1. Histoire de France et histoire externe du français

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1. Histoire de France et histoire externe du français
1. Histoire de France et histoire externe du français
(Jukka HAVU)
2.1. Introduction
L'évolution d'une langue humaine reflète l'évolution de la société dans
laquelle elle est parlée. Cette interdépendance est particulièrement évidente dans les
périodes de grands changements, comme
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les changements politiques (guerres, conquêtes, révolutions, divisions territoriales,
etc.)
les changements sociaux (montée sociale des classes déshéritées, migrations
internes, immigration étrangère, modification de la structure économique de la
société, etc.)
les changements culturels (influences étrangères, mouvements intellectuels,
phénomènes religieux, scolarisation, etc.)
Les événements politiques et sociaux peuvent accélérer, freiner ou orienter les
manifestations du changement linguistique. Ce changement, qui se manifeste dans la
modification des structures phonétiques, grammaticales ou lexicales d'une langue, est un
phénomène commun à toutes les langues naturelles.
L'histoire du français est un bon exemple du rôle de l'évolution politique,
sociale et culturelle dans l'évolution d'une langue. La France est un pays dont l'histoire est
bien documentée et qui possède une tradition littéraire longue de plusieurs siècles, ce qui
permet une étude approfondie de l'interdépendance des phénomènes linguistiques et
sociaux.
Nous étudierons d'abord les éléments constitutifs de la langue française. Pour
cela, il est utile d'établir une distinction terminologique concernant l'influence linguistique
due au contact d'une langue avec d'autres langues :
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substrat — l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'une
langue, qui, dans un territoire déterminé, a été supplantée par une
autre, normalement à la suite d'une conquête ou colonisation (en
France, c'est le cas du gaulois ; cette langue celtique qui a été
supplantée par le latin des envahisseurs romains a pourtant laissé
quelques traces dans le français, cf. plus bas).
superstrat — l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'une
langue qui s'est introduite dans un territoire déterminé, mais qui a été
assimilée par la langue autochtone (en France, c'est la langue
germanique des Francs, cf. plus bas).
adstrat — dans une langue donnée, l'ensemble des phénomènes
linguistiques dérivés d'une langue voisine (en France, les principales
langues d'adstrat sont l'italien, l'espagnol et l'anglais).
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Le français est une langue romane ; ce terme indique les langues dont la base est le latin
(les autres langues romanes les plus importantes sont le portugais, l'espagnol, l'italien et le
roumain).
1.2. Éléments constitutifs du français
Ne l'oublions pas : le français est du latin moderne. La continuité du latin
parlé sur le territoire de la France de nos jours est ininterrompue ; les enfants ont toujours
cru parler comme leurs parents. Pourtant, pendant les deux mille ans écoulés depuis la
conquête romaine, la langue a changé de telle manière que pour un Français du XXI ème
siècle le latin classique est une langue étrangère dont la maîtrise exige un apprentissage de
plusieurs années. Comment cette situation s'est-elle produite ?
La colonisation de la Gaule par les Romains dès 125 av. J.-C dans le sud du
pays, mais surtout la conquête réalisée par Jules César (58-51 av. J.-C) ont marqué la fin
de l'indépendance politique des Gaulois, population celtique originelle de la Gaule. La
colonisation romaine a été faite par les soldats, les fonctionnaires, les commerçants, les
ingénieurs, etc., qui, en construisant des villes, des routes, des ponts et des aqueducs ont
donné au pays une physionomie moderne et une structure administrative unifiée, très
différente de l'organisation tribale des gaulois. Tout ce travail de construction d'une société
fonctionnelle était surtout pris en charge par les colonisateurs romains ; les Gaulois ne
possédaient pas les aptitudes techniques nécessaires pour cette tâche.
Du point de vue linguistique la conquête romaine a signifié, à long terme,
l'assimilation linguistique de la population celtique (les parlers gaulois ne subsistent qu'en
Bretagne, où ils se sont conservés jusqu'à nos jours). Dans les campagnes de la Gaule, cette
assimilation a duré plusieurs siècles, mais dans les communautés urbaines, construites
surtout par et pour les colonisateurs romains, elle a été certainement beaucoup plus rapide.
Il faut également distinguer entre le latin littéraire des grands écrivains classiques (Cicéron,
Virgile, etc.) et le latin populaire, langue de communication orale. C'est ce latin populaire,
forme évoluée du latin classique et appelé souvent le latin vulgaire ou proto-roman, qui
constitue la base du français (et des autres langues romanes comme l'espagnol, l'italien,
le roumain, etc.). Les parlers gaulois, les langues de substrat, ont laissé quelques traces
dans le latin parlé en Gaule, en général des mots très concrets (bouleau, chêne, charrue,
etc.) et des noms de lieu (la Seine, les Cévennes, Bordeaux, etc.).
L'expansion des peuples germaniques a commencé bien avant la chute de
l'Empire romain d'Occident (476 apr. J.-C). Les Francs (dans le nord) se sont installés sur
le territoire de la Gaule à partir du IVème siècle. Après la soumission des autres peuples
germaniques (p.ex. les Burgonds), les Francs sont devenus les maîtres incontestés de la
Gaule. La christianisation de l'aristocratie franque vers la fin du Vème siècle a signifié
l'établissement de liens plus étroits avec les centres culturels et religieux de l'époque. Le
royaume franc était une formation politique très étendue qui, jusqu'en 843, comprenait la
plus grande partie de la France, des Pays Bas et de l'Allemagne actuelle. Pourtant, les
traditions germaniques, en particulier celle qui donne à chacun le droit de participer aux
décisions concernant tout le peuple, ne favorisaient pas la création d'une administration
centrale forte et efficace. Après le brillant règne de Charlemagne (au pouvoir de 768 à
814), qui a ressuscité l'Empire romain en 800, le royaume franc sombre dans la décadence,
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et en 843 le traité de Verdun signifie le partage de l'Empire entre les trois petit-fils de
Charlemagne, Lothaire, Louis le Germanique et Charles le Chauve. Ce dernier est devenu
le roi des territoires qui correspondent à la plus grande partie de la France moderne. Le
partage de Verdun a été la cause de la rupture des liens avec les territoires germaniques ;
petit à petit, l'importance démographique des Francs, considérable dans le nord de la
France, commence à décliner. Hugues Capet, qui a été élu roi de France en 987, ne savait
plus parler la langue germanique de ses ancêtres. C'est pendant la période franque que la
société féodale commence à prendre forme ; une aristocratie militaire peu nombreuse,
normalement d'origine franque mais plus ou moins bilingue, domine politiquement les
grandes masses paysannes d'origine gallo-romaine. L'importance sociale des Francs est
bien prouvée par le nom du pays ; le nom « France » a remplacé le nom latin « Gaule ».
Le français a hérité du francique, langue de superstrat, quelques centaines
de termes indiquant surtout des notions militaires ou féodales (guerre, heaume, marquis,
etc.) et des pratiques rurales (jardin, halle, etc.). Par contre, il est difficile d'identifier
exactement l'influence des parlers germaniques dans la phonétique du français ou dans
l'évolution des structures grammaticales. La période franque marque la différenciation
définitive entre le latin et le français. Pendant le règne de Charlemagne, l'étude et
l'enseignement du latin classique, aux dépens du latin décadent des siècles antérieurs, a
connu un nouvel essor au sein de l'église catholique. Cela a mis en évidence la différence
qui séparait le latin et la langue parlée de l'époque. Le Concile de Tours décide, en 813,
que les prêtres doivent prêcher dans la langue du peuple ; c'est un des premiers exemples
d'une reconnaissance institutionnelle des parlers romans. En 843 à Strasbourg, Louis le
Germanique et Charles le Chauve et leurs vassaux signent une alliance militaire contre leur
frère Lothaire, héritier du titre d'empereur. Charles prête, en langue germanique, un
serment de fidélité aux vassaux de Louis, qui fait de même en langue romane devant les
vassaux de Charles. Les serments de Strasbourg sont le premier document écrit en
français et conservé jusqu'à nos jours (cités par Elcock 1975 : 347) :
Ancien français
Français moderne
Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro
commun salvament, d'ist di in avant, in quant
Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist
meon fradre Karlo et in ajudha et in cadhuna
cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift,
in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid
nunquam prindrai, qui, meon vol, cist meon
fradre Karle in damno sit.
Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chrétien
et notre commun salut, de ce jour en avant, pour
autant que Dieu me donne le savoir et le pouvoir,
je soutiendrai mon frère Charles en l'aidant en
chaque chose, comme on doit soutenir son frère
par le droit, pourvu que celui-ci en fasse autant
pour moi; et avec Lothaire je ne prendrai jamais
aucun accord qui, de ma volonté, porte préjudice
à mon frère Charles.
Dans ce texte il y a de nombreux éléments qui sont typiquement romans et
qui n'existent pas en latin ; par exemple, le futur salvarai, prindrai est une formation
romane, formée avec l'infinitif et le verbe avoir : salvar + ai. Nous pouvons même affirmer
que le français du premier document conservé est déjà plus près du français moderne que
du latin. Cela veut dire que pendant les siècles des invasions barbares et de la consolidation
des nouveaux États formés sous la domination des peuples germaniques, la langue a
changé à une vitesse très élevée. Ce fait s'explique essentiellement par
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- le manque d'un système administratif centralisé ;
- la fragmentation de l'empire romain ;
- la régionalisation du pouvoir ;
- la disparition de la plupart des institutions culturelles.
