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14 COMPTES RENDUS.fm Page 253 Vendredi, 9. octobre 2009 12:18 12
Reynal Sorel, Critique de la raison mythologique. Fragments de discursivité mythique. Hésiode, Orphée, Éleusis, Paris, PUF (Thémis Philosophie),
2000, 185 p.
Voici un petit volume d’introduction à la pensée mythologique original, tout à
fait utile et recommandable. Paru en 2000, il est passé inaperçu, son auteur n’appartenant à aucune des chapelles qui assurent en France les recommandations. En matière
de mythologie, il n’appartient pas à l’idéologiquement correct du structuralisme,
relooké anglo-saxon.
Sa longue introduction (« Ce qui mérite le plus d’être pensé… », p. 1-42) est
essentielle. Relayée par les deux pages conclusives (intitulées bizarrement « Pour ne
pas en finir. Préliminaires à une archéologie de l’invisible », p. 175-176), elle constitue réellement une introduction à la pensée mythologique, à une lecture et à une
méthode qu’illustrent les trois chapitres du livre :
I : « Écouter Homère et Hésiode : naissance de la mort » p. 43-90
II : « Suivre Orphée : mort des naissances » p. 91-131
III : « Se rendre à Éleusis : co-naissance » p. 133-173
D’une certaine manière ce livre met en œuvre la formule de J. Rudhardt selon
laquelle « le mythe ne peut être pensé que mythiquement ». Au terme de son entreprise, qui mériterait d’être plus développée, l’auteur peut conclure que « ce ne sont
pas les dieux qui apportent quelque éclaircissement sur l’âme et la mort, mais la parole mythique. Contre toute attente, la discursivité mythique s’est dévoilée comme
contestation (amphibasiê) du sentiment religieux fondé sur les raisons fictives » ;
c’est ce que nous révèlent Homère, Hésiode, Orphée et Éleusis revisités par Reynal
Sorel, outré du « désintérêt du divin olympien pour l’âme » et « pour ce qui mérite
le plus d’être pensé », objet justement de la discursivité mythique, à laquelle les raisons raisonnantes de tous les temps (de l’Antiquité à l’époque contemporaine) sont
toujours restées étrangères.
Bernard Deforge
Christine Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide. Commentaires et traduction, Paris, L’Harmattan, 2004, 655 p. (Préface d’André Tuillier)
L’édition commentée des Phéniciennes que publie Christine Amiech, en fait sa
thèse de doctorat, est un travail très complet (établissement du texte et traduction,
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p. 122-231 ; arguments, p. 114-121, complétés par l’Annexe II « Résumés de Pisandre » ;
apparat critique, Annexe I ; commentaire, p. 233-609 ; bibliographie, p. 611-618), travail qui fera date dans les études euripidéennes.
II peut sembler surprenant de prime abord qu’un chercheur se lance aujourd’hui
dans l’aventure d’une édition commentée des Phéniciennes, alors que ces dernières
décennies ont vu paraître d’excellentes éditions commentées de cette tragédie, et
particulièrement l’édition de D.J. Mastronarde chez Teubner en 1988, ou l’ouvrage
de M. Dos Santos Alves, paru à Coïmbra en 1975. Certes une telle édition commentée n’existait pas en français ; et si l’édition de la CUF, qui, selon les principes de la
collection, n’est pas une édition commentée, comporte une notice assez substantielle et d’abondantes notes, celles-ci datent de 1950, et la traduction elle-même de
L. Méridier a été établie avant 1933. Une nouvelle édition française des Phéniciennes
n’est donc pas mal venue, mais l’entreprise de Christine Amiech d’une édition commentée ne peut se justifier que si elle se distingue, autrement que par la langue, des
éditions commentées précédentes, c’est-à-dire par des choix scientifiques différents
et fondés.
Or cette édition répond pleinement à cette exigence. Assis sur une science et
une méthode philologiques bien assimilées, ce travail apporte une contribution originale à notre connaissance de ce drame d’Euripide, extraordinaire à tant de titres.
