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“An archipelago of creative excellence”
Les industries créatives dans une zone
périphérique : le cas des îles Shetland
Jacob T. Matthews
Cemti, Université Paris 8
1
In the Barclay Arms
The strip of orange lights
Over in Sandwick
Is like a fraction
Of some bigger place
A percentage
Of a big city
All the rest, the power
Cut
And the big windows
Are like a departure lounge
Car headlights
Are like jets landing
Taking off
For somewhere new
Alex Cluness, Shetland and Other Poems, 2002
2
Introduction
1. Le contexte évolutif des recherches
Un rectangle au coin de la carte
Hormis les grappes de touristes que des bateaux de croisière déposent, l'été, le temps d'une visite
éclair de la capitale Lerwick ; hormis les marins qui y accostent aussi, et les travailleurs des
plateformes pétrolières qui transitent par les aéroports de Sumburgh ou de Sullom Voe, personne ne
passe par les îles Shetland. Depuis l'arrêt en 2007 de la traversée maritime régulière Bergen
(Norvège) - Lerwick - Torshavn (îles Féroé), Shetland est devenu de facto une destination finale et
– sauf pour les rares exceptions évoquées ci-dessus – ne saurait constituer une étape dans un voyage
plus étendu. Il faut donc vouloir s'y rendre (ou y être contraint) ; on ne peut s'y trouver par hasard
ou « chemin faisant » (d'autant que le coût du transport est relativement élevé).
Si ces caractéristiques sont partagées par de nombreuses îles en France ou en Grande Bretagne (et
par certains villages montagnards), l'isolement shetlandais est exceptionnel du fait de la distance à
parcourir via la seule liaison maritime régulière avec le mainland britannique (Aberdeen se trouve à
environ 340km et plus de douze heures de traversée), par l'importance de la population concernée
(environ 22500 habitants), les dimensions de l'archipel (1468km² ; 120km du nord au sud ; 60km
d'est en ouest), et par sa position (à 60° N, soit la même latitude que le sud du Groënland). Il s'agit
incontestablement d'une zone périphérique.
La grande solitude shetlandaise est diversement représentée sur les cartes géographiques. En règle
générale, l'archipel est relégué à un petit encart, placé tantôt à la droite d'Aberdeen, tantôt à
l'opposé, à côté des Hébrides. Dans les atlas routiers, sa topographie est souvent dessinée à une
échelle inférieure à celle utilisée pour le mainland britannique. Parfois l'existence lointaine de ces
îles est restituée par leur seul nom, accompagné d'une petite flèche orientée laconiquement vers le
nord. Parfois Shetland disparaît tout bonnement (comme sur les cartes de prévisions météo des
grands quotidiens de Londres). Pour l'enfant passionné de cartographie que j'étais, ces
représentations fluctuantes ne manquaient pas de susciter ma curiosité. À cette époque là, je formais
le vœu de pouvoir un jour visiter ces îles et percer à jour le mystère du rectangle « mis au coin » de
la carte. Mes « recherches » sur les îles Shetland ont ainsi démarré bien avant que je ne m'engage
dans une carrière de chercheur. L'anecdote mérite d'être signalé ; il inaugure d'une certaine façon le
contexte – le background – singulier des travaux qui fourniront, à partir de 2011, les matières
premières de la présente étude. D'emblée, son objet se plaçait sous le signe de l'incongruité.
3
Premiers contacts
Durant l'été 2002, alors que j'entamais mes recherches doctorales, j'eus l'opportunité de me rendre
pour la première fois aux îles Shetland. Je renouvelai l'expérience au cours de l'hiver suivant, séduit
par les paysages lunaires, le temps sans cesse changeant, l'omniprésence d'une mer tantôt déchaînée
le long des falaises, tantôt d'huile à l'intérieur des voes (l'équivalent local des fjords scandinaves).
J'étais et reste marqué par l'étonnante quiétude qu'inspire ce lieu – aussi bien lors des courtes
journées d'hiver que des courtes nuits de l'été (cette période, appelée en dialecte local le simmer
dim, de fin mai à mi-juillet, où le soleil couchant ne se cache sous l'horizon qu'une heure ou deux
durant). Au cours de nombreuses randonnées, j'ai eu le sentiment d'y trouver cet edge of the world
qu'évoque le cinéaste Michael Powell1. Si le premier voyage m'avait donné un aperçu de la richesse
de la vie culturelle insulaire (notamment au travers de sessions libres de musique traditionnelle dans
les tavernes), ce second séjour fut l'occasion d'approfondir cette exploration de la culture locale,
dans le cadre du festival Up Helly Aa. Celui-ci consacre l'héritage viking de l'archipel, par une
procession aux flambeaux et la mise à feu d'un drakkar. La fête se poursuit jusqu'au petit matin, au
rythme de représentations théâtrales et musicales de groupes d'amateurs qui parcourent la ville de
Lerwick, allant d'une salle de spectacle improvisée à une autre, en se produisant devant des publics
qui deviennent de plus en plus « actifs » au cours de la nuit.
Durant les trois années passées à préparer ma thèse de doctorat, je fus à plusieurs reprises tenté de
mener des recherches sur la scène musicale shetlandaise. Ceci peut paraître surprenant pour des
lecteurs qui auraient eu la curiosité de consulter ma thèse (ou des articles qui en sont issus). Ce
travail constitue en grande partie une tentative de réactualisation des approches critiques de la
kulturindustrie. J'y appréhende l'industrie musicale certes comme une branche du secteur des
industries de la culture et de la communication – rejoignant en cela des auteurs tels que Bernard
Miège ou Nicholas Garnham – mais avant tout comme le locus de « médiations idéologiques »
permettant d'articuler des usages individuels banals, quotidiens – potentiellement subjectifs – avec
la surplombante objectivité du capital.
Mes enquêtes empiriques ont ainsi visé à déceler – par l'immersion au sein d'une variété de
pratiques plus ou moins directement liées à la création, la production, la diffusion ou la
consommation de « musiques actuelles » – les mécanismes à la fois psycho-sociaux et
socio-économiques permettant cette traduction de la « totalité sociale » vers le règne du « détail »
francfortien, et vice versa.
Pour mener à bien ce travail d'analyse, je tâchais de m'astreindre à une position de détachement
critique vis-à-vis des terrains que j'abordais – qu'il s'agisse de lieux underground, d'espaces de
travail ou de loisirs conventionnels, de rencontres professionnelles de l'industrie phonographiques,
ou encore d'événements organisés dans la plus parfaite tradition de la « variété française » (habillés
1 Le réalisateur britannique Michael Powell (1905-1990), connu notamment pour le très controversé Peeping Tom
(1960), a tourné sont premier long métrage The edge of the world (1937) sur l'île de Foula en Shetland. Le titre de ce
film est traduit en français par L'angle du monde, mais cette formule signifie plutôt l'extrémité ou le bord du monde.
4
pour l'occasion des phares de la télé-réalité). À cet égard, la scène musicale shetlandaise pouvait
constituer une source potentielle de confusion pour mes recherches doctorales, du fait précisément
de la bienveillance avec laquelle je l'aborderais.
En effet, de nombreux aspects de ce terrain potentiel m'intriguaient : les ambiances singulières des
tavernes et des community halls, les bizarreries du jeu de violonistes locaux confirmés, la virtuosité
de certains jeunes joueurs de fiddle. Au-delà des marins de passage et des travailleurs du secteur
pétrolier, l'archipel accueille quantité d'artistes : musiciens, mais aussi peintres, dessinateurs,
photographes, écrivains – et ce notamment du fait d'une politique culturelle volontariste (que
j'examinerai en détail dans la première partie). Et malgré l'isolement géographique on observe donc
des brassages culturels inattendus, également dûs au fait que la population shetlandaise a
historiquement compté une proportion significative de marins au long cours, qui rapportaient de
leurs voyages de nombreuses influences – comme en témoigne un goût prononcé pour le country
and western nord américain. Du fait de l'expérience et de la connaissance que j'en avais acquise, la
scène culturelle locale m'importait donc personnellement, en tant que spectateur et « usager ». J'y
voyais aussi des liens directs avec certaines réflexions menées dans le cadre de ma thèse et de mes
recherches antérieures.
L'hypothèse de survivances de formes d’organisation culturelle préindustrielles dans les zones
périphériques telles que Shetland me semblait tout particulièrement intéressante à étudier. Les
observations informelles que j'avais pu effectuer au cours des deux séjours tendaient à indiquer que
les dispositifs de séparation entre spectateurs et artistes – caractéristiques de l'industrialisation
culturelle – était considérablement atténués, ou « poreux ». Ceci était probant dans les concerts et
autres représentations culturelles auxquels j'avais assisté. D'ailleurs, ce dernier terme posait
problème en soi, car en des lieux tels que Da Lounge Bar2 de Lerwick, ne s'agissait-il pas au fond
davantage de « participer » que d' « assister » à une performance ? Quand bien même le
« spectateur » ne maîtrisait pas les codes permettant a priori de prendre part au chant, à l'exécution
musicale ou aux danses (ce qui était évidemment mon cas), celui-ci était « pris en main » et guidé
avec une vigueur certaine, par des individus qui semblaient jouer un rôle d'entraîneurs et formateurs
ad hoc. Que penser en outre du mélange inter-générationnel qui caractérisait les sessions
musicales ? Ces expériences me laissaient songeur. Elles tranchaient en effet vivement avec ce que
j'observerais, dans les salles de concert, au cours de mes enquêtes sur les scènes musicales
alternatives bordelaises où, malgré la présence d'un fort discours « anti-industrie », la participation
du public se limitait à des applaudissements, des vociférations, à une activité gestuelle et physique
généralement faible, ponctuée dans de rares cas par des pogos3 isolés.
Vers un premier projet de recherche
Je n'ai pas été en mesure de vérifier ces hypothèses dans le cadre de mes recherches doctorales,
2 Taverne ancienne située dans le centre ville de Lerwick et reconnue pour ses « sessions musicales » hebdomadaires.
3 Sorte de danse consistant, une fois hissé horizontalement au-dessus de la foule, à se laisser périlleusement porter par
celle-ci, puis à retomber dans des conditions tout aussi imprévisibles.
5
notamment du fait du coût de la mise en place d'un « terrain shetlandais », mais dans la conclusion
de ma thèse j'y fais explicitement référence. J'évoque les caractéristiques des événements culturels
que j'avais observées, l'importance de la manne pétrolière pour les politiques culturelles locales,
ainsi que la jeunesse relative de la population shetlandaise. Et j'affirme : « de la même façon qu’on
peut tirer des enseignements significatifs à propos des “musiques actuelles” en focalisant sur ses
“marges”, il paraît tout aussi judicieux d’interroger cette exception géographique qu’est la
périphérie pour considérer en quoi elle peut permettre d’affiner notre connaissance globale de
l’industrie musicale. » (Matthews, 2006 : 517). Le projet de recherche que j'esquissais là constitue
un second élément significatif de ce background changeant dans lequel prennent racine les travaux
qui ont conduit à la présente étude.
La proposition de cette recherche post-doctorale avait alors plusieurs objectifs. Il s'agissait
effectivement de prolonger les travaux que j'avais menés durant plus de trois ans – principalement
sur les scènes musicales alternatives bordelaises, mais également à partir d'incursions dans des
zones moins marginales de l'industrie musicale – afin de vérifier dans quelle mesure mes
conclusions concernant la structuration et les fonctions idéologiques des « musiques actuelles »
pouvaient être confirmées ou infirmées, raffinées ou révisées, dans ce que je percevais au fond
comme une sorte de hinterland de l'industrie culturelle.
D'une part, cette visée me permettait, en principe, de conjurer quelque peu le « négativisme » de ma
thèse, de contrer les critiques formulées par certains membres de mon jury de soutenance : mes
conclusions ne laissaient aucun espoir face aux logiques industrielles ? Les acteurs sociaux étaient
dépourvus de toute marge de manœuvre ? J'accordais alors une petite chance à la « possibilité de
placer l’acte culturel hors de l’écrasant “Étant” du capital » – pour reprendre l'heureuse formule de
Frederic Jameson (1991 : 86).
D'autre part (et de façon nettement plus prosaïque), il m'importait, à l'issue de ces trois années
durant lesquelles ma sécurité matérielle avait été assurée par une allocation de recherche
ministérielle, de « rebondir » vers un nouveau projet, vers une nouvelle source de financement de
mes activités de jeune chercheur. Durant cette période j'avais commencé à nouer des contacts avec
l'équipe du Shetland Arts Trust, l'organisme chargé de l'implémentation des politiques culturelles
locales. Je connaissais l'existence du projet de construction d'un important équipement culturel dans
la capitale Lerwick (qui allait devenir le creative industries hub dont il sera notamment question au
chapitre A.3.). J'étais conscient qu'un certain nombre d'acteurs locaux s'efforçaient de redéfinir les
politiques culturelles et d'impulser de nouvelles « dynamiques » socio-économiques, et je
pressentais par conséquent que des recherches sur le potentiel des industries culturelles locales
pourraient susciter l'intérêt de ces décideurs4.
En avril 2006, je soumis donc au Shetland Arts Trust un projet d'étude de douze pages, intitulé
Shetland music : past, present, future – an applied research program. Ce texte s'appuyait sur
4 La commande, par le Shetland Arts Trust, du rapport de Christine Hamilton et Adrienne Scullion, Study on the impact
of cultural development on Shetland (Centre for Cultural Policy Research, Université de Glasgow, 2004) me semblait
constituer une preuve supplémentaire de cet intérêt grandissant.
6
l'hypothèse susmentionnée de la survivance de formes culturelles « folk » et définissait trois axes :
comprendre l'héritage culturel et musical des îles et en quoi celui-ci détermine la situation présente ;
fournir une étude qualitative et quantitative approfondie de la scène musicale locale et de sa relation
avec l'industrie musicale en général ; contribuer au développement de la musique shetlandaise par
des propositions en matière de politiques publiques. Je reconnais aujourd'hui que ma proposition
avait un caractère assez fantaisiste.
Le portrait que j'y dressais d'une scène musicale « vibrante et indépendante », caractérisée par « la
qualité, l'engagement et la participation communautaire » était – je l'avoue – largement inspiré par
les présentations élogieuses que l'on trouvait dans les documents promotionnels du Shetland Arts
Trust lui-même. Lors de ma troisième visite en Shetland, en juin de la même année, l'expérience que
j'eus au festival Flavour of Shetland était celle d'un événement culturel typiquement artificiel. Avec
ses figurants déguisés en vikings et ses concerts showcase de muciens locaux certes talentueux,
mais nettement séparés du public, cette manifestation semblait pleinement participer d'un folklore
réchauffé pour touristes – d'autant qu'elle coïncidait avec l'étape à Lerwick d'une importante course
à la voile.
Comme je l'ai déjà signalé, ces différents éléments sont livrés de façon à illustrer l'évolution du
contexte dont est originaire la présente étude. Il faut reconnaître le caractère hybride et assez peu
réaliste de ce projet initial d'une recherche exclusivement centrée sur l'industrie musicale, intégrant
à la fois un approfondissement et une discussion critique de certaines propositions clefs de ma
thèse, et en même temps suffisamment « appliquée » pour présenter un intérêt stratégique à certains
décideurs politiques locaux. En tout état de cause, le texte envoyé au Shetland Arts Trust s'efforçait
de relier une série d'objectifs (et d'impératifs) assez peu conciliables. 5 La problématique générale
partait certes de la question : « Comment certaines zones géographiques ou certaines configurations
singulières échappent ou s'efforcent d'échapper à l'industrie culturelle ? » Mais elle semblait
renoncer aux exigences de l'approche critique que j'avais définies dans ma thèse, en s'orientant
implicitement vers la notion de « développement territorial », dont il convient de reconnaître le
caractère consensuel et peu compatible avec une critique radicale des « médiations idéologiques »
du capitalisme.
De nouvelles opportunités
Dans les faits, ces contradictions-là n'ont pas été mises à l'épreuve ; mon recrutement à l'Université
Paris 8, à l'automne 2006, a ôté toute nécessité d'entreprendre des recherches post-doctorales sur ces
bases. Au cours des quatre années qui suivirent, mes recherches se sont orientées principalement
vers deux nouveaux objets : l'émergence du web collaboratif et le développement des industries
créatives. Je continuais toutefois à surveiller les évolutions en cours en Shetland. À ce titre, il
convient de signaler l'importance, pour la présente étude, du projet de cinéma et de centre culturel
dont la conception initiale remonte au début des années 2000 (sa construction commença en 2009).
5 Cette proposition passait en outre à côté de différentes approches théoriques du développement territorial.
7
Le dessein de cet équipement fut progressivement transformé en celui de creative industries hub –
espace de diffusion musicale, cinématographique et artistique, mais également aire de production et
de formation à l'audiovisuel et aux arts numériques. Son budget fut également considérablement
augmenté, et le projet, devenu celui d'un véritable lieu de vie, prit le nom de Mareel.
Ces évolutions ne pouvaient que susciter ma curiosité, d'autant que, dès 2006, j'avais eu accès aux
plans architecturaux initiaux du projet d'équipement culturel. Courant 2010, je décidai de
« réanimer » le projet d'une mission de recherche en Shetland, cette fois-ci en lien plus étroit avec le
Shetland Arts Trust (devenu entre temps « Shetland Arts »), en proposant à ces derniers une étude
sur l'impact des industries culturelles et créatives en zone périphérique, via une étude de cas portant
sur Mareel. Ce travail devait notamment fournir une analyse des usages de l'équipement durant les
six premiers mois de son ouverture au public (programmé pour le printemps 2011).
L'existence du creative industries hub et la date butoir de son lancement facilitèrent par ailleurs les
négociations avec mon UFR de rattachement, dont les instances dirigeantes devaient m'accorder un
aménagement d'emploi du temps pour me permettre justement de séjourner en Shetland durant cette
période. Mareel fournissait ainsi un objet de recherche tangible à ce qui, sinon, ne constituait qu'un
projet assez vague, tant vis-à-vis de Shetland Arts que pour mes collègues de Paris 8. Pour les
premiers, ma présence était justifiée dans la mesure où j'allais leur fournir un audit des usages,
tandis que pour les seconds, cette recherche serait pleinement inscrite dans les travaux que j'avais
menés sur le web collaboratif et la culture participative, ainsi que sur le développement des
industries créatives.
Les transformations du contexte de mes travaux avaient donc impliqué une série de redéfinitions du
projet de départ. Celui-ci fut encore une fois modifié suite à l'enlisement de la construction de
Mareel au cours de l'hiver 2010-11. En arrivant en Shetland au printemps 2011, je compris
rapidement que l'étude des usages n'allait pas pouvoir se dérouler comme prévue : l'ouverture de
Mareel n'aurait pas lieu avant l'automne suivant, au mieux. Cette nouvelle aurait pu apparaître
comme un revers significatif. Mais comme convenu, Shetland Arts m'accueillait et me fournissait
un bureau équipé à partir duquel je pouvais mener mes enquêtes. De fait, l'agenda que cette
organisation pouvait déployer vis-à-vis de mes recherches n'avait plus vraiment lieu d'être. Je
trouvais là l'occasion d'une réévaluation salutaire des objectifs de l'étude et la possibilité de clarifier
enfin sa problématique.
8
2. Les objectifs fluctuants de l'étude ; vers une problématique stable
Exigences et écueils du projet initial
Dans la conclusion de ma thèse, j'avais formulé une série de propositions épistémologiques qui, en
toute logique, devaient être retranscrites dans le projet initial que j'avais imaginé pour une recherche
post-doctorale sur le « terrain shetlandais ». Il me semble utile de revenir brièvement sur ces
réflexions qui ne pouvaient que nourrir les objectifs alors assignés à ce projet.
Premièrement, je proposais de mettre en place des formes inédites de recherche appliquée,
permettant de déceler les représentations idéologiques émanant aussi bien des institutions dans
lesquelles les recherches elles-mêmes seraient élaborées, que des organisations et structures
étudiées, au sein des industries culturelles.
Deuxièmement (et par conséquent), il me semblait judicieux de prendre en compte la formation et
les pratiques professionnelles des différents médiateurs culturels (promoteurs, tourneurs,
producteurs et éditeurs phonographiques, journalistes culturels, professionnels des agences de
développement culturel, etc.), en impliquant ces derniers au travers de ces nouvelles formes de
recherche appliquée, de façon à ce qu'ils puissent questionner leurs propres fonctions au sein de
processus idéologiques et socio-économiques structurants des industries culturelles.
Troisièmement, je suggérais de procéder – sur des terrains circonscrits – à un examen des demandes
sociales existantes en matière de production et de consommation musicales, et de l'aide financière et
logistique fournie par les institutions publiques ou para-publiques. Il s'agissait notamment d'évaluer
les contributions de ces dernières au développement d'émergences sous-culturelles6 dans un premier
temps, puis à la transition de ces dernières vers la culture mainstream7.
Ces propositions ont été formulées explicitement pour servir de balises aux recherches que j'allais
mener suite à la thèse, qu'il s'agisse de travaux collectifs ou conduits à partir de mon initiative
propre. Si on les rapporte aux trois axes définis dans le projet soumis alors au Shetland Arts Trust, il
6 La notion d'émergence sous-culturelle est inspirée des travaux de Raymond Williams pour qui le terme « émergent »
renvoie aux nouvelles significations et valeurs, aux nouvelles pratiques et expériences que la culture dominante
s'efforce d'intégrer mais dont la caractéristique principale reste le potentiel oppositionnel vis-à-vis de cette dernière
(Williams, 2005 : 41). Dans des configurations de crise socio-économique majeure, ce potentiel se verrait renforcé par
ce que Williams nomme les « cultures résiduelles » : « Dans les failles (…) d'une phase spécifique d'une culture
dominante, il se produit alors un mouvement de retour vers ces significations et valeurs qui furent créées au sein de
sociétés réelles dans le passé, et qui semblent encore être porteuses dans la mesure où elles représentent des champs de
l'expérience, de l'aspiration et de l'accomplissement humains, que la culture dominante sous-estime ou combat, ou ne
peut même pas reconnaître. » (Williams, 2005 : 42) Traduction de l'auteur.
7 Ici mes réflexions renvoyaient aux travaux de David Buxton soulignant le rôle potentiellement émancipateur de l’État,
face aux tendances dominantes des industries culturelles, permettant de protéger et de soutenir les sous-cultures
musicales : « En établissant une infrastructure qui permet l’expression des éléments dynamiques de la société civile que
sont les subcultures, l’État garantit un espace social, un ancrage concret, pour la création de la culture populaire et la
réinvention de la vie quotidienne, permettant ainsi à la culture d’être vécue sous des formes autres que la consommation
atomisée » (Buxton, 1985 : 219).
9
devient manifeste que ce dernier comportait ce qu'on appellerait en anglais un hidden agenda. La
proposition du premier axe, consistant à produire une « généalogie » de la scène musicale
shetlandaise, intègre mes réflexions concernant les hypothétiques survivances de formes
d'organisation pré-industrielles – ces « cultures résiduelles » qu'évoque Raymond Williams (2005).
De fait, elle est relativement dénuée d'ambiguïté.
Mais les ambitions des deux autres axes – une étude de la scène musicale locale, de sa relation avec
l'industrie musicale, puis des préconisations pour son développement ultérieur, en termes de
politiques culturelles – peuvent être mieux comprises à la lumière des propositions
épistémologiques susmentionnées.
Ce projet visait donc tout d'abord à vérifier dans quelle mesure la situation shetlandaise était
réellement génératrice d'émergences sous-culturelles singulières qui, en évitant potentiellement la
transition vers le mainstream (à la fois du point de vue de leur production que des usages qu'elles
généraient), échappaient au processus d'industrialisation et constituaient de facto une exception par
rapport aux tendances dominantes de l'industrie musicale (et un point d'appui dans une lutte contre
ces dernières et en faveur d'authentiques formes culturelles populaires). Je n'imaginais toutefois pas
que cette scène musicale puisse fonctionner en complète autarcie ; d'où la nécessité d'étudier ses
rapports « avec l'industrie musicale en général », c'est-à-dire d'une part, sur le plan structurel, ses
relations avec les institutions de la filière de la production musicale en Grande Bretagne (et au-delà)
et, d'autre part, la prégnance de ces « médiations idéologiques » entre le système socio-économique
dans son ensemble et les usages individuels ou collectifs de la musique sur ce terrain spécifique.
L'hypothèse qui se dessinait à ce niveau était que ces médiations pourraient être plus ténues que sur
les scènes musicales de régions centrales que j'avais jusqu'alors étudiées.
Pour mener à bien une telle investigation, la coopération des médiateurs culturels locaux me
semblait évidemment nécessaire – d'où l'ambition de me servir du Shetland Arts Trust comme porte
d'entrée vers cette scène locale. Mais plus fondamentalement, il s'agissait, en suivant la deuxième
proposition épistémologique, d'associer les différents acteurs et usagers de la scène musicale locale
à un travail de réflexion autour des fonctions qu'ils remplissaient eux-même – délibérément ou de
façon tout-à-fait inconsciente – face aux processus idéologiques et socio-économiques structurants
de l'industrie culturelle. Cette « forme inédite de recherche appliquée » devait enfin déboucher sur
des préconisations concrètes, en direction des décideurs publics locaux, afin d'élaborer et/ou de
renforcer des dispositifs de soutien à la scène musicale qui contribueraient à préserver
l'indépendance relative des émergences sous-culturelles insulaires vis-à-vis des processus
d'industrialisation classiques.
En définitive ce projet s'apparentaient donc à une forme de recherche-action qui devait toutefois
compter avec au moins deux écueils majeurs : l'ambiguïté de sa présentation face aux acteurs
sociaux concernés (dont il était implicitement sous-entendu qu'ils « découvriraient » les objectifs du
projet en même temps qu'ils « se découvriraient » comme agents dans une lutte pour la défense de
la singularité et de la culture populaire) ; la fragilité des appuis factuels sur lesquels s'élevait son
hypothèse centrale, concernant la singularité des émergences sous-culturelles shetlandaises et la
permanence de formes d'organisation pré-industrielles (sans parler du caractère potentiellement
10
réifié – et réifiant – des notions mêmes d' « émergence sous-culturelle » et de « transition vers le
mainstream »).
Les objectifs du projet initial peuvent être ainsi résumés :
1. Comprendre comment certaines zones géographiques ou configurations singulières
échappent aux logiques dominantes de l'industrie culturelle.
2. Élaborer des outils de recherche permettant de contribuer à ces processus d'évasion.
D'un changement de question
Au cours des quatre années qui suivirent cette première ébauche d'un projet shetlandais, ces deux
questionnements sont progressivement passés au second plan de mes préoccupations de recherche.
Au contact de chercheurs comme Philippe Bouquillion, Éric George, Bernard Miège, Pierre Mœglin
ou Philip Schlesinger, mes travaux se sont déplacés du seul terrain de l'industrie musicale vers la
question des mutations des industries culturelles dans leur ensemble ; les rapports entre ces
dernières et le web collaboratif ; la critique des notions de culture participative, d'industries
créatives ou d'économie créative. Sans renier les apports de la théorie critique de l’École de
Francfort, je me rangeai plus volontiers aux perspectives analytiques de la socio-économie des
industries culturelles – a priori moins intéressées par les problématiques de l'aliénation ou de
l'émancipation que par des questions telles que la structuration des filières industrielles, l'évolution
des processus de production ou de valorisation des biens culturels.
Je n'avais toutefois pas tiré un trait définitif sur la question des logiques de création, de production,
de diffusion et d'usage alternatives (voire oppositionnelles), vis-à-vis des processus idéologiques et
socio-économiques structurants des industries culturelles. En témoignent certains travaux réalisés
autour du phénomène du crowdfunding de musique live, à partir de 2010. Dans un article intitulé
« Les recherches critiques appliquées dans le champ des TICN : chimère ou percée ? » Jérémy
Vachet et moi-même relatons en détail l'expérience acquise au cours d'un programme de recherches
qui visait notamment à accompagner la mise en place d'une plateforme web expérimentale au sein
de la filière du spectacle vivant (Matthews, Vachet, 2014c). Cet article illustre les limites d'une
démarche de recherche critique appliquée : la difficulté de faire reconnaître la validité d'un
dispositif de médiation numérique alternatif auprès d'institutions et de financeurs publics, le risque
de « contagion » ou de compromissions idéologiques au contact d'acteurs industriels « partenaires »
de la recherche, etc.
À cet égard, si les trois propositions épistémologiques issues de la conclusion de ma thèse semblent
conserver une certaine pertinence, elle me paraissent en même temps extrêmement naïves,
sous-estimant la force des représentations idéologiques dominantes, aussi bien parmi les acteurs des
industries culturelles (petits ou grands, dirigeants ou exécutants), les organismes et officines des
politiques publiques, qu'au sein même des institutions où s'élaborent les recherches en sciences
sociales.
Ces quelques réflexions sur mon parcours de recherche permettent de présenter le contexte
11
théorique dans lequel se situaient mes travaux, fin 2010, lorsqu'il a fallu consigner par écrit le
« cahier des charges » de la mission qui allait se concrétiser au printemps suivant – et notamment
fournir un résumé des enquêtes que j'allais effectivement mener, aussi bien aux partenaires de
Shetland Arts qu'à mes collègues du Cemti.
À ce stade, en effet, les interrogations initiales, portant sur la résistance face aux logiques
dominantes des industries culturelles, ont été remplacées par un questionnement dual, a priori
nettement plus consensuel :
1. Comment les industries créatives, et les discours sur ces dernières, participent au
développement économique et social d'un territoire périphérique ?
2. Quelles sont les spécificités d'une zone périphérique du point de vue du déploiement des
industries créatives (qu'il s'agisse de leur implantation et de leur rayonnement effectifs, ou
de la mobilisation, par certaines catégories d'acteurs, de discours structurants sur la place et
le potentiel de ces industries) ?
Au moins trois facteurs peuvent contribuer à expliquer cette importante révision de la question
initialement posée.
Le premier tient à la posture nettement plus « réaliste » que j'adoptais au cours de ces quatre années,
à ces évolutions de mes ambitions de chercheur critique que j'ai déjà évoquées. Avec le recul, il me
semble que la période consacrée à mes recherches doctorales a été marquée par une certaine naïveté
(dont les préconisations épistémologiques susmentionnées ne sont qu'une des nombreuses
manifestations). Ces recherches ont été menées dans un isolement quasi monacal (hormis le temps
des enquêtes empiriques). Je ne sollicitais qu'épisodiquement ma directrice de recherche et
fréquentais peu d'autres doctorants ; un seul partageait avec moi des éléments communs du point de
vue des terrains étudiés. Dans ma solitude, tempérée tout de même par la participation à des
recherches collectives dirigées par André Vitalis, n'étais-je pas en proie à des « illusions de
grandeur » ? Ceci transparaît notamment dans la troisième partie de ma thèse, où j'écris par
exemple : « À même d'illustrer en quoi l'industrie musicale constitue un sous-système de la totalité
sociale, l'approche critique suppose nécessairement un travail de sabotage méticuleux de celle-ci. »
(Matthews, 2006 : 489).
Dans les mois qui ont suivi la soutenance de ma thèse, au contact de nouveaux collègues à Paris 8 et
exerçant désormais une pleine charge d'enseignement, l'élan de cette « grande mission » laissa place
à des formes de résignation. Les cinq cents pages de ma thèse étaient désormais accessibles au
public, stockées sur le serveur de l'Observatoire des mutations des industries culturelles, aux côtés
d'autres travaux semblables. Cette « affectation » ne semblait que redoubler leur impuissance
flagrante, face aux forces qui y étaient dénoncées. J'éprouvais de la difficulté, voire une
impossibilité pour transmettre les conclusions de mes recherches à travers mon activité
d'enseignement. Mes propositions épistémologiques en vue d'une approche critique réactualisée
furent peu à peu laissées de côté dans mes propres travaux. Cette réserve a sans doute été accrue par
l'échec relatif du programme de recherche critique appliquée sur le live collaboratif.
En second lieu, je précise que durant toute cette période j'ai continué ma veille sur les évolutions en
12
Shetland, tout en séjournant de nouveau dans les îles à plusieurs reprises. J'ai alors pris pleinement
conscience de la place significative qu'occupaient d'autres contenus culturels que la seule musique
pour la définition d'une éventuelle identité culturelle8 shetlandaise. Je mentionnerai en particulier la
littérature et la poésie (souvent en dialecte et dont certains commentateurs contemporains aiment à
retracer la généalogie, jusqu'aux sagas vikings), le textile (les motifs shetlandais sur tricot de laine,
et notamment le style particulier de Fair Isle, sont l'objet d'une fierté au moins égale à celle que
suscite la musique shetlandaise), mais également la photographie. Sur un autre registre, la presse
semblait également tenir une place de choix dans le panorama des industries culturelles locales : la
consommation proportionnellement très importante et la qualité graphique et éditoriale des
hebdomadaires imprimées en attestent, tandis que le journal The Shetland Times, lancé en 1872,
peut se targuer d'avoir été le premier quotidien régional à proposer une version en-ligne, dès 1996.
De plus, je notais l'importance de deux éléments désormais centraux dans les discours
promotionnels et institutionnels (notamment ceux en provenance de Shetland Arts) : l'accent mis sur
les arts numériques (voire plus largement sur « le » numérique), puis le développement d'un
discours de plus en plus construit autour des industries créatives comme solution de reconversion
pour l'économie locale, couplé d'une critique de la dépendance vis-à-vis du pétrole. Ce discours
coïncidait avec le lancement du chantier de construction du creative industries hub, Mareel, en
2009. Il fut bientôt question de projets de tournage et de montage de longs-métrages en Shetland, et
d'une chaire d'industries créatives au Shetland College (l'antenne locale de l'université des
Highlands and Islands). Pendant ce temps, les médias nationaux relataient l'arrestation, à Lerwick,
d'un jeune hacker de dix-huit ans, utilisant l'avatar Topiary (et membre des groupes Anonymous et
LulzSec), impliqué dans des attaques contre des cibles aussi diverses que The Sun, la CIA, le Sénat
américain ou le groupe transnational Sony. Subitement, Shetland semblait beaucoup moins « au
bord du monde ».
Ce constat tenait également de l'inscription de mes recherches au sein de la socio-économie des
industries culturelles, troisième facteur qui explique la révision de la question intervenue à cette
période. En effet, les travaux auxquels j'avais été associé entre 2006 et 2011 avaient visé deux
principaux objets, en poursuivant l'étude des mutations des industries de la culture et de la
communication entamée au cours des années 1980 sous l'impulsion de chercheurs tels que Bernard
Miège, Pierre Mœglin, Gaëtan Tremblay, etc.
D'une part, ils développaient l'hypothèse d'une nouvelle étape de l'industrialisation culturelle que
l'émergence du web collaboratif – au début des années 2000 – viendrait renforcer, à la fois
structurellement et idéologiquement (Bouquillion, Matthews, 2010). Dans cette optique, le web
8 L'emploi de ce terme ne va pas de soi – notamment lorsqu'on a étudié les travaux de Theodor Adorno. Sa polysémie
laisse courir le risque d'un glissement de l'insaisissable singularité vers l'identification abstraite et brutale. Néanmoins,
dans le contexte shetlandais, et auprès des personnes interrogées, écoutées, ce terme fait sens. Je l'utiliserai donc, en
m'inspirant d'une réflexion de Denis Chevallier et Alain Morel – éthnologues qui écrivent, à propos de la notion
d'identité culturelle : « Elle désigne aussi bien ce qui perdure que ce qui distingue et ce qui rassemble. Elle s'applique à
l'individu comme à des groupes. Elle ne se conçoit que comme la combinaison d'éléments très hétérogènes. Elle
s'éprouve et se manifeste en des figures sélectionnées en fonction des contextes. Elle se modifie avec l'évolution des
rapports sociaux et des appartenances. Ambiguë enfin, elle peut être tour à tour tue et affirmée. » (Chevallier, Morel,
1985 : 3)
13
collaboratif et ce que certains chercheurs considèrent comme une nouvelle « culture participative »,
basée sur l'appropriation des TICN (Jenkins, 2006 ; Deuze, 2007), s'apparenteraient à des leviers
clefs pour le maintien et le déploiement du capitalisme dans sa forme actuelle.
D'autre part, ces recherches interrogeaient le succès et les soubassements des notions d'industrie et
économie créatives. L'élaboration d'une « théorie critique des industries créatives » constituait ainsi
l'objectif d'un programme de recherche financé par l'ANR et dirigé par Philippe Bouquillion, auquel
je fus associé de 2009 à 2013. En résumé, les travaux auxquels je pris part visaient à questionner le
développement de ces notions en tant que symptômes de cette industrialisation accrue de la culture
et de la communication. Ils s'appuyaient à ce titre sur des recherches effectuées plusieurs années
auparavant, en Grande Bretagne, par des chercheurs comme Nicholas Garnham (2005) ou Philip
Schlesinger (2007), qui formulaient deux importantes observations.
D'une part, la notion d'industries créatives est discutable du fait de l'hétérogénéité des filières qu'elle
regroupe : en plus des industries culturelles « classiques » (filières audiovisuelle, musicale,
cinématographique, presse et édition) ce terme renvoie à des activités telles que le marché de l'art,
la mode, le marketing, l'architecture, la publicité, l'artisanat d'art, le design, le graphisme, voire le
tourisme ou la gastronomie. Sans entrer dans une discussion des phénomènes et tendances qui
concourent à la relative homogénéité des industries culturelles « classiques », il est important de
préciser que pour les travaux de socio-économie critique, cette assimilation de filières diverses
constitue l'occasion d'un brouillage statistique qui est tout sauf neutre. Elle gonfle délibérément le
secteur « créatif » qui en résulte et produit l'impression que le développement de ces industries
pourrait offrir un scénario de « sortie de crise » et un avantage compétitif pour les économies
occidentales fortement désindustrialisées, dans leur lutte face aux BRIC et autres économies
émergentes. La notion d'économie créative ne fait au fond que prolonger cette représentation, en
attribuant à ces filières la position centrale de catalyseurs d'innovation, au sein d'une réorientation
post-industrielle à l'échelle mondiale (Bouquillion, 2012).
Pleinement inscrite dans une vision de la globalisation où la créativité doit être mise au service du
combat économique, la doctrine des industries créatives implique également des transformations
des politiques culturelles publiques – que la Grande Bretagne fut l'un des premiers pays à formaliser
sous l'égide des gouvernements néo-travaillistes de Tony Blair, à partir de 1997. En effet, en
attribuant à ces diverses filières un rôle vital dans la compétition globale, les logiques de
financement et de soutien publics aux activités créatives devaient viser la capacité présumée ou
réelle de ces dernières à générer de la croissance économique, par l'exportation, la création
d'emplois et les rentes issues de droits de propriété intellectuelle. Dès lors, l'attribution d'aides ou de
subventions aux producteurs culturels ne pouvait se baser sur des critères de développement social
et humain (comme cela avait été en grande partie le cas dans les politiques culturelles des pays
occidentaux depuis la fin de la seconde guerre mondiale) mais exigeait au contraire que ces agents
apportent la preuve de leur efficacité économique, s’alignant ainsi sur le modèle des politiques
publiques industrielles (Galloway, 2008). À cet égard, le développement des industries créatives
coïncide effectivement avec un processus plus général de marchandisation et de rationalisation
accrues, et participe ainsi pleinement de cette nouvelle étape de l'industrialisation culturelle évoquée
14
plus haut.
Derniers préparatifs
Ces trois facteurs permettent de situer et de mieux comprendre les causes de la révision de la
question opérée courant 2010 par rapport au projet de recherche en Shetland. Ils ne rendent
toutefois pas compte des ultimes réflexions qui ont conduit à délimiter les objectifs et la
problématique de la présente étude. Au printemps 2011, alors même que commençait mon séjour de
cinq mois aux îles Shetland9, je m'interrogeais encore sur la pertinence d'un travail consistant à
« tester » empiriquement les apports récents de la socio-économie critique des industries culturelles,
à examiner en quoi les processus de production, de diffusion et de consommation culturelles
propres à ce terrain particulier validaient ou au contraire infirmaient les principales conclusions
susmentionnées.
Comme à d'autres moments au cours de la genèse de ce travail singulier, mon hésitation quant à ses
objectifs était en partie liée à la question des « destinataires » des conclusions de cette recherche.
Cette étude serait-elle adressée à un lectorat académique au sens large ? Ou avait-elle vocation à
s'insérer, en tant que working paper, parmi les rendus du programme ANR « Vers une théorie
critique des industries créatives » (et dans ce cas ne serait-elle a priori lue que par des collègues
travaillant sur ces mêmes questions) ? Devais-je l'orienter davantage vers des chercheurs travaillant
dans le champ des island studies (avec qui j'étais désormais en contact, ayant répondu à un appel à
communication en vue d'une conférence qui – pure coïncidence – allait se tenir, l'année suivante, en
Shetland) ? Était-il opportun de publier les résultats de mon travail en anglais, à destination d'un
large lectorat shetlandais ? Ou enfin, celui-ci devait-il plutôt s'orienter vers un lectorat shetlandais
directement concerné par la question des industries créatives (acteurs culturels, décideurs politiques
et économiques), voire prendre la forme d'un rapport plus confidentiel, adressé uniquement à
Shetland Arts ?
Plusieurs lectures constituèrent, enfin, de nouvelles sources de réflexion concernant la question des
industries créatives dans les zones rurales et périphériques. En premier lieu, les travaux du
géographe australien, Chris Gibson, confirmaient ce que j'avais pu constater dans la grande majorité
des travaux fondateurs ou « suiveurs » sur les industries créatives, à savoir leur obsession avec la
thématique de la régénération urbaine :
Much has been written about the geography of creative industries such as film, music, design and
fashion, especially in the northern hemisphere. Frequently the focus has been on agglomerations or
clusters of activity in districts of major Western cities (…) One effect of this mass of academic work
9 Je souligne que mon départ s'est fait dans une certaine précipitation, étant donné que ma charge d'enseignement du
second semestre avait été « ramassée » sur une période de huit semaines et que je partais avec ma compagne et nos
enfants (dont un bébé de six mois), ce qui impliquait de régler rapidement une quantité de questions logistiques . Ceci
explique que la problématique de l'étude ne fût pas encore clairement définie dans les premières semaines sur place.
15
and policy making about creativity has been to shape a particular set of assumptions about where
creativity is located, where it is likely to emerge. 10 (Gibson, 2010 : 1)
François Debruyne et Emilie Da Lage évoquent de la même façon « une géographie des réseaux et
des flux qui placent les villes comme nœuds économiques mondiaux dans lesquels se concentrent
l’essentiel des capitaux et du pouvoir de décision y compris culturel. » (Debruyne, Da Lage, 2013)11
Ils rappellent à ce titre comment les travaux de Pierric Calenge sur la filière musicale dressent « le
portrait d’une industrie très métropolisée, concentrée en Ile de France pour les activités de
production (Calenge, 2002) » (ibid.) et signalent que le passage au numérique aurait accentué « la
concentration des centres de décision artistique dans les grandes métropoles mondiales, appuyée par
les politiques internationales de labellisation comme le programme de l’UNESCO des villes
créatives. » (ibid.) Toutefois les recherches menées et coordonnées par Chris Gibson (dans une
livraison de la revue Australian Geographer consacrée à « la créativité dans les lieux
périphériques ») montrent clairement les limites de cette concentration, notamment du point de vue
des travaux universitaires : « contemporary academic work on creativity has broadened and sought
to move beyond a now familiar set of cities where shorthand policy ideas (café culture, ‘the buzz’,
small firms co-located in refurbished warehouse ‘creative hubs’) have become clichéd. »12 (Gibson,
2010 : 3). D'après cet auteur quatre questions essentielles doivent désormais être posées.
Premièrement, quels défis spécifiques sont posés aux producteurs créatifs dans les zones
périphériques ? Deuxièmement, quelles relations existent entre les régions périphériques et les
zones centrales qui concentrent le pouvoir au sein des industries créatives et en quoi ces relations
sont affectées par des « problèmes d'image » ? Troisièmement, qu'advient-il de la singularité des
productions culturelles périphériques, notamment lorsqu'elles sont valorisées sur des marchés
internationaux ? – question proche de celle que pose le rapport Creative Economy and Cultural
Entrepreneurship in Rural Europe : « can creativity be enhanced or governed by policy tools in a
way that it does not harm or eventually quell the original creativity in rural areas? »13 (Suutari et al.,
2010 : 8). Enfin, sur le plan théorique, les recherches sur les industries créatives peuvent-elles être
rompre avec « a capitalist-orientated language of firms, growth, employment and export and instead
valuing the communitarian purposes to which creativity can be put »14 ? (Gibson, 2010 : 7-8).
Si je décidai d'intégrer à mes propres travaux ces observations et interrogations, c'est non seulement
parce qu'elles semblaient tout à fait pertinentes du point de vue de l'expérience et de la connaissance
10 Beaucoup a été écrit à propos de la géographie des industries créatives telles que le cinéma, la musique, le design et
la mode, surtout dans l'hémisphère nord. Ces travaux ont fréquemment focalisé sur des agglomérations ou des clusters
d'activité situés dans des quartiers de grandes villes occidentales. (…) Un des effets de cette masse de travaux
académiques et de décisions politiques concernant la créativité a été de façonner une série de présomptions sur la
localisation de la créativité, les endroits d'où elle est susceptible d'émerger.
11 Ce texte n'avait certes pas encore été publié ; j'y avais eu accès en tant qu'évaluateur.
12 Le travail académique contemporain sur la créativité s'est élargi et a cherché à s'étendre au-delà d'une suite familière
de villes où des succédanées d'idées politiques sont devenus de purs clichés (la culture des cafés, le “buzz”, les
micro-entreprises partageant des hubs créatifs à l'intérieur d’entrepôts réaménagés).
13 La créativité peut-elle être améliorée ou gouvernée par des politiques publiques d'une façon qui ne soit pas
préjudiciable à la créativité originelle des zones rurales ?
14 Une sémantique pro-capitaliste de l'entreprise, de la croissance, de l'emploi et de l'exportation, et au contraire, mettre
en valeur les objectifs communautaires auxquels contribue la créativité.
16
que j'avais alors du « terrain shetlandais », mais aussi parce qu'elles fournissaient d'intéressants
points d'articulation entre les objectifs du projet initial et ceux de la question révisée.
Les objectifs de la recherche à l'issue de cette période de réflexion supplémentaire (et suite aux
premières discussions informelles que j'avais eues, dans les semaines qui ont suivi mon installation
sur l'île en avril 2001, avec avec des membres de l'équipe de Shetland Arts, mais également avec
des habitants de l'île de Burra où j'habitais) peuvent se résumer ainsi :
1. Quel était le niveau d'imprégnation du discours (ou de la doctrine) des industries créatives
dans cette zone périphérique ?
2. Quelles discordances constatait-on entre la propagation de ce discours et la réalité locale,
notamment du point de vue de la situation socio-économique et des politiques publiques ?
3. Quelles relations cette configuration singulière entretenait-elle avec des tendances et
phénomènes plus généraux (analysés par ailleurs comme une nouvelle étape de
l'industrialisation culturelle) ?
Ainsi, la problématique arrêtée en mai 2011 s'apparente-t-elle à une sorte de medley des trois stades
de l'évolution du projet15. Par-delà les contingences symboliques et matérielles (dont il a déjà été
question, et qui ne seront pas occultées dans la suite du travail), ce texte découle fondamentalement
d'une interrogation sur la singularité ; celle de la chose étudiée – celle-là même qu'un marketeur
espère coincer par cet assemblage de mots « an archipelago of creative excellence » – et celle de ma
démarche de chercheur face à cette chose : dans quelle mesure ce travail réalise-t-il un objet de
recherche singulier ?
De cette combinaison d'interrogations découle l’organisation générale de ce texte. Une première
partie examine l'ampleur de l'exception shetlandaise en partant d'un aperçu des contextes historique,
géographique, socio-économique et politique dans lesquels s'inscrit mon objet de recherche. Une
seconde partie livre les principaux résultats factuels de mes recherches, s'agissant de la question
d'une identité culturelle proprement shetlandaise, et de la place des dites industries créatives au sein
de cette micro-société. Une troisième partie propose plusieurs niveaux d'analyse, en se rapportant
aux grandes questions théoriques évoquées ci-dessus et en proposant quelques éléments de
conclusion.
15 Quant au lectorat potentiel de ce texte, c'est une question que j'avais décidé, au printemps 2011, de laisser en suspens
et qui ne se repose finalement qu'aujourd'hui, à la rédaction de ce travail en vue de l'habilitation à diriger des recherches
– alea jacta est !
17
3. Les orientations méthodologiques
Dans la continuité des recherches menées pour ma thèse et durant les cinq années qui ont suivi, trois
principaux outils méthodologiques ont été utilisés pour les enquêtes empiriques en Shetland.
Premièrement, je me suis appuyé sur le recueil et le traitement de données secondaires (factuelles,
lorsqu'il s'est agi par exemple d'approfondir ma connaissance de l'histoire de l'archipel ; statistiques,
pour la compilation d'indicateurs démographiques ou socio-économiques). Ce travail de recherche
documentaire a nécessité la lecture d'un nombre considérable de rapports officiels émanant aussi
bien d'organismes nationaux (universités, institutions de développement économique britanniques
ou écossaises), qu'européens (définissant notamment les politiques en direction des îles
périphériques), ainsi que des documents produits par Shetland Arts ou par le Shetland Islands
Council (assemblée élue dont émane le gouvernement local), portant sur les politiques publiques
dans le domaine culturel (ou au-delà), leur évaluation et leurs révisions au cours des trente dernières
années. Les archives de publications locales telles que l'hebdomadaire The Shetland Times et les
mensuels The New Shetlander et Shetland Life ont également constitué une source significative de
données. Je me suis enfin appuyé pour la collecte de certaines informations, sur l'étude d'ouvrages
« annexes », d'essais ou de travaux littéraires, tels que les recherches de Tom Morton sur la musique
shetlandaise, le récit de voyage Between Weathers de Ron McMillan, le roman The Roost de Neil
Butler ou encore The Presentation of Self in Everyday Life d'Erving Goffman, issu en partie d'un
ethnographie réalisée en Shetland au début des années 1950. L'ensemble de ces sources diverses
figure dans la bibliographie de ce travail.
Deuxièmement, j'ai mené une quarantaine d'entretiens semi-directifs auprès d'acteurs politiques et
culturels locaux au sens large :
•
élus locaux ;
•
élus au parlement national ;
•
opposants politiques16 ;
•
leaders syndicaux ;
•
responsables et chargés d'affaires culturelles du gouvernement local ;
•
représentants d'agences de développement économique et territotial ;
•
responsables et salariés de Shetland Arts ;
•
représentants du Shetland College ;
•
autres formateurs spécialisés dans le champ culturel (musique, chant, peinture) ;
•
partisans (stakeholders) du projet Mareel et opposants notoires ;
•
entrepreneurs locaux et travailleurs des filières des industries créatives (architecture,
16 Ce terme peut à première vue paraître excessif. J'illustrerai en quoi il caractérise certains acteurs qui remettent en
cause – assez timidement, toutefois – un consensus politique particulier, qui se reflète notamment à travers la
domination du parti libéral (puis libéral-démocrate) dans le gouvernement des îles Shetland, depuis presque deux
siècles.
18
graphisme, littérature, journalisme, arts plastiques, photographie, audiovisuel, musique, arts
numériques, etc.) ;
•
membres d'associations de jeunes.
Chaque entretien a été enregistré et dure entre vingt-cinq et soixante-quinze minutes. Bien qu'ils
aient principalement été réalisés à Lerwick ou dans les alentours, j'ai également veillé à inclure dans
mon échantillon des acteurs basés dans des îles plus éloignées de la capitale shetlandaise : Fetlar,
Unst et Fair Isle. De plus, ces entretiens ont été complétés par un nombre considérable de
discussions plus informelles (et non enregistrées) avec des habitants de l'île de Burra où je
séjournais. La plupart ont eu lieu au Burra Community Hall, avec des personnes dont l'activité
professionnelle n'était pas directement liée aux filières des industries créatives, mais qui avaient
néanmoins souvent des avis tranchés sur les questions que je leur adressais, notamment en ce qui
concerne le projet Mareel qui, pour des raisons que j'expliciterai plus loin, a constitué une source
significative de débats, voire de querelles.
La grille d'entretien que j'avais élaborée était composée de deux parties, la première portant sur des
questions générales, la seconde focalisant sur Mareel. Hormis des questions supplémentaires
spécifiques à certains entretiens visant à recueillir ou à vérifier des données issues des recherches
documentaires, cette grille avait pour but d'amener l'interviewé à préciser :
•
ses fonctions ou activités ;
•
sa conception de la culture ou de l'identité culturelle shetlandaises ;
•
son appréciation de la place des industries culturelles dans les îles ;
•
son appréciation des défis posés à ces industries du fait de la situation périphérique ;
•
sa position vis-à-vis du discours des industries créatives ;
•
sa connaissance et sa conception de politiques publiques dans le domaine culturel ;
•
sa connaissance du projet Mareel ;
•
sa position vis-à-vis de ce projet ;
•
son appréciation de l'inscription de ce projet au sein du discours des industries créatives.
Je précise que s'agissant de termes clefs de cette grille – comme « identité culturelle », « industries
culturelles », « industries créatives », « zone périphérique » ou « développement (économique ou
social) » – j'ai systématiquement évité d'en fournir une quelconque définition, même lorsque c'était
expressément demandé par mes interlocuteurs. Mon approche consistait à laisser les interviewés
utiliser ces termes « comme ils l'entendaient », les combinant, les récusant parfois, ou en détournant
les acceptions courantes ou savantes. Cette remarque illustre la stratégie générale de cette partie de
mes enquêtes : celle-ci consistait en effet à limiter au maximum les éventuelles inhibitions que
certains interviewés pouvaient présenter face à un « spécialiste » de ces questions. Au contraire, en
me présentant avant tout comme un passionné des îles Shetland, un chercheur indépendant et
impartial, mandaté par aucune organisation locale ou extérieure, le but était de me faire aussi
« petit » que possible, afin d'encourager les interlocuteurs à exprimer librement leurs opinions et
expériences personnelles. Le choix de cette posture m'a souvent amené à feindre une certaine
19
naïveté, et parfois à des situations où je devenais moi-même l'objet de railleries paternalistes de la
part d'interviewés qui se sentaient en droit (ou en devoir) de m'expliquer comment fonctionne le
monde. Un jeu d'acquiescements mesurés, de reformulations interrogatives et de relances ciblées,
complétait ce travail intéressant, dont les résultats ont été d'une grande richesse pour l'analyse.
Le troisième outil méthodologique employé a été l'observation directe. Celle-ci a été pratiquée à
visage découvert (en insistant, dans les cas où ma présence suscitait de la curiosité, sur mon statut
de chercheur indépendant et passionné), dans une série de contextes relativement indépendants les
uns des autres :
•
Lors de réunions publiques telles que le Shetland Creative Industries Networking Event,
organisé par l'agence régionale de développement économique Highlands and Islands Enterprise,
ou les Mareel Stakeholders Meetings et visites du chantier auxquels j'ai pris part.
•
Lors de concerts de « musiques actuelles » au Burra Community Hall, aux makkin nights
traditionnels de l'Easthouse, à Burra, et dans le cadre du Shetland folk festival qui se tient chaque
année dans des salles situées à travers tout l'archipel au mois de mai.
•
Au cours d'une immersion de plusieurs jours sur l'île de Fetlar, où j'ai rencontré une serie
d'acteurs locaux liés au projet Brough Lodge, qui vise à implanter un complexe touristique et
culturel original.
Je précise enfin qu'au-delà de ces trois formes d'enquête « officielles » – de par leurs protocoles,
leurs objectifs, l'organisation pratique qu'elles requièrent 17 et le traitement subséquent de données
qu'elles impliquent – l'expérience de la vie courante en Shetland, durant cinq mois, a été l'occasion
de nombreux contacts humains riches en enseignements pour ce travail. Ma compagne et moi avons
loué une maison à Hamnavoe sur l'île de Burra. Un de nos enfants a été gardé par une assistante
maternelle, tandis que l'autre a été scolarisé. Nous avons ainsi fait la connaissance d'autres parents
et de nombreux shetlandais, aux origines sociales (et géographiques) diverses : marins pêcheurs ou
pilotes, exploitants agricoles, ouvriers et cadres piscicoles, enseignants, mécaniciens, travailleurs
municipaux, chauffeurs routiers, assistants de conservation, maçons, ornithologues... C'est
assurément aussi à travers les échanges quotidiens avec ces gens que s'est constitué mon « terrain
shetlandais ».
17 J'ai tenu, durant l'ensemble de ce séjour, un journal de recherches qui regroupe aussi bien les notes prises lors
d'entretiens ou d'observations, que des éléments épars de réflexion ou des coupures de presse, etc.
20
A. Une exception shetlandaise ? Esquisse du contexte
historique, géographique, socio-économique et politique
Interrogée sur sa conception de l'identité culturelle shetlandaise, la députée au parlement écossais
Jean Urquhart18 commença par s'exprimer spontanément en ces termes : « It seems to me that,
although Shetland likes to think it has always invested in its traditional music and culture, like the
rest of Scotland... like Scotland – I won't say say “like the rest of Scotland” because Shetland
doesn’t recognise being part of Scotland – I think there was clearly a resurgence in the 1970s and
80s. »19 Cette déclaration est intéressante parce qu'elle fait référence à deux décennies qui ont
effectivement été marquées par des changements économiques, sociaux et culturels significatifs,
mais surtout par le clin d'œil que fait cette femme politique avisée à une controverse vieille
maintenant de presque cinq siècles et demi : les îles Shetland font-elles véritablement partie de
l'Écosse, et par extension du Royaume-Uni ?
1. Des conséquences d'un système d'exploitation singulier
Pour comprendre les origines de ce débat, un brève évocation de l'histoire politique et économique
des îles est nécessaire. Occupé jusqu'au IXème siècle par les Pictes, l'archipel a ensuite été colonisé
par les Vikings, qui y introduisirent une forme d'organisation politique basée sur un parlement aux
pouvoirs législatif et juridique (le Thing ou Ting) (Fojut, 2006 ; Crawford, 2007). Au cours des
siècles qui suivirent, Shetland devint une dépendance de la couronne norvégienne ; quelques
seigneurs norvégiens se partageaient une partie des terres arables, mais s'intéressaient finalement
peu à ces îles inhospitalières et laissèrent de plus en plus de liberté aux habitants locaux, qui
continuaient de gérer leurs affaires à travers des assemblées locales souveraines et dans une relative
autarcie économique (Smith, 1996).
A partir de 1469, cette situation relativement paisible change brusquement, suite au mariage du roi
d'Écosse Jacques III et de Margaret, fille de Christian Ier, roi de Danemark et de Norvège. Leur
union avait pour but de pacifier les rapports jusqu'alors tendus entre ces deux royaumes, notamment
du fait de prétentions territoriales écossaises sur les anciennes colonies vikings qui cernaient
18 Jean Urqhuart a été élue députée à Holyrood pour la circonscription des Highlands & Islands, par le biais du scrutin
de liste régionale. Elle complète ainsi la représentation shetlandaise au parlement écossais, bien que le Scottish National
Party (SNP) dont elle était membre, n'ait recueilli que 12 % des suffrages exprimés dans l'archipel. En désaccord avec
le changement de position du SNP sur la question de l'armement nucléaire, Mme Urquhart a quitté ce parti l'année
suivante et siège désormais en tant qu'indépendante.
19 « Il me semble que même si Shetland aime penser que l'investissement dans la musique et la culture traditionnelles a
toujours été significatif, comme le reste de l'Écosse... comme l'Écosse – je ne dirais pas “comme le reste de l'Écosse”
car Shetland ne se reconnaît pas comme faisant partie de l'Écosse – il y a clairement eu une résurgence au cours des
années 1970 et 1980. »
21
l'Écosse (île de Man, Hébrides, Orcades, etc). Manquant de liquidités pour constituer la dot de sa
fille, Christian Ier imagina un système de « mise en gage » des Orcades et de Shetland. Celui-ci
permettait à la Couronne danoise et norvégienne de conserver la « propriété nu » de ces deux
archipels (et maintenait l'usage de la langue et des lois norvégiennes), tandis que l'Écosse en aurait
l'usufruit temporaire, en attendant que les scandinaves améliorent leur situation financière et
récupèrent pleinement leurs possessions (contre le versement de 210kg d'or ou de 2310kg d'argent).
Il s'agissait, sur papier, d'une formule ingénieuse, mais l'accord ne fut guère respecté par les
dirigeants écossais : ils annexèrent les îles quelques années plus tard et ignorèrent tout bonnement la
douzaine de tentatives de rachat de dette engagées par les danois et norvégiens entre 1549 et le
traité de Breda de 1667 (Withrington, 1983 ; Crawford, 1984).
