Jean-Edern Hallier : propos inédits

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Jean-Edern Hallier : propos inédits
N"4 - JANVTFR
LesCnurcRS
I99B
DUJouRNALtsuç
Jean-EdernHallier : propos inédits
Entrevueréalisée
par |érôme Hesse
Né en 1959 à Paris,
a travaillé de nombreusesannées
dans l'édition et la presse
et a publié plusieurslivres.
214
Cet entretiena été réaliséà la fin de l'année
1987,à Paris,dans l'appartementde Jean-Edern
Hallier.Il a étédiffusésur une radio localeprivée
parisienne,où j'étais à l'époque journalisteanimateur-standardiste-producteur-homme
de
ménage,commele voulaitl'exaltationparticulière
de cettepériode.Il faut le lire aujourd'huien le
replaçantdans son contexte: 1987,l'année où
après vingt-trois ans d'opposition,la Gauche
arrivaitau pouvoi1attendueavecpassionpar des
millions de Français,et notamment par ma
génération,qui n'avait têté que le lait gaullopompidolo-giscardien
depuissanaissance.
Jean-EdernHallier était, à cette époque,
l'intellectuelqui comptait: ami déclaréet reconnu
du nouveau Président,penseur flamboyant,
hommede coupsmédiatiques,
écrivainincontesté.
C'était une figure attirante, séduisante,pour
l'apprentien intelligencede vingt-deuxans que
j'étaisalors.
81.-97:
beaucoupde chosesse sont passées.
Hallierestmort,nousavonsperdudes
Jean-Edern
paquets d'illusions, appris à regarder et à
comprendre.Pour ma part, aprèsquelquesmois
de relationsplus ou moins amicalesavec]eanje me suis
Edern (surtout très "parisiennes"),
éloignédiscrètement
à la rentréede 1982.Entretemps,il y avait eu cettehistoired'enlèvement,
jamaisélucidée.Il y avait aussiun petit cirque
permanentautour du personnage,
qui a fini par
me mettrevraimentmal à l'aise.Lesquinzeannées
suivantesont été,on l'a vu, un véritablefestival,
auquelj'ai assisté
commetout le monde,incrédule,
et personnellement
attristé.
Personnene peut enfermercet homme, le
définir. Bernard-HenriLévy le qualifie de
"pathétique"dans un article récent du Monde.
JrnN-EopBN
HnturB : PRoPostNÉotrs
à PierreGoldman,
Dollé,dansun livre qui vient de paraître,consacré
Jean-Paul
démontreles impostureset les posturesde Hallier, dandy qui se disait
révolutionnaire
et avaittout de mêmeépouséunehéritière.
Quant à son ahurissanteet insupportablejoute avecFrançoisMitterrand
(insupportabledes deux côtés,visiblement),elle en fait une caricatureà tout
mythomane,
point de vue. On pourrait encoreajouterqu'il était narcissique,
maison ne l'auraquandmêmepas
d'aucunsn'hésiterontpasà dire malhonnête,
cernépour autant.
et
finalementassezinintéressants,
Il faudraitpeu à peu oubliercesépisodes,
Halliera toujoursétévraiment,et premièrement: un
revenirà cequeJean-Edern
où
écrivain,dont le talentétaitsouventfoudroyant.De cetentretiendésordonné,
il se montreune fois encoreincroyablement
brillant,mais comédien,martyr et
mégalomane(et désespéré),
c'estce que j'ai pour ma part retenu.Lui-même,
d'ailleurs,nousy invite.
J.H.,octobrc7997
JérômeHesse: On ne peut pasvous définir,et ie croisque celane vous
déplaîtpas.Mais si vous,vousdeviezle faire ?
fean-EdernHallier : Je suis un écrivain,d'abord, totalement.Je suis
totalementun écrivain,totalementun poète,totalementun hommedu discours.
queje suisun créateur.