L’originalité de cette contribution peut se définir comme suit :
– du point de vue de la traduction tout d’abord : dans la ligne d’un certain nombre
de traductions françaises actuelles des textes poétiques antiques, c’est une traduction
vers à vers qui suit, au plus près possible de ce que permet la langue française, l’ordre
des mots ; dans un même souci d’exactitude, l’auteur s’efforce de traduire de la même
façon un même mot ; outre les qualités de rigueur et de fidélité qui caractérisent cette
méthode, la plus à même de rendre le génie du poète (particulièrement dans les parties lyriques : ex. dans le duo Œdipe-Antigone v. 1570 sq.), celle-ci est bien commode
pour le lecteur. La traduction proposée évite la fausse poésie qui préside souvent aux
traductions « scientifiques », plus proches de l’académisme que de la poésie.
– du point de vue de l’établissement du texte : ce travail se situe (sur un chemin
déjà ouvert par D.J. Mastronarde) en réaction contre les analyses hypercritiques qui
ont dominé les études de cette pièce jusqu’à ces dernières années (y compris l’édition de J. Diggle parue à Oxford en 1994), et qui ont abouti à contester tant de passages de cette œuvre, finalement si originale et si nouvelle, et donc mal comprise.
Christine Amiech, fidèle à son « projet de retrouver, par un examen scrupuleux des
manuscrits BOMAV, L et P » un texte qu’elle fait ainsi remonter « à l’archétype du
choix » en se gardant « de toute conjecture quand il est possible de donner un sens
cohérent au texte transmis », nous apporte effectivement un texte, dont elle affronte
avec courage, et presque toujours avec succès, les difficultés qu’elle ne méconnaît
jamais (certains choix restent et resteront toujours discutables), texte qui a le plus
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de chances d’être le plus fidèle au texte du grand poète : œuvre très construite, qui
trouve son unité dans une structure qui se diffuse autour de l’épisode central du sacrifice de Ménécée, et dont l’unité n’est qu’apparemment bousculée par « une esthétique de la profusion » ; le fait que ce drame soit un « clin d’œil à la tradition en même
temps qu’un complet renouvellement de celle-ci » par une « stratégie du décalage »
dans laquelle Euripide est passé maître, comme il est passé maître dans « l’intertextualité » ; le fait également qu’Euripide ait voulu dans cette œuvre inaugurer « un
nouveau type de théâtre, comme il le fera encore avec Oreste » (F. Jouan), théâtrepanorama dans lequel le spectacle prend une place primordiale, ces points ont conduit bon nombre de commentateurs, trop épris de rationalité, à méconnaître les
qualités de cette œuvre. Sans parler de la notion de bon goût, qui a mené à des commentaires aberrants, et toujours bien sûr stérilisants, contre lesquels s’élève avec
raison l’auteur (cf. son commentaire aux v. 1183-1185). Tout ceci pour dire que ce
travail remarquable nous rend en plénitude ce drame d’Euripide, y compris dans
son exodos si contestée, mais en nous donnant toujours avec honnêteté tous les éléments des problèmes et des discussions, qu’il s’agisse des scholies ou des commentaires modernes.
Grâce à cet ouvrage, bien rédigé, bien présenté et bien argumenté, le lecteur français dispose d’une somme le mettant à même d’apprécier en toute connaissance de
cause cette tragédie exubérante du vieil Euripide.
Bernard Deforge
Carmella Pirozzi, Il commo nella tragedia greca, Naples, M. d’Auria, 2003,
196 p.