Au cours du XVIIème et XVIIIème siècles (après l'essor du commerce hanséatique, puis son
interdiction à partir de l'union entre les couronnes anglaise et écossaise en 1707), Shetland voit se
mettre en place un système atypique à plusieurs égards. Premièrement, comme le montre l'historien
Brian Smith, il est inexact de prétendre que lorsque les lairds écossais ont commencé à remplacer
les seigneurs norvégiens, à partir de la fin du XVIème siècle, ils auraient importé le féodalisme. Au
contraire, les nouveaux maîtres s'adaptent dans une certaine mesure à la situation politique
particulière, basée sur l'existence d'assemblées locales législatives et juridiques. La langue norn fut
utilisée jusqu'au début du XIXème siècle, tandis que des éléments de la loi norvégienne ont survécu
jusqu'à la période contemporaine. Surtout, plutôt que d'établir un système d'exploitation de la
population locale basé sur le principe de vassalité et la propriété de grands domaines fonciers, les
seigneurs écossais misèrent sur la propriété des habitations individuelles et s’arrogèrent des
positions monopolistiques dans les principales filières de production et de distribution.
Les lairds et merchant-lairds du XVIIIème siècle exigeaient en effet de leurs locataires le paiement
des loyers en nature, sous la forme du produit de la pêche : l'immense majorité des paysans-marins
shetlandais était alors liée à des lairds marchands et propriétaires de biens, qui se trouvaient dans
une position de force pour fixer artificiellement, en collusion avec leurs pairs, les tarifs du poisson
et des loyers. (Smith, 1977). Parallèlement, fut institué un système de troc analogue (et tout aussi
désavantageux pour les travailleurs) liant la distribution de biens alimentaires et la production de
textiles (prise en charge à un niveau individuel par les femmes). L'isolement géographique, la rareté
d'opportunités de travail alternatives, la pauvreté de la production alimentaire locale, et l'absence –
face aux lairds – de compétiteurs organisés qui auraient pu présenter des débouchés externes pour la
production insulaire, sont autant de facteurs ayant contribué à maintenir, jusqu'à la fin du XIXème
siècle, ce mode d'organisation pré-capitaliste extrêmement violent pour la population locale.
Nommée dès cette époque Shetland Method, il s'agissait là d'un système basé sur l'insécurité
chronique des paysans-marins et de leurs familles, tant du point de vue de leurs conditions de travail
que de la pression morale qui s'exerçait à leur encontre – la menace de l'expulsion étant constante
(Smith, 1977). Le sort de la population ne fut guère amélioré par le phénomène des enclosures20, qui
n'est certes pas spécifique à Shetland et toucha proportionnellement moins cet archipel que d'autres
20 Ce terme renvoie au phénomène de privatisation de terres « communales » qui a affecté l'ensemble de la Grande
Bretagne à partir du milieu du XVIIIème siècle et qui a notamment donné lieu à des expulsions massives de paysans là
où les riches propriétaires terriens pouvaient extraire des rentes plus importantes de l'élevage ovin que de la location
résidentielle ou du métayage.
22
régions de Grande Bretagne plus accessibles et traditionnellement plus convoitées par les grands
propriétaires terriens. Toutefois, venant se surajouter à une situation déjà peu enviable, les
enclosures poussèrent un nombre significatif d'habitants à émigrer vers l'Amérique du Nord et
l'Océanie21.
En définitive, ce système économique et politique particulièrement pervers ne fut brisé que par deux
phénomènes exogènes : les ricochets des mutations du capitalisme industriel (sur le plan local on
assista au développement de nouvelles activités comme celles liées au boom du commerce du
hareng en conserve des années 1880), et les avancées démocratiques consentis pas la classe
dirigeante britannique, et notamment la Crofter's Holdings Act de 1886, qui libérait partiellement
les paysans-marins de leurs obligations locatives vis-à-vis des lairds. Brian Smith évoque ainsi
l'importance de cette date dans l'histoire contemporaine de Shetland :
In that year Shetland became a British county. I say British advisedly. It was Gladstone, the Queen
and the Empire whom the Shetlanders thanked for their emancipation, rather than any Scottish
statesman. And it is no exaggeration to call the act an act of emancipation in a Shetland context. For
there had never been the slightest act of self-emancipation by Shetlanders before I886. Sharecroppers
and debt- bound fishermen do not make good rebels.22 (Smith, 1977 : 212).
Aujourd'hui encore, on trouve en Shetland quelques ardents défenseurs de la thèse selon laquelle
l'appartenance de l'archipel à l'Écosse (et donc au Royaume Uni) ne repose sur aucun traité
international ou texte légal reconnu23, mais hormis ces prises de position somme toute symboliques,
il est évident que les liens historiques avec la nation écossaise sont à la fois ténus et tourmentés. De
fait, le rappel des racines nordiques représente un contrepoint rassurant dans un récit historique
tortueux. La forte présence, dans les noms de lieux et dans le dialecte local, de termes issus de
l'ancienne langue norn (et l'absence complète d'usage du gaélique), ainsi que la réactivation d'un
folklore viking depuis le début du XXème siècle, viennent renforcer le sentiment diffus
d'appartenance à la sphère scandinave. A fortiori, ces différents éléments sont aujourd'hui mobilisés
dans le débat sur l'avenir constitutionnel des îles, dans le contexte du futur référendum sur
l'indépendance de l'Écosse (et sa sortie du Royaume-Uni). Shetland est la région d'Écosse ou le SNP
recueille le moins de suffrages et de nombreux acteurs et commentateurs de la vie politique locale
se prononcent aujourd'hui en faveur d'un statut constitutionnel spécial, proche de celui dont
jouissent les îles anglo-normandes ou l'île de Man, dans le cas où l'Écosse ferait effectivement
sécession en 2014. On observe donc que l'archipel présente des caractéristiques exceptionnelles du
point de vue de son histoire socio-économique et politique, qui continuent de se répercuter sur sa
21 Ainsi, on compte aujourd'hui une diaspora shetlandaise en Nouvelle-Zélande plus importante que l'ensemble de la
population des îles.
22 Cette année là, Shetland devint un comté britannique. J'insiste sur le terme britannique. Ce furent Gladstone, la reine
et l'empire que les shetlandais remercièrent de leur émancipation, plutôt qu'un quelconque homme d’État écossais. Et il
n'y a aucune exagération à parler d'acte d'émancipation dans le contexte shetlandais. Car il n'y avait pas eu le moindre
acte d'auto-émancipation par les shetlandais avant 1886. Les métayers et les pêcheurs ligotés par la dette ne font pas de
bons rebelles.
23 Le cas de l'indépendantiste Stuart Hill, qui a contesté entre 2008 et 2011 la compétence sur ce territoire des tribunaux
de la couronne britannique, est emblématique de cette position toutefois minoritaire.
23
situation présente. Mais la situation shetlandaise peut être considérée comme atypique à plusieurs
autres égards.
2. Des paradoxes d'une géographie peu enviable
Tout d'abord, sur le plan géographique, il s'agit d'une région proprement périphérique, du fait de sa
latitude (60° Nord, ce qui place l'archipel en zone subarctique) et de son éloignement équidistant
par rapport au mainland britannique et au Norvège. Si les températures sont moins froides qu'on
aurait pu imaginer à cette latitude (les moyennes mensuelles variant entre +3,4°C et +12,1°C), le
climat est caractérisé par des vents quasi permanents, atteignant fréquemment les 150km/h, des
précipitations importantes et une forte salure par les embruns – autant de facteurs qui contribuent,
avec l'acidité des sols, à la médiocrité de la couverture végétale, dont témoigne l'absence quasi
totale d'arbres (Carré, 1974). Il s'agit donc, à bien des égards, d'une zone inhospitalière et assez peu
attirante, notamment du point de vue de son potentiel agricole. Néanmoins, la présence humaine
peut être démontrée, sans interruption, depuis le début de l'ère néolithique, tandis que les premières
références écrites aux îles remontent à l'époque romaine. Sa localisation en a fait un carrefour
maritime stratégique à plusieurs reprises durant l'histoire : à l'époque des conquêtes vikings ; au
XVIème siècle lors de l'essor des comptoirs hanséatiques ; avec l'expansion de la pêche industrielle
à partir de la fin du XIXème siècle ; au cours de la seconde guerre mondiale ; depuis la découverte
de gisements d'hydrocarbures dans la zone atlantique nord-est.
Par ailleurs, la prise en compte de ses spécificités géographiques nous oblige à considérer cet
ensemble de plus de cent îles – (seulement seize sont habitées), s'étendant sur 120km du nord au
sud et 60km d'ouest en est (150km et 85km si l'on prend en compte les îles de Foula et Fair Isle) –
comme un territoire lui-même morcelé. On trouve en premier lieu ce qui s'apparente à une sorte de
centre-belt miniature (ce terme a fréquemment été employé dans les discussions avec la population
locale et au cours des entretiens) comprenant les deux seules villes, la capitale Lerwick et l'ancienne
capitale Scalloway, et leurs environs immédiats, qui regroupent les principales infrastructures
socio-économiques et institutionnelles. Un second niveau, intermédiaire, est constitué par le restant
de l'île principale, Mainland (sur laquelle se trouvent deux infrastructures éminemment
importantes : l'aéroport de Sumburgh, situé à la point sud, et le terminal pétrolier de Sullom Voe au
nord). S'y ajoutent trois petites îles accessibles via des ponts routiers (Burra, Trondra et Muckle
Roe) ainsi que l'île de Bressay, directement reliée à la capitale par une liaison maritime rapide. Un
troisème niveau, périphérique, comprend les trois North Isles, Yell, Unst et Fetlar, puis les
communautés-îles éloignées de Papa Stour, Whalsay, Skerries, Foula et Fair Isle (par ordre
d'éloignement de Mainland). Ces dernières ne sont reliées à l'île principale que par liaison aérienne
interne, ou par des traversées en ferry de plusieurs heures.
24
3. Un essor soudain après des peines séculaires ?
Lorsqu'on observe la situation socio-économique, plusieurs constats s'imposent. Une première
particularité concerne la démographie des îles Shetland : la population actuelle se singularise à la
fois par sa stabilité (avec un taux de natalité en hausse légère mais constante depuis 1986 et un taux
de migration positif), et par sa relative jeunesse. Alors que les catégories d'âge des moins de 29 ans
représentent 32,6% de la population des Hébrides et 33,6% dans les Orcades, Shetland dépasse à la
fois la moyenne écossaise (35,6%) et britannique (37,5%) avec un taux de 38%. Cette tendance est
confirmée par l'âge médian de la population, qui est de seulement 37 ans (contre 40 ans dans les
Orcades et 42 ans dans les Hébrides).24 Il convient de placer ces statistiques dans le contexte
régional des Highlands and Islands pour bien se rendre compte de la dynamique relative de la
population shetlandaise, notamment au regard des particularités de la localisation géographique.
Mais ces chiffres tranchent par ailleurs nettement avec le déclin et l'exode observés entre les années
1860 et 1970, lorsque la population est passée d'environ 31000 habitants à moins de 17000.
Si la décennie où s'entame cette chute vertigineuse coïncide avec l'époque où la Shetland Method
battait son plein, l'émancipation des paysans-marins shetlandais survenue à la fin du XIXème siècle
n'a pas enrayé la chute de la population locale, bien au contraire. L'archipel est en effet resté
principalement dépendante des activités traditionnelles du textile (avec des méthodes de production
encore majoritairement artisanales après la seconde guerre mondiale), de l'élevage (ovin,
principalement) et de la pêche.
Certes, les paysans-marins shetlandais n'étaient plus sous le joug des lairds. De même, la filière de
la pêche a été profondément transformée au cours du XXème siècle, avec l'émergence de nouveaux
acteurs, ainsi qu'une déconcentration certaine au niveau de la propriété des navires. Grâce aux
programmes publics de modernisation des flottes mis en place par les travaillistes au lendemain de
la seconde guerre mondiale, des communautés de pêcheurs comme celles de Hamnavoe, Scalloway,
Whalsay ou des Out Skerries, purent alors acquérir en coopérative des bateaux de moyen tonnage.25
Bien évidemment, les conditions de travail étaient meilleures qu'aux siècles précédents, lorsque les
hommes devaient partir jusqu'à soixante kilomètres au large des côtes, à la recherche de leur loyer
en nature, en petits groupes sur des sixareens pourvus d'une protection minimale face aux éléments.
Mais malgré ces différentes avancées, l'économie locale demeurait fragile dans les années 1960 et
1970, soumise aux aléas des cours des marchés et souffrant de son éloignement géographique de ces
dernières. Même si le secteur tertiaire avait alors commencé à se développer, les débouchés
24 Ces différents indicateurs proviennent du recensement natoinal de 2011 (Census: Usual resident population by
five-year age group and sex, local authorities in the United Kingdom et Council Area Data Sheets, Shetland Islands
Factsheet).
25 La période de l'après guerre, et notamment les années 1950 et 1960, fut également l'époque où les différentes
communautés des îles se munirent de leurs premiers community halls. Ces salles polyvalentes, utilisées pour des
activités culturelles diverses (concerts, danses, célébrations, réunions publiques, etc.), furent bâties et gérées grâce à des
campagnes de levée de fonds dans chaque village et la participation des membres de la communauté locale. J'ai pu
constater, au cours de discussions et d'entretiens nombreux, à quel point cette épopée des community halls est devenue
emblématique, pour ses témoins directs, d'une période désormais révolue et de l'esprit de partage et d'entraide qui
l'aurait caractérisée.
25
professionnels restaient donc limités, de même que les possibilités en matière d'éducation et de
formation : l'exode des jeunes générations se poursuivait inexorablement (Carré, 1974).
Le facteur qui mit incontestablement fin à ce mouvement de déclin, et qui marque toute
l'organisation socio-économique récente des îles Shetland, est la découverte de champs
d'hydrocarbures dans le sous-sol de la mer du Nord, au cours des années 1970. De nouveau, le
positionnement de Shetland s'avéra d'une importance stratégique – cette fois-ci pour réceptionner
les pipelines Brent et Ninian et servir de base pour la construction d'un des plus grands terminaux
pétroliers d'Europe, Sullom Voe26. Celle-ci eut lieu entre 1974 et 1981 et d'emblée le gouvernement
local – constitué de représentants de la majorité au Shetland Islands Council (SIC) – a joué un rôle
actif dans la définition du projet, en s'assurant tout d'abord que les différentes entreprises
propriétaires de pipelines existantes ou à venir centralisent leurs opérations sur un même lieu, mais
surtout en concluant un accord, la Disturbance Agreement – dont certains détails restent toutefois
obscurs – garantissant le versement au SIC de commissions, en fonction du volume de pétrole ou de
gaz transitant par le terminal.27
4. Les ressorts d'une situation socio-économique exceptionnelle
Ainsi, bien que l'exploitation du terminal relève entièrement de groupes privés (Total et BP
Notamment), le SIC prélève une rente confortable à partir de cette activité – en échange, il est vrai,
d'une certaine pollution visuelle, et du risque permanent que de catastrophes écologiques comme
celle de la marée noire du tanker Braer, survenue en janvier 199328. Cette manne pétrolière transite
par le biais d'une fondation officiellement indépendante du gouvernement local, le Shetland
Charitable Trust. Celui-ci st en charge de la gestion de ces ressources (dont une partie significative a
été placée dans des fonds d'investissements privés) et de la redistribution de fonds vers des projets
ou programmes spécifiques, pilotés par le SIC, le Shetland Amenity Trust, le Shetland Recreational
Trust ou encore Shetland Arts.
Shetland est le seul comté du Royaume-Uni à disposer d'une telle source de financement et la
possibilité même d'un dispositif de ce type tient largement à la politique d'autonomisation financière
des autorités locales ménée à partir de l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, en 1979. Tandis
26 Il est important de préciser que le terminal de Sullom Voe ne comporte pas de raffinerie et ne sert donc que de lieu de
stockage pour le pétrole ou le gaz (en provenance des champs d'hydrocarbures de Shetland Est et de la mer du Nord)
qui est ensuite ré-acheminé par tankers. Sullom Voe comprend toutefois une centrale thermique qui fournit à l'archipel
environ 40% de ses besoins en électricité.
27 Cet « accord de dérangement » prévoyait des royalties d'environ 0,003£ par barril de pétrole. L'accord fut renégocié
en 2000, au détriment du SIC Toutefois, la rente annuelle s'élevait encore à environ 13 millions de livres sterling par an
en 2001 (source : The Economist, 16/08/2001). Elle s'est considérablement accrue au cours des dix dernières années, du
fait de l'exploitation de nouveaux champs pétrolifères et de la montée en puissance des activités d'extraction de gaz
naturel.
28 Ce tanker transportant 85000 tonnes de pétrole brut n'était pas en route vers ou depuis le terminal pétrolier de Sullom
Voe et transitait en fait entre la Norvège et le Canada. L'épisode a toutefois laissé une impression encore très vive vingt
ans plus tard, notamment quant aux conséquences désastreuses que pourraient avoir d'autres événements de ce type sur
la faune et la flore locale, et donc indirectement sur une autre source de revenus en augmentation, à savoir le tourisme.
Heureusement dans ce cas précis, les effets de la pollution ont été considérablement amoindris par une série de violentes
tempêtes.
26
qu'elle aggravait considérablement les inégalités territoriales – et notamment la situation de
nombreuses régions touchées de plein fouet par la désindustrialisation – cette politique a
paradoxalement apporté des avantages considérables aux îles Shetland. Il s'agit aujourd'hui du seul
comté de tout le Royaume-Uni dont le gouvernement local peut se targuer de n'avoir aucun
endettement (une particularité qui ne semble toutefois pas freiner les ardeurs des partisans locaux de
politiques d' « austérité », comme nous le verrons).
Depuis le début des années 1980 des dépenses publiques soutenues ont ainsi permis de mettre en
place et de maintenir des services infrastructurels, éducationnels, sociaux, culturels, sportifs d'un
niveau très supérieur à ce que l'on constate ailleurs en Grande Bretagne. L'archipel est ainsi parsemé
de centres de loisirs comprenant chacun piscine, sauna/hammam, salles d’entraînement, gymnase,
terrains intérieurs et extérieurs, etc. L'état impeccable de la voirie surprend lorsqu'on est habitué aux
fréquents panneaux « Road Works » qui sillonnent les routes du Royaume-Uni. De même, les
différents modes de transport en commun, gérés par le SIC, sont d'une régularité et d'une qualité qui
tranche avec le délabrement des réseaux dans de nombreuses régions des îles britanniques. Le
système de soins jouit d'une réputation très positive29. Les écoles primaires et secondaires des
différentes communautés – notamment les plus isolées – ont constitué une source de fierté
considérable pour la population locale, une condition essentielle pour maintenir celle-ci, et un
acquis qu'aucun élu politique n'aurait osé – jusqu'à peu – remettre en cause. D'importants soutiens
financiers ont également été apportés aux institutions d'enseignement supérieur situées sur les îles
(principalement spécialisées dans les champs de la biologie marine, de l'informatique et des
sciences humaines). Des programmes d'éducation musicale et de formation aux techniques de tricot
traditionnel ont permis à plusieurs générations d'enfants et d'adolescents shetlandais de développer
leurs capacités dans ces domaines traditionnels de la culture locale. Ces différents facteurs ne sont
sans doute pas étrangers à la première position que Shetland s'est vu attribuer dans un classement
national censé rendre compte de la « qualité de vie du lieu de résidence »30 – même s'il convient de
prendre avec prudence les résultats d' « études » de ce genre.
Si certains interlocuteurs ont parlé, sur un ton humoristique, d'un « petit paradis socialiste perdu
dans l'Atlantique Nord », il ne faudrait toutefois pas imaginer que les inégalités sociales aient
disparu, pas plus que les antagonismes de classe, dont un chapitre spécifique de la thèse d'Erving
Goffman offre des aperçus intéressants (Goffman, 1993). Certes, l'opposition commoners / gentry
que ce dernier observait au tournant des années 1950 (et qui partageait donc de façon un peu
simpliste la population insulaire entre descendants de paysans-marins et descendants de lairds),
n'est plus vraiment de mise aujourd'hui31. La livraison de 2009 de l'enquête annuelle de l'Office for
29 Ma famille et moi avons fait l'expérience de l'efficacité de celui-ci : propreté impeccable des lieux, prise en charge
rapide, personnel qualifié et en nombre adéquat – autant de facteurs qui tranchent avec ce qu'est devenu le NHS dans le
reste de la Grande Bretagne. À titre d'exemple, durant la rédaction de ce texte (soit plus de deux ans après notre séjour
en Shetland), j'ai été contacté par l'antenne locale du NHS qui me proposait différentes dates pour effectuer les bilans de
santé de mes deux enfants.
30 2012 Bank of Scotland Rural Areas Quality of Life Survey, cité in Shetland Times, 30/03/2012.
31 Si l'on prend par exemple la communauté-île de Whalsay, qui concentre aujourd'hui certaine des plus grandes
fortunes shetlandaises, il s'avère que ces dernières ne sont pas entre les mains de descendants des anciens propriétaires
fonciers mais de familles de marins dont la prospérité s'appuie sur une toute autre propriété, celle de flottes de navires
de pêche et d'usines de traitement du poisson. Précisons que même à l'époque où Goffman effectuait son terrain
27
National Statistics fournit quelques indications quant à la stratification sociale de la population
shetlandaise : si la catégorie socio-professionnelle « directeurs et fonctionnaires supérieurs »
regroupe 7% de la population active (contre 15,5% au niveau national), les emplois manuels et les
postes non qualifiés dans les domaines administratif, commercial, technique et celui des services
comptent pour plus de 65% (soit dix points de plus qu'au niveau national).32
Si l'on se réfère à une grille d'analyse marxiste, ces chiffres tendent à indiquer que la classe
laborieuse serait particulièrement sur-représentée en Shetland, d'autant qu'ils ne rendent pas compte
des nombreux travailleurs migrants employés dans les activités liées au terminal pétrolier.
Toutefois, ces indicateurs ne renseignent aucunement sur le niveau d'organisation ou de
« conscience de classe » existant au sein de ces différentes catégories de travailleurs. De plus, ces
chiffres cachent plusieurs facteurs propres à l'organisation de la classe capitaliste, et au déploiement
de ses intérêts dans les îles Shetland. Premièrement ils ne rendent pas compte de l'importance du
capital « étranger » (et donc d'acteurs industriels non physiquement présents parmi la population
locale). Deuxièmement, ils occultent le caractère « caméléon » d'un grand nombre de détenteurs des
plus grandes fortunes des îles : la polyvalence encore largement répandue au niveau des activités
productives fait que certains individus échappent à la catégorie Manager and Senior Officials dont
relève pourtant leur capacité de patrons ou de co-propriétaires d'entreprises implantées dans les
filières de la pêche ou de la pisciculture. Troisièmement, s'agissant de cette catégorie
socio-professionnelle des « directeurs et fonctionnaires supérieurs », de nombreux interlocuteurs ont
confirmé l'importance des rémunérations versées aux cadres dirigeants des autorités locales 33. Mon
propos n'a pas pour dessein de procéder à un amalgame mécanique entre ces derniers et les acteurs
capitalistes présents (physiquement ou non) en Shetland, mais ce point mérite d'être soulevé
lorsqu'on observe le niveau significatif d'intervention publique dans l'économie locale (question que
je développe dans le chapitre B.2.). Toutefois, mes enquêtes n'ayant pas visé à analyser en soi la
question des rapports de classe, je me bornerai pour l'heure à ces quelques indications.
Si les particularités en matière de services publics décrites ci-dessus sont des conséquences directes
de la manne pétrolière, cette dernière entraîne des répercussions sur la situation socio-économique
dans son ensemble. Ainsi, le taux de chômage était officiellement de 1,3% en 201134 et, d'après un
rapport du Hutton Institute, le taux de croissance moyen entre 2003 et 2011 a été de 3,5%, tandis
que la valeur totale de l'économie de l'archipel dépasserait désormais un milliard de livres sterling35.
D'après ce même rapport, la contribution des îles Shetland au budget national du Royaume-Uni
excéderait de 82 millions de livres sterling le montant total de financements reçus par ce biais.
shetlandais, la catégorisation de la population à partir de deux seules catégories (gentry et commoners) n'était déjà plus
sociologiquement exacte, ne serait-ce que dans la mesure où elle occultait la position déjà significative de la bourgeoisie
marchande de Lerwick. Mais, comme le rappelle Yves Winkin, Goffman effectua l'ensemble de sa célèbre enquête
ethnologique quelque peu « enfermé », et au sein de la communauté de Baltasound, sur l'île la plus septentrionale de
Shetland, Unst (Winkin, 1988).
32 Shetland in Statistics, Shetland Islands Council Economic Development Unit, 2011.
33 Les salaires annuels nets atteignent souvent 40000£ pour le middle management (cadres moyens) tandis que les
rémunérations les plus élevées dépassent très largement ce niveau, pour atteindre jusqu'à 150000£ par an. En témoigne
également le montant du parachute doré versé au chef de l'exécutif local David Clark en 2012 : 250000£ nets d'impôts.
34 Cet indicateur et les suivants sont issus de la brochure Shetland in Statistics, publié par le SIC
35 Shetland Times, 23/05/2013.
28
Comparés aux chiffres d'autres zones périphériques ou rurales de l'Écosse (voire à ceux des riches
comtés du sud-est de l'Angleterre) ces indicateurs confirment la situation exceptionnelle des îles
Shetland. La position des filières traditionnelles de l'élevage et de la pêche reste relativement
précaire – qualificatif qui sied également aux conditions de travail. La filière piscicole (aquaculture,
transformation), est désormais majoritairement entre les mains d'acteurs industriels étrangers.
L'élevage du saumon est ainsi quasiment intégralement contrôlé par trois grandes firmes
norvégiennes. Il convient de souligner que la pêche et la pisciculture, combinées, constituent encore
la principale source de revenus de l'économie locale – mais ces dernières ont indubitablement
bénéficié d'investissements importants indirectement issus de l'exploitation d'hydrocarbures.
Le poids du secteur tertiaire dans l'économie locale représente aujourd'hui 76% de la population
active, et la moitié de la population active travaille au sein des catégories « santé, éducation et
social » (7,77%), « administration publique » (34,3%) ou « transport et communications » (7,98%).
Étant donnée l'importance des transports publics, par voies terrestre, aérienne ou maritime, ces
chiffres cumulés donnent une idée claire de la place du secteur public dans l'économie des îles. Une
illustration de rôle moteur du secteur public – auquel je reviendrai plus en détail au cours des
prochains chapitres – est la mise en place et la gestion, par le SIC, d'un réseau de
télécommunications par fibre optique, Shetland Telecom. Cas unique en Grande Bretagne, celui-ci
fut initié à partir de 2009, lorsqu'il devint manifeste qu'un tel investissement ne serait pas entrepris
par l'opérateur historique BT ou par d'autres acteurs industriels.
La situation socio-économique est donc caractérisée par une dépendance duale – aux ressources
issues des activités de transport et de stockage d'hydrocarbures (dont les orientations stratégiques
échappent entièrement aux habitants locaux et à leurs représentants) et aux institutions publiques
chargées de la gestion de ces revenus. À cela, il faut ajouter le caractère fondamentalement onéreux
et hasardeux de l'activité humaine dans cet archipel.36 Cette insécurité intrinsèque fait donc écho à
d'autres périodes moins fastes de l'histoire de l'archipel ; elle n'est pas sans lien avec les espoirs que
certains acteurs locaux placent tantôt dans le développement des industries créatives (et du
« numérique »37), tantôt dans d'ambitieux projets de production énergétique éolienne. Sans attendre
la concrétisations de tels projets, les responsables politiques locaux ont engagé, à partir de
2006/2007, un programme de coupes budgétaires significatives, qui s'est accéléré depuis 2010.
36 C'est là un point qu'on ne saurait sous-estimer : ma propre expérience d'un séjour de cinq mois en Shetland m'a ainsi
fourni la preuve du caractère coûteux de la vie sur ces îles. Les prix du logement y sont relativement élevés, la plupart
des matières premières et des biens de consommation courante sont importés et leurs prix reflètent le surplus lié à
l'acheminement des biens par voie maritime (qui est d'ailleurs souvent interrompu durant la période hivernale). Parmi
ces marchandises importées, le carburant occupe une place centrale, car le terminal de Sullom Voe n'est pas équipé de
raffinerie. Ceci entraîne des coûts de transport interne importants (non mutualisés dans le cadre de déplacements par
automobile personnel) et également des dépenses énergétiques élevées : la tourbe, autrefois utilisée par les shetlandais
comme combustible, a désormais été largement remplacée par le chauffage au fioul. Du fait de températures moyennes
qui ne dépassent jamais 12°C, on y consomme par habitant une quantité très importante de carburant. Toute étude
socio-économique sérieuse des îles Shetland doit tenir compte de ces faits : il s'agit d'une micro-société onéreuse et
artificiellement soutenue.
37 Ces guillemets me semblent pertinents, tant du fait des usages du terme digital au cours de mes entretiens, que du
caractère englobant et imprécis de la notion en soi.
29
5. D'une configuration politique paradoxale
La mouvance libérale (ou libérale-démocrate) règne sur la vie politique locale depuis près de deux
cents ans. En attestent les résultats aux élections législatives britanniques : depuis 1830 ce courant
politique n'a perdu le siège de la circonscription Orcades - Shetland qu'à deux reprises (au profit de
conservateurs), soit cent soixante deux ans de domination sur cent quatre-vingt quatre. Ni la
mouvance du nationalisme écossais (traditionnellement classée à gauche de l'échiquier politique), ni
le mouvement travailliste (qu'il s'agisse des courants socialiste, social-démocrate ou New Labour)
n'ont pu historiquement y établir de prises véritables. Cependant, malgré cette prépondérance de
représentants de la pensée libérale, un très large consensus semble exister autour de l'intervention
publique dans les domaines social et économique. Depuis cette « entrée dans la modernité » que
constitue à bien des égards la promulgation de la Crofter's Holdings Act de 1886, l'histoire récente
des îles recèle de nombreuses traces d'un interventionnisme assumé – même si celui-ci peut se parer
de soutien aux initiatives émanant des diverses communautés38. Sans doute ce paradoxe est-il en
partie imputable à l'isolement géographique ; il s'est en tout cas considérablement renforcé depuis le
début de l'exploitation d'hydrocarbures en mer du Nord, à la fin des années 1970.
Pour mieux comprendre cette configuration atypique, il est important de prendre en considération
les structures sur lesquelles repose la politique redistributive. Dès la fin des années 1970 fut mis en
place un « fonds de réserve » alimenté par les commissions perçues dans le cadre de la Disturbance
Agreement. Ce Reserve Fund devait en principe être géré uniquement par une fondation
indépendante du SIC, au statut d'organisation caritative, le Shetland Charitable Trust. Celui-ci avait
pour mission de placer une partie des fonds (auprès d'opérateurs financiers), et d'en redistribuer le
restant, principalement en direction de trois autres organisations caritatives (Shetland Arts Trust,
Shetland Recreational Trust et Shetland Amenity Trust) mais également vers des programmes
sociaux et/ou économiques pilotés par le SIC ou directement par des communautés (dans le cas de
subventions reçues par les différents cultes, par exemple). En 1996, une « agence de développement
économique », le Shetland Development Trust, vint s'ajouter à la première fondation dans le but
apparent de centraliser les subventions (ou investissements – car ce fut désormais le terme employé)
en direction d'acteurs économiques, et de rendre ce pan de l'intervention publique – qui s'apparente
de facto à une politique industrielle locale – à la fois plus transparent et plus efficient.
Une première observation tient aux statuts juridiques de ces différents trusts. Contrairement à ce
que pourrait laisser croire ce terme, nous ne sommes aucunement en présence de trusts à
l'américaine : il ne s'agit pas de sociétés à but lucratif, mais bien d'organisations caritatives. Ce
statut, proche de ce que nous connaissons en France avec l'association loi 1901, a été délibérément
retenu par le SIC à la fois parce qu'il permettait de diminuer considérablement l'imposition sur les
investissements financiers, et de manière à ce que les fonds ainsi redistribués ne puissent pas être
comptabilisés en tant que subventions publiques stricto sensu : en étant officiellement hors du
38 Ce terme renvoie aussi bien aux communautés de localité (qui furent actifs dans l'élaboration des community halls de
l'après-guerre), qu'aux groupements professionnels (tels que le puissant Shetland Fishermen's Association, établi en
1947) ou encore aux communautés religieuses (on recense une dizaine de cultes chrétiens distincts, sans parler des
autres confessions).
30
domaine du financement public, ils ne risquaient pas d’entraîner une diminution des dotations
reçues au titre du budget de l’État britannique (ou de la part de l'Union Européenne). En outre, il
convient de souligner qu'à côté des trusts, fut petit à petit constitué un ensemble d'entreprises de
facto para-publiques mais au statut de limited companies, actifs dans différents domaines, tels que la
location de biens immobiliers, la fourniture énergétique, la gestion de droits de propriété
intellectuelle, etc.
Un second constat porte sur l'échec relatif du Shetland Development Trust, non seulement au regard
des objectifs de transparence affichés lors de sa création, mais également du point de vue de certains
investissements réalisés. A titre d'exemple, on peut considérer la participation au capital de la
compagnie maritime danoise Smyril Line (à hauteur de six millions de livres) en 2006, soit un an
avant que cette même compagnie ne décide de supprimer la ligne régulière reliant Shetland à la
Norvège et aux îles Féroé. Plus généralement, si le Shetland Development Trust a « investi » dans
de nombreuses filières (sous la forme de subventions ou d'investissements ponctuels), notamment
celles du transport maritime, de la presse, de la pêche et de la pisciculture, il est aujourd'hui très
difficile – voire tout à fait impossible – d'obtenir des informations fiables sur les sommes versées et
les modalités de valorisation attendues. A l'image de l'accord encore en vigueur entre le SIC et les
différents compagnies d'exploitation pétrolière (« protégé » par des clauses de confidentialité), la
gestion du Shetland Development Trust paraît pour le moins opaque. En atteste par exemple la
présence sur le site web du SIC (aux côtés de procès-verbaux de réunions accessibles aux seuls
élus) de comptes annuels théoriquement disponibles au public mais qui sont en réalité durablement
inaccessibles pour des raisons « techniques ».
La troisième caractéristique propre à ces structures de redistribution a trait à l'interconnexion qui a
existé entre membres et dirigeants des différents trusts, d'entreprises annexes, et certains élus du
SIC De nombreux commentateurs de la vie politique locale (et certains individus interrogés) ont mis
en avant les collusions et conflits d'intérêt provenant potentiellement ou effectivement du fait que
des instances juridiquement séparées soient en fait animées ou dirigées par un cercle relativement
restreint de personnes. Les risques inhérents à ce « mélange de genres » ont été relevés à plusieurs
reprises, à l'issue d'enquêtes d'institutions du gouvernement écossais (tel Audit Scotland) ou dans le
cadre de décisions de tribunaux compétents, suite à des plaintes déposées par des particuliers. Ces
écueils ont été à l'origine d'une refonte des statuts du Shetland Charitable Trust en 2012, limitant à
la fois le nombre d'élus du SIC faisant partie du board of trustees (comité exécutif) et réduisant à un
an non renouvelable le mandat du chairman (président).
Mon propos ici n'a pas pour objectif de nourrir les polémiques existant autour d'une éventuelle
gestion « mafieuse » de la rente pétrolière, ni même de contribuer aux discussions qui marquent –
plutôt discrètement – l'espace public shetlandais, s'agissant des modalités de « gouvernance » de
l'archipel. On ne saurait en outre nier la réalité des bienfaits économiques, sociaux et culturels issus
de revenus pétroliers. Il est toutefois incontestable que les structures susmentionnées ont fait l'objet
de critiques certaines, à commencer par celles émises par l'Union Européenne, dont le dogme de la
concurrence libre et non faussée s'accorde mal avec des dispositifs d' « investissement » public
comme ceux qui ont existé dans la filière de la pêche (Grydehøj, 2013).
31
Le « système shetlandais » présente ainsi des contradictions flagrantes avec la doctrine
libre-échangiste, à tel point qu'on se demande si on ne se trouve pas face à une anomalie politique.
Cette impression est renforcée lorsque le dirigeant national du parti libéral-démocrate (2007-2011)
et actuel député de Shetland au parlement écossais, Tavish Scott, en vient à invoquer « the nature of
geography and where we are »39 comme unique cause du degré d'intervention publique. Les
orientations politiques clairement affichées de ce dernier et son engagement au niveau national le
placent certes sur un autre plan que les élus du SIC dont la majorité se présente sur des listes « sans
étiquette ». Toutefois, au niveau de cette assemblée législative (dont est issu l'exécutif local) et au
sein de ses diverses ramifications économiques et sociales, le consensus autour de ce système
semble encore fortement établi.
Dans la société civile, peu de voix s'élèvent pour ne serait-ce que questionner cette structure
politique officieuse que constitue l'enchevêtrement des trusts. Tandis que l'agenda national des
restrictions budgétaires semble avoir été presque machinalement assimilé et transposé en Shetland,
depuis 2008 – principalement via des réductions de services publics40, des licenciements ou départs
à la retraite anticipés – le discours politique local se cristallise autour de la peur panique d'une
évaporation soudaine du Reserve Fund, sans pour autant que le choix du placement de ces fonds
auprès d'opérateurs financiers privés ne soit davantage publiquement discuté que ne l'ont été les
dépenses du Shetland Development Trust. La réflexion collective autour d'une organisation
socio-économique et d'institutions politiques alternatives semble tout aussi balbutiante qu'au temps
de la Shetland Method : les rares critiques de ce système se focalisent sur des aspects techniques,
financiers ou juridiques de projets isolés, pilotés par les trusts ou leurs sociétés annexes41, tout en
cédant parfois à la facilité d'une dénonciation stérile du Nanny State42 qui semble dérouter autant
d'électeurs qu'elle n'en séduit.
Candidat aux élections législatives écossaises de juin 2011 (et accessoirement photographe
professionnel), Billy Fox a ainsi fait campagne principalement autour du refus du projet de centrale
éolienne Viking Energy – même s'il s'est défendu d'être un « one-issue candidate »43. Il parvint
contre toute attente à récolter 30,3% des voix exprimées, certes loin derrière les 47,5% du
libéral-démocrate Tavish Scott, mais ramenant le score de ce dernier en-dessous de la barre
39 « La nature de la géographie et de là où on se trouve. » Entretien enregistré, août 2011.
40 Ces coupes budgétaires se sont notamment traduites par de nombreuses fermetures de classes, voire d'écoles entières
dans certaines communautés. Les enfants sont dès lors contraints d'effectuer des déplacements par car ou par voiture
privée (certaines lignes de transport en commun ayant été supprimées). Ont également été touchés les cours
extra-scolaires gratuits de musique et de tricot traditionnel, qui sont devenus payants à partir de 2010, sauf pour les
familles aux revenus les plus modestes. D'après la plupart des personnes interrogées, cette mesure risquait de se traduire
par la suppression de ces enseignements pour la majorité des enfants shetlandais, plus particulièrement ceux issus de
familles aux revenus moyens.
41 Dans la période récente, ces critiques ont principalement porté sur le projet Mareel (piloté par Shetland Arts) et sur
la Viking Energy Wind Farm. Ce projet imposant prévoit la construction d'une centrale de production électrique
comportant une centaine d'éoliennes terrestres et devant être implanté à l'ouest de l'archipel. Il a été initié par le
Shetland Charitable Trust durant le long mandat du chairman Bill Manson, par ailleurs élu au SIC et actuel directeur de
Shetland Renewables Ltd., la société qui sera en charge de la future centrale électrique, si tant est qu'elle voie le jour.
42 L'expression « État nounou » renvoie aux critiques les plus droitières et libérales de l’État Providence et de la
redistribution sociale.
43 « Candidat avec une seule revendication ».
32
symbolique des 50%.
Assis face à Fox à la terrasse du Hay's Dock Café, au début d'un entretien mené dans les semaines
qui suivirent cette élection, je fus frappé par son ton de voix quelque peu étouffé, les regards furtifs
qu'il portait aux alentours. Son attitude était empreinte d'une certaine nervosité, et bien qu'il se
détendit et devint peu à peu plus prolixe (comme je l'interrogeai sur sa pratique de la photographie,
sur l'identité culturelle des îles), ses propos restaient pleins de résignation. Évoquant la faible
maturité politique de la population locale, il déclara : « There's a trait in Shetland character : they
tend to just get on with their own lives. You could see it as apathy. (…) You could trace that back to
the Lairds: Shetland has been governed in the past. »44 De même, il formula l'hypothèse qu'une
frange de la population, dont de nombreux travailleurs créatifs, évitait de faire appel aux
financements publics locaux, par volonté de ne pas voir leur travail censuré ou instrumentalisé par
les institutions politiques insulaires – il en allait, d'après lui, de leur liberté d'expression. Son ton
assez pessimiste me semblait vivement contraster avec l'exploit qu'il venait de réaliser, en ralliant
près de trois mille votants face au candidat légitime. Je garde de cet épisode la curieuse impression
de m'être brièvement trouvé face à un véritable « dissident », dans une configuration politique à la
fois insolite et vaguement menaçante.
44 « Il existe un trait de caractère commun aux shetlandais : ils ont tendance à s'occuper de leurs propres affaires. On
peut voir ça comme de l'apathie. On pourrait faire remonter cela aux Lairds : Shetland a été gouverné dans le passé. »
J'écris le terme « gouverné » en italique pour tenter de rendre l'emphase dont fit preuve mon interlocuteur.
33
B. De la culture folk aux industries créatives : présentation des
résultats de l'enquête
Après cette présentation des traits saillants du contexte plus général dans lequel s'insère l'objet de
mes recherches, la seconde partie de ce travail vise à livrer les résultats « factuels » de celles-ci,
agrémentés de pistes d'analyse qui sont développées dans l'ultime partie. Elle se subdivise en trois
sous-parties. La première interroge l'hypothèse de spécificités culturelles propres à cette
micro-société. La seconde questionne les représentations et les stratégies des acteurs locaux
vis-à-vis des industries dites créatives. La troisième porte plus particulièrement sur le lancement
d'un creative industries hub dans la capitale, Lerwick, en interrogeant diverses facettes de la
controverse qu'il a suscité dans l'espace public local.
1. Une culture shetlandaise ?
De la question des bases socio-économiques d'une identité culturelle propre
Au cours de la discussion, évoquée ci-avant, avec le photographe Billy Fox, celui-ci formula une
remarque intéressante, concernant les bases matérielles d'une éventuelle identité culturelle
spécifique aux îles Shetland. J'avais déjà relevé cette même proposition au cours d'un entretien
réalisé avec l'historien Brian Smith, archiviste au Shetland Museum ; elle rejoignait à certains
égards mes propres orientations théoriques face à l'objet que représenterait une « culture
shetlandaise ». En substance, ces deux observateurs suggéraient que si l'on pouvait aujourd'hui
parler d'une culture propre, historiquement constituée à l'écart ou à côté de la culture écossaise, ou
britannique, voire en amont de ou en rupture avec la culture dominante, celle-ci ne pouvait se
concevoir qu'en relation avec les conditions matérielles de l'existence des habitants de ces îles, et les
transformations que celles-ci avaient connues au cours de l'histoire, jusqu'à l'époque présente.
Ces acteurs renvoyaient ici implicitement à la définition de Raymond Williams, pour qui la culture
comprend à la fois « tout un mode de vie – les significations communes », et « les arts et
l'apprentissage – le processus particulier de découverte et d'effort créatifs » (Williams, 1958 :
53-59). Williams insiste en outre sur l'importance des médiations entre ces « pratiques culturelles »
duales et « les activités spécifiques d'hommes inscrits dans des relations sociales et économiques
réelles, contenant des contradictions fondamentales, des variations, et par conséquent toujours à
l'état de processus dynamique. » (Williams, 2005 : 34) Pour Billy Fox, si l'identité culturelle
shetlandaise peut s'incarner superficiellement dans des phénomènes tels que la pratique répandue du
fiddle, les sessions musicales improvisées ou les festivités de noces qui s'étendent sur deux nuits,
son essence repose sur les spécificités des rapports de production établis au XVIIIème et XIXème
34
siècles – la Shetland Method – puis à leur évolution au cours des périodes plus récentes :
« Basically, knitting was an activity that helped to put food on the table. In order for there to be a
culture, there has to be an economic base, especially in isolated communities, where it’s people’s free
time that allows them to create the culture. Traditional culture was based on fishing. Perhaps you
know of the saying that the Shetlander is a fisherman with a croft, whereas the Orcadian is a crofter
with a fishing boat ? »45
D'autres interlocuteurs confirment cette proposition. Pour Brian Smith, le développement de
l'industrie de la pêche eut des effets significatifs en termes de gommage des anciennes traditions
culturelles issues d'époques antérieures (et plus particulièrement de la période nordique) :
« L'industrie de la pêche du XIXème siècle a créée sa propre culture. » L'élue d'opposition du SIC
Florence Greaves pointe quant à elle le degré d'interconnexion encore palpable entre les working
lives et les social lives des shetlandais, où la musique, les contes et même la conversation lui
semblent incarner une identité culturelle propre (même si d'après elle ce phénomène tendrait à
s'estomper). Le promoteur musical Davie Gardner souligne pour sa part l'influence importante du
genre country & western dans les pratiques musicales locales, en rappelant que cette musique fut
« ramenée par les shetlandais qui travaillaient dans la marine marchande au milieu du XXème
siècle », autre exemple significatif de la manière dont les activités de production économique se
sont répercutées sur la production culturelle. Certains, à l'image du député Tavish Scott, voient dans
les paysages ou l'omniprésence de la mer la source première d'une identité culturelle shetlandaise,
qui se déclinerait « naturellement » dans la musique, la peinture, la poésie ou la photographie ; mais
relativement peu d'observateurs de la vie culturelle insulaire partagent ces représentations idéalistes.
Majoritairement, mes interlocuteurs portent plus volontiers leurs regards sur ce que les femmes et
les hommes ont concrètement fait à partir de cette mer (et de ce sol peu fertile46), sur les relations
sociales et économiques réelles qui se sont constituées autour de l'exploitation des ressources
maritimes et de la problématique appropriation des terres.
Ce point me semble intéressant, d'abord parce qu'il s'agissait d'une observation quelque peu
inattendue. Ensuite, cette représentation de l'importance des bases matérielles d'une éventuelle
singularité culturelle shetlandaise tranche avec des discours institutionnels nettement moins
critiques dans leur présentation des origines de la culture locale et par ailleurs généralement plus
enclins à affirmer l'existence de celle-ci, tout en se remettant à des notions assez vagues. A titre
d'exemple, considérons ces quelques éléments de réponse recueillis lorsque ces mêmes questions
(permettant de préciser la conception que l'interlocuteur avait de la culture ou de l'identité culturelle
45 « En somme, le tricot était une activité qui aidait à mettre de la nourriture sur la table. Pour qu'il puisse y avoir une
culture, il faut une base économique, d'autant plus dans des communautés isolées, où c'est le temps libre des gens qui
leur permet de créer la culture. La culture traditionnelle était basée sur la pêche. Peut-être connaissez-vous l'expression
selon laquelle le shetlandais est un pêcheur avec une ferme, tandis que l'orcadien est un fermier avec un bateau ? »
46 Une information qui peut paraître anecdotique à première vue fut ainsi livrée par le directeur du Shetland Amenity
Trust, lorsqu'il rappela que dans les difficiles années qui ont précédé l'arrivée de la filière pétrolière, un nombre
significatif d'hommes s'était tourné vers la production de textiles, travaillant notamment sur les machines (tandis que les
femmes continuaient de s'occuper en majorité des tâches manuelles précises et de l'assemblage).
35
shetlandaises), furent posées à des représentants d'agences publiques impliquées dans les filières
créatives :
« The culture flows from the landscape. »47 (Promote Shetland)
« Shetland culture is both outward looking, innovative and with an inward sense of tightness and
protection. »48 (Shetland Arts)
« It's vibrant, based on a rich heritage, inclusive. Shetlanders are all involved in culture to some
degree. »49 (Promote Shetland)
« There's a true sense of place. »50 (Shetland Arts)
« It's the North Atlantic melting pot. »51 (Shetland Arts)
« Shetland culture has the potential to become Scandinavian. »52 (Shetland College)
Contrairement aux impressions que procurent certaines de ces déclarations (ou une première
approche via la fête du feu Up Helly Aa, par exemple), l'héritage scandinave ou viking semble en
fait tenir une place assez minime dans la vie culturelle shetlandaise. Malgré la relative proximité
géographique, il faut reconnaître que les échanges entre acteurs culturels shetlandais et féringiens
ou norvégiens sont quasi inexistants. Même si des vitrines promotionnelles en ligne telles que Visit
Shetland ou Move Shetland mettent en avant la supposée « influence scandinave » dès les premiers
paragraphes de leurs présentations de la culture shetlandaise, et même si l'iconique viking casqué
sur fond de flammes est fréquemment déployé dans ce type de document institutionnel, les liens
sont en réalité peu consistants : noms de lieux, termes de dialecte, quelques traces notables au
niveau de techniques de jeu du violon, ou encore la forme de certains petits bateaux construits en
Shetland.
Si l'on reprend les catégories de Raymond Williams, s'agissant du « mode de vie » et du « processus
particulier de découverte et d'effort créatifs », peu d'éléments spécifiques aux pratiques culturelles
shetlandaises actuelles semblent entrer en résonance avec des « relations sociales et économiques
réelles » qui lieraient les habitants de cet archipel à ceux des pays scandinaves. S'il existe une
composante « nordique » résiduelle dans la culture shetlandaise, celle-ci ne paraît pas jouer un rôle
moteur dans la configuration actuelle. Ce second constat confirme l'hypothèse d'une rupture
historique nette avec la période antérieure à la tutelle écossaise et la mise en place de la Shetland
Method (puis cette « modernité shetlandaise » qui découle à la fois de l'implantation de l'industrie
de la pêche et de l'affranchissement des paysans-marins au tournant du XXème siècle). Billy Fox
résume ici assez simplement une opinion partagée par la majorité des personnes interviewées (qui,
en général, reconnaissent comme lui le caractère à la fois lucratif et emprunté de ce grand bal
masqué qu'est l'annuelle fête du feu de Lerwick) :
47 « La culture découle des paysages. »
48 « La culture shetlandaise est à la fois ouverte à l'extérieur, innovante et possède un sens intérieur de densité et de
protection. »
49 « C'est vibrant, basé sur un riche patrimoine, inclusif. Les shetlandais sont tous impliquées dans la culture, à un
certain degré. »
50 « Il existe un véritable sentiment de lieu. »
51 « C'est le melting pot de l'Atlantique Nord. »
52 « La culture shetlandaise a le potentiel de devenir scandinave. »
36
« There are a lot of shetlanders who like the viking connection, and who think there's more in that
than being linked to the Scottish mainland. And the fact of the matter is, well d efinitely there is
viking blood in some shetlanders, but for the majority we're really basically scots. And personally
I'm not a great fan of Up Helly Aa and all that, but I will take the pictures, because they sell. »53
Si l'on se tient à l'écart des représentations les plus « enchantées » et des discours promotionnels
(sur lesquels je reviens dans les développements suivants) et qu'on s'efforce de mettre à jour cette
problématique des rapports entre une éventuelle identité culturelle shetlandaise et la situation
socio-économique présente des îles Shetland, plusieurs questions se posent. Tout d'abord, quelle est
la part de ritualité dans certains usages culturels les plus fréquemment mentionnés (voire le risque
de « fossilisation ») ? Dans quelle mesure peut-on aujourd'hui parler d'émergences culturelles
spécifiquement shetlandaises (dans les champs de la musique, de la littérature, du design ou du
textile, par exemple) ? Mais surtout, comment rendre compte de médiations entre d'éventuelles
pratiques culturelles spécifiques à cette population restreinte et localisée, et les « relations sociales
et économiques réelles » dans lesquelles elle s'inscrit ? La question est d'autant plus complexe
lorsqu'on observe que ces relations sociales et économiques s'appuient majoritairement, à la fois sur
les industries des hydrocarbures, de la pêche et de la pisciculture – toutes trois inclues dans un
capitalisme désormais globalisé – et sur un secteur public artificiellement gonflé qui, durant trois
décennies, a pu servir de rempart à certaines pressions extérieures.
Mes enquêtes fournissent assez peu d'éléments permettant de répondre frontalement à ces questions,
mais quelques pistes sont intéressantes à explorer. Considérons à ce titre les propos de la peintre
Kirstie Cummings. Aujourd'hui salariée à temps partiel au Bonhoga Gallery (structure gérée par
Shetland Arts), elle a auparavant travaillé durant plusieurs années dans une usine de transformation
de saumon.
Q. In a few words, how would you define Shetland culture?
R. There's not much culture, really, in the way that you're saying. Everything does seem to happen in
cities. A lot of people get off the island to go and have a bit of culture. Shetland culture... It's
drinking. Well, no. The old folk culture is still there. People are still crofting and making and
knitting: a little bit of this, a little bit of that. (…) Shetland's really industrial. It makes it's money
elsewhere: culture's not the economy. And where people are making handicrafts, they're doing it as
an 'on the side' sort of thing. It's what you did at night in the winter. (…) Like my grandmother: her
man died at sea and she had five children, so she was working full time and she was also knitting to
get an income (...).
Q. Would you say that there is a specific Shetland imprint on creative works produced up here?
R. Yes, definitely. I'm thinking of crafts again. Isn't that funny, cause I'm a painter. But even the stuff I
53 Il y a beaucoup de shetlandais qui aiment la connexion viking, et qui pensent que c'est un lien plus fort que celui
qu'on a avec le mainland écossais. Et le fait est que certains shetlandais ont effectivement du sang viking dans, mais
pour la majorité nous sommes tout bonnement des écossais. Et personnellement je ne suis pas un grand fan de Up Helly
Aa et de tout ce cela, mais je veux bien prendre les photos, car ça rapporte. »
37
paint: Shetland's got this kind of wild... It's not urban, but it's both wild and industrial, and it's
beautiful at the same time. And it all feeds into what people do. And then there are the very
traditional things, like the Fair Isle (knitting) and the music, that are very strongly Shetland. 54
Au cours de ce même entretien, Kirstie Cummings mentionne à plusieurs reprises le fait que la
population shetlandaise dans son ensemble admettrait difficilement que l'on puisse « gagner sa vie »
(earn a living) à partir d'une activité de production culturelle. D'après elle, si l'on se présente en tant
que sculpteur, écrivain ou musicien, la question « What's your real job ?55 » ne tarde pas à être
posée. Bien d'autres personnes interviewées ont rendu compte de ce même phénomène, tel Davie
Gardner à qui on continue de demander d'où proviennent réellement ses revenus, plus de cinq ans
après le lancement de son entreprise de production de spectacles, ou encore Tavish Scott, qui ne
reconnaît la possibilité d'emplois locaux viables dans les industries créatives que sur le versant
logistique (et non pas dans le champ de la création). L'extrait d'entretien reproduit ci-dessus me
semble particulièrement riche dans la mesure où – synthétisant en quelque sorte de nombreux
discours d'acteurs locaux – il renvoie vers une série de contradictions, qui pourraient constituer en
soi des traits saillants d'une identité culturelle shetlandaise contemporaine.
On note tout d'abord la relative prégnance de « tout un mode de vie » industrieux (à défaut d'être
industriel), porteur d'usages culturels séculiers et endogènes, liés à l'artisanat, au textile, à la
musique (et vraisemblablement à la littérature), mais qui s'infiltre également au sein de pratiques
plus récentes et exogènes (peinture, photographie, design, graphisme). Une première tension
surgirait lorsque des pratiques culturelles traditionnelles sont « transplantées » hors de leur fonction
d'activités annexes ou complémentaires et sont mises en avant par des acteurs sociaux, en tant que
processus de valorisation économique à part entière (même s'il convient de rappeler ici l'importance
des financements publics issus de la manne pétrolière). Un second niveau d'antagonisme
concernerait ces pratiques exogènes nouvellement implantées, dont la valorisation a elle aussi été en
grande partie assurée grâce à des financements publics. Dans les deux cas, c'est en tant
qu'alternatives au mode de vie traditionnel (et à leurs bases économiques) que ces pratiques peuvent
être questionnées ou rejetées par certains segments de la population. Or, comme on l'a vu, ces
mêmes bases économiques ont été fondamentalement ébranlées par l'arrivée de l'oil money – ce que
personne ne peut ignorer en Shetland.
54 Q. En quelques mots, comment définiriez vous la culture shetlandaise ?
R. Il n'y a pas tellement de culture en fait, tel que vous l'entendez. Tout semble se passer en ville. Beaucoup de gens s'en
vont de l'île pour obtenir un peu de culture. La culture shetlandaise... C'est la boisson. Enfin, non. La vieille culture folk
est encore là. Les gens ont encore des fermes, fabriquent des choses, font de la coûture : un peu de ci, un peu de ça.
Shetland est vraiment industriel. Ses revenus viennent d'ailleurs : la culture, ce n'est pas l'économie. Et là où les gens
font de l'artisant, ils font ça 'à côté', si vous voyez ce que je veux dire. C'est ce qu'on faisait autrefois les soirs d'hiver.
Comme ma grand-mère. Son mari est mort en mer, et elle avait cinq enfants, alors elle travaillait à plein temps, et elle
tricotait aussi, pour avoir un revenu.
Q. Diriez-vous qu'il y a une empreinte shetlandaise spécifique aux biens créatifs produits ici ?
R. Oui, pour sûr. Je pense de nouveau à l'artisanat. C'est drôle n'est-ce pas, car je suis peintre. Mais même les choses
que je peins : Shetland a ce côté sauvage... Ce n'est pas urbain, mais c'est à la fois sauvage et industriel. Et c'est beau en
même temps. Et tout cela nourrit ce que font les gens. Puis il y a les choses très traditionnelles, comme le tricot de Fair
Isle, et la musique, qui sont très fortement Shetland.
55 « Quel est votre véritable profession ? »
38
Il se pourrait alors que la triple affirmation – « Shetland's really industrial / it makes it's money
elsewhere / culture's not the economy » – contienne à la fois une demi-vérité, une analyse pertinente
et un indice d'une contradiction plus fondamentale. Ces trois éléments peuvent-ils nous renseigner
sur la possibilité d'une culture shetlandaise contemporaine ?
Tout d'abord, affirmer que Shetland est « vraiment industriel » est bien sûr erroné du point de vue
des statistiques sociales et économiques existantes. Même en incluant les travailleurs manuels du
secteur public et les nombreux travailleurs précaires de l'aquaculture, le secteur tertiaire reste
majoritaire. Mais la proposition conserve toutefois du sens, à la fois du point de vue de l'importance
des filières de la pêche, de la pisciculture et des hydrocarbures, et du fait du caractère
nécessairement industrieux et foncièrement polyvalent d'une population qui doit encore faire face à
un isolement géographique certain et à des conditions climatiques éprouvantes (même si des
soutiens financiers et logistiques collectivisés ont pu atténuer ces contraintes).
Deuxièmement, il est parfaitement exact que les revenus de l'économie shetlandaise « viennent
d'ailleurs », à la fois historiquement (exploitation de ressources maritimes souvent fort éloignées de
l'archipel, engagement de nombreux hommes dans la marine marchande, importance des bases
militaires britanniques durant les guerres mondiales) et encore plus aujourd'hui, s'agissant des
revenus issus du stockage et du transport d'hydrocarbures. Dans son ensemble, la population active
locale participe peu à cette part significative de la production de valeur. Depuis les années 1970
celle-ci s'appuie avant tout sur des travailleurs temporaires provenant du mainland britannique ou
de « main-d'œuvre étrangère » s'agissant notamment des travaux de construction liés au terminal de
Sullom Voe.
Enfin, la conscience du caractère exceptionnellement artificiel de la socio-économie shetlandaise
dans son ensemble ne s'exprime-t-elle pas clairement dans la troisième partie de cette proposition ?