C'est-à-dire
]e pensequelesécrivainssontaujourd'huiles
Mais c'estune
derniersdesMohicans.C'estune espèceen train de disparaître.
parcequec'estune espècede la liberté,qui disparaîtra
espècetrèsmystérieuse,
pour un tempset qui renaîtra.Et qui ne peutpasne pasrenaître.Doncil peut se
une pensée
passerde longuespériodessanslittérature,avecdessous-cultures,
uniformeet molle, avant de voir la littératurereparaître,renaître,commeun
phænix renaîtde sescendres.Qu'est-cequ'un écrivain? C'est quelqu'unde
totalementreconnaissable,
quoi qu'il dise:c'estProust,Céline,dansunecertaine
mesureConstant,Chateaubriand,
Céline,Beckett.Il n'estpaspossible,en langue
française,
de faireune "grandelittérature"si l'on n'écritpasbien.C'estpossible
dansleslangues"romancières"
qui ont beaucoupd'adjectifs,commeleslangues
DosPassos
écrivaienttrèstrès
anglo-saxonnes
; par exempleFaulkner,Steinbeck,
mal au sensde noscritèresfrançais.Dostoïevski
et Tolstoïécrivaientcommedes
pieds.Ils étaientpourtantde grandsécrivains.Le drameet la grandeurde la
languefrançaise,
qu'onne
c'estcetteespècede colonnevertébralegrammaticale
peut absolument
pastordre,ou trèsdifficilement.Sij'étaisun simplefabriquant
de livres,un vrai industriel,je feraistravaillerdesnègres,je pondraismon livre
tousles six mois,j'affineraismesrecettespour exploiterun filon, êtreun de ces
marchandsde créneaude notremoyen-âge
moderne,installédessusjusqu'àce
et
qu'il s'use.Non, je me remetsen questionde livre en livre complètement,
j'essaiede rechargermes accus,de retravaillermon imaginaire.Je n'ai pas à
2r,
Lrs CtutrRS DU JouRNALtstttt
No4 - JANVTER
l99B
proprementparlerun grandimaginaire,c'està partir du déboîtement
du réelque
je peuxcréer.En cesens,le journalismem'estassezutile,et ma vie estle fumier
de ma littérature.
fH : En somme/vousêtesvotreplus grandbiographe?
je parlepresquetoujoursà la premièrepersonne,
mais
I-EH : Effectivement,
quelleimportance! Tout écrivainest Narcisse.Parceque resserrerson cercle
autourde soi,commedisaitKafka,c'ests'adresser
à l'universel.L universn'est
peut-êtreaprèstout qu'uneillusion,cequelesphilosophes
du XVIIIeont appelé
l'idéalismepur, ou cequeBaudelaire
appelaitévaporation,
de soi.
concentration
La clarté,la clairvoyance
de soi,c'estune manièrede parlerde tout le monde.
Parler de soi, c'est parler des autres,c'est parler de n'importe qui peut se
reconnaître
en vous,commeje croisque c'estla missionmêmede la littérature.
De mêmeque mon rôle d'écrivainestaussid'êtrel'intercesseur
de cettesociété
secrètequ'estla littérature,de repasser
lessecretsde ma langueà desgensplus
jeunes.En réalité,je suis toujours un enfant, j'ai toujours en moi ce que
Gombrowiczappelle l'immaturité.Ilimmaturité, la capacitéde verdeur,de
refleurissement
intime,c'estçala forcedu créateur.
pas?
fH: Vousêtesaussiun enfantdansvotrevie,mêmequandvousn'écrivez
complexe
I-EH : Le rapportà l'enfancequeje peux avoir est extrêmement
maispermanent.La mémoireque nousavonsde notreenfancefait de nos vies
passées
commedesvieséternelles.
Le tempsdesgrandesvacances,
quandj'avais
septans,huit ans,ça durait dessiècles,
bien sûr,et puis plus ça avance,plus les
chosess'emballent,
plus le tempsdevientcourt,plus le tempsvécudisparaît.il
ne restequecetteespèce
deplageéblouissante
et lointainede l'enfance.
C'estdéjà
un peu le discoursde la littérature,c'est-à-dire
un doublesouvenir,un souvenir
déphasé,
un souvenirdéplacé,comme,danslestoilesde Dufy,par exemple,les
traitspeuventêtreà côtéde la couleur.Alorsc'estquoi,l'enfance? D'abordc'est
un certaintotalitarisme.Ce n'est pas le totalitarismedes adultes,qui est un
totalitarisme
mou,c'estun totalitarismede la passion,c'estla quêtequi donnera
chezl'adulte ce qu'on appellela quêtede l'absolu,aujourd'huisi décriée,si
diffamée.L'enfanceestcemomentd'intelligence,
de folie,de liberté,de cruauté,
de tendresse,
d'amour,et tout ça s'efface.
n'estqu'un
Jecroisque l'adolescence
longâgeingrat,où surnoscerveauxs'imprimentlespoucesmousdesadultesqui
essaientde nous impressionner,
de nous influencer.Nous sommesde petites
sardinesenfouiesau fond des classesd'âge, qui passentleur temps à être
malaxéescomme de la pâte à modeler, par une série de faux-maîtres
abominables.
fH : Vous croyezqu'il est préférablede se retournercontrece qui vous
opprime,ou bien de créercequi vousmanque?