Dans les serments de Strasbourg, le français est déjà formé ; la base du
français est le latin, enrichi d'éléments hérités des Gaulois et d'une couche de mots
germaniques apportés par les Francs. Le français contemporain est la même langue que
celle des serments de Strasbourg, bien que de nombreux changements se soient produits
pendant les douze siècles qui nous séparent de Charles le Chauve et Louis le Germanique.
Durant l'époque franque, ce sont également les autres langues de France qui
se forment. Dans le Midi, la langue d'oc ou occitan est une langue romane clairement
différente du français, c'est-à-dire de la langue d'oïl, parlée dans le nord de la France. Les
parlers germaniques (l'alsacien, le lorrain et le flamand) sont des vestiges de la présence
des peuples germaniques dans le territoire de la France de nos jours. Le breton en Bretagne
et le basque dans le sud-ouest du pays étaient parlés dans des régions beaucoup plus
étendues qu'aujourd'hui.
L'histoire du français peut être divisée en cinq périodes. Les dates sont bien
sûr approximatives :
1. L’ancien français : 800 - 1300
2. Le moyen français : 1300 - 1500
3. Le français préclassique : 1500 - 1600
4. Le français classique : 1600 - 1800
5. Le français contemporain : 1800 >
1.3. Ancien français (800-1300)
La période de l'ancien français est l'époque héroïque de la chevalerie médiévale, de la
consolidation du système féodal et de l'aristocratie européenne, des croisades, de la
naissance de la littérature française et de la création des universités. La société féodale,
qui est le premier système politique de notre civilisation, était basée sur des relations de
seigneurie, de vassalité et de servage. Il s'agissait, surtout au sein des classes sociales
élevées, de relations personnelles ; le roi, élu par l'aristocratie, est le premier dans une
société de pairs. Il accorde des faveurs aux puissants en échange d'un serment de fidélité.
Vers la fin de cette époque, une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, apparaît dans les
villes qui deviennent d'importants centres commerciaux.
Au début de cette période l'autorité royale ne cesse de s'affaiblir. Les rois
carolingiens, descendants de Charlemagne, devenaient des marionnettes aux mains des
puissants princes féodaux. En 987, Hugues Capet, dont les héritiers directs devaient régner
sur la France jusqu'en 1328, a été élu Roi de France à Senlis. La politique de la dynastie
capétienne consistait à étendre et à affermir la puissance politique du roi. Les dernières
grandes invasions terminées (les Vikings, les Hongrois, les Sarrasins), les formations
politiques tendent à se consolider et à adopter une politique expansionniste. En 1066,
Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, envahit l'Angleterre. Les croisades (la
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première en 1096-99, la dernière en 1270), une des nombreuses manifestations de la
rivalité entre le monde chrétien et le monde de l'Islam, ont révélé aux occidentaux barbares
et incultes la richesse de la culture musulmane, à bien des égards supérieure à la leur. Les
croisades ont aussi donné une impulsion remarquable au commerce européen, et les
sociétés européennes, qui avaient été très fermées et autosuffisantes, commencent à
s'ouvrir aux influences extérieures. Au début du XIIIème siècle, les armées du Roi de France
détruisent la florissante civilisation du Midi, accusée d'hérésie, et la langue occitane cesse
d'être employée comme langue littéraire. À partir de l'an 1000, le pouvoir royal commence
à s'affermir. Hugues Capet ne possédait qu'un petit duché autour de Paris, mais le dernier
des capétiens directs, Charles IV le Bel (roi de 1322 à 1328) régnait déjà sur un territoire
beaucoup plus vaste. La consolidation de l'autorité royale et la création de l'Université de
Sorbonne (1257) ont fait de Paris, capitale du roi, le centre administratif et culturel le plus
important de tout le royaume.
À partir du XIème siècle, la littérature française (et occitane) connaît un essor
très important. La littérature en ancien français est d'une richesse extraordinaire, mais il
s'agit d'une littérature limitée à certains genres, dont il faut relever surtout la poésie épique
et lyrique, les chroniques d'histoire et le théâtre profane et religieux. En plus, des chartes
(documents administratifs) commençaient à être rédigées dans la langue du peuple au
XIIIème siècle. En revanche, la langue de la science, de la philosophie, de la théologie et de
la diplomatie était le latin. Cette période est marquée également par une fragmentation
dialectale considérable ; à côté du francien (dialecte de l'Île de France), d'autres dialectes,
surtout le normand, l'anglo-normand (le français parlé en Angleterre) et le picard étaient
aussi utilisés en littérature. Petit à petit, le dialecte francien s'impose comme le plus
apprécié des parlers romans. Cela est dû vraisemblablement au prestige social de la langue
de Paris, centre politique et culturel de tout le royaume, surtout à la fin de l'époque de
l'ancien français. Il est probable que cette langue parisienne n'est pas issue directement du
dialecte francien, mais que s'est formée une sorte de langue standard parmi l'élite sociale
et intellectuelle (cour royale, bourgeoisie enrichie, université) dont les membres
provenaient de tous les coins de la France. L'influence du dialecte francien a certainement
été importante, ce qui est naturel également du point de vue géographique, puisque l'Île de
France se trouve au centre du domaine linguistique de la langue d'oïl, et que son dialecte
représente une sorte de point de convergence de toutes les autres variétés. La langue de
Paris se diffuse au cours des XIIIème et XIVème siècles, et les témoignages de l'époque
attestent sa prédominance comme langue de l'élite. Les vers ci-dessous, de 1325, sont cités
par Lodge (1997 : 139) (trad. JH) :
Si m'escuse de mon langage
Rude, malostru et sauvage
Car nes sui pas de Paris
Ne si cointes com fut Paris ;
Ainsi je m'excuse de mon langage,
Rude, maladroit et sauvage,
Car je ne suis pas né à Paris
Ni ne suis si élégant que Pâris ;
Ce vers nous montre qu'avant les grands bouleversements de la fin du Moyen Âge, le
français avait déjà acquis une position dominante aux dépens des autres variétés de la
langue d'oïl.
Du point de vue de la structure de la langue, l'ancien français possédait un
système bicasuel, qui constitue la principale différence qui le sépare du français moderne.
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Dans la catégorie des noms du genre masculin, l'ancien français distinguait entre le sujet
et l'objet :
cas sujet
cas régime
singulier
pluriel
singulier
pluriel
li rois
le roi
li roi
les rois
li cuens
le comte
li comte
les comtes
Cela permettait une certaine liberté quant à l'ordre des mots : li roi voit le comte = le comte
voit li rois, etc. (il est important de noter qu'en ancien français le -s final était prononcé).
Ce phénomène ne concernait qu'assez rarement les mots féminins, ce qui a certainement
contribué à sa disparition plus tard.
1.4. Moyen français (1300-1500)
L'époque du moyen français est marquée par de grandes catastrophes
politiques, économiques et sociales. Un conflit dynastique qui a opposé la France et
l'Angleterre a été à l'origine de la Guerre de Cent Ans (1336-1453). Cette guerre a déchiré
le pays où l'autorité royale, renforcée constamment pendant la dynastie capétienne, entre
de nouveau en crise. Les grands princes féodaux signent des alliances tantôt avec le roi,
tantôt avec l'ennemi, et règnent en souverains presque absolus sur leurs territoires. La
grande peste, qui se manifeste vers 1350, a désolé une grande partie du pays. Les
épidémies, les famines et les guerres ont été particulièrement dures pour la population
paysanne, qui s'est révoltée plusieurs fois contre les dirigeants politiques. Ce n'est que vers
la fin de la période que le pouvoir du roi s'est consolidé de nouveau et que la France a
connu un essor économique et commercial très important, ce qui a contribué à
l'affermissement du rôle social de la bourgeoisie. Charles VII (roi 1422-1461), en partie
grâce à Jeanne d'Arc, a réussi à conquérir les territoires occupés par les Anglais et à
étouffer les révoltes des princes féodaux. Les successeurs de Charles VII, Louis XI (roi
1461-1483) et Charles VIII (roi 1483-1498) ont entrepris une politique expansionniste en
essayant de s'assurer la possession de certaines régions en Italie.
Du point de vue linguistique, cette époque marque la transition de l'ancien
français vers le moyen français. L'instabilité de la situation politique et économique ainsi
que les migrations internes provoquées par les famines et les guerres ont préparé un terrain
propice à des changements accélérés. L'évolution phonétique (p.ex. la disparition du -s
final) a entraîné d'autres changements, comme la simplification du système bicasuel.
L'ordre des mots, plus libre en ancien français, adopte l'ordre Sujet-Verbe-Objet, qui est
également celui du français moderne.
Vers la fin du XVème siècle, la consolidation du pouvoir royal est à la source
d'une centralisation toujours plus importante de l'administration, ce qui a renforcé l'emploi
de la langue de Paris aux dépens des dialectes. L'anglo-normand a cédé la place à l'anglais
comme langue officielle de l'Angleterre et a fini par disparaître également comme langue
de communication. La société chevaleresque disparue, la littérature française a abandonné
les poèmes épiques, la lyrique des troubadours, etc., pour adopter de nouveaux chemins.
