va pas s'emmerder à faire appel à un type parce qu'il est juste sympa ou qu'il
sait se mettre en avant. Après c'est sûr, il faut décrocher son téléphone, passer voir les gens, c'est dur.
Surtout qu'il y a plein de gens qui ont de la personnalité. Mais il ne faut pas miser que sur sa
personnalité et sur son talent, il faut faire, parce que du talent il y en a à tous les coins de rue. Ceux qui
réussissent sont ceux qui ont une personnalité et qui se battent pour l'imposer."
Ça, ce sera à la fin, après plus d'une heure passé à traquer la bête. Croiser le fer. En attendant, il est
11h en ce 20 avril 2006 et Manset râle parce qu'il vient de voir que le salon de thé où il avait prévu de
faire l'interview bien au calme est fermé. Nous nous rabattons donc sur le bistro le plus proche et nous
installons en terrasse puisqu'il fait beau. "Ah, on aurait été mieux dans la boulangerie, dit-il en
s'asseyant. On n'aurait pas eu le bruit des bagnoles." Café pour moi, Coca pour lui. C'est parti.
"Je ne suis pas ce profil ténébreux et compliqué"
"Manset, c'est un déconneur"
On est gâté quand on reçoit votre nouvel album. Déjà, chose qui se fait de plus en plus rare, on a
l'album dans sa version définitive, c'est-à-dire qu'on a l'artwork. En plus cette fois on a aussi un
recueil de petits textes à vous, 9 alternatives à Obok. Et même j'allais oublier, un communiqué de
presse écrit sous la forme d'une nouvelle qui fait oublier qu'on a affaire à un communiqué de
presse. Ça fait un beau paquet.
C'est vrai, je le vois là, sur la table. Si j'avais mon boîtier, je prendrais une photo tiens. De ce carnet-là,
qui n'est pas le mien. De ce stylo-bille. Et de ce café. Mais bon, je n'ai pas mon boîtier.
Pour cet album, avez-vous une nouvelle fois tout décidé en votre âme et conscience, jusqu'à
l'idée du communiqué de presse signé J-M. Parisis ?
Oui, comme sur Le langage oublié. Comme toujours.
Qui est J-M Parisis ?
C'est un écrivain.
Que vous connaissiez ?
Je l'avais déjà croisé une ou deux fois dans Paris avec des amis communs. On avait juste échangé
quelques mots. On s'estimait mutuellement, mais on ne s'était pas rencontré. Des gens que j'aime bien
me l'avaient en plus chaudement recommandé. Donc voilà, c'était l'occasion.
Lui vous connaissait ?
Oui, forcément il me connaissait.
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Aviez-vous préalablement discuté ensemble de cette idée de texte basé sur le dialogue d'un
couple en phase de rupture ?
Ah, non ! Il avait carte blanche pour faire une sorte de brève nouvelle.
Le résultat vous a plu ?
La question ne se pose pas en ces termes, parce qu'à partir du moment où l'on définit un cadre et qu'on
laisse travailler un écrivain...
Arrive ce qui doit arriver.
Oui, évidemment. Et ça correspondait tout à fait à ce que j'avais en tête, bien sûr.
C'est vrai ?
Oui, une petite anecdote, voilà.
Mais ce texte est tout de même étrange. Vous arrivez comme sujet de discussion dans le
quotidien d'un jeune couple qu'on sent déjà usé par le poids de la routine et lui essaie de faire
comprendre à sa nana son intérêt pour Manset, qu'elle ne connaît et qu'elle n'a semble-t-il pas
franchement envie de découvrir. Et au bout du compte on n'arrive pas trop à savoir si cette
discussion sans issue ruine ou sauve leur couple.
Exactement. On va peut-être plutôt parler de l'album.
J'y viens. Pourquoi vendre ce disque avec un petit recueil de textes, 9 alternatives à Obok ?
J'ai tenu à resserrer le spectre des interprétations de certaines de mes chansons. Parce qu'à mesure
que les années passent et que les titres viennent s'ajouter les unes aux autres comme des couches, je
me suis rendu compte que chacun s'était un peu recréer son "univers Manset". Bizarrement, je n'avais
pas mesuré ça avant. Alors, avec ce petit livre, j'ai voulu remettre certaines limites. Après les gens font
ce qu'ils veulent, mais voilà, moi aussi j'ai le droit d'avoir mon univers Manset et de dire ce qu'il est.
C'est pour prévenir n'importe quelle appropriation ?
"Prévenir n'importe quelle appropriation." Voilà, le terme est très bien défini.
Mais n'y avait-il pas aussi tout simplement l'envie de...
Bien sûr, il y avait l'envie d'écrire !
J'allais dire l'envie de plus communiquer avec votre public. De manière plus humaine, moins
distanciée.
Oui, exactement. "De manière plus humaine, moins distanciée."