I-EH : Jecroisquetoutecréationvéritable,c'estle nln plssumus: <<
le mebnts,
216
JsN-EorBNHnrurR : PRoPostNÉars
je nepeuxpassupplrtercemonde
jt ,'y suispasà l'nise,je uaisêtreassassiné,
moderne,
nmssacré,
meurtri,je uaisperdretoutcequifait maforceetmnaérité.,Donc,c'estdans
la chute,pasdansla révolteou la rébellion,dansla chute,uneespèce
de parcours
en dentsde sciede l'animal,de l'hommefrappéà mort par le mouvementde la
mort et de la chute,que secréentlesplus grandeschoses,à la fois en poésieet
Alors il arrivemiraculeusement
pour lespèresfondateurs.
quecertaines
chutes,
fautesabsolues
luthérien,descréations
certaines
deviennent,parle
nonplssumus
ou des fondations.C'estmystérieux,mais c'estainsi que celase passe: saint
Ignace,sainteThérèsed'Avila, Marx. C'est le mouvementpropre du grand
créateur.
JH : Vousn'avezqueDieu à opposerà Marx ?
I-EH : D'abord,je suispersuadéque Marx croyaiten Dieu, que c'étaitun
réactionnaire
absolu.Mais être réactionnaire,
ce n'estpas être de Droite ou de
Gauche,c'estne passupporterun mondequi ne ressemble
plus à celuide votre
enfance.Marx a inventéle marxismecommematérialismescientifique,parce
qu'auXVIilesiècle,la science
Il a voulucréer
et la philosophie
s'étaient
séparées.
unephilosophie-religion
scientifique.
IH : Mais quelle différencefaites-vousentre le réactionnaireet le
?
conservateur
s'adapte,renonce.C'estle pire. Il ne faut jamais
J-EH : Le conservateur
renoncer,
pasplus qu'il ne faut renoncerà la recherche
de la vérité.Si la véritéest
trop forte,on la renie,on la vomit,et si on en reprend,on s'y habitue,on devient
aicoolique.Le mondeestdiviséen réactionnaires
qui peuvent
et conservateurs,
être de droite ou de gauche,peu importe. Mais l'avenir est toujours aux
réactionnaires,
et commedisaitChesterton,
il esttoujoursà desvieuxmessieurs
vieux-jeuqui invententdeschosesfabuleusement
nouvelles.
fH : Toujoursalleren avant ?
Tomber.Tomber! Plusdure,plus hauteserala chute.
I-EH : Passeulement.
Et tomber,maisdansun mouvementqui vousserapropre,et qui sera,danstous
lessensmétaphoriques
du terme,une lignede vie.
fH : Vousavezle cultedu malheur...
I-EH : Oui. Il faut allerjusqu'aubout de la chutepour pouvoirrebondir.Ce
qui esttrèsmauvaisdansla vie,c'estdeglisser,
deglisserdansla vase,lentement.
Ce qui estformidable,c'estde plongerjusqu'aufond du désastreet de la crise
pour pouvoirrebondir.
JH : PourqueI'on vousaime?
le sacrifice
absolu,je croisà cela.C'estcommecequ'on
J-EH : Oui.L"amour,
appellele gambitauxéchecs.
Sesacrifiersoi-même.
On a crachésur tout.Surles
217
l99B
N"4 - tANV;ER
Lrs CnnrRsDUJouRNAusut
diseursde vérité,dont je suis,et on a crachéabominablement
sur l'amour,au
ies plus forts et lesplus
profit de la sexualité,alorsque c'estun dessentiments
sacrés.Alors il faut réinventerl'amour.Et en plus, il a cecide fantastique,et
notammentl'amourphysique,qu'il produit quelquechosequi n'estabsolument
Elle
passocialisable.