La poésie de François Villon (1431-1463) le premier poète « moderne », est déjà beaucoup
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plus intimiste que celle des grands poètes des siècles antérieurs (texte extrait de
l'Anthologie des littératures de langue française, article Villon, traduction d'A. Lanly) :
Moyen français
Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de petite extracte ;
Mon pere n'eust oncq grant richesse,
Ne son ayeul, nommé Orace ;
Povreté tous nous suit et trace.
Sur les tombeaulx de mes ancestres,
Les ames desquelz Dieu m'embrasse !
On n'y voit couronnes ne ceptres.
Français moderne
Je suis pauvre depuis ma jeunesse,
De pauvre et de petite extraction ;
Mon père n'eut jamais de grandes richesses,
Ni son aïeul, nommé Orace ;
La pauvreté nous suit et nous traque.
Sur les tombeaux de mes ancêtres,
- que Dieu « embrasse » leurs âmes ! on ne voit ni couronnes, ni sceptres.
La fondation de la première imprimerie à Paris, en 1470, a ouvert des possibilités inouïes
de diffusion d'œuvres littéraires.
1.5. Le français préclassique (1500-1600)
L'époque du français préclassique est aussi une période de transition du
monde médiéval vers l'époque moderne, évolution qui se reflète aussi dans la structure de
la langue. Il serait également possible de considérer le moyen français et le français
préclassique comme une seule période, mais la nature des changements politiques et
culturels du XVIème siècle, très différente de celle des deux siècles antérieurs, justifie cette
division.
Le XVIème siècle signifie un grand bouleversement intellectuel dans l'Europe
occidentale. Les trouvailles des astronomes (Kepler, Copernic), la découverte des
nouveaux continents (l'arrivée de Colomb en Amérique en 1492) et la Réforme (Calvin,
Luther) ont profondément changé la vision du monde de l'élite intellectuelle de l'Europe.
L'autorité et le prestige de l'Église catholique ont diminué considérablement, et une des
conséquences de cette évolution a été l'affermissement des institutions politiques et la
consolidation des États-nations (France, Espagne, Grande-Bretagne, Suède, etc.). En
France, le XVIème siècle est la période de la Renaissance, mouvement culturel et artistique
surgi en Italie à partir du XIV ème siècle et caractérisé par une étude approfondie de
l'Antiquité gréco-latine, par la mise en doute des vérités enseignées par les autorités
religieuses et par la volonté de donner plus d'importance à l'individu comme force motrice
des sociétés et des cultures humaines. L'homme moderne est né, l'homme qui se consacre
à la recherche scientifique et qui cherche à acquérir une renommée éternelle par ses
créations artistiques et intellectuelles. Les découvertes des explorateurs espagnols et
portugais, qui marquent le début de l'expansionnisme européen, ont donné également une
nouvelle impulsion au commerce international et à la transformation de la bourgeoisie en
une classe sociale extrêmement puissante. L'optimisme des premières décennies du XVI ème
siècle a dû pourtant céder devant les conflits religieux entre catholiques et protestants. En
France, la deuxième moitié du XVIème siècle est l'époque des Guerres de Religion, qui
ont ravagé le pays avant de se terminer par le couronnement d'Henri IV, premier roi de la
dynastie des Bourbons (1572). Par l'Édit de Nantes (1598) il accordait aux protestants la
liberté de culte ainsi que d'autres concessions.
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Pour le français, le XVIème siècle est d'une très grande importance,
essentiellement pour trois raisons :
— le français devient la langue officielle de l'État ;
— la conscience des possibilités de développement de la langue se fait sentir avec plus
de force ;
— le français conquiert de nouveaux domaines d'emploi.
La Réforme a encouragé, dès le début, l'emploi de la langue du peuple, car d'après la
doctrine protestante la parole de Dieu devait être accessible à tous. Dans plusieurs pays
européens (p.ex. la Finlande), les premiers documents écrits sont des textes religieux
traduits d'autres langues. En France, la Réforme a signifié l'expansion de l'emploi du
français, car bien des textes sacrés (p.ex. la Bible par Lefèvre d'Étaples en 1530 et par
Pierre Olivétan en 1535) ont été traduits et diffusés en français, contrairement à la pratique
catholique.
La Renaissance s'était manifestée initialement en Italie, qui a constitué un
exemple pour les intellectuels d'autres pays. Les grands écrivains italiens du XIV ème siècle
(Dante, Pétrarque, Boccace) avaient démontré que les langues vernaculaires locales étaient
parfaitement aptes à être utilisées comme des langues littéraires. L'influence italienne
devenait très grande en France, dont les rois (surtout Louis XII et François Ier) s'étaient
lancés dans des expéditions politiques en Italie. C'est de cette époque que date la plus
grande partie des emprunts italiens, très souvent des termes relatifs aux arts (sonnet ;
façade ; concert, etc.). L'influence italienne est à l'origine de l'œuvre Défense et
illustration de la langue française de Joachim du Bellay (1522-1560), où l'auteur cherche,
au moyen de l'exemple italien, à convaincre ses contemporains de l'excellence du français
et de ses possibilités futures en démontrant que le prestige du latin était dû essentiellement
à l'œuvre des grands écrivains romains ; par conséquent, il fallait simplement encourager
les Français à écrire dans leur propre langue et créer ainsi une littérature riche et
multiforme. Cela, et la puissance toujours croissante de la France devaient assurer au
français une place parmi les grandes langues de culture. De grands écrivains, comme
Rabelais (1484-1553), Ronsard (1524-1585) et Montaigne (1533-1592), témoignent du
bien-fondé des thèses de du Bellay ; ils préparent le chemin de la grande littérature
classique qui a consolidé la position du français comme la première langue de culture en
Europe.
À cette époque, la langue française devient également l'objet d'études
grammaticales. La première grammaire française date de 1530, et tout au long du siècle on
publie des grammaires et des traités d'orthographe. Le travail de ces premiers
grammairiens est fortement imprégné de la tradition latine, mais il a mis en évidence le
manque d'unité et de structures codifiées du français. Ces pionniers ouvrent une nouvelle
voie aux grands codificateurs du XVII ème siècle.
François Ier (roi 1515-1547), occupe une place importante dans l'histoire du
français pour avoir décrété l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) ; par cette
disposition légale, le français a remplacé le latin comme langue officielle de
l'administration de l'État.
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Tous arrestz ensemble toutes aultres procedures, soit des cours souveraines ou aultres
subalternes et inferieures, soit de registres, enquetes, contrats, commissions, sentences,
testaments ou aultres quelconques actes ou exploits de justice ou qui en dependent [...] soient
prononcez enregistrez et deliverez en langage maternel françois et non aultrement.
Ce texte est un bon exemple de l’application consciente d’une politique linguistique. Le
statut officiel du français signifiait parallèlement la consolidation de l'État national et
l'identification plus directe des citoyens avec l'administration de leur pays. Il ne faut pas
oublier, pourtant, que la plupart des Français étaient dialectophones et que le « langage
maternel françois », si par cette expression on voulait indiquer une forme unique du
français, n'était parlé que par un très faible pourcentage des habitants de la France.
1.6. Le français classique (1600-1800)
Cette période peut être caractérisée comme une époque de consolidation,
d'apogée et de déclin du pouvoir monarchique absolu en France, où l'Ancien Régime finit
par disparaître dans les tumultes de la Révolution française, déclenchée en 1789.
Henri IV (roi 1589-1610) a su pacifier le pays après les ravages des Guerres
de Religion. Pourtant, son origine protestante (qui explique la tolérance de l'Édit de
Nantes) et sa politique indépendante (souvent dirigée contre l'Espagne, la grande puissance
catholique de l'époque) a suscité la haine de l'aristocratie catholique. Henri IV a été
assassiné en 1610, et le conflit entre la haute noblesse et l'autorité royale s'est poursuivi
jusqu'à la prise de pouvoir effective, en 1661, de Louis XIV, le Roi Soleil (roi 1643-1715).
Le pouvoir absolu du roi s'est institué comme principe du régime, et Louis XIV a adopté
une politique de prestige et d'expansion. Ses ministres, souvent d'origine bourgeoise, ont
réussi à stabiliser l'économie du pays, ce qui a rendu possible une participation active dans
la politique européenne. L'époque de Louis XIV signifie aussi la consolidation de l'effort
colonisateur en Amérique du Nord (l'origine de la population francophone du Québec date
de cette période), dans les Antilles, les Indes et sur les côtes africaines.
Malgré les succès initiaux du roi, la fin de son règne a été moins brillante à
cause des guerres interminables, de l'épuisement de la population et de la crise
économique. La révocation de l'Édit de Nantes (1685) a contribué à la détérioration de la
situation économique de la France, car des dizaines de milliers de huguenots (= protestants
français) se sont réfugiés dans des pays protestants. D'autre part, cette émigration a
déclenché un rayonnement international du français, renforcé par le prestige de la cour de
Versailles. L'époque de Louis XIV correspond également à une phase extrêmement
importante de la littérature française ; les œuvres de Corneille (1606-1684), Molière (16221673) et Racine (1639-1699) constituent la base de la littérature française classique et
continuent à être un point de repère incontournable pour tous ceux qui désirent puiser dans
les sources profondes de la culture française.
