Les photographies de la Révolution Mexicaine dans la presse

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Les photographies de la Révolution Mexicaine dans la presse
Université Paris IV – Sorbonne
École Doctorale IV – Civilisations, cultures, littératures et sociétés
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THÈSE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS IV
En Études Romanes - Espagnol
Présentée et soutenue publiquement par
Marion GAUTREAU
le 24 novembre 2007
Les photographies de la Révolution Mexicaine dans la presse illustrée de
Mexico (1910-1940) : de la chronique à l’iconisation
Directeur de Thèse : M. le professeur Sadi Lakhdari
Co-Directrice de Thèse : Mme le professeur Nancy Berthier
Membres du jury
Mme le professeur Rebeca Monroy Nasr
M. le professeur Miguel Rodríguez
M. le professeur Jacques Terrasa
Dans le Mexique d’aujourd’hui, un œil attentif à la photographie est frappé par la
subsistance et, surtout, par la récurrence des images de la Révolution Mexicaine. À presque
un siècle de son déclenchement, ces photographies habitent le quotidien des Mexicains :
elles sont vendues sur les marchés, elles décorent les murs des restaurants, voire des
maisons particulières. Lors des actes culturels commémorant la guerre civile, elles sont
aussi immanquablement convoquées. Cependant, l’observateur minutieux remarque
également le manque de diversité de ce corpus d’images : les photographies vendues ou
exposées sont presque toujours les mêmes et correspondent environ à une trentaine de
vues. Le paradoxe de l’iconographie révolutionnaire au Mexique est donc le suivant : elle
occupe une place centrale dans les représentations visuelles de l’histoire de ce pays tout en
étant aujourd’hui quantitativement très pauvre. Face à ce constat, notre propos est de
comprendre de quelle façon s’est opéré dans la presse illustrée un processus de sélection
des photographies de la Révolution Mexicaine après la fin du conflit en 1920 et comment
cette décantation a entraîné à la fois une simplification de la représentation visuelle de la
guerre et une « iconisation »1 d’un petit nombre d’images. L’objectif principal de ce travail est
de contribuer à la compréhension du rôle joué par la Révolution dans l’histoire du Mexique
au XXe siècle, et en particulier dans la consolidation de l’idéologie post-révolutionnaire et de
la « mexicanité » issues du conflit, en soulignant l’importance du discours visuel sur la guerre
civile, trop souvent éclipsé par le discours officiel et les analyses exclusives du discours
textuel. Le choix s’est porté sur la presse illustrée pour deux raisons : elle constitue dans la
première moitié du XXe siècle le principal vecteur de diffusion de la photographie d’actualité
et il s’agit d’un support où la photographie est déjà insérée dans un contexte discursif – à la
fois textuel et visuel – qui permet de mieux cerner les discours véhiculés par ce médium.
Afin d’appréhender l’ampleur du processus de décantation, nous avons d’abord
choisi, dans un premier chapitre, d’interroger la représentation de la Révolution en « temps
réel » pour répondre à cette question : comment la presse donne-t-elle à voir à son public
lecteur le déroulement d’un conflit contemporain ? (Chapitre 1. Nouveaux regards, nouvelles
images. Photographes et photographie de presse) Pour ce faire, une base de données a été
créée ; elle regroupe l’ensemble des pages contenant des photographiés liées à la vie
politique et militaire pendant la Révolution (1910-1920) dans cinq revues illustrées de la ville
de Mexico : El Mundo Ilustrado, La Semana Ilustrada, La Ilustración Semanal, Revista de
1
Ce terme est employé en anglais (« iconization ») par Andrea NOBLE dans son article « Zapatistas en
Sanborns (1914). Women at the Bar », History of Photography, vol.22, n°4, hiver 1998, p.367. Nous utilisons le
néologisme « iconisation » en français pour désigner le processus de transformation de certaines photographies
de la Révolution en images-icônes.
Revistas et El Universal. L’état des lieux de la représentation de la guerre civile a permis de
cerner les choix opérés par cette presse illustrée. Chaque organe de presse montre sa
volonté de rendre compte du quotidien de la guerre, à la fois dans ses aspects militaires et
politiques. Bien que les revues occultent parfois les images de la violence ou ne reprennent
pas en détail les actions des dirigeants qu’elles jugent soit trop conservateurs, soit trop
révolutionnaires, la tendance générale est à une couverture étendue et précise du conflit.
Malgré des images de composition qui tentent parfois de représenter la Révolution de façon
symbolique, le lectorat de la capitale en reçoit plutôt une description factuelle de 1910 à
1920. Le constat est donc que les affrontements et leurs conséquences sur les changements
de pouvoir sont repris par la presse illustrée dans un souci d’information quotidienne
concrète, voire anecdotique. On observe également que les photographes adaptent
progressivement leur regard à ces scènes nouvelles qu’ils veulent capturer. Une liberté
inconnue jusqu’alors se fait ainsi sentir vis-à-vis du portrait photographique. Tant les
détenteurs du pouvoir qui se succèdent à la tête de l’État que les combattants anonymes des
forces en présence offrent aux photographes de presse une image très éloignée des
stéréotypes du XIXe siècle. Des portraits moins figés (à la fois individuels et de groupe)
viennent alors s’ajouter aux traditionnels portraits de studio nés au siècle précédent.