La jouissance
n'estpasasservissable
aux lois de la société.
estanti-sociale,
ellea toujourspermisau mondede ne pascreversur sonfumier
raisonnable,
r."amour,c'estaussila beautéla
économiqueet pseudo-égalitaire.
plus forte qu'il puissey avoir en matièred'art. Mais il faut d'abords'aimersoimême,pour aimer les autres.Quelqu'un qui se respecte,qui se connaît
de genssontd'abordabjects
suffisamment,
peut aimer.Jecroisqu'énormément
La plupart des
enverseux-mêmes.
C'estun problèmede dignitéphilosophique.
gens avec lesquelson vit sont absolumentmorts, demi-morts.Ce sont des
survivants,et j'ai souventl'impression,quand je fais mes polémiques,par
exemple,de fairemal à desgensassissur leur fauteuil,queje réveille,et qui sont
complètement
anesthésiés.
Lessurvivantsqui nousentourentne supportentpas
de la
qu'on les réveille.Alors mon discoursestun peu celui d'un somnambule
lucidité.
jH : Un peu cequedisaitWilde:< La araieaieestsi souaentcelleq{on ne
a i t p a s> . . ,
I-EH : Bien sûr ! C'estle combatpermanentdesvivantset desmorts,des
vivants d'aujourd'hui,et des faux vivants, c'est-à-diredes morts qui nous
entourent.Lesgensaliénés,lesgensqui ont choisilesmille formesde servitude
que proposeia société.Moi, je suis un homme libre, c'est-à-direun homme
inutile.Jene fonctionnepasdansle systèmedu rendementqueveutnotresociété
actuelle.Jene faispaspartienon plus de cequej'appellerais
le régimemarchand
et économiste.
à la grandefamillespirituelle.Jesuisun maîtreà déJ'appartiens
penser,à interpellernotresociété.Et j'ai l'habitudede la haine,qui estde même
naturequel'admiration,commedisaitFreud.
JH : Toutplutôt quede resterdansle silence?
qui sortsonépéedebois,c'estcertain.
I-EH : Oui.Jesuisun petitcombattant
C'estmon côtébretteur.Maisen allantplus loin,j'estimequ'il y a un rapportréel
avecautrui,dansla polémique.Il y a un affrontement;et cesontlesépoquesles
plus polémiques,
les Lumières,le XVIIesiècleou la Renaissance,
qui ont étéles
époqueslesplus violentessur le plan desaffrontements
individuels,qui ont été
lesplusgrandesaussisurle plandesdécouvertes
Nous
de l'espritet dela pensée.
l'affaiblissement
constatons
de la penséemoderneau profit d'uneespèce
de sousdiscoursd'uniformisation,de faussepolémique,ou à l'absencede polémique,
entredesgensqui setiennentaujourd'huipar la barbichette
et vivent dansune
sont
sorted'oligarchiequ'il ne fait jamaisbon dénoncer.
Lespolémiques
actuelles
des polémiquesde sergent-major
ou de cuistre.Alors moi, je sorsla croix,et
quandon sortla croix,on fait sortirlesdémons.Ceterrorismeme concernant,
ces
2'B
Jrm-EorBNHtrurB : PRoPos:NED:TS
dénonciationscontre moi, pire que Cringoire[journal d'extrême-droitequi
paraissaitavantla guerre]ou l'antisémitisme
le plus violent,c'estparcequej'ai
sorti la croix.Jeme suisréférétout à coup au mondede la vérité.Lesgensne
s'attachentplus qu'aux apparences,
dont ils ne connaissentmême plus les
ombreset les lumières.La vérité,par rapportà l'exactitude,
est le plus fort
imaginairequel'hommeait jamaispour dénoncerlesimpostures.
Alors on parle
de mes changementsdans mes itinérairesintellectuels.C'est faux. Mes
changements
d'humeur,meschangements
de passionsne sont que les facettes
d'un mêmepersonnage,
mais des facetteslégitimeset vraies.On a voulu faire
prendrepour une incohérence
ce qui n'est que le discoursdes facettesd'un
personnage.
crois
au
contraire
que je suis quelqu'unqui a une profonde
Je
cohérence.