On peut certes la lire a priori comme « la production culturelle est insignifiante par rapport au reste
de l'économie » – et reconnaissons que c'est sans doute cette idée que la peintre Kristie Cummings
tente de véhiculer. Mais cette formule semble par ailleurs révélatrice d'un malaise plus profond, face
à l'apparente désarticulation – ou le caractère indéchiffrable des médiations – entre les pratiques
culturelles des shetlandais et les bases économiques réelles de cette micro-société. On pourrait
résumer ce malaise par la formule suivante : la culture shetlandaise ne repose pas/plus sur son
économie.56 Quels que soient leurs statuts, les travailleurs créatifs locaux apparaîtraient dès lors
comme les indicateurs dérangeants de cette dislocation. En s'y référant encore explicitement, leur
production témoignerait d'un passé qui n'est pas encore complètement révolu57, un passé où les
conditions de vie et de travail étaient certes moins confortables, mais où la société shetlandaise
56 Cette idée est exprimée par l'architecte Richard Gibson, interviewé dans le cadre de cette enquête : « Shetlanders
love to reminisce. They see that as a great strength, instead of looking forward. (…) And the two don't seem to go
together. They love reminscing but it doesn't somehow fit with the society that we now have. » (« Les shetlandais
adorent se plonger dans le passé. Ils voient cela comme une grande force, plutôt que de regarder vers le futur. (…) Et les
deux ne semblent pas aller de paire. Ils adorent se plonger dans le passé mais d'une certaine façon, ça ne colle pas avec
la société que nous avons aujourd'hui. »)
57 Ainsi, le directeur du Shetland Amenity Trust Jimmy Moncrieff déclarait : « We're still quite close to (the traditional
culture). You don't have to go that far back. I was visiting folk in my childhood that lived in croft houses with thatch
roofs and earthern floors. We're only a generation away from that. » (« Nous sommes encore assez proches de la culture
traditionnelle. On n'a pas à retourner beaucoup en arrière. Enfant, je rendais visite à des gens qui vivaient des des
fermes avec le toit en chaume et de la terre battue au sol. Ce n'est qu'à une génération de distance. »)
39
pouvait paraître plus « organique », l'identité culturelle plus cohérente. Et la simple présence de ces
producteurs culturels ne souligne-t-elle pas le caractère factice et l'insécurité inhérente de la
socio-économie shetlandaise – avant même d'entamer les premières notes d'un reel shetlandais, le
violoniste ne joue-t-il pas déjà la complainte tragique de Damoclès qui sait que l'épée n'est retenue
que par un crin de cheval ?
Il s'agit certes là d'une extrapolation, qui dessine le contour d'hypothèses que ce travail permettra
d'examiner plus avant. Toutefois, lorsqu'on observe l'intérêt porté par de nombreux observateurs
locaux, quant à cette question des bases matérielles d'une culture spécifiquement shetlandaise, il
paraît d'autant plus utile d'interroger les formes que peuvent aujourd'hui prendre les médiations
entre la sphère socio-économique – disons-le, les rapports de production – et ces valeurs, sens,
pratiques et expériences qui s'entrechoquent et se tissent jusqu'à constituer une identité culturelle
commune. Poursuivons pour l'heure l'examen des résultats des enquêtes empiriques, en se
concentrant sur les formes artistiques et biens culturels les plus communément utilisés au cours des
« processus de découverte et d'effort créatifs ».
Des formes artistiques, des biens culturels spécifiquement shetlandais ?
La quasi totalité des personnes interviewées a spontanément cité, en tant que principales
« composantes » de la culture shetlandaise, la musique et le textile (ou le knitware – sous-entendu le
tricot à motif traditionnel). Pour environ un tiers des personnes interrogées, s'y ajoute la littérature
(la poésie composée en dialecte, mais pas exclusivement). Viennent ensuite, par ordre décroissant :
la peinture, la photographie, la menuiserie de construction nautique, le spectacle vivant. Cette
catégorisation gagne en intérêt lorsqu'on la rapporte à certaines réflexions exprimées par ces mêmes
acteurs, s'agissant des origines historiques ou des critères esthétiques garantissant la spécificité
insulaire des éléments cités. Par-delà les interrogations déjà évoquées concernant le « terreau
socio-économique » de la culture locale, ces éléments peuvent-ils nous éclairer quant à l'éventuelle
vigueur d'émergences (et/ou résurgences) culturelles par ailleurs fréquemment encensées,
notamment au travers des discours promotionnels et institutionnels ?
Considérons tout d'abord les propos de Jimmy Moncrieff, directeur du Shetland Amenity Trust, dont
l'activité consiste d'après ses propres dires à valoriser (symboliquement et économiquement)
l'héritage culturel (et archéologique) des îles. Celui-ci souligne en premier lieu l'importance de la
pratique et de la production musicales :
« If you take music, we all got access, as bairns, to music tuition. Before that, every house in
Shetland had a fiddle. It was part of the social fabric. It was how people entertained before TV took
on. (...) But by investing in it on the educational level, over a forty year period, the fruits of that are
only coming now. »58
58 « Si on prend la musique, nous avons tous eu accès, dans l'enfance, à l'enseignement musical. Avant cela, chaque
foyer shetlandais était équipé d'un violon. Cela faisait partie du tissu social. C'est comme ça qu'on se divertissait avant
40
Comme bien d'autres, Moncrieff évoque des noms de musiciens désormais connus hors de Shetland
(Aly Bain, Hom Bru, Fiddler's Bid), ainsi que le rayonnement international du festival de folk
music. Ces éléments lui apparaissent comme des indices incontestables de cette spécificité. S'il est
un des seuls à avoir évoqué la menuiserie de construction navale (artisanat dont Shetland constitue
de facto l'une de uniques centres de toute la Grande Bretagne, et qui doit justement beaucoup au
soutien de l'Amenity Trust), Moncrieff aborde aussi longuement la particularité de la production
textile. Celle-ci serait singulière au moins à deux égards.
Premièrement, la qualité intrinsèque de la laine brute shetlandaise – conséquence directe des
conditions climatiques auxquelles font face les ovins et de leur régime à base d'herbe, de bruyère et
d'algues – serait reconnue par les négociants industriels, à l'image du courtier Curtis Wool Direct
(qui détient un quasi monopole sur cette ressource via sa filiale locale Jamieson and Smith).
L'interviewé utilise ici le terme français « crème de la crème », en soulignant que cette matière
serait aujourd'hui exigée par certains des plus grands couturiers internationaux.
Deuxièmement, la production textile locale se caractériserait par sa diversité : « Right back two
hundred years, it was the range of textiles, from fairly coarse fisherman's ganseys to very fine lace ;
Shetland fine lace was seen as the best in the world, a hundred or so years ago. »59 Sans doute le
produit le plus emblématique de cette forme artistique (ou artisanale) reste la technique de tricot
Fair Isle, basée sur des motifs jacquards incorporant au moins quatre couleurs distinctes et pouvant
se décliner sur toutes sortes de vêtements. Ces tricots furent notamment « popularisés » hors de
Shetland, dans les années 1920, par le futur héritier du trône britannique, Edward Winsor (qui
devint plus tard l'éphémère roi Edward VIII de 1936). Toutefois, cette technique est loin d'être
exclusive à la seule Fair Isle ; auparavant, chaque communauté, chaque île possédait sa propre
“marque” sous la forme de motifs singuliers, voire de techniques légèrement différentes. Si des
efforts ont été faits ces quinze dernières années pour protéger les droits de propriété intellectuelle
(voire industrielle) supposément attachés aux termes Shetland et Fair Isle dans le domaine de la
production de textiles, il est évident que les techniques traditionnelles de tricot basées sur motif
jacquard se sont largement répandues hors de l'archipel. Néanmoins, d'après l'enseignante du
Shetland College, Angela Hunt, c'est effectivement vers ce patrimoine et vers les importantes
archives locales, que se tournent de nombreux étudiants aujourd'hui en formation dans ce domaine.
Tout en accompagnant les jeunes créateurs locaux vers les salons de mode de Paris ou de Florence,
cette dernière insiste sur les ressources uniques dont recèleraient les collections du Shetland
Museum et l'influence qu'elles auraient sur la production contemporaine.
Dans le champ musical, certains commentateurs renvoient, de manière analogue, à l'importance de
techniques traditionnelles. Ainsi, le réalisateur audiovisuel et stakeholder60 de Mareel, Les Lowes
l'arrivée de la télévision. Mais on ne récolte qu'aujourd'hui les investissements éducationnels qu'il y a eu dans ce
domaine, sur une période de plus de quarante ans. »
59 « Si on remonte jusqu'à deux siècles en arrière, c'est la diversité des textiles qui était caractéristique, depuis des pulls
de marins relativement grossiers, jusqu'à la dentelle fine ; la dentelle shetlandaise était reconnue comme étant la
meilleure au monde, il y a environ cent ans. »
60 Je laisse en version originale ce terme difficilement traduisible, qui renvoie à un soutien officialisé sous la forme de
« partie prenante » d'un projet ou d'une cause, sans pour autant que les stakeholders ne contractent une responsabilité
41
déclare : « There are some really skilled, brilliant musicians »61, après avoir préalablement défini le
cadre explicatif suivant : « An innate musical excellence that has been part of the Shetland culture
ever since Hardanger fiddles came across from Norway, over five hundred years ago. »62 Hormis
l'erreur chronologique que contient cette affirmation63 il me semble utile de questionner le caractère
« inné » de la propension shetlandaise à la pratique instrumentale, d'abord pour les raisons exposées
ci-dessus dans l'extrait de l'entretien avec Jimmy Moncrieff (intervention publique), mais également
du fait de facteurs historiquement bien plus récents, mis en avant par une série d'acteurs influents de
la scène musicale locale.
Davie Gardner est aujourd'hui le patron d'une des seules entreprises de production de spectacles en
Shetland, Atlantic Edge Music Services, et fut, entre 1999 et 2006 Music Development Officer pour
le Shetland Arts Trust. Dans l'entretien que j'ai réalisé avec lui, le qualificatif de « unique sound » a
certes été employé, mais il fut aussitôt tempéré par la précision suivante : « It's more recognised
abroad than at home, where it’s always been a cottage industry.64 »
Gardner rappelle à juste titre l'importance de l'œuvre de Tom Anderson (1910-1991) du point de vue
de l'actuelle richesse de la scène musicale. Il serait en effet difficile d'évoquer la musique
shetlandaise sans mentionner le rôle joué par Anderson, dans les années qui suivirent la seconde
guerre mondiale, pour préserver les morceaux traditionnels et développer l'apprentissage auprès des
plus jeunes. Représentant d'une société d'assurances, Anderson parcourrait régulièrement les îles,
allant d'une croft à l'autre dans le cadre des ses activités professionnelles. Il formula alors le projet
de collecter méthodiquement – par l'enregistrement et la retranscription sous la forme de partitions
– l'ensemble des reels et autres chansons connues et jouées par les plus anciens. Ce travail se
poursuivit durant de nombreuses années, s'accompagnant de la mise en place de la Shetland
Fiddler's Society et d'une importante activité d'enseignement (dont profita incidemment le célèbre
violoniste Aly Bain). Comme l'affirme Davie Gardner, « in that sense, Shetland culture, especially
music, was saved by Tom Anderson, who went back into the past and ensured transition to present
day musical production.65 » Par ailleurs, tout en étant convaincu de la nécessité de préserver des
œuvres qui étaient alors « en voie de disparition » de la culture locale, Anderson avait été l'un des
premiers usagers de récepteurs radiophoniques en Shetland. Dès les années 1920 il bricola des
postes, les adaptant au climat local, comme le montre cet extrait d'un entretien réalisé à la fin des
années 1970 :
« I began ta build sets, and in fact I hid a good business goin. (…) It was a great thrill at the time,
but it did a lot of harm as well as good, because the aald men at heard dis, dey packed up da fiddle.
administrative ou professionnelle.
61 « Il y a un certain nombre de musiciens véritablement compétents et brillants. »
62 « Une excellence musicale innée qui fait partie de la culture shetlandaise depuis que les violons Hardanger ont été
introduits depuis la Norvège il y a plus de cinq cents ans. »
63 Les premiers violons Hardanger auraient été conçus entre le milieu du XVIIème et le début du XVIIIème siècles soit
cent cinquante à deux cents ans après la date évoquée par Les Lowes.
64 « C'est davantage reconnu à l'étranger que chez nous, où cela a toujours été une industrie artisanale. »
65 « En ce sens, la culture shetlandaise, et surtout la musique, a été sauvée par Tom Anderson, qui est retourné vers le
passé et qui a permis la transition jusqu'à la production musicale contemporaine. »
42
They felt they couldna play like dis, du sees. Not in da ootlyin places laek da country, but in da toon
it wis rapidly a bad thing. » (Morton, 1999).66
Avant de se tourner vers la collecte de musiques traditionnelles, Anderson avait donc pris une part
significative dans le développement de nouvelles pratiques culturelles, liées à cette TIC
fondamentale qu'est la radiophonie. Dans son propre jeu, quoi que de façon moins frontale que son
ami et compagnon de scène, le violoniste Willie Hunter, il introduisit en Shetland des techniques et
des sonorités nouvelles, émanant notamment du jazz. On s'aperçoit que ces deux figures
incontournables de la musique shetlandaise ont donc renouvelé la production tout autant qu'ils ont
permis de transmettre les œuvres traditionnelles. C'est cela précisément qui fait dire à l'observateur
averti qu'est Davie Gardner : « Since the 1940s, Shetland music has come on leaps and bounds, and
it's now world famous, so I don't see it in any danger. »67
De même, l'actuel Music Development Officer de Shetland Arts, Bryan Peterson, va jusqu'à
considérer Tom Anderson comme l'agent d'une « résurrection de la culture traditionnelle » :
« Any claim about a lack of authenticity (of Shetland culture) has to first recognise that there never
was an authentic folk culture “naturally” passed on from one generation to the next; it took
“activists” like Tammy Anderson to keep Shetland culture going, notably in the face of the threat
posed by the arrival of oil and mass television in the 1960s and 1970s. »68
Ces propos me semblent intéressants à deux égards. Premièrement, parce qu'involontairement sans
doute, les deux Music Development Officers complexifient quelque peu la question d'une éventuelle
identité culturelle propre qui se manifesterait par le biais de pratiques et de productions musicales.
Gardner et Peterson soulignent à la fois le caractère central de la perception de cette scène musicale
depuis l' « étranger », l'importance croissante d'apports « étrangers » dans ces pratiques et
productions, et enfin le rôle essentiel d'un individu et d'un parcours particulier ; celui-ci agira en
réalité comme le représentant d'une émergence culturelle, dont au moins une des particularités
semble avoir résidé dans sa capacité à faire le lien entre des fragments et des techniques de la
culture traditionnelle et des innovations externes. Mon propos n'est pas d'instruire un quelconque
procès en « impureté », mais simplement d'observer que cette facette d'une éventuelle culture
shetlandaise est elle-même problématique.
Il est intéressant de mettre en parallèle ces différents points avec les propos suivants tenus par la
66 « J'ai commencé à construire des postes, et en fait ça rapportait bien. C'était assez passionnant à l'époque, mais ça a
aussi fait beaucoup de dégâts, car quand les vieux hommes entendaient ça, ils rangeaient le violon. Ils avaient
l'impression qu'ils ne pouvaient pas jouer comme ça, vois-tu ? Pas dans les coins les plus reculés de la campagne, mais
dans la ville c'est vite devenu une mauvaise chose. » L'extrait d'entretien original est reproduit avec la tentative
hasardeuse de l'auteur Tom Morton de rendre compte de la prononciation locale.
67 « Depuis les années 1940, la musique shetlandaise a énormément progressé, et elle est maintenant reconnue
internationalement, donc je ne la vois pas comme étant en danger. »
68 « Toute affirmation sur le manque d'authenticité (de la culture shetlandaise) doit d'abord reconnaître qu'il n'y a jamais
eu une culture folk authentique, transmise 'naturellement' d'une génération à la suivante ; il a fallu qu'il y ait des
'activistes' comme Tammy Anderson pour que la culture shetlandaise survive, notamment face à la menace qu'ont
représenté l'arrivée du pétrole et de la télévision de masse dans les années 1960 et 1970. »
43
députée Jean Urquhart lors de notre entretien : « I remember a conversation with Aly Bain
thirty-five years ago where he criticised the fact that he wasn’t recognised as pursuing a musical
tradition. Now, only recently, has it become clear. »69 Peut-être que cette identité commune n'est
toujours pas si claire que cela ; ce qui ressort en tout cas de ces propos et d'autres témoignages
relevés, c'est l'absence de consensus, jusqu'à une époque encore récente, sur ce qui relève ou non de
la musique shetlandaise. N'est-ce pas cela même qu'exprime Davie Gardner en soulignant que
l'unicité – la cohérence – du « son shetlandais » est davantage reconnue en dehors de l'archipel ? Et
lorsqu'on songe qu'un ambassadeur aussi célébré de cet « unique sound » qu'Aly Bain ait pu faire
l'objet de réprobations, que dire des nombreux artistes shetlandais dont la production intègre des
éléments de heavy metal ou de musique électronique70 ?
Deuxièmement, ces discours illustrent le caractère relativement récent de cette « composante »
essentielle de la culture locale que serait la musique shetlandaise. Sur ce point, le constat peut être
rapproché d'observations exprimées à propos de ces autres formes artistiques (ou artisanales)
emblématiques que sont le textile et la littérature. Si l'on considère le premier des deux, il s'avère là
encore que les racines historiques des motifs Fair Isle, par exemple, sont loin d'être proprement
antiques. D'aucuns ont émis l'hypothèse qu'ils descendraient tout droit de l'époque viking, ou encore
que le naufrage d'un navire de l'Armada espagnole, El Gran Griffon, en 1588, aurait porté à la
connaissance des habitants locaux des exemples de motifs mauresques, mais aucune preuve
empirique ne vient étayer ces supputations quelque peu romantiques (McGregor, 2003). Ce qui est
par contre indéniable, c'est l’émergence de styles distincts au cours de la première moitié du
XIXème siècle, c'est-à-dire lorsque commence à se développer un marché secondaire autour de ces
biens, à côté des échanges liés à la pêche commerciale. C'est précisément l'essor de ces échanges
(malgré les conditions économiques peu avantageuses qu'ils réservaient aux travailleurs insulaires)
qui a servi de déclencheur de la complexification des motifs à partir de cette période et durant le
XXème siècle.
S'agissant de la production littéraire, l'archiviste Brian Smith livre une autre illustration de la
relative jeunesse de ces formes artistiques généralement mises en avant :
« There has been a quite extraordinary flourishing of Shetland dialect poetry in the last hundred and
twenty years. The contrast with Orkney is striking. You have dozens of talented poets in Shetland,
whereas in Orkney you have only one or two. So in that particular case, I think Shetland has done
69 « Je me souviens d'une conversation avec Aly Bain il y a trente-cinq ans, lorsque celui-ci critiquait le fait qu'il n'était
pas reconnu comme poursuivant une tradition musicale. Seulement récemment est-ce devenu clair. »
70 En attestent les déclarations de Duncan Tait, trésorier du festival annuel Vunkfest spécialisé dans les musiques
underground : « I'm kind of on the outside because I'm more on the alternative side, but obviously there's a lot of fiddle
music, traditionel music. I take a different perspective on things and I know people feel put out because the traditional
side gets more attention, funding, and so on. (…) I feel that it's kind of forced by parents on to their kids. It's passed
down almost forcefully through the families. » (« Je suis un peu à l'extérieur parce que je suis davantage du côté
alternatif, mais évidemment il y a beaucoup de musique de fiddle, de musique traditionnelle. Je regarde les choses à
partir d'une autre perspective et je sais qu'il y a des gens qui se sentent exclus parce que le côté traditionnel reçoit
davantage d'attention et de financement, etc. (…) J'ai l'impression que c'est un peu imposé aux enfants par leurs
parents. C'est transmis de manière presque autoritaire au sein des familles. »)
44
well : it 's a remarkable tradition now. »71
Il n'est pas question ici de nous livrer à une analyse comparative d’œuvres poétiques shetlandais et
orcadiens, et on se contentera donc de prendre note de l'opinion de l'éditeur de la revue littéraire
The New Shetlander. Ce qui nous intéresse, c'est d'abord le repère évoqué par l'historien (qui, une
fois de plus, nous renvoie au XIXème siècle), puis l'explication qu'il fournit de son observation :
« Unlike in the Western Isles, where there is an extremely long cultural tradition, stretching back to
medieval times, and unlike Ireland where you have quite extraordinarily ancient traditions, in
Shetland virtually everything got “scrubbed out” after the Napoleonic wars. What survived in
folklore tended to be fragmentary in the extreme. Some devoted collectors in the late nineteenth
century and early twentieth century collected fragments, but they are fragments. What is described
as Shetland-lore tends to be weak, unlike these other traditions. It may be that the modernisation of
Shetland society in the nineteenth century makes these matters less interesting to the local
community or to large sections of the local community. Instead they became more interested in
special ways of making a living : the situation in the nineteenth century is that Shetland becomes one
big fishing industry. There's virtually no unemployment during that period, so people aren't sitting at
home speaking about their traditions, they're speaking about their vibrant new society, and that
society had major drawbacks. It was organised according to a system of semi-serfdom. However that
doesn't seem to have fostered any kind of fascination with the distant past, unlike in the Faroe
Islands, where a similar system in the late seventeenth and eighteenth centuries actually encouraged
interest in the traditions. I suspect this is because of the almost total employment in the new fishing
industry. »72
Parmi ces « modes de subsistance particuliers » qui « intéressent » alors les shetlandais, il y a bien
sûr la pêche qui s'industrialise désormais du point de vue des techniques de prise, de traitement,
puis d'élevage des poissons, mais aussi la production de textiles qui, elle aussi se mécanise pour
partie et fait l'objet d'une rationalisation certaine (en termes de division du travail notamment), en
71 « Il y a eu un bourgeonnement assez extraordinaire de la poésie en dialecte shetlandais dans les cent-vingt dernières
années. Le contraste avec les Orcades est frappant. Vous avez des douzaines de poètes talentueux en Shetland, tandis
qu'aux Orcades, vous en avez un ou deux. Alors dans ce cas particulier, je pense que Shetland s'en sort bien. C'est une
tradition remarquable maintenant. »
72 « Contrairement aux îles de l'Ouest où il existe une tradition culturelle extrêmement longue, et contrairement à
l'Irlande, où il y a des traditions extraordinairement anciennes, en Shetland quasiment tout a été ' rayé' après les guerres
napoléoniennes. Ce qui a survécu du folklore tendait à être extrêmement fragmentaire. Certains collectionneurs dévoués
ont collecté à la fin du XIXème et au début du XXème siècles des fragments, mais il s'agit bien de fragments. Ce qui est
décrit comme du Shetland-lore tend à être faible, contrairement à ces autres traditions. Il se peut que la modernisation
de la société shetlandaise au XIXème siècle fait que ces questions deviennent moins intéressantes pour la communauté
locale ou pour de larges sections de celle-ci. Au contraire, ils devinrent plus intéressés par des modes de subsistance
particuliers : la situation au XIXème, c'est que Shetland se transforme en une grande industrie de la pêche. Il n'y a
quasiment aucun chômage à cette époque, donc les gens ne sont pas assis chez eux à parler de leurs traditions, ils
parlent de leur nouvelle société vibrante, et cette société avait des désavantages majeurs. Elle était organisée à partir
d'un système de semi-servage. Toutefois, ceci ne semble pas avoir encouragé une quelconque fascination avec le passé
distant, contrairement aux îles Féroé, où un système similaire à la fin du XVIIème et au XVIIIème siècles a stimulé
l'intérêt pour les traditions. Je présume que ceci est dû à la situation de plein emploi dans la nouvelle industrie de la
pêche. » L'italique est de l'auteur.
45
même temps que l'opportunité de nouveaux marchés entraîne sa diversification (avec l'évolution
vers les motifs plus complexes évoqués plus haut). Que ce processus général d'industrialisation ait
été marqué, à la fois par des formes éparses de collecte de fragments culturels d'époques antérieures
(suivant des séquences plus ou moins autonomes selon les différentes formes artistiques) et par des
émergences de pratiques et de biens culturels nouveaux, ne constitue pas en soi une véritable
singularité. L'impression de rupture produite par ce récit particulier ne fait au fond qu'illustrer une
proposition connue depuis les travaux fondateurs de l’École de Francfort, à savoir que
l'industrialisation culturelle s'apparente avant tout à une « colonisation de l'esprit » par les
desiderata de l'accumulation capitaliste (Adorno, Horkheimer, 1974). Et c'est sans doute ainsi que
l'on peut comprendre la formule selon laquelle d'importants segments de la société shetlandaise
devinrent « plus intéressés par des modes de subsistance particuliers ».
On peut tirer de ces constats plusieurs conclusions – pour l'heure encore sous la forme d'hypothèses.
Les références à ces biens culturels ou formes artistiques emblématiques d'une culture propre –
lorsqu'elles font l'objet d'une véritable réflexion de la part des acteurs locaux (contrairement aux
évocations plus pétrifiées des discours promotionnels) – semblent renvoyer à deux niveaux de
tensions.
Premièrement, des négociations se joueraient autour de ce qui, de par l'évolution historique et
esthétique des productions, participerait ou non d'une identité culturelle commune. Ces luttes
symboliques se cristalliseraient autour de la question de la légitimité des productions, au regard
d'une culture traditionnelle, pré-industrielle, largement fantasmatique. En effet, le flou régnant
autour de cette dernière – la mémoire perdue de cette époque lointaine où Shetland avait encore sa
propre langue – ne facilite guère le consensus en la matière, aujourd'hui encore. Cette ambiguïté
essentielle pourrait être mise à profit par des stratégies « à géométrie variable » d'exclusion ou
d'inclusion de producteurs culturels.
Deuxièmement, une éventuelle culture shetlandaise (au sens où l'entend Raymond Williams)
semblerait profondément marquée par les « lignes de faille » de l'industrialisation. Celles-ci se
manifesteraient, d'une part, au travers de tensions entre des émergences liées au développement de
TIC et à l'importation d'éléments esthétiques ou stylistiques nouveaux, et des phénomènes de
collecte de fragments culturels ancestraux, des pratiques collectives et participatives encore
relativement vivaces. D'autre part, elles transparaîtraient sous la forme de contradictions latentes,
entre les tendances dominantes vers la marchandisation et la rationalisation (intégrées précocement
et massivement au sein des rapports socio-économiques), et certains dispositifs, bien plus récents,
de soutien à des pratiques culturelles pouvant être jugées économiquement peu viables ou
anachroniques (telles que les enseignements gratuits de musique ou de tricot, la construction de
bateaux de pêche en bois ou encore la publication de poèmes en dialecte).
De la préservation ou de la perte d'une identité culturelle singulière
L'histoire récente de l'archipel est parsemée de traces d'individus qui, à l'image de Tom Anderson
46
dans le champ musical, ont œuvré avec opiniâtreté, dans une multitude de domaines (faune et flore,
archéologie, patrimoine, littérature, dialecte, artisanats, sports et loisirs, spectacle vivant, etc.).
Lorsqu'on songe à ces parcours souvent bénévoles et relativement anonymes, et qu'on connaît par
ailleurs le niveau de soutien financier des différents trusts, ainsi que leur mission affichée de
préservation de l'héritage culturel local, il peut sembler à première vue paradoxal que de nombreux
discours s'articulent autour de la thématique de la perte, de la disparition.
Une première variante de celle-ci concerne spécifiquement le déclin de ce liant traditionnel que
constituait – à défaut d'une langue propre – un dialecte commun qui pouvait clairement distinguer
les shetlandais d' « autres » écossais. A titre d'exemple, considérons les propos du graphiste Jono
Sandilands, qui travaille à temps partiel pour Shetland Arts tout en produisant ses propres œuvres
visuelles individuellement et au sein d'un collectif d'artistes. Cet extrait d'entretien illustre le
sentiment diffus de culpabilité que certains représentants de la jeune génération expriment par
rapport à leur propre positionnement de « lâcheurs » d'une identité culturelle shetlandaise :
« There are a lot of people, like Shetland ForWirds, who are trying to maintain the Shetland dialect,
and they're doing stuff in schools, to raise awareness, really. (…) My folk, we were always around
people that spoke the dialect, and I could totally understand it, but in school, we were taught
English. So I spoke dialect when I was younger but I kind of lost something there. People say I don't
sound like I'm from Shetland when I speak. »73
Le directeur du Shetland Charitable Trust, Bill Manson, de plus de quarante ans l’aîné de
Sandilands, fait écho à cette notion de perte lorsqu'il évoque l'importance des effets de
l'implantation de la filière des hydrocarbures, qu'il identifie curieusement comme ayant « entraîné »
l'arrivée de la télévision et étant indirectement à l'origine d'une véritable dégénérescence
linguistique : « dialect has changed into intonation rather than language, and the vocabulary is now
going rapidly. »74
Une deuxième version de cette thèse de l'affaiblissement de la culture locale insiste quant à elle sur
similairement sur la dissolution de sa cohérence intergénérationnelle. Le témoignage de deux
observateurs de la scène culturelle et artistique shetlandaise, l'architecte Richard Gibson et son
épouse Victoria (originaires de Londres mais résidents permanents à Lerwick depuis 1968), y
concoure, comme le souligne l'anecdote suivante : « There used to be a fantastic enthusiasm for
boats, and children having boats : each community had a boating club, but they've all turned into
drinking clubs now, so the children no longer go out in boats. »75 Ceci vaut certes pour la ville de
73 « Il y a des gens comme Shetland ForWirds qui essaient de maintenir le dialecte shetlandais, et ils font des choses
dans les écoles pour informer autour de cette question en fait. (…) Dans ma famille nous étions toujours au contact de
gens qui parlaient le dialecte, et je pouvais totalement le comprendre, mais à l'école on nous enseigna l'anglais. Donc je
parlais le dialecte quand j'étais plus jeune mais c'est comme si j'avais perdu quelque chose à ce moment là. Les gens se
disent que je ne suis pas de Shetland quand je parle. »
74 « Le dialecte s'est transformé en une intonation plutôt qu'une langue, et le vocabulaire se perd à grande vitesse. »
75 « Il y avait autrefois une enthousiasme fantastique pour les bateaux, et que les enfants aient des bateaux : chaque
communauté avait un club nautique, mais ils se sont transformés en club de boisson maintenant, alors les enfants ne font
47
Lerwick, mais quelques communautés possèdent encore des clubs nautiques où la navigation de
plaisance tient encore une place au moins aussi importante que l'ivrognerie76. Cependant, cette
observation sinistre est loin d'être isolée, notamment pour ce qui est de son évocation d'une
« culture de la boisson » fort répandue.
Il faut bien sûr être prudent vis-à-vis de la question de l'évolution de la consommation d'alcool en
Shetland et de l'hypothétique rapport causal que celle-ci entretiendrait avec des évolutions
culturelles (notamment lorsque celles-ci sont présentées sous la forme d'une « dégénérescence
culturelle »). L'usage de boissons alcoolisées ne constitue évidemment pas en soi un phénomène
nouveau. Des cultes tels que les méthodistes, les baptistes ou les pentecôtistes, sont encore
relativement présents dans l'archipel, ce qui peut contribuer à expliquer les positions
abstentionnistes que l'on trouve dans certaines couches de la population locale. Le faible nombre de
pubs, en comparaison avec le mainland britannique, peut aussi surprendre.77 De plus, Shetland est
l'une des rares régions d'Écosse où l'on ne trouve pas de distillerie de whisky, et on n'y brasse de la
bière que depuis les années 1990, à la Valhalla Brewery d'Unst78. Divers récits évoquent certes des
distilleries illicites de moonshine, au XVIIIème et XIXème siècles (Morton, 1993), tandis que les
anciens marins rencontrés au cours de mes propres séjours ne jurent que par le rhum, qui a aidé à
délier les langues de ces précieux témoins des days before oil.
L'alcool est donc fondamentalement un produit importé de l'extérieur, ce qui n'est sans doute pas
sans incidence, à la fois sur les représentations qui l'entourent et sur certains usages particuliers de
cette substance. Des enquêtes menées autour de cette question dans le champ de la psychiatrie
appuient la thèse selon laquelle l'implantation de la filière des hydrocarbures aurait conduit à une
augmentation de la consommation d'alcool dans les zones situées à proximité du terminal pétrolier
(Caetano et. al., 1983). Ces recherches ont été poursuivies en s'interrogeant plus largement sur
« l'impact que le changement social rapide a eu sur la santé mentale des shetlandais » (Voorhees et.
al., 1989). Il est difficile de dire si ces travaux ont pu avoir une quelconque résonance en Shetland,
mais force est de constater qu'après plusieurs décennies, la thèse d'une disruption de la culture
locale se manifestant notamment par des abus généralisés de substances psychoactives est très
répandue.
Dans le cadre de mes recherches, diverses personnes interviewées ont spontanément évoqué l'alcool
en réponse aux questions portant sur l'identité culturelle insulaire. Ainsi, l'un des organisateurs d'un
festival musical, Duncan Tait, déclare tout de go : « I would say there's an awful lot of drinking
culture, first of all. »79 De même, la peintre Kirstie Cummings commence par répondre simplement :
plus de bateau. »
76 J'ai pu moi même observer les sorties en bateau quasi quotidiennes de groupes d'enfants et d'adolescents membres du
club nautique de l'île de Burra, depuis le port de Hamnavoe, où j'ai résidé d'avril à septembre 2011.
77 Il faut toutefois rappeler que pub n'est autre que le diminutif de public house, ces foyers publics du XVIIème et
XVIIIème siècle dont les community halls shetlandais constituent précisément une variation moderne.
78 Cette brasserie artisanale a été fondée suite à la fermeture de l'aéroport de l'île d'Unst en 1995. Il est toutefois
frappant d'observer la méfiance de nombreux shetlandais vis-à-vis de sa production, qui est souvent assimilée à une
sorte d'attrape touriste. Les bières industrielles écossaises sont de très loin les plus consommées en Shetland, telles que
la blonde Tennents et la brune MacEwans.
79 « Je dirais tout d'abord qu'il y a une terrible culture de la boisson. »
48
« Shetland culture ? It's drinking. »80 Après quelques instants d'hésitation, le musicien amateur
Bobby Sutherland propose, quant à lui : « I don't know... Party atmosphere, kind of thing, through
the summer. »81 Si les courtes nuits de l'été shetlandais donnent en effet lieu à d'innombrables
célébrations, il ne faudrait pas croire que la fête cesse durant la pénombre hivernale. Et la bringue
shetlandaise peut revêtir des aspects nettement plus sombres, notamment lorsqu'on prend en
considération les statistiques des délits liés à l'alcool (agressions, violences conjugales, délits
sexuels, accidents de la route)82, des nombreux cas d'ivresse chez les mineurs (avec leur corollaire
de comas éthyliques et d'autres blessures)83, mais également les chiffres concernant l'usage de
substances telles que l'héroïne ou le crack 84. Ces différents indicateurs semblent témoigner d'une
spécificité shetlandaise du point de vue de l'usage d'alcool et d'autres substances psychoactives, ce
que suggèrent par ailleurs des recherches menées sur la « sous-culture de l'héroïne » en Shetland
(Stallwitz, Shewan, 2004). Je laisserai toutefois cette question aux spécialistes, en me contenant de
souligner que pour un nombre significatif de personnes interviewées, la thématique du déclin
culturel est fortement associée à l'hypothèse d'un rapport singulier à l'alcool et aux stupéfiants.
Une troisième variante de la thématique du déclin, sans doute la plus répandue de toutes, met en
80 « La culture shetlandaise ? C'est la boisson. »
81 « Je ne sais pas... Une ambiance de fête, ce genre de truc, durant l'été. »
82 D'après le rapport de 2006 « Alcohol Profile Shetland » de l'Information Services Division de NHS Scotland, le taux
d'infractions liés à l'alcoolisation en Shetland atteint 19 délits pour 10,000 habitants par an, soit cinq points de plus que
la moyenne écossaise. 18,5% des alcootests exigés en cas d'implication dans un accident de circulation ont été positifs
ou refusés, chiffre bien supérieur à la moyenne écossaise de 3,5%. Ce type spécifique d'infraction étant comptabilisé à
part, son taux atteint 34 délits pour 10,000 habitants par an, soit 12 points de plus que la moyenne écossaise. Si, dans
son ensemble, le taux de criminalité dans l'archipel reste l'un des plus faibles de tous les comtés du Royaume-Uni, on
s'aperçoit que l'alcool est impliqué dans une proportion significative d'infractions, ce qu'une veille du Shetland Times
ne fait que confirmer. Chaque vendredi l'hebdomadaire local livre ainsi son lot d'anecdotes, en n'omettant pas de
mentionner les noms des personnes inculpées (sauf lorsque la loi l'interdit, dans le cas de certains délits commis par des
mineurs, par exemple).
83 Les chiffres précis d'incidents liés à la consommation d'alcool par des mineurs ont été difficiles à obtenir, malgré
plusieurs demandes auprès du Shetland Alcohol and Drugs Partnsership et du Northern Constabulary. En compilant
des données publiées par NHS Shetland et par le gouvernement écossais (Shetland Partnership Single Outcome
Agreement 2013), il s'avère que sur les 155 admissions hospitalières liées à une consommation excessive d'alcool,
survenues en Shetland durant l'année 2010/11, environ une dizaine concernaient des individus âgées de 12 à 18 ans, soit
6,5% du total. Par comparaison, le même indicateur, pour l'Angleterre (chiffres 2011/12), est de 1,6% (Source :
http://www.hscic.gov.uk/catalogue/PUB10932). Au cours de mes enquêtes, j'ai observé à maintes reprises (dans les
community halls ou à l'occasion de festivals) des jeunes personnes acheter à boire sans qu'une pièce d'identité ne soit
demandée, alors que leur apparence physique ne permettait pas de déterminer avec certitude qu'ils étaient majeurs. A
titre d'exemple, les organisateurs d'un concert du groupe First Foot Soldiers offrirent à plusieurs reprises des verres de
bière au chanteur de cette formation, alors qu'il était de notoriété publique qu'il n'avait que 15 ans. L'atmosphère lors de
cette soirée resta bon enfant, mais ces faits illustrent tout de même l'étonnant mélange de grande permissivité et de
rigidité puritaine que l'on peut observer en Shetland.
84 D'après une enquête du Guardian, si l'usage d'héroïne en Écosse concerne environ 1% de la population adulte,
Shetland compterait environ 600 usagers réguliers, soit trois fois la moyenne nationale (The Guardian, 23/04/2008). Au
cours de cette même année, Shetland a été la seule région de toutes la zone des Highlands and Islands où la police a
effectué des saisies de crack (Shetland Times, 20/03/2009). D'après le Community Alcohol and Drugs Service, si la
consommation de ces substances dites de « classe A » semble être en baisse depuis 2011, elles seraient en partie
remplacées par des drogues synthétiques légales. Une fois n'est pas coutume, la relative proximité géographique de la
Norvège jouerait un rôle significatif : de nombreuses cargaisons de stupéfiants proviendraient, d'après les autorités
shetlandaises, de « filières norvégiennes », transitant par la mer du Nord. Selon des observateurs locaux, les ravages de
la toxicomanie seraient particulièrement vifs au sein de communautés éloignées de Lerwick, comme Mossbank, au nord
de l'île principale (et quelques kilomètres du terminal de Sullom Voe), qui concentre par ailleurs un certain nombre des
foyers les plus défavorisés sur le plan économique.
49
cause un phénomène diffus d'uniformisation et de mondialisation culturelle en tant que principale
menace pour l'identité culturelle shetlandaise. C'est par exemple ce danger qu'a explicitement
identifié le photographe et militant politique Billy Fox lorsque je l'ai interrogé sur une éventuelle
spécificité de la production ou des pratiques culturelles shetlandaises :
« What's happening now, it's the way our culture's being homogenised. If you take that building
over there, Mareel, it could be sitting anywhere. It could be sitting in Manchester. It doesn't really
do anything for Shetland. »85
L'idée que le bâtiment du creative industries hub (alors en cours de construction) ne puisse
représenter ou incarner des spécificités culturelles propres aux îles Shetland mérite d'être relevée,
notamment dans la mesure où, une nouvelle fois, la réflexion semble faire écho à certaines
propositions de Raymond Williams. Dans l'ouvrage Marxism and Literature, ce dernier avance que
des phénomènes et activités qui sont typiquement attribués au champ culturel (lois et normes,
croyances, valeurs, pratiques artistiques, etc.) sont nécessairement insérés et ancrés dans la
matérialité :
« The social and political order which maintains a capitalist market (…) is necessarily a material
production. From castles and palaces and churches to prisons and workhouses and schools; from
weapons of war to a controlled press: any ruling class, in variable ways though always materially,
produces a social and political order. (…) The complexity of the process is especially remarkable in
advanced capitalist societies, where it is wholly beside the point to isolate “production” and
“industry” from (…) “entertainment” and “public opinion”. » (Williams, 1977 : 206) 86
Sans approfondir pour l'heure cette piste, il est intéressant d'observer que Billy Fox relie la notion
de déclin de la culture shetlandaise à l'affaiblissement des activités qui constituaient ses bases
matérielles au cours des époques antérieures, à savoir l'industrie de la pêche. D'après Fox,
l'incapacité des élus shetlandais à défendre les quotas de pêche et les zones maritimes autrefois
réservées à la flotte locale, à l'occasion de négociations successives au niveau de la CEE (puis de
l'UE) serait la cause première de cette dissolution des pratiques et productions culturelles propres
aux îles (et que même l'arrivée de la filière des hydrocarbures n'aurait pas suffi à contrebalancer,
malgré les investissements que celle-ci a permis et dont Fox reconnaît par ailleurs certains
bienfaits). Résumant les opinions de nombreux électeurs qui se sont portés sur sa candidature lors
des élections de 2011, il affirme : « our politicians haven’t fought the case of the fishing industry
85 « Ce qui se passe maintenant, c'est la façon dont notre culture est en cours d'homogénéisation. Si vous regardez ce
bâtiment là-bas, Mareel, il pourrait être n'importe où. Il pourrait être à Manchester. Il ne valorise pas vraiment
Shetland. »
86 « L’ordre social et politique qui maintient un marché capitaliste est nécessairement une production matérielle. Des
châteaux, palais et églises aux prisons, ateliers et écoles ; des armes de guerre à une presse contrôlée : toute classe
dirigeante, de façons diverses mais toujours matériellement, produit un un ordre social et politique. La complexité de ce
processus est particulièrement remarquable dans les sociétés capitalistes avancées, où il devient absurde d’isoler d’une
part, 'la production' et 'l’industrie' et, d’autre part, 'le divertissement' et 'l’opinion publique'. »
50
and this demise of the fishing industry is the single main problem in Shetland. »87
Par-delà cette analyse matérialiste, le spectre du gommage des spécificités culturelles est pointé par
bien d'autres personnes interviewées. Ainsi, le producteur audiovisuel Les Lowes évoque
l'importance de l'installation, sur l'île de Bressay en 1967, du premier émetteur télévisuel de
l'archipel, en tant que « fenêtre sur le monde » mais également du point de ses effet
d'homogénéisation sur le plan culturel. Le producteur de spectacles Davie Gardner évoque lui aussi
spontanément cette date qui symboliserait une importante rupture, plus de dix ans avant l'ouverture
du terminal de Sullom Voe.
Pour le photographe Jon Carolan, « the homogenisation trend is already in place and there is a
conscious desire to package Shetland, for a tourist audience notably ». Bien d'autres observateurs
rendent compte de craintes similaires, liées à la « stratégie de marque » impulsée au cours des cinq
dernières années par le SIC (et pilotée par l'organisme Promote Shetland). En témoignent les
quelques déclarations ci-dessous, issues de représentants d'organisations assez diverses (même si
leurs propos ne les engagent qu'à titre individuel) :
« You could call it “nouveau Shetland”: arty-farty without much substance. »88 (Florence Greaves,
élue au SIC)
« I think there's definitely the risk of over marketing ourselves. »89 (Davie Gardner, Atlantic Edge
Music Services)
« There’s a danger of that with the way that certain organisations try to market Shetland. You could
say a sort of “airbrushed” or “potted” Shetland. »90 (Neil Riddel, Shetland Times)
« It's turning the culture into an industry: branding processes are inevitably processes of
simplification. »91 (Malachy Tallack, Shetland Life)
« Things are going to become “microwave reheated”. There will be something for the tourists. It’ll
become processed. »92 (Kirstie Cummings, Shetland Arts)
Si les responsables de Promote Shetland interrogés semblent conscients qu'ils sont visés par ce type
de critique – comme en atteste la déclaration : « We wouldn’t do anything that could go against the
roots of the Shetland culture »93 – il ne serait évidemment pas exact d'affirmer que cet organisme est
unanimement décrié comme un fossoyeur de l'identité culturelle traditionnelle. Dans l'ensemble, les
personnes interviewées sont souvent conscientes à la fois de certaines limites inhérentes à ce
87 « Nos politiciens n'ont pas défendu la cause de l'industrie de la pêche, et le déclin de cette industrie constitue à lui
seul le problème majeur en Shetland. »
88 « On pourrait appeler ça du 'nouveau Shetland' [au sens de nouvelle cuisine] : prétentieusement artistique sans
substance véritable. »
89 « Je pense qu'il existe un risque réel de marketing excessif de notre identité. »
90 « Je dirais qu'il existe de ce point de vue un risque dans la manière dont certaines organisations essaient de marketer
Shetland. On pourrait dire une sorte de 'Shetland en boîte' ou de 'Shetland retouchée'. »
91 « C'est la transformation de la culture en industrie : le processus de branding est nécessairement un processus de
simplification. »
92« Les choses vont devenir 'réchauffé au micro-ondes'. Il y aura quelque chose pour les touristes. Ça deviendra
industriel. »
93 « Nous ne ferions jamais quoi que ce soit qui puisse aller contre les racines de la culture shetlandaise. »
51
processus d’homogénéisation, et de leur propre responsabilité en la matière, notamment dans le cas
de travailleurs créatifs. La peintre et employée de Shetland Arts Kirstie Cummings poursuit
justement ainsi cet extrait de notre entretien :
« But perhaps it's not that big a risk... Shetland culture will survive for the shetlanders. Shetland's
really industrial. (...) Like my grandmother: her man died at sea and she had five children, so she
was working full time and she was also knitting to get an income. Although I wouldn’t do that: it’s
easier to dish out shit for the tourists ! » (laughter)94
Cet extrait d'entretien mérite qu'on s'y arrête brièvement. Rappelons tout d'abord que Cummings est
employée au Bonhoga Gallery, où l'une de ses tâches est de s'occuper de la boutique, où sont
commercialisés de nombreux produits culturels shetlandais (photographies, reproductions et œuvres
plastiques originales, textiles, objets d'artisanat divers, disques compacts, etc.). En même temps que
l'interviewée exprime sans ambiguïté sa conviction que ces biens peuvent constituer de la camelote,
des objets factices qui entrent dans un processus industriel, auquel elle participe – peut-être à
contrecœur – de par son activité professionnelle, il est frappant de constater qu'elle reste confiante
de la capacité de résilience de spécificités culturelles insulaires.
Au cours de mes enquêtes, j'ai pu observer à de nombreuses reprises des situations qui confirment
cette résilience et tranchent nettement avec le discours pourtant répandu du déclin, de la perte de la
culture shetlandaise. Trois types d'événements organisés au cours du printemps et de l'été en
semblent tout particulièrement représentatifs. Il s'agit d'abord des dog trials, concours d'adresse de
chiens de bergers, qui se déroulent généralement sur tout un samedi. Les régates constituent un
second exemple ; tenues de façon similaire sur une journée entière et suivies d'une soirée de
festivités (généralement le samedi), ces compétitions opposent les jeunes membres de clubs
nautiques. Enfin, je mentionnerai les country shows (foires agricoles) organisées sur une journée ou
un week-end entier. Bien qu'étant structurées autour de spectacles ou d'animations précis, ces trois
catégories d'événements fournissent avant tout le prétexte d'importants rassemblements de
population locale dans lesquelles les barrières sociales et générationnelles semblent
momentanément levées.
Des analyses ethnologiques approfondies permettrait certainement de préciser en quoi ces festivités
constituent à la fois des lieux de maintien vivace de formes culturelles résiduelles et des vecteurs
d'émergences culturelles ; ceci paraît en tout cas manifeste du point de vue de la production
musicale live qui s'en dégage95. On peut penser que pour la plupart des participants, il s'agit certes là
d'intermèdes, d'expériences culturelles coupées des rapports socio-économiques qui constituent les
bases matérielles de leurs existences. Toutefois la persistance, la régularité et le niveau de
94 « Mais peut-être que le risque n'est pas si important. La culture shetlandaise survivra pour les shetlandais. Shetland
est vraiment industriel. (...) Comme ma grand-mère. Son mari est mort en mer, et elle avait cinq enfants, alors elle
travaillait à plein temps, et elle tricotait aussi, pour avoir un revenu. Cela dit, je ne le ferais pas. C'est plus facile de
refourguer de la merde aux touristes ! » (rires).
95 Même si certains sont aujourd'hui menacés par un manque de fréquentation et surtout de personnel volontaire, les
community halls offrent un autre espace où les pratiques culturelles – notamment musicales – semblent similairement
contredire la thèse du déclin de spécificités locales, tout en fournissant à de jeunes artistes des occasions de présenter
leurs innovations stylistiques.
52
fréquentation qui caractérisent ces événements laisse penser qu'ils ne font pas que remplir des
fonctions de divertissement ou de préservation. De plus, il est intéressant de constater que –
contrairement à d'autres pratiques culturelles plus ciblées ou segmentées – ces événements ne
semblent pas avoir nécessité le soutien de défenseurs passionnés pour assurer leur survie, pas plus
qu'ils ne bénéficient de soutiens publics (même s'ils ont tiré profit de la situation socio-économique
d'ensemble et peuvent indirectement profiter de subventions accordées aux clubs nautiques, par
exemple).
Évoquant de nouveau la question du branding de Shetland, au cours de notre entretien, l'éditeur de
la revue Shetland Life et écrivain Malachy Tallack déclara : « I was recently at the Voe agricultural
show and it struck me, walking around, how little of what I saw actually fitted in with the Shetland
brand : there's a danger of simplifying and losing the complexity that a culture necessarily gives. »96
D'après ce témoignage le risque serait donc avant tout celui d'un profond décalage entre des
discours institutionnels, promotionnels, et des expériences réelles (certes subjectives) qu'ont des
membres de la communauté. Et du coup, le danger pèserait avant tout sur celles et ceux qui seraient
incapables de discerner cette entreprise de réduction de spécificités culturelles, qui restent, quant à
elles, encore indemnes, voire fécondes. La perte éventuelle se situerait du côté de représentations
erronées, et non pas des pratiques elles-mêmes.
●
Peut-on penser qu'il existe une culture shetlandaise propre, qui se distinguerait d'une culture
dominante, représentée comme la culture britannique (ou sa variante écossaise) ? Ou devrait-on
parler d'une sous-culture shetlandaise, manifeste dans certaines formes artistiques et puisant sa force
d'un jeu particulier de résurgences et d'émergences, qui la prémunirait partiellement contre la
globalisation ou l'homogénéisation culturelle ? Existe-t-il une identité culturelle spécifique à cet
archipel et à ses habitants, aux conditions d'élaboration historiques aisément repérables, et qui
perdurerait malgré (ou peut-être même au travers) des distorsions et convulsions liées aux
évolutions de ses bases socio-économiques ?
À ces trois questions, comme on a pu le voir, bien des observateurs et acteurs de la vie culturelle
shetlandaise répondent par l'affirmative. Une analyse plus objectiviste – approfondissant davantage
la problématique des médiations entre, d'une part, les relations socio-économiques réelles dans
lesquelles sont inscrits les quelques vingt-trois mille shetlandais et, d'autre part ces pratiques et
représentations culturelles dominantes au sein de ce groupe particulier – serait sans doute à même
de compléter ces réflexions. J'aurai l'occasion d'y revenir. Pour l'heure, j'ai voulu ici donner la
parole aux acteurs et à éviter toute synthèse péremptoire qui ferait injure à ces derniers. Ainsi, en
guise de conclusion, je m'en remets volontiers aux déclarations suivantes de deux journalistes
locaux, où transparaissent clairement certaines contradictions internes, caractéristiques des
96 « J'étais récemment au salon agricole de Voe et en m'y baladant, ça m'a frappé à quel point tout ce que je voyais
collait si peu avec la Shetland brand : il y a un danger de simplification et de perte de la complexité qu'offre
nécessairement une culture. »
53
spécificités culturelles shetlandaises :
« I'd say that Shetland culture is extremely diverse and for different people it means different things,
depending on what they want Shetland culture to be. (…) So you may get a lot of things produced for
tourists, and Up Helly Aa is a good exemple of that, but it has another side to it that shetlanders are
really signed up to, so Shetland's really a lot more complicated. »97 Malachy Tallack, Shetland Life.
« I think musically, certainly, something you're brought up with is the fiddle. It's almost omnipresent,
and you don't see that elsewhere. For instance, if you go to international music festivals elsewhere in
the world, the sound of the fiddle or the violin is good, but compared to here, it's actually not that
amazing, because that's what we do here. But a lot of people, especially those who were brought up
in Lerwick, don't live any differently to people in the rest of the U.K. They all have big wide -screen
televisions and consume digital culture twenty-four hours a day ; it's just a place to live, here. »98
Neil Riddel, Shetland Times.
Enfin, je ne résiste pas au plaisir de reproduire ci-dessous un court extrait du roman The Roost, paru
en 2011 et écrit par un autre observateur affûté de la jeunesse insulaire, Neil Butler. Il met en scène
un dialogue entre trois teenagers : Rita, une adolescente qui se veut tutélaire d'une identité
culturelle menacée, Ellie, qui y est farouchement hostile, et Ashley, un jeune homme hésitant entre
sa sœur jumelle « traditionaliste » et la sirène « néo-shetlandaise ». Il s'agit certes d'une situation
romancée, mais elle décrit bien l'ambivalence dans laquelle se trouvent aujourd'hui de nombreux
jeunes shetlandais du point de vue de leurs usages des TICN. Loin d'envisager les pratiques liées au
web et aux industries culturelles – à l'instar de certains de leurs aînés, décideurs publics – comme
une solution pour « sauver » Shetland, ils y trouvent avant tout un moyen de « se sauver »
virtuellement, en attendant de pouvoir fuir physiquement l'archipel.
‘So, you guys going to that party tonight?’ said Ellie.
‘Dat's my party. My birthday party, so yes,’ said Rita.
They were halfway down the Sletts. It was pissing down nasty Shetland rain, the kind that colluded
with the wind to get right in your face. Rita was manoeuvred between Ellie and Ashley, radiating
hate, cock-blocking shamelessly.
Maybe that was why Ellie was enjoying herself so much.
‘Oh really? Then, I can't wait!’
‘I didna invite dee!’
97 « Je dirais que la culture shetlandaise est extrêmement diverse et pour différentes personnes, ça représente des choses
différentes, selon ce qu'elles veulent que la culture shetlandaise incarne. (…) Alors on trouve peut-être beaucoup de
biens produits pour les touristes, et Up Helly Aa en est un bon exemple, mais en même temps (cette célébration) a toute
une autre facette, à laquelle les shetlandais sont très attachés, donc Shetland est beaucoup plus compliqué. »
98 « Je pense que musicalement, en tout cas, une chose avec laquelle on est élevé, c'est le fiddle. C'est presque
omniprésent, et on ne voit pas ça ailleurs. Par exemple, si on va à des festivals internationaux de musique ailleurs dans
le monde, le son du fiddle ou du violon peut être bon, mais comparé à ici ce n'est pas si extraordinaire que ça, parce que
c'est ce que nous faisons ici. Mais beaucoup de gens, surtout ceux qui ont grandi à Lerwick, ne vivent pas différemment
que les gens dans le reste du Royaume-Uni. Ils ont tous des télévisions avec écran géant et consomment de la culture
numérique vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; c'est juste un endroit où ils habitent, ici. »
54
‘Oh,’ said Ellie and she made a sad face. Ashley said, ‘Don't be so rude, Rita. And it's my birthday
too, remember. Of course you can come, Tait.’
‘Oh, thanks, Rita,’ said Ellie, to Ashley. ‘I'm really looking forward to it. Will there be balloons?’
‘Of course no.’
‘You can't have a birthday party without balloons!’
‘Der's no balloons!’
‘Heroin?’
Rita stopped. ‘Listen, Tait, I ken what du's doing. So just stop it, OK?’
‘Stop what ?’
‘Just cause du speaks in dat soothmoother way doesna make dee clever. And I'm no stupid.’
Ellie laughed. ‘Of course not. Sorry, what are you failing to articulate?’
‘I'm saying dunna speak to me like I'm an idiot! Du sits on dy high horse, sneering, like du's better
dan aabody. Du's no, OK. I ken where du's fae. Du's fae Mossbank.’
Ellie grinned. ‘I know, it's shameful.’
‘What?’ Rita frowned. ‘Du has to be proud o where du's fae!’
‘Even if whar du's fae is shit?’
‘It's no shit! It's dy home. Du has to be proud o dy home, else what do you have?’
‘I don't know. What do you have? Ganzies? Puffins? Alcoholism and parochial fools who can't see
further than their own navels?’
‘No, Shetland's no about dat. It's about da folk, and da music –’
‘And blah, blah, blah. Get a job in the tourist office then, and sneer at all the incomers –’
‘Listen, if du doesna like it, du can just piss off!’ (…) ‘Ken what, Ellie? I feel sorry for dee.’
Ellie put a hand on the girl's shoulder. ‘And I feel sorry for you, Rita. You live in a fantasy land. And
when you –’
‘You know, if one of you wasn't my sister I'd be getting the oil out about now,’ said Ashley.
They looked up at him. Of course he was grinning and after a moment, Ellie grinned, too.
Rita said, ‘Shut up, you freak.’
There was an uncomfortable silence till, nearly at Tesco, Rita said, ‘And du's still walking wi wis.
Does du no live in een o yon nasty flats in toon?’
‘Oh, you're right. I nearly forgot my place. Thank you! I'm sorry, I was just enjoying our
conversation so much.’
Just as Rita opened her mouth, Ellie said, ‘Actually, you wanna continue? I've got a bottle of vodka
in my room. What do you think – pre-drinks?’
‘I didn't invite dee!’
‘A bottle of vodka?’ said Ashley, grinning between the two of them.
‘Ashley.’
‘And Spotify,’ said Ellie.
‘And Spotify, Rita. That does sound fun.’
(…)
Rita screamed, ‘Fine! Do what you like with your slut!’ She seemed to have lost her Shetland accent
with her composure. ‘I'm fed up with this. I'm going to tell Mum this time and that's it.’
55
They watched her leave, Ellie thinking that was beautiful.
Then Ashley turned to her, ‘OK, vodka, right?’
Ellie smiled. ‘And Spotify.’
(Butler, 2011 : 48-51)
─────────────────────────────────
‘Alors les gars, vous allez à cette fête ce soir ?’ dit Ellie.
‘C'est ma fête. Ma fête d'anniversaire, alors oui,’ dit Rita.
Ils avaient descendu à moitié la colline de Sletts. Il tombait une de ces sales pluies de Shetland, le genre qui s'entendait
avec le vent pour te fouetter en plein visage. Rita s'était positionnée entre Ellie et Ashley. Elle respirait la haine et
remplissait éhonteusement sa mission de pare-bite. Peut-être que c'était pour ça qu'Ellie s'amusait autant.
‘Oh vraiment ? Alors j'ai vraiment hâte !’
‘Je ne t'ai pas invitée !’
‘Oh,’ dit Ellie et elle fit une moue attristée. Ashley dit, ‘Ne sois pas si vache, Rita. Et oublie pas, c'est mon anniversaire
aussi. Bien sûr que tu peux venir, Tait.’
‘Oh, merci, Rita,’ dit Ellie, à Ashley. ‘Je suis vraiment impatiente. Est-ce qu'il y aura des ballons ?’
‘Bien sûr que non.’
‘Tu peux pas faire une fête d'anniversaire sans ballons !’
‘Y' aura pas de ballons !’
‘De l'héro ?’
Rita s'arrêta. ‘Ecoute, Tait, je sais ce que t'es en train de faire. Alors arrêta ça tout de suite, compris ?’
‘Arrêter quoi ?’
‘Juste parce que tu causes avec cet accent du Sud, ça te rend pas intelligente pour autant. Et je suis pas stupide.’
Ellie rit. ‘Mais bien sûr que non. Excuse-moi, mais c'est quoi au juste que t'as du mal à articuler ?’
‘Je te dis d'arrêter de me parler comme si j'étais idiote ! Tu te mets sur ton piédestal, tu te crois plus maline que tout le
monde. Tu l'es pas d'accord. Je sais d'où tu viens. Tu viens de Mossbank.’
Ellie sourit. ‘Je sais, c'est honteux.’
‘Quoi ?’ Rita fronça les sourcils. ‘Tu devrais être fière de là d'où tu viens !’
‘Même si l'endroit d'où tu viens, c'est de la merde ?’
‘C'est pas de la merde ! C'est ton foyer. Tu devrais être fière de ton foyer, sinon qu'et-ce que tu as ?’
‘Je sais pas. Qu'est-ce que tu as ? Des pulls ? Des macareux ? De l'alcoolisme et des connards bornés qui ne voient
même pas plus loin que leurs nombrils ?’
