Lettre 22 copie.indd - Institut François Mitterrand
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La lettre de l’Institut François Mitterrand Publication trimestrielle N° 22 - Décembre 2007 La lumière de l’Histoire Par Hubert Védrine L matière et celle de ses gouvernements. C’est ce constat qui nous a amener à solliciter un certain nombre de témoins en mesure de nous apporter leur témoignage à travers une série d’articles que nous prolongerons dans l’année qui vient. Un intérêt constamment réactivé par les débats de la période politique actuelle, en France et en Europe qui alimente comparaison et réflexion. De même quand avec, entre autres, la percutante intervention d’Al Gore les thèmes environnementaux se sont enfin imposés aux décideurs politiques et économiques du monde entier, il nous a semblé intéressant d’examiner ce qu’avait été leur genèse en France au cours des deux décennies passées. La conférence de Bali vient de montrer que ce processus ne pouvait plus être stoppé même si les négociations seront longues et laborieuses. On en retrouve la source dans le sommet de la terre à Rio en 1992 en faveur duquel François Mitterrand avait fait pesé tout le crédit de la France. C’est un aspect souvent négligé de ce qui a été son action que nous commençons à ouvrir, et que nous relaterons dans les mois qui viennent. ’année qui s’achève aura été fructueuse quant à la collecte par la « Lettre » de témoignages et d’analyses sur l’action de François Mitterrand tout au long de son parcours politique et, plus particulièrement, au cours de ses deux septennats. Avec cette publication nous espérons avoir répondu à vos attentes, nous avons aussi voulu offrir aux historiens des matériaux raisonnés ou de première main susceptibles d’alimenter leurs travaux futurs. L’intérêt que suscitent ces pages de notre histoire contemporaine et de celui qui en fut une des figures centrales ne faiblit pas. Chercheurs allemands, anglo-saxons des deux rives de l’Atlantique, Japonais ou Italiens, pour ne citer que les plus nombreux, nous manifestent fréquemment l’intérêt qu’ils attachent aux documents que nous leur proposons. S’agissant de la politique sociale impulsée par François Mitterrand, la « Lettre » s’était au cours de ces dernières années appliquée en priorité à recenser et analyser ce qu’elle avait été dans les années qui ont suivi la victoire de 1981. Une idée communément reçue voulait qu’elle ait été un peu négligée au cours du second septennat. Peut-être parce que l’action de François Mitterrand sur la scène internationale dans un contexte de bouleversements sans précédents – réunification de l’Allemagne, effondrement de l’URSS, mise sur orbite de l’Union Européenne – avait éclipsé ses préoccupations en la L’évocation ou l’analyse de l’histoire, même récente, a pour vertu de susciter des débats qui ne peuvent être, à terme, que féconds. La « Lettre », instrument dédié à la mémoire de François Mitterrand, doit par contre se garder, pour la clarté de son propos, de commenter l’actualité au fil des jours, sans le recul indispensable. Sûre tout de même que le passé dont elle fait sa substance éclaire notre réflexion sur les évènements qui aujourd’hui sollicitent notre attention. Abonnement 1 an : 20 euros (chèque à l’ordre de l’Institut François Mitterrand) La lettre de l’Institut François Mitterrand Chine: “La volonté d’un peuple avide d’exister sur la scène du monde” François MITTERRAND les épanouissements et les transitions de l’Occident: que l’on imagine l’Histoire de France amputée de la Renaissance et de la Réforme, de l’ordre classique et de Quatre-vingt-neuf, et passant d’un coup du règne de Charles VII à l’ère atomique. __________________________ Nous publions un texte pratiquement inédit de François Mitterrand sur la Chine. Il s’agit de la préface qu’il avait écrite pour l’édition de luxe d’un ouvrage de Claude Estier, publié en 1969 chez Robert Laffont, « La Chine en 1000 images », qui n’avait été tiré qu’à quelques centaines d’exemplaires. J’y ai rencontré Mao-Tsé-Toung, chef de révolution, maître d’empire, qui m’a parlé, de sa voix douce coupée de petits rires, des grands desseins de son pays, du bon tabac chinois et de «la Dame aux Camélias». Qu’ai-je aperçu qui pouvait déceler les moeurs d’une autre Chine, celle d’avant 1939? Quelques couples de vieillards mélancoliquement attardés devant les vitrines des magasins, riches de produits factices, l’homme à la longue barbe étroite et dont la veste refusait d’obéir à la coupe Sun yat-sen, la femme mal à l’aise dans ses chaussures où se perdaient ses pieds martyrisés qui souffraient de ne plus l’être, les hôtels- caravansérails, oeuvre d’architectes européens très fiers sans doute d’avoir imposé le modern’style des kursaal flamands aux abords du palais impérial; des villages de pisé où paysans