Mon discours,c'estla recherche
de la vérité,ce qu'on appelleen
termesreligieuxl'apologétique,
de sespropres
qui passepar la dénonciation
erreurs.Et moi je suistoujoursen avanced'uneerreursur lesautres.
fH : Peut-onencorevous croirequandvous parlezainsi ?
on a fait de Daliou de Picasso
desclowns,parcequ'onne
J-EH : Voussavez,
je suis
lescomprenait
pas.On lesa bouffonnisés.
Et je croisqu'àbiendeségards,
bouffonniséparcequecequej'écris,commePicasso,
estun patchworkde traits,
de couleurset de pensées.
C'estuneinsulteauximbéciles,
ne se
et lesimbéciles
trompentpasquandils m'attaquent.L originalité,ou la force,ou la profondeur
de mon travailde créateurne peut êtrequ'uneinsulteà l'imbécillitéambiante.
L'erreurde mesdétracteurs,
c'estqu'ilsprennentà la lettretout cequej'écris.Je
>,tout le monderépéterait< ll estun sssnssin
,. C'estdirais: < le suisun assassin
à-direqueje lesentraînesur mon propreterrain,où, finalement,je lesperdsde
vue.
JH : Mais vousaussi,vousvousêtespeut-êtreperdude vue ?
quemesvictoiressepassent
de chute
I-EH : Jecroisquej'ai toujourséchoué,
en chute,de désastre
en désastre.
Mais là, c'estl'art de la littérature,c'estde
passerdu pouvoirperduà la souveraineté,
de récupérer
par la souveraineté
ce
j'auraisbeaucoupvoulu être
qu'on perd sur le plan du pouvoir.Parexemple,
ministre;je ne l'ai jamaisété.
|H : Celavousparaîtvraimentsi important?
I-EH : Oui, ça m'auraitplu. Mais avecle moindrepoint d'appui,comme
aurait dit Archimède,j'auraisvoulu souleverle monde,jouer à la vérité,au
sérieux,au monderéel.Jeseraisdangereux
commehommepolitique,parceque
je risquerais
de fairele pire,diredeschoses
bien.
JH : C'estpour jouerla comédie,ou pour resterenfant,quevousvoudriez
êtreministre?
qui ont
I-EH : C'est par jalousieenversLamartineet Chateaubriand,
219
Lrs CnutrRSDUJouRNAusur
N"4 - JANVTER
II IB
d'ailleursétéde mauvaishommespolitiques.Maisje n'ai pasde rapportavecla
politique,j'ai un rapportavecl'Histoire.Moi, je ne m'adresse
à l'Histoirequ'au
traversde la littérature,à laquelleje reconnais
un pouvoirinfini sur lesâmes,qui
n'est pas une manièrede libérerou d'asservirles gens,de tenir un discours
démagogiquede plus sur le prix de la vie, le confort,l'inflation,le bonheur
politique.Le discoursdu bonheurpolitiqueestun anachronisme
du XIXesiècle.
La littérature,c'estla capacitéabsoluede parler ou d'humilier,d'offenser,sans
pour autant feindre de libérer.C'est s'adresserau tréfonds où chacun se
j'ai pris
reconnaît.
La littérature,c'estla liberté; c'estaiderlesgens.Evidemment,
positionpour Mitterrand,quej'aimebeaucoup.
Jen'ai aucuneraisonde changer
d'aviscommecela,mêmesi je nepartagepastoujoursmespropresopinions,loin
s'enfaut.]e connaisMitterranddepuis1969.11a
assisté
à un desprocèsfait à mon
journalL'Idiotinternntional.
C'étartun procèssur lestravailleursimmigrés,où j'ai
été condamnéà un an de prison avecsursis.Mitterrandétaitvenu au fond du
tribunal dans sa robe d'avocat,et il regardaitla présidentedu tribunal Mme
Rozès,qui avaitdéjàà l'époquedessympathiessocialistes.
A partir de ce geste
de Mitterrand,uneamitiéasseztenaceestnéepuis s'estdéveloppée.