‘Non, Shetland c'est pas ça. C'est un peuple, et une musique –’
‘Et bla, bla, bla. Va donc te trouver un boulot à l'office du tourisme alors, et tu pourras regarder de haut tous les
nouveaux venus –’
‘Écoute, si ça te plaît pas, t'as qu'à dégager !’ (…) ‘Tu sais quoi, Ellie? Je te plains vraiment.’
Ellie mit une main sur l'épaule de l'autre fille. ‘Et je te plains aussi, Rita. Tu vis dans un pays imaginaire. Et quand tu –’
‘Vous savez, si l'une d'entre vous n'était pas ma sœur je serais déjà en train sortir l'huile, là’ dit Ashley.
Elles se tournèrent vers lui. Évidemment, il souriait et après quelques instants, Ellie sourit aussi.
Rita dit, ‘Ta gueule, espèce de cinglé.’
Il y eut un silence gêné jusqu'à ce qu'en arrivant près de Tesco, Rita dit, ‘Et tu marches encore avec nous. T'habites pas
dans un de ces sales petits apparts en ville ?’
‘Oh, t'as raison. J'ai failli oublier que j'étais pas à ma place. Merci ! Désolé, c'est juste que j’appréciais tellement notre
conversation.’
Juste au moment où Rita ouvrait la bouche, Ellie dit, ‘D'ailleurs, ça vous dirait qu'on la poursuive ? J'ai une bouteille de
vodka dans ma chambre. Qu'est-ce que vous en dites – un petit apéro pré-fête ?’
‘Je ne t'ai pas invitée’
‘Une bouteille de vodka?’ dit Ashley, qui souriait entre les deux.
‘Ashley.’
‘Et Spotify,’ dit Ellie.
‘Et Spotify, Rita. Ca pourrait être amusant.’
(…)
Rita s'écria, ‘Parfait! Fais ce que tu veux avec ta salope !’ Elle semblait avoir perdue son accent shetlandais en même
temps que son sang-froid. ‘J'en ai assez de tout ceci. Je vais le dire à Maman cette fois-ci, et voilà.’
Ils la regardèrent partir, Ellie pensant ça c'était beau.
Puis Ashley se tourna vers elle, ‘Bon, de la vodka, c'est ça?’
Ellie sourit. ‘Et Spotify.’
56
(Traduction de l'auteur)
57
2. Ultima Thule des industries créatives ?
Quelques réflexions préliminaires
Lorsqu'on songe que Shetland fut l'un des tout derniers recoins des îles britanniques à recevoir les
émissions de télévision hertziennes, à la fin des années 1960, on peut être surpris d'observer à quel
point les pratiques médiatiques et culturelles liées aux TICN sont aujourd'hui répandues parmi la
population locale. En atteste, à titre anecdotique certes, l'extrait ci-avant de The Roost, où la jeune
protagoniste Ellie compte, parmi sa panoplie de séduction, un abonnement premium au dispositif de
streaming musical Spotify.
Sur une note moins prosaïque, rappelons que le Shetland Times se targue d'être parmi les premiers
hebdomadaires d'information régionale au monde à avoir diffusé en ligne son contenu, à partir de
1996. Il n'en demeure que le déploiement, à proprement parler, de filières des industries culturelles
en Shetland est un phénomène relativement récent, tout comme les références explicites à ces
dernières au sein de publications locales, de documents institutionnels ou promotionnels. Ces faits
ne sauraient être dissimulés par l'inflation, au cours de la dernière décennie, de discours vantant le
potentiel des industries créatives pour le développement futur de l'archipel.
Les années qui ont précédé mon séjour de recherche en Shetland ont ainsi vu évoluer la désignation
du projet Mareel (dont il sera plus spécifiquement question dans le prochain chapitre) de music and
cinema venue (salle de concert et cinéma) en creative industries hub (plateforme d'industries
créatives). Ce glissement sémantique n'est sans doute pas étranger à la notion, qui émergeait autour
de 2008-2009, selon laquelle cet équipement culturel pouvait être non seulement un lieu de
diffusion (ou d'exposition), mais également un espace de création, de production culturelle et de
transmission de savoirs. Ce changement de perspective a sans doute été stimulé par le projet de
long-métrage Between Weathers du réalisateur Jim Brown, un drame social et sentimental dont une
partie de l'action se déroule sur l'île fictive de Fustra (que d'aucuns associent à Fetlar).99 Dès 2010,
des discussions allaient bon train entre la société de production B4 Films et Shetland Arts, quant à la
possibilité non seulement de filmer (en extérieur et en intérieur) dans les îles, mais également d'y
effectuer la plupart des opérations de postproduction, au sein du futur centre Mareel. Depuis cette
date, plusieurs autres projets cinématographiques100 ont devancé l'équipe de B4 Films (sans que
Mareel ne soit utilisé), mais l'épisode mérite néanmoins d'être mentionné : il marquait la seconde
99 Sans même parler d'une éventuelle date de sortie, la complétion du tournage de Between Weathers paraît encore
incertaine à l'heure où j'écris ces lignes.
100 La productrice indépendante Sue de Beauvoir a notamment coordonné le tournage, en 2012, d'un téléfilm en deux
parties, intitulé Shetland, pour le compte de la chaîne BBC1 (basé sur le roman policier à succès Red Bones d'Anne
Cleeves, dont l'histoire se déroule dans l'archipel). Six autres épisodes ont d'ores et déjà été commandés par la BBC ;
reste à voir si le coût de tournage élevé dû notamment aux conditions climatiques ne poussera pas les producteurs à
choisir d'autres destinations. Le réalisateur anglais Peter A. Dowling devrait prochainement y entreprendre le tournage
d'un thriller long-métrage intitulé Sacrifice, tout comme Robin Hardy, vétéran de ce même genre et auteur de The
Wicker Man.
58
fois, en plus de soixante-dix ans, que le nom de Shetland était associé à un long-métrage
cinématographique.
C'est en effet en 1936 que Michael Powell y tourna son célèbre drame social et sentimental, The
Edge of the World, qui évoque l'évacuation de l'île de St Kilda, survenue six ans plus tôt, et dépeint
une communauté isolée, déchirée entre ceux qui veulent fuir la dureté des conditions de vie et ceux
qui s'accrochent à leur bout de terre. Ce film fut intégralement tourné sur l'île de Foula, avec
seulement neuf acteurs professionnels et en associant la quasi totalité de la population insulaire.
Dans un documentaire réalisé en 1978, Return to the Edge of the World le réalisateur livre une
anecdote saisissante de l'époque du tournage initial : ayant organisé un soir une projection de
court-métrages de Buster Keaton, où figurait notamment la célèbre scène de The Goat avec son
train s'approchant à grande vitesse de la caméra, l'équipe technique s'étonna de voir certains
autochtones fuir à grandes enjambées la salle de cinéma improvisée, effrayés par les images de cette
machine énorme fonçant vers eux101. Cette communauté shetlandaise la plus reculée – celle-là
même où l'on trouvait encore quelques vieillards capables de réciter des vers et des expressions
dans l'ancienne langue norn – venait de connaître sa première expérience des industries de
l'imaginaire.
L'objectif de ce troisième chapitre n'est pas d'élaborer une quelconque généalogie de
l'industrialisation culturelle en Shetland. Il n'est pas non plus de retracer le développement
historique des filières des industries culturelles sur ce territoire – et encore moins de celles qui
composent en outre les industries créatives. Même si l'on pourra trouver ici quelques informations
et hypothèses se rapportant à ces questions (comme au sein des chapitres précédents), le but est bien
plus modeste. Il s'agit, pour l'heure, simplement de rendre compte des résultats d'enquêtes
empiriques visant à mieux connaître :
• la situation actuelle et les dynamiques propres aux industries culturelles et créatives dans
l'archipel ;
• la réalité des dispositifs d'action publique existant à leur égard ;
• les principales représentations mobilisées par les acteurs sociaux face à ces deux phénomènes.
Deux clarifications s'imposent d'emblée, du point de vue de la terminologie employée.
Tout d'abord, la notion d'industrie créative ne va pas sans susciter d'interrogation. Après avoir été
copieusement mise en avant par les institutions et décideurs publics nationaux, européens et
supranationaux, cette catégorie semble aujourd'hui moins prisée, sans doute au moins en partie du
fait des faiblesses de ses soubassements théoriques et empiriques (Bouquillion, Le Corf, 2010). Les
industries créatives apparaissent comme une notion « fourre-tout », regroupant des filières assez peu
comparables sur le plan socio-économique, et faisant par ailleurs l'objet de quantifications à
géométrie variable selon les institutions publiques ou les chercheurs impliqués. Il n'est pas opportun
d'approfondir ici cette question ou son analyse, mais par souci de clarté je préciserai en quelques
101 Il faut reconnaître que la réaction des habitants de Foula n'était aucunement inédite ; elle rappelle en effet à tout
point de vue cette panique qui s'était supposément emparée des premiers spectateurs de cinéma lors de la projection de
L'arrivée d'un train en gare de La Ciotat des frères Lumière, en 1896.
59
mots quelles filières on entend généralement par industries culturelles, quelles activités
supplémentaires les compléteraient pour former les industries créatives et enfin ce qui distingue
fondamentalement les deux catégories.
Comme le souligne la définition proposée par David Hesmondhalgh (2007), les industries
culturelles sont composées de filières qui ont toutes en commun un trait essentiel : elles produisent
– à partir de processus plus ou moins rationalisés et standardisés – des biens symboliques (ce que
cet auteur appelle des « textes »). Cette catégorie inclut donc les filières suivantes : radio et
télévision, cinéma, contenus web, industries musicales, édition et presse, jeu vidéo. Partant d'une
autre perspective, les tenants de la notion d'industries créatives, tel Richard Caves (2000), évacuent
la question du processus industriel de production et de reproduction, en insistant à la fois sur la
primauté de la créativité individuelle et sur la capacité commune qu'auraient certaines activités à
générer et à exploiter de la propriété intellectuelle. Aux filières susmentionnées s'ajouteraient ainsi
les arts du spectacle, le software informatique, la mode, le design, l'artisanat, le marché de l'art et
des antiquités, l'architecture, la publicité et le marketing. Ces catégorisations ont fait l'objet
d'importants débats théoriques – auxquels je reviendrai dans la seconde partie de ce travail. Pour
l'heure, je me contenterai de souligner que les deux perspectives se différencient également de par
les conceptions qu'elles peuvent justifier en matière de politiques publiques. La première est
davantage associée à des politiques de soutien, dans une visée de développement social et culturel
(notamment pour pallier à ce qui est perçu comme des échecs du marché). La seconde pointe avant
tout le potentiel économique des activités créatives et permet de rapprocher les politiques de soutien
de critères habituellement associés aux politiques industrielles.
Considérons par ailleurs quelques unes des interrogations posées par la notion d'industrie créative,
dans la critique qu'en développe le géographe Chris Gibson ci-dessous :
In the wider literature on creative industries, debate continues on what ‘creativity’ actually is:
whether constant dynamism or vernacular expressivity; pure novelty or ‘innovation’ within new
(predominantly digital) forms of capitalist production; a capacity inherent in everyone (but just
waiting to be harnessed through mentoring and inspiration); a convenient term (if indefinable) for a
range of employment types in industries in which various forms of cultural expression are
commodified for sale, or an ‘ideal’ quality that policy makers seek to bring out in individuals who
are otherwise ‘problem’ subjects (the unemployed, sick, etc.). 102 (Gisbon, 2010: 6)
Malgré cette nébulosité, la notion d'industries créatives (voire l'amalgame « industries culturelles et
créatives ») reste encore largement employée, à la fois au sein d'institutions nationales et
102 Dans la littérature plus large sur les industries créatives, le débat se poursuit sur ce qu'est réellement la ‘créativité’ :
le dynamisme constant, ou bien l'expressivité vernaculaire ; la pure nouveauté ou l'‘innovation’ au sein de formes
nouvelles (à dominante numérique) de production capitaliste ; une capacité inhérente à chacun (mais qui demanderait à
être maîtrisée, orientée et inspirée) ; un terme opportun (bien qu'indéfinissable) pour évoquer un éventail de types
d'emploi au sein d'industries dans lesquelles diverses formes d'expression culturelle sont marchandisées et
commercialisées, ou une qualité ‘idéale’ que l'action publique s'efforcerait de faire ressortir chez des individus qui
seraient sinon des sujets ‘à problème’ (les sans emploi, les infirmes, etc.).
60
internationales, de discours publics, et en tant qu'élément d'études statistiques. Il s'agit en outre d'un
terme qui a été vraisemblablement compris par la majorité des personnes interviewées (même si,
comme on le verra, les acceptions et les usages qui en sont fait peuvent fortement varier d'un
individu à l'autre).
Il me semble important d'apporter ces précisions car, bien que mes recherches n'aient aucunement
vocation à encourager l'usage de cette catégorie – pas plus que je ne défendrais la confusion des
termes « industries culturelles » et « industries créatives » –, la présentation qui suit des résultats de
mes enquêtes reproduit ces termes tels qu'ils apparaissent dans le cadre d'entretiens ou au sein de
publications institutionnelles, c'est-à-dire très souvent sous une forme précisément indifférenciée.
Deuxièmement, il convient de rappeler que dans le cas spécifique des îles Shetland, au cours des dix
dernières années, les industries créatives ont été mises en avant, par un certain nombre d'acteurs
publics, comme en atteste le troisième axe de la Shetland Cultural Strategy établie par le SIC et
Shetland Arts dès 2004-2008 (et reconduit pour la période 2009-2013). Intitulée Learning, economy
and regeneration103, cette thématique prioritaire de politique publique avance trois pistes :
- Exploit the potential of cultural activity to contribute to the economic regeneration of Shetland and
promote widespread usage of and participation in these activities.
- Support environmental, economic and social regeneration led by cultural heritage, cultural activity
and creative enterprises .
- Place cultural factors at the heart of the marketing and promotion of Shetland. 104
Ces industries peuvent ainsi être perçues comme une source de développement socio-économique
future, notamment dans le contexte durable d'une menace de retrait de la filière des hydrocarbures.
Il est intéressant de constater que ce discours n'est pas en soi un phénomène nouveau, comme le
montre par exemple un article paru fin 1984 dans le New Shetlander, de la plume de l'architecte
Richard Gibson, qui s'intitulait : « Can Shetland afford not to invest in the arts, or a different
approach to unemployment ».105 L'auteur proposait de mettre en place une politique locale
ambitieuse en matière de soutien et de formation à des filières telles que la mode, le design, la
photographie, la production télévisuelle et cinématographique, ou encore l'architecture et la
musique appliquée. Sa démonstration se terminait par la mise en garde suivante :
It is not suggested that revolution in the education system or heavy investment in the arts would
produce a dramatic change in local industry overnight, but it is suggested that if sufficient
understanding of the role the arts play in commerce were engendered it would go some way to laying
sound foundation for the future and help to soften the blow when the oil-wells run dry. 106 (in New
103 Apprentissage, économie et régénération.
104 Exploiter le potentiel que l'activité culturelle présente pour contribuer à la régénération économique de Shetland et
promouvoir un usage et une participation optimales à cette activité. / Soutenir la régénération environnementale, sociale
et économique portée par le patrimoine, l'activité culturelle et les entreprises créatives. / Placer les facteurs culturels au
cœur du marketing et de la promotion de Shetland.
105 Est-ce que Shetland peut faire l'économie d'un investissement dans les arts, ou une autre approche du chômage.
106 Je ne prétends pas qu'une révolution dans le système éducatif ou un fort investissement dans les arts produirait un
61
Shetlander, n°150, Yule 1984)
Cet appel montre que le projet de mettre des activités culturelles au service du développement
économique ne constitue en rien une nouveauté – même si la proposition de Richard Gibson est, à
l'époque, restée largement ignorée. Comme nous le verrons, sa récente réactualisation – à travers le
discours de l'archipel de l'excellence créative, par exemple – doit beaucoup aux interventions
d'organisations telles que Highlands and Islands Enterprise, Promote Shetland, ou encore le
Shetland College (qui a annoncé en octobre 2013 avoir réuni le financement nécessaire à la mise en
place d'une chaire d'industries créatives). Aux côtés de Shetland Arts et de certains éléments
(minoritaires) du SIC, ces institutions semblent à première vue partager à la fois un agenda
commun et un corpus de références académiques ou de travaux liés au champ de la consultance,
souvent commandés par des institutions nationales ou supranationales. L'auteure d'un rapport publié
par un cabinet de conseil en « creative placemaking »107 renvoie ainsi l'ascenseur à l'agence
shetlandaise de développement des arts :
Outside the main cities and in a rural context, the work of the Shetland Arts Trust over the last
couple of decades has ensured a Cultural Planning approach which places cultural development in a
key position – allowing it to impact on economic regeneration, tourism, planning, education and
other key components of community development. 108 (Ghilardi, 2005 : 18)
Les personnes interrogées au sein de ces divers organismes avaient toutes, sans exception, lu au
moins des extraits des travaux de Richard Florida, père des notions de creative class et de creative
cluster ; elles étaient particulièrement sensibles à des discours incitant à « étreindre l'ère du
numérique », à « rejoindre la société de la connaissance » ou à « s'insérer dans l'économie
créative ». L'enthousiasme suscité par ces perspectives de développement économique est certes
clairement perceptible en Shetland, au sein de certaines déclarations publiques et de documents
institutionnels tels que le Shetland Cultural Strategy ou le Shetland Brand Pack (que j'évoque plus
en détail ci-après). Cependant, mes enquêtes empiriques ont visé à confronter de telles
représentations aux réelles conditions d'existence de ces filières industrielles auxquelles elles
renvoient, tant du point de vue des stratégies d'acteurs locaux que des dispositifs tangibles de
soutien public dont bénéficient ces derniers, ou encore plus largement, aux réactions de la
population shetlandaise (travailleurs créatifs ou non) vis-à-vis de la thèse des industries créatives
comme facteurs de développement économique et social.
Comme je l'ai signalé, l'histoire encore courte de la notion d'industries créatives est marquée par les
changement dramatique dans l'industrie locale en l'espace d'une nuit, mais je suggère que si on atteignait une
compréhension suffisante du rôle joué par les arts au sein du commerce, cela contribuerait à poser des bases solides
pour l'avenir, et atténuerait le choc lorsque les puits pétroliers s’assécheront.
107 Ceci peut être littéralement traduit par « fabrication de lieux créatifs ».
108 En dehors des principales villes et dans un contexte rural, le travail du Shetland Arts Trust au cours des dernières
décennies a permis une approche du planning culturel qui place le développement culturel au centre – lui permettant
d'impacter la régénération économique, le tourisme, le planning, l'éducation et d'autres composantes clef du
développement communautaire.
62
confusions autour des activités qui entrent ou non dans son périmètre. Celui-ci a, de fait, fluctué au
gré de débats théoriques, de décisions plus ou moins arbitraires émanant de décideurs politiques,
d'institutions en charge des statistiques nationales, ou encore d'instituts de recherche privés
(sensibles aux desiderata de leurs commanditaires).
Une certaine prudence s'impose par conséquent, face aux indicateurs censés rendre compte du
niveau de développement de cet ensemble de filières, de sa répartition interne (entre les différentes
« branches » des industries créatives), de la place que ces industries occupent au sein de l'économie
locale (par rapport aux autres secteurs représentés), et de leur poids relatif en comparaison avec la
situation de l'économie écossaise dans son ensemble, et celle de l'économie britannique. Dans le cas
présent, ces indicateurs émanent essentiellement de quatre sources :
•
•
•
•
L'institut (privé) de recherche Ekos basé à Glasgow, auteur de deux rapports ; un premier
commandé par Shetland Arts, intitulé Creative Industries in Shetland Today (janvier 2008) ;
un second portant le même intitulé mais livré en tant que summary report (rapport de
synthèse) et commandé par le Shetland Creative Industries Unit du SIC (février 2008).109
Le cabinet de conseil Weave Consult spécialisé dans les industries créatives et plus
particulièrement dans les filières du design et du textile, auteur d'un rapport commandé par
l'agence de développement économique régionale Highlands and Islands Enterprise, intitulé
Shetland Textiles Sector: A Review (juin 2012).110
Le gouvernement écossais, éditeur d'un rapport intitulé Creative Industries: Key Sector
Report (novembre 2009).
Le Department for Culture, Media and Sport (DCMS) du gouvernement britannique, éditeur
d'un rapport intitulé Creative Industries Economic Estimates: Full Statistical Release
(décembre 2011).
Par souci de clarté, ma présentation s'articule en deux temps. J'explicite tout d'abord les statistiques
disponibles sur les industries créatives en Shetland (qui, comme nous le verrons, ne sont pas dénués
d'incohérences et d'incongruités). J'aborde ensuite les données concernant les politiques publiques
vis-à-vis de ces filières (exercice qui ne va pas sans poser quelques difficultés, du fait notamment
des structures de « gouvernance » particulières évoquées dans le chapitre I.1. et de l'opacité relative
de certains de leurs comptes). Pour chacune des étapes, la présentation de données statistiques est
complétée par des éléments factuels, issus de mes propres recherches et permettant de mieux
comprendre certaines logiques et stratégies propres aux acteurs locaux, ainsi que des spécificités du
contexte dans lequel elles se déploient.
109 Ces rapports reprennent tous deux des statistiques issues du recensement national du Royaume-Uni, des
publications de l'Office for National Statistics (Annual Business Inquiry et Labour Force Survey) ainsi que de la
publication du SIC, Shetland in Statistics. Je mentionne ces trois sources étant donné qu'elles constituent l'origine de
certains chiffres auxquels je me réfère ci-après.
110 Certains indicateurs utilisés dans ce rapport et auxquels je fais référence sont extraits des Shetland Regional
Accounts publiés par la University of Aberdeen Business School en collaboration avec A.B. Associates Ltd.
63
Les industries créatives en Shetland : des chiffres à démêler
Premièrement, considérons les statistiques supposées rendre compte de la situation présente des
industries créatives dans l'archipel. Dans les rapports susmentionnés d'Ekos, on peut trouver deux
chiffres contradictoires concernant les emplois au sein des industries créatives D'après les chiffres
de l'Office for National Statistics (Annual Business Inquiry) ces filières représentaient, en 2005, 367
emplois (professions libérales comprises), tandis que les chiffres du recensement national de
2001111, également rapportés, indiquent un total de 459 emplois. Cette première incongruité est due
à deux facteurs. D'abord, les deux enquêtes n'utilisent pas la même définition de ces industries, la
première comprenant la filière cinématographique, absente dans la seconde, qui comprend en outre
les filières de l'artisanat et du design (incluant les métiers du textile). Deuxièmement, l'Annual
Business Inquiry s'appuie sur les statistiques de l'emploi (salarié ou libéral), tandis que le
recensement national interroge les habitants sur leur « occupation » qui peut ne pas être
financièrement rétribuée (ou ne pas constituer la source de revenus principale). Nonobstant cette
première source d'incohérences, ces chiffres fournissent une idée du pourcentage de la population
active au sein des industries créatives, qui varierait de 2,5% à 4,1% selon qu'il s'agisse ou non de la
population active au sens classique. Rapportés aux chiffres de l’Écosse dans son ensemble
(respectivement 5,6% et 6,5%), il s'avère que les industries créatives concernent une population
considérablement moindre, quelle que soit la comptabilité appliquée. Cette relative rareté de
l'emploi dans le secteur des industries créatives semble également confirmée par les statistiques
disponibles pour l'ensemble de la Grande Bretagne (DCMS, 2012) ; celles-ci utilisent une définition
large des industries créatives (intégrant l'artisanat, le design et bien sûr la filière cinématographique)
et indiquent que 5,14% de la population totale est employée (ou travaille à son compte) au sein de
ce secteur. Enfin, en se référant au « système de production des industries créatives » proposé par
Andy Pratt (1997)112, les rapports d'Ekos indiquent que la proportion d'emplois au sein d'activités
liées à l'infrastructure est très largement inférieure à celle observée en Écosse (0,6% de l'ensemble
contre 7,6%). Pour les trois autres champs les proportions se situent à des niveaux proches.
Poursuivons cet exercice en comparant la segmentation interne des industries créatives en Shetland
et dans l'ensemble de la Grande Bretagne113. Quatre points saillants peuvent interpeller. Tout
111 A l'heure où j'écris ces lignes, les chiffres du recensement de 2011 ne sont pas encore disponibles pour ce qui est
des détails région par région des occupations.
112 Pratt différencie quatre champs : création et production ; infrastructure ; reproduction et distribution ; échange et
consommation. Si les activités relevant du premier et du troisième champ n'ont guère besoin d'être explicités, je précise
à toutes fins utiles que le second champ concerne la production de biens manufacturés ou de services indispensables au
processus de production de biens créatifs (fabrication d'instruments musicaux, de fournitures de peinture, service de
maquillage et de décoration, etc). L'ouverture ainsi impliquée pour le secteur des industries créatives ne va pas sans
poser de problème. Le dernier champ réunit les activités liées à la consommation de biens et de services (projection
cinématographique, exposition d'œuvres d'art, distribution vers consommateurs finaux).
113 Cette perspective comparative me paraît plus judicieuse que celle proposée par les auteurs du rapport d'Ekos ; les
chiffres qu'ils avancent s'agissant notamment de la segmentation interne aux industries créatives en Écosse pour 2005
présentent des divergences flagrantes avec ceux annoncés par le gouvernement écossais dans son propre rapport
Creative Industries Key Sector Report. Ekos recense ainsi 145902 emplois dans les filières des industries créatives,
tandis que le rapport gouvernemental – qui vise pourtant à mettre en avant l'importance stratégique de ce secteur – n'en
dénombre que 60700. Les deux rapports font référence aux même filières et cette différence considérable ne peut qu'être
partiellement expliquée par l'absence de comptabilisation, dans le rapport gouvernemental, des travailleurs indépendants
ou libéraux (au nombre de 19141 selon Ekos). Pour une filière comme l'architecture on passe d'environ 11000 emplois
64
d'abord, la filière de la publicité – deuxième industrie créative pour l'ensemble du Royaume-Uni par
le nombre d'emplois générés (17,89% de l'ensemble du secteur) – serait de facto absente des îles
Shetland. Deuxièmement, l'architecture et le design paraissent particulièrement sur-représentées, la
première en tant qu'activité professionnelle, la seconde comme « occupation ». Troisièmement, les
filières de l'édition et de la radio et télédiffusion sont également sur-représentées en tant qu'activités
professionnelles, avec 30% et 13,7% (contre 16,3 % et 7,5% pour l'ensemble du Royaume-Uni). Un
dernier facteur qui peut a priori surprendre est la faiblesse relative de la musique (même si celle-ci
peut être comprise dans la catégorie « arts and cultural industries » qui regroupe 9,3% du total des
emplois shetlandais dans les industries créatives et 27,7% des « occupations »).
Pour l'heure, le seul enseignement qu'il paraît possible de tirer de ces indicateurs se rapporte à la
faiblesse apparente de ce secteur en Shetland. Il est possible que la sur-représentation d'emplois
dans les filières de l'architecture et de l'édition soit due à l'importance du secteur public, que celle-ci
se manifeste sous la forme d'emplois directs, ou d'activités impulsées par le biais de commandes ou
de subventions. De plus, l'importance du nombre d'habitants ayant déclaré que leur principale
« occupation » avait trait au design (comprenant le textile) ou aux « arts et industries culturelles »
peut sans doute refléter le cas de certains shetlandais qui, tout en étant employés dans d'autres
secteurs, conçoivent leur activité créative comme leur principale occupation – à l'image
d'enseignants de musique qui se définissent comme musiciens, d'employés d'équipements publics
qui se définissent comme peintres, etc.
S'agissant des indicateurs de la place que ces industries occupent au sein de l'économie locale (par
rapport aux autres secteurs représentés), seuls des indicateurs ayant trait à l'emploi sont
immédiatement disponibles, ce qui pose un certain nombre de limitations évidentes. Ainsi, rapportés
aux chiffres de l'Annual Business Inquiry, les industries créatives (avec ses quelque quatre cents
emplois) semblent atteindre une importance quasi égale à celle de l'industrie de la pêche et de
l'aquaculture (511 emplois), ou du secteur énergétique (491 emplois), le secteur public se taillant la
part du lion avec 4,611 emplois (soit 36% de la population active). Sans intégrer une catégorie
« industries créatives », la publication du SIC Shetland in Statistics insiste elle aussi, curieusement,
sur les nombres de travailleurs, filière par filière, lorsqu'il s'agit de fournir un aperçu de l'économie
locale. Toutefois, il n'est évidemment pas sérieux d'affirmer, à partir de ce type de données que les
industries créatives « représentent » 3% de l'économie insulaire (ou que le secteur des
hydrocarbures, moins de 4%).
Comme le sait tout observateur un tant soit peu informé des réalités locales, les activités liées au
terminal pétrolier et à l'exploitation de la faune maritime constituent de très loin les principales
ressources socio-économiques. Lorsque l'Economic Development Officer du SIC, Neil Grant,
déclara que les industries créatives équivalaient, en termes de revenus, 10% du produit total des
industries de la pêche114 cette information suscita des réactions diverses parmi le public shetlandais,
allant de l'incrédulité à la satisfaction, en passant par la colère de certains observateurs – qui y
selon les statistiques du gouvernement écossais à quelques 41105 emplois d'après Ekos !
114 Creative Industries Networking Event, Lerwick, 03/05/2011.
65
percevaient un signe de plus du déclin des bases économiques traditionnelles. Observons comment
ce fonctionnaire local a pu arriver à ce chiffre. Pour cela, il est nécessaire de présenter brièvement
un indicateur prisé de l'analyse financière que constitue la valeur ajoutée brute (gross value added
ou GVA en anglais). La VAB est désormais exigée par la Commission Européenne, et ce notamment
dans la production de données concernant les secteurs industriels. Elle se définit comme la valeur
totale moins la consommation intermédiaire (c'est-à-dire la valeur totale des biens ou des services
consommés au cours du processus de production). Cette VAB constitue donc le total des revenus
des acteurs industriels (provenant dans le cas qui nous intéresse, aussi bien de ventes, de droits de
propriété intellectuelle, de subventions ou dons). Ces revenus sont utilisés pour couvrir les charges
de ces mêmes entreprises et organisations (salaires et autres rétributions ; investissements
productifs, cotisations sociales et taxes) qui, une fois déduites, déterminent la plus-value réalisée par
ces acteurs économiques. Voici comment la VAB est définie dans le rapport susmentionné de la
DCMS :
GVA is therefore the standard measure used in official statistics to measure the contribution of
industries to the economy, and enables comparison across sectors/industries. It is calculated as
follows: GVA + taxes on products – subsidies on products = Gross Domestic Product. So GDP and
GVA are closely linked, but by accounting for taxes and subsidies directly applied to products, GVA
gives us a better measure of the contribution of Creative Industries to the economy. 115 (DCMS, 2011)
Laissons de côté, pour l'heure, toute discussion de la pertinence de cet indicateur « standard » et des
éventuels biais qu'il introduit pour la « mesure » des industries créatives (ou plus particulièrement
pour l'appréciation de l'importance de certaines filières incluses dans cet assemblage). D'après ce
même rapport, nous apprenons que les industries créatives représenteraient 2,89% de la VAB de
l'ensemble de l'économie britannique en 2009. De même, en compilant les données de l'ONS 116 et
ceux fournis par le rapport du gouvernement écossais précité, on peut calculer que ces industries
représenteraient 2,22% de la VAB de l'économie écossaise. Si l'on considère les chiffres fournis par
les rapports d'Ekos, s'agissant de la VAB de ces mêmes industries en Shetland (13 à 14M£), et les
données de l'ONS concernant la VAB de l'économie de l'archipel dans son ensemble (2008 à 2011),
on obtient un pourcentage nettement plus élevé : les industries créatives représenteraient entre
4,98% et 6,99% de la VAB de l'économie shetlandaise.
Lorsque Neil Grant du SIC avance que les industries créatives représentent environ 10% du total
des revenus des industries de la pêche et de l'aquaculture, il ne se réfère manifestement pas à
l'indicateur VAB. En effet, même en compilant l'ensemble de la VAB des « industries primaires » et
de la catégorie « Manufacture of Food, Beverages and Tobacco products », pour l'année la plus
« rentable » (2010) on n'obtient que 39,9% de la VAB totale de l'économie shetlandaise ; on est
115 La VAB est par conséquent l'unité de mesure standard utilisée dans les statistiques officielles afin de mesurer la
contribution d'industries (spécifiques) à l'économie (dans son ensemble). Il est calculé comme suit : VAB + impôts sur
les produits – subventions sur les produits = PIB. PIB et VAB sont donc fortement liés, mais en tenant compte des taxes
et des subventions directement appliquées aux produits, la VAB nous offre une meilleure mesure de la contribution des
Industries Créatives à l'économie.
116 Statistical Bulletin, Office for National Statistics, Regional Gross Value Added (Income Approach), December
2012.
66
donc loin des 50% à 70% que ces industries devraient représenter si son affirmation précédente est
exacte. Ceci soulève en soi une première interrogation : pourquoi l'Economic Development Officer
n'utilise-t-il pas ce qui est considéré, par l'UE et les gouvernements britannique et écossais, comme
« l'unité de mesure standard » ? Lors de l'entretien réalisé avec ce responsable, il a avancé le chiffre
suivant, quant aux revenus de ce secteur : « Creative industries, we reckon, is somewhere in the area
of 25 million. »117 Ce chiffre correspond de facto à l'estimation que fournit Ekos quant au total
annuel de revenus en chiffres d'affaires cumulés, issus de la valorisation de biens et services des
filières des industries créatives, soit près de vingt-six millions de livres. Cet indicateur a été obtenu
à partir de l'analyse d'un échantillon de soixante-cinq entreprises, organisations ou travailleurs
indépendants, et en compilant des données issues de l'Annual Business Inquiry susmentionné.
De toute évidence, il s'agit là d'une estimation « à la louche » car en additionnant les chiffres
d'affaires cumulés des catégories « Information & Communication », « Arts, Entertainment &
Recreation » et « Manufacture of Textiles, Wearing apparel and Leather products » (qui
comprennent toutes les trois des activités situées hors de la définition la plus large qui soit des
industries créatives, on n'obtient que 17,7M£). En y ajoutant des activités comptabilisées dans les
catégories « Wholesale, Retail & Repairs » (vente d'enregistrements musicaux ou vidéo),
« Administration and Support Service Activities » (casting pour production télévisuelle ou
cinématographique), et « Technical activities » (activités architecturales, activités de design
spécialisé)118, sans doute peut-on augmenter encore un peu ce chiffre, mais de là à atteindre 25M£, il
faut une certaine dose d'imagination créatrice.
Le chiffre de 13 à 14M£ de VAB avancé par Ekos paraît lui aussi largement surévalué, car les
mêmes calculs, à partir des données de l'Annual Business Inquiry fournissent un total de seulement
7,1M£. Ce dernier chiffre est significatif, car c'est bien le seul qui semble partiellement corroborer
les affirmations du représentant du SIC, étant donné que, pour les îles Shetland, l'ensemble de la
VAB des « industries primaires » et de la catégorie « Manufacture of Food, Beverages and Tobacco
products » atteint 74,8M£ en 2010.119 S'agissant du chiffre d'affaires cumulé de ces deux catégories,
nous obtenons pour l'année 2011 un total de 304,5M£. Peu ou prou, cela correspond aux résultats de
l'étude réalisée par la Hutton Institute et commandée par le SIC en 2013, d'après laquelle les
« various sectors of the seafood industry (...) account for £317 million in all, including £156 million
from aquaculture, £83 million from fish processing and £71 million from fishing. »120 (Shetland
Times, 23/05/2013).
Trois points ressortent de ces considérations quantitatives. Premièrement, il semble possible de
conclure que le chiffre de 25M£ avancé par les autorités locales (et par Ekos) est une surestimation
significative, de même que le chiffre de 13 à 14M£ de VAB avancé par Ekos. D'après mes propres
estimations, il est difficile concevable que ces valeurs aient dépassé respectivement 18 à 20M£, et 8
117 « Nous estimons que les industries créatives se situent quelque part aux environs de 25 millions. »
118 Source : Standard Industrial Classification of Economic Activities (SIC 2007).
119 Il faudrait bien sûr procéder à des soustractions mais le traitement des produits de la pêche et de l'aquaculture
constituent de très loin la principale activité de manufacture alimentaire, tandis que le poids de l'agriculture et de
l'élevage dans les industries primaires est faible par rapport à la pêche.
120 Les diverses filières de l'industrie de la pêche représentent en tout 317M£, dont 156M£ de l'aquaculture, 83M£ du
traitement du poisson et 71M£ de la pêche.
67
à 9M£ pour les années 2008 à 2011. Mais – et c'est le second point – si ces estimations sont
pertinentes, cela induirait que les industries créatives représentent tout de même entre 3,13% et
4,39% de la VAB de l'ensemble de l'économie locale (un chiffre certes plus réaliste que les 4,98% à
6,99% suggérés par Ekos). La troisième observation concerne le montant de VAB par actif
(employés et travailleurs indépendants compris), variable que fournit le rapport gouvernemental
britannique et qui s'établirait à 25358£. En conservant la réévaluation proposée de la VAB, on
obtiendrait en Shetland une VAB par actif de 23160£ (plus proche donc de la moyenne nationale
que le chiffre de 36785£ obtenue en conservant la VAB avancé par Ekos).
En définitive – et comme c'est bien souvent le cas – ces statistiques posent presque davantage de
questions qu'elles n'en résolvent. Se trouve-t-on face à une situation anormale comme le suggèrent
les estimations d'Ekos, dans laquelle un faible pourcentage de la population active serait à l'origine
d'une proportion relativement importante de la création de valeur ? Et dans ce cas, comment
expliquer cette productivité apparemment plus forte des travailleurs créatifs shetlandais (par rapport
aux moyennes nationales) ? L'inclusion des filières de l'architecture et du design constituerait sans
doute alors une piste d'explication possible. La VAB relativement élevée des industries créatives
shetlandaises (par rapport aux moyennes nationales et par rapport à d'autres secteurs) serait-elle en
outre dopée par un niveau de subventions plus important ? Ou alors une réévaluation, à la baisse,
d'une série d'indicateurs serait-elle nécessaire afin de tempérer l'enthousiasme des rédacteurs du
rapport Creative Industries in Shetland Today, dont les estimations récurrentes pourraient constituer
un autre facteur de « dopage » de l'appréciation du potentiel de ces filières ? Plusieurs indicateurs
souffrent en effet d'approximations (reflétant vraisemblablement les desiderata des
commanditaires), tandis que les compilations de données nécessaires aux comparaisons (au niveau
national ou entre secteurs) ont parfois dû être établies sur la base de plusieurs années consécutives,
et non pas strictement à partir de la même unité chronologique. Enfin, certaines des données
présentées ici sont datées d'une dizaine d'années déjà. En l'absence de recherches quantitatives plus
systématiques que celles qui ont été conduites jusqu'à présent, et sans un important travail de
réactualisation, il est difficile de tirer des enseignements solides de ces statistiques121.
Un dernier détail – commun à l'ensemble des études précitées – est qu'elles ne nous apprennent pour
ainsi dire rien sur la distribution de cette VAB entre les salaires et autres rétributions, les
investissements productifs, les cotisations sociales et taxes, ni sur la répartition de la plus-value. Ce
sont pourtant ces statistiques là qu'utilisent les décideurs locaux122 – et notamment ceux qui sont en
charge du développement des industries créatives – tout comme la presse d'information locale.
121 Je souligne, à toutes fins utiles, qu'une telle étude quantitative n'a jamais fait partie de mon projet programme de
recherches, pour des raisons logistiques évidentes. De plus, n'étant pas statisticien, il aurait été quelque peu hasardeux
que je m'y aventure – même si le réexamen de certains résultats d'Ekos me laisse penser que je n'aurais pas
nécessairement fait pire !
122 A titre d'exemple, les conclusions des enquêtes d'Ekos ont été réutilisées dans les « Economic Impact
Assessments » (évaluations d'impact économique) fournies en tant que justifications de la viabilité de projets comme
Mareel ou, plus récemment, la chaire en industries créatives du Shetland College. C'est – en théorie, du moins – sur la
base de ces données qu'ont été consentis les financements de la part d'institutions comme l'Union Européenne
(European Regional Development Fund), le gouvernement écossais (Creative Scotland), Highland and Islands
Enterprise ou encore la Scottish Arts Council Lottery Fund.
68
Chiffrer les politiques culturelles en Shetland : un vain défi ?
En second lieu, tournons-nous vers la question de l'action publique dans le domaine culturel. Selon
la quasi totalité des personnes interrogées, le niveau de dépenses publiques dans le champ des
industries créatives serait particulièrement élevé en Shetland. Cette représentation est clairement
résumée dans un dossier du Shetland Times, paru en mars 2009, où le journaliste Neil Riddel
affirmait, par exemple : « Estimates suggest a per head spend of £62 in the isles each year,
spectacularly dwarfing the £10 per head spend in Scotland on average. »123 Il me semble nécessaire
d'interroger tout d'abord les diverses facettes de cette représentation (et d'examiner les indicateurs
quantitatifs sur lesquels elles reposent), en prêtant une nouvelle fois attention à la segmentation
interne de ces dépenses publiques (selon les différentes filières), à leur valeur relative vis-à-vis
d'autres postes de financement public local (« politique industrielle », sports, éducation, etc.), et
enfin aux comparaisons possibles avec le mainland écossais et britannique. J'aborde ensuite
séparément la question des instruments spécifiques et des stratégies marquantes de cette politique
culturelle et créative « à la shetlandaise ».
S'agissant de la représentation d'une politique culturelle particulière, c'est à dessein que j’emploie
l'expression « diverses facettes ». Si la majorité des commentateurs suggère qu'il existe une
spécificité insulaire à cet égard, et que les politiques en direction des industries culturelles et
créatives seraient proportionnellement plus soutenues que dans le reste du Royaume-Uni, ce constat
partagé recouvre bien des appréciations contradictoires. En attestent les nombreuses prises de
positions hostiles au projet Mareel (et à son coût de construction de 12M£), considéré comme une
dépense emblématique du gâchis d'argent public que constituerait le budget de Shetland Arts, dans
une période où le SIC procède à la fermeture de classes ou d'écoles entières. Sur un autre registre,
des responsables de Promote Shetland ou des différents trusts justifient un niveau de dépenses
publiques culturelles supérieur à la moyenne nationale par l'isolement géographique et la difficulté
d'accès aux marchés, la nécessité d'attirer de nouveaux habitants et de retenir les plus jeunes.
Comme il a été souligné, certains considèrent que ces dépenses sont essentielles à la préservation
d'une identité culturelle menacée, pour maintenir par exemple des compétences particulières dans
les champs de la production textile, de la musique ou de l'artisanat. Que les politiques culturelles
soient conçues comme des éléments clef d'un projet de régénération socio-économique, des outils
de préservation du patrimoine, des moyens de pallier aux échecs du marché ou enfin comme un
luxe inconsidéré, elles sont largement perçues comme ayant une place et un statut à part. Or, il est
utile d'interroger plus avant ce postulat.
Commençons par observer quelques indicateurs attestant de ce soutien particulier. Le volet
qualitatif des enquêtes d'Ekos, basé en partie sur des entretiens collectifs avec une vingtaine de
chefs d'entreprises et travailleurs créatifs, en fournit plusieurs exemples :
It was recognised by many of the consultees that there have been some notable efforts made in
123 « Les estimations suggèrent une dépense par habitant de 62£ par an dans les îles, c e qui dépasse de façon
spectaculaire les 10£ par habitant dépensés en moyenne en Écosse. » (Shetland Times, 06/03/2009).
69
developing the commercial side of visual arts and crafts. This was being achieved, for example,
through the work of agencies such as Shetland Craft Association and Shetland Arts. These
organisations have worked with local artists and crafts people and assisted them to develop and
market their products (…) In addition to the work of Shetland Arts and the Shetland Craft
Association, some of the activity being carried out by Shetland Amenity Trust was seen as an
important vehicle for bridging the gap between cultural heritage and contemporary product
development. (…) Many felt that the development of cultural heritage as a sector that can contribute
to the economic dynamism of the islands has been reinforced by the construction of the new museum
and associated activity. (…) Most consultees suggested that Shetland had a long tradition of
producing music and musicians, strengthened in many ways by access to tuition in schools and
through community-based activity. (…) The Textile Facilitation Unit (at Shetland College) was
viewed by a number of consultees as having an important role to play in providing design and
product development service, particularly for smaller producers unable to afford the equipment on
their own. (…) The provision of access to retail outlets was identified by many as an important way
to support the development of stronger linkages between development agencies and local producers
and service providers operating in the CI sector. Shetland Amenity Trust and Visit Shetland were
cited on numerous occasions as important in this respect. (…) There was overwhelming agreement
that there was a need for support, given the opportunities available and the strengths identified. 124
(Ekos, 2008a : 61-68).
Ces quelques extraits donnent à clairement à voir l'étendue des attentes et des reconnaissances
exprimées par ces acteurs des industries créatives vis-à-vis des organismes en charge des politiques
publiques – on en dénombre pas moins de six : Shetland Arts, Shetland Amenity Trust, Shetland
College (pour son Textile Facilitation Unit125), le SIC (via l'enseignement musical), le Shetland
Museum & Archives et Visit Shetland (désormais rattaché à Promote Shetland). Ils montrent par
ailleurs que ce soutien est loin d'être de nature uniquement ou directement financière. Ce même
rapport souligne que plus de la moitié des acteurs des industries créatives interrogés dans le cadre
124 La plupart des personnes consultées ont reconnu que des efforts notables avaient été faits pour développer l'aspect
commercial des arts visuels et de l'artisanat. Ceci était par exemple permis par le travail d'agences comme le Shetland
Craft Association et Shetland Arts. Ces organisations ont travaillé avec des artistes et artisans locaux pour les aider à
développer et à promouvoir leurs produits. En complément des apports de Shetland Arts et de la Shetland Craft
Association, certaines des activités du Shetland Amenity Trust étaient perçues comme importantes pour jeter un pont
entre le patrimoine culturel et le développement de produits contemporains. (…) Beaucoup pensaient que le
développement du patrimoine en tant que filière pouvait contribuer au dynamisme économique des îles, renforcée par la
construction du nouveau musée et des activités associées. (…) La plupart des personnes consultées ont suggéré que
Shetland avait une longue tradition de production de musique et de musiciens, renforcé à bien des égards par l'accès à
l'enseignement dans les écoles et par des activités intra-communautaires. (…) Le Textile Facilitation Unit (au Shetland
College) a été perçu par de nombreux interviewés comme ayant un rôle important à jouer dans la provision de services
de développement du design et de produits, notamment pour des producteurs plus petits, incapables d'acquérir seuls ce
type d'équipement. (…) La provision d'accès à des points de distribution a été identifiée comme un moyen important de
soutenir le développement de liens renforcés entre les agences de développement et les producteurs locaux et
fournisseurs de services opérant dans le secteur des industries créatives. Le Shetland Amenity Trust et Visit Shetland ont
été cités à de nombreuses reprises comme étant importants de ce point de vue. (…) Il existe un consensus unanime
autour de la nécessité du soutien, au vu des opportunités et des forces identifiées.
125 Cette « unité de facilitation » met à disposition de créateurs locaux trois systèmes de production textile assistée par
ordinateur ainsi que des machines de finition, le tout sous la supervision de deux opérateurs professionnels.
70
de leur plus importante enquête empirique (soit un total de soixante-douze) avait reçu une forme de
soutien de la part du secteur public et seulement 3% avait bénéficié de soutiens du secteur privé.
(Ekos, 2008A : 42). Corroborant ces chiffres, sur les vingt-et-un travailleurs créatifs que j'ai
interrogés, dix-sept ont déclaré qu'ils avaient bénéficié de soutiens financiers publics (ou étaient
directement salariés du secteur public) pour leurs activités créatives. Deux n'y avaient pas eu
recours, et un autre n'avait pas encore sollicité d'aide mais comptait le faire lors d'une prochain
projet. Un seul interviewé s'y refusait catégoriquement. Six personnes au sein de ce même
échantillon avaient bénéficié de soutiens financiers de la part d'acteurs privés.
Lorsqu'on se tourne vers la question de la répartition ces dépenses publiques parmi les diverses
filières des industries créatives (telles qu'elles sont définies par le DCMS), on rencontre des écueils
importants du point de vue des données disponibles. Depuis 2006-07, les comptes publics de
Shetland Arts n'offrent plus d'informations précises quant à la segmentation des dépenses selon les
formes artistiques. Si l'on se tient donc aux derniers chiffres disponibles (en laissant de côté les frais
de fonctionnements et de gestion du théâtre Garrison) on obtient, sur un total de 553725£126, la
segmentation suivante :
- Musique : 231056£, soit 41,72%
- Arts visuels : 129903£, soit 23,46%
- Littérature : 75553£, soit 13,64%
- Spectacle vivant (théâtre et danse) : 67697£, soit 12,23%
- Artisanat : 49516£, soit 8,94%
Un premier constat que l'on peut faire se rapporte à la domination manifeste de la musique – même
si celle-ci a été remise en cause dans les années qui ont suivi le départ de Davie Gardner du poste de
Music Development Officer (2006), ramenant sa quote-part à un niveau plus proche du tiers des
dépenses, d'après plusieurs interviewés. En deuxième lieu, il est frappant de voir que l'artisanat
occupe la dernière place dans ce classement, bénéficiant de moins de 10% des financements
accordés – même si l'on peut là encore penser que la situation a évolué depuis 2007, avec le
développement d'une stratégie plus ambitieuse, dont témoigne la mise en place du Shetland Craft
Trail127 en 2010. Troisièmement, plusieurs filières significatives des industries créatives sont
absentes de ce budget – et demeurent absentes dans la définition des « objectifs de l'agence » que
fournit le bilan annuel 2012-13. Celui-ci stipule : « The objects of the agency are to advance the
education of the public resident in Shetland in the Arts, in particular the Arts of Dance, Drama,
Theatre, Film, Literature, Music, Crafts, Visual Arts and any new form of Media. »128 Si l'on fait
abstraction de la dernière formule – tellement vague qu'elle peut signifier aussi bien une application
pour tablette numérique ou un vidéoblog, que les outils technologiques permettant de les produire –
il s'avère que cinq filières ne sont pas considérées comme relevant de la responsabilité de Shetland
126 Le montant équivalent de dépenses non liées à la gestion de Mareel et non affectées aux frais de fonctionnement
atteint, pour l'année 2012-2013 la somme totale de 635820£.
127 Cette « piste » de l’artisanat shetlandais regroupe trente-six producteurs locaux de biens culturels artisanaux, dont
seulement douze sont positionnés dans la filière du textile.
128 « Les objectifs de l'agence sont de promouvoir l'éducation du public résidant en Shetland dans le domaine artistique
et plus particulièrement dans les arts dramatiques, la danse, le théâtre, le cinéma, la littérature, la musique, les artisanats,
les arts visuels et toute nouvelle forme de média. »
71
Arts : la publicité, l'architecture, le marché des œuvres d'art et des antiquités, la production et
l'édition de logiciels, la télévision et la radio. L'édition n'est pas mentionné en tant que tel, mais on
peut penser qu'un certain nombre de projets soutenus dans le champ de la littérature ont un impact
direct sur cette filière (y compris pour la presse, puisque l'entreprise mère du Shetland Times s'avère
être également le principal éditeur de l'île). Le design, bien que non spécifié dans cette liste et
n'apparaissant pas non plus dans la ventilation budgétaire de 2007, est mentionné à plusieurs
reprises dans le dernier bilan de Shetland Arts, mais uniquement du point de vue de son importance
pour la filière du textile, qui est elle-même réduite au statut d'artisanat.
Pour rendre compte de la répartition des dépenses publiques locales parmi les différentes industries
créatives, il semble toutefois nécessaire de prendre en considération d'autres données que les seuls
comptes de Shetland Arts, notamment pour ce qui est des filières du textile et de l'édition. Comme
nous avons pu l'observer, l'obscur Shetland Development Trust a ainsi injecté 250000£ dans la
société Millgaet Media en 2008129. Étant donné que les comptes annuels de cet organisme ne sont
pas disponibles, il est impossible de déterminer avec certitude si cet « investissement » public
constitue une dépense exceptionnelle, mais plusieurs personnes interviewées ont laissé entendre que
ce n'était pas le cas. Il en va de même pour la production textile, comme le soulignent les auteurs du
rapport Shetland Textile Review : entre 2001 et 2011, les investissements publics dans cette filière,
via le SIC et l'agence de développement économique Highlands and Islands avoisinaient 100000£
par an (en direction d'entreprises locales et du Textile Facilitation Unit du Shetland College). Selon
ce même rapport, ce chiffre ne comprend pas les apports financiers provenant de Shetland Arts et du
Shetland Amenity Trust (Weave Consult, 2012 : 39). Ce dernier organisme – dont les dépenses
dépassent 5M£ chaque année depuis 2009130 – est par exemple à l'origine d'un partenariat avec le
producteur de laine, Jamieson & Smiths, intitulé le Shetland Fine Lace Project. Celui-ci a permis la
commercialisation d'écharpes de laine peignée de qualité supérieure, dont le prix de vente unitaire
peut atteindre 500€ et qui sont accompagnées d'un DVD spécialement réalisé pour l'occasion,
narrant l'histoire de la dentelle shetlandaise. Le montant du financement public dont a bénéficié ce
projet n'a pas été divulgué (pas plus que sa répartition entre les budgets du Shetland Amenity Trust
et du Shetland Museum & Archives – autre organisme ayant participé à l'opération, mais dont la
gestion relève de l'Amenity Trust). Étant donné que les comptes détaillés de ces deux institutions
restent de facto inaccessibles, il est impossible de quantifier précisément leurs apports ; la
présentation du projet apporte néanmoins les précisions suivantes : « Shetland Fine Lace Project
knitters receive a respectable wage for the number of hours put into creating each individual piece.
A significant length of time is spent on each scarf and until now, knitters received a very low return
on their time. »131 Ce dispositif de subventionnement direct des coûts de production, ainsi que les
129 http://www.shetland.gov.uk/news-advice/prsdt010708.asp, consulté le 25/11/2013. Millgaet Media se spécialise
dans la photographie, le film, la vidéo, le graphisme et l'édition. Il publie notamment un mensuel d'information
régionale, Ii Shetland et produit des contenus vidéo d'information locale pour la télévision écossaise.
130 https://www.oscr.org.uk/search-charity-register/charity-extract/?charitynumber=sc017505, consulté le 25/11/2013.
131 http://visit.shetland.org/shetland-fine-lace-project-launched, consulté le 25/11/2013. « Les tricoteurs du Shetland
Fine Lace Project reçoivent une rémunération respectable pour le nombre d'heures qu'implique la création de chaque
pièce individuelle. Un temps significatif est dépensé pour chaque écharpe et jusqu'à maintenant, les tricoteurs recevaient
un retour très faible par rapport à ce temps. »
72
quatre années de R&D nécessaires à la mise en place des prototypes (d'après le site Visit Shetland)
représentent sans doute un budget de plus de 100000£ (sans parler de la production vidéo
annexe).132
Enfin, deux autres organisations publiques jouent un rôle non négligeable. Premièrement, le
Shetland Charitable Trust – l'organisme qui chapeaute les différentes fondations publiques
« caritatives » – contribue lui aussi aux dépenses culturelles, comme en attestent ses comptes
publics. Ainsi, sur la base des budgets de 2008-2009 et de 2011-2012, on observe qu'environ
60,000£ sont directement distribués par cet organisme, pour moitié environ vers l'organisation de
festivals musicaux (notamment le Folk Festival) et pour l'autre moitié sous la forme de bourses de
création artistique pouvant être sollicitées dans les champs suivants : arts visuels, artisanat, arts
dramatiques et théâtre, dialecte, film, littérature et musique. Deuxièmement, il ne faudrait pas
oublier les programmes gratuits d'enseignement de musique et de tricot traditionnel qui
représentaient, jusqu'en 2011, une dépense annuelle de 611000£ pour le SIC Depuis cette date,
d'importantes économies ont été réalisés (par le non-remplacement de formateurs ayant pris leur
retraite et par la tarification des cours), mais ce poste représente encore une dépense d'environ
260000£ par an.
En partant de ces exemples, on peut donc estimer que le total annuel des dépenses culturelles
publiques se situerait désormais dans une fourchette comprise entre 750000£ et 900000£, sans
compter les frais de fonctionnement des différentes institutions et équipements culturels publics. En
incluant ces dépenses, on dépasse sans doute aisément le chiffre des 2M£. Il semble peu judicieux
de proposer une estimation de la répartition selon les différentes industries mais on ne prend guère
de risque en suggérant que ce sont les filières du textile 133 et de la musique134 qui bénéficient des
proportions les plus importantes du financement total.
Si l'on considère maintenant l'importance des dépenses culturelles vis-à-vis d'autres postes de
financement public local, deux indicateurs peuvent apporter des points de comparaison utiles. Il
s'agit, d'une part, du budget total alloué par le Shetland Charitable Trust au Shetland Recreational
Trust (l'organisme en charge de la promotion des sports et des loisirs, ainsi que de la gestion des
équipements afférents). Celui-ci s'élève pour l'exercice 2011-2012 à 2,8M£ auxquels on peut
additionner, pour l'année 2012 environ 200000£ de bourses directement attribuées par le SIC aux
formations et équipements sportifs de l'archipel (sans compter les dépenses spécifiques liées à
132 Cette estimation repose sur les informations fournies dans l'article du Shetland Times, « ‘Steady as she goes’ for
amenity trust in tough financial climate » où le journaliste Neil Riddel évoque, en ordre décroissant, une série de
dépenses propres à cet organisme au cours de la même période, se terminant par le musée Old Scatness (83000£).
L'apport de l'Amenity Trust au Shetland Fine Lace Project est vraisemblablement inférieur à cette dernière somme et a
été complété par une contribution du budget du Shetland Museum.
133 D'après mes estimations cette filière pourrait bénéficier d'environ 150000£ à 170000£ par an, mais ce chiffre est
probablement bien plus élevé si on inclut les aides directes et investissements publics accordés aux producteurs de laine
non transformée (brute ou fil). Il serait dès lors plus juste d'utiliser la terminologie portée par le DCMS, qui parle de
filière de la mode (fashion) – même si certains vêtements produits en Shetland peuvent sembler assez éloignés des
conceptions courantes de cette dernière.
134 Il est toutefois important de rappeler que dans les dernières publications de données du DCMS, la musique est
comprise au sein de la catégorie « Music & Visual and Performing Arts » ce qui ne facilite guère les comparaisons entre
les données disponibles pour Shetland et pour l'ensemble de la Grande Bretagne.
73
l'éducation sportive prises en charge par les autorités locales sur le budget total des services
d'éducation, qui s'élève à 45,5M£).
Le second indicateur que livrent les comptes annuels de la SIC est le montant versé en 2011-2012
au titre du Shetland Development Trust, qui s'avère être l'instrument principal de ce que l'on peut
considérer comme la « politique industrielle » shetlandaise : celui-ci s'élève à 12,5M£ (sans coûts
de fonctionnement, le trust en question étant géré directement par des employés du SIC). Il convient
d'y ajouter la somme totale des subventions accordées par le service du développement économique
du SIC, qui s'élève à 5,485M£ pour cette même année. Une fraction de ces sommes a certes pu être
distribuée vers des acteurs industriels des filières de l'édition ou de la production textile, mais on
s'aperçoit qu'il s'agit bien de la part congrue, en comparaison avec les subventions (ou
« investissements ») accordés aux puissants intérêts de la pêche et de l'aquaculture – ceux-là même
qui ont suscité la curiosité des instances européennes chargées de veiller à la « concurrence libre et
non faussée » (Grydehøj, 2013).
En conclusion, même en incluant les frais de fonctionnement des différents organismes concernés
par le soutien et la promotion des industries culturelles et créatives (y compris Promote Shetland),
les dépenses publiques allouées à ce secteur industriel – si tant est que cette terminologie soit
appropriée – restent proportionnellement assez faibles (soit une somme équivalant à 27,5% du
budget des sports et à 4,6% du budget de la « politique industrielle »135).
Si l'on se tourne, en dernier, vers les comparaisons possibles entre le niveau de dépenses culturelles
publiques shetlandaises et ceux que l'on rencontre dans d'autres subdivisions territoriales de l'Écosse
ou de Grande Bretagne, deux éléments doivent être éclaircis.