Dans un deuxième chapitre (Chapitre 2. La presse illustrée : un vecteur de diffusion
qui se modernise), et toujours à travers l’analyse du corpus photographique originel de la
Révolution, nous observons la façon dont s’esquissent les transformations survenues dans
la photographie de presse et la presse illustrée au cours de la période révolutionnaire.
L’actualité extraordinaire et violente qui vient briser le calme du long règne porfiriste 2
bouscule tous les acteurs du monde de l’information. Les rédactions des magazines font
également preuve d’adaptabilité et de capacité d’innovation face aux clichés de la guerre.
Une véritable recherche sur la forme et le discours se fait sentir à travers la mise en page.
Les agencements de photographies s’intensifient, au détriment de la juxtaposition parfois
dépourvue de sens d’images isolées et au profit d’une construction d’un discours mêlant
éléments textuels et visuels. L’analyse des revues illustrées de 1910 à 1920 souligne
l’émergence d’une volonté et d’une capacité à imposer des objectifs de lecture3 à leur public
à travers des iconotextes. 4 Elle révèle également une attention nouvelle portée au métier de
photographe de presse, en plein développement.
2
Le « règne porfiriste » correspond à la très longue présidence de Porfirio Díaz (1876-1880 et 1884-1911).
Un « objectif de lecture » correspond à la finalité qu’une revue attribue à la publication de certains types de
photographies par le biais de leur mode de publication. Cela se rapproche de ce que Roland Barthes nomme la
« connotation » : BARTHES, Roland, « le message photographique », L’obvie et l’obtus, Essais critiques III,
Paris : Éditions du Seuil, 1982, p.9.
4
Nous appelons « iconotexte » une page de revue illustrée au sein de laquelle les textes et les images
appartiennent à une même architecture qui, prise dans son ensemble, produit du sens.
3
La presse illustrée de Mexico se modernise progressivement pendant la guerre et
réserve une place prépondérante à la photographie. Cette dernière participe donc
activement à la construction d’un discours visuel sur la Révolution Mexicaine après 1920.
Afin d’analyser la réutilisation des photographies de la guerre civile pendant la PostRévolution, nous avons constitué une deuxième base de données contenant les
photographies à caractère politique et militaire prises pendant le conflit , mais publiées entre
1921 et 1940 dans trois revues illustrées : Revista de Revistas, El Universal Ilustrado et
Jueves de Excélsior.5 S’il est unanimement reconnu que les fresques des muralistes, tels
que Rivera ou Orozco, ont largement contribué à consolider le régime issu de la guerre
civile, on n’a accordé que très peu d’importance à la diffusion des photographies
révolutionnaires avec cette même finalité. Or, au vu de la pérennité de quelques-unes des
images les plus emblématiques de la Révolution, nous sommes en droit de reconnaître à
l’imagerie révolutionnaire un rôle de premier plan dans la commémoration des dates clefs et
des principales figures du conflit.
Dans un troisième chapitre, l’étude de la réutilisation des photographies prises entre
1910 et 1920 dans trois magazines post-révolutionnaires montre alors que, dès la fin des
années vingt, la presse illustrée a relayé le discours officiel de légitimation du nouveau
pouvoir en place à travers l’exaltation des idéaux issus de la Révolution (Chapitre 3. De
l’événement au symbole : des choix pour la mémoire). La photographie de presse a
contribué à amplifier l’impact socioculturel de la Révolution, comme le souligne Eduardo de
la Vega Alfaro :
La Révolution mexicaine a été le premier grand mouvement sociopolitique survenu en
Amérique Latine au XXe siècle. Plus que sur la lutte armée ou sur l’économie, l’impact de ce
mouvement a été déterminant sur le terrain socioculturel, où ses mythes, archétypes,
prototypes et stéréotypes ont exercé (et exercent encore) une grande influence en tant que
phénomènes d’identité qui contribuent à la consolidation du type d’État surgi de la
6
conflagration qui a renversé la dictature libérale dirigée par Porfirio Díaz.
Le réemploi des photographies dans la presse illustrée ne met en avant que certaines
thématiques révolutionnaires. Ce discours visuel sur la guerre contribue effectivement à
l’édification des mythes et des symboles véhiculés par les instances d’un pouvoir qui
5
Les deux bases de données sont fournies avec la thèse sur un DVD d’Annexes.