Nousavons
eu de longuesconversations
littéraires,personnelles
maisje ne lui
et affectueuses,
ai jamaiscachémon absence
d'affinitéspour sesidéespolitiques.Aujourd'hui,je
n'ai donc pas de rapport avecun présidentde la Républiquequi s'appelle
FrançoisMitterrand.J'aiun rapportavecdeuxprésidentsde la République,
deux
FrançoisMitterrand.Le Mitterrandde mon réel,et celui de mon imaginaire.Et
lorsqueFrançoisMitterranddéfaille(demon point de vue: politiquement),
eh
bienje suistrèsembêtépour mon personnage
de romanFrançoisMitterrand,et
à ce moment-là,je dénoncele personnageréel pour sauvermon personnage
imaginaire,et je suiscomplètement
affolé.Jeme dis : j'ai écrit quarantearticles
sur lui, il y a vingt pagessur lui et nosrelationsdansmon Iivre Chngrind'amour,
à proposduquelil a écritquej'étaisle plus grandécrivainde ma génération,
mais
je crois qu'il ne sait pas ce que sait un écrivain: un écrivain,confrontéà un
hommepolitique,a toujoursdeuxpersonnages
enfacelui :le réelet l'imaginaire.
je croisquechaquehommed'Etatestà lui-mêmeun personnage
de roman.Pour
arriverau pouvoir,il faut êtreun extraordinaire
de roman.Mais ce
personnage
sont desromansqui ne se répètentpas.Le destinde Mitterrandest arrivé au
stadede son accomplissement
politique.On ne peut rien prévoir.Mais quelle
catastrophepour moi si Mitterrand n'était pas un grand présidentde la
République.
s'il vousnommaitministre! C'enseraitfini de
JH : Et quellecatastrophe
votrerelation...
étéun bonministre.Qui vousdit queje nele seraipas.
J-EH : J'auraispeut-être
fH : Vousperdriezvotreamitié...
c'est
I-EH : La seulechosequi m'ennuieraitdansunefonctionministérielle,
260
Jrax-EorBnHaurB : pRoposINED:TS
le temps perdu. Pas celui du travail, à proprementparler,celui de la
représentation,
de la vanité...
!
JH- Mais vous aimezça,la représentation
et mieux
I-EH : Oui,je suisun écrivainmoderne,et j'exprimeparfaitement
rapidité.
phosphorescence,la
quelesautresnotremodernitépar la fulgurance,la
dansles médiasest un mondeoir on peut faire
Je croisque la représentation
au sensoù l'entendaitMacluhan,et quel'avenirn'est
passerl'éclair,l'électricité,
plus aux idéologuesou aux gens de la penséelente, mais à une pensée
rapide,fulgurante.
extrêmement
JH : Après78,vousjetiezFrançoisMitterrandà la trappe,vouslui disiez
de seretirer.
le rôle de l'appareildans la prise de
complètement
I-EH : Je méjugeais
Mitterranddessocialistes.
pouvoirpolitique,quandje me suisefforcéde séparer
Maisvoussavez,
du XXesiècle],le
corpspolitique
commele disaitPareto[politiste
il faut lui apporterdu sang
estcomparable
au sang.Il sevicieprogressivement,
neuf d'un corpsconstituédifférent,le sangde la pensée.
Quantà comparerla
politiqueà une religion,commed'autresle font,celame paraîtêtreuneerreur,à
l'heureoù,justement,Mitterrandchoisitcommeemblèmesur saphotoofficielle
LesEssais
de Montaigne,qui sont la plus haute expressionde la laïcitéet de
l'impertinence.
Etpersonne
n'a réfléchi,saufpeut-être
Glucksmann,
à cemystère,
à ce choix d'un Humanismequi n'a rien à voir avec l'humanismebêlant
L'Humanisme
d'aujourd'hui.
de Montaigneestaristocratique,
c'estceluidu plus
hautsavoir,ledernierhéritagede l'Humanisme
de la Renaissance,
qui n'a rienà
voir ni avec la communale,ni avec ses écrivains.Moi, cette photo m'a
longuement
renduperplexe,
car finalementellesevoit commele nezau milieu
de la figure,et personne
n'a essayé
de méditersur cesymbolequepouvaitêtre
Montaigne,
c'est-à-dire
!
cequ'il y a de plus raffiné,de plusaristocratique
fH : Alors que Mitterrandne fait iamaisrien au hasard.
J-EH : C'estun choixintentionnel.
fH : Le jugez-vousbon écrivain?
je dois
auxquels,
I-EH : Il y a chezlui des accentslyriques,lamartiniens
l'avouer,je suis sensible.