Reprenons tout d'abord l'affirmation parue dans le Shetland Times en mars 2009 : « Les estimations
suggèrent une dépense par habitant de 62£ par an dans les îles, ce qui dépasse de façon
spectaculaire les 10£ par habitant dépensés en moyenne en Écosse. » Il est aisé de comprendre
comment le journaliste Neil Riddell est arrivé à cette comparaison. Il a tout simplement pris le
budget de Shetland Arts pour 2008 (1364897£) et l'a ensuite divisé par l'estimation du nombre
d'habitants en Shetland pour cette même année (22000), ce qui donne le chiffre de 62,04£ par
habitant. Puis, il a fait le même calcul à partir du budget de l'organisme équivalent au niveau de
l’Écosse, Creative Scotland (soit 55M£), en le rapportant à la population totale du pays (5,3
millions), ce qui fournit la faible valeur recherchée : 10,38£ par habitant136. Le plus médiocre des
statisticiens aurait du mal à justifier un tel calcul. Certes, le fait même de produire un ratio dépenses
publiques / habitant n'effarouche plus grand monde, mais si l'on se prête à ce jeu, commençons au
moins par reconnaître que Shetland fait partie de l'Écosse, et que cette dernière est encore rattachée
au Royaume-Uni à l'heure où j'écris ces lignes (et a fortiori au moment où ont été réalisées les
dernières études statistiques nationales reconnues).
D'après le DCMS le total des dépenses culturelles par habitant au Royaume-Uni s'élèverait à 27£
135 Ce chiffre serait sans doute encore réduit si l'on prenait en considération les montants des diverses aides nationales
et européennes dont ont pu bénéficier les filières des hydrocarbures, de la pêche, de l'aquaculture, de l'élevage et de
l'aquaculture au cours des quinze dernières années.
136 Les dépenses publiques culturelles de l'Écosse ne sont évidemment pas réductibles aux seules ressources mises à
disposition de l'agence Creative Scotland.
74
(prévision 2009)137. En compilant les données du budget du DCMS138 on parvient à un total de
2,54M£ pour l'année 2011-12. Une fois déduites les frais de fonctionnement et les dépenses propres
aux sections responsables du sport, des jeux d'argent et du tourisme, il reste un total de 1,59M£, soit
environ 25£ par habitant. Toutefois, l'Écosse (et Shetland a fortiori) faisant partie du Royaume-Uni,
il convient d'isoler par ailleurs les statistiques se rapportant aux dépenses qui ne concernent que
l'Angleterre et/ou Galles (à savoir celles de l'Arts Council England, de la chaîne de télévision
galloise S4C, et celles qui concernent uniquement le patrimoine anglais). On arrive alors au chiffre
de 995000£ qui, rapportés à l'ensemble de la population britannique, donne une moyenne de 15,6£
dont bénéficie aussi – en termes purement statistiques bien sûr – chaque habitant écossais et par
conséquent chaque shetlandais également. Considérons maintenant le budget total du gouvernement
écossais alloué aux arts et à la culture : celui-ci s'élève, pour l'année 2013-14 à 151,1M£139, ce qui
donne (une fois déduites les frais de fonctionnement) une moyenne par habitant d'environ 16£ –
montant dont bénéficie, là encore en termes purement statistiques, chaque habitant shetlandais. Ces
chiffres laissent donc a priori penser que, par rapport à un citoyen anglais, chaque citoyen écossais
bénéficierait d'un surplus de dépense publique culturelle d'environ 6,60£, tandis que le citoyen
shetlandais serait, quant à lui, gratifié de 28£ de plus que l'anglais moyen dans ce domaine140.
Toutefois, si l'on veut aller au bout de cet exercice – certes futile in fine – de comparaison des
dépenses culturelles par capita il faut comparer que ce qui est comparable et donc prendre en
compte non seulement les dépenses provenant des budgets nationaux (écossais et britannique) mais
également les financements propres à chaque comté (county council). Partant, il conviendrait de
comparer le chiffre moyen que nous obtenons par habitant pour un comté anglais comme par
exemple le Lincolnshire141, d'un comté écossais comme les Scottish Borders 142 et celui auquel nous
parvenons pour les îles Shetland. Le choix de ces deux autres circonscriptions administratives, pour
un à un tel exercice, se justifie pleinement par leur caractère excentré et rural. Dans ce cas, en
intégrant les apports des budgets nationaux, locaux et municipaux (s'agissant de l'agglomération de
Lincoln en l'occurrence), nous obtenons le montant de 32,70£ par habitant pour le comté anglais, de
42,40£ pour le comté écossais, face au chiffre de 53,10£ par habitant shetlandais. En résumé, on
trouverait en Shetland un niveau élevé de financement culturel public par habitant, mais celui-ci est
bien loin du ratio de 6/1 présenté dans la presse locale (qui fut largement repris et même exagéré
dans le cadre de certains des entretiens menés).
Deuxièmement, même si ce type de calcul peut paraître satisfaisant, il faut bien comprendre qu'on
reste « loin du compte », car ces données ne renseignent guère sur l'efficacité socio-économique de
137 http://www.culturalpolicies.net/web/unitedkingdom.php?aid=622
138 https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/84124/DCMS_2012_BP.pdf
139 http://www.scotland.gov.uk/Topics/ArtsCultureSport/arts/Funding
140 Il convient de souligner que dans le budget 2011 de Shetland Arts 176,303£ proviennent directement du Scottish
Arts Council – somme ne pouvant être allouée à des frais de fonctionnement.
141 Cette estimation s'appuie sur les données fournies par le Lincolnshire County Council Statement of Accounts
2012-13 et par les informations financières disponibles sur le site du Lincoln Arts Council (http://www.artscene.org/,
consulté le 26/11/2013).
142 Cette estimation s'appuie sur les données fournies par le Scottish Borders Council Statement of Accounts 2011/12 et
par les informations financières disponibles sur le site du Creative Arts Business Network (http://www.cabn.info/,
consulté le 26/11/2013).
75
ces dispositifs (du point de vue du nombre de travailleurs créatifs « touchés », du nombre d'usagers
ou de spectateurs bénéficiant indirectement des financements publics, de la stratification sociale de
ces différentes catégories de bénéficiaires, etc.). En outre, de tels chiffres ne peuvent rendre compte
de la diversité des aides (de nature directement financière ou non) dont bénéficient des acteurs des
différentes filières incluses dans le périmètre des industries créatives. Si les arts dramatiques, la
musique ou encore la production télévisuelle et radiophonique profitent encore, au niveau national
en Grande Bretagne, de financements publics significatifs, il n'en va forcément pas de même pour
des filières comme les arts visuels ou l'artisanat d'art (Hart, Wilson, 2003). Sur ce plan, sans doute,
les îles Shetland peuvent présenter des avantages indéniables pour les travailleurs créatifs
concernés, à la fois du point de vue d'aides financières et d'autres formes de soutien. En attestent les
témoignages suivants de résidents originaires d'Angleterre (les deux premiers interviewés
mentionnent principalement des exemples provenant de la filière du textile, tandis que le troisième
évoque sa propre expérience de photographe) :
« Compared to where I was in Lancashire [Runshaw college] Shetland is very fortunate. The fact
that there is an arts officier for virtually every branch of the arts, is awesome. They're very
accessible, which again, in big cities you could never get near anybody. (...) Here, there is a genuine
effort and I think the smaller grants, the building up grants, are ideal. One of the biggest problems
with grant funding of any sort, is that sometimes the criteria are for massive projects and they push
people in the wrong direction and you find the wrong type of people going towards them. Both arts
funding and economic development... Economic development are superb. We've had visiting speakers
here that are paid by them. We've had grant money for machinery. We've had grant money for people
who have done our courses but didn't have working capital to set up their business. We're talking
about an opportunity that you wouldn't get anywhere else in the U.K. People who've done a short
course and who have received money for actual working capital. Not a loan, actual money. And that
is awesome: you don't get that anywhere else now. And I think it is tragic that some people don't get
it: they don't understand how lucky they are. They don't realise that if they were somewhere else,
there would be no funding and no help at all. (…) On the whole I'd say that this is as good as it gets
for creative industries. »143 (Angela Hunt, enseignante-chercheuse titulaire, Shetland College).
« I did this kind of work down in Manchester, in the North West of England. I was working as a
143 « Si je compare avec là où j'étais dans le Lancashire, Shetland est très fortuné. Le fait qu'il y ait un arts officer pour
chaque branche des arts, c'est génial. Ils sont très accessibles, et là encore, par rapport aux grandes villes, on ne peut
jamais approcher qui que ce soit... Ici ils font vraiment un effort authentique, et je pense que les petites bourses, les
bourses de consolidation, sont idéales. Un des principaux problèmes avec le financement par bourses, c'est que les
critères sont souvent adaptés à d'énormes projets, et cela pousse les gens dans de mauvaises directions, cela attire les
mauvaises personnes. A la fois le financement artistique et le développement économique. Le service du développement
économique est superbe. Ils nous ont payé des conférenciers extérieurs. Nous avons eu des bourses pour de
l'équipement. Nous avons eu des bourses pour des gens qui avaient fait leur formation ici mais qui ne disposaient pas de
capitaux propres pour monter leur entreprise. On parle d'une opportunité qu'on ne trouve nulle part ailleurs au Royaume
Uni. Des gens qui ont fait une formation courte et qui ont reçu de l'argent pour leur capital de fonctionnement. Pas un
prêt, de l'argent réel. Et c'est génial : on ne voit plus ça nulle part maintenant. Et je pense que c'est tragique que certaines
personnes ne le comprennent pas : ils ne se rendent pas compte de leur chance. Ils ne se rendent pas compte que s'ils
étaient ailleurs, ils n'auraient ni financement, ni soutien. (…) En gros je pense que ce serait difficile de trouver mieux
pour les industries créatives. »
76
generalist advisor, with a specialisation in creative industries. (…) (Public cultural expenditure) is
probably above average, for a population the size of Shetland but it's certainly money well spent.
Anybody who wants to develop a creative industry up here won't want for anything in terms of
support or finance. »144 (Jeff Gaskell, consultant en création d'entreprise et formateur indépendant en
management auprès de Train Shetland et du Shetland College)
« In England I was doing some commercial photography, although I had been trained in fine arts,
but I wasn't satisfied with that. Coming here gave me a chance to get back to what I really wanted to
do, to organise exhibitions, and so on. I find it great that the community gives you a chance to do
that, because that level of support just wasn't available in England. (…) There's definitely more
money available in Shetland than in England, where the money generally goes to very well
established artists. (…) Shetland Arts do a really good job. Both the smaller grants and the larger
ones are very effective. »145 (John Carolan, photographe et infirmier hospitalier)
De même, les filières de l'architecture, du design et de la mode ne sont pas a priori concernées par
les dispositifs existants de financement publics (que ce soit via des bourses des Arts Councils
nationaux ou les programmes des agences régionales de développement artistique). Il faut toutefois
reconnaître que les acteurs industriels rencontrent des niveaux de commande publique variables
d'une région à l'autre. Les témoignages recueillis de ce point de vue, dans le domaine de
l'architecture, indiquent qu'en Shetland cette filière a ainsi bénéficié d'un niveau élevé de subvention
indirecte. Quant aux producteurs de vêtements « de mode », j'ai souligné ci-avant les nombreux
avantages que ces acteurs tirent des programmes de soutien et de financement publics.
●
En conclusion, dans quelle mesure ces données confirment-elles les représentations d'une action
publique singulièrement généreuse – que celle-ci se déploie par pure nécessité, par vocation
défensive ou prospective, ou encore par irréflexion ? Ces indicateurs corroborent-ils le postulat
selon lequel les politiques culturelles détiennent une place et un statut à part en Shetland ? Certes, le
niveau de soutien et de financement mis à disposition de porteurs de projets, de producteurs de
biens et de services, de responsables d'équipements culturels – bref, l'ensemble cumulé d'aide fourni
aux acteurs des industries culturelles et créatives – semble significativement supérieur aux
« volumes » observables dans d'autres régions de Grande Bretagne. Toutefois, trois éléments
144 « J'ai fait ce travail à Manchester, dans le nord ouest de l'Angleterre. Je travaillais comme conseiller généraliste,
avec une spécialisation dans le champ des industries créatives. Les dépenses culturelles publiques sont probablement
au-dessus de la moyenne, pour une population comme celle de Shetland, mais c'est certainement de l'argent bien
dépensé. Si quelqu'un souhaite développer une industrie créative ici il ne manquera de rien en termes de soutien et de
financement. »
145 « En Angleterre, je faisais un peu de photographie commerciale, bien que j'aie reçu une formation dans les beaux
arts, mais cela ne me satisfaisait pas. Venir ici m'a donné l'opportunité de retourner vers ce que j'ai vraiment envie de
faire, d'organiser des expositions, etc. Je trouve cela excellent que la communauté vous donne une chance de le faire,
parce que ce niveau de soutien n'est tout simplement pas disponible en Angleterre. (…) Il y a certainement plus d'argent
disponible en Shetland qu'en Angleterre, où l'argent va généralement vers des artistes établis. (…) Shetland Arts fait
vraiment du bon travail. Aussi bien les petites bourses que les plus grandes sont vraiment effectives. »
77
permettent de nuancer ce constat.
Premièrement, cette éventuelle spécificité doit être mise en parallèle avec la situation
socio-économique dans son ensemble, ce qui nous oblige à souligner de nouveau son caractère
coûteux et fondamentalement artificiel. Ainsi, rapportés aux données qui rendent compte de
dépenses publiques dans d'autres domaines (éducation, santé, politique industrielle, politique du
sport et des loisirs), les indicateurs concernant la politique culturelle paraissent nettement moins
impressionnants.
Deuxièmement, l'ensemble des dépenses publiques locales (et nationales) fait actuellement l'objet
de réductions significatives. Il n'apparaît pas que les budgets alloués aux politiques culturelles ou
créatives soient proportionnellement plus menacés que d'autres, mais seule une réévaluation de la
situation dans cinq ou dix ans permettra de vérifier ce point.
Troisièmement, en se référant aux estimations proposées dans le précédent sous-chapitre,
concernant la valeur ajoutée brute du secteur des industries créatives en Shetland, il est possible
d'émettre la double hypothèse suivante. Si l'objectif primordial de l'action publique est de se
conformer aux logiques mises en avant par les avocats de l'économie créative, alors cette politique
semble tarder à porter ses fruits ou, du moins, rencontrer des obstacles majeurs. Inversement, si ces
politiques demeurent guidées par un objectif de soutien aux activités de production et de
consommation culturelles conçu in fine comme un instrument de redistribution sociale et
d'émancipation politique, alors il semblerait que leurs résultats soient moins contrastés.
Il faut bien sûr rester prudent ; ce ne sont là, pour l'heure, que des hypothèses qui nécessiteraient
l'accès à des données plus ciblées, concernant aussi bien la stratification sociale des différents
récipiendaires de ces politiques, que les contributions effectives des différentes filières des
industries créatives à l'économie shetlandaise, en fonction des niveaux de soutien dont ils
bénéficient. En l'absence de ces indicateurs, nous pouvons néanmoins poursuivre la réflexion en
examinant, d'une part, les stratégies à l'œuvre du côté des décideurs politiques et institutionnels
concernés, et d'autre part, les représentations qu'ont les acteurs culturels et créatifs insulaires – et
certains représentants de la « société civile » – des enjeux propres aux politiques culturelles et au
développement des industries créatives dans l'archipel.
À la recherche des logiques de l'action publique
Comme le soulignent les auteurs d'un rapport déjà évoqué dans l'introduction de ce travail et portant
sur « l'économie créative et l'entrepreneuriat culturel dans l'Europe rurale », la notion même d'une
action publique dans ces domaines repose désormais sur deux présupposés : d'une part, que la
créativité peut être encouragée, dirigée ou gouvernée, et d'autre part, que les pratiques culturelles
détiennent à la fois une valeur intrinsèque et une valeur instrumentale en tant que « pilotes de
développement économique et d'emploi » (Suutari et. al., 2010 : 6). A partir d'enquêtes menées dans
une région rurale en Finlande, ces chercheurs illustrent notamment la manière dont cette vision,
empreinte des recommandations de l'Union Européenne, se déploie en direction de décideurs
78
politiques de zones périphériques (Commission Européenne, 2009a, 2009b). Et comme ils l'ont bien
vu, cette doctrine résulte effectivement d'évolutions socio-économiques et politiques aisément
identifiables :
From the 1980s onwards, the fall of the Keynesian welfare state model and the new neo-liberal
ideology resulted in cuts in state subsidies and the economic crisis in 1990s resulted in a decrease in
spending on culture as well. This led to a new logic based on an economic argument. The general
view of this new political strategy was characterised by cutting public expenditure on culture and
instead encouraging the private sector to invest in the cultural sector. Economic performance and
profitability became the leading principles, and the cultural sector turned out to be an engine for
economic growth, innovation and urban regeneration. This progression prepared the ground for
later discourses about creative industries and cultural entrepreneurship. However, despite the
change in policy discourses, the question still remains, whether creativity can be steered or governed
in order to gain the desired results (…). 146 (Suutari et. al., 2010 : 7)
Suutari, Saartenoja, Salo et Kareinen mettent ici le doigt sur une question cruciale. S'ils ont raison
de souligner l'importance du glissement sémantique, intervenu au cours des vingt dernières années,
trois problèmes se posent du point de vue de l'application du discours du culturepreneurship dans
les régions rurales et périphériques. Premièrement, étant donné que ces zones se caractérisent par
« a relatively thin set of culture sector clusters and a lack of adequate critical mass in cultural
fields »147 (Ibid. : 4), le contexte paraît d'emblée peu favorable à la mise en place de politiques
publiques dans ces domaines et l'action publique semble dès lors revêtir un aspect quelque peu
illusoire. Un deuxième risque, amplifiant le précédent, est que les programmes de soutien aux
industries créatives s'avèrent incompatibles avec les orientations idéologiques et les pratiques
mêmes des individus et groupes ciblés – problème qui n'est pas spécifique aux zones rurales mais
qui peut être exacerbé par certaines configurations singulières. Enfin, la mise en application d'une
action publique promouvant l'entrepreneuriat créatif suppose également de viser les acteurs
économiques locaux, de façon à ce qu'ils agissent « as negotiators of creativity by connecting
different talents, by being able to inject diversity or deal with creative tensions. 148 » La
sensibilisation de décideurs économiques au spécificités du management de travailleurs créatifs et
de de l'intégration d'éléments de leur production au sein de processus de production externes –
apparaît comme un autre condition d'application des discours généraux du culturepreneurship qui
146 A partir des années 1980, la chute du modèle keynésien de l’État providence et la nouvelle idéologie néo-libérale
ont conduit à des réductions des subventions publiques et la crise économique des années 1990 a entraîné d'autres
coupes budgétaires dans le domaine de la culture. Ceci a conduit à une nouvelle logique, basée sur un argument
économique. L'aspect général de cette nouvelle stratégie politique s'est caractérisé par la réduction des dépenses
publiques culturelles et, au contraire, l'encouragement d'investissements privés dans le secteur culturel. La performance
économique et la rentabilité devinrent les principes essentiels et le secteur culturel s'avéra être un moteur de croissance
économique, d'innovation et de régénération urbaine/ Cette progression prépara le terrain pour d'autres discours
ultérieurs portant sur les industries créatives et l'entrepreneuriat culturel. Toutefois, malgré la changement de discours
politiques, une question reste : la créativité peut-elle être dirigée ou gouvernée de façon à obtenir tel ou tel résultat ? »
147 Un ensemble relativement maigre de clusters du secteur culturel et un manque de masse critique dans les champs
culturels.
148 Comme des négociateurs de la créativité, en connectant différents talents, en étant capables d'injecter de la diversité
ou de gérer des tensions créatives.
79
peut rencontrer certaines limites dans le contexte périphérique et/ou rural. Prenant en considération
ces différents points, les auteurs du rapport écrivent :
Synthesising the introductory concepts in this paper a question can be raised: can creativity be
enhanced or governed by policy tools in a way that it does not harm or eventually quell the original
creativity in rural areas? If the answer is yes, the challenge is to deliberate what kind of policy
improvements and tools are needed to meet the needs of creative practitioners, and simultaneously,
we need to determine how to lever creative resources to develop the regional and rural economy. 149
(Ibid. : 9).
Mon propos n'est pas de débattre ici de la réponse affirmative que ces auteurs donnent
implicitement à la première question posée. Il est toutefois indéniable qu'une action publique ainsi
conçue – en termes de gestion des industries créatives – doit a priori établir des orientations
stratégiques qui prennent en compte les besoins des travailleurs créatifs et qui contribuent à
canaliser leurs productions (ou du moins une partie significative de celles-ci) vers des issues
(partenariats, exportations, prototypes, etc.) pouvant avoir des impacts positifs sur la croissance
économique locale.
Ce sous-chapitre permet de considérer le positionnement des décideurs publics shetlandais vis-à-vis
de la transition susmentionnée. Peut-on dire que ce présupposé double – nécessité d'une politique de
gestion des industries créatives et reconnaissance de la valeur économique des pratiques culturelles
– constitue désormais le pilier de l'action publique locale dans ces champs ? Les différentes
institutions observées jusqu'ici appliquent-elles activement, délibérément, ce nouveau tournant de
l'action publique ?
Quatre éléments fournissent des indicateurs éclairants des orientations stratégiques en la matière :
primo, la définition, à partir de 2004, d'une « stratégie culturelle shetlandaise » (renouvelée en
2009) ; secundo, le projet de réseau de télécommunications par fibre optique, Shetland Telecom ;
tercio, la mise en place de la Shetland Brand ; quarto, les actions entreprises par le Shetland
College (et dans une moindre mesure par les trusts).
1. La Shetland Cultural Strategy : une visée homogène et structurante ?
Inspirée du programme national Scottish National Cultural Strategy et fruit d'un partenariat
entre le SIC et les différents trusts (mais impliquant en priorité le Shetland Arts Trust), cette
« stratégie culturelle » a émergée entre 2002 et 2004, suite à un processus de consultation de la
population locale (à travers une dizaine de réunions publiques). Dans sa version initiale
(2004-2008), il s'agit d'un document d'une vingtaine de pages, qui présente une série de
recommandations ayant explicitement pour vocation de permettre aux services du SIC, aux
149 En résumant les concepts introductifs de ce rapport, une question émerge : la créativité peut-elle être améliorée ou
gouvernée par des politiques publiques d'une façon qui ne soit pas préjudiciable à la créativité originelle des zones
rurales ? Si la réponse est oui, le défi est de décider quels ajustements et outils politiques sont nécessaires pour répondre
aux besoins des praticiens créatifs, et simultanément, de déterminer comment les ressources créatives peuvent être
exploitées afin de développer une économie régionale ou rurale.
80
trusts et à diverses organisations partenaires, de réviser leurs propres stratégies institutionnelles.
Cet objectif d'application concrète des propositions est maintenu dans la seconde version
(2009-2013), légèrement plus étoffée, qui précise toutefois que la Cultural Strategy ne propose
qu'un cadre pour ces différents organisations, en reconnaissant que la plupart de celles-ci « ont
leurs propres stratégies plus détaillées ». Une seconde évolution intéressante est que si le
document demeure publication officielle du SIC, il relève dans sa version initiale de la
responsabilité du département du Community Development tandis qu'à partir de 2009, c'est le
département de l'éducation et des affaires sociales qui en a la charge, et plus précisément un
sous-service dont l'élu au SIC Rick Nickerson sera le représentant, en tant que Culture &
Recreation Spokesperson150. Au-delà de ces évolutions formelles, voire anecdotiques en
apparence, observons les changements du point de vue du texte lui-même et de ses
préconisations. Deux éléments saillants émergent de l'analyse de ces documents.
Premièrement, alors que la première version se contente de proposer trois grands « thèmes »
(« accès, participation et potentiel » ; « créativité et patrimoine » ; « apprentissage, économie et
régénération »), la seconde affiche une volonté plus nette de traduire les thématiques, désormais
au nombre de cinq151, en objectifs précis, puis en « méthodes » – l'ensemble accompagné d'un
« plan d'action » et affirmant ouvertement en préambule : « We want Shetland to be the most
exciting creative and cultural island community in the world. »152
Deuxièmement, la stratégie initiale n'évoque qu'à trois reprises la valeur économique des
pratiques créatives et culturelles, hors du paragraphe consacré à la contribution de l'activité
culturelle à la régénération économique (au sein du troisième thème susmentionné). C'est alors
pour insister sur l'importance de l'action publique pour soutenir le développement de carrière de
travailleurs culturels, pour investir dans la culture afin d'attirer de nouvelles entreprises et
populations, et enfin « (to) encourage and promote creative and craft industries »153. Dans le
document de 2009, un thème entier est consacré à « reconnaître et capturer la valeur de
l'activité culturelle pour garantir un avenir prospère ». Celui-ci se décline en dix « méthodes »
réparties selon trois objectifs ciblés : reconnaître la contribution économique de l'activité
culturelle et soutenir des projets en conséquence ; reconnaître l'importance de la culture pour le
développement touristique ; promouvoir la vie culturelle pour renforcer la population locale.
De plus, parmi les quatre autres thèmes, onze « méthodes » intègrent clairement des éléments
provenant du discours de la gouvernance des industries créatives et de l'entrepreneuriat
culturel154. D'un point de vue strictement lexical, des différences notables émergent. Ainsi, le
150 Porte-parole pour la culture et les loisirs.
151 Ces thèmes sont : « accès, participation et potentiel » ; « créatvité et héritage » ; « apprentissage » ; « la culture et
l'économie » ; « santé et bien-être ».
152 Nous voulons que Shetland soit la communauté insulaire créative et culturelle la plus excitante au monde.
153 Je préfère laisser en version originale cette formulation curieuse qui distingue l'artisanat des autres filières des
industries créatives, tout en les regroupant de façon inédite. En français cela donnerait : « encourager et promouvoir les
industries créatives et les industries de l'artisanat. »
154 A titre d'illustration, on trouve dans le thème 1 la « méthode » : « Assurer que des moyens de communication et
d'information modernes soient mis à disposition pour que les gens soient créatifs dans le domaine des médias
numériques » ; dans le thème 2, la « méthode » : « Développer, promouvoir et soutenir le talent shetlandais en dehors de
l'archipel » ainsi que les sept « méthodes » de l'objectif « Encourager et promouvoir les industries créatives ». En outre,
le plan d'action réitère les priorités suivantes : « améliorer la réputation de Shetland comme un lieu créatif, intelligent et
connecté », « identifier les gens talentueux et leur fournir la formation et le soutien appropriés », « attirer des gens
81
terme « creative » apparaît seulement huit fois dans le premier document (contre vingt-deux
occurrences dans la seconde version), tandis que les ratios sont similaires pour les termes
« economy » (10/16), « asset »155 (8/0), « resources » (3/7), « creative industries » (2/5),
« economic development » (0/4), « product » (1/4), « private » (1/3), « market » (1/3)
et « business » (0/2). Par opposition l'usage des termes « community » (46/45), « access »
(13/12) et « participation » (15/15) stagnent, tandis que les mots « arts » (12/8), « public »156
(6/2) et « audience »157 (2/0) sont en diminution sensible. Si l'on prend en considération la
proportion d'occurrences du terme « soutenir » ou « soutien » par rapport à celles du terme
« investir » ou « investissement », il s'avère qu'on passe d'un ratio de 3 pour 1 en 2004 à
quasiment 2 pour 1 en 2009.
Ces différents indicateurs illustrent des évolutions dans le discours officiel local, mais il serait
erroné de considérer que le texte de la « stratégie culturelle shetlandaise » s'apparente à un
plaidoyer en faveur de l'entrepreneuriat culturel, pas plus qu'il ne semble exagérer
démesurément l'importance des filières des industries créatives dans la socio-économie locale.
Sur bien des points – notamment dans sa seconde version – ce document paraît traversé par ces
mêmes négociations et contradictions que j'évoque dans la précédente sous-partie, s'agissant de
la définition de l'identité culturelle shetlandaise. En témoignent aussi bien l'accent mis sur la
préservation du patrimoine (dialecte, artisanat et musique, bâtiments et sites naturels) que des
passages où l'on souligne avec une insistance presque suspecte que, malgré les apports des
institutions publiques, « the essence of Shetland cultural life flows from local communities and
individuals »158. Autre signe de cette prise en compte de phénomènes antagonistes au cœur de
la culture shetlandaise : ce choix de consacrer un thème entier à la question de la santé et du
bien-être, en affirmant par exemple la nécessité de « recognise aspects of culture that may be
potentially detrimental to health and well-being and develop and implement strategies and
actions to address these. »159 Avec cette formule creuse et la « méthode » qui s'en suit (incitant à
soutenir des campagnes contre l'alcoolisme et le tabagisme) le discours semble atteindre un tel
paroxysme de verbiage qu'on peut se demander quel crédit accorder à cette « stratégie
culturelle », d'autant plus qu'elle reste fort peu prolixe sur les questions fondamentales telles
que l'évolution et la répartition des dépenses publiques, les critères d'attribution de ces soutiens
ou « investissements ».
Le titre donné à la seconde version de ce document, On the Cusp... est difficilement traduisible
en français mais vise à véhiculer la notion d'un point de transition, comme si la culture
shetlandaise se trouvait sur le point de réaliser l'exploit de sa révélation au monde extérieur. Il
créatifs », « définir comment les événements culturels peuvent contribuer au développement économique » et enfin,
« établir des critères permettant d'évaluer l'apport économique d'événements existants et à venir, et de déterminer le
niveau de soutien dont ils doivent bénéficier. »
155 Atout.
156 Ce terme est ici exclusivement utilisé au sens de soutien ou de financement public.
157 Ce terme renvoie au public en tant que groupe de spectateurs.
158 L'essence de la vie culturelle shetlandaise coule des communautés locales et des individus.
159 Reconnaître les aspects de la culture qui peuvent être potentiellement nuisibles pour la santé et le bien-être et
développer et mettre en pratique des stratégies et actions afin de les prendre en charge.
82
est toutefois intéressant de considérer que, si cette formule renvoie aussi à l'idée que Shetland
se trouve à l'orée de changements significatifs (et dans lesquels les industries ou l'économie
créative auraient assurément un rôle à jouer), la période que couvre cette stratégie (2009-2013)
a également été marquée par une réduction du niveau des dépenses culturelles qui caractérisait
jusqu'alors l'archipel (et qui reste malgré tout assez significatif par rapport à celui observé dans
d'autres régions de Grande Bretagne, comme nous avons pu le constater). Épisode majeur de
ces restrictions budgétaires, la décision du SIC de ne plus assurer intégralement, à partir de la
rentrée 2011, le financement de cours extra-scolaires de musique et de tricot traditionnel, a été a
l'origine d'un mécontentement considérable parmi une large section de la population – y
compris au sein du conseil, puisque le Culture & Recreation Spokesperson Rick Nickerson a
lui-même démissionné de son poste en signe de protestation160. Il est difficile de déterminer
dans quelle mesure cette mesure serait davantage emblématique, soit de la volonté farouche de
certains membres du SIC de singer les politiques d'austérité alors déclenchées par le
gouvernement de Westminster, soit de choix résultant de l'application de la doctrine de la
créativité (Schlesinger, 2007). La décision controversée semble en outre faire écho à une
contradiction qui émerge de l'analyse de la Shetland Cultural Strategy. Celle-ci prévoit, en page
11, que les acteurs publics doivent s'efforcer de revitaliser les industries de l'artisanat
lorsqu'elles sont en situation de risque ou en déclin, notamment par l'apprentissage de
compétences traditionnelles. Mais à la page suivante, il est implicitement signalé que les
politiques de développement basées sur le patrimoine culturel (tout comme celles visant les
« entreprises créatives ») doivent être économiquement « appropriées ».
Cet exemple est assez révélateur de la position que suggère ce document, du point de vue des
évolutions générales susmentionnées. Dans les grandes lignes, on note une tendance certaine
vers le discours des industries créatives et de l'entrepreneuriat culturel, et les principes et
objectifs affichés semblent fournir les bases d'une stratégie claire. Néanmoins, l'examen
approfondi révèle des antagonismes durables, un manque de précision factuelle et statistique, le
caractère hybride de certaines recommandations qui – ne l'oublions pas – restent tout à fait
facultatives pour les institutions concernées (y compris celles qui sont à l'origine de la
publication).
Différents éléments recueillis dans le cadre d'entretiens permettent de compléter cet examen des
orientations stratégiques des institutions concernées. En premier lieu, observons comment
l'Economic Development Officer Neil Grant conçoit la logique qui guide l'action publique dans
ce champ (question qui relève officiellement de ses prérogatives, ce qu'il reconnaît durant
l'interview) :
Q. What do you think the rationale is behind council spending and support of culture at the present
moment ?
160 Suite à sa démission, durant l'été 2010, aucun nouveau porte-parole ne fut nommé et la responsabilité des affaires
culturelles fut alors transférée vers le département du SIC en charge du développement économique, ce qui est toujours
le cas à l'heure où ces lignes sont écrites. On peut évidemment penser que, au vu des circonstances et du contexte dans
lequel il s'opère, ce glissement vers le domaine de la stratégie économique et industrielle générale n'est pas fortuit.
83
R. There will undoubtedly be a cutting back in terms of the amount of money invested by the
council. The council has two streams of support. One is through the provision of infrastructure and
the other is provision of investment, and loan funding. I think the council has recognised that a
healthy economy is more important than anything else. The key focus of the Community Plan, that
everyone has signed up to, is maintaning the number of economically active people. That's the key
objective and everything else has to support that. (…)
Q. You said that there would be a cutting back of public funding. Do you also see people working in
the creative industries becoming more prepared to seek private sector funding, via sponsorship or
loans from banks?
R. Definitely yes! It's like many things: needs must. When certain funds dry up, people are probably
a lot more creative than you'd give them credit for [laughter], and will find ways of making things
happen.161
En complément de ce court extrait, précisons que d'après ce responsable du SIC, le
gouvernement local miserait désormais davantage sur le premier levier d'action publique
indiqué, à savoir la « provision d'infrastructure » (plutôt que le financement direct des activités
culturelles ou créatives). L'objectif serait dès lors de développer « l'esprit entrepreneurial des
gens » et la collaboration avec le Shetland College pour « faire émerger une véritable force de
travail créative ». Bien que la Shetland Cultural Strategy ne fut à aucun moment évoquée au
cours de l'entretien – Neil Grant se réfère plutôt au Community Plan qui a vraisemblablement
un caractère plus contraignant – on retrouve là deux éléments fondamentaux du discours (ou de
la doctrine) des industries créatives, à savoir la prééminence de l'efficience économique et
l'obligation faite aux travailleurs et porteurs de projets culturels de devenir, à court terme,
précisément nettement plus « créatifs » en termes de recherche de financements. Néanmoins,
l'Economic Development Officer n'hésite pas à rappeler le niveau élevé de financements et
d'investissements publics réalisés dans l'ensemble des filières présentes dans l'archipel, par
rapport à d'autres régions des îles britanniques (sans d'ailleurs fournir de précisions
convaincantes sur les modalités de remboursement exigées dans le cadre de ces
« investissements » dont bénéficient, comme nous le savons, certains acteurs des filières de
l'édition ou du textile).
En deuxième lieu, considérons quelques unes des réponses formulées à cette même question de
161 Q. D'après vous, quelle est la logique qui préside au soutien et au financement de la culture par le conseil
actuellement ?
R. Il y aura forcément une réduction des montants investis par le conseil. Le conseil dispose de deux axes de soutien. Le
premier, c'est la provision d'infrastructure et le second, c'est la provision d'investissements, et de financement par prêts.
Je pense que le conseil a reconnu qu'une économie saine est plus importante que tout le reste. L'ambition clef du
Community Plan, auquel tout le monde adhère, c'est de maintenir le nombre de personnes économiquement actives.
C'est l'objectif clef et tout le reste doit y contribuer. (...)
Q. Vous avez dit qu'il y aurait des réductions du financement. Est-ce que vous observez que les gens qui travaillent dans
les industries créatives deviennent plus enclins à chercher des financements du côté du secteur privé, que ce soit par les
sponsors ou des prêts bancaires?
R. Absolument, oui! C'est comme beaucoup de choses : “la nécessité est impérieuse”. Lorsque certaines sources de
financement se tarissent, les gens font probablement preuve de bien plus de créativité qu'on aurait pensé (rires), et ils
trouveront des solutions pour produire des choses.
84
la rationale (logique) présidant à l'action publique dans le domaine culturel, par des élus du SIC
ou représentants de Shetland Arts interviewés. Pour l'ex-Music Development Officer Davie
Gardner, on assiste aujourd'hui clairement au déploiement d'une nouvelle logique « where you
have to be accountable to the community »162, ce qui, d'après lui, n'était pas le cas jusqu'à une
période récente, des dépenses inconsidérées ayant caché un véritable manque de pensée
stratégique. Mais d'autres responsables locaux tendent plutôt vers la thèse d'une absence de
logique claire, avant ou après le moment où sont intervenues les premières coupes budgétaires
significatives – et notamment la suppression du financement des cours extra-scolaires de
musique et de tricot. L'élu du SIC et ex-directeur du Shetland Charitable Trust, Billy Manson
justifie cette mesure en affirmant simplement qu'elle aurait permis d' « écumer du surplus » (cut
back the froth) et en signalant qu'il n'existe aucune preuve selon laquelle ces enseignements
incitaient des enfants à se lancer dans la carrière du tricot. Ce faisant, il omet de rappeler que
les compétences en matière de tricot traditionnel shetlandais n'ont jamais donné matière à de
véritables carrières, et ne dit pas mot de la question des cours de musique et de leur éventuel
potentiel en termes de développement économique. Dès lors, des membres du SIC, comme
Florence Greaves ou Rick Nickerson, reprennent volontiers les accusations de certains de leurs
électeurs, pour qui ces mesures ne seraient pas tant emblématiques d'un tournant de la politique
culturelle locale que symptomatiques d'un profond « manque de logique ». Cette proposition de
« l'absence de vision » et d'une « pensée à court terme » est en effet revenue de façon régulière
durant mes entretiens, y compris avec des représentants de Shetland Arts dont un avouait,
gêné : « I don’t know if there is a rationale. There is a strategy, but it’s not fully applied. »163
Rick Nickerson résume pleinement cette thèse de l'indifférence de l'exécutif et de l'incohérence
du législatif dans l'extrait d'entretien qui suit :
« I'm a bit sceptical. Everybody says they pay service to culture. (…) When it actually comes to
supporting it, they do support the big events (...) but the music tuition, they've cut, and the knitware
tuition has been cut altogether – grassroots, fundamental stuff, where it's actually small amounts of
money. (…) There's clearly a lack of vision. When I was trying to get a grasp of the cultural
portfolio, I found there was nobody responsible for culture, or heritage, within the council executive.
And I think this is partly because the council has used the oil funds – perhaps quite rightly – to set
up outside trusts, so you have the Shetland Recreational Trust, the Shetland Amenity Trust, and
Shetland Arts. (…) One of the things I did find is that there was no overall vision within the
council. »164
162 « Où il faut rendre des comptes à la communauté. »
163 « Je ne sais pas s'il existe une logique. Il y a une stratégie, mais elle n'est pas pleinement appliquée. »
164 « Je suis un peu dubitatif. Tout le monde dit qu'ils s'occupent bien de la culture. (…) Quand il s'agit véritablement
de la soutenir, ils soutiennent certes les grands événements (…) mais l'enseignement musical a été réduit, et
l'enseignement de tricot a été tout simplement supprimé – des choses fondamentales, qui ém anaient de la base de la
population, et qui représentaient de petites sommes d'argent. (…) Il y a clairement un manque de vision. Lorsque
j'essayais de prendre en main le dossier culturel, je me suis aperçu qu'il n'y avait personne en charge de la culture, ou du
patrimoine, au sein du gouvernement local. Et je pense que c'est en partie parce que le conseil a utilisé les fonds
pétroliers – sans doute à juste titre – pour mettre en place des trusts externes, donc vous avez le Shetland Recreational
Trust, le Shetland Amenity Trust, et Shetland Arts. (…) Une des choses que j'ai trouvées, c'est qu'il n'y avait pas de
vision d'ensemble au sein du conseil. »
85
Évoquant l'évolution du projet de l'équipement culturel Mareel (dont il sera davantage question
dans le chapitre suivant), la responsable de Shetland Arts Kathy Hubbard confirma que d'après
les premières projections, réalisées au début des années 2000, les frais de fonctionnement
devaient être majoritairement assurés par des financements publics (provenant principalement
du Shetland Charitable Trust et de subventions nationales).
A contrario, dix ans plus tard, Mareel s'était doté d'un véritable « modèle d'affaires », et en effet
les ventes de places de cinéma et les recettes du bar constituent désormais une source
significative de ses revenus. Elle précisa : « As the years went on, we were left in no doubt... I
think the phrase used was wash it's face : “If this doesn't wash it's face, the council won't vote it
in” : suddenly, the council had got into a “no more public funds for this project” position. »165
J'interrogeai alors le directeur de Shetland Arts, Gwilym Gibbons, sur l'éventualité d'un
changement général de philosophie (mindset) de la part des pouvoirs publics locaux, durant
cette période, par rapport au financement et au soutien de la culture. Sa réponse fut ambiguë :
« It's fair to say there's been a massive economic shift during that time. The world has changed. My
sense is that Shetland has woken up to the fact that it was building, building, building infrastucture
with significant running costs, and the income streams for that (were) reducing. (…) So I don't think
there's been a shift in the mindset, I think there's been a reduction in available funds to support non
discretionary activity. The other thing, where maybe there is a shift in mindset, is as an organisation,
recognising the freedom to generate your own income and being able to use that for your own
objectives, rather than being driven by (cultural policy) objectives : there are more and more
conditions that come with public funding. So there's an awakening to be more “social
entrepreneurial” because actually that means you can do better art, because you're not being driven
down certain roads that have other constraints. »166
Précisons que Gwilym Gibbons reconnaît avoir mis en avant ses propositions dans ce domaine
et des compétences managériales acquises dans le secteur privé, lors de son recrutement (par un
comité officiellement indépendant, mais composé en réalité de nombreux conseillers du SIC).
Dès lors, son hésitation sur la question d'une évolution de la « philosophie » du pouvoir local,
vis-à-vis du financement public de la culture, pose problème. N'est-ce pas précisément à cause
de son ambition de faire évoluer Shetland Arts (et ses infrastructures) vers ce qu'il appelle une
165 « A mesure que les années passèrent, on nous fit clairement comprendre... Je crois que la formule utilisée était se
nettoyer le visage tout seul : “Si ça ne se nettoie pas le visage tout seul, le conseil ne votera pas en faveur ” : tout d'un
coup, le conseil adoptait une position “plus de fonds publics pour ce projet” ».
166 « Il faut reconnaître qu'il y a eu un énorme chamboulement économique durant cette période. Le monde a changé.
Mon sentiment, c'est que Shetland a pris conscience du fait qu'il bâtissait, bâtissait, bâtissait des infrast ructures ayant
des coûts de fonctionnement significatifs, et que leurs sources de revenus se réduisaient. Donc je ne pense pas qu'il y ait
un eu changement de philosophie. Je pense qu'il y a eu une réduction dans les fonds disponibles pour soutenir des
activités non discrétionnaires. L'autre point, où il y a peut-être un changement de philosophie, c'est en tant
qu'organisation, de reconnaître la liberté qu'on a de générer ses propres revenus et de pouvoir les utiliser pour ses
propres objectifs, plutôt que d'être dirigé par les objectifs (de la politique culturelle) : il y a de plus en plus de conditions
pour obtenir des financements publics. Donc il y a une prise de conscience de la nécessité d'être davantage dans
“l'entrepreneuriat social” parce que cela implique réellement que l'on peut faire du meilleur art, parce qu'on n'est pas
orienté dans certaines directions qui s'accompagnent d'autres contraintes. »
86
« entreprise sociale » – c'est à dire une agence publique fonctionnant sur un modèle
économique privé pour une partie de ses sources de revenus – que cette responsabilité lui a été
attribuée ?
Par ailleurs, au cours d'un précédent entretien, il déclarait : « What's interesting is that we're
seeing a shift in the policy language, so creative industries are being talked about by the (SIC)
economic development unit, and that wasn't the case five years ago at all – and that, I think,
was directly influenced by us – so there's an awakening to the fact that the creative industries
could be a significant sector here, for growth. »167 On s'aperçoit donc que pour Shetland Arts, la
mise en application du discours des industries créatives et de l'entrepreneuriat culturel se
présente comme une évidence. Autant sous l'effet de la « crise » et de politiques d'austérité
locales, nationales et européenne, que par un changement paradigmatique, la transformation de
l'action publique serait désormais actée. L'influence de Gwilym Gibbons et de son équipe sur
l'évolution du Shetland Cultural Strategy est à cet égard manifeste – même s'ils reconnaissent
que des efforts significatifs restent encore à faire sur deux plans.
D'une part, Gibbons avoue ainsi n'être pas certain que les travailleurs et entrepreneurs créatifs
shetlandais se saisissent encore pleinement des modes de soutien « économiquement »
orientées qui se mettent en place. D'autre part, il reste tout aussi dubitatif quant à leur capacité
de se tourner vers le secteur privé pour y trouver des financements (par le biais de sponsors ou
de prêts). S'il considère à titre personnel qu'il est bien plus facile de travailler avec « le monde
de l'entreprise » plutôt qu'avec des organismes publics, et qu'il multiplie le développement
d'accords commerciaux – « it's about people who make quick decisions »168 – force lui est de
reconnaître que le secteur privé shetlandais demeure « frileux » lorsqu'il s'agit de soutenir ou
d'investir dans la culture et les industries créatives. Ce constat a été réitéré par d'autres
responsables et élus du SIC, qui signalement de la même façon que si le sponsoring d'activités
sportives représente des sommes importantes, il n'en va pas de même pour le projets culturels
ou créatifs.
2. Le projet Shetland Telecom : un cas singulier d'intervention publique ?
Au cours des entretiens susmentionnés, Gwilym Gibbons affirmait : « If you consider the
investment in the fibre optic cable, creative industries is cited as one of the key reasons for
that. »169 En effet, l'Economic Development Officer du SIC, Neil Grant, met clairement en avant
ce projet comme l'une des réalisations phares du pouvoir local en faveur de la consolidation des
industries créatives shetlandaises. Pour comprendre en quoi consiste ce projet j'ai rencontré son
directeur Marvin Smith au printemps 2011, précisément au moment où les travaux de pose de
câbles étaient en cours dans une tranchée creusée le long de routes principales dans le sud de
167 « Ce qui est intéressant, c'est qu'on voit une évolution dans le langage politique, donc les industries créatives sont
mentionnées par l'unité de développement économique du SIC, alors que ce n'était pas du tout le cas il y a cinq ans – et
je pense que nous y sommes pour quelque chose – donc il y a une prise de conscience du fait que les industries créatives
pourraient constituer un secteur significatif ici, pour la croissance. »
168 C'est le fait de personnes qui prennent des décisions rapides. »
169 « Si l'on considère l'investissement dans le câble à fibre optique, les industries créatives sont citées comme étant
l'une des raisons principales pour cela. »
87
Mainland.
Celui-ci commença par expliquer les raisons et le contexte ayant conduit le SIC à mettre en
place son propre réseau de télécommunications. Dès 2004-2005, le raccord du réseau British
Telecom existant, entre la Grande Bretagne et l'archipel, avait atteint un point de saturation,
tandis qu'à partir de la capitale Lerwick et en direction des communautés plus éloignées, un
réseau secondaire constitué d'émetteurs/récepteurs de micro-ondes (également géré par BT)
permettait à peine de couvrir les besoins de la population, avec des coupures fréquentes
notamment dues à l'inadéquation de ce type de matériel aux conditions atmosphériques.
Comme le signale Marvin Smith, cette situation était préjudiciable pour les entreprises locales,
toutes filières confondues, comme pour les particuliers, qui disposaient d'une bande passante
faible et d'une absence complète de couverture 3G. B.T. facture en effet l'accès de leur réseau
aux opérateurs de téléphonie mobile en fonction de l'éloignement des récepteurs par rapport au
« node éthernet » le plus proche ; étant donné que celui-ci était situé à Aberdeen, cela
représentait une dépense de 360,000£ par tranche de 100 mégaoctets, tandis que le même
service sur le mainland écossais coûtait vingt fois moins. En 2007, l'opérateur historique de
télécommunications des îles Féroé fit poser un câblage raccordant cet archipel à la Grande
Bretagne, et passant fortuitement par la pointe méridionale de Shetland. Toutefois, ni BT, ni
aucun autre opérateur, ne consentait à investir pour relier le réseau shetlandais à ce câblage
(puis à l'exploiter en s'acquittant de droits auprès de la compagnie foroyar).
Au cours des deux années qui suivirent, le SIC considéra la possibilité de payer BT pour que
l'opérateur effectue ces travaux, mais il s'avéra nettement moins onéreux de les prendre en
charge directement – en posant un câblage par fibre optique sous la forme d'une boucle
raccordée à deux points distincts du câblage foroyar, de façon à garantir la résilience du réseau.
D'après Marvin Smith, ce choix présentait en outre l'avantage que l'investissement n'avait pas
besoin d'être immédiatement rentable (contrairement au cas où un opérateur en aurait eu la
responsabilité), la dépense pouvant être récupérée sur une période allant jusqu'à vingt ou
vingt-cinq ans. Enfin, comme il le résume : « Why would we want to give 1.5M£ of public
money to a telco when we can do it ourselves, and with the risk that the telco could be bought
up? »170 Suite à la réalisation de ces travaux, le réseau en question a pu être mis à disposition
des opérateurs de télécommunications et fournisseurs d'accès171, qui s'acquittent auprès de
Shetland Telecom de frais d'usage minimaux (ce qui explique la durée d'amortissement
particulièrement étendue).
Cet exemple est représentatif de l'importance du secteur public dans l'économie shetlandaise ; il
s'agit en effet d'un cas unique en Grande Bretagne, dans lequel les pouvoirs publics sont
170 « Pourquoi est-ce que nous voudrions donner 1,5M£ d'argent public à un opérateur de télécommunications alors
que nous pouvons le faire tout seul, et avec le risque que l'opérateur soit racheté ? »
171 Il est intéressant de noter que d'après Marvin Smith, la gestion du réseau a dû être déléguée à un opérateur en
particulier, qui se positionne en tant qu'intermédiaire entre Shetland Telecom et les autres opérateurs et fournisseurs
d'accès, parce que ces derniers ne souhaitaient pas entrer directement en négociation commerciale avec des autorités
publiques : « We'll pay the telco to operate our cable, and in return they'll provide us with quite a big percentage of
sales. » (« Nous paierons l'opérateur pour qu'il opère notre câble, et en retour ils nous fourniront un pourcentage
important des ventes. »)
88
directement intervenus, afin de pallier à un échec du marché172 – ce dans une filière qui est par
ailleurs emblématique de la déréglementation et du désengagement étatique. Il est donc
intéressant de considérer les justifications de ce geste politique qui, à bien des égards, semble
aller à contre-courant des tendances dominantes, notamment au regard du discours de
l'économie créative. D'après Marvin Smith, trois principales raisons ont été invoquées par les
animateurs du projet Shetland Telecom afin d'obtenir un vote favorable de la part des
conseillers du SIC pour le financement de ces travaux et la mise en place de cette infrastructure.
Tout d'abord, Marvin Smith évoque implicitement le problème de l'égalité territoriale, non pas
pour en défendre strictement le principe, mais en rappelant que pour les plus avides usagers de
nouvelles technologies, à savoir les jeunes de 15 à 24 ans, l'absence de couverture 3G et la
faible bande passante du réseau adsl, ne pouvait que constituer un facteur supplémentaire
poussant cette partie de la population à quitter les îles – notamment dans la mesure où, comme
il le souligne, les usages des TICN parmi cette catégorie de la population se situent au-dessus
des moyennes nationales. D'après son discours, cette « fear of falling behind »173 aurait été tout
aussi déterminante que certaines ruptures de télécommunications dues au réseau par
micro-ondes, qui ont pourtant eu des conséquences graves, bien que heureusement de courte
durée : annulations de vols, terminaux de paiement hors service, impossibilité de contacter les
services d'urgence, etc. C'est donc une fois de plus l'argument de la fuite de population qui a été
mis en avant.
Deuxièmement, Marvin Smith affirme : « We used the creative industries as an example of an
area that needs connection; the argument was: “if we have 25M£174 in creative industries
without broadband, imagine what it could be with a connection.” »175 Durant notre entretien, le
responsable de Shetland Telecom me confia par ailleurs qu'il était lui-même musicien amateur
et évoqua des temps de chargement de ses compositions vers des serveurs distants pouvant
atteindre cinq heures à son propre domicile (jusqu'à ce qu'il se décide à utiliser, en douce, le
réseau nettement plus rapide dont dispose le SIC via un abonnement professionnel). Ce type de
désagrément offrait d'après lui un exemple clair de ce qui allait dès lors changer pour les
travailleurs créatifs shetlandais, et permettre d'en attirer de nouveaux en provenance du
mainland britannique. À cet égard, il affirma que c'était « an easy investment to make to get
172 Marvin Smith avance qu'une partie du problème de BT (ou d'autres opérateurs potentiellement intéressés par le
marché des télécommunications en Shetland) tiendrait au fait que la concurrence entre opérateurs de
télécommunications fixes et mobiles en Grande Bretagne aurait tiré les tarifs des abonnements adsl ou des offres
mobiles vers le bas. Cette configuration laisserait ainsi sur le carreau les zones les plus périphériques et les moins
peuplées, où le coût d'installation d'infrastructures (et de provision de services, par conséquent) devient nettement plus
important et ne présente donc pas d'intérêt pour les entreprises du secteur. Il dit par conséquent comprendre la position
de BT, tout en omettant d'observer que c'est précisément parce que l'opérateur public a été dérégulé dans les années
1980 et 1990, que l'inégalité territoriale en la matière a été rendue inévitable – et que la collectivité se trouve dans
l'obligation d'intervenir (chose qu'elle peut faire, du fait de ses ressources importantes, mais qui n'est guère envisageable
dans les Hébrides, par exemple).
173 « La peur de rester à la traîne. »
174 Soulignons au passage que le chiffre indiqué ici est encore une fois celui-là même produit par le cabinet Ekos, dont
nous avons pu observer le caractère assez discutable.
175 « Nous avons utilisé les industries créatives comme un exemple de filière qui a besoin de connexion; l'argument
était : “si nous avons déjà 25M£ dans les industries créatives sans l'adsl, imaginez ce que ça pourrait donner avec la
connexion.” »
89
them here »176, mentionnant par exemple le cas d'architectes ayant besoin de connexions de
bonne qualité pour envoyer et recevoir des plans en format numérique à très haute résolution,
ou – plus curieusement – les avocats dont il n'a pas clairement expliqué en quoi leur activité
pouvait être considérée comme « créative » ni quels avantages spécifiques ils allaient tirer du
réseau Shetland Telecom. L'argument de l'extension des industries créatives fut complété par la
perspective de la construction d'un centre de stockage de données numériques (data centre) qui
devait justement utiliser le réseau par fibre optique177. Une entreprise spécialisée dans ce
domaine et basée à Inverness en Écosse était alors en pourparlers avec Shetland Telecom pour
s'implanter dans l'archipel, attirée par les températures ambiantes relativement basses et
constantes et le fait que Shetland paraît peu propice à des attaques terroristes pouvant viser les
data centres.
En troisième lieu, il cite un facteur sans doute tout aussi déterminant pour motiver l'aval des
élus locaux, à savoir l'importance des télécommunications pour les « industries traditionnelles »
parmi lesquelles il regroupe la pêche et l'aquaculture, mais également la filière des
hydrocarbures. Smith évoque ainsi le cas d'entreprises présentes autour du terminal de Sullom
Voe :
« They sell some form of accountancy software to the oil industry, and they're strangled up here
because they can only get a two megabyte line (…) so they have to connect at midnight to get a
decent connection, to pass orders and things like that. It's a real problem having big companies like
Total coming in and having to tell them “You might be able to get three megabytes but don't bother
even trying once the schools open in the morning, and even less when the kids get back home from
school!” (laughter). »178
Il est difficile de déterminer l'ordre de priorité, pour les décideurs publics locaux, de ces trois
facteurs – rétention de population, développement des industries créatives et soutien logistique
aux autres industries – même si le responsable de Shetland Telecom a fortement insisté sur le
second point au cours de notre entretien. Quoi qu'il en soit, cet exemple confirme dans une
large mesure des traits d'une logique générale que l'on retrouve aussi bien dans la Shetland
Cultural Strategy que dans les discours de représentants du SIC et de Shetland Arts et qui
insiste sur la contribution économique des projets bénéficiant de financements publics. On peut
toutefois se demander si cette logique ne se trouve pas confrontée à certains paradoxes, dès lors
que ces modalités de soutien intègrent des critères appartenant à d'autres registres de l'action
publique (égalité territoriale, démocratisation de l'accès aux produits et services culturels) ou
remettent de facto en question des dogmes contemporains comme ceux de la supériorité de la
concurrence et l'inefficacité des monopoles publics dans le champ des télécommunications
176 « Un investissement facile à réaliser pour les attirer ici ».
177 Ce projet a été mis en stand-by depuis, pour des raisons liées à la récession économique.
178 « Ils fournissent un service de logiciels de comptabilité à l'industrie pétrolière, et ils sont étranglés ici, parce qu'ils
ne peuvent avoir qu'une ligne à deux mégabytes (…) donc ils doivent se connecter à minuit pour avoir une connexion
décente, pour passer des commandes et des choses comme ça. C'est un vrai problème d'avoir de grandes entreprises
comme Total qui arrivent ici et de devoir leur dire : “Vous allez peut-être avoir trois mégabytes mais n'essayez même
pas une fois que les écoles ouvrent le matin, et encore moins lorsque les enfants rentrent de l'école le soir ! (rires). »
90
(fût-ce dans la configuration particulière que connaissent les îles Shetland).
3. L'émergence de la Shetland brand
Un troisième niveau à partir duquel interroger l'hypothèse d'un renouvellement de l'action
publique locale, sous l'égide du paradigme des industries créatives, apparaît avec le
développement d'une politique de marketing territorial et la volonté de constituer une « marque
Shetland ». Cette politique s'est déployée d'abord à partir d'une perspective de consolidation de
l'industrie touristique et, sur un plan institutionnel, à partir de la décision de « rapatrier » en
Shetland ce champ de compétences, détenu jusqu'en 2008 par un organisme national, Visit
Scotland. Au cours des années précédentes, le SIC avait fait pression auprès des autorités
nationales pour que la « succursale » locale, Visit Shetland, acquière une autonomie de
fonctionnement tout en conservant une partie des crédits nationaux. Plus significativement,
l'année suivante a été créée une nouvelle entité portant le nom de Promote Shetland (à laquelle
est désormais affilié Visit Shetland). Comme l'explique Misa Hay, une des responsables de cette
agence, la nouvelle organisation implique une importante extension de compétences :
« Promote Shetland was set up in 2009 by the Shetland Islands Council. (...) Basically what
happened is that the Shetland Islands Council decided it would be a good idea to set up an
independent promotional body because before we only used to promote tourism whereas now our
role is broader: we promote Shetland not just to tourists but also as a place to live, visit, study and
do business with. So we will be promoting certain parts of aquaculture, textiles, energy, etc. It was a
big learning curve for us because we were mainly specialised in tourism, and all these other fields,
we're still learning. And I think the biggest aim that's expected from us is to help to make the
population stable and to actually help to increase it, especially by attracting young people. »179
Cet extrait d'entretien (avec deux des trois responsables de Promote Shetland) montre que
l'action publique en faveur du développement de l'industrie touristique est désormais conçue au
sein d'un périmètre nettement plus élargi, qui est précisément celui évoqué par l'Economic
Development Officer Neil Grant. Parallèlement, on s'aperçoit que pour Promote Shetland, les
filières des industries culturelles et créatives ne semblent pas présenter de spécificités propres,
dès lors qu'elles s’intègrent, comme toute autre activité, dans un projet général de régénération
socio-économique.