La définition du commos tragique que donne la Poétique d’Aristote, « un lamento
[qrh'no"] commun au chœur et à l’acteur », est lapidaire et en apparence sans équivoque. Pourtant, la grande variété des morceaux tragiques que l’on peut ranger sous
cette étiquette ne répond pas à la simplicité de la définition, au point qu’il manquait à
ce jour une étude d’ensemble qui distinguât clairement les seules parties de la tragédie qui méritent le titre de commos. Le terme même n’apparaît qu’une fois au ve siècle,
dans un vers des Choéphores (423) : « J’ai frappé [sur ma poitrine] le commos arien. »
La phrase rappelle à la fois par l’étymologie le geste rituel de frapper (kovptein), témoignage physique du deuil, et son origine orientale. Mais même si les thrènes sont plus
fréquents chez Eschyle que chez les deux autres tragiques, on ne peut suivre Wilamowitz qui voyait dans le commos le noyau originel de la tragédie, soit sous sa forme
narrative (la déploration funèbre d’Andromaque au dernier chant de l’Iliade), soit
sous sa forme poétique du goos, la lamentation lyrique. L’auteur soutient à juste titre
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qu’il s’agit d’une forme particulière, qui ne se confond ni avec le simple lamento, ni
avec le chant amœbée, dans lequel se répondent deux acteurs. Malgré leur variété
de fond et de forme, tous ces commoi offrent des traits communs : participation du
chœur, sphère sémantique de la douleur et du deuil, avec référence aux gestes rituels
de la déploration, vocabulaire spécifique, thèmes récurrents, technique précise dans
l’alternance des voix et recours constant aux figures de rhétorique. Mme Pirozzi distingue les commoi de forme pure (entièrement lyriques) et impure (combinés soit
avec des anapestes, dans le mélodrame [parakataloghv], soit avec des éléments
parlés, trimètres iambiques ou tétramètres trochaïques). Ils sont dits descendants si
les éléments lyriques précèdent les parties parlées (épirrhéseis, plus souvent appelés
épirrhèmes), ascendants dans le cas contraire. Leur place dans le drame n’est pas fixe,
mais comme ils sont toujours liés à un crescendo émotif, ils se situent le plus souvent vers la fin de la pièce. Presque tous sont liés à une mort, qu’elle soit effective,
proche ou ancienne, même mythique, ou encore imminente, voire seulement appréhendée, qu’elle concerne enfin une seule personne ou toute une communauté.
À partir de ces points communs, Mme Pirozzi étudie successivement les 31 ensembles dans lesquels elle invite à reconnaître des commoi : on en compte 6 chez Eschyle
(Perses, Agamemnon, Choéphores, 2 pour chacune de ces pièces) ; 6 aussi chez Sophocle (ils ne manquent que dans le Philoctète), 19 chez Euripide (Héraclides, Ion, Bacchantes, Iphigénie à Aulis en étant dépourvus, les autres pièces en comptant 1 ou 2,
et les Suppliantes, 4). Ces examens en chaîne constituent le corps de l’ouvrage (p. 49163). Pour chaque morceau, l’auteur procède à une analyse formelle : structure (strophique ou astrophique, avec éventuellement des épodes), place des épirrhèmes pour
les formes impures, de loin les plus nombreuses. Une analyse qui est loin d’être mécanique, mais implique une série de choix raisonnés, tant les métriciens sont divisés,
parfois sur les limites, et souvent sur l’organisation interne des ensembles les plus
complexes, mêlant la parole et le chant (par exemple, Antigone, 1261-1346, Hécube,
674-722, Andromaque, 1173-1225). Le grand mérite de cette étude est de ne jamais dissocier le fond et la forme, en reliant l’organisation formelle du morceau à l’expression des sentiments des choreutes et des personnages. Il arrive ainsi qu’il existe un
décalage émotionnel profond entre le héros ou l’héroïne et le chœur (Cassandre et
les vieillards de l’Agamemnon ; Thésée et le chœur féminin de l’Hippolyte). Il y a des
cas où c’est le coryphée qui tient la place rituelle de l’e[xarco" govwn, introduisant et
rythmant la lamentation de l’acteur : ainsi pour le chœur des vieillards avec Amphitryon, dans Héraclès. C’est au contraire Adraste qui joue ce rôle auprès des Mères
dans les Suppliantes d’Euripide. Parfois encore le chœur a une mission surtout informative ; plus rarement c’est le cas de l’acteur. De manière exceptionnelle, dans le commos de l’Oreste (1246-1310), la note funèbre est presque absente de la partie chorale,
les jeunes femmes étant seulement hantées par la crainte de voir surgir des ennemis
d’Électre et ses deux compagnons. L’intervention d’un personnage extérieur (comme
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Talthybios au cours du commos des Troyennes, 1246-1310) peut encore diviser le morceau en deux parties et en modifier le développement. Dans plusieurs drames de
chacun des trois tragiques, deux des acteurs alternent leurs paroles ou leurs chants
avec ceux du chœur. En d’autres termes, il y a presque autant de cas particuliers que
d’exemples, ce qui montre la souplesse d’emploi de ce procédé et l’habileté des poètes à en adapter la forme au mouvement et au contenu dramatique de la pièce. L’étude
des thèmes est ici toujours complétée par un examen approfondi du style et de la
métrique, qui fournissent des moyens de mesurer l’intensité émotionnelle et ses
variations au cours du commos : amplitude des procédés rhétoriques, fréquence des
antilabai, nature du rythme (par exemple les dochmiaques de l’émotion intense ou
les dactyles marquant l’apaisement, ou encore l’iambe, lié aux origines de la lamentation comme genre littéraire, la démarche semi-lyrique des séries anapestiques). Une
analyse très technique en apparence, mais qui permet de pénétrer plus avant dans
la genèse de la création poétique.