Sa poésien'estpas mauvaise.
C'estpresqueun très
grand écrivain.Les quatrepremierschapitresdu Corls d'Etntpermanent
sont
absolument
magnifiques.
Maisil y a aussicesfleursderhétorique
IIIeRépublique
qui me sontinsupportables.
Mitterrandnaviguedanscettecontradiction,de la
réthoriquemorteà la penséevivante,forte et lyrique.Il auraitpu devenirun
grandécrivains'il n'avaitfait que de la littérature; maissa littérature,c'estla
politique,c'estla prisede pouvoir.Il la fait touslesjoursdanssonbureaude
l'Elysée.
261
l99B
Lrs CnneRSDUJouRNAusur
N"4 - JANVTER
IH : De 1936,année de votre naissance,mais égalementdu Front
populaire,à L98L,annéeoù la Gaucherevientau pouvoiç quel bilan tirez-vous
de I'implicationdesintellectuels
dansla politique?
:
Le
intellectuel,
dansles
pouvoir
c'estl'æuvre,cen'estpasla présence
I-EH
médias,ou lescollaborations
que vouspouvezavoir danstelsjournaux,ou des
passages
à la télévision,mêmesi sur ceplan-làje suisbienservi,je doisl'avouer.
Et qu'est-cequ'un intellectuel? C'est un écrivainraté. Ce qui compte,c'est
l'influencequequelqueslivrespeuventavoir,qui ferontleurtravailde taupe,non
pasau fond de la terre,maisdansle cerveaude celuiqui ieslit. Si,depuisquinze
ans bientôt, malgré tous les ennemisque je peux avoir, je n'ai pas été
complètementdémoli, disqualifié,si tous les jours, d'une chute à l'autre,je
devienschaquefois plus entendu,plus puissant,par la souveraineté
de mes
écrits,c'estparcequeje mèneuneespèce
de guerillade la vie qui estje croiscelle
despaysansd'avenir,ou celleque pouvaitmenerdans1984de GeorgeOrwell,
WinstonSmith,le dernierhomme libre. Lui aussidisait la mêmechoseque
Nietzscheou moi, à savoirque l'avenirappartientà la mémoirela plus longue.
Et danscetextraordinaire
chef-d'æuvre,
à quoi trinquentlestroishommes? A la
mémoire.La perte de la mémoire,c'estla mort. Or, nous sommesdans une
sociétédu présent,du bonheurau présent,à tous niveaux.Et de plus en plus
nombreuxserontdemain les intellectuelsqui participerontà ce pouvoir de
l'idéologieun peu vague,de plus en plus répanduedansle discoursdesclasses
moyennessur l'intelligence.De plus, nous vivons dans une époqueoù la
dialectiquede la véritéet du mensonge
n'existeplus.]e croisqu'il faut sebattre,
appelaitun témoindevérité.Quoiqu'il vousarrive,
pour êtrecequeKierkegaard
qu'on vous crachedessus,que vous soyezbafoué,insulté, que vous ayez
l'impressionde ramerà contre-courant,
eh bien il faut continuerà avoir cette
fonction,qui consistenon pasà caresser
le public hypothétiquedansle sensdu
poil, mais à aller a contrario.Moi, j'ai toujours dénoncéla sous-culture
journalistique,
Et dans
qui semarietrèsvolontiersà la sous-culture
universitaire.
ce pot-bouilleidéologiqueoù chacuntouille commeil peut, la penséeclaire,
l'imagination,la compréhension
en font les frais. Plus on informe,moins on
comprend,plus on sepenchesur leschoses,
plus on metdeslunettespour ne pas
lesvoir. Il y a aussideslunettespour rendreaveugle.Le journalismeestà mon
avisun handicappour celuiqui essaierait
de déchiffrerlesclefs,lesénigmeset les
mystèresde la sociétéà traversla presse.C'estlà que le rôle de i'écrivainme
paraît décisif.Je penseque la littératureremisedans la presseécrite,c'est,à
l'heurede l'information,de la multiplicationdespossibilitéstélévisuelles
ou de
radio, la seulemanièrede refairedes analysesqui ne soientpas conformistes.
Nous avonsde plus en plus besoind'écrivains,de genslibres,de penseursqui
aientla fonctiond'indicateurssociauxde notremodernitéI
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