Au cours de ce même entretien il a longuement été question de ce qui apparaissait alors
comme la principale réalisation de l'agence, un livret illustré constitué d'une couverture recto
verso et contenant douze feuillets cartonnés, le Shetland Brand Pack. Conçu en partenariat avec
179 Promote Shetland a été lancé en 2009 par le SIC (...) En bref, le SIC a décidé que ce serait une bonne idée de lancer
un organisme promotionnel indépendant parce qu'avant on ne promouvait que le tourisme, tandis que maintenant notre
rôle est plus large : nous promouvons Shetland non seulement vers les touristes mais aussi comme un lieu pour vivre,
étudier et faire des affaires. Donc nous allons promouvoir certaines parties de l'aquaculture, des textiles, de l'énergie,
etc. Cela a nécessité un apprentissage important pour nous parce que nous étions principalement spécialisés dans le
tourisme, et avec tous ces autres champs, nous continuons d'apprendre. Et je pense que l'objectif principal attendu de
notre part, est que nous aidions à stabiliser la population et à l'accroître même, surtout en attirant de jeunes gens. »
91
une agence de communication londonienne, celui-ci s'efforce de poser les bases d'une « image
de marque » proprement shetlandaise, dont devraient en principe s'inspirer les acteurs
industriels et les habitants locaux afin d'inscrire leur activité dans un référentiel symbolique
commun. Dès la première de couverture, apparaît la formule suivante, qui joue pleinement sur
l'homonymie du verbe à particule « to stand for » : « How you can stand for Shetland; how
Shetland can stand for you. »180 S'en suit une douzaine de « planches » reprenant chacune des
points clefs d'une identité shetlandaise pour le moins idéalisée et dépourvue d'antagonisme ;
parmi celles-ci nous trouvons les thèmes de la production locale, des festivals et de
l’événementiel, du sport, de la gastronomie, de la créativité181, de l'énergie ou encore du
tourisme. Avec sa charte graphique pesante, ses nombreuses illustrations de paysages
majestueux et de visages souriants182, ses injonctions « Get involved »183 et « Become a proud
supporter »184, ainsi que le slogan « Shetland / Pride Of Place » décliné à vingt-sept reprises sur
fond de volute de violon, ce document peut laisser perplexe le chercheur en sciences de
l'information et de la communication. Sa visée performative – en direction d'acteurs
économiques et d'entrepreneurs potentiels – est toutefois indéniable, ce que ne manquent
d'ailleurs pas de souligner les responsables interviewées :
« We've just launched the Shetland Brand Pack and we're trying to emphasize to local producers just
how important it is for them to say: “This was made in Shetland, from Shetland materials” and to be
proud about it, and tell the world about it, to set up a website and tell everybody. (…) At the moment
we're thinking about how to get the word Fair Isle back to Shetland. It's gone so far, and so many
producers worldwide use it, so it's going to be a hard battle to win. That's the problem: until now
there wasn't a body actually trying to control this. Getting the Shetland name back is going to be
hard, but raising awareness about stating what is a real Shetland product is where we've got to
start. »185
La préoccupation exprimée ici va de pair avec les propos de l'ancien Music Development
Officer Davie Gardner s'agissant de l'industrie musicale shetlandaise, lorsque ce dernier déclare
non sans ironie que Shetland se spécialise dans « l'exportation de son talent » – sous-entendu
que le système précédent de soutien public a surtout permis de former des musiciens d'un très
haut niveau dont les carrières, menées en dehors des îles, ont très peu bénéficié à l'économie
180 « Comment vous pouvez soutenir/représenter Shetland ; comment Shetland peut vous soutenir/représenter. »
181 C'est ici que l'on trouve l'affirmation : « Shetland is an archipelago of creative excellence. » (« Shetland est un
archipel d'excellence créative. »
182 Le « pack » contient en tout une vingtaine de visages souriants. Même un rugbyman taclé et pris au cou par un
adversaire accomplit le tour de force d'offrir un regard souriant à l'objectif.
183 « Impliquez-vous. »
184 « Devenez un fier supporteur. »
185 « Nous venons de lancer le Shetland Brand Pack et nous essayons de sensibiliser les producteurs locaux à
l'importance qu'il y a pour eux de dire : “Ceci a été produit en Shetland, à partir de matériaux shetlandais” et d'en être
fier, et de le dire haut et fort au monde entier, en mettant en place un site web. (…) En ce moment nous réflechissons à
la façon dont nous pourrions ramener en Shetland le mot Fair Isle. C'est allé si loin, et tant de producteurs l'utilisent
dans le monde entier, donc ce sera une bataille difficle à gagner. C'est cela le problème : jusqu'à maintenant il n'existait
pas d'organisme en charge de ce contrôle. Récupérer le nom de Shetland sera difficile, mais nous devons commencer en
insistant sur l'importance d'affirmer l'appartenance des produits shetlandais. »
92
locale. Mais de façon plus significative, notons que la perspective dessinée par les responsables
de Promote Shetland concernant la filière textile shetlandaise rejoint pleinement les orientations
mises en avant par la DCMS dès la fin des années 1990, qui insistaient sur la nécessité de
fortement sensibiliser les acteurs des industries créatives quant aux possibilités de valorisation
via les droits de propriété intellectuelle. Si Promote Shetland reconnaît à juste titre que le
combat pour faire reconnaître l'appellation Fair Isle comme partie intégrante du « capital
intangible » de la « marque Shetland » paraît quasiment perdu d'avance, il est manifeste que
leur discours s'intègre bien dans ce nouveau tournant de l'action publique décrit plus haut.
Un deuxième indicateur intéressant du rôle de cet organisme et de ses animateurs, en tant
qu'avocats des discours des industries créatives et de l'entrepreneuriat culturel, apparaît
lorsqu'elles sont interrogées sur leur perception des logiques ayant guidé jusqu'ici les politiques
locales en direction des travailleurs créatifs. Pour Misa Hay, chargée du marketing de la marque
Shetland au sein de Promote Shetland, le système de financement public existant depuis la fin
des années 1970 agirait comme un frein (disincentive) pour de nombreux producteurs culturels :
« On the one hand it's good that creative industries are supported to such a level, but on the other
hand, if you look for instance towards Orkney – which in some ways is very similar to Shetland –
creative industries entrepreneurship is much higher there. I think that shetlanders have had it a lot
easier than in Orkney. People here haven't had the drive to go out and get it themselves, because
Shetland had the oil money. But it's changing: people are now recognising that producing, or being
creative, and selling it, can be a business. People were doing it as a sideline, to their possibly
council or other job. It's changing, though and we've just established a new craft trail, and you'll see
that those are people who are really committing their time and effort. And public money isn't going
to be as available anyway. (…) We're trying to get creative people into a mindset of setting up
websites, being more commercially driven. Because with creative people it tends to be that they're
not so commercially oriented. »186
S'agissant de leurs soubassements idéologiques et des orientations politiques qu'elles
préconisent, ces paroles sont in-équivoques. Il est toutefois important de brièvement évoquer
trois points qui reflètent les limites de la démarche de Promote Shetland. Premièrement, peu
après son lancement, même si l'existence de la Shetland brand était déjà bien connue de la
plupart des travailleurs créatifs interrogés, sa pertinence ou son intérêt étaient
186 « D'un côté c'est bien que les industries créatives soient soutenues à ce niveau, mais de l'autre, si on compare par
exemple avec les Orcades – qui d'une certaine façon sont très similaires à Shetland – l'entrepreneuriat créatif y est bien
plus développé. Je pense que les shetlandais ont eu des conditions beaucoup plus faciles que les orcadiens. Ici les gens
n'ont peu eu la motivation pour tenter leur chance tout seul, parce que Shetland avait l'argent du pétrole. Mais c'est en
train de changer : les gens reconnaissent maintenant que la production, ou l'activité de création, et de vente, cela peut
constituer une source de revenus. Les gens faisaient ça en tant qu'activité secondaire, par rapport à leur emploi public ou
autre. Ça change pourtant, et nous venons de lancer une nouvelle « piste de l'artisanat », et vous verrez que ce sont des
gens qui s'engagent vraiment en termes de temps et d'effort. Et de toute façon, l'argent public va se raréfier. (…) Nous
essayons d'inculquer aux gens créatifs un certain état d'esprit, pour qu'ils mettent en place des sites web, qu'ils soient
davantage motivés commercialement. Parce que les gens créatifs tendent à manquer de sens du commerce. »
93
proportionnellement peu reconnus. À l'instar de l'écrivain et journaliste Malachy Tallack, pour
qui cette marque shetlandaise s'apparente à une tentative de simplification grossière d'une
réalité protéiforme et complexe, la plupart des créateurs shetlandais semblaient y percevoir des
relents de « gadget » (gimmick), voire pire : une insulte à l'authenticité de la culture
traditionnelle. Deuxièmement, si l'objectif de Promote Shetland (et de sa stratégie de branding
territorial) est de contribuer à la croissance démographique et économique de l'archipel,
notamment via l'incitation à l'immigration de nouvelles populations, il est frappant d'observer la
réponse que me fit Misa Hay à la question suivante (après que cette dernière ait pourtant
exprimé l'intérêt que portait son institution au développement d'une « classe créative »
shetlandaise) :
Q. Would you say that a so-called “creative class” is a target that you're specifically looking to get
to the islands ? For that matter, do you have targets of specific types of professionals that you're
seeking to attract more than others ?
R. That's something we're in discussion with the council about, because they have the knowledge of
what Shetland actually needs, whether it's doctors, or mechanics, or creative workers. To be honest
with you, at this moment, we don't have that level of detail. You'd need to speak with the planning
department. (…) I was talking the other day to some people from Fair Isle and they said: “We don't
need all these creative people; we need somebody who can fix a ferry, or build a house, or an
electrician.” That's a community of about 75 people, so that's quite interesting as Fair Isle is
probably one of those places that would attract creative people. 187
L'amateurisme et l'approximation de cette réponse masquent de fait une absence de politique
clairement définie face à une question aussi simple que « Quelle population attirer ? » – ce
qu'ont confirmé d'autres entretiens avec des responsables du SIC Contrairement, par exemple,
aux zones périphériques canadiennes – pour lesquelles ont été mises en place des politiques
d'incitation à l'immigration en direction de certaines catégories socio-professionnelles –
l'organisme public a priori en charge de cette même question en est manifestement réduit à
spéculer à partir d'un cas sans doute assez peu représentatif, la communauté assez atypique et
fort isolée de Fair Isle188. Après plusieurs décennies où des salaires plus élevés que sur le
187 Q. Est-ce que vous diriez qu'une soi-disant “classe créative” est une cible que vous cherchez spécifiquement à
attirer dans les îles ? A ce propos, avez-vous des cibles spécifiques de types d'acteurs professionnels que vous cherchez
à attirer plus que d'autres ?
R. C'est un point sur lequel nous sommes en discussion avec le conseil, car ils ont une connaissance de ce dont Shetland
a vraiment besoin, qu'il s'agisse de médecins, de mécaniciens, ou de travailleurs créatifs. Honnêtement, à ce moment
précis, nous ne disposons pas de ce niveau de détail. Il vous faudrait en parler avec le service de la planification. (…) Je
parlais l'autre jour avec des gens de Fair Isle et ils disaient : “Nous n'avons pas besoin de tous ces gens créatifs ; il nous
faut quelqu'un qui soit capable de réparer un ferry, ou de construire une maison, ou un électricien.” C'est une
communauté d'environ 75 personnes, donc c'est assez intéressant, car Fair Isle est probablement l'un de ces endroits qui
pourrait attirer des gens créatifs.
188 Fair Isle venait incidemment d'accueillir depuis environ un an une nouvelle famille, d'origine étatsunienne,
comprenant notamment un peintre et une vidéaste. Lors de l'entretien que je réalisai quelques semaines plus tard sur l'île
en question, avec cette dernière, elle me fit part des différentes formes de soutien obtenues de la part de Shetland Arts
pour ses activités créatives qui, à cette époque du moins, ne présentaient aucune ambition d'ordre mercantile ou
commerciale.
94
mainland britannique (et de généreuses primes) ont constitué le principal appât, en direction de
travailleurs (souvent cadres) du secteur public, et après ces mêmes années où des vagues de
travailleurs liés à la filière des hydrocarbures se sont épisodiquement posées en Shetland (avant
de repartir vers d'autres embauches), il est difficile de croire à l'existence d'une action publique
cohérente en direction précisément de travailleurs et encore moins d'entrepreneurs créatifs.
Enfin, à la question de savoir si ces derniers – en tout cas ceux qui sont déjà présents en
Shetland – auraient intégré ce nouveau mindset dont parlent les responsables de Promote
Shetland, l'organisme apporte peu de réponses. Ceci a notamment été flagrant lorsque je les
interrogeai sur leur perception de la volonté de travailleurs et d'entrepreneurs créatifs à interagir
avec d'autres acteurs économiques, en sollicitant des financements ou en montant des projets de
partenariat commercial : d'après Promote Shetland ce terrain restait encore largement en jachère
malgré leurs invocations séductrices.
4. Le positionnement des autres principaux acteurs publics
Trois acteurs significatifs méritent enfin d'être mentionnés pour leurs apports spécifiques aux
tentatives de redéfinition des stratégies en matière de soutien public aux filières des industries
culturelles ou créatives. Il s'agit du Shetland Amenity Trust, du Shetland College et de l'antenne
shetlandaise de Highland and Islands Enterprise.
Pour rappel, l'Amenity Trust est en charge de la gestion du patrimoine naturel et humain des
îles ; il est responsable à ce titre de sites naturels et archéologiques, de différents musées (dont
le Shetland Museum), et développe par ailleurs une politique ambitieuse de sauvegarde de
savoirs-faire locaux. Lors de l'entretien réalisé avec son directeur, Jimmy Moncrief, celui-ci a
insisté sur son incompréhension face aux coupes budgétaires dans le domaine de l'apprentissage
extra-scolaire de techniques de tricot. Pour lui, il s'agirait là du signe d'une véritable absence de
logique de la part des élus du SIC, dont la « radinerie » et la vision à court terme serait
proprement « suicidaires » : « There's no rationale: they think they're saving money, but they're
not saving money (...) and on the long term it's a small investment for the future »189 Si l'on se
souvient par ailleurs du rôle actif que l'Amenity Trust a joué dans la conception de produits
textiles haut de gamme190, il est donc clair que la dénonciation de cette mesure phare de
restriction budgétaire repose avant tout sur la vision d'une filière textile régénérée et réorientée
vers des marchés de niche. Moncrieff réitère cet argument lorsqu'il évoque, dans les deux
extraits suivants, le potentiel économique des industries créatives shetlandaises, qui apparaît
comme la première justification des « investissements » consentis par le trust :
« We've promoted fairly major projects, (…) so it's not just about monitoring private and public
sector developments, it's actuelly trying to unlock the potential of heritage, in order to positively
189 « Il n'y a pas de logique : ils pensent faire des économies, mais ils n'en font pas (…) et sur le long terme, il s'agit
d'un petit investissement pour l'avenir. »
190 Le projet Shetland Fine Lace, décrit plus haut, a été mené en partenariat avec Promote Shetland, le Shetland
College et le Shetland Museum and Archives.
95
contribute to the economy of Shetland. Ultimately, it's about utilizing Shetland's assets, maintaining
it's integrity but promoting it as a niche product to the wider public. »191
« Shetland music is an international commodity. It has the potential to earn more for the local
economy. It's not quite done that yet: we don't have a Runrig. We have these groups that have not
quite gone professional, they've always stepped back from it: Hom Bru, that was the big group back
in my time; Fiddler's Bid has come the closest to it. »192
Ces deux affirmations donnent de nouveau une indication intéressante sur les orientations
idéologiques qui guident l'action de cette institution : si la musique shetlandaise est conçue
comme une marchandise internationale sous-exploitée, l'archipel tout entier s'apparente à un
produit niche qu'il convient de valoriser, conformément à la doctrine des industries créatives.
Toutefois, comme le souligne Jimmy Moncrieff, cette nouvelle direction n'est pas encore
comprise et partagée par l'ensemble des acteurs publics et exige par ailleurs une harmonisation
des pratiques des différentes institutions. Il en fournit une illustration avec la conception du
Shetland Brand Pack et esquisse enfin une piste intéressante pour l'avenir de ces industries, à
savoir le développement de la filière de l'événementiel professionnel ou académique :
« For instance, we provided the branding package with information about the textile sector. But
we're only one player, working with the others. Public agencies have a duty to promote and procure
locally. (…) I do see more of that synergy between public agencies developping over the next ten or
fifteen years; I think it's unstoppable now. Folk's eyes have been opened to the potential. Once
Mareel gets finished people will understand it more clearly. For instance, we see massive potential
for promoting Shetland as a major international conference venue. It could be conferences on the
traditional creative industries, it could be many things. We've already had an important wool
conference, In the loop, and that will be coming back here. »193
Si cette même piste a également été évoquée par Gwilym Gibbons, le directeur de Shetland
Arts, il reste à voir si ces propos tiennent plutôt du fantasme ou d'une réflexion stratégique
191 « Nous avons promu des projets relativement importants (…) donc il ne s'agit pas seulement de recenser les actions
privées et publiques mais bien de déverrouiller le potentiel du patrimoine afin de contribuer positivement à l'économie
de Shetland. En dernière instance, il s'agit d'utiliser les atouts de Shetland, tout en maintenant leur intégrité, afin de le
promouvoir comme un produit niche pour un public plus large. »
192 « La musique shetlandaise est une marchandise internationale. Elle a le potentiel de rapporter davantage à
l'économie locale. Ça n'a pas encore été tout à fait réalisé : nous n'avons pas de Runrig [NdT : célèbre groupe de
folk-rock écossais des années 1980-90]. Nous avons ces groupes qui n'ont jamais été tout à fait professionnels, ils ont
toujours été un peu en retrait : Hom Bru, c'était le grand groupe à mon époque ; Fiddler's Bid est celui qui s'en est le
plus rapproché. »
193 « Par exemple, nous avons fourni des informations sur le secteur textile pour le Shetland Brand Pack. Mais nous ne
sommes qu'un seul acteur, et travaillons avec les autres. Les agences publiques ont un devoir de promouvoir et de
s'approvisionner localement. (…) Je pense que ce type de synergie va se développer au cours des dix, quinze prochaines
années ; je pense que c'est inéluctable maintenant. Le potentiel est apparu aux gens comme une révélation. Une fois que
Mareel sera terminé, le public le comprendra plus clairement. Par exemple, nous voyons un potentiel énorme dans la
promotion de Shetland en tant que lieu d'importantes conférences internationales. Il pourrait s'agir de conférences sur
les industries créatives traditionnelles, ou de plein d'autres choses. Nous avons déjà accueilli une importante conférence
sur la laine, In the loop, et elle va revenir ici. »
96
commune. Il est en tout cas remarquable qu'une conférence internationale à laquelle je pris part
en avril 2012 (et dont la thématique était proche des préoccupations et projections exprimées
ci-avant) bénéficia de bien peu de soutien, ou même d'intérêt, de la part des différentes
institutions publiques. Ni le Shetland Amenity Trust, ni Shetland Arts, ni le département du
développement économique du SIC n'étaient représentés lors de cet événement, intitulé
« Investing in small island recovery »194 et organisé sur l'île d'Unst par le réseau de chercheurs
Island Dynamics.195
J'ai évoqué dans le sous-chapitre précédent le soutien significatif apporté par le Shetland
College à des porteurs de projet et entrepreneurs dans la filière du textile. Si l'on s'en tient aux
critères économiques mis en avant par les avocats des industries créatives et de
l'entrepreneuriat culturel, les données statistiques disponibles et les informations recueillies
auprès de l'enseignante référente dans ce champ ne semblent guère attester de la pertinence des
financements publics directs ou indirects. Il paraît toutefois intéressant de compléter cet aperçu
en considérant le discours du directeur de cette institution, David Gray 196. Au cours de notre
entretien, le professeur Gray a d'abord manifesté un enthousiasme certain par rapport au rôle
que joue le Shetland College pour le développement de ces filières, en soulignant par exemple
l'importance de nouvelles formations universitaires dans les domaines de l'ingénierie du son et
du management musical (venant ainsi compléter l'offre existante en direction d'autres filières
telles que le textile, les arts visuels ou l'informatique appliquée). De même, il évoqua
longuement la chaire d'industries créatives alors en projet (et qui paraît sur le point de se
concrétiser presque quatre ans plus tard). Ces différents éléments lui semblaient ainsi tout à fait
prometteurs :
« We're in a position where we have embraced IT technology to try and remove the remoteness that
Shetland had. We do have fashion designers, we do have architects now, that can be based in
Shetland and can be dealing on a business base with people in London, Tokyo, wherever: it doesn't
matter anymore. (…) We try to help insure that people have this interaction and connectivity with the
global industry. »197
Néanmoins, derrière ce discours optimiste, certains propos de David Gray paraissent pour le
moins lucides. Ainsi, remarquait-il que « Shetland doesn't do a particularly good job at
marketing itself »198 tout en signalant que la chaire d'industries créatives devrait précisément
contribuer à remédier à cette lacune. Interrogé sur la question des liens entre travailleurs
194 « Investir dans le redressement de petites îles »
195 http://www.islanddynamics.org/events/pastevents/islandrecovery.html, consulté le 06/01/2014.
196 Le professeur David Gray a quitté son poste de directeur du Shetland College en 2012 avant de poursuivre sa
carrière académique dans la province canadienne de Nouvelle Écosse l'année suivante.
197 « Nous sommes maintenant dans une positions où nous avons embrassé la technologie de l'information pour
essayer de supprimer l'isolement dont souffrait Shetland. Nous avons des designers de mode, nous avons des architectes
maintenant, qui peuvent être basés en Shetland et qui peuvent faire du commerce avec des gens à Londres, à Tokyo, où
que ce soit : ce n'est plus un problème. (…) Nous essayons de faire en sorte que les gens aient cette interaction et cette
connectivité avec l'industrie globale. »
198 « Shetland ne fait pas un très bon travail du point de vue de son marketing. »
97
créatifs et secteur privé, il répondit par des réserves similaires :
« Private sector funding needs a lot of development. There's nowhere near enough, so a lot of work
has to be done there, on both sides: creative industry players don’t know how to do it and businesses
aren't putting in enough effort either. The creative industries chair must also help to provide those
skills : presentation skills, accounting, etc. »199
De la même façon, il est intéressant de souligner que contrairement à la plupart des
responsables institutionnels interrogés, le directeur du Shetland College affichait de sérieux
doutes quant à l'hypothèse de l'existence d'une « classe créative » en Shetland. Tout en
reconnaissant le niveau élevé de financement public dans le domaine culturel, et notamment en
direction de travailleurs créatifs, il affirma que d'autres secteurs économiques, telles que
l'agriculture, l'aquaculture ou la pêche, auraient bénéficié d'un niveau de soutien équivalent,
voire supérieur. D'après lui, pourtant, par opposition avec ces derniers, le secteur des industries
culturelles ou créatives était jusque là resté à un état fragmentaire et peu structuré, malgré les
efforts du Shetland College et d'autres institutions en matière de networking200. Voici une des
explications fournies par le professeur Gray :
« I'm not sure if it's a local thing or a general thing (…) with artists per se, you know: you talk with
artists and because of the nature of what they are and what they do, their focus is always on their
art. And if you start talking to them about the economic potential or impact and generally they have
no idea. Slowly people are starting to clue up on it and to become more aware of it. »201
Quelque peu en contradiction avec les informations recueillies auprès de ses propres
collaborateurs, il ajouta, à propos des modalités de financement des travailleurs culturels : « I
think we're now moving towards a more sustainable model; it can no longer be a
“hand-out”. »202 Pour appuyer son propos, il expliqua que ce modèle durable s'appliquerait
également à la chaire d'industries créatives, dont le financement devait provenir à la fois du
secteur public et de sponsors privés – ce qui n'a toutefois pas été le cas puisque l'UHI
(University of Highlands and Islands) et le SIC s'avèrent être les principaux contributeurs
financiers à l'instauration de cette chaire. Sans doute convient-il en dernier lieu de signaler que
David Gray est biologiste marin de formation et qu'il a auparavant longuement travaillé au sein
du North Atlantic Fisheries College, autre faculté apparentée au UHI (basée dans la seconde
199 « Le financement via le secteur privé a besoin d'être fortement développé. C'est actuellement très insuffisant, donc
beaucoup de travail doit être accompli à ce niveau, des deux côtés : les acteurs des industries créatives ne savent pas
comment s'y prendre et les entreprises ne font pas assez d'efforts non plus. La chaire d'industries créatives doit aussi
aider à fournir ces compétences : des compétences en matière de présentation, de comptabilité, etc. »
200 Le college a été à l'initiative, en partenariat avec Shetland Arts et le département de développement économique du
SIC, d'une série de rencontres professionnelles et publiques auxquelles j'ai fait référence plus haut.
201 « Je ne suis pas certain que ce soit un problème local ou plus général avec les artistes, per se, vous savez : vous
parlez avec des artistes et à cause de la nature de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font, ils focalisent toujours sur leur art. Et
si vous commencez à leur parler du potentiel ou de l'impact économique, ils n'en ont généralement rien à faire.
Lentement les gens commencent à comprendre et à devenir plus conscients de cela. »
202 « Je pense que nous nous dirigeons maintenant vers un modèle plus durable ; ça ne peut plus être une aumône. »
98
ville shetlandaise de Scalloway). Bien que ses propos confirment globalement l'adhésion de
principe de l'institution qu'il représente aux thèses des industries créatives, ceci peut contribuer
à expliquer le regard relativement critique, qu'il semble porter sur leur application concrète en
Shetland.
En troisième lieu, tournons-nous vers cette institution qui porterait en France le doux nom de
« pôle de compétitivité », à savoir la branche shetlandaise de Highlands and Islands Enterprise.
Lors de ma rencontre avec la responsable des opérations de HIE en Shetland, Rachel Hunter,
j'eus tout d'abord droit à un discours fort optimiste, inspiré des statistiques produites par le
cabinet d'études Ekos, et insistant sur le « potentiel de croissance significatif » du secteur des
industries créatives. Toutefois, ces propos furent rapidement tempérées par certaines
observations plus nuancées, à commencer par : « Creative industries is probably the least
developped sector in Shetland. It's an open book, the sky is the limit and we're very much
behind it. »203 La représentante de HIE évoqua ainsi une série de failles identifiées par son
organisation : une fragmentation importante du secteur et au sein des différentes filières, un
important « taux d'attrition » (sous-entendu que les entreprises créées périclitent rapidement,
tandis que leurs porteurs passent de projet en projet), le fait que les politiques publiques des
années précédentes auraient « engendré des accros aux subventions » : « Key business skills
just weren't developped and a lot of people are creative but have no business skills at all:
creative industries will need to be more savvy; that mentality really needs to be
developped. »204
Par un effet rhétorique un peu grossier, la responsable des opérations de HIE me fit part des
solutions proposées face à ces différents problèmes :
« We help the many micro-businesses with training, market research, finding funding, linking up and
networking, account management. We work with them to set up three-year growth plans, suggesting
actions that the business has to take. There are leadership management programs that we're trying
to get creative enterprises involved in. And we're getting textile industries to go abroad more. »205
Malgré cet impressionnant étalage de dispositifs et de leurs noms évocateurs, on peut douter
quelque peu de leur « efficacité » réelle. En effet, par-delà la charge symbolique de ces
programmes et leur propension à transformer les « mentalités » des travailleurs créatifs,
lorsqu'on creuse un tant soit peu la surface de ce discours, une certaine vacuité transparaît.
Interrogée sur les modalités de financement disponibles aux porteurs de projets d'entreprises
203 « Les industries créatives constituent probablement le secteur le moins développé en Shetland. C'est un livre
ouvert, le ciel est la limite et nous les soutenons pleinement. »
204 « Les compétences commerciales clef n'ont tout simplement pas été encouragées et beaucoup de gens sont créatifs
mais n'ont vraiment aucune compétence du point de vue des affaires : les industries créatives auront besoin de beaucoup
plus de jugeote ; cette mentalité a vraiment besoin d'être développée. »
205 « Nous aidons les nombreuses micro-entreprises avec des formations, des enquêtes de marché, dans leur recherche
de financements, en favorisant les interactions et le réseautage. Nous travaillons avec eux afin de mettre en place des
plans de croissance sur trois ans, en suggérant des actions que l'entreprise doit effectuer. Il existe aussi des programmes
de management de leadership auquel nous essayons d'associer les entreprises créatives. Et nous encourageons les
industries textiles à davantage se tourner vers l'étranger. »
99
créatives, hors des officines publiques, Rachel Hunter confessa qu'elle ne disposait d'aucune
information concernant le niveau ou les formes de soutien apportés par le secteur privé en
Shetland. De même, lorsque je lui demandai précisément dans quelle mesure les agences
bancaires présentes dans l'archipel avaient octroyé des crédits aux micro-entreprises
mentionnées, sa réponse fut cinglante : « I dunno ! »206 De même, reprenant une thématique
largement développée par Promote Shetland – la nécessité d'attirer depuis le mainland
britannique des « professionnels », voire des étudiants, spécialisés dans les secteurs des
industries créatives ou des énergies renouvelables – elle dut consentir que malgré les discours
optimistes il n'existait « pour l'heure, aucune stratégie cohérente ».
Éléments de conclusion
Quels éléments de conclusion provisoires ces quatre aperçus permettent-ils de tirer ? Il s'agissait de
considérer l'emprise, au sein des stratégies et discours d'acteurs et institutions publics shetlandais,
de la doctrine des industries créatives et plus particulièrement de son injonction centrale, à savoir
l'articulation systématique de la culture et de l'économie. Peut-être serait-il pertinent de distinguer à
ce point les deux niveaux évoqués jusqu'ici (pourtant tous deux constitutifs d'un nouveau tournant
de l'action publique).
D'une part, nous observons l'existence de stratégies effectives de soutien, de financement, de
promotion (à la fois en termes d'aide à la diffusion et au sens de sélection / écartement) donc in fine
d'outils de gestion (plus ou moins aboutis) en direction de ce conglomérat que constitueraient les
industries créatives shetlandaises – parmi lesquelles, il faut bien le reconnaître, la production
musicale et textile sont hissées aux premières loges. Celles-ci semblent s'appuyer en grande partie
sur des critères propres à l'action publique « classique » dans le champ culturel (correction des
échecs du marché, accès universel et égalité territoriale, démocratisation et émancipation sociale,
défense de la liberté d'expression, des minorités ou des particularismes locaux, etc.). D'autre part,
nous constatons de la part des acteurs institutionnels la récurrence de productions discursives
mettant en avant une figure de l'entrepreneur culturel largement fantasmée, voire projetée207, et dans
lesquelles la valorisation économique des pratiques culturelles tient désormais lieu de priorité
absolue et d'évidence.
La distinction que je suggère s'appuie précisément sur le fait que les différents cas évoqués
ci-dessus mettent en lumière de nombreuses contradictions, premièrement au sein même des
discours (qui restent toutefois largement imprégnés des principes du nouveau tournant de l'action
publique), mais surtout entre ces discours et les applications réelles des politiques publiques.
Considérons ainsi la critique récurrente du modèle de soutien et de financement public « antérieur »
– dont on peut légitimement se demander s'il est réellement révolu – et la mobilisation régulière du
206 « J'en sais rien ! »
207 Peut-être devrait-on parler d'une espèce de « contre-projection » de la part de ces différents salariés (voire rentiers)
du secteur public, qui dessinent à tour de rôle le portrait d'un travailleur créatif autonome, combatif et pleinement
conscient de ses devoirs à l'égard de la croissance de l'économie locale.
100
stéréotype de l'artiste bohème, coupé des réalités économiques. Les mêmes discours font pourtant
état (tout comme les données disponibles) de nombreux cas de soutien logistique ou financier à des
projets économiquement peu viables, de sélections basées sur des critères souvent aléatoires (et en
tout cas fort discutables du point de vue des critères de la doctrine des industries créatives). Ils
mettent en lumière l'absence d'une politique clairement définie autour de la question des cibles
émigratoires. Y transparaissent également un amateurisme certain, de nombreuses approximations
liées à l'usage d'indicateurs statistiques tronqués (voire inexistants), ainsi que l'absence de
concertation entre les différents organismes en charge de la définition de ces politiques ou de leur
« traduction » matérielle. À ce stade de la réflexion, je me contente de pointer l'apparente
contradiction entre une partie significative des actions concrètes déployées (voire feintes ?) par les
différentes institutions évoquées, et leurs principales productions idéologiques (dont il convient de
reconnaître bien sûr le caractère potentiellement performatif à plus long terme).
Il semble peu opportun, à ce point, de proposer une explication de l'apparente durabilité, en
Shetland, de nombreux aspects d'un modèle d'action publique pourtant quasi unanimement dénoncé
par ceux-là même qui sont censés définir les orientations stratégiques en la matière. De la même
façon, bien que de nombreux éléments des discours institutionnels paraissent étrangement
« importés » et relativement inadaptés aux particularités de la situation socio-économique locale
(dont il faut certes rappeler le caractère artificiel), sans doute est-il judicieux de surseoir à ces
questionnements. Afin de parvenir à une vue d'ensemble des industries culturelles et créatives
shetlandaises, et des politiques publiques s'y rapportant, il paraît indispensable de prendre en
considération certaines données recueillies à partir d'entretiens menés avec d'autres membres de la
communauté insulaire – à commencer par les travailleurs créatifs eux-mêmes.
La question vue par les travailleurs créatifs et d'autres acteurs sociaux
Le présent sous-chapitre a progressivement donné davantage la parole aux acteurs institutionnels. Il
me semble important de revenir vers les travailleurs des industries créatives (musiciens, artistes,
photographes, architectes, écrivains, journalistes, personnel technique et de médiation culturelle,
représentants d'associations) ainsi que vers d'autres acteurs interrogés, occupant des positions
significatives dans les champs économique, politique208 ou syndical. Les paragraphes qui suivent
résument leurs opinions et réactions face à quatre points soulevés dans le cadre de mes entretiens :
les principaux défis auxquels font face les industries culturelles et créatives en Shetland ;
l'importance des acteurs culturels dans l'économie et l'hypothèse d'une « classe créative »
émergente ; l'appréciation des politiques publiques existantes, de leur éventuelle évolution et des
logiques qui les sous-tendent ; le niveau de soutien et de financement apporté par le secteur privé
aux industries culturelles et créatives. Je livre d'abord ces résultats à partir d'une classification
regroupant les réponses communes ou proches et selon leur ordre de récurrence, avant d'examiner
dans quelle mesure ces perceptions complètent (ou réfutent) les données qualitatives et quantitatives
fournies jusqu'à présent.
208 Je précise qu'il ne s'agit pas de personnes exerçant des responsabilités politiques au sein des institutions locales
susmentionnées.
101
1. Les principaux défis et enjeux pour les industries culturelles et créatives en Shetland.
a. La position géographique : transports onéreux et isolement (cité 14 fois).
L'éloignement de l'archipel est ressenti comme l'un des défis les plus importants auquel font face les
travailleurs et entrepreneurs présents dans ces filières. Ceci transparaît dans l'évocation très
fréquente du niveau élevé des coûts de transport de personnes se rendant dans les îles (en tant que
partenaires commerciaux, publics ou consommateurs, notamment) ainsi que des coûts d'exportation
de certains biens. Cette situation particulière impliquerait en outre, d'après plusieurs personnes
interrogées, un manque de contacts avec le monde extérieur préjudiciable à la consolidation de ces
filières. Enfin, la position géographique et ses implications sur le plan climatique est également
ressentie comme un désavantage compétitif par plusieurs entrepreneurs ; le propriétaire d'un centre
de formation musicale et textile observe ainsi : « We’re competing in a world-wide market, for
clients who could go to the Maldives or Madagascar. »209
b. Le marché restreint (cité 11 fois).
La préoccupation de se trouver sur un marché trop limité rejoint le thème précédent, en ce sens que
pour la plupart des travailleurs et entrepreneurs interrogés leur production semble largement
cantonné au territoire de l'archipel, dont la faible population n'offrirait que des perspectives limitées
de développement. Le manque d'emplois pérennes et à temps complet est cruellement ressenti.
L'affirmation d'un graphiste travaillant à la fois en free-lance et en tant qu'employé de Shetland Arts
résume bien ce second défi : « Shetland's a small place and it's difficult getting and maintaining
clients : there's a limited demand in graphic and web design. »210
c. Une fuite de travailleurs créatifs vers les régions centrales (cité 9 fois).
Choix ou obligation, le passage par le mainland britannique (voire l'étranger) s'avère être un
phénomène fort répandu pour de nombreux travailleurs créatifs shetlandais. Parmi les personnes
interrogées nées en Shetland, la majorité a connu des périodes d'exil plus ou moins volontaire en lien
avec leurs activités de production culturelle et rapportent des exemples variés de confrères vivant
aujourd'hui hors des îles. C'est ce que soulignent deux personnes actives, respectivement, dans la
formation et la production musicale : « For a musician, living on the islands is not an option when
you become professional. »211 ; « We export musicians rather than import them. »212. Pour d'autres
travailleurs créatifs, tout l'enjeu serait de parvenir à « s'évader » hors de Shetland, tandis qu'un
journaliste du Shetland Times évoque spontanément « l'ennui au travail » comme principale raison de
cette volonté de quitter l'archipel.
d. Des manques de compétences et des faiblesses face à la concurrence de régions centrales
209 « Nous sommes face à la concurrence d'un marché mondial, à la recherche de clients qui pourraient aller aux
Maldives ou à Madagascar. »
210 « Shetland est un endroit petit et il y est difficile de trouver et de maintenir une clientèle : il y a une demande
limitée dans le graphisme et le web design. »
211 « Pour un musicien, ce n'est pas une option de vivre dans les îles quand vous devenez professionnel. »
212 « Nous exportons des musiciens, plutôt que d'en importer. »
102
(cité 8 fois).
Ce point, tout comme le précédent, met en relief la question des lacunes en matière de formation
(universitaire ou professionnelle), source de compétences manquantes ; l'exil de travailleurs créatifs
et le marché limité n'ayant vraisemblablement pas permis l'émergence d'entreprises spécialisées dans
des filières telles que l'architecture, le design ou la communication visuelle. Inversement, d'après
certaines personnes interrogées, si certaines de ces compétences peuvent exister en Shetland, les
importants marchés publics seraient très souvent remportés par des entreprises du mainland écossais
ou britannique. Pour plusieurs nouveaux arrivants, la qualité des biens créatifs produits en Shetland
serait par ailleurs inégale, reflétant là encore des compétences manquantes et rendant d'autant plus
difficile la compétition sur des marchés plus larges.
e. Le manque d'intégration sociale des travailleurs créatifs (cité 6 fois).
Pour une minorité encore relativement significative des acteurs interrogés, les personnes travaillant
au sein de filières créatives souffriraient de stigmatisations de la part d'un segment important de la
population. Ce manque de reconnaissance serait d'autant plus exacerbé en direction de personnes
nées en Shetland, tandis que les nouveaux arrivants seraient davantage « pris au sérieux ». D'après
l'un des répondants, ces représentations néfastes seraient le fait d'une société majoritairement
masculine dans laquelle les activités de production culturelle ne sauraient constituer la principale
source de revenus.
f. Le manque de financements privés (cité 4 fois).
L'ultime thématique commune repérée, dans les réponses apportées spontanément à cette question,
est la difficulté de trouver des financements privés pour les activités de création et de production.
Cette préoccupation concerne notamment les artistes plasticiens et photographes et s'ajoute donc aux
opportunités commerciales limitées en raison de la taille du marché local.
2. Le rôle des acteurs culturels ou créatifs dans l'économie locale et les réactions face à l'hypothèse
d'une « classe créative » émergente
Quatre groupes semblent se dégager des entretiens et observations. Je fournis – à titre indicatif
– une estimation du pourcentage de mon échantillon ayant apporté des réponses pouvant être
incluses dans chaque catégorie.
a. Les adeptes (environ 20 %).
Pour ces acteurs, Shetland est clairement représenté comme un « territoire créatif » dans lequel les
travailleurs et entrepreneurs culturels ont un rôle important à jouer sur le plan économique mais
également en vue de transformations sociales. Certains interviewés vont jusqu'à parler d'un espace
« qui attire les aventuriers et les explorateurs ». Soulignons que ce groupe est d'ailleurs
majoritairement composé d' « immigrés » récents). A titre d'exemple, un entrepreneur évoque sa
propre expérience : « I'd say it's really quite tolerant and open-minded : when we started – two gay
men doing story-telling, music, craft and weaving workshops on the island of Yell – we never had
103
any problems at all integrating the local community. »213 Un producteur free-lance dans le domaine
de l'artisanat et du textile offre une seconde illustration de cette position : « I bring in money to the
local economy from my activity and from outer funding schemes; providing economic input is
central to what I do. »214 Même si la notion de « classe créative » est peu reprise dans les discours de
ces acteurs (en général par omission soit du premier soit du second terme), on retrouve ici assez bien
les ingrédients de base de la notion développée par Richard Florida. Le terme d'industrie(s)
créative(s) paraît pleinement assumée en ce sens que les acteurs en question mettent en avant leurs
projets de valorisation économique, en signalant par exemple l'importance des droits de propriété
intellectuelle pour leurs propres stratégies (autre terme fréquemment employé).
b. Les modérés (environ 20 %).
Pour ce groupe (également composé d'une majorité de nouveaux arrivants), l'archipel apparaît
comme un espace où une « classe créative » pourrait potentiellement se développer, notamment du
fait de l' « ouverture d'esprit » de la population locale. Ces interviewés insistent sur les évolutions qui
seraient en cours depuis cinq ou dix ans ; les maîtres mots sont « increasing » ou « growing »215. Les
institutions comme Shetland Arts et le Shetland College sont perçus comme jouant à cet égard un
rôle phare, non pas tant à cause du soutien logistique ou financier qu'ils apportent, mais plus
prosaïquement parce que les personnes que ces institutions emploient (à temps-plein ou non)
constitueraient précisément une sorte de noyau dur ou d'avant-garde de cette « classe ». Certains de
ces salariés peuvent être inclus dans ce groupe, à l'image d'une peintre qui déclare que les industries
créatives apporteraient des revenus significatifs à l'économie locale « mais sans que les gens ne s'en
aperçoivent ». De même, d'après un graphiste également salarié à temps partiel de Shetland Arts, cet
apport économique reste certes encore assez limité, mais pourrait croître de façon significative dans
les prochaines années. À ce titre, l'ouverture imminente de Mareel est perçue comme un catalyseur
potentiel pour le développement des industries créatives locales.
c. Les sceptiques (environ 35 %).
Les acteurs que je classe dans cette troisième catégorie constituent le groupe le plus important,
numériquement, mais c'est aussi autour de cette position profondément dubitative que se regroupent
la plupart des acteurs syndicaux, économiques et politiques interrogés. Pour ce groupe les travailleurs
créatifs seraient soit insuffisamment conscients du rôle économique qu'ils pourraient éventuellement
jouer, soit insuffisamment nombreux – voire constitueraient plutôt un poids pour l'économie locale.
Ainsi, un photographe ayant fait le choix, depuis une dizaine d'années, de se spécialiser dans le
champ publicitaire, affirme-t-il : « the creative industries need money more than they produce money
for the local economy, and most cultural production still remains a secondary activity: it’s just
there. »216 La notion de « classe créative » laisse ces acteurs indifférents, pour diverses raisons. D'une
213 « Je dirais que c'est vraiment assez tolérant et ouvert d'esprit : lorsque nous avons commencé – deux hommes gays
organisant des ateliers de contes, de musique, d'artisanat et de tissage sur l'île de Yell – nous n'avons jamais eu de
problème pour intégrer la communauté locale. »
214 « J'apporte de l'argent à l'économie locale à travers mon activité et par le biais de programmes de financement
externes ; apporter une contribution économique est au cœur de ce que je fais. »
215 « En augmentation ».
216 « Les industries créatives ont davantage besoin d'argent qu'elles n'en produisent pour l'économie locale, et la plupart
104
part cette notion leur paraît peu adaptée sur le plan économique, dans la mesure où ils observent des
producteurs culturels exerçant des activités bénévoles et par ailleurs souvent salariés pour un ou
plusieurs emplois tout à fait distincts des industries créatives. D'autre part, ils perçoivent non pas une
classe mais « more and more creative workers (…) just trying to make money for themselves, not a
conscious group. »217 Enfin, les soubassements éthico-comportementales de la vision de Florida sont
remises en question par certains acteurs interrogés, qui mettent avant la persistance sur le territoire d'
« old-fashioned social attitudes »218 incompatibles avec le développement d'une solide « classe
créative » (intolérance sous la forme d'homophobie ou de racisme, par exemple).
d. Les hérétiques (environ 25 %).
Un dernier groupe paraît se dessiner autour de personnes qui nient pleinement le rôle économique de
producteurs culturels ou créatifs, soit par refus idéologique de cette assimilation, soit parce qu'elles
considèrent que Shetland souffre de particularités qui font qu'intrinsèquement « culture and
entrepreneurship don’t mix well here »219. Un musicien ayant précédemment été élu au SIC analyse
ainsi cet antagonisme : « Unlike fishing and crofting, there's no true dynamic, nor professional
association or representative body. There's a real lack of entrepreneurial spirit among creators, and
beyond. And there are a lot of people, including part-time creative workers and producers, on
well-paid council jobs : why set up a business when you’re on 40000£ per annum? »220 Cette
catégorie se distingue également par des affirmations mettant l'accent sur la vacuité de la notion de
« classe créative » : « Nobody makes a living from writing, very few from music. I suppose some do
make a living from knitware… If it’s about making a living, it’s going to be a very small
“class”! »221. De même, ces mécréants renvoient vers les changements intervenues avec le
développement de l'industrie des hydrocarbures à partir des années 1970 et 1980, en soulignant qu'il
s'agissait là, pour le coup, d'un phénomène social et économique d'une toute autre ampleur.
3. La perception des politiques culturelles, de leurs évolutions et des logiques qui les sous-tendent
S'agissant de ce troisième point, quatre catégories distinctes émergent à partir des entretiens
menés. Il ne paraît toutefois pas pertinent d'en proposer une quelconque hiérarchisation étant
donné que certains acteurs interrogés ont pu exprimer des opinions se rapportant tantôt à l'une,
tantôt à l'autre, au cours des mêmes interviews.
a. La reconnaissance des bienfaits de l'action publique
de la production culturelle reste une activité secondaure : c'est juste là. »
217 « Davantage de travailleurs créatifs qui essaient simplement de se faire un peu d'argent, et pas un groupe
conscient ».
218 « Attitudes sociales démodées ».
219 « La culture et l'entrepreneuriat ne se mélangent pas bien ici. »
220 « Contrairement à la pêche et à l’agriculture, il n'y a pas de véritable dynamique, pas d'association professionnelle
ou d'organisme représentatif. Il y a un vrai manque d'esprit d'entreprise parmi les créateurs, et au-delà. Et il y a
beaucoup de gens, y compris des travailleurs et des producteurs créatifs, qui ont des emplois publics bien payés :
pourquoi se lancer dans une entreprise lorsque vous touchez 40000£ par an ? »
221 « Personne ne gagne sa vie grâce à l'écriture, très peu grâce à la musique. Je suppose que quelques-uns arrivent à
gagner leur vie grâce au tricot. Si la question, c'est comment on assure sa subsistance, ça va être une très petite
“classe” ! »
105
Comme en attestent de nombreux extraits d'entretiens reproduits ci-avant, un consensus assez large
se dégage parmi les acteurs des industries culturelles et créatives shetlandaises pour reconnaître
l'importance du soutien financier et logistique apporté par les diverses institutions et agences
publiques locales. Cette perception semble partagée par des acteurs fort divers, allant de travailleurs
créatifs bénévoles, indépendants ou salariés, aux entrepreneurs, en passant par les formateurs et
autres médiateurs rencontrés. Sont ainsi soulignés : le niveau significatif d'aides reçues, le ciblage
bien ajusté des formes de soutien aux différents besoins des acteurs, la satisfaction d'observer des
résultats concrets de programmes de soutien (notamment en matière d'enseignement musical).
Comme le résume un entrepreneur interrogé, « Although the question of public expenditure in
Shetland has been tainted by recent cuts, money is still reaching creators and it is a good use of
public money. »222
b. Des incompréhensions, des critiques plus ciblées
Mes enquêtes ont toutefois révélé trois principales failles dans cet apparent consensus, d'autant plus
que l'appréciation globalement positive du niveau de soutien public est souvent formulée au regard
d'une expérience accumulée au cours des dix, voire des vingt ou trente années précédentes.
Le premier objet de mécontentement et d'incompréhension a trait aux réductions de financement dans
le domaine des cours extra-scolaires de musique et de tricot ; je n'approfondirai pas ce point, déjà
évoqué à plusieurs reprises.
Le second part de l'augmentation de 20%, par Shetland Arts, du tarif des stands d'exposition à
l'Isleborough Fair223 à partir de 2009. Ce point peut certes sembler anecdotique mais il revient à
plusieurs reprises dans les entretiens comme la marque d'une injustice ayant durement frappé de
petits producteurs de la filière du textile – et a fortiori comme le symbole d'une stigmatisation dont
pâtiraient certains artisans farouchement organisés en dehors des circuits institutionnels (Shetland
Arts, Shetland Amenity Trust). Un nombre significatif de personnes interviewées ont signalé des cas
similaires de refus d'aides supposément liés à leur « non-affiliation avec les pouvoirs existants »
(sous-entendu les trusts et le SIC). Un journaliste du Shetland Times soulignait pour sa part qu'il
existe une minorité de travailleurs créatifs qui refuse toute collaboration avec Shetland Arts et son
système de billetterie « Shetland Box Office », à commencer par les organisateurs du prestigieux
Shetland Folk Festival. Au cours d'un entretien avec un responsable de Shetland Arts, lui-même
peintre, j'ai relevé le lapsus suivant, vite corrigé : « the minority of people we work with get a lot of
support. »224 Il m'est impossible d'interroger plus avant cette question sur la base des données dont je
dispose, mais cette seconde faille dans le consensus général autour des politiques culturelles renvoie
clairement vers l'hypothèse de pratiques de favoritisme, voire de clientélisme.
La troisième a trait a des questions qui ont été soulignés à maintes reprises dans les discours d'acteurs
institutionnels et qui sont repris par certains travailleurs et entrepreneurs interviewés, notamment
dans le domaine de la musique et du textile : le haut niveau de dépenses publiques aurait constitué un
frein à l'initiative privée. Ainsi, d'après un médiateur culturel (pourtant de son propre aveu
222 « Bien que la question des dépenses publiques en Shetland ait été récemment empoisonné par les réductions
récentes, l'argent arrive encore aux créateurs et c'est un bon usage d'argent public. »
223 L'Isleborough Fair est une foire artisanale annuelle organisée à Lerwick dans le centre cultuel du même nom.
224 « La minorité des gens avec laquelle nous travaillons obtient beaucoup de soutien. »
106
bénéficiaire de ces aides au cours de la période évoquée), « the real problem is that the money spent
in the 1980s and 1990s wasn’t used to set up sustainable infrastructures for the creative industries;
there was no strategic plan. »225 Ou comme le résume un acteur syndical : « Perhaps those schemes
just provided drip-feeding into the youth. »226
c. L'absence de logique de l'action publique
Cette troisième forme de perception a déjà été évoquée dans le sous-chapitre précédent. Étant donné
qu'elle est effectivement formulée – plus ou moins explicitement – au sein même des agences et
institutions ayant en charge les diverses facettes des politiques culturelles shetlandaises, on ne peut
guère s'étonner que la critique s'exprime parmi les premiers intéressés (et encore moins parmi les
commentateurs politiques, qui peuvent ainsi témoigner leur opposition à la direction du SIC). Cette
vision peut être résumée par l'idée assez caricaturale qui suit : les mêmes décideurs politiques qui ont
puisé dans les réserves et engagé, au cours des années 1980 et 1990, des « dépenses somptueuses »
dans les équipements de loisirs et en direction des jeunes, la promotion du patrimoine (avec le
Shetland Museum and Archives) et bien d'autres actions relevant plutôt de la politique industrielle, se
sont soudainement mis à limiter les budgets en 2007/2008, puis ont freiné des quatre fers à partir de
2010, en se faisant alors champions de la chasse au gaspillage. Il est donc frappant que, d'après ces
différents témoignages, le gouvernement local, à savoir l'exécutif formé de conseillers élus au SIC,
est identifié comme l'unique responsable de la politique culturelle. Un nombre significatif d'acteurs
culturels et créatifs interrogés ont à ce titre rappelé leur attachement historique, pour certains, aux
différentes versions du projet d'équipement culturel qui se sont finalement concrétisées sous la forme
de Mareel en 2012. Nous observerons dans le prochain chapitre le manque de soutien dont ce projet a
bénéficié à partir de 2008 de la part du SIC L'absence de défense du projet Mareel et les restrictions
budgétaires en matière d'enseignement extra-scolaire constituent ici les principaux points de mire,
mais il est intéressant de considérer les principales explications que les acteurs créatifs ont donné à ce
qu'ils perçoivent comme une l' « irrationalité » de l'exécutif local en matière de politique culturelle.
Premièrement, celle-ci serait véritablement le fruit d'une absence de prise en considération des enjeux
et des besoins propres aux filières des industries créatives, soit par manque d'intérêt et d'intelligence,
soit parce que les conseillers seraient tout simplement « trop âgés » pour saisir cette question. Une
seconde interprétation de ce manque de direction tient aux échéances électorales. Les élections
locales devant avoir lieu l'année qui suivit ma mission de recherche, certaines personnes interrogées
suggéraient que les apparents atermoiements des décideurs politiques face aux industries culturelles
et créatives étaient avant tout à comprendre comme une posture visant à amadouer la frange
« anti-arts » de l'électorat, et que la logique de soutien public à la culture et aux filières créatives ne
serait pas fondamentalement remise en cause. Enfin, une troisième explication défendait l'hypothèse
d'une brusque adaptation locale à la politique nationale d'austérité menée depuis l'arrivée au pouvoir,
à Westminster, de la coalition libérale-conservatrice en mai 2010.
Enfin, seuls deux acteurs des industries créatives interrogés ont pointé la séparation complexe de
225 « Le vrai problème c'est que l'argent dépensé dans les années 1980 et 1990 n'a pas servi à mettre en place des
infrastructures durables pour les industries créatives ; il n'y avait pas de plan stratégique. »
226 « Peut-être que ces programmes n'ont servi qu'à maintenir la jeunesse sous perfusion. »
107
pouvoirs entre le SIC, le Shetland Charitable Trust, le Shetland Amenity Trust, Shetland Arts (sans
compter les institutions et agences annexes) – en soulignant que cet enchevêtrement de
responsabilités pouvait être partiellement la cause de l'apparent manque de rationale. Au sein même
de Shetland Arts la situation ne devait pas toujours être simple, expliqua un journaliste interrogé,
étant donné que cette organisation « has had to do the job of both public arts agency and private
promoters ».227 Un musicien amateur déclara, quant à lui : « Shetland Arts used to “do things” more;
they've gone sort of ethereal. »228
d. L'affirmation d'une nouvelle logique
Si certains ont évoqué l'hypothèse d'une confusion, d'un brouillage des politiques locales du fait de
leur alignement sur l'agenda austéritaire depuis 2010, d'autres travailleurs créatifs et acteurs
politiques et syndicaux placent cette évolution dans un cadre plus général, celui d'une nouvelle
logique venant remplacer celle qui présidait à l'action publique dans les années 1980 et 1990. Un
promoteur local ayant quitté plusieurs années avant des responsabilités importantes au sein de
Shetland Arts résume bien cette position : « We are now on the verge of a major change of Shetland's
– and Scotland's – creative industry policies, and I saw this coming. »229. L'organisateur d'un festival
de « musique alternative » en fournit un exemple : « To get our grant [for Vunkfest, from the Shetland
Amenity Trust] we now need to argue that it will have a positive economic effect for the
community. »230 Un producteur de vidéo renchérit, évoquant notamment le travail de Shetland Arts :
« The new rationale is all about providing an infrastructure that will generate private initiatives »231.
Pour cette quatrième forme de perception des politiques publiques, l'époque est révolue où il était
« relativement facile d'obtenir de l'argent. » Les dépenses en direction des industries créatives
pourront être associées à un gaspillage pur et simple si les travailleurs et entrepreneurs culturels ne
peuvent apporter le preuve de la contribution positive qu'ils apportent à la croissance des îles – ce que
souligne un important acteur politique local, en affirmant de manière péremptoire : « Wastes will no
longer be tolerated by the public or by the council »232.
4. Quels soutiens et apports du secteur privé en direction des travailleurs créatifs et porteurs de
projets culturels ?
Il est intéressant de constater que pour ce dernier point, nous retrouvons une catégorisation
proche de celle que l'on peut établir s'agissant du second. Je ne me risquerai toutefois pas à une
quelconque quantification ici (car seulement une dizaine de personnes ont répondu à cette
question) et me contenterai de laisser parler les acteurs en reproduisant les extraits significatifs
de ces entretiens.
227 « Doit faire le travail à la fois d'une agence publique de développement des arts et d'un promoteur privé. »
228 « Shetland Arts “faisait” davantage de choses autrefois ; maintenant ils sont devenus un peu éthérés. »
229 « Nous sommes désormais à l'orée d'importants changements dans les politiques des industries créatives en
Shetland – et en Écosse – et je l'ai vu venir. »
230 « Pour recevoir notre bourse [pour Vunkfest, de la part du Shetland Amenity Trust] nous devons maintenant
démontrer qu'il aura un impact économique positif pour la communauté. »
231 « La nouvelle logique est entièrement tournée vers la fourniture d'infrastructure qui générera des initiatives
privées. »
232 « Les gaspillages ne seront plus tolérés, ni par le public, ni par le conseil. »
108
1. Les adeptes
« Private funding is starting to play an important role, but this also means that we have to work
harder if we want to avoid the need for subsidy. At the very least this entails creative ventures making
a better “business case”, showing that they’re directed at making more of a financial return. »233
(Entrepreneur, filière audiovisuelle).
2. Les modérés
« We’re not quite there yet but we’re going that way. We have physical evidence of it. »234
(Entrepreneur, centre de formation culturelle).
« I haven't tried sponsorship yet but I'm considering it. »235 (Artiste plasticienne, employée du
secteur public).
3. Les sceptiques
« There are a lot less private collectors investing in the arts than in England, and (…) there's not
enough sponsorship either. »236 (Photographe, employé du secteur public).
« As a web designer I've been approached by a few businesses but in general, people don’t
understand the importance of graphic design for businesses. »237 (Graphiste, employé du secteur
public)
« There's a lot of sponsorship in sport, far less for “yun daft stuff”. »238 (Élu d'opposition du SIC).
« There's a lot less private input into the creative industries than for sports, although I did get a large
private sponsorship for some of my own work – but that remains pretty unusual. »239 (Peintre,
employé du secteur public).
4. Les hérétiques
« Basically, the media is self sufficient, economically speaking, whereas creative activities – music,
writing, art – just cannot survive without public grants. »240 (Journaliste).
Conclusions
233 « Le financement privé commence à jouer un rôle important, mais ceci nous oblige à travailler plus dur si on veut
éviter le besoin de la subvention. A minima cela implique que les entreprises créatives produisent un meilleur
argumentaire en direction des partenaires commerciaux, en leur montrant qu'elles sont dirigées vers un retour sur
investissement. »
234 « On y est pas tout à fait, mais on va dans cette direction. On en a des preuves tangibles. »
235 « Je n'ai pas encore essayé de démarcher d'éventuels sponsors, mais j'y réfléchis. »
236 « Il y a beaucoup moins de collectionneurs privés qui investissent dans les arts qu'en Angleterre, et il n'y a pas assez
de sponsoring non plus. »
237« En tant que graphiste web, j'ai été approché par quelques entreprises, mais en général les gens ne comprennent
pas l'importance du design graphique pour les entreprises. »
238 « Il y a beaucoup de sponsoring dans le sport, beaucoup moins pour “tous ces trucs de farfelus”. »
239 « Il y a beaucoup moins d'apports du secteur privé pour les industries créatives que pour les sports, même si j'ai
obtenu un financement important par le biais d'un sponsor pour certains de mes travaux – mais ça reste rare. »
240 « En résumé, les médias sont auto-suffisants, économiquement, tandis que les activités créatives – la musique,
l'écriture, les arts – ne peuvent tout simplement pas survivre sans bourses publiques. »
109
Cet aperçu des principales représentations relevées hors du cénacle des institutions publiques
supposément en charge de la gestion des industries créatives nous renseigne à quatre égards.
Premièrement, il apparaît que les considérations liées à la position géographique et au rapport
centre/périphérie, dont s'estiment pâtir les travailleurs créatifs et culturels, constituent de loin la
première source de préoccupation pour ces acteurs. Cet enseignement n'est guère étonnant, mais il
indique un premier niveau de décalage avec certains discours institutionnels, pour lesquels les
réseaux et outils de communication numérique auraient triomphé de cet inconvénient séculier.
Deuxièmement, les données recueillies au travers de ces entretiens semblent confirmer l'apport
économique assez faible de ces filières pour l'ensemble de l'économie – même si elles ne nous
renseignent pas davantage que les statistiques « officielles » sur la répartition de ces revenus entre
les acteurs du secteur. La majorité de interviewés demeure peu convaincue par l'hypothèse selon
laquelle une « classe créative » serait en passe d'émerger en Shetland, forte de son poids dans
l'économie locale. Au contraire, le caractère fragmentaire des industries créatives locales (et des
différentes filières qui la composeraient) est mis en avant, tandis que la notion de « classe » paraît
globalement rejetée. Sur ce second point, on peut également considérer que les acteurs culturels et
créatifs sont considérablement moins adeptes des thèses de l'économie créative et de
l'entrepreneuriat culturel que les représentants des agences et institutions susmentionnés.