Le règne de Louis XV (roi 1715-1774), malgré un redressement économique
initial, marque une diminution graduelle de la puissance internationale de la France. Vers
1760 la France perd son premier empire colonial (Canada, Indes), et l'Angleterre, reine des
mers, devient la première puissance européenne. La situation économique de la France se
détériore constamment à cause des guerres et de la mauvaise administration. Ces difficultés
économiques se manifestent essentiellement par une augmentation ininterrompue de la
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charge fiscale, ce qui entraîne une baisse du niveau de vie des grandes masses de la nation.
La différence entre les privilégiés (surtout la noblesse et le clergé, exemptés d'impôts) et
le peuple devient insupportable. Louis XVI (roi 1774-1792) était mal préparé pour
affronter les problèmes sociaux et politiques de cette fin de siècle qui allait finir par le plus
grand bouleversement de l'histoire de France, la Grande Révolution. La Révolution
française signifie, dans une certaine mesure, la naissance, non seulement de la France, mais
de l'Europe moderne. C'est pour la première fois dans l'histoire de notre civilisation que
les idées démocratiques, condensées dans la devise révolutionnaire « Liberté, Égalité,
Fraternité », constituent les principes directeurs d'un régime politique. Il est vrai que cette
première tentative démocratique (la Ière République) a dégénéré en terreur et en
persécutions effrénées de ceux qui, d'après des critères très sommaires, étaient considérés
comme des ennemis de la nation. Il n'en est pas moins vrai que les idées fondamentales de
la Révolution en ce qui concerne les droits de l'homme et son rapport avec la société
constituent toujours la base sur laquelle repose toute société qui se veut libre et
démocratique.
Le XVIIIème siècle est l'époque de la philosophie et des sciences politiques et
naturelles. Les grands philosophes français, Montesquieu (1689-1755), Voltaire (16941778), Rousseau (1712-1778) et tous ceux du mouvement encyclopédiste ont contribué à
l'élargissement du savoir humain et ont préparé le chemin pour les sociétés modernes. Il
ne faut jamais oublier, pourtant, que l'énorme majorité de toute la littérature publiée au
XVIIIème siècle est constituée par des œuvres religieuses ; les mouvements philosophiques
et encyclopédiste n'étaient que l’apanage d'une petite élite intellectuelle.
Presque tous les grands instigateurs de la Révolution (Danton, Marat,
Robespierre, Saint-Just, Hébert, etc.) sont tombés, soit assassinés soit condamnés à mort
par leurs adversaires ; le chaos interne est devenu tel, que c'est avec soulagement que la
plupart des Français ont salué, en la personne de Napoléon Bonaparte, l'avènement au
pouvoir d'un leader politique fort et déterminé.
Quant à l'évolution de la langue française, les XVIIème et XVIIIème siècles
sont l'époque de la codification de la langue française, de la naissance des institutions
normatives et de l'apogée de la littérature française classique.
Au XVIème siècle, la langue française, malgré son statut officiel sanctionné
par l'ordonnance de Villers-Cotterêts, était encore inadaptée à servir l'administration et les
sciences. Cela était dû au manque de règles orthographiques précises et de structures
grammaticales codifiées, ce qui avait comme conséquence une grande prolifération de
formes parallèles. Simultanément à l'affermissement du pouvoir central et à l'expansion
française, un besoin de posséder une langue qui reflèterait l'unité nationale se faisait sentir
avec toujours plus d'urgence. Cette situation est à la source du mouvement puriste de
codification linguistique, dont le précurseur, François de Malherbe (1555-1628),
préconisait un style précis et clair, dépourvu de dialectalismes et d'éléments vulgaires.
Conscient de la nécessité de posséder une langue unifiée pour un pays qu'il voulait uni, le
cardinal Richelieu (1585-1642) a fondé l'Académie française (1635), institution dont la
tâche initiale était l'élaboration d'une grammaire et d'un dictionnaire normatifs. Claude
Favre de Vaugelas (1585-1650), académicien, a été un des principaux théoriciens de ce
purisme normatif. Son idéal linguistique était la langue de la cour et le « bon goût » :
10
C'est un des principes de notre langue que lorsque la cour parle d'une façon et la ville d'une
autre, il faut suivre la cour... L'usage de la cour doit prévaloir sur celuy de l'autre sans y
chercher de raison. (cité par v. Wartburg, p. 183)
Cette poursuite de l'élégance et de la précision de l'expression a eu comme conséquence
naturelle l'élimination de beaucoup d'éléments qu'on considérait comme grossiers ou
inexacts. Pourtant, le snobisme linguistique a donné naissance à la préciosité qui consistait
à s'exprimer avec un raffinement excessif. Molière ridiculise ce trait dans bien de ses pièces
de théâtre.
Le Dictionnaire de l'Académie a paru en 1694 (la Grammaire, par contre, n'a
vu le jour qu'en 1932). Parmi d'autres dictionnaires, dus en général à des initiatives privées,
son existence a passé presque inaperçu au début, mais au fur et à mesure que la base
théorique du mouvement puriste et codificateur se raffermissait, son importance devenait
plus grande. On peut même observer que le prestige de l'Académie Française et de son
dictionnaire n'a cessé de croître depuis le XVIIème siècle ; il n'est pas fréquent qu'un pays
possède des institutions et instruments normatifs aussi généralement respectés.
Au XVIIème siècle, époque de l'absolutisme royal et de la grande littérature
classique, l'idéal linguistique était l'élégance et le bon goût de la cour ; la figure humaine
qui incarnait cet idéal était « l'honnête homme », équivalent du « gentleman » anglais. Au
XVIIIème siècle, appelé souvent le Siècle des Lumières, l'influence du mouvement
encyclopédiste a signifié de nouvelles conquêtes pour le français ; le latin est
définitivement supplanté comme langue de la science et de la philosophie. Désormais c'est
plutôt la clarté et la nature logique et intellectuelle du français qui constitueront l'idéal
linguistique. Le déclin de la France en tant que puissance politique se reflète également
dans les emprunts étrangers ; au XVIIIème siècle, c'est essentiellement à l'anglais qu'on
emprunte des mots pour de nouveaux concepts. L'Angleterre était surtout le pays du
parlementarisme politique et du sport, et bien des Français de l'époque admiraient cette
modernité qui en France ne semblait pas pouvoir se développer sous la pression des
institutions de l’Ancien Régime. Des mots comme club, congrès, session, jockey et boxe
appartiennent à cette première vague d’anglicismes. Il ne faut pourtant pas exagérer
l'influence étrangère ; le lexique du français s'enrichit essentiellement par des mécanismes
internes de la langue.
La Révolution française n'a pas été une véritable révolution des structures
linguistiques du français. La langue des révolutionnaires respectait la tradition classique,
et seul un petit nombre de phénomènes phonétiques ou morphologiques reflètent le
bouleversement social qu'a traversé la société française (par exemple, la généralisation des
formes en -ai- au lieu de -oi-, je parlois > je parlais, ces dernières étant plus populaires).
Par contre, cette époque très fortement politisée a introduit de nombreux mots et
expressions qui correspondaient à des notions que la France de l'Ancien Régime avait
ignorées (anarchisme, démocratie, libéraliser sont des exemples typiques de mots qui se
forment à cette époque), mais qui encore de nos jours constituent la base de la terminologie
politique des sociétés occidentales.
Le principal effet de la Révolution sur le développement du français est
pourtant d'ordre sociolinguistique ; du point de vue de la langue, la devise révolutionnaire
« Liberté, Egalité, Fraternité » devait être comprise comme une puissante invitation à créer
l'unité linguistique de la France. Il faut se rappeler qu'avant 1789 la plupart des Français
11
parlaient un dialecte ou patois régional et, même s'ils comprenaient la langue officielle du
pays, ils ne savaient pas la parler. Selon une enquête menée par l'abbé Grégoire (17501831), seulement 11 % des 26 millions de Français parlaient parfaitement le français. Le
titre du rapport de l'abbé Grégoire résume bien la politique linguistique de la Révolution :
Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue
française (1794). L'idéal sociolinguistique des théoriciens de la Révolution reposait sur
une conception égalitaire ; personne ne devait être marginalisé pour ne pas savoir parler la
langue officielle du pays. Par conséquent, il était essentiel, pour la divulgation et la bonne
réussite des nouvelles idées politiques, d'entreprendre un travail de diffusion de la langue
française. Il est facile de comprendre que la politique linguistique de la Révolution a été
un coup dur pour les dialectes régionaux et les langues minoritaires. C'est cette politique
qui encore aujourd'hui explique la position de l'administration française à l'égard de ces
formes linguistiques ; l'idée centralisatrice, si chère aux dirigeants politiques de la période
révolutionnaire, a été un principe fondamental de l'État français depuis la fin du XVIII ème
siècle jusqu'à nos jours. La centralisation administrative impliquait également une
centralisation linguistique, et la France officielle a été particulièrement intolérante face aux
formes langagières autres que le français normatif.