Trois brèves conclusions partielles tentent de caractériser la manière de chacun
des grands tragiques dans leur emploi du commos. Elles préparent un bilan final,
tracé en une vingtaine de pages. C’est surtout la communauté des thèmes qui fait
du commos une structure de théâtre originale. Placé au moment où la tension émotionnelle est la plus forte, il est tout rempli de l’image de la mort, avec son contexte
rituel de cris, de gémissements et de larmes. Thèmes les plus fréquents : la comparaison du passé et du présent, l’avenir tourné vers le désespoir, et la tentation de la
mort. Le style et le rythme se modèlent sur la violence des sentiments. C’est dans ces
morceaux que le pathos tragique peut atteindre son point extrême. Pour la forme,
le mouvement au cours du temps va, comme on peut s’y attendre, vers l’assouplissement du schéma rigide initial, l’intégration plus marquée dans le développement
dramatique et l’évolution psychologique des personnages, la localisation à des places variées de la pièce, le relâchement de la symétrie strophique au profit de formes
libres, du type de la monodie, la proportion croissante des trimètres du parlé, encadrant ou divisant les parties chantées. Souvent situé dans l’exodos, le commos contribue, avec le « plaisir des larmes », à la catharsis tragique, conduisant le spectateur
du pathos au pathèma.
Deux indices (textes anciens et auteurs modernes) terminent l’ouvrage. La recherche, qui était loin d’être facile, a été menée avec beaucoup de probité, d’indépendance d’esprit et toute la rigueur philologique qu’on pouvait attendre d’une élève
du Pr. Garzya. On doit à Mme Pirozzi une précise et utile définition d’une structure
dramatique très particulière, liée à certaines des origines rituelles de la tragédie, mais
qui porte en même temps témoignage de l’évolution des formes du lyrisme choral
tout au long du ve siècle.
François Jouan
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François Suard, Alexandre. La vie, la légende, Paris, Larousse, 2001, 263 p.
Ce nouveau livre sur Alexandre présente la particularité d’être dû non à un antiquisant, mais à un médiéviste, spécialiste de la chanson de geste, dont l’intérêt pour
le Conquérant légendaire s’était manifesté déjà lors du colloque sur « Alexandre le
Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales » (1997), dont F. Suard
fut l’un des co-organisateurs. Selon le principe de la collection dans laquelle il est
publié, Alexandre. La vie, la légende comporte deux parties, l’une historique, l’autre
consacrée au mythe d’Alexandre – les deux volets du diptyque s’articulant autour
d’un encart pédagogique, qui offre au lecteur chronologie, cartes, bibliographie sélective, index et anthologie de « gnomica ». La section historique, longue d’une cinquantaine de pages, n’appelle pas de remarques particulières : très classique, elle présente,
sur un mode événementiel, les principaux faits du court règne d’Alexandre. C’est
la deuxième partie, trois fois plus étendue, qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage, car
l’auteur y a rassemblé un matériau d’une extrême richesse, et parvient avec talent
à éviter l’écueil de la superficialité, fréquent en ce genre d’ouvrages à vocation vulgarisante. F. Suard présente d’abord les textes fondateurs de la légende d’Alexandre
(récits des historiens grecs et latins, Roman du Pseudo-Callisthène, tradition juive et
coranique) et les principaux développements de la légende antique : origines mythiques d’Alexandre, motif du voyage aux confins du monde, vertus et vices du Conquérant (en deux chapitres intitulés « Le héros solaire » et « La part d’ombre »). L’auteur