Troisièmement, s'agissant précisément des stratégies mises en place par ces dernières, on rencontre
des perceptions diverses. Celles-ci vont d'une apologie de l'action publique (mais comprise
généralement comme l'ensemble de soutiens logistiques et financiers « classiques » et donc non
basés sur des critères d'efficacité économique) à une critique de son caractère fluctuant, illisible et
dépourvue de vision, en passant par des dénonciations (plus rares) de son impartialité, pouvant
potentiellement dériver vers des formes de clientélisme.
Quatrièmement, contrairement aux acteurs institutionnels interrogés, seuls une minorité d'acteurs
semble franchement « convertie » à la doctrine de l'entrepreneuriat culturel. Même pour celles et
ceux qui y adhèrent, les conditions de cette transition ne leur semblent pas réunis, notamment du
point de vue de la situation des industries créatives locales, et encore moins par rapport aux soutiens
financiers disponibles de la part d'autres acteurs industriels privés.
110
3. Un projet emblématique, le « creative industries hub » Mareel.
Cette étape de présentation des résultats de l'enquête serait incomplète sans une vue plus
approfondie de ce qui a souvent été présenté comme la « pièce maîtresse » des politiques publiques
en direction des industries culturelles et créatives, Mareel. Comme je l'ai déjà signalé, ce projet
d'équipement culturel a évolué de manière significative au cours des quinze ou vingt dernières
années. Ces fluctuations sont allées de pair avec des niveaux variables de soutien de la part des
différents organismes et décideurs politiques locaux. J'évoquerai ces aspects factuels et historiques
du projet dans un premier temps, avant de livrer un bref aperçu du projet tel que le définissaient ses
principaux défenseurs, à l'été 2011.
Il est par ailleurs notable que Mareel ait été au centre de l'une des polémiques les plus virulentes
ayant marqué l'espace public shetlandais au cours de la période récente, égalée uniquement par les
controverses entourant le projet de parc éolien de Viking Energy (qui continue de diviser la
communauté insulaire à l'heure où j'écris ces lignes). Je rappelle que durant les cinq mois où j'étais
présent en Shetland, Mareel n'avait pas encore ouvert ses portes et que les données dont je dispose
ne peuvent donc offrir qu'un aperçu de discours et représentations anticipant son existence et son
fonctionnement, et non des indicateurs de ses usages effectifs ou de ses éventuels impacts sur les
industries créatives locales. J'aborderai dans un troisième temps cette question des perceptions et
des luttes symboliques qui l'ont entouré.
Un lent mûrissement, semé d'obstacles
Mareel est un terme de dialecte shetlandais désignant la phosphorescence de l'océan qu'on peut
observer au large de l'archipel, en pleine mer, à la fin de l'été et qui est vraisemblablement due à la
présence d'animalcules luminescents dans les eaux. Phénomène longtemps entouré de mystère, à
l'image des aurores boréales ou du « rayon vert », il désigne curieusement plutôt bien cet objet
mouvant et insaisissable que fut pendant de longues années l'idée d'un arts centre à Lerwick. On
trouve en effet trace d'un tel projet dès les années 1980, lorsque l'architecte Richard Gibson plaidait
en faveur d'un équipement culturel tourné à la fois vers l'exposition, la diffusion artistique, et la
formation aux arts appliqués et notamment aux métiers du design.
Jusqu'en 1989 la question d'une salle de cinéma ne se posait pas de façon impérieuse, du fait de
l'existence du North Star – lieu désormais quelque peu mythifié dans les discours de nombreux
acteurs rencontrés, mais dont l'inconfort, la médiocrité du matériel de projection et les limites en
matière de programmation, ont sans contribué à l'essor du marché local de magnétoscopes241. Le
North Star rejoignit alors, pour quelques années, la liste de salles de concert improvisés (et de
241 Entre 1989 et 2012 l'archipel fut en effet dépourvu d'un équipement dédié à la projection de films. Des séances de
cinéma étaient toutefois programmées dans certaines lieux tels que le Garrison Theater (où Shetland Arts proposait une
programmation régulière) et le North Atlantic Fisheries College à Scalloway (où furent organisées les séances du
Shetland Film Club avant l'ouverture de Mareel).
111
qualité acoustique sommaire) que comptait Shetland : le Garrison Theatre (salle de 280 places
constuite au début du XXème siècle pour des performances dramatiques), les salles du Royal
Scottish Legion à Lerwick, du Brae Hotel au nord de Mainland, des différentes community halls
construites à travers les îles dans les années 1960 et 1970, sans compter la grande salle du Clikimin
Leisure Complex, érigé au cours de la décennie suivante, qui peut certes contenir plus de 1200
spectateurs mais avec une qualité acoustique également déconcertante. Tels étaient en tout cas
quelques-uns des arguments mis en avant par les défenseurs d'un premier projet officiel de nouveau
centre culturel, formulé par le Shetland Arts Trust au milieu des années 1990. Celui-ci devait
regrouper une salle de concerts acoustiquement irréprochable, d'une capacité d'environ 1000
personnes debout (ou moitié moins en places assises), ainsi qu'un lieu d'exposition artistique – le
tout étant conçu à partir d'une optique de service public dans laquelle l'équipement n'aurait pour
ainsi dire pas à générer de revenus propres. Ce projet fut toutefois suspendu du fait de l'intégration –
partielle – de ses composantes au sein de l'équipement que forme aujourd'hui le Shetland Museum
& Archives, construit entre 2004 et 2007. Celui-ci inclut en effet un auditorium (aux qualités
sonores correctes mais disposant seulement de quelques centaines de places) et une galerie
d'exposition (dépourvue de lumière naturelle). Une seconde version du projet de centre culturel,
pilotée plus étroitement par des membres de la branche exécutive du SIC, conservait l'élément de la
salle de concerts, flanqué de deux nouveaux attributs : un bowling avec un espace bar et un cinéma.
Bien que le Shetland Arts Trust se fût mollement rangé à cette version, en plaidant par ailleurs pour
un véritable lieu de création et d'exposition artistique, c'est cette fois-ci la pression d'une association
ad hoc de propriétaires de débits de boisson qui eut raison du projet, qui fut écarté par une majorité
d'élus du SIC en 1999.
Commence alors la dernière phase de mûrissement de ce qui deviendra, plus de dix ans après,
Mareel. En 2004, le SIC accorda en effet son consentement de principe, à hauteur de 4,62M£, pour
un nouveau projet d'un coût de construction total de 7M£, incluant une salle de cinéma et une salle
de concerts. Au cours des deux années suivantes, le financement du Scottish Arts Council fut
également assuré, tandis que Gwilym Gibbons arrivait à la tête du maintenant dénommé Shetland
Arts. Nous avons pu observer plus haut que son recrutement était, d'après lui, en partie dû à sa
volonté de transformer l'agence de développement des arts en « entreprise sociale », ce qui a
précisément impliqué un changement d'orientation quant aux bases du projet de centre culturel tant
attendu par son organisation.
En effet, avant même son arrivée à la tête de celle-ci, Gwilym Gibbons avoue avoir dessiné les
contours d'un nouveau modèle, dont le fonctionnement serait intégralement indépendant du SIC sur
le plan financier, et dans lequel le subventionnement d'activités peu ou non rentables (expositions,
certains spectacles et activités de formation) serait de facto assuré par des activités lucratives
(principalement les recettes du bar et des projections de films « grand public »). C'est sur la base de
ce projet que les conseillers du SIC ont voté l'accord d'un permis de construire, en avril 2008,
Shetland Arts ayant préalablement constitué un budget de construction et produit ses premières
estimations concernant le fonctionnement de la structure. Il convient de distinguer ces deux niveaux
de prévision budgétaire, car si la construction de l'infrastructure devait clairement être financée à
112
partir de budgets publics (principalement de la part du SIC, mais aussi du fonds de développement
régional européen, de la Lottery Fund du Scottish Arts Council et de Highlands and Islands
Enterprise), ceci ne devait pas être le cas, s'agissant du fonctionnement de l'équipement. À cette
date, l'estimation du coût total de la construction du centre avait atteint 9,3M£, notamment du fait
de l'extension de son périmètre (seconde salle de cinéma, espace de formation audiovisuelle et
numérique).
Cette hausse servit de prétexte à une minorité d'élus du SIC pour proposer, en mai 2008, un
réexamen complet du projet. Un vote du conseil approuva cette proposition. Dans les semaines qui
ont suivi, l'existence de Mareel ne tenait donc plus qu'à un fil – jusqu'à ce que le SIC se réunisse à
nouveau, courant juin 2008, pour s'exprimer définitivement sur la question. Lors de cette seconde
consultation, la minorité hostile au projet avait sensiblement crû, et le résultat du vote fut à ce point
serré que le covenor (l'élu en charge de l’exécutif) du SIC s'estima obligé de prendre part au vote
afin de « départager » les deux camps, et en l’occurrence donner son voix au camp favorable à
Mareel.
Ce scrutin est resté gravé dans le souvenir des adversaires car – comme je l'appris au cours de
différents entretiens – la date à laquelle le vote avait été initialement prévu fut subitement avancée,
alors que deux conseillers fermement opposés au projet se trouvaient en déplacement hors des îles.
Les raisons pour lesquelles une majorité potentielle des vingt-deux élus s'apprêtait à faire
« dérailler » Mareel sont diverses. D'après les informations recueillies dans le cadre d'entretiens et
d'observations, elles vont d'une hostilité assumée aux dépenses en faveur des arts et de la culture, à
la crainte que les prévisions budgétaires (déjà révisées à plusieurs reprises s'agissant du coût de la
construction) soient également erronées du point de vue des recettes et des frais de fonctionnement,
occasionnant ainsi l'insolvabilité du projet, avec des effets contre-productifs pour le soutien de la
culture en général. D'autres élus s'y opposaient car se faisaient alors sentir les premières mesures de
réduction des budgets alloués aux écoles ; « comment justifier une dépense de dix millions de livres
à Lerwick quand des classes sont sur le point de fermer sur Unst ou les Out Skerries ? », peut-on
lire dans les colonnes du Shetland Times. Enfin, l'influence pernicieuse de « lobbies » des
propriétaires de débits de boissons et du discothèque Posers, ou des « anti-Shetland Arts » a parfois
été suggéré.
Malgré ces contretemps, le projet se poursuivit et la construction débuta en mai 2009. Comme nous
le verrons, l'opposition au projet ne cessa pas pour autant. Elle sembla même se faire plus virulente,
à mesure que le chantier rencontrait différents obstacles logistiques (faillite d'une société prestataire,
problèmes d'humidité liés à la localisation à flanc de quai, conditions climatiques extrêmes) et que
Shetland Arts se voyait dans l'obligation de reporter indéfiniment l'ouverture. Ces critiques ont
évidemment resurgi lorsque furent annoncées des dépenses supplémentaires qui ont, in fine, porté le
projet à un coût total de 13,5M£, ainsi que l'obligation, dès la première année, de recourir à des
subventions de fonctionnement, de la part du Shetland Charitable Trust, à hauteur de plusieurs
centaines de milliers de livres.
113
Les espoirs placés en Mareel
Lorsque je visitai le chantier de Mareel au printemps 2011, accompagné par un salarié de Shetland
Arts en charge des « tours guidés », il me fallut déployer des efforts considérables d'imagination
pour entrevoir comment, de cet amas de béton, de câbles et de verre, allait prochainement surgir une
« plaque tournante des industries créatives »242. La toiture du bâtiment était vraisemblablement
étanche depuis moins d'une semaine ; l'impression d'humidité était aggravée par certains murs
encore ruisselants mais surtout par l'existence de fissures dans les sols de ce qui allait devenir la
principale salle de concerts. Tandis que nous entendions au loin les jurons répétés des ouvriers du
bâtiment, je me risquai à interroger mon guide sur les allégations d'actes volontaires de
« ralentissement » des travaux – sinon de sabotage – de la part de l'entreprise en charge du chantier.
Il ne souhaita pas s'attarder sur cette question, mais n'infirma pas pour autant cette étonnante
hypothèse relevée au cours d'entretiens informels avec des habitant de Burra.
L'exercice auquel se prêtait l'employé de Shetland Arts présentait certains aspects particulièrement
redondants avec les présentations écrites de Mareel, voire manifestement artificiels. Ainsi
déclara-t-il en souriant, à propos de l'isolation sonore : « When Bruce Willis is blowing somebody
up over here, you're not going to hear any of that over there, at your classical concert ! »243 –
formule que j'entendis ce même individu utiliser, mot pour mot, dans un petit film promotionnel
diffusé à propos de l'équipement lors du Creative Industries Networking Event. Son intention était,
bien entendu, d'illustrer simultanément la diversité de la programmation et le niveau technique
irréprochable de l'équipement, deux points sur lesquels il insista alors que nous traversions les
espaces sombres et glaçants qui allaient devenir un bar, des guichets, deux salles de projection et un
grand auditorium.
Toutefois, si son apologie de la diversité culturelle et de la complexité technologique était somme
toute attendue, un troisième élément plus intriguant venait compléter ce discours, que résume assez
bien une phrase prononcée durant les derniers instants de la visite : « It's going to have to work very
hard, as a building. »244 Cette formule étrange – renvoyant littéralement à l'usure du bâtiment –
venait quelques instants après la visite d'un espace destiné à loger les bureaux de différents
employés de Shetland Arts, affectés ou non directement à la gestion de Mareel. On pouvait donc
penser qu'il s'agissait d'un lapsus, et qu'il pressentait peut-être que sa charge de travail et celle de ses
collègues serait supérieure une fois installés dans le bâtiment. Mais une analyse plus approfondie de
cet entretien atypique révèle que les références à des formes de travail productif associés à ce lieu
sont en réalité aussi nombreuses que les occurrences de propositions impliquant des individus ou
groupes en situation de consommation (telles que la phrase associant des spectateurs de concerts
242 La structure comprend aujourd'hui un auditorium d'une capacité maximale de 650 personnes debout et environ 350
places assises, deux salles de cinémas comprenant un total d'environ 200 places, un studio d'enregistrement comprenant
une salle de contrôle et un espace séparé pour les musiciens. Le café-bar sur deux étages incorpore des espaces
scéniques complémentaires. Les espaces de répétition sont pourvus de sols à ressorts adaptés à la performance musicale,
le théâtre et la danse. L'ensemble est complété par des espaces éducationnels et une suite multimédia pouvant être
utilisé pour des productions cinématographiques, vidéo, musicales, graphiques et web.
243 « Quand Bruce Willis est en train d'exploser quelqu'un ici, vous n'en entendrez rien là-bas, à votre concert de
musique classique. »
244 « Comme bâtiment, il va devoir travailler très dur. »
114
classiques et de films hollywoodiens). À titre d'exemple, considérons les formules suivantes :
« There's going to be free wifi everywhere, to encourage people to come in and work and generally get
a buzz in the building, at all times of day. »245
« We didn't want to waste too much space on the “green room”; we preferred to have a larger “feature
room” as a rehearsal place. »246
« The recording studio offers an extra large tech area for teaching purposes. »247
« So we'll stick the musicians in one great big room, and all the tech people too. »248
« There you have a teaching space that's okay for about sixteen people. »249
« All this area can also be used for film editing. »250
« There's extra space there, although we still need seventy thousand pounds; it's going to be a creative
industries work area and a teaching room. »251
« The thirty-seven seat second cinema is fully equipped with lecterns and seat desks for conferences. »252
« The cinemas are both fully digitised. It's three times cheaper; there are less employees, so less costs
with digital. With seventeen spectators you can break even. »253
Cette perspective claire d'un « bâtiment qui travaille » constitue l'une des principales
caractéristiques des représentations que mettent en avant les défenseurs du projet Mareel, au
premier rang desquels se trouve bien sûr l'équipe de Shetland Arts.
Certes, il devra être financièrement autonome – ce que s'efforcent de « démontrer » leurs
projections budgétaires, mais il a pleinement vocation à contribuer à l'économie locale. Pour le
directeur Gwilym Gibbons et son bras droit, Kathy Hubbard (en charge du dossier depuis environ
huit ans au moment de notre entretien), Mareel se présente comme « l'incarnation physique » de
cette philosophie (mindset) de l'entrepreneuriat social dont ils se réclament. Observons brièvement
le résumé (visiblement bien rodé) que propose le Music Development Officer Bryan Peterson,
s'agissant des « trois niveaux de contribution pour l'économie locale ».
Premièrement, il évoque le cas d' « innovations technologiques » qui peuvent se transférer vers
(trickle down) ou bénéficier à d'autres filières de l'économie locale. Ainsi, l'arrivée en Shetland de
245 « Il y aura du wifi gratuit partout, pour encourager les gens à y rentrer pour travailler et généralement pour trouver
de l'inspiration dans le bâtiment, à toute heure de la journée. »
246 « On n'a pas voulu gaspiller trop d'espace sur la “green room” ; on a préféré avoir une “feature room” comme
espace de répétition » N.d.T. Une « green room » désigne un espace dans lequel les artistes peuvent se reposer avant ou
après leur performance. La notion de « feature room » ne semble pas être largement employée mais elle désigne
manifestement un espace de travail et non de repos.
247 « Le studio d'enregistrement offre un espace technique extra large pour les besoins d'enseignement. »
248 « Nous mettrons donc tous les musiciens dans une grande salle, et tout le personnel technique aussi. »
249 « Là vous allez avoir un espace d'enseignement qui pourra contenir environ seize personnes. »
250 « Et cet espace peut aussi être utilisé pour du montage audiovisuel. »
251 « Il y a un espace supplémentaire là, bien qu'on ait encore besoin de soixante-dix mille livres ; ce sera pour un
espace de travail et d'enseignement dédié aux industries créatives. »
252 « La deuxième salle de cinéma, de trente-sept places, sera entièrement équipée pour des conférences, avec des
lutrins et des tablettes dépliantes sur les fauteuils. »
253 « Les cinémas sont chacun entièrement numérisés. C'est trois fois moins cher ; il y a moins de personnel, donc
moins de coûts avec le numérique. A partir de dix-sept spectateurs c'est rentable. »
115
réseaux de télécommunications à haut débit serait un exemple de ce phénomène, dans la mesure où
Mareel aurait constitué une incitation à leur mise en place.
Deuxièmement, le creative industries hub augmenterait les opportunités commerciales pour les
entrepreneurs locaux, via des emplois indirects et des bénéfices commerciaux. Seraient notamment
concernés les fournisseurs d'équipement, les ingénieurs du son et de la lumière, ainsi que d'autres
filières comme celle de l'hôtellerie et de la restauration (ce qu'on appelle le catering des artistes en
France).
Troisièmement, Mareel serait proprement orienté vers la génération de revenus propres aux
industries créatives, plus spécifiquement dans les filières de la musique, de l'audiovisuel et du
cinéma. Par-delà les revenus générés par des spectacles et films diffusés sur place, il s'agirait
d'appuyer une partie significative de la valorisation sur l'exploitation de DPI provenant des
performances live enregistrées sur place et diffusées simultanément via internet dans d'autres lieux
culturels, à travers le monde. Cette vision dans laquelle les « flux de données numériques » (digital
data streams) se confondent avec des « flux de revenus » (revenue streams) n'a certes rien de
proprement original. Ce qui ne laisse pas d'étonner toutefois, c'est l'importance qu'elle occupait dans
les espoirs des futurs gestionnaires du centre Mareel. Les DPI furent ainsi semblablement évoqués
comme une source de revenus fiable, à la fois pour la structure elle-même et pour des travailleurs
créatifs l'utilisant, par exemple dans le cadre d'accords entre ces deux autour d'œuvres musicales ou
audiovisuelles produites sur place254. Sans surprise, le modèle de la « longue traîne » fut évoqué à
plusieurs occasions. Enfin, Mareel favoriserait grandement l'éclosion d'un vivier significatif de
travailleurs créatifs, y compris une nouvelle génération ayant bénéficié sur place de formations
universitaires à la pointe dans des domaines telles que les arts numériques appliquées, le
management culturel, l’ingénierie du son, la production audiovisuelle, etc. Le potentiel en matière
de création d'emplois locaux était donc important, d'après ces interlocuteurs, étant donné que le
creative industries hub ne manquerait pas d'attirer des entrepreneurs et porteurs de projets créatifs
provenant du mainland britannique et d'au-delà, tandis qu'un des représentants de Shetland Arts
esquissait même la perspective d'enseignements à distance diffusés depuis Mareel via le réseau
internet, évoquant la possibilité d'utiliser des TICE pour « vendre des cours en-ligne ».
Comme on le voit, le potentiel économique du projet paraissait donc « immense » (huge) aux yeux
des responsables de Shetland Arts. Il est intéressant de noter qu'à ce niveau, les attentes positives
étaient, d'une part, bien moins clairement formulées de part d'acteurs externes, et d'autre part, que
les personnes plaçant des espoirs en Mareel étaient principalement des représentants d'autres
institutions ou organismes publics, tels que le Shetland College, SIC, Promote Shetland, et les trusts
(ou en ayant auparavant fait partie). Ces anticipations positives, exprimées une quinzaine de
répondants, peuvent être regroupées en six catégories.
Premièrement, pour la moitié de ces personnes, Mareel est représenté comme un outil de
254 Les attentes vis-à-vis de ce mode de valorisation étaient d'ailleurs telles qu'à l'époque où ces entretiens furent
conduits, Shetland Arts avait déjà établi une entité commerciale indépendante, Shetland Arts Intellectual Property
Community Interest Company, chargée de récolter et de gérer ces ressources. Le projet de long métrage Between
Weathers, évoqué dans le premier point de ce chapitre, a clairement motivé cette décision. A l'heure où j'écris ces lignes,
la production de ce film n'a pourtant toujours pas démarré – ni à Mareel ni ailleurs !
116
professionnalisation des travailleurs créatifs locaux et de consolidation des filières existantes en la
matière. L'ex-Music Development Officer Davie Gardner déclare ainsi : « It will definitely have a
positive impact for the profesionalisation of the creative industries and international recognition of
Shetland culture, and I expect it will foster local profile for the creative industries inside the
community. »255 Le modèle du financement public d'activités sportives est également évoqué à cet
égard, Mareel pouvant favoriser l'émergence de talents locaux (à l'image de nageurs, gymnastes et
joueurs de rugby ayant remporté des prix au niveau national et même olympique).
Deuxièmement, six personnes interrogées ont mis en avant la capacité du lieu à générer des
interactions fertiles entre travailleurs créatifs. Pour une enseignante du Shetland College, Mareel
serait le point central d'une « zone créative », « a contemporary meeting space »256, tandis qu'un web
designer y voyait à la fois « a place (…) to spend money » et « a place to sit down with the wifi, for
networking and collaboration. »257
Troisièmement, cinq observateurs ont spontanément cité la propension de Mareel à attirer de
nouvelles populations – touristes, entrepreneurs et travailleurs créatifs. Un représentant du Shetland
College a émis l'hypothèse que la structure permettrait même de favoriser l'installation dans
l'archipel de représentants de la « classe créative », en citant toutefois ensuite « lawyers; well-off
tourists need places to go in Shetland, and artistic tourists will appreciate it. »258 Pour un salarié de
l'exécutif du SIC, la qualité technique de la salle de concerts permettrait d'attirer de « grands
noms », tandis que les studios d'enregistrements pouvaient être utilisés par des artistes du monde
entier.
Quatrièmement, le potentiel en matière de création d'emplois fut souligné à quatre reprises et à
chaque fois en association avec le développement de nouvelles formations universitaires permettant
de maintenir dans l'archipel des individus qui n'auraient soit pas pu y acquérir des compétences
professionnelles, soit pas pu y exercer telle ou telle activité.
Enfin, quatre personnes interrogées ont signalé des apports économiques sans en préciser la nature
exacte ou en déclarant que Mareel pourrait en effet contribuer indirectement à l'économie locale.
Ainsi l'élue au parlement écossais Jean Urquhart affirmait : « You have to be realistic about
economic downfalls: it's not going to be about making a quick buck, but yes I think it will have an
impact. At the same time, it can potentially address some of the social problems in Shetland, for
example by lowering the cost of drug addiction programs. »259 Seules deux personnes interrogées
ont évoqué favorablement le modèle d'affaires mis en avant par Shetland Arts, dont un producteur
audiovisuel lui-même Mareel stakeholder260, qui loua son « water-tight business plan »261 ainsi que
255 « Cela aura certainement un impact positif pour la professionnalisation des industries créatives et la reconnaissance
internationale de la culture shetlandaise, et j'imagine que cela augmentera la conscience de l'importance des industries
créatives localement. »
256 « Un lieu de rencontre contemporain. »
257 « Un endroit où dépenser de l'argent et un lieu où s'asseoir avec le wifi, pour créer des réseaux et de la
collaboration. »
258 « Des avocats ; les touristes fortunés ont besoin d'endroits où aller (lorsqu'ils sont) en Shetland, et les touristes
artistiques apprécieront. »
259 « Il faut être réaliste à propos des conséquences économiques : il ne s'agit pas d'un investissement à court-terme,
mais oui, je pense que cela aura un impact. En même temps, cela peut répondre à certains problèmes sociaux en
Shetland, par exemple en abaissant le coût des programmes d'aide à la toxicomanie. »
260 Cf. note 58, page 45.
261 « Un business plan étanche ».
117
le recours aux DPI et au modèle de la « longue traîne ».
Pour la majorité des personnes interrogées (et de façon encore plus nette dans les discussions
informelles menées avec des habitants de la communauté de Hamnavoe où je résidais), si Mareel
allait avoir un impact quelconque, celui-ci était rarement conçu en termes de contribution à
l'économie locale. La valeur « sociale » du projet était au contraire fréquemment mise en avant,
l'équipement étant perçu comme un endroit où pourraient se retrouver les différentes générations de
la « communauté ». L'offre de spectacles culturels constituait de très loin la principale attente
positive soulevée. C'est précisément ce que résumait le directeur du Shetland Charitable Trust et
ancien conseiller du SIC Bill Manson en déclarant : « I see no clear economic impact, and I foresee
that the Charitable Trust will have to support the deficit up to around 120000£ for the first year of
operations. (…) Mareel will however bring cinema back to Shetland. »262
Cette estimation a été confirmée par les comptes publics de Shetland Arts pour l'année 2012-13. Il
est également à noter que les chiffres de fréquentation du cinéma, au cours de sa première année
d'opérations, ont très largement dépassé les prévisions des responsables de Mareel263 Néanmoins, en
l'absence de données concernant les différentes retombées économiques attendues par Shetland Arts
il est impossible de proposer ici une évaluation de l'éventail de contributions positives évoquées,
d'autant plus que pour certaines d'entre elles, le recul de dix-huit mois (depuis l'ouverture de la
structure) n'est guère suffisant.
Quoi qu'il en soit, mes enquêtes montrent qu'un an avant le lancement de Mareel, ces espoirs
semblaient relativement peu partagés au sein de la population locale. Tournons-nous maintenant
vers les perceptions négatives, dominantes, et les explications fournies par les différents
interlocuteurs – travailleurs créatifs, représentants des institutions publiques, autres acteurs
politiques, sociaux et économiques – quant aux causes de la polémique ayant entouré l'implantation
d'une creative industries hub en Shetland.
Les dessous d'une polémique complexe
L'élaboration et la consolidation du projet final, puis la construction du bâtiment de Mareel se sont
étalées sur plus de dix ans. Au cours de cette période, divers discours d'opposition ou de critique ont
disposé d'un temps considérable pour se structurer et se déployer dans l'espace public local,
principalement par deux biais. Il s'agit premièrement des médias locaux : les articles du Shetland
Times et du Shetland News264, les courriers des lecteurs et les rubriques de commentaires en ligne,
ainsi que les débats via le forum internet Shetlink265. Le second est constitué par cet ensemble de
262 « Je ne perçois aucun impact économique clair, et je prévois que le Charitable Trust devra soutenir le déficit dès la
première année d'opérations, à hauteur de 120000£. Mareel va toutefois ramener le cinéma en Shetland. »
263 D'après Shetland Arts, plus de 100,000 entrées ont été enregistrées entre le 31/08/2012 et le 01/09/2013, soit plus
du double des prévisions les plus optimistes (39,000). Shetland Times, 06/09/2013.
264 The Shetland News fut un hebdomadaire d'information de 1885 à 1963. Moribond à partir de cette date, il fut
relancé sous la forme d'un journal en ligne à partir de 1995.
265 La rubrique « Mareel » de ce forum reste à ce jour la deuxième la plus fréquentée de l'ensemble du site, avec 4423
posts et 519144 vues, dépassée uniquement par le fil de discussion consacré au projet de parc éolien Viking Energy,
avec 6294 posts et 598964 vues. (http://www.shetlink.com, consulté le 16/01/2014).
118
discussions informelles qui anime une communauté insulaire de vingt-trois mille habitants, dans ces
« tiers lieux » que sont les magasins de village, les comptoirs des pubs et des community halls, et
lors de marchés, foires et fêtes populaires. J'ai pu observer à maintes reprises que le thème de
Mareel revenait fréquemment en tant qu'objet de cette communication interpersonnelle – tandis que,
de l'aveu même de leurs initiateurs, les réunions d'information et autres dispositifs de
communication formelle, pilotés par Shetland Arts et le SIC, n'avaient attiré qu'un nombre très
faible d'habitants (à tel point que Shetland Arts cessa quasiment d'en organiser à partir de 2010). Il
serait évidemment fallacieux de prétendre que mes enquêtes ont pu couvrir intégralement la masse
de représentations véhiculées et échangées ; j'ai toutefois mené une veille continue sur cette
question depuis 2006 et il s'agit de plus d'un point systématiquement traité dans le cadre des
entretiens effectués en Shetland, en janvier 2011 et entre avril et septembre de cette même année,
ainsi que dans le cadre de plusieurs observations.
Huit causes d'opposition ou objets de critiques peuvent être clairement identifiés ; je les listerai
d'abord (par ordre d'importance, en partant du plus répandu), en soulignant autant que possible les
diverses sources dont ils émanent, avant de proposer une courte analyse de cette question.
1. L'éléphant blanc
Comme nous avons pu le constater dans la précédente sous-partie, la question des restrictions
budgétaires touchant notamment l'éducation cristallise un nombre considérable de débats
concernant les politiques publiques en Shetland. Dans le cas spécifique de Mareel, cette
thématique est largement mise en avant, y compris comme explication de la controverse par les
défenseurs du projet, qui reconnaissent – à l'image des représentants de Promote Shetland – que
son coût important (et le doublement de celui-ci entre les premières estimations et l'achèvement
du chantier) a constitué un objet de critique significatif : « It was seen as too fancy, too high
tech. »266 Pour le promoteur Davie Gardner, il s'agit en partie d'une question de « mauvais
timing » tandis que d'après le journaliste et écrivain Malachy Tallach, il était prévisible que
Mareel suscitât une opposition farouche dans un contexte de fermeture d'écoles et de pression
nationale sur les dépenses publiques : « It's been seen as “gold plated” »267. Ceci est confirmé
par un autre défenseur du projet, le professeur David Gray, du Shetland College : « It's a high
cost at time of cuts, education cuts, which are especially significant for Shetland parents; it's
been perceived as a big expense for leisure and, in a way, a luxury. »268
Cette question a pris une tournure politique – ou politicienne – dès lors qu'ont été rendues
publiques les conditions dans lesquelles fut obtenu le vote favorable du SIC, en juin 2008.
Contrairement à un usage en vigueur, Sandy Cluness, alors dirigeant politique du conseil
(covenor), prit en effet part au vote, faisant ainsi échouer l'ultime tentative de blocage du projet.
D'après l'élue d'opposition Kathy Greaves, « people not prepared to forget about this »269 Les
266 « Cela a été perçu comme étant trop tapageur, trop sophistiqué. »
267 « On a eu l'impression que le projet était “plaqué or”. »
268 « C'est un coût important dans une période de coupes, de réduction des dépenses d'éducation, qui sont
particulièrement significatives pour les parents shetlandais ; cela a été perçu comme une grosse dépense pour les loisirs
et, dans un sens, comme un luxe. »
269 « Les gens ne sont pas prêts à oublier cela. »
119
adversaires de Mareel ont alors pu avancer qu'il s'agissait non seulement d'une dépense
faramineuse dans le contexte donné, mais bien pire : d'une dépense visant à accroître le prestige
symbolique des hommes qui l'avaient autorisée – au premier rang desquels se trouvait le
covenor Cluness. C'est ce point qui fait dire à l'Economic Development Officer du SIC, Neil
Grant : « It's seen as an individual attempt thereby to ensure a legacy in Shetland history ».270
Inversement, d'autres observateurs de la vie politique locale soulignent que la polémique autour
du coût de Mareel aurait été instrumentalisée par d'autres élus du SIC – notamment Jonathan
Wills – en prévision des élections de 2012. L'hypothèse que la question du coût de l'équipement
ait été montée en épingle (ou minimisée) pour favoriser (ou couronner) des carrières politiques
est en effet récurrente.
Mais de toute évidence, si le projet a effectivement bénéficié du soutien de l'équipe dirigeant
l'exécutif local, il s'agissait d'un soutien discret, face à des attaques virulentes de la part
d'opposants bien plus présents dans les médias locaux et relayés par des élus nettement plus
bruyants. Le pouvoir politique local ayant peu défendu le projet publiquement et s'étant
contenté de souligner que les budgets de Mareel et de l'éducation étaient administrativement
distinctes, une large partie de la population locale a semblé se faire à l'idée que le SIC ne
soutenait pas véritablement le projet. D'après l'enseignante du Shetland College Angela Hunt,
cette absence de clarté du discours politique (qu'il faudrait sans doute mettre en parallèle, plus
largement, avec les choix politiques face à la situation socio-économique locale 271) aurait
largement favorisé le second niveau de discours critique, qui souligne que Mareel n'est pas un
lieu représentatif de la communauté. Mais avant de considérer cette deuxième cause
d'opposition, il me semble intéressant de reproduire les propos du journaliste du Shetland Times
Neil Riddel, qui s'exprime ici en son nom propre : « It’s just animosity: I don’t see why it
should be expected to stand on its own feet anymore than a leisure centre in Aith. »272 Au fond,
ce qu'il affirme ici, c'est une certaine incompréhension face à un discours critique qui
n'interroge bien souvent pas sa propre logique – à savoir la désignation de priorités parmi les
dépenses publiques, la proposition de « sanctuariser » (temporairement) certains objets de
politique publique et d'en abandonner d'autres.
L'orientation politique correspondante – qui conduit inévitablement à une réduction des
domaines de l'intervention publique – n'est certes jamais ouvertement mise en avant par les
opposants au projet Mareel qui s'appuient en premier lieu sur cette critique. C'est pourtant
incontestablement vers ce but qu'elle mène objectivement. Étant donné que le discours de l'
« entrepreneuriat social » des fondateurs de Mareel semble conduire précisément dans la même
direction, il peut paraître paradoxal que cette variante de l'opposition au projet ait bénéficié de
270 « Cela a été vu comme une tentative individuelle de s'assurer ainsi une place historique dans le patrimoine
shetlandais. »
271 Je songe notamment au fait que depuis la fin des années 1970, une part significative (et croissante) de la rente
pétrolière a été placée en investissements spéculatifs sur les marchés financiers de la city, tandis que les investissements
supposément productifs effectués sur place ont souvent été particulièrement discutables. Sans minimiser l'importance de
tendances nationales, c'est notamment suite aux pertes importantes réalisées du fait de la contraction boursière de 2008
que le dogme austéritaire ambiant a été appliqué avec tant de zèle par la branche exécutive du SIC, dans les domaines
de l'éducation, de la voirie ou encore des loisirs.
272 « C'est simplement de l'animosité. Je ne vois pas pourquoi cet équipement devrait être plus auto-suffisant,
financièrement, qu'un centre de loisirs à Aith » [communauté isolée de l'ouest de l'archipel].
120
tant d'adhésion. Notons enfin que le soutien relatif du SIC a été confirmé durant l'été 2013.
L'autorité locale vota alors unanimement en faveur d'un accord pour le moins étonnant, par le
biais duquel le SIC contractait un bail de 99 ans avec Shetland Arts, ce dernier demeurant
techniquement propriétaire du bâtiment, mais devenant aussitôt le sous-locataire du SIC, le tout
en échange d'un transfert de fonds unique d'un montant de 1,1M£ de la part de l'autorité locale,
permettant notamment à Shetland Arts de rembourser la dette de 600000£ qu'il avait
précédemment contracté auprès du S.I.C !
À cette occasion, l'actuel covenor Gary Robinson déclara : « The deal rules out any ongoing
subsidy from the SIC towards Mareel’s running costs (and) every penny Shetland Arts had
accessed from the council since December has been repaid in full, with interest. »273 S'il est
conseillé de prendre quelques instants pour saisir la subtilité de cet « arrangement », cette
déclaration publique montre clairement une chose : s'agissant de ses liens avec Mareel, le SIC
entend à tout prix maintenir une posture faite de prudence, de détachement et de sévérité (quand
bien même le prix réellement payé atteint désormais 7.25M£ depuis 2006) !
2. Sans nous
Ce second objet de critiques repose sur l'idée que de nombreux segments de la population
locale n'ont pas été impliqués dans l'élaboration du projet et/ou ne seront pas concernés par les
activités que proposera Mareel, principalement pour des raisons géographiques ou du fait des
choix qui seront faits en matière de programmation. Le directeur du Shetland Charitable Trust
résume cette cause d'opposition en affirmant : « It was a mistake to abandon the “outreach
programs” that were in original plans. »274 Il se réfère là à certains aspects du projet
supposément écartés, qui consistaient à décliner une partie des performances ou des formations
hébergées à Mareel au sein du réseau existant de salles des community halls, notamment dans
les zones les plus périphériques de l'archipel. Un entrepreneur installé sur l'île septentrionale de
Yell reprend à son compte cette crainte, en affirmant :
« My fear is that Mareel can draw people away from Yell. I worry that it may not be connected
through to the rural areas. (…) They need to think of it as a network and how it spreads out: it
should be connected to the community halls, and I think that organisations such as mine should be
consulted more regarding programming. »275
Si ces propos restent assez mesurés, comme le conseil de responsables de Promote Shetland qui
suggèrent d'inclure davantage des organisations bénévoles comme celle du Burra country
music festival, les critiques hors de Lerwick se font volontiers plus vives. Ainsi des
273 « Cet accord écarte toute subvention à venir du SIC vers les coûts de fonctionnement de Mareel et chaque centime
que Shetland Arts avait reçu de la part du conseil depuis décembre a été remboursé intégralement, avec intérêts. »
274 « Cela a été une erreur d'abandonner les “programmes de rayonnement” qui figuraient dans le programme initial. »
275 « Ma crainte est que Mareel puisse éloigner les gens de Yell. J'ai peur que ce ne soit pas connecté vers les zones
rurales. Ils doivent le concevoir comme un réseau et penser à la manière dont ça peut s'étendre : il faudrait que ce soit
connecté aux community halls, et je pense que des organisations comme la mienne devraient être davantage consultés
en matière de programmation. »
121
organisateurs du festival susmentionné ont clairement indiqué qu'ils ne travailleraient pas avec
Mareel, s'estimant écartés du projet depuis ses débuts. De même, un groupe aussi influent que
les animateurs du Shetland Folk Festival affirmaient publiquement en 2011 leur intention de ne
pas utiliser la salle de concerts de Mareel, décision qui n'a pas été démentie jusqu'à maintenant.
Si un défenseur de Mareel comme le producteur audiovisuel Les Lowes reconnaît la nécessité
d'inclure davantage la population locale dans les choix de programmation à venir, d'autres
stakeholders sont plus critiques. Ainsi, le promoteur Davie Gardner souligne l'importance qu'il
y a de faire en sorte que la communauté se sente partie prenante du projet, tout en déplorant
qu'une campagne intitulée Mareel Friends (visant précisément cet objectif) ait été interrompue
par Shetland Arts. D'après lui le manque d'implication de la communauté locale risquerait d'être
fatal au projet, tandis qu'un responsable du SIC insiste sur le manque de prise en considération
des générations les plus âgées, qui se sentiraient totalement en décalage avec un projet qui ne
les inclut aucunement. Au cours d'entretiens informels de nombreux habitants de Burra ont
ainsi critiqué l'absence d'une programmation en direction des retraités – sous la forme, par
exemple, de « thés dansants » comme il en existe dans de nombreux community halls. Mais
parmi les acteurs plus jeunes des industries créatives – et notamment les musiciens ou
organisateurs de concerts – les voix discordantes étaient également fréquentes. Ainsi, les
membres du groupe de rock First Foot Soldiers déclaraient de façon péremptoire : « We'll go to
the cinema, yes, but otherwise, we really don't intend to use it. »276 De même, un technicien
amateur soulignait : « We all see it as another council building, not something we've been part
of at all. »277
Ce niveau d'opposition fédérait donc des critiques plus générales d'une politique de
« développement territorial » qui favoriserait le centre-belt Lerwick-Scalloway, certains
« autonomistes culturels » défiants vis-à-vis de l'intervention publique, et des défenseurs avérés
d'une culture traditionnelle shetlandaise en porte-à-faux avec les aspirations cosmopolites de
Shetland Arts.
3. Des prévisions mensongères
Au fur et à mesure que le projet de centre culturel se développait et que les premières prévisions
budgétaires étaient annoncées par Shetland Arts, puis corrigées à la hausse après les débuts du
chantier, les critiques visant le coût de l'équipement se sont répandues. Toutefois, ce sont
indéniablement les chiffres produites à l'appui du modèle économique de la structure qui ont
suscité le plus d'examens supposément approfondis : cette fois, il ne s'agissait plus seulement de
dénoncer un gaspillage d'argent public (shetlandais, britannique ou européen) mais de
démontrer rigoureusement le caractère « risible » d'un business model qui allait
« immanquablement échouer », de pointer l'amateurisme et la naïveté de l'équipe de Shetland
Arts. Leurs projections se sont vus qualifiés des formules suivantes, que je retrouvai
régulièrement au cours d'entretiens : « illusions » ; « severely questionnable » ;
276 « On ira au cinéma, oui, mais à part ça on a pas l'intention de l'utiliser. »
277 « Nous le voyons tous comme un bâtiment public de plus, pas du tout comme quelque chose à laquelle on a aurait
été associé. »
122
« over-ambitious » ; « unsustainable » ; « candid »278. Évoquant les projections de revenus du
bar, le photographe et acteur politique Billy Fox s'exprimait en ces termes : « People are going
to have to start drinking a lot more. »279 Il ajoutait, sur un ton inquiet (rejoignant ainsi les
critiques précédemment évoquées) : « More money will be needed to go into it that coming out
of it, and this will further limit public funding of culture outside of Lerwick. »280 Pour l'élue au
SIC Kathy Greaves, pourtant favorable au projet, « within a short period, it will fail, unless it
has a big injection of funding to get it going and show how good the creative sector is in
Shetland. »281 Certains de mes interlocuteurs, comme le journaliste Neil Riddel ou
l'entrepreneur français Pierre-Étienne Cambillard, avançaient des solutions alternatives pour
assurer précisément cet apport de capital manquant, sous la forme d'un parrainage de la part
d'une des multinationales présentes au terminal de Sullom Voe. L'équipement pourrait ainsi
s'appeler The BP Mareel ou Total Mareel suggéra Riddel, sans la moindre trace d'humour.
Si la perspective d'un financement autonome, principalement assuré par les ventes de boissons
et les entrées du cinéma semblait fantaisistes, les recettes provenant des performances
elles-mêmes l'étaient tout autant, d'après les détracteurs du projet. « It's a huge centre ; who will
actually go to it ? » s'interrogea une artiste peintre rencontrée sur l'île de Fetlar. Le directeur du
Shetland Charitable Trust Bill Manson fit écho à ce scepticisme : « There's a limited pool of
people to draw from, and as the big acts will continue to perform at Clickimin, I do wonder
how they'll possibly be able to cover the costs of bringing in middle size names. »282 Le
responsable de Shetland Telecom Marvin Smith, lui-même musicien amateur, résuma ainsi les
critiques visant les prévisions quantitatives de programmation : « There are just too many
events planned; the crowd going out is now considerably smaller than ten years ago, so really
the place needs to be closed more often than it’s open. »283 Même l'ancien Music Development
Officer avoua devoir se ranger du côté des adversaires, observant que les prévisions de ses
anciens collègues pouvaient, à moyen terme, avoir des effets désastreux pour le financement de
la culture en Shetland :
« There's a lack of clear strategy for programming and audience development. It's not sufficiently
focused on local demand. Trying to make it run commercially just isn’t possible and this is why no
one took the programming job, although it was advertised nationally, and came with a good salary. I
always saw it as a place that could not support itself: there had to be an element of public funding.
Shetland Arts made a gamble. They said: “Let’s accept the SIC's offer, money to build Mareel, but no
more to run it”, but I really don't think that the Shetland public will have the money to sustain this
equipment. The ticket costs will be too high, for one thing. And I'm worried: there's a serious risk of
278 « Illusions ; sévèrement discutable ; exagérément ambitieux ; intenable ; candide »
279 « Il va falloir que les gens se mettent à boire beaucoup plus. »
280 « Cela demandera davantage de fonds que ça n'en rapportera, et ceci limitera d'autant plus les dépenses culturelles
publiques hors de Lerwick. »
281 « En peu de temps, la structure sera en faillite, sauf si elle reçoit une grosse injection de financement afin de la
lancer et de montrer à quel point le secteur créatif shetlandais est bon. »
282 « Il y a un pool assez limité de personnes à attirer, et comme les grands artistes continueront de jouer à Clickimin,
je me demande vraiment comment ils vont couvrir le coût de transport pour les artistes d'envergure moyenne. »
283 « Il y a tout simplement trop d'événements prévus ; la proportion de gens qui sortent est bien plus faible qu'il y a dix
ans, si bien qu'en réalité, l'endroit devra être fermé plus souvent qu'il ne sera ouvert. »
123
a political backlash against the project if it goes wrong. »284
Les inquiétudes exprimées par ce professionnel de l'industrie musicale, fondées sur son
expérience et appuyées par l'exemple de la difficulté de Shetland Arts à recruter un
programmateur (tâche qui devait dès lors être déléguée à plusieurs salariés existants), n'ont pas
manqué d'être relayées dans l'espace public local. Plusieurs personnes ouvertement hostiles
interviewées déclarèrent ainsi : « If even Davie is saying that, then how on earth can their
figures be right !? »285 De façon similaire, le directeur de Shetland Telecom Marvin Smith et le
journaliste Malachy Tallack – pourtant tous deux favorables au projet – résumèrent ainsi le
scepticisme ambiant, quant aux sources de revenu annexes dont les responsables de Shetland
Arts faisaient grand cas :
« I can't see the revenue stream on web broadcasting from Mareel. I've heard what they're saying
about IP rights, the long tail, etc., but you still need professional staff doing the recording and
filming work; I can't see how it's going to be sustainable. »286
« Their economic promises are unlikely to be kept, for instance with the film industry... not on an
island in the middle of the North Sea ! And I worry about what will happens if they can’t make
money; I don’t envy them. »287
Au député libéral Tavish Scott, élu au parlement écossais, de conclure sur un ton grave :
« People will not forgive candour. People’s jobs are on the line here. »288 Ce troisième niveau de
critique paraît confirmer la faible pénétration des discours de l'économie créative et de
l'entrepreneuriat culturel au sein de la population locale. La tentative de démonstration de la
viabilité de ce modèle que proposent les responsables de Shetland Arts est accueillie par une
froide circonspection qui semble « attendre au tournant » l'échec de Mareel – prétexte potentiel
pour une profonde remise en cause des politiques culturelles.
4. Un mauvais bâtiment
284 « Il manque une stratégie claire en matière de programmation et de développement des publics. Ce n'est pas
suffisamment focalisé sur la demande locale. Essayer de la faire marcher commercialement, ce n'est tout simplement
pas une option, et c'est pour cela que personne n'a accepté de prendre le poste de programmateur, même s'il a été diffusé
nationalement, et qu'il venait avec un bon salaire. Je l'ai toujours vu comme un endroit qui ne pouvait pas se soutenir de
façon autonome : il fallait une dose de financement public. Shetland Arts a fait un pari. Ils ont dit : “Acceptons l'offre du
SIC, de l'argent pour construire Mareel, mais pas un sou de plus pour le faire fonctionner”, mais je ne pense vraiment
pas que le public shetlandais aura assez d'argent pour soutenir cet équipement. Les coûts des billets seront trop élevés,
d'une. Et je suis inquiet : il y a un risque sérieux d'une réaction politique violente contre le projet si ça tourne mal. »
285 « Si même Davie le dit, alors comment leurs chiffres peuvent-ils être bons !? »
286 « Je ne vois pas de possibilité de monétisation à partir de la diffusion web depuis Mareel. J'ai entendu ce qu'ils
disent à propos des DPI et de la longue traîne, etc., mais quoi qu'il arrive il faut du personnel qualifié pour faire la prise
de son et pour filmer. Je ne vois pas comment ça pourra être viable. »
287 « Il y a peu de chances qu'ils tiennent leurs promesses économiques, par exemple pour ce qui est de l'industrie du
cinéma. Pas ici, en plein milieu de la mer du nord ! Et je m'inquiète de ce qui se passera s'ils n'arrivent pas à faire de
l'argent. Je ne les envie pas. »
288 « Les gens ne pardonneront pas la candeur. Ce sont les emplois des gens qui sont en jeu, là. »
124
Dans une moindre mesure, l'opposition au projet s'est appuyé sur des éléments des plans
architecturaux et de l'esthétique générale du bâtiment. Celui-ci s'est vu affubler du surnom « the
shed », que l'on peut traduire alternativement par « abri de jardin », « cabane » ou « hangar ».
Cette vision d'un bâtiment « fondamentalement laid », d'un « mauvais design architectural » ne
mérite sans doute pas qu'on s'y attarde tant il s'agit là d'une appréciation toute subjective, et
d'autant plus que Mareel a figuré parmi les huit édifices sélectionnés aux récompenses du Royal
Incorporation of Architects in Scotland de 2013 (sur un total de soixante-quinze candidatures).
Je n'insiste donc pas sur ce critère et souligne par ailleurs que, d'après l'architecte Richard
Gibson, les voix critiques étaient absentes tout au long du processus d'information publique et
notamment lors d'une réunion organisée en 2006 au town hall de Lerwick, présentant au public
les différentes réponses d'architectes à l'appel d'offre. Toutefois, il me semble pertinent
d'évoquer une critique redondante qui concerne la capacité de la salle de concerts, le nombre
total de places assises d'environ 350 paraissant à plusieurs observateurs relever de l'anomalie.
Ce choix d'une salle de capacité moyenne a en effet été régulièrement critiqué dans la mesure
où elle rendait improbable la venue de « têtes d'affiche » dans cet espace et impliquait donc des
difficultés financières supplémentaires. C'est effectivement ce que soulignait Bill Mason, en
déclarant : « Il y a un pool assez limité de personnes à attirer, et comme les grands artistes
continueront de jouer à Clickimin, je me demande vraiment comment ils vont couvrir le coût de
transport pour les artistes d'envergure moyenne. »
Ce niveau de critique renvoie indirectement au second, dans la mesure où les adversaires qui
s'en emparent n'ont en général pas été impliqués dans le processus d'élaboration du projet en
amont, ou n'ont pas souhaité y participer (souvent parce que ces consultations leur semblent
relever d'un simulacre de démocratie). Pour eux, ce bâtiment apparaît intrinsèquement comme
un « corps étranger », incarnant des valeurs et des discours dans lesquels ils ne se reconnaissent
pas.
5. Une lubie d'artistes
Je développerai peu cette cinquième cause d'opposition au projet Mareel, pour deux raisons.
Premièrement, cette critique se traduit par des accusations et des attaques certes fréquentes dans
les différents médias susmentionnés (notamment dans la rubrique de commentaires du Shetland
Times et sur le forum Shetlink) mais de nature fort redondante. Deux exemples provenant dudit
forum suffisent largement à donner une idée de la teneur des critiques « anti-artistes » :
« Right from the start with Mareel, Shetland Arts have proven that they are not here to support or
nurture Shetland talent but massage their own inflated egos. »289 Ali Inkster, 24/06/2011
« Did anyone vote for Shetland’s current Arts Director; the man with an almost unpronouncable
name and unfortunate PR record to boot? Mareel seems to be a disaster of gigantic proportions in
289 « Dès le début avec Mareel, Shetland Arts a démontré qu'ils n'étaient pas ici pour soutenir ou alimenter le talent
shetlandais, mais pour masser leurs propres égos sur-dimensionnés. »
125
the making. Nothing new on Fantasy Island, but very, very sad. »290 Ted Knight, 19/06/2011
Si la dénonciation d'une dépense faramineuse au seul service de la glorification d'une petite
clique d'intellectuels fantaisistes cède souvent le pas à des charges xénophobes – comme celle
qui vise ici Gwilym Gibbons – ces attaques semblent rarement réitérées hors de la sphère
confortable des fils de discussion en ligne. Lorsque j'ai pu en être directement témoin, ce fut
sous la forme de rapides allusions, mêlant des éléments de théories conspirationnistes,
d'homophobie et de chauvinisme, qui n'invitaient guère à la discussion. Sans vouloir discréditer
les éventuels fondements et logiques propres à ces formes d'opposition à Mareel, il ne m'a pas
été possible d'entraîner les quelques tenants de cette critique vers une explication plus
approfondie de leur position. C'est la seconde raison pour laquelle je dois me contenter de ne
faire que brièvement état de cette opposition – apparemment uniquement basée sur le fait que
Mareel est, ou apparaît comme, un projet orienté vers la promotion d'activités culturelles et
créatives. Il me semble toutefois impossible de l'ignorer, dans la mesure où elle a été
régulièrement citée par les personnes interrogées comme explication de la controverse – qu'il
s'agisse d'acteurs politiques, syndicaux, de représentants de Shetland Arts ou encore de
travailleurs créatifs. Elle apparaît in fine comme le signe d'un rejet catégorique des politiques
publiques (culturelles ou autres), et plus largement d'une posture anti-système, réflexe
réactionnaire qui peine à se transformer en discours oppositionnel viable.
6. Une mauvaise stratégie de communication
La sixième cause d'opposition identifiée, souvent mise en avant par des défenseurs de Mareel, a
trait à la couverture médiatique dommageable dont aurait souffert le projet et/ou aux erreurs de
Shetland Arts en matière de communication publique. Je me contente là encore de faire état de
cet objet de critique – ou souvent, d'auto-critique – étant donné que je n'ai pas mené d'enquête
spécifiquement sur cette question. Ceci obligerait a minima de réaliser une analyse de contenu
des quelques 280 articles du Shetland Times accessibles en lignes mentionnant explicitement le
projet sous son appellation Mareel, sans compter les centaines de commentaires s'y rapportant
(ainsi que les posts filtrés par l'équipe éditoriale). L'entretien réalisé avec un journaliste de
l'hebdomadaire ayant signé la plupart de ces articles ne semble pas révéler de biais défavorable
vis-à-vis du centre culturel. La notion de « bad P.R. » revient toutefois suffisamment souvent
dans les explications de la controverse proposées par des acteurs non-affiliés à Shetland Arts,
pour que l'on puisse considérer que des erreurs de communication de cet organisme aient joué
un rôle dans l'hostilité d'une frange de la population locale. Plus largement, ce facteur semble
faire écho à l'hypothèse que le public shetlandais ne soit guère réceptif aux thèses que Mareel se
propose d'incarner.
7. Un concurrent gênant
290 « Est-ce que quelqu'un a voté pour l'actuel directeur des arts en Shetland, l'homme au nom quasi imprononçable et
avec un record difficile à battre en public relations ratées ? Mareel apparaît comme la recette d'un désastre de
proportions gigantesques. Rien de nouveau sur l'île fantastique, mais très, très triste. »
126
J'ai déjà fait état à plusieurs reprises des critiques formulées par certains acteurs économiques
vis-à-vis des différentes versions du projet de centre culturel, dès les années 1990. D'après
plusieurs personnes interrogées Mareel aurait été perçu comme une menace importante pour le
commerce des bars et autres lieux de nuit de Lerwick. A l'été 2011, une des grandes craintes de
l'équipe de Shetland Arts était que le SIC n'accorde pas à Lerwick une autorisation permettant
de servir des boissons alcoolisées après 23 heures. Le « lobby » des « licensed traders » (débits
de boissons alcoolisées) semble toutefois avoir échoué dans cette tentative de limiter la
programmation d'événements tels que les concerts ou sets de DJ de musique électronique (qui
pouvaient être directement perçus comme une concurrence à l'unique discothèque de Lerwick,
Posers).
D'après le directeur du Shetland Charitable Trust Bill Manson, Mareel aurait également souffert
de conflits au sein de l'industrie musicale locale : « In show business, it's the same wherever
you are: big friendships and big rivalries »291, déclara-t-il sommairement. Il soulignait ainsi
qu'une partie de l'opposition au projet d'équipement culturel aurait vraisemblablement été
renforcée par l'influence d'acteurs économiques hostiles à ce nouvel entrant – d'autant plus que
celui-ci leur semble bénéficier d'un avantage compétitif certain, du fait de ses soutiens
politiques.
8. Un interminable chantier
En dernier lieu, il me paraît utile de mentionner la lenteur des travaux (mai 2009 à mai 2012) et
le fait que l'ouverture de Mareel au public ait été repoussée à trois reprises suite à des
complications survenues sur le chantier. Ces aléas, déjà évoqués plus haut, sont d'ailleurs à
l'origine d'un conflit juridique qui, à l'heure où j'écris ces lignes, oppose encore la société de
bâtiments et travaux publics DITT et Shetland Arts. Bien que l'hypothèse de malveillances
délibérées de la part de la société de construction soit assez peu crédible (et ne constitue pas
l'objet du différend, Shetland Arts se contenant de réclamer une compensation financière de la
part de DITT du fait du non respect de la date prévue de livraison), il est évident que ces retards
ont été largement exploités par les opposants au projet dans les médias locaux. D'après certains
commentateurs, les problèmes liés à la construction du bâtiment étaient proprement
insurmontables : tôt ou tard, il allait se disloquer et s'enfoncer dans la mer, du fait de ses
fondations instables !
Au terme de cette présentation des principaux discours critiques, trois éléments d'analyse partiels
peuvent en être déduits.
Premièrement, les attentes négatives exprimées vis-à-vis du projet Mareel sont diverses et
nombreuses. Il m'a parfois semblé difficilement compréhensible que des discours aussi alarmistes
aient pu être alimentés par la seule construction de ce qui reste malgré tout, un centre culturel de
taille relativement modeste. Mais peu à peu il m'est apparu qu'il ne pouvait s'agir là, pour partie du
moins, que de manifestations symptomatiques de traumas collectifs plus profonds, et d'une
insécurité fondamentale quant à l'avenir de la communauté shetlandaise. L'attitude de certains
291 « Dans le show business, c'est partout pareil : de grandes amitiés et de grandes rivalités. »
127
dirigeants politiques locaux, loin de contrer les critiques et craintes les plus irrationnelles, semblait
au contraire les attiser, pour mieux les canaliser en fonction de leurs intérêts idéologiques ou
électoraux du moment.
Deuxièmement, bien que ces « périls » variés s'opposent de facto à la vision idéaliste des avocats du
creative industries hub, on ne saurait dire qu'ils leur répondent ou qu'ils constituent leur pendant
négatif. Dans une large mesure, la vision optimiste de Shetland Arts d'une « plaque tournante » des
filières culturelles et créatives – à la fois exemplaire de par son fonctionnement autonome et
véritable catalyseur de croissance pour ce secteur – n'est tout simplement pas prise en considération
par les adversaires et les sceptiques. Lorsque certains éléments isolés le sont, c'est à la marge d'un
discours plus général, profondément empreint de résignation face à l'inéluctable réduction des
dépenses publiques à venir (ou parfois teinté d'une réjouissance presque masochiste face à cette
perspective). Ainsi, il apparaît très clairement que la « mayonnaise créative » ne prend pas. L'équipe
dirigeante de Mareel ne semble tout simplement pas prise au sérieux. « How can we believe public
sector workers on good pay, with a safe job, when they come and tell us we're going to be setting up
companies in fashion, web design and video production (…) and that we'll soon all be using Mareel
to make money ? »292 demandait une mère de famille sans emploi de l'île de Burra. Face à ce
discours de l'entrepreneuriat créatif et de la valorisation économique de la culture, on est tenté de
voir là le signe de ce que Richard Hoggart appelait, dans un autre contexte, l'attention oblique des
classes populaires. Ce discours semble en effet « glisser » sur une majorité d'habitants, tandis que
les plus intéressés restent à la fois figés dans ce mindset soi-disant dépassé de la politique culturelle
comme œuvre sociale, outil démocratique, et profondément déprimés face à l'inéluctable
démantèlement de celle-ci – qu'un Mareel ne fait au fond que précipiter.