1.7. Le français contemporain : 1800 >
Le XIXème siècle marque une époque de profonds changements de la société
française. L'agitation et la violence politiques, typiques de ce siècle effervescent, sont le
résultat de la lutte des forces opposées qui déchiraient le pays. Les grands idéaux
républicains et progressistes se heurtaient aux secteurs conservateurs et réactionnaires de
la société. Les révolutions démocratiques alternaient avec les restaurations d'un pouvoir
autoritaire, parfois même totalitaire.
Après la chute définitive de l'Empire de Napoléon Ier (1815), la
Restauration bourbonienne a en vain essayé de redonner au pouvoir royal le prestige et
l'influence dont il avait bénéficié avant la Révolution. La révolution de Juillet (1830) met
fin à la dynastie qui régnait en France depuis l'avènement d'Henri IV (1589). Les forces
républicaines n'ont pourtant pas réussi à faire adopter une constitution démocratique, mais
la bourgeoisie toujours plus puissante a opté pour un régime modérément monarchique et
a offert la couronne à Louis-Philippe, duc d'Orléans (branche cadette des Bourbons).
Celui-ci a dû abdiquer à la suite de la révolution de Février (1848) qui marque le triomphe
du mouvement républicain, renforcé par l'impopularité de la politique toujours plus
autoritaire du gouvernement. Pourtant, cette IIe République a été de courte durée ; le
Président de la République, Louis Napoléon Bonaparte (neveu de Napoléon I er), en
invoquant les troubles provoqués par le chômage, s'est fait couronner Empereur des
Français en 1852. Le Second Empire n'a pourtant pas survécu à la guerre francoallemande (1870-71), où l'armée française a été battue par les troupes de l'Allemagne unie.
Les journées révolutionnaires de 1870 marquent le début de la IIIe République, dont les
institutions essentielles devaient rester pratiquement inchangées jusqu'à la Seconde Guerre
mondiale.
L'instabilité politique de la France du XIX ème siècle reflète les grands
changements structuraux de la société française. Le procès d'industrialisation, très modeste
au XVIIIème siècle, a progressé à un rythme accéléré tout au long du siècle. D'une part,
12
cette évolution, avec la colonisation, a contribué à l'enrichissement spectaculaire de la
bourgeoisie d'affaires, mais, de l'autre, elle a provoqué la prolétarisation et, par là même,
la radicalisation politique d'une bonne partie de la population urbaine, accrue constamment
par l'arrivée massive de personnes provenant des campagnes où l'agriculture ne suffisait
plus pour les sustenter. Les énormes différences économiques et sociales ne pouvaient pas
ne pas créer de tensions politiques, ce qui explique la « valse » des révolutions et des
restaurations.
Le XIXème siècle est également l'époque de la seconde colonisation
française ; dès le début du siècle, des missionnaires et des commerçants français
s'établissent en Afrique noire. La colonisation du Maghreb s'accélère à partir de 1830. Vers
les années 1880 les Français colonisent l'Indochine et des îles du Pacifique (NouvelleCalédonie, Tahiti). Dans les territoires occupés, les autorités coloniales ignorent très
souvent les cultures locales et imposent à ces pays un système administratif et éducatif
copié sur le modèle français. À la veille de la Première Guerre mondiale, la France
possédait un empire colonial qui couvrait un territoire immense, habité par des dizaines de
millions de personnes ; elle était devenue la deuxième puissance coloniale du monde après
l'Angleterre.
Le XXème siècle est très profondément marqué par les deux guerres
mondiales ; en 1914-18, la France a victorieusement résisté à l'attaque allemande, mais en
1941 elle a sombré devant les troupes hitlériennes. L'occupation allemande a mis fin à la
IIIème République, et le gouvernement pro-allemand du maréchal Pétain, malgré la
Résistance clandestine contre l'envahisseur, a considérablement réduit le prestige de la
France aux yeux des Alliés qui considéraient le pays comme un État collaborationniste. Le
gouvernement de la France Libre, fondé par le général de Gaulle (1890-1970) en exil, a
pourtant réussi à restituer la crédibilité des forces anti-nazies françaises. Après la défaite
allemande (1945), le général de Gaulle a assuré la présidence de la République, mais
mécontent des intrigues politiques, il a démissionné en 1946, année qui marque le début
de la IVème République.
Le IVème République est caractérisée par des crises politiques constantes et
par une incapacité foncière de faire face au procès de décolonisation, déclenchée d'une
manière violente en Indochine au début des années 1950 et poursuivie ensuite par les
forces indépendantistes surtout en Algérie. En 1958, le général de Gaulle a été rappelé à
la tête du gouvernement, et il a fait adopter la Constitution de la Vème République, qui
continue à être le régime politique de la France d'aujourd'hui. De Gaulle a su résoudre le
problème des colonies, qui ont obtenu leur indépendance politique, mais en mai 1968, un
mouvement populaire l'a contraint à démissionner. Après de Gaulle, la vie politique
française est caractérisée par une bipolarisation droite-gauche toujours plus prononcée.
Après deux présidents de droite, G. Pompidou (1969-74) et V. Giscard d'Estaing (197481), c'est le socialiste F. Mitterrand (1981-95) qui a été élu Président de la République,
suivi, à son tour, par deux représentants de la droite, J. Chirac en 1995, puis par N. Sarkozy
en 2007. En 2012, ce dernier a dû céder son poste à un président de gauche, F. Hollande.
La seconde moitié du XXème siècle est l'époque de l'intégration européenne ;
en 1957 a été créée la Communauté Économique Européenne qui incluait six pays de
l'Europe Occidentale (la France, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, la République
Fédérale Allemande et l'Italie). Par l'adhésion de nouveaux pays (l'Angleterre, le
Danemark, l'Irlande, la Grèce, l'Espagne, le Portugal, l'Autriche, la Finlande et la Suède),
13
l'intégration économique s'est transformée petit à petit en un procès d'intégration plus
clairement imprégné d'objectifs politiques. Dans ce processus, la coopération francoallemande a joué un rôle important pour garantir la stabilité politique et économique de
l'Europe occidentale.
L'évolution de la langue française au XIXème et au XXème siècle est marquée
par le travail de diffusion de la langue française au détriment des langues minoritaires et
des variétés régionales du français. Ce processus a pourtant été lent au XIX ème siècle ;
l'économie du pays, reposant toujours sur l'agriculture, contribuait à préserver le caractère
sédentaire de la majeure partie de la population. Les modestes tentatives d'alphabétisation
et de scolarisation des campagnes françaises se heurtaient à l'insuffisance des ressources
financières ou humaines. C'est en 1881-1882 qu'est décrétée la scolarité obligatoire, qui,
toutefois, n'a pu être appliquée au début que sur une petite partie du territoire national,
mais dont l'importance croissante a définitivement relégué les parlers régionaux et les
langues minoritaires à une position socialement marginalisée.
Au XXème siècle, les tendances uniformisatrices se sont multipliées ; le
service militaire obligatoire, la radio, les journaux, les guerres (qui mettaient ensemble des
soldats de diverses provenances), les chemins de fer, le tourisme national, le cinéma et,
surtout à partir des années 1960, la télévision ont mis la langue normative à la portée de
tous les citoyens français. L'émigration des paysans vers les villes a affaibli la démographie
de certaines zones rurales. L'image de l'infériorité des parlers régionaux, prônée pendant
des décennies par l'école et par la France officielle, a fini par créer un sentiment de
dévalorisation chez les dialectophones ne sachant pas parler correctement le français. Un
exemple illustrera mieux le déclin des langues minoritaires : au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, environ 9 millions de personnes parlaient l'occitan. Par l'effet des procès
d'uniformisation linguistique, leur nombre a baissé aujourd'hui à 3 millions. De plus, toutes
ces personnes sont bilingues et ils parlent aussi bien le français que leur langue maternelle.
Dans les dernières années, on a pu observer un nouvel intérêt pour les langues
et dialectes régionaux. Même les autorités administratives ont adopté une attitude plus
favorable à l'égard de ces formes linguistiques, qui ont commencé à être considérées
comme une partie importante du patrimoine culturel de la France. La loi Deixonne (1951)
autorise l'enseignement des langues régionales, et en 1985, a été créé le Conseil national
des langues et cultures régionales. Néanmoins, à cause de l'absence séculaire
d'institutions normatives, la fragmentation dialectale de ces langues s'est accélérée et a
rendu plus difficile le travail de codification linguistique. Malgré certains efforts privés
(p.ex. des écoles où l'on n'enseigne qu'en basque, occitan, breton, etc.), l'avenir de ces
langues semble précaire. Après la Seconde Guerre mondiale, une immigration massive a
donné naissance à d'autres langues minoritaires, telles que l'arabe (parlé par des centaines
de milliers de locuteurs) ou le vietnamien. Ces langues ne peuvent pas être définies selon
des critères territoriaux, mais elles possèdent souvent une vitalité plus grande que les
langues minoritaires traditionnelles.
Les structures du français aux XIX ème et XXème siècles semblent avoir peu
changé, surtout si nous nous contentons d'étudier les textes écrits. Un texte de Balzac
(1799-1850) est parfaitement accessible à un lecteur moderne. C'est dans le lexique qu'on
peut observer les changements les plus importants ; le prodigieux progrès de la technologie
a produit d'innombrables termes nouveaux, tandis qu'une partie du lexique traditionnel
(p.ex. les mots relatifs à des pratiques agricoles traditionnelles) est tombée en désuétude.