évoque ensuite l’évolution du mythe à l’époque impériale, la fascination exercée par
la figure d’Alexandre sur généraux et empereurs romains, et les réticences exprimées
par les philosophes et moralistes. Le chapitre suivant est consacré au triomphe de la
vision « glorieuse » dans le Moyen Âge occidental, où Alexandre, héros d’épopées et
de chansons de geste en latin et en ancien français, se voit promu au rang de modèle
chevaleresque, d’ancêtre du roi Arthur dans le Perceforest, et figure en bonne place
dans les miroirs des princes – en dépit des critiques persistantes des clercs, nourris
d’auteurs antiques, comme Quinte-Curce ou Orose, hostiles au Conquérant. Le chapitre consacré à la légende d’Alexandre en Orient évoque successivement la place
faite au Conquérant dans la littérature apocalyptique à Byzance, puis les grands textes de la tradition islamique, où Alexandre figure sous le nom d’Iskander – chronique de Tabari, Livre des Rois de Firdousi, roman de Nizâmi. F. Suard revient ensuite au
monde occidental pour suivre le développement du mythe d’Alexandre du xvie siècle jusqu’à nos jours. Si la Renaissance, période de retour à la science, constitue pour
la légende du Conquérant une période de latence, le xviie siècle est en revanche « le
grand siècle d’Alexandre », et le souvenir du Macédonien, régulièrement invoqué
dans les éloges des princes (Louis XIII, et surtout Louis XIV), devient « un enjeu
idéologique » important. Loin de se contenter de références aux textes les plus célèbres, comme l’Alexandre de Racine, F. Suard cite aussi beaucoup d’autres œuvres
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aujourd’hui tombées dans l’oubli, tragédies d’Alexandre Hardy, de Claude Boyer,
ballet de Bensérade, dont le foisonnement même illustre l’enthousiasme suscité au
xviie siècle par la figure d’Alexandre. On retrouve la même riche documentation
dans les trois derniers chapitres de l’ouvrage, consacrés aux xviiie, xixe et xxe siècles. À l’époque des Lumières, le Macédonien devient pour beaucoup de penseurs
(Bougainville, Rollin, Cousin-Despréaux) « un anti-modèle, image détestable de
l’absolutisme », même si l’on trouve des témoignages isolés d’admiration chez quelques grands auteurs, comme Voltaire ou Montesquieu, tous deux sensibles à l’importance historique du règne du Conquérant. Au xixe siècle, la légende d’Alexandre
entre en consonance avec la geste de Napoléon : F. Suard évoque successivement les
sentiments nourris par Bonaparte à l’égard du Macédonien, ceux de Chateaubriand
unissant dans une même réprobation les deux conquérants, funestes incarnations
de l’esprit de démesure, ceux de Hugo assimilant Alexandre à l’orgueilleux Nemrod.
De substantiels développements sont également consacrés à la production historiographique relative à Alexandre aux xixe et xxe siècles : F. Suard passe en revue les
œuvres les plus marquantes, de Droysen, qui, à sa manière, procéda à une « re-mythification d’Alexandre », à P. Briant, qui voit dans le conquérant macédonien un « prédateur », doué « d’une extraordinaire intelligence politique ». Enfin, une place est
faite aux romans contemporains inspirés de l’histoire d’Alexandre, ceux de Klaus
Mann et de Valerio Manfredi – évoqués aussi dans le récent Alexandre de Claude
Mossé (2001) –, ceux de Druon, de Peyrefitte ou d’Ernst Jünger, et même le troisième
art n’est pas oublié, puisque sont rapidement présentés l’Alexander the Great de Robert
Rossen (1956) et le Megalexandros d’Angelopoulos (1980), moderne parabole sur
l’éclosion d’un tyran local. On notera enfin l’extrême richesse des illustrations, qui
fait du livre de F. Suard un volume tout aussi agréable à regarder que passionnant
à lire.