Troisièmement, bien que j'aie peu souligné ce point dans cette évocation des critiques du projet, il
reste un argument – et c'est sans doute le seul – des défenseurs de Mareel qui ne soit ni ignoré, ni
vilipendé, à savoir l'intérêt de construire de nouveau un cinéma en Shetland. Même certains des
individus les plus hostiles au projet avouent qu'ils iront bien se laisser distraire par les images
mouvantes de temps à autre. Effectivement, les seules données fiables auxquelles j'ai aujourd'hui
accès, concernant l'usage de Mareel, attestent du succès retentissant des salles de cinéma, dont la
fréquentation est plus de deux fois supérieure aux prévisions (et bien plus massive que celle
enregistrée dans un complexe similaire dans l'archipel des Orcades). Ceci confirme ce que l'on
pouvait lire entre les lignes du récit du « bâtiment qui travaille dur », à savoir que l'invocation
tapageuse des multiples activités productives (et bien sûr de leur contribution à l'économie du
dispositif) avait vocation à minimiser, voire à occulter le fait que Mareel demeure avant toute chose
une formidable incitation à la consommation : de films précédés de leur dose réglementaire de
publicité ; du réseau wifi « gratuit », porte ouverte vers l'univers numérique marchand ; de
spectacles de musique ; de formations Flash et In Design ; de pop-corn et de coca-cola ; de vins et
d'arachides grillés – bref, l'opportunité de pouvoir enfin réaliser en Shetland une petite partie de
cette expérience de la consommation qui, jusque là, nécessitait un voyage contrariant vers
292 « Comment est-ce qu'on peut croire des salariés du secteur public, qui sont bien rémunérés, qui ont une sécurité de
l'emploi, et qui viennent nous dire qu'on va se lancer dans des entreprises de mode, de web design ou de production
vidéo (…) et qu'on sera bientôt tous en train d'utiliser Mareel pour gagner de l'argent ? »
128
Aberdeen, Edinbourg ou Glasgow. Sans doute la socio-économie artificielle des îles Shetland
trouve-t-elle en Mareel un marche-pied, lui permettant de se hisser vers de nouveaux sommets de
déprédation et d'anesthésie, rapprochant ainsi la reconnaissante périphérie vers le centre de
l'Occident capitaliste.
129
C. Éléments d'analyse théorique. Les industries créatives en
Shetland : une notion mise à l'épreuve?
Introduction
La mise en place de Mareel et les usages de cet équipement marquent incontestablement le
rapprochement de la périphérie shetlandaise et du centre (britannique, européen, occidental). Il est
même tentant d'évoquer la métaphore du glissement de terrain, en observant les premiers chiffres
annuels de la consommation de contenus cinématographiques293. Bien qu'on ne dispose pas de
statistiques concernant l'utilisation des studios d'enregistrement et de montage ou des ressources
informatiques qu'offre le creative industries hub, des preuves manifestes d'une certaine activité ont
été fournies, épisodiquement, au cours des quelques dix-huit mois d'existence de l'équipement.
Ainsi, la création de contenus audiovisuels par le collectif Teevliks (un groupe de jeunes artistes et
musiciens shetlandais qui s'est formé dans le cadre de la licence professionnelle de music
management qu'offre le Shetland College) a été mise en avant, en page d'accueil du Shetland Times
durant environ six semaines au cours de l'hiver 2013-14. Leur clip Lick of the Noup semblait
fortuitement attester de la propension qu'aurait Mareel à stimuler la création collaborative et
l'entrepreneuriat culturel, fût-ce à un niveau encore balbutiant294.
Le discours volontariste de Shetland Arts trouvait une autre incarnation dans le succès « viral » de
la vidéo Shetland A-Z295, également produite à Mareel – nonobstant qu'une fois de plus, sa diffusion
devait beaucoup au vieil hebdomadaire local, tandis que son réalisateur s'avérait être le Music
Development Officer, Bryan Peterson. Ces quelques exemples montrent qu'en dépit de l'indifférence
et des critiques nombreuses, le creative industries hub remplirait désormais peu ou prou une des
fonctions qui lui ont été implicitement assignées par ses avocats, à savoir justifier a minima leurs
propres versions du discours – ou de la doctrine – des industries créatives, dont nous avons observé
les origines pour le moins métropolitaines. Que des ressources échangées contre la consommation
de pop-corn et de films publicitaires assurent une partie des coûts de ces créations collaboratives,
voilà un détail ; l'important n'est-il pas de pouvoir affirmer que ces combinaisons contribuent in fine
au développement économique de la communauté ?
293 Je ne fournirai pas de segmentation par genres ou par catégorie ; suffit-il de rappeler qu'aucun de ces films n'a été
ne serait-ce que partiellement produit en Shetland.
294 Cette vidéo est disponible sur le site du projet Back From Beyond qui a bénéficié d'une subvention du Scottish
Natural Heritage (http://www.backfrombeyond.org/videos, consulté le 29/04/2014).
295 Cette vidéo est disponible en ligne sur www.youtube.com/watch?v=Su5weSQH1DY, consulté le 29/04/2014. A
cette date, elle a été consulté plus de 42000 fois.
130
Dans cette étude de cas j'ai questionné le caractère exceptionnel de ce territoire et de son
organisation socio-économique. J'ai souligné les singularités du développement historique de cette
micro-société et j'ai interrogé l'hypothèse d'une identité culturelle shetlandaise originale, vivace,
mais non dénuée de contradictions. Arrivé au terme de l'exposé des faits et des éléments saillants de
mes enquêtes, il paraît opportun de reprendre les conclusions partielles proposées ci-avant, afin d'en
extraire des éléments d'analyse plus affinés, plus cohérents, et de les mettre en parallèle avec des
réflexions théoriques plus générales. Deux niveaux d'analyse émergent, à la fois au vu des
spécificités de l'objet de recherche progressivement élaboré, et dans la continuité des travaux que
j'ai menés au cours des dix dernières années.
Il s'agit, premièrement, de considérer dans quelle mesure cette configuration apparemment
exceptionnelle nous renseigne sur la capacité de pénétration de la doctrine des industries créatives.
Les paradigmes industriels de la création et de la collaboration (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013)
reposent sur des formes de croyance, mais suscitent également de la défiance, voire des résistances.
Ces divers phénomènes peuvent à première vue sembler exacerbés sur un territoire périphérique
comme l'archipel shetlandais, partiellement du fait des spécificités de sa configuration
socio-économique et politique. Mes recherches permettent de rendre compte de dynamiques et de
tensions sans doute moins perceptibles dans les zones centrales ou métropolitaines, mais qui restent
néanmoins significatives si l'on souhaite interroger la viabilité heuristique des notions d'économie
créative ou collaborative.
Par extension, l'étude des tentatives d'implantation des discours, pratiques et politiques des
industries créatives aux îles Shetland apporte des éclaircissements du point de vue des
transformations des relations entre économie et culture. Ce second niveau d'analyse propose de
considérer le cas shetlandais comme une parabole d'évolutions socio-économiques plus générales,
notamment du point de vue des médiations entre les bases matérielles de la société et les
productions culturelles et idéologiques. Il s'agit ici d'examiner si les conclusions de ce cas d'étude
infirment, nuancent, confirment ou complètent l'hypothèse générale d'un renforcement et d'une
extension du système des industries culturelles, telle que je l'ai formulée et interrogée par ailleurs
(Matthews, 2014 : 19-78).
131
1. Un discours diversement mobilisé et accueilli
Dans son introduction à l'ouvrage Creative Economy, Creative Industries, des notions à traduire,
Philippe Bouquillion rappelle en quoi ces dernières se situent dans la lignée de visions
programmatiques et holistiques antérieures comme celle développée autour de la « télématique »
dans les années 1970, puis des « autoroutes de l'information » une vingtaine d'années plus tard. Il
souligne à cet égard le fait que les discours de l'économie et des industries créatives partagent avec
leurs précurseurs un caractère de « grand projet », « profondément libéral – mais d'un libéralisme
“aménagé” où l’État joue un rôle de promoteur d'un cadre globalement favorable aux intérêts
industriels » (Bouquillion, 2012 : 40). De façon significative, l'auteur note également que cette
vision enchantée – croisant créativité, mondialisation culturelle et économique – s'appuie sur une
articulation étroite entre économie et culture : « cette articulation passe notamment par l'insertion
des savoirs, savoir-faire, des éléments de la culture traditionnelle dans les processus industriels et
marchands qui transforment ces éléments en marchandises pouvant être valorisées sur le marché
mondial » (Bouquillion, 2012 : 41). Ainsi, « plus que dans les précédents projets, les thématiques
développées vont viser conjointement les pays du Nord, les pays émergents et les pays du Sud »
(ibid). Les résultats de la présente étude permettent de compléter ou d'affiner ces deux propositions
sur deux plans.
Premièrement, ils confirment l'inspiration foncièrement diffusionniste de ce nouveau « grand
projet », en illustrant sa vocation à s'étendre non seulement vers les pays en développement, mais
également en direction de zones périphériques et rurales au sein de ces pays du Nord que la
littérature dominante a tendance à réduire à leurs espaces les plus métropolitains. Le cas shetlandais
est particulièrement intéressant à cet égard, du fait de la relative prégnance de ces « éléments de la
culture traditionnelle » et de l'importance qu'ils revêtent dans les applications locales du discours et
de la doctrine des industries créatives.
Deuxièmement, mes recherches sur les industries créatives et les politiques publiques en Shetland
confirment que le déploiement de ce « grand projet » participe d'un certain aménagement du
libéralisme – dans lequel la puissance publique occupe une place paradoxalement centrale – et qui
vise, en théorie du moins, à garantir les conditions optimales d'un essor du culturepreneuriat.
Toutefois, ce cas révèle un enchevêtrement d'institutions publiques locales dont les actions
traduisent de manières contrastées les injonctions ou impulsions émanant d'instances centrales,
nationales et supranationales. D'autres travaux ont bien sûr mis en évidence les articulations entre
politiques publiques nationales et territoriales autour de ces thématiques296. Le caractère restreint du
cas d'étude shetlandais présente toutefois l'intérêt de permettre un balayage complet de l'ensemble
des structures de « gouvernance » locale, tout en replaçant celles-ci dans le contexte bi-national
296 Voir notamment les contributions de Jean-Baptiste Le Corf et de Philippe Béraud et Franck Cormerais à l'ouvrage
susmentionné (Bouquillion, 2012 : 99-129).
132
(Écosse et Grande Bretagne) et européen dont elles restent par ailleurs tributaires.
Certes, mes recherches mettent en évidence le caractère relativement atypique de la configuration
politique des îles Shetland (et, plus largement, des contextes socio-économique et historique propres
à ce territoire), mais cette étude conserve néanmoins une portée plus générale. La vision
programmatique d'un renouveau social et économique via les industries créatives se déploie en
Shetland au travers de négociations symboliques et de manœuvres tactiques, de vives polémiques et
d'alliances parfois improbables. On peut ainsi observer une déclinaison spécifique et localisée de ce
que Philippe Bouquillion présente comme l'une des caractéristiques centrales du « grand projet » :
« Les dissensions et hésitations autour de ces thématiques [des industries et de l'économie créatives]
illustrent bien le fait que comme les précédentes propositions de grand projet, nous sommes en face
d'un “construit social controversé” (Lacroix, Miège, Tremblay, 1994), recouvrant des intérêts qui
comportent leurs parts de convergence et de divergence » (Bouquillion, 2012 : 40). Cette
confrontation / juxtaposition d'intérêts plus ou moins discordants, mais qui peuvent paraître
temporairement articulés via la perspective des industries créatives comme « solutions de sortie de
crise » (Bouquillion, 2012 : 5), transparaît en effet de façon claire sur le terrain shetlandais. De plus,
la transposition de débats, émanant originairement des instances politiques, économiques et
idéologiques de zones métropolitaines, se redouble d'initiatives, interrogations et réactions
spécifiquement insulaires, notamment de la part des « destinataires » des politiques publiques –
travailleurs créatifs ou simples citoyens.
Ce nouveau « grand projet » occupe ainsi une place significative et néanmoins problématique dans
l'espace public local, dont attestent la mobilisation d'éléments de discours plus ou moins génériques,
ainsi que la circulation de représentations diverses au sujet de ses applications concrètes sur place. Il
est remarquable que seule la thématique du développement durable (incarnée entre autres par le
projet de construction de ferme d'éoliennes Viking Energy) fournit un objet semblable de fantasmes,
de craintes et d'espoirs collectifs. En gardant à l'esprit ces différents niveaux de déclinaison de la
vision des industries et de l'économie créatives, l'analyse permet de dégager quatre principales
conclusions.
Premièrement, on observe incontestablement des phénomènes d'adhésion, voire de croyance, en
cette vision programmatique, même si une partie de ceux-ci semble davantage relever de formes de
simulation. Mon analyse de la Shetland Cultural Strategy illustre clairement ce point et montre bien
que ces discours sont empreints de paradoxes. Ainsi, parmi les avocats d'une régénération
économique basée sur les filières associées aux industries créatives, ce terme est parfois délaissé au
profit de notions plus larges comme digital economy ou social enterprise. Les tenants des discours
les plus enthousiastes – ceux là même qui voient dans le financement public un obstacle pour
l'esprit d'entreprise des travailleurs créatifs – peinent à en identifier des applications concrètes dans
leur propre activité de production (ou de soutien à celle-ci). Ainsi, hormis dans le champ du textile,
on observe en fin de compte fort peu de dispositifs permettant de diriger la production culturelle
vers des débouchés ayant potentiellement des impacts positifs sur la croissance économique locale
(partenariats, exportations, prototypes, etc.). Dans certains cas, ces mêmes acteurs semblaient
133
considérer l'entretien un peu à la manière d'un exercice de défense du bilan shetlandais en la matière
: il leur incombait, même au prix de la fabulation et de la surenchère, de prouver que Shetland
méritait bien le qualificatif d' « archipel d'excellence créative » avancé dans les documents de
Promote Shetland. De plus, mes enquêtes ont illustré diverses formes d'instrumentalisation de la
thématique des industries créatives, en tant que prétexte à la captation de rentes par certains acteurs
à partir des revenus pétroliers ou pour l'affectation de ces mêmes ressources – socialisées sous la
forme qu'on sait – vers des dépenses d'infrastructure comme Mareel ou le projet Shetland Telecom.
Deuxièmement, il apparaît que ces productions discursives induisent et traduisent simultanément
d'importantes transformations matérielles. Rappelons que le SIC a indirectement appuyé le
recrutement de Gwilym Gibbons à la tête de Shetland Arts et que ce dernier a mis en place une
stratégie consistant à rendre l'organisme financièrement plus autonome, voire rentable (via Mareel
ainsi que divers investissements en matière de DPI, tel le projet de long-métrage Between
Weathers). On pourrait ainsi penser qu'il y a là des signes d'une politique claire de la part du pouvoir
local, qui mettrait sciemment en pratique la doctrine des industries créatives. Or, il me semble que
ce cas relève davantage de la coïncidence, non pas au sens d'un concours de circonstances aléatoire,
mais bien d'une convergence d'intérêts caractéristique de ce « construit social controversé » évoqué
plus haut. L'exemple permet en effet d'observer comment une notion telle que les industries
créatives peut être ponctuellement mobilisée, par des acteurs localisés, dans le cadre de projets
restreints et vraisemblablement singuliers (en l'occurrence les efforts de la direction de Shetland
Arts en faveur de la construction d'un nouvel équipement culturel), tout en se greffant de facto sur
des évolutions socio-économiques plus générales.
L'un des mérites du travail de Patrice Flichy sur « l'imaginaire d'Internet » est d'avoir finement
illustré comment s'est progressivement constituée la vision utopique des « autoroutes de
l'information ». C'est bien à partir de projets restreints de réseaux numériques et de nouveaux
services liés à l'éducation et à la santé, puis au travers de la formulation d'une visée politique
apparemment émancipatrice, qu'a pu prendre forme ce « grand projet » – dont l'extension
prodigieuse et historiquement inédite de la marchandisation constitue la réalisation la plus manifeste
(Flichy, 2001).
C'est peut-être à ce niveau que se trouve le noyau de vérité de la notion fréquemment évoquée, mais
rarement explicitée, de transition vers les industries créatives. En effet, si l'on observe les filières du
textile vestimentaire, de l'artisanat ou de la musique enregistrée, en Shetland et au cours des quinze
ou vingt dernières années, aucune de celles-ci ne transite à proprement parler ; si ces filières
connaissent des évolutions dans leurs modes de production ou de valorisation, ou encore dans
l'organisation du travail qui les caractérise, on ne peut guère avancer qu'elles se soient transformées
en devenant subitement (plus) « créatives ». Par contre, du fait leur insertion dans le dispositif
qu'incarne Mareel, de leur convocation par ses promoteurs, elles concourent indirectement à un
mouvement plus général. Ce mouvement est celui d'une extension du capitalisme des industries de
la culture et de la communication, qui se réalise notamment par la privatisation de biens et de
services devenus publics (ou partiellement socialisés) après 1945. Ainsi en est-il du centre culturel
134
tant attendu (par une minorité de la population, reconnaissons-le) : certes, les citoyens shetlandais
l'obtiennent, mais au prix d'une transformation d'un de leurs organismes publics de soutien à la
production culturelle, Shetland Arts, en « entreprise sociale », c'est-à-dire en une entité commerciale
dont un des principaux objectifs est de réaliser des profits lors de la vente de pop-corn et de places
de cinéma.
Troisièmement, si les avocats d'un « tournant créatif » de l'économie locale et d'un essor prochain
de l'entrepreneuriat culturel sont bien présents, il ressort néanmoins de mes recherches que ce
groupe reste relativement peu influent auprès des acteurs détenant des positions clefs au sein du
pouvoir exécutif et législatif local (membres du SIC, élus aux parlements de Londres et
d’Édimbourg). Bien que les leaders politiques insulaires ne cherchent aucunement à censurer ce
discours, ils semblent peu enclins à en promouvoir des applications concrètes dans leurs propres
actions. Certes, dans le cadre d'entretiens (ou de rencontres publiques spécifiquement dédiées à la
thématique), les décideurs politiques peuvent faire mine de reconnaître la pertinence du projet de
régénération via la créativité, mais dans les faits, ils délèguent volontiers la question à ces
institutions plus ou moins autonomes que sont Shetland Arts et le Shetland Amenity Trust297. A
première vue, ceci peut sembler caractéristique du arm's length principle298 qui a marqué l'histoire
des politiques culturelles en Grande Bretagne, depuis que John Maynard Keynes présida à la
fondation de l'Arts Council en 1946. Mais lorsqu'on connaît, d'une part, le niveau immixtion entre
personnels et élus du SIC et des différents trusts, et d'autre part, la dépendance financière de
l'ensemble de ces structures vis-à-vis du Shetland Charitable Trust (qui gère les revenus pétroliers),
l'hypothèse de la relative défiance (ou indifférence) des principaux décideurs politiques, face au
discours de l'économie créative, ne fait guère de doute.
Mes observations pointent vers une certaine fluctuation, dans le discours politique dominant, entre
des déclarations et mesures que l'on serait tenté de qualifier de « néo-libérales » ou de
« pro-austérité »299 et des appels à poursuivre et même à amplifier la dépendance vis-à-vis de
ressources énergétiques (et donc aux structures de redistribution existantes), mais en substituant à
l'ancienne rente pétrolière une nouvelle, basée cette fois-ci sur l'exportation d'énergie électrique (qui
serait produite par l'importante ferme d'éoliennes Viking Energy). Que certains acteurs locaux
297 Si le rattachement des affaires culturelles au département du développement économique peut sembler à première
vue symptomatique d'une réorientation des politiques basée sur la doctrine des industries créatives, nous avons bien vu,
au travers de l'entretien avec le Economic Development Officer Neil Grant, combien ce dernier était réellement peu
intéressé par la question. Manque de statistiques fiables, approximations, absence de mesures ciblées : autant d'éléments
qui témoignent plutôt d'une volonté de laisser ce champ aux organismes parapubliques précitées, tout en soulignant que
ces derniers devront réduire leurs dépenses au cours des années à venir.
298 Ce terme, que l'on peut traduire par « gestion à distance de bras », renvoie au principe selon lequel ni élus
politiques, ni membres de l'exécutif gouvernemental ne sont impliqués dans les arbitrages en matière de soutien ou de
subventionnement culturel. L'apparition tardive d'un Department of National Heritage (1992), puis de la DCMS (1997)
en témoigneraient, mais même auparavant, tandis qu'il existait un poste de secrétaire d’État aux arts (à partir de 1965),
le rôle de l'exécutif était censé se limiter à formuler de grands objectifs et à garantir des moyens aux structures
autonomes en charge d'implémenter les actions de politique culturelle – au premier titre desquelles se trouvait l'Arts
Council, séparée en entités nationales (Angleterre, Galles, Ecosse) au milieu des années 1990. Pour une présentation
plus approfondie de cette question, voir l'article de Cécile Doustaly, « Les Politiques de soutien à l’art en Angleterre
depuis 1990 : “exception britannique”, dirigisme ou modèle hybride ? » (Doustaly, 2007).
299 Cette orientation se reflète bien sûr au travers de coupes budgétaires affectant les domaines de l'éducation, du
transport public, de la culture et des équipements de loisirs.
135
influents jouent sur ces deux tableaux ne favorise guère l'éclosion de scénarios politiques
alternatifs ; mais ces positionnements montrent avant tout que la pénétration du discours des
industries créatives rencontre des limites certaines sur ce territoire.
Quatrièmement, mes enquêtes mettent en évidence diverses formes de défiance face au discours des
industries créatives et aux transformations des politiques publiques qu'il implique. Dans certains
cas, on peut même parler de résistances face à ce nouveau « grand projet », qui ne semblent pas
pouvoir être expliquées uniquement par les singularités socio-économique, politique ou historique
des îles Shetland. Ces oppositions sont d'abord particulièrement visibles dans le cas de Mareel, ainsi
que vis-à-vis d'autres projets ayant suscité des réactions d'hostilité semblables, comme le complexe
touristique et créatif de Brough Lodge300. Plus généralement, nous avons vu que les notions de
classe créative ou de territoire créatif avaient peu de prise sur les travailleurs culturels insulaires, et
encore moins parmi le reste de la population. De même, on note la permanence relative d'attentes
classiques vis-à-vis des pouvoirs publics, en matière de démocratisation culturelle et/ou de
correction des échecs du marché. L'étude des logiques à l’œuvre du côté des pouvoirs publics
atteste de flottements et d'hésitations mais on doit toutefois reconnaître que le principe d'un service
public assurant une relative égalité d'accès aux lieux de diffusion et de pratique culturelles, ainsi
qu'à la formation artistique, reste influant. Sur un autre registre, les justifications d'égalité
territoriale avancées par les porteurs du projet Shetland Telecom apportent une des illustrations les
plus frappantes de la permanence du rôle du gouvernement local dans l'approvisionnement en
infrastructures communicationnelles. Il va de soi que dans le domaine spécifique du cinéma, le
remplacement des dispositifs plus irréguliers de distribution (Garrison Theatre, ciné-clubs) par les
deux salles de projection de Mareel rationalise sensiblement l'offre, et on peut par ailleurs se
demander quels seront les effets à long terme de l'agenda néo-libéral qui domine en Grande
Bretagne. Toutefois, en croisant les indicateurs statistiques de l'activité de production culturelle
locale et l'étude des politiques publiques, il apparaît que ces dernières sont fort peu efficaces, si
cette action publique a pour vocation d'appliquer les préceptes de la doctrine de l'économie créative.
A contrario, elles restent relativement performantes si leur but est de soutenir la production et la
consommation culturelles dans une perspective large de redistribution sociale et d'accès à l'offre de
biens et de services.
Ces oppositions à la doctrine des industries ou de l'économie créatives ne sont pas spécifiques aux
îles Shetland. Des phénomènes similaires s'observent à l'échelle de la nation écossaise, comme le
montrent les recherches de Susan Galloway du Centre for Cultural Policy Research, de l'université
de Glasgow. Les extraits suivants d'une communication réalisée dans le cadre des troisièmes
journées d'économie de la culture permettent de mieux cerner le contexte plus large dans lequel ces
résistances se font sentir :
300 Piloté par Pierre-Étienne Cambillard, un français cadre de l'industrie pharmaceutique à la retraite, ce projet vise à
transformer l'ancien manoir du laird de l'île de Fetlar en résidence hôtelière et centre de séjours gastronomiques et
culturels. L'indifférence, voire l'hostilité, d'une partie de la population de cette île d'environ soixante-dix habitants sont
sans doute exacerbées par le souvenir collectif encore vif des agissements du seigneur qui vécut dans cette demeure au
dix-neuvième siècle, Sir Arthur Nicolson, dont la contribution particulièrement zélée au mouvement des enclosures
causa l'émigration de la majorité de la population de l'époque.
136
In recognition of the cultural importance of the media industries in a Scottish national context, there is
a growing public debate about both ownership and control, whether existing companies and
organisations adequately serve ‘national’ interests, and whether new forms of either ownership or
institutional structure are required in order to achieve desired cultural and democratic goals. In other
words in Scotland cultural (and political), rather than economic considerations are driving discussion
about public policy intervention within key parts of the creative industries. Whereas UK creative
industries thinking presents the national interest solely in terms of wealth creation, in Scotland, within
areas of the commercial creative industries – such as the press and publishing – the argument is made
that the national interest is in conflict with the commercial interests of (usually) externally owned
companies. (…)
From the late 1960s, the Scottish Arts Council has supported the development of indigenous Scottish
publishing houses, as a way of ensuring that the literature and poetry of Scotland, written in the
national languages and dialects – survives, and continues to thrive. Literature and language, although
less influential than the press and broadcasting industries, are still of great significance for the
construction of a distinctive cultural identity for the nation. The goals this policy sought to achieve were
cultural, but also democratic – to enable the freedom of expression both of writers and the reading
public, whose access and choice would otherwise be constrained by market forces. The aims were
cultural, but the instruments used were those of economic intervention. Although certainly not regarded
or labeled as such in the 1960s, by any other name this was a cultural industries policy. (...)
Given that the UK creative industries/creative economy model arose in a particular set of circumstances
and appears already to have become a casualty of its intellectual weaknesses, it may be redundant to
consider whether it should be transferred elsewhere. But it is precisely at this time, when creative
industries/creative economy thinking reaches its endpoint in England that in Scotland the restructuring
of government support for the cultural sector is proceeding - firmly based upon creative
industries/creative economy thinking and with a name to match – Creative Scotland. Given the context I
have briefly described, the construction of a new cultural institution based on these principles is proving
to be problematic. (Galloway, 2008 : 4-5)301
301 Reconnaissant l'importance culturelle des industries médiatiques dans un contexte national écossais, il existe un
débat public croissant autour de la propriété et du contrôle, qui interroge en quoi les entreprises et organisations
existantes servent suffisamment les intérêts “nationaux”, et si de nouvelles formes, soit de propriété, soit de structure
institutionnelle, sont requises afin d'atteindre des objectifs culturels et démocratiques souhaités. En d'autres termes, ce
sont des considérations culturelles (et politiques), plutôt qu'économiques, qui guident la discussion autour de
l'intervention publique au sein de composantes clefs des industries créatives. Tandis que la pensée des industries
créatives au niveau du Royaume-Uni envisage l'intérêt national uniquement en termes de création de valeur, en Écosse,
au sein de filières des industries créatives commerciales – telles que la presse et l'édition – l'argument avancé est que
l'intérêt national s'oppose aux intérêts commerciaux d'entreprises appartenant (généralement) à des propriétaires
externes.
Depuis la fin des années 1960, le Scottish Arts Council a soutenu le développement de maisons d'édition écossaises
indigènes, dans le but d'assurer la survie de la littérature et de la poésie écossaise, écrites dans les langues et dialectes
nationales. La littérature et la langue, bien que moins influentes que les industries médiatiques et audiovisuelles, restent
d'une grande importance pour la construction d'une identité culturelle nationale. Les objectifs que se fixait cette
politique étaient culturels, mais également démocratiques – assurer la liberté d'expression aux auteurs et au public
lecteur, dont l'accès et le choix seraient sinon limités par les forces du marché. Les buts étaient culturels, mais les
instrument utilisés étaient ceux de l'intervention économique. Bien qu'elles ne portaient pas cette appellation dans les
années 1960, il s'agissait là clairement de politiques des industries culturelles. (…)
137
Ces différentes remarques s'appliquent pleinement au cas shetlandais – d'autant plus que le poids du
secteur public dans l'économie locale, et la diversité de dispositifs de soutien aux arts, au patrimoine
et aux filières considérées comme faisant partie des industries créatives, ont été proportionnellement
encore plus importants dans cette zone périphérique que dans le reste de l'Écosse, depuis la fin des
années 1970.
En définitive, les résultats de mes recherches – qu'il s'agisse d'indicateurs statistiques ou des
éléments d'ordre plus qualitatif – ne font que confirmer, une fois de plus, les faiblesses théoriques
des notions d'industries créatives, et de leur supplétif économie créative. Le caractère hétérogène
des filières ainsi regroupées transparaît de façon limpide sur ce territoire, tout comme la nature
fantaisiste des prévisions des adeptes de la doctrine. De même, si l'examen approfondi des deux
versions de la Shetland Cultural Strategy révèle un manque de précision factuelle et statistique, on
observe le caractère hybride de certaines recommandations et des antagonismes durables autour de
la définition des spécificités culturelles shetlandaises. Pour résumer ces contradictions il est tentant
de considérer qu'elles opposent partisans de la préservation d'une identité culturelle élusive, d'un
côté, et apôtres d'une créativité abstraite, de l'autre. Et peut-on dire, comme certains opposants
notoires au creative industries hub, qu'il s'agit là de l'incarnation d'un discours « importé du sud
» et, de surcroît, fort récent ? Cette interprétation est discutable, car comme on a pu le voir, certains
acteurs locaux militaient dès le début des années 1980 pour une réorganisation de l'économie locale
basée en partie sur les « arts appliquées ». Comme je le propose dans le sous-chapitre suivant, ces
antagonismes peuvent être mieux cernées à partir d'une analyse matérialiste. Pour l'heure, ces
conclusions rejoignent les analyses de Philippe Bouquillion, à partir desquelles on conçoit que l'une
des principales applications de ce « grand projet » est précisément d'occulter les antagonismes
socio-économiques qui constituent pourtant son propre « terreau » :
Avec l'économie et les industries créatives, les conflits de classes sont évités et les intérêts économiques
divergents réconciliés. La créativité permet de réunir différents registres artistiques, économiques,
politiques et sociaux. C'est un terme qui réduit la complexité du social, l'individualise, le définit par
l'économie, dans la mesure où les relations sociales comme l'être humain sont envisagés par le prisme
de la créativité, devenue le principal “actif” des individus contemporains, la principale composante de
leur “capital humain”. De même, ces discours sont très simplificateurs. Plutôt que de mettre en lumière
les caractéristiques spécifiques des divers enjeux sociaux, politiques et économiques, de restituer
comment ils se sont historiquement construits, ces discours insistent a contrario sur ce qui les articule,
associe les enjeux, tout comme les secteurs économiques, les acteurs et les institutions, ou les différents
échelons territoriaux. À l'ère des industries et de l'économie créative, la complexité du social et les
conflits sociaux se dissolvent dans la communication – héritage de la société de l'information – et dans
Étant donné que le modèle britannique des industries et de l'économie créatives a émergé par un jeu de circonstances
particulier et semble déjà éprouvé par ses faiblesses intellectuelles, il peut s'avérer déraisonnable de considérer s'il doit
être transféré ailleurs. Mais c'est précisément à ce stade, alors que la pensée des industries et de l'économie créatives
atteint un cul-de-sac en Angleterre, que s'engage en Écosse une transformation du soutien public au secteur culturel
basée sur cette pensée des industries et de l'économie créatives, par le lancement de l'agence Creative Scotland. Étant
donné le contexte que j'ai brièvement décrit, la mise en place d'une nouvelle institution basée sur ces principes s'avère
problématique.
138
la créativité, qui constituent l'apport de ces nouvelles notions. (Bouquillion, 2012 : 40)
139
2. Une parabole shetlandaise
À l'origine de ces travaux – et de surcroît lorsque j'en reformulai la problématique au
commencement de mon séjour de recherche aux îles Shetland au printemps 2011 – s'est posée la
question du caractère exceptionnel de ce terrain périphérique, notamment du point de vue de sa
configuration socio-économique et du rapport entre cette dernière et les sphères de la production et
la consommation culturelles. Cette singularité allait-elle limiter les possibilités d'une réflexion plus
générale, intégrant des éléments issus des recherches que j'avais menées antérieurement ou que je
poursuivais, sur les industries culturelles et le web collaboratif ?
Mes travaux sur les stratégies d'acteurs industriels et les usages de plateformes d'intermédiation
s'intègrent dans un programme plus large d'analyse et de critique des transformations du capitalisme
contemporain. Arrivé au terme de cette étude spécifique, et en m'appuyant sur le bilan
susmentionné, la « question culturelle » shetlandaise302 se découvre sous un jour nouveau. Loin de
constituer un obstacle pour l'analyse de transformations socio-économiques générales, elle peut
paradoxalement contribuer à en éclairer des éléments essentiels, si l'on s'efforce d'en produire une
analyse matérialiste. Deux précisions et rappels s'imposent en amont.
Premièrement, il convient certes de reconnaître que les recherches menées en Shetland ne
permettent pas d'interroger, directement, la question de l'efficacité de l'idéologie de la collaboration.
Les usages de plateformes web par la population insulaire n'ont pas fait partie du périmètre de cette
étude, et même si certains acteurs culturels et médiateurs institutionnels interrogés font état de
l'importance des réseaux de communication numériques pour la production locale (professionnelle
ou amateur) et son éventuelle valorisation, ces activités paraissent, dans leur ensemble, reposer
davantage sur des ressources financières issues, en dernière instance, de l'industrie pétrolière. Ceci
tient à la relative permanence de structures de soutien public, mais surtout au fait qu'une partie
significative de ces acteurs sont soit salariés à temps partiel ou à temps plein du secteur public local,
soit fortement dépendants de ses commandes. Même si les usages d'un Mareel impliquent un
glissement de la périphérie vers les « zones métropolitaines », cette configuration semble confirmer
ce que j'ai écrit plus haut, à savoir que la forme culturelle de la collaboration ne saurait a priori
s'apparenter à un modèle unique et universel de continuation du capitalisme.
Néanmoins, constater cette apparente particularité, ainsi que la faible pénétration du discours et de
la doctrine des industries créatives, ne suffit pas à attester que cette configuration se trouverait à
contre courant des tendances dominantes du capitalisme contemporain, ou qu'elle offrirait des prises
solides, permettant de résister durablement à la mise en système des industries de la culture et de la
communication, autour du web collaboratif.
La situation shetlandaise semble ainsi faire écho aux limites historiques qu'a rencontré la
302 Il s'agit ici essentiellement de l'interrogation que je pose à la fin du chapitre B.5. : existe-t-il une identité culturelle
spécifique à cet archipel et à ses habitants, aux conditions d'élaboration historiques aisément repérables, et qui
perdurerait malgré (ou peut-être même au travers) des distorsions et convulsions liées aux évolutions de ses bases
socio-économiques ?
140
valorisation du capital dans les processus de production médiatique et culturelle, soit du fait de
« contradictions inhérentes à ce processus lui-même, soit [du fait de] forces externes. » (Garnham,
1979 : 139). Rappelons que jusqu'à une période encore récente, le contrôle des moyens de
distribution et de diffusion culturelles échappait en grande partie à la valorisation capitalistique 303 :
la littérature et la poésie indigènes, de même que la musique, l'artisanat d'art, le spectacle vivant, et
même une large partie des activités de transformation du textile (pour l'habillement), étaient pour
ainsi dire « passés à côté » de l'industrialisation. De plus, si l'on reprend les termes de l'analyse de
Nicholas Garnham, un autre précieux instrument que le capital a su historiquement utiliser afin de
contourner ces limites à la valorisation, à savoir la puissance publique, était soit particulièrement
peu actif au niveau local (avant les années 1970), soit intégralement orienté vers des politiques de
redistribution, d'accès quasiment gratuit et de construction d'équipements publics (au sein desquels
les formes traditionnelles de représentation et de pratique collectives tenaient une place majeure).
C'est en effet seulement depuis une quinzaine d'années que la transformation de Shetland Arts en
organe de promotion de l'entrepreneuriat culturel se fait – timidement – sentir. On pourra objecter
que ces divers éléments n'ont rien de surprenant : un marché de trente à cinquante milliers d'âmes ne
présentait guère un enjeu économique vital, mais il n'en reste pas moins que jusqu'aux années 1970,
la production et la consommation culturelles demeuraient essentiellement non-marchandes et peu
industrialisées sur ce territoire.
Deuxièmement, si ces éléments permettent de souligner que l'émergence des industries culturelles
dans l'archipel est historiquement récente, on ne saurait perdre de vue que cette évolution
s'accompagne de profondes et brusques mutations sociales et économiques, directement imputables
à la construction du terminal pétrolier de Sullom Voe, puis à l'injection massive de ressources
financières dans le système complexe de gouvernement local et de redistribution que l'on sait. Une
analyse matérialiste de la « question culturelle » shetlandaise doit ainsi commencer par rappeler à la
fois l'importance relative de survivances de formes culturelles pré-industrielles ou « cultures
résiduelles » (Williams, 2005), et le caractère particulièrement artificiel de la socio-économie
locale. La question qui se pose à ce stade est la suivante : en quoi cette configuration
socio-économique serait-elle plus artificielle qu'une autre ?304 Ce que j'ai choisi de nommer ainsi n'a
pas directement trait à l'hypothèse d'une variation fondamentale de la forme dominante des relations
sociales de production et de distribution entre, mettons, l'archipel shetlandais et celui des Hébrides,
303 Seule la presse régionale, avec le titre aujourd'hui disparu Shetland News et le groupe Shetland Times, ont
historiquement fait exception à cette règle, mais ce dernier n'a-t-il pas farouchement résisté à plusieurs offres de reprise
par des groupes britanniques ?
304 Pour l'analyse matérialiste ce terme même pose problème, comme le rappellent les auteurs d'un récent pamphlet
sobrement intitulé Premières mesures révolutionnaires : « il suffit de relire l’Économique de Xénophon pour
comprendre de quoi il retourne dans l'économie. (…) Depuis ses origines l'économie organise la servitude de telle
manière que la production des esclaves soit mesurable. » (Hazan et al., 2013 : 46-47). En effet, le rapport économique
est par définition contingent, figement apparent et temporaire d'un rapport de forces matérielles réellement dynamique,
ce que souligne aussi Nicholas Garnham, tout en précisant que d'après Marx « l'économique est une forme
historiquement spécifique des relations sociales de production et de distribution : c'est la forme que ces relations
prennent au sein d'une formation sociale dans laquelle domine l'échange de marchandises » (Garnham, 1979 : 129).
Reconnaissons que la notion même de configuration ou de situation socio-économique, à l'échelle d'un groupe ou d'un
territoire quels qu'ils soient, reste problématique en ce sens qu'elle participe potentiellement d'un processus de
naturalisation d'une forme sociale.
141
ou entre la micro-société shetlandaise et la société britannique dans son ensemble. Ne nous y
trompons pas : la domination du principe d'échange marchand sur les rapports sociaux est partout le
même, à peu de choses près, et demeure en tous points également résoluble.
Si l'on observe par contre ces deux territoires et communautés historiquement comparables sur les
plans géographique, social et matériel – Shetland et les Hébrides – un élément saute aux yeux : l'un
des deux est parvenu, au cours des trente dernières années, à stabiliser sa population, tandis que
l'autre continue inexorablement de décliner. Chaque année, Shetland attire de nouveaux habitants,
certes à un rythme bien moindre qu'au début des années 1980, mais on y perçoit clairement la
présence de travailleurs manuels venus d'Europe de l'Est et d'Asie (dans les filières de l'aquaculture,
de la construction, des hydrocarbures et de la restauration, notamment). Cette immigration compte,
comme on l'a vu, des travailleurs « créatifs » anglais, mais également un nombre important de
salariés du tertiaire en provenance eux aussi du « sud » britannique : fonctionnaires administrateurs
et cadres, hospitaliers, animateurs et assistants sociaux, enseignants, scientifiques, etc.305
Mon propos tient en trois constats simples. Premièrement, comme je l'ai écrit dans l'introduction de
cette étude, on ne passe pas par les îles Shetland, on ne peut y aller par hasard. C'est évidemment la
rente pétrolière qui, en inondant l'ensemble de la socio-économie (y compris l'aquaculture et la
pêche qui restent importantes), a permis cette stabilisation démographique. Deuxièmement, les
activités matériellement productives – c'est-à-dire celles qui sont in fine directement ou
indirectement génératrices des ressources (naturelles ou marchandes) que cette population
consomme afin de subvenir à ses besoins naturels – occupent une minorité de la population. Une
majorité de celle-ci est employée pour des activités de services qui sont certes devenus, à des degrés
différents, essentiels au maintien de la population locale, mais dont l'existence même repose sur des
rentes collectées à partir du commerce de carburants et de poissons. Troisièmement, on ne peut
ignorer le coût très important de cette micro-société shetlandaise : sauf à imaginer des changements
drastiques de leur mode d'alimentation, les vingt-trois milliers d'habitants ne pourraient en aucun
cas dépendre d'une production agricole ou d'un élevage propres. Les conditions climatiques et les
exigences contemporaines en termes de confort font que la consommation énergétique reste parmi
les plus élevées de l'ensemble du pays. Or, malgré les projets de fermes d'éoliennes, ce territoire est
aujourd'hui dépendant d'hydrocarbures, que ce soit pour l'alimentation de la centrale électrique de
Lerwick ou pour la fourniture en fioul de milliers de chaudières individuelles qui, pour la plupart,
restent en fonctionnement toute l'année durant.306 Comble de l'ironie (ou preuve flagrante d'une
absence de planification), le terminal pétrolier de Sullom Voe n'a été équipé d'aucun dispositif de
raffinage : le fioul domestique et le gas-oil utilisés pour subvenir aux besoins énergétiques doit être
importé du « sud », tout comme l'ensemble du carburant pour véhicules ! Ces facteurs font dire à
certains observateurs cyniques que l'économie shetlandaise fonctionnerait bien mieux sans la
plupart des shetlandais.
On pourrait objecter que l'ensemble de ces considérations s'inscrit en porte-à-faux avec le principe
305 Contrairement à la présence d'Erving Goffman sur l'île d'Unst en 1949-1950, je peux attester que la mienne sur
Burra n'avait rien d'étonnant ni même de vaguement pittoresque pour les habitants locaux : un chercheur n'a plus de
souci à se faire pour se « fondre dans la masse » shetlandaise et ne risque plus guère d'être pris pour un espion !
306 La tourbe est certes encore utilisée comme combustible, mais par une minorité de personnes âgées, propriétaires de
tourbières et résidant hors du centre belt Lerwick-Scalloway.
142
d'une politique de redistribution des richesses et d'accès au services publics à l'échelle de la nation –
britannique ou écossaise –, qui lutterait contre les inégalités territoriales et permettrait à la
population des Hébrides et de Shetland de se développer sereinement, mais dans les faits, les
structures et orientations politiques établies ne vont guère dans ce sens. Dans un tel scénario
alternatif – qui s'apparente à ce que l'on désigne communément en France par l'idéal de péréquation
républicaine – la question du coût de la micro-société shetlandaise se poserait bien sûr autrement.
Mon analyse porte cependant sur la configuration existante en Grande Bretagne, qui a conféré des
responsabilités significatives aux autorités locales, en matière d'accès aux services publics, tout en
consacrant depuis de nombreuses décennies le marché comme instance légitime de distribution des
biens de consommation courante susmentionnés (énergie, produits alimentaires, etc.). C'est
seulement au sein de ce contexte historiquement déterminé que l'on peut parler d'une
socio-économie artificielle, qui repose conjointement sur le commerce de produits externes et sur le
travail productif d'une minorité de la population.
Revenons, avant de conclure, à la « question culturelle » shetlandaise. J'ai montré dans la partie B. à
quel point les notions d'identité culturelle ou de sous-culture shetlandaise restent problématiques et
sources de luttes symboliques vives. L'hypothèse que j'ai proposé est que l'une des causes du
malaise qui entoure leur définition tient au chamboulement des bases matérielles des formes
culturelles traditionnellement dominantes sur ce territoire – dont on trouve effectivement des traces
sous la forme d'éléments de « cultures résiduelles »307. D'après mes recherches, s'il existe
aujourd'hui une spécificité culturelle – tantôt « à côté » de phénomènes observables ailleurs en
Grande Bretagne ou amplifiant ceux-ci – elle tiendrait principalement à deux facteurs.
D'une part, du point de vue des formes et productions culturelles, la spécificité shetlandaise se
matérialiserait par des productions littéraires et artistiques, mais surtout textiles et musicales,
largement empreintes de « traditions ». Mais dès que l'on annonce ceci, il faut bien sûr préciser que
ces « traditions » sont elles-mêmes seulement vieilles de soixante-quinze à cent-cinquante ans. Les
formes culturelles antérieures ont été effacées et ré-écrites au cours du dix-neuvième et vingtième
siècles, à la suite de l'industrialisation de la pêche et de l'émancipation relative d'une population
jusque-là sous le joug du Shetland Method et de ses seigneurs-marchands. De plus, ces
« traditions » ont été transmises et défendues au cours des quarante dernières années de façon
nettement plus autoritaire qu'on pourrait l'imaginer à première vue, souvent contre des segments
entiers de la population, et grâce à la puissance d'un complexe institutionnel et politique insolite
(pour ne pas dire vaguement menaçant).
D'autre part, sur le plan des usages culturels, on observe une propension notable aux pratiques
collectives (sessions musicales plus ou moins improvisées), à des festivités où la communauté
insulaire se met en scène : Folk Festival, différents Up Helly Aa, fêtes printanières et estivales tels
que le Big Bannock, les dog trials, les régates et les country shows, etc. Ces représentations
collectives vont fatalement de paire avec une consommation importante d'alcool et d'autres drogues,
ce qui ne constitue certes pas une particularité shetlandaise en soi. Toutefois, le recours à
307 Celles-ci « cohabitent » évidemment, comme on l'a vu, avec des pratiques culturelles aussi mainstream que le jeu
vidéo, le visionnage de matchs de football ou l'écoute et le téléchargement de contenus musicaux en ligne.
143
l'intoxication de groupe paraît exacerbée, ce dont atteste la Shetland Cultural Strategy lorsqu'elle
recommande timidement de « reconnaître les aspects de la culture qui peuvent être potentiellement
nuisibles pour la santé et le bien-être ».308
Ces deux éléments peuvent apparaître comme les traits saillants d'une déclinaison spécifiquement
shetlandaise de processus plus généraux de médiation, par lesquels les rapports de production
matérielle sont traduits en pratiques culturelles – mais, dans ce cas précis, au moyen d'un lacis de
miroirs déformants et étourdissants. L'ivresse de groupe et son cortège annonciateur, ces
représentations publiques d'un stade antérieur fantasmatique, maintenu en état de vie artificielle
grâce aux ressources de la rente pétrolière, ne sont-elles pas toutes deux symptomatiques d'un
sentiment collectif d’insécurité et de culpabilité ? S'il existait quelque chose de l'ordre d'un moi
collectif shetlandais, cette pensée de Horkheimer et d'Adorno s'y appliquerait sans doute de manière
paradoxale : « L’ivresse narcotique, qui fait expier par un sommeil semblable à la mort l’euphorie
qui suspend le moi est l’un des dispositifs sociaux les plus anciens médiatisant l’autoconservation et
l’autodestruction, une tentative du moi de survivre à lui-même » (Adorno, Horkheimer, 1974 : 49).
Les fêtards shetlandais ne se tournent pas tant vers la promesse d'un plaisir irrésistible que contient
le chant des Sirènes auquel fait face le proto-bourgeois Ulysse, dans cet extrait de La dialectique de
la raison. Leur soûlerie musicale ressemblerait plutôt à l'acte pathétique de l'autruche enfonçant sa
tête dans le sable à l'approche du danger. Autoconservation et autodestruction sont ici moins
médiatisées que fusionnées.
En se liant à l'industrie pétrolière pour assurer leur survie, les shetlandais se sont condamnés à vivre
avec le secret à peine voilé de leur insécurité et de leur improductivité. Ne pas regarder en face la
réalité de la manne pétrolière et de sa fin inéluctable, va précisément de paire avec le fantasme
d'une identité culturelle qui permet de ne pas se pencher sur sa propre histoire – à commencer par la
seconde moitié du dix-neuvième siècle lorsque, libérés (par l'entremise du pouvoir central
britannique) de l’oppression des seigneurs-marchands, les travailleurs shetlandais ont confié leur
destin politique à un nouveau groupe dirigeant (dont les descendants sont encore présents), tout en
embrassant le salariat de l'industrie piscicole.
Depuis le milieu du siècle dernier, le manque d'investissements productifs (hormis dans la filière de
la pêche, désormais aux mains de quelques grands propriétaires), la faiblesse, voire l'absence de
forces politiques ou syndicales oppositionnelles, puis l'accaparement de l'aquaculture par de grands
groupes scandinaves, ont renforcé la dépendance matérielle des habitants. Pendant ce temps, les
industries culturelles venaient mêler leurs propres sirènes à l'enivrement des airs de violon
reconstitués par Tom Anderson.
308 Autre illustration de ce phénomène, lors de la dernière édition du plus important Up Helly Aa, celui de Lerwick, les
festivités furent pour la première fois filmées et diffusées via l'Internet, Promote Shetland souhaitant ainsi faire écho à la
reconnaissance internationale grandissante de cette « fête du feu ». Dans les jours qui ont précédé l'événement, des
consignes strictes furent transmises aux équipes organisatrices pour tenter de limiter l'enregistrement d'images montrant
l'état d'ivresse manifeste des participants. Malgré cette précaution, la retransmission du Up Helly Aa fut émaillée de
scènes de débauche frénétique (http://www.shetlandtimes.co.uk/2014/01/17/committees-warning-to-up-helly-a-squads/
consulté le 20/01/2014). Une recherche comparative des occurrences du terme « alcohol » au cours des douze derniers
mois, dans les archives des hebdomadaires The Shetland Times, The Orcadian et Hebrides Today donne une autre
indication claire de cette tendance. 52 occurrences pour le journal shetlandais, contre 12 occurrences pour les deux
autres publications réunies.
144
Certes, bien des habitants ont gardé de leurs ancêtres cette propension à la polyvalence qui
caractérisait le fisherman with a croft. C'est bien sûr le cas des dits « travailleurs pauvres » qui,
comme ailleurs en Grande Bretagne, se voient dans la nécessité de multiplier les activités (salariés
ou non). Mais de toute évidence le caractère prétendument industrieux des shetlandais est
aujourd'hui largement dilué. Autrefois souvent mis au service de projets communautaires ou de
mutualisations de ressources au sein de corporations professionnelles, cette légendaire
débrouillardise transparaît désormais davantage dans le cadre de stratégies de valorisation privées.
Comme dans le reste du Royaume-Uni, les années de thatcherisme puis de pouvoir néo-travailliste,
ont favorisé l'extension, d'une part, de l'accès des couches populaires à la propriété de leur domicile
(ce qui a de fait considérablement accru le parc immobilier des institutions bancaires), d'autre part, à
l'émergence d'un petit patronat du commerce et des services – qui se greffe localement sur une
tradition de petites entreprises familiales de pêche. Si ces processus de valorisation classiquement
associées à la petite bourgeoisie ne permettent pas nécessairement de subvenir aux besoins des
individus concernés – pas plus que le simulacre de propriété privée du domicile ne garantit la
sécurité du logement – les deux phénomènes ont incontestablement contribué à la dislocation
accélérée des formes de solidarité organique qui caractérisaient encore cette micro-société du temps
où Erving Goffman y effectua ses recherches doctorales.
À l'image d'autres régions périphériques de Grande Bretagne et des zones urbaines les plus
marginalisées, ces phénomènes se sont accompagnés d'une désaffection, d'un désintérêt croissant
vis-à-vis de la chose publique (Hall, 2008). Dans le cas spécifique des îles Shetland, le coût social
des politiques menées depuis la fin des années 1970 a sans aucun doute été moindre, mais
l'opportunité, bien provisoire, qu'a constitué la rente pétrolière n'a manifestement pas suscité
l'éclosion d'un débat public de fond autour d'un projet à long terme de développement social et
économique. Le choix de placer une grande partie des reserve funds dans des produits boursiers à
risque de la city, qui se sont effondrés lors de la crise financière de 2008-09, offrent une illustration
nette de l'absence de vision qui caractérise l'élite politique locale. De même, malgré les
accointances évidentes entre cette dernière et les grands patrons d'entreprises de pêche, les
représentants shetlandais dispatchés aux différents rounds de négociation communautaire ont
régulièrement entériné la réduction de leur quota et de leur zone de pêche, la Shetland box. Même
après des épisodes comme ceux-ci, seule une extrême minorité de la population insulaire s'est
élevée publiquement contre l'immobilisme du SIC, et la gestion des revenus de Sullom Voe reste
encore aujourd'hui régie par des accords avec les multinationales pétrolières dont le contenu n'est
pas accessible aux citoyens shetlandais. L'inflation, au cours des dix dernières années, de discours
présentant les industries créatives comme un projet de « sortie de crise » peut en dernière instance
prêter à sourire : les avocats de la créativité n'ont jamais sérieusement menacé le statu quo
idéologique local, et désormais les plus fantaisistes sont de toute façon neutralisés, absorbés par le
management de Mareel.
Au dénouement de cette étude, il me paraît opportun de citer un court extrait de ce qui constitue
sans doute le premier texte érudit dans lequel les îles Shetland occupent un rôle significatif – aussi
maigre soit-il – à savoir l'Orkneyingers Saga. Ce récit médiéval relate environ quatre siècles de
145
l'histoire des Orcades, à partir de l'époque où ces îles furent annexées par le roi de Norvège autour
de l'an 800 (A.D.). Composée par des auteurs anonymes, la saga mêle à la fois des éléments de
fiction et des faits plus avérés qui lui confèrent, d'après les historiens spécialisés, une valeur de
document historique (Renaud, 1988 ; Smith, 1988).
L'Orkneyingers Saga relate notamment les prouesses du comte Einar, fondateur d'une dynastie qui
contrôla les Orcades et Shetland durant plusieurs siècles, après avoir vaincu un groupe de vikings
danois qui pillaient les colonies norvégiennes établies dans les deux archipels. Cet extrait débute par
la proposition que fait Einar à son père Rognvald, de se rendre dans les îles pour y ramener la paix :
Einar went forward, the youngest of his sons, and said, « Wilt you that I go to the isles? I will
promise that I will never come back into your eyesight; besides I have here little good to part from,
and it is not to be looked for that my thriving will be less anywhere else than here. »
Einar sailed west to Shetland, and there folk gathered to him; after that he went south into the
Orkneys, and held on at once to meet Kalf Treebeard and his companion Skurvy. There a battle
arose, and both those Vikings fell. Then this stave was sung:
« He gave Treebeard to Trolls.
Turf-Einar slew Skurvy. »
After that he laid the lands under him, and made himself the greatest chief. He first of men found out
how to cut turf out of the earth for firewood, for they were ill off for wood in the isles. Einar was a
tall man and ugly, one-eyed, and yet the sharpest-sighted of men. (Vigfusson, 2012 : 7)309
Dans ce bref extrait on voit le seigneur Einar asseoir sa domination sur les colonies norvégiennes
des Orcades et de Shetland, en écrasant les pillards danois. Mais prêtons attention au surnom,
Turf-Einar, qui lui est attribué dans les deux vers d'un chant de victoire passé comme tant d'autres
aux oubliettes de l'histoire, puis à la courte explication qui suit.
La cause ultime de sa popularité auprès des colons des Orcades et de Shetland saute alors aux yeux.
La saga attribue en effet à ce personnage la découverte cruciale des propriétés combustibles de la
tourbe – innovation d'une importance historique s'il en fut, pour ces archipels situés à la périphérie
du monde nordique, dépourvus de bois et aux conditions climatiques hostiles. Notons au passage
que cette évolution, essentielle du point de vue du développement des moyens de production, fut
suivie par une augmentation sensible de la colonisation norvégienne et par l'implantation durable de
leur système parlementaire – dont le site archéologique du « Lawting Holm », au centre de
l'archipel shetlandais, apporte un témoignage « concret » (Smith, 1977 : 203-204).
309Einar se présenta, le plus jeune de ses fils, et il dit : « Voulez-vous que j'aille en ces îles ? Je promets que vous ne me
reverrez plus ; j'ai de toute façon peu de biens à perdre en partant, et il n'est pas dit que ma prospérité sera moindre
ailleurs qu'ici. »
Einar navigua vers l'ouest jusqu'à Shetland, et là les gens se rassemblèrent autour de lui ; après cela il se dirigea vers le
sud, dans les Orcades, et tint de suite à rencontrer Kalf Barbe d'Arbre et son compagnon Skurvy. Là survint une bataille,
et ces deux vikings succombèrent. Ensuite cette portée fut chantée :
« Il donna Barbe d'Arbre aux Trolls.
Turf-Einar massacra Skurvy. »
Après cela il se fit maître des terres, et devint le plus grand des chefs. Il fut le premier des hommes à découvrir
comment couper le turf hors de terre pour en faire du bois de chauffage, car ils manquaient de bois dans les îles. Einar
était grand, borgne et laid, et pourtant il était le plus visionnaire des hommes.
146
Ce détour historique me conduit non pas à répondre définitivement à la question d'une « exception
shetlandaise », mais plutôt à suggérer que l'on considère la configuration socio-économique de ce
petit territoire excentré comme une parabole de la situation de l'Occident dans son ensemble. Si
cette étude en soi ne permet pas d'infirmer ou de confirmer l'hypothèse d'un renforcement et d'une
extension du système des industries culturelles, elle peut au moins illustrer l'intérêt d'une analyse
matérialiste du rapport entre culture et ce que nous nommons encore, faute de mieux,
socio-économie.
Le visionnaire comte Einar et les industrieux shetlandais du neuvième siècle résolvaient un
problème matériel impérieux. L'éloge chansonnière suivait. De façon semblable, l'approche critique
doit aujourd'hui placer en première position la résolution des problèmes fondamentaux auxquels
font face les êtres humains – à commencer par ceux des sources d'approvisionnement énergétique et
des formes contemporaines de pillage qui caractérisent les rapports de production – et mettre de
côté l'éloge, bien prématurée, du cognitariat ou de la création collaborative.
Lors d'une intervention publique à l'université de Westminster, début 2014, évoquant ses différents
théoriques avec l'approche des cultural studies, Nicholas Garnham livrait ce qui me semble
constituer une conclusion opportune à cette parabole shetlandaise, que je me permets de reproduire
ici en guise d'ouverture à la réflexion :
The other problem – and I still think this is the case – was that I thought the cultural studies people (...)
were exaggerating the effects of what is narrowly called cultural practice on life in general and its
development. For all the talk of an information society and so on and so forth, if you look at current
debates about where our society is going, the important developments are not cultural, they are not the
development of social media or anything; I mean that is the froth on the surface. The things that
underlie it are things like shifting demographics and levels of productivity growth in the economy. If you
look at the global economy, for all the talk about culture and information, what are the things that most
concern people? Energy production, access to clean water. The big fortunes are being made not in
high-tech or the digital economy but in mining. The biggest problem facing the global economy is
physical transport infrastructure – a shortage of port capacity and railway lines – moving things about.
(Fuchs, Garnham, 2014 : 115)310
310 « L'autre problème – et je pense que c'est toujours d'actualité – est que je pensais que les tenants des cultural
studies exagéraient les effets de ce qui est étroitement appelé les pratiques culturelles sur la vie en général et son
développement. Malgré tout le bavardage sur la société de l'information et tout ce qui s'en suit, si vous regardez les
débats contemporains sur l'orientation de la société, les développements importants ne sont pas d'ordre culturel, ce ne
sont pas l'émergence des médias sociaux ou quoi que ce soit de cet ordre ; tout ça, c'est de l'écume à la surface. Les
questions qui importent sont celles des évolutions démographiques et des niveaux de croissance de la productivité dans
l'économie. Si vous regardez l'économie mondiale, malgré tout le bavardage sur la culture et l'information, quelles sont
les questions qui préoccupent le plus les gens ? La production énergétique, l'accès à l'eau propre. Les grandes fortunes
ne se font pas dans le high-tech ou l'économie numérique mais dans l'exploitation minière. Le plus gros problème
auquel fait face l'économie mondiale est l'infrastructure de transports physiques – le manque de capacités portuaires et
de lignes ferroviaires – déplacer des choses. »
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