14
Durant les 50 dernières années, les études sociolinguistiques ont pourtant révélé
l'extraordinaire complexité des variétés actuelles du français (la langue des jeunes, le
français des médias, l'argot populaire, les langages professionnels, les registres sociaux,
etc.). Ces études ont donné une image plus nuancée de la réalité qui, auparavant, se cachait
sous la surface monolithique du français normatif.
Ouvrages cités :
Elcock, W.D. (1975). The Romance Languages. London : Faber & Faber Limited.
Lodge, R. A. (1997). Le français. Histoire d'un dialecte devenu langue (traduction
française par C. Veken). s.l. Fayard.
v. Wartburg, W. (1946). Évolution et Structure de la Langue Française. Berne : Éditions
A. Francke.
15
2. Les institutions de la Ve République
(Delphine DULONG)
2.1. Introduction
La Ve République a fait couler beaucoup d'encre en France :
« régime semi-présidentiel »
« monarchie républicaine »
Les expressions ne manquent pas pour souligner son caractère ambigu. Il faut dire que la
Constitution du 4 octobre 1958 innove largement. Elle restaure l'autorité du Président
de la République, émancipe le Gouvernement de la tutelle du Parlement et diminue, à
l'inverse, les prérogatives de ce dernier.
La Constitution s'éloigne ainsi considérablement de la tradition parlementaire
française qui faisait du Parlement l'organe politique prééminent. Mais on ne saurait pour
autant la rendre entièrement responsable de l'ambiguïté du régime. Car si celui-ci marque
une rupture dans l'histoire politique française, c'est davantage sous l'emprise d'une série de
phénomènes, totalement indépendants du texte constitutionnel.
- C'est d'abord l'apparition du phénomène majoritaire au milieu des années soixante qui
va conduire à la présidentialisation du régime. Fort du soutien que lui apporte le
Parlement, le chef d'État va en effet confisquer la totalité du pouvoir exécutif au détriment
du Premier ministre.
- C'est ensuite l'instauration de l'État de droit en France, consécutive à la jurisprudence
du Conseil constitutionnel. Créée en 1958, cette institution s'est affranchie dans les années
soixante-dix du rôle qui lui était imparti : conçu à l'origine comme un organe politique
chargé de surveiller les actes du Parlement, le Conseil s'est progressivement affirmé, non
sans polémiques, comme une juridiction suprême chargée de protéger les libertés
fondamentales des citoyens.
- Enfin, les années quatre-vingt ont vu contre toute attente la prééminence présidentielle
remise en cause. En effet, depuis 1986, les élections législatives ont apporté par trois fois
une majorité parlementaire hostile à la politique du Président.
Une simple lecture de la Constitution ne permet pas de comprendre le régime politique
français. En France plus qu'ailleurs, le système institutionnel doit être saisi dans la
dynamique que les faits politiques lui imposent.
16
2.2. Les pouvoirs constitutionnels du Président de la République
Bien que n'étant pas juridiquement chargé de gouverner le pays, le Président de la
République joue un rôle primordial dans le fonctionnement du régime. L'article 5 de la
Constitution lui confie en effet trois grandes missions qui en font, selon l'expression
consacrée du général de Gaulle, la véritable « clé de voûte » du système institutionnel.
1. Le Président doit veiller au respect de la Constitution.
Celle-ci, d'ailleurs, ne peut être modifiée sans son accord. Et en cas de doute sur la
conformité d'une loi ou d'un traité à la Constitution, le Président peut saisir le Conseil
constitutionnel, dont il nomme par ailleurs trois des neuf membres.
2. Le Président nomme le Premier ministre.
De même, en cas de conflit majeur entre le Gouvernement et le Parlement, il peut prononcer
la dissolution de l'Assemblée nationale. Mais il peut également solliciter la nation par voie
de référendum et initier une révision de la Constitution.
3. Le Président est
a) le chef de la diplomatie
b) le chef des armées
c) le garant de l’indépendance nationale
L'article 5 confie au Président un rôle particulier en matière de Défense et de Relations
internationales. Chef de la diplomatie, c'est lui qui accrédite les ambassadeurs et les
envoyés extraordinaires, qui négocie et ratifie les traités. Chef des armées, il est le seul à
pouvoir engager la force nucléaire française. Enfin, et surtout, le Président est « le garant
de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire, du respect des accords de la
communauté et des traités ». À ce titre, il peut, en cas de crise majeure, prendre les pleins
pouvoirs afin de mettre en œuvre toutes les mesures exigées par les circonstances ‹ c'est le
fameux article 16 de la Constitution qui n'a été appliqué qu'une seule fois depuis 1958 (lors
de la guerre d'Algérie en 1961).
En outre, le Président n'est pas totalement extérieur au jeu politique dans la mesure
où il participe à la définition de la politique générale. Outre les nombreuses prérogatives
que l'on vient d'énumérer, le Président dispose en effet d'une compétence générale dans le
fonctionnement de l'exécutif. Car c'est lui, et non pas le chef du gouvernement (i.e. le
Premier ministre), qui préside le conseil des ministres - lieu où toutes les décisions
importantes de l'exécutif sont prises. C'est donc lui qui fixe la composition du conseil des
ministres, en détermine la périodicité et, surtout, arrête son ordre du jour. Il dispose, par là
même, d'un réel pouvoir d'influence sur l'action du gouvernement. En outre, il prend part à
17
certaines de ses décisions normatives puisqu'il signe les ordonnances et les décrets
délibérés en conseil des ministres.
C'est dire si la Constitution fait du Président de la République un acteur
incontournable. D'autant que certaines de ses prérogatives, et non des moindres, sont
dispensées de tout contreseing ministériel. C'est le cas, par exemple, du droit de
dissolution, du recours au référendum ou encore des pouvoirs prévus à l'article 16. Ces
prérogatives ne sont en effet soumises à aucun contrôle. Car selon l'article 68, il est
politiquement (mais aussi pénalement) irresponsable des actes qu'il accomplit dans
l'exercice de ses fonctions. En d'autres termes, le Parlement ne peut le contraindre à
démissionner avant le terme normal de son mandat (qui est de 5 ans).
Cette irresponsabilité politique est pourtant soumise à la volonté
populaire, car le Président, depuis une réforme constitutionnelle de
1962, est élu au suffrage universel direct.
Cette réforme a suscité un violent conflit entre le Parlement et le Président de
Gaulle qui en est l'initiateur. En effet, les parlementaires s'y opposaient fortement dans la
mesure où l'élection du Président au suffrage universel direct ne pouvait pas manquer de
renforcer plus encore le rôle du Président. Mais, cette réforme a au moins eu le mérite de
régler en partie le problème de l'irresponsabilité du Président. Car en devenant un élu du
peuple au même titre que les parlementaires, le Président est de facto devenu responsable
de ses actes, non pas devant le Parlement, mais devant le peuple. Toutefois, et dans la
mesure où cette responsabilité politique n'est pas juridiquement organisée, c'est au
Président, et à lui seul, qu'appartient la décision de l'engager. Ce qu'il peut faire dans trois
cas :
- lorsqu'il sollicite le renouvellement de son mandat (dans ce cas, le Président n'engage
pas vraiment sa responsabilité mais la campagne électorale est l'occasion d'établir un bilan
politique de son quinquennat [= période d’une durée de 5 ans]).
- lorsqu'il met son mandat en jeu à l'occasion d'un référendum. Dans ce cas, le Président
pose en quelque sorte la question de confiance à la nation. De sorte qu'un rejet du
référendum équivaut à un désaveu pour le Président (c'est ainsi que l'échec du référendum
de 1969 a provoqué la démission du général de Gaulle la même année) ;
- lorsqu’il engage sa responsabilité lors des élections législatives. Ces élections
deviennent alors une sorte de « troisième tour » de l'élection présidentielle. C'est de cette
façon que les deux premiers Présidents de la Ve République ont compris les élections
législatives. Que ce soit en 1962, en 1967, en 1968, ou en 1973, le Président s'est en effet
directement engagé dans la campagne électorale, en appelant les électeurs à voter pour les
candidats qui soutenaient sa politique. Mais depuis le septennat de Valéry Giscard
d'Estaing, et son discours prononcé à Verdun-sur-le-Doubs en 1978, le Président refuse de
lier son sort aux résultats des élections législatives. C'est ainsi que lorsque la gauche a été
battue en 1986, F. Mitterrand refusa de démissionner, engageant ainsi une première période
de « cohabitation ». Le Président J. Chirac fit de même en 1997.
18
2.3. Des relations à géométrie variable au sein de l'exécutif
Par cohabitation, on entend :
« la coexistence d'un chef d'État élu au suffrage universel sur un
programme politique et d'un Premier ministre s'appuyant sur une
majorité parlementaire élue pour soutenir une politique opposée ».
La France n'avait jamais connu ce type de situation avant 1986 (mis à part sous la IIIe
République). Depuis 1962, la majorité parlementaire soutenait en effet l'action du président
de la République qui non seulement le considérait comme son véritable chef mais encore,
et du même coup, comme l'unique chef de l'exécutif, au détriment du Premier ministre.