Corinne Jouanno
Death and Disease in the Ancient City, V.M. Hope, E. Marshall (éd.), Londres – New York, Routledge (Classical Monographs), 2000.
Ce volume consacré à la mort et à la maladie dans la cité antique porte sur le
monde grec et romain, de l’époque archaïque à l’époque impériale (versant païen).
Il comprend les onze articles suivants : 1) V.M. Hope, E. Marshall, « Introduction » ;
2) E. Marshall, « Death and disease in Cyrene : a case study » ; 3) R. Brock, « Sickness
in the body politic : medical imagery in the Greek polis » ; 4) J. Clarke Kosak, « Polis
nosousa : Greek ideas about the city and disease in the fifth century BC » ; 5) J. Longrigg, « Death and epidemic disease in classical Athens » ; 6) V. Nutton, « Medical
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thoughts on urban pollution » ; 7) F. Borca, « Towns and marshes in the ancient
world » ; 8) J.R. Patterson, « On the margins of the city of Rome » ; 9) V.M. Hope,
« Contempt and respect : the treatment of the corpse in ancient Rome » ; 10) J. Bodel,
« Dealing with the dead : undertakers, executioners and potter’s fields in ancient
Rome » ; 11) H. Lindsay, « Death-pollution and funerals in the city of Rome ».
La ville tient dans cette série d’études une place dont l’importance pourrait surprendre, et que les éditrices, V.M. Hope et E. Marshall, s’attachent à justifier dans
leur article introducteur : travaillant sur un matériau (archéologique, épigraphique
ou littéraire) concernant pour l’essentiel l’espace urbain, les divers contributeurs se
sont interrogés sur le lien établi par les Anciens entre ville et maladie (Marshall, Clarke
Kosak), sur l’attention portée par eux à la salubrité de l’environnement (Nutton,
Borca), leur sensibilité aux problèmes d’hygiène publique, la place qu’ils faisaient
dans la cité aux activités polluantes, aux déchets (Patterson), et bien sûr aussi sur
l’espace réservé aux morts dans le cadre de l’agglomération (Marshall, Patterson,
Lindsay). Il semble qu’à l’inverse des Modernes, les Anciens n’aient pas considéré la
ville comme un lieu particulièrement propice aux maladies, sans doute parce qu’ils
ignoraient le mécanisme de la contagion : même la littérature médicale insiste plus
sur le rôle du climat, ou du vent, comme facteurs pathogènes, que sur les dangers
générés par la densité de la population (Clarke Kosak). Le succès de la métaphore
de la cité malade dans la littérature grecque (Marshall, Brock, Clarke Kosak, Longrigg) a pu contribuer, toutefois, au développement d’une image de la ville comme
lieu dangereux, potentiellement malsain. Si la métaphore en question est habituellement utilisée pour exprimer les méfaits de la stasis, c’est sans doute parce que la
maladie était d’abord perçue par les Anciens comme un désordre de l’organisme
(Brock). Une ligne de partage semble se dessiner entre monde grec de l’époque archaïque et classique et monde romain en ce qui concerne la notion de pollution : si l’on
en croit Marshall ou Longrigg, les Grecs n’auraient guère connu que l’idée de pollution religieuse, alors que dans le monde romain, considérations religieuses et préoccupations hygiénistes interfèrent souvent, comme le montre l’étude des pratiques
funéraires. Sur cette dernière question, on notera dans notre volume un net déséquilibre : un seul article (Marshall) évoque les pratiques funéraires grecques (encore
s’agit-il d’une étude de cas, consacrée à la cité de Cyrène), alors que trois riches contributions évoquent le sort des défunts à Rome (Hope, Bodel, Lindsay) : traitement
du corps, lieu de sépulture, pouvoirs magiques prêtés aux cadavres, interdits frappant la personne du défunt et son entourage, ainsi que bourreaux ou fossoyeurs, ces
« praticiens de la mort » assurant la médiation entre le monde des vivants et celui
des défunts – autant d’indices qui suggèrent le caractère ambivalent de la conception
romaine de la « pollution de la mort ».
Corinne Jouanno
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