MIQUEL, Ángel, PICK, Zuzana M., VEGA Alfaro (de la), Eduardo, Fotografía, cine y literatura de la Revolución
mexicana, Cuernavaca : Universidad Autónoma del Estado de Morelos, 2004, p.49 : « La Revolución mexicana
fue el primer gran movimiento sociopolítico ocurrido en América Latina durante el siglo XX. Más que en lucha
armada o la economía, el impacto de dicho movimiento sería determinante en el terreno sociocultural, donde sus
mitos, arquetipos, prototipos y estereotipos ejercieron (y aún ejercen) gran influencia como fenómenos de
identidad y de contribución a la consolidación del tipo de Estado emanado de la conflagración que derribó la
dictadura liberal encabezada por Porfirio Díaz ».
6
cherche à légitimer son assise politique. Ainsi, les revues privilégient les deux événements
chargés d’un grand poids symbolique que sont la Decena Trágica et l’invasion nordaméricaine
de
Veracruz.
Elles
adhèrent
aussi
promptement
au jour
officiel
de
commémoration de la Révolution, le 20 novembre, et profitent de cette occasion pour
réaliser des dossiers spéciaux sur certains affrontements et personnages. Le choix opéré
parmi les photographies marque le début d’une représentation simplifiée du conflit. La
commémoration, en particulier lorsqu’elle a pour objectif de légitimer un discours officiel,
s’effectue à travers une sélection très précise des faits dont on se souvient. La presse
illustrée de la capitale n’échappe pas à cette règle et contribue donc peu à peu à lisser le
souvenir de la guerre. D’une histoire visuelle représentée au jour le jour pendant la
Révolution, on passe, après 1920, à une histoire ne reposant que sur quelques dates clefs.
Enfin, dans un dernier chapitre, nous analysons l’image des acteurs de la guerre, qui
fait également l’objet de ce lissage (Chapitre 4. La genèse de figures héroïques). Les soldats
et les femmes-soldats anonymes se transforment en mythe pour devenir l’une des images
d’Épinal du conflit. Par ailleurs, la commémoration des cinq principaux personnages
révolutionnaires 7 efface progressivement leurs divergences et met uniquement en lumière
les aspects de leur lutte et de leur personnalité les plus en phase avec le discours postrévolutionnaire. C’est ainsi que l’on retient de Madero sa volonté de démocratiser le pays, de
Carranza la mise en place d’une nouvelle Constitution et d’Obregón la mise en oeuvre du
nouveau régime. Zapata est érigé en père de l’agrarisme et Villa, à qui il est difficile
d’attribuer un idéal révolutionnaire spécifique, devient l’incarnation du courage et de l’audace
et se transforme en modèle de fierté mexicaine. La réutilisation de la photographie dans la
presse participe activement à ce processus de décantation du corpus originel et de
simplification de la représentation des personnages en offrant une image neutre ou positive
des acteurs du conflit. Plusieurs images-icônes émergent au cours de ce processus, comme
le portrait de Villa et Zapata au Palais National, celui de Madero à cheval traversant le zócalo
pendant la Decena Trágica ou certains portraits en pied de Zapata.
De 1921 à 1940, la construction d’un discours visuel sur la Révolution à travers la
photographie dans la presse illustrée sert à l’évidence le discours officiel et renforce la
légitimité des gouvernements post-révolutionnaires. Néanmoins, la portée des images à
l’origine de ce discours se pérennise dans la construction d’une mémoire iconographique de
la Révolution. Ainsi, il est possible d’envisager le corpus réduit d’aujourd’hui comme un lieu
de mémoire de cette guerre civile à l’origine du Mexique du XXe siècle. La présente étude
7
Il s’agit de Francisco Madero, Venustiano Carranza, Álvaro Obregón, Emiliano Zapata et Francisco Villa.
s’est attachée à montrer les mécanismes qui ont permis d’ériger la photographie de la
Révolution en lieu de mémoire, en rappelant que ces derniers « ne vivent que de leur
aptitude à la métamorphose, dans l’incessant rebondissement de leurs significations et le
buissonnement imprévisible de leurs ramifications ».8 Dans les années vingt et trente, nous
assistons donc à la genèse de cette mémoire visuelle, qui présente parfois une image
fluctuante de la guerre et, surtout, de ses principaux acteurs. Ce n’est qu’après le mandat de
Cárdenas, que la représentation de la Révolution dans les discours officiels et à travers les
images se fige pour un temps. Mais, la remise en cause depuis la fin du XXe siècle, à la fois
de la légitimité des fondements révolutionnaires du pouvoir et de l’utilisation trop souvent
simplificatrice des images de la guerre civile, confirme que le corpus photographique de la
Révolution est bien un lieu de mémoire, toujours en mouvement. Grâce à ce travail, nous
espérons avoir mis en lumière, ne serait-ce que partiellement, le rôle de la photographie au
sein de l’exaltation multiforme de la Révolution, qui a marqué de son sceau le Mexique du
XXe siècle.
8
NORA Pierre (Dir.), Les lieux de mémoire, Paris : Quarto Gallimard, 1997, Tome 1, p.38.