Dès le début de la Ve République, la pratique du régime s'est ainsi largement
affranchie de la Constitution. Celle-ci établit en effet un partage horizontal du pouvoir
exécutif entre le Président et le Premier ministre. Mais ce partage théorique du pouvoir
exécutif n'a pas résisté un seul instant à la pratique. Non seulement le Président a confisqué
d'emblée les pouvoirs dévolus au Premier ministre, mais il s'est arrogé le droit de révoquer
ce dernier quand bon lui semblait. Au partage horizontal s'est ainsi substitué un partage
vertical (ou hiérarchique), réduisant le Premier ministre au simple rôle d'exécutant chargé
de mettre en œuvre la politique du Président.
Par trois fois cependant (en 1986, en 1993 et en 1997), les élections législatives ont
amené à l'Assemblée nationale une majorité de députés opposés au Président.
L'équilibre des pouvoirs au sein de l'exécutif s'en est alors trouvé bouleversé. Car dans ce
type de conjoncture, le Premier ministre redevient le chef de la majorité parlementaire
et du gouvernement. C'est donc lui qui, conformément à l'article 20 de la Constitution,
détermine et conduit à nouveau la politique de la nation. Quant au Président, il n'est plus
que le chef de l'opposition. Mais étant donné ses nombreuses prérogatives
constitutionnelles, son rôle n'en est pas pour autant réduit à celui d'un simple arbitre. De
sorte qu'une véritable dyarchie s'instaure au sommet de l'État, celle-ci pouvant tourner,
selon la conjoncture politique, au véritable duel entre le Premier ministre et le chef de l'État.
En effet, cette redistribution du pouvoir au sein de l'exécutif ne se fait pas sans
conflits. En 1986, par exemple, le Président F. Mitterrand a refusé de signer trois
ordonnances du gouvernement. En 1993, il a refusé également d'inscrire à l'ordre du jour
la révision d'une loi relative au financement des établissements d'enseignement privé. De
leur côté, les Premiers ministres ne sont pas restés passifs : ils ont bataillé ferme pour
s'imposer aux côtés du chef de l'État sur la scène internationale (notamment lors des
négociations du GATT et de la guerre en Bosnie). C'est ainsi que, de partagé, le pouvoir
exécutif devient pouvoir disputé en période de cohabitation.
Les élections jouent donc un rôle décisif dans le système politique français, du
moins pour ce qui est des relations au sein de l'exécutif. Car on ne saurait en dire autant
pour le Parlement : que l'on soit en période de cohabitation ou de fait majoritaire, celui-ci
joue désormais un rôle secondaire dans la vie politique française.
19
2.4. Un Parlement en déclin ?
Sous les IIIe et IV Républiques, le Parlement était de loin l'institution la plus puissante.
Mais faute de majorité parlementaire stable, il était également la cause de nombreux maux,
à commencer par l'instabilité ministérielle chronique. Persuadés (à tort) que la France ne
connaîtrait jamais le phénomène majoritaire, les constituants de 1958 ont donc
considérablement affaibli le rôle du Parlement, au point que de nombreux commentateurs
ont pu pronostiquer son déclin. Lors de la rentrée parlementaire d'avril 1994, le président
de l'Assemblée nationale Ph. Séguin faisait ainsi du « renouveau du Parlement » le point
nodal de son discours inaugural. Dans cette perspective, il assignait aux députés trois
objectifs majeurs : légiférer mieux et moins, mieux contrôler l'action du gouvernement et
faire du Parlement un lieu privilégié du débat démocratique.
S'agissant de sa fonction première, l'édiction des normes, il est vrai que depuis
l'avènement de la Ve République
le Parlement subit très fortement la concurrence du gouvernement.
Partageant déjà l'initiative législative avec le Parlement, le gouvernement a vu son pouvoir
normatif considérablement augmenter depuis 1958. C'est ainsi qu'il peut désormais prendre
des règlements sans l'accord préalable du Parlement, et cela, dans toutes les matières qui
ne relèvent pas du domaine de la loi, qui sont de loin les plus nombreuses même si ce sont
les moins fondamentales. De plus, grâce à la procédure des ordonnances, il peut légiférer
sans passer par la procédure législative normale. Cette dernière, enfin, est entièrement
passée sous son contrôle. Maîtrisant l'ordre du jour des assemblées parlementaires, le
gouvernement peut ainsi inscrire ses projets de lois en priorité, au détriment des
propositions parlementaires. Résultat : plus de 90 % de la législation française est
aujourd'hui d'origine gouvernementale. Car le gouvernement peut très bien contourner
les amendements parlementaires grâce à la procédure du vote bloqué, qui autorise le
gouvernement à demander aux parlementaires de se prononcer sur tout ou partie du texte,
après avoir sélectionné leurs amendements. Par ailleurs, si le gouvernement engage sa
responsabilité sur un texte de loi et n'est pas censuré, ce texte est considéré comme adopté
sans qu'il y ait eu discussion ni même vote à l'Assemblée nationale. Sachant enfin que le
gouvernement peut, en cas de désaccord entre l'Assemblée nationale et le Sénat sur un
texte, donner le dernier mot à la première assemblée, on est en droit de se demander si, et
dans quelle mesure, la loi est encore l’œuvre du Parlement aujourd'hui.
Au moment même où le Parlement français perdait son initiative législative au
profit du gouvernement, il perdait également sa présomption d'infaillibilité. En effet,
l'organe représentant le peuple souverain, qui ne connaissait aucune limite à son pouvoir
normatif, est aujourd'hui soumis au contrôle d'un organe juridictionnel (le Conseil
constitutionnel) qui n'hésite plus depuis 1971 à censurer une loi menaçant les droits
fondamentaux des citoyens. Mais là encore la situation française n'a rien d'exceptionnel sauf le retard avec lequel s'est instauré l'État de droit dans ce pays par rapport aux autres
démocraties européennes. En outre, comment ne pas voir que, lorsque le juge
constitutionnel censure une loi, c'est en fait moins le Parlement qu'il sanctionne que le
gouvernement puisque c'est ce dernier qui, comme on vient de le voir, en est le principal
artisan. Le développement de la justice constitutionnelle ne peut donc être analysé comme
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une limite au pouvoir normatif du Parlement. Pas plus, d'ailleurs, que le développement du
droit communautaire dérivé : s'il est vrai qu'une règle sur six en vigueur en France est
désormais d'origine communautaire et que le nombre de textes émis par les instances
communautaires chaque année est désormais plus élevé que celui des textes d'origine
nationale, ce phénomène atteint surtout le Gouvernement et n'est pas non plus propre à la
France.
S'agissant à présent de la fonction de contrôle du Parlement, les choses ont là aussi
bien changé depuis l'avènement de la Ve République : alors que l'on ne compte plus les
gouvernements renversés par le Parlement sous les Républiques précédentes, un seul
gouvernement a été contraint de démissionner à la suite d'une censure parlementaire depuis
1958. Les autres démissions ont presque toutes été provoquées par la volonté présidentielle.
Or, sur ce point, les pouvoirs du Parlement français ont en fait considérablement augmenté
depuis les années 70.
En premier lieu, la capacité du Parlement à questionner le Gouvernement a été
renforcée. En 1974, le Président V. Giscard d'Estaing a ainsi mis en place la procédure des
questions au gouvernement (plus couramment appelées « questions d'actualité »). Face
au succès d'une telle innovation, les questions au gouvernement ont été étendues au Sénat
en 1982 (le jeudi matin une fois par mois). En 1989, enfin, une seconde procédure a été
inventée à l'initiative cette fois du Président de l'Assemblée nationale L. Fabius : il s'agit
des questions-cribles (ou « questions au ministre ») qui permettent aux députés de poser
directement des questions à un ministre sans que celui-ci ait la possibilité de préparer sa
réponse.
En second lieu, les moyens d'investigation du Parlement ont eux aussi été
améliorés. Deux lois ont en effet renforcé l'efficacité des commissions d'enquêtes ou de
contrôle du Parlement. Toutefois, il faut reconnaître que la portée de ces commissions reste
limitée en France, et cela pour au moins deux raisons. La première est que leur création
relève d'un vote de l'assemblée, de sorte que la majorité parlementaire est toujours à même
de refuser la formation d'une commission dont le travail pourrait porter atteinte au crédit
du Gouvernement. La seconde raison qui limite le poids des commissions parlementaires
est qu'elles ne peuvent porter sur des sujets qui font l'objet de poursuites judiciaires. Il suffit
donc au Gouvernement de demander au garde des Sceaux d'ouvrir une poursuite judiciaire
sur les faits concernés pour entraver l'investigation parlementaire.
Reste qu'en 1979, le Parlement a vu également ses pouvoirs d'expertise renforcés
grâce à la création des délégations parlementaires, qui permettent à un groupe restreint
de parlementaires de suivre de manière très précise un dossier afin de fournir à leur
assemblée une information indépendante des sources gouvernementales. C'est ainsi
qu'apparurent les délégations pour l'Union européenne qui, depuis 1992, sont chargées
d'instruire toutes les propositions d'actes communautaires comportant des dispositions qui
relèvent du domaine de la loi.
On le voit, le diagnostic d'un déclin du Parlement est encore moins évident pour ce
qui est de sa fonction de contrôle du gouvernement. En fait, la seule fonction pour laquelle
on est en droit de s'inquiéter est sa fonction de délibération. Car force est de reconnaître
que le Parlement n'est plus aujourd'hui le lieu privilégié du débat public : hémicycles
désertés, débats parlementaires à peine commentés (sauf exception) dans la presse
nationale, élections législatives boudées par un tiers des électeurs français en moyenne, le
Parlement n'apparaît plus comme la scène centrale de la vie politique française. Sans doute,
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ce phénomène tient-il lui aussi à l'existence d'une discipline majoritaire, qui ne laisse aucun
doute quant au résultat des délibérations. Certains invoquent également le cumul des
mandats qui éloigne les parlementaires des hémicycles parisiens plusieurs jours par
semaine. Mais ce déclin tient plus encore à la « décentralisation » des modes d'expression
de l'opinion publique. Alors qu'au XIX ème siècle le Parlement s'identifiait totalement à
l'opinion publique (au point que dans les dictionnaires français le terme « opinion
publique » signifiait ni plus ni moins celle des parlementaires), de nouveaux porte-parole
sont en effet apparus au début du XXème siècle. Sans aller jusqu'à parler d'une « crise de la
représentation », le Parlement est ainsi de plus en plus concurrencé dans sa prétention à
incarner l'opinion publique : par les médias bien sûr, en particulier les médias audiovisuels,
qui sont devenus les lieux privilégiés du débat public ; par les sondages, qui dépossèdent
les parlementaires de leur monopole de porte-parole autorisés en mesurant
quotidiennement l'état de l'opinion publique ; mais aussi, comme l'affirment certains
constitutionnalistes français, par le Conseil constitutionnel qui se présente aujourd'hui
comme le protecteur des libertés fondamentales des citoyens.
2.5. La jurisprudence controversée du Conseil constitutionnel
À l'origine, le Conseil constitutionnel se présente pourtant moins comme un organe
juridictionnel chargé de dire le droit que comme une institution politique, chargée de
réguler l'activité des pouvoirs publics, et plus particulièrement celle du Parlement. Sa
création, en effet, répond surtout à la volonté des constituants de mettre fin à l'hégémonie
des assemblées. Il n'est que de regarder les tâches que lui confie le texte constitutionnel de
1958 pour s'en convaincre :
- le Conseil contrôle le règlement des assemblées ;
- il est compétent pour vérifier que les propositions de lois parlementaires n'empiètent
pas sur le domaine de compétence du gouvernement ;
- il est juge du contentieux des élections législatives ;
- il contrôle la conformité des lois à la Constitution.
On le voit, le contrôle des lois n'est qu'une tâche parmi d'autres. Ce n'est pas même la plus
importante. Car, tel qu'il est prévu à l'origine, le contrôle des lois est en fait doublement
limité. Il est d'abord limité en raison de son caractère formel. En effet, le Conseil exerce un
contrôle externe, qui ne porte pas sur le contenu même des lois mais sur leur élaboration
(le juge se bornant donc à apprécier la constitutionalité des lois au regard des règles de
compétence et de procédures telles qu'elles sont énoncées dans la Constitution). Ensuite, le
contrôle n'est pas systématique. Il n'est obligatoire que pour les lois organiques (et le
règlement des assemblées). Pour les lois ordinaires, le Conseil ne peut se prononcer que
s'il a été saisi (on parle alors de saisines) par certaines autorités politiques en l'occurrence :
le président de la République, le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale et
celui du Sénat (lesquels appartiennent tous au camp de la majorité gaulliste au début du
régime).
On comprend dans ces conditions que la justice constitutionnelle, bien qu'étant
prévue dans la Constitution de 1958, ait pris quelque retard en France. En fait, ce n'est que
dans les années soixante-dix, à la suite d'une initiative du Conseil constitutionnel puis d'une
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réforme du Président de la République V. Giscard d'Estaing en 1974, que seront dépassées
les limites qui freinaient son développement. Cette réforme, qui élargit le droit de saisine
du Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, marque en effet une seconde étape
dans le développement de la justice constitutionnelle en France. Et de fait, alors que le
Conseil constitutionnel n'avait connu que neuf saisines dans les six premières années du
régime, il y en a eu soixante-six au cours des six années suivantes (entre 1974 et 1980),
cent trente-huit entre 1981 et 1987 et quatre-vingt-dix-huit dans les années 1988-93, cent
neuf entre 1999-2000, cent cinq entre 2001 et 2006
En fait, on doit cette multiplication des saisines aux parlementaires de l'opposition,
qui ont d'emblée compris l'usage politique qu'ils pouvaient faire de ce nouveau droit.
Ligotée par la conjonction du phénomène majoritaire et de la rationalisation du
parlementarisme, ne pouvant à elle seule censurer le gouvernement ni empêcher le vote des
lois, l'opposition va en effet se servir du contrôle de constitutionnalité des lois pour
contrarier la mise en œuvre du programme politique de la majorité. C'est ainsi que le
Conseil va devenir le principal appui de l'opposition et le contrôle son arme favorite.
En effet, depuis 1974, le nombre de saisines parlementaires n'a cessé d'augmenter :
en 1974, deux textes ont fait l'objet d'une saisine parlementaire ; il y en a eu 4 en 1975, 6
en 1976, 8 en 1977, 10 en 1980, 19 en 1982, etc. Aujourd'hui, la très grande majorité des
saisines s'opère à l'initiative des parlementaires : sur les 66 saisines qu'a connues le Conseil
entre 1974 et 1980, 62 sont ainsi d'origine parlementaire (134 sur 136 entre 1981 et 1987).
Certains dénoncent ainsi l'effet conservateur que la justice constitutionnelle
risque d'avoir sur la législation, puisque la valeur des lois s'apprécie désormais au regard
de textes anciens, écrits il y a parfois plus de deux siècles. D'autres, beaucoup plus
nombreux, font valoir que la justice constitutionnelle est peu compatible avec les
principes fondateurs de la démocratie représentative. Sur la forme, elle ne laisse qu'une
faible place à la publicité des débats, qui est un des grands principes de la démocratie. Sur
le fond, elle constitue une limite inacceptable à la liberté des représentants élus de la nation.
De quel droit en effet, neuf individus nommés, aussi compétents soient-ils,
pourraient-ils sanctionner, ou même avaliser, les décisions des 577
parlementaires mandatés par le peuple pour exprimer la volonté générale?
A ces critiques, les partisans de la justice constitutionnelle répondent alors en
invoquant la jurisprudence du Conseil qui, loin de brimer le Parlement, n'a cessé d'étendre
son domaine de compétence (le domaine de la loi), au point d'ailleurs de le rendre à
nouveau illimité (cf. la décision du 30 juillet 1982 dans laquelle le Conseil a fait valoir
qu'une loi intervenant dans le domaine réglementaire n'était pas forcément
inconstitutionnelle). Par ailleurs, ils font également valoir que les critiques à l'égard du
Conseil reposent sur une vision historiquement dépassée du régime représentatif. Car
depuis l'apparition du fait majoritaire, la loi n'exprime plus la volonté générale : elle
exprime celle d'une majorité. En outre, la majorité parlementaire ne reflète jamais la
majorité de la population en âge de voter (du fait de l'abstentionnisme électoral). Dans cette
perspective, le Conseil constitutionnel permet alors une plus juste représentation de la
nation : il protège en effet les minorités contre les éventuels débordements de la majorité
en leur garantissant le maintien des libertés fondamentales. Il constitue de la sorte un
contre-pouvoir nécessaire. Quant à ceux qui dénoncent son omnipotence, les défenseurs
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rappellent enfin que le pouvoir constituant (le peuple souverain ou le Parlement réuni en
Congrès) reste dans tous les cas supérieur à celui du Conseil constitutionnel. Car rien
n'interdit de réviser la Constitution lorsque celle-ci empêche la promulgation d'une loi.
C'est ce qui s'est passé le 25 novembre 1993, date à laquelle le Parlement réuni en Congrès
a ajouté un nouvel article à la Constitution afin de permettre la promulgation d'une loi
relative au droit d'asile dont certaines dispositions avaient été censurées par le Conseil le
13 août 1993 alors même que ces dispositions se conformaient aux accords de Schengen.
On peut penser que cet épisode aura mis fin aux polémiques sur le Conseil constitutionnel.
Ces polémiques, pourtant, avaient le mérite d'attirer l'attention sur les fondements
contemporains du pouvoir politique. Il semble, en effet, que ceux-ci ont évolué au cours
du XXème siècle : autrefois fondée sur le suffrage du peuple souverain, la légitimité
politique se fonde aujourd'hui de plus en plus sur le respect du droit, qui prend d'ailleurs
diverses formes. Ce respect ne se limite pas au développement de la justice
constitutionnelle ; il passe également, depuis la fin des années 80 et ses nombreux
scandales politico-financiers, par une pénalisation de la responsabilité politique. Sans
doute, ce phénomène ne fait-il aucun tort aux citoyens. Mais on peut tout de même regretter
qu'il n'y ait pas de débat public sur une évolution qui dépasse le cas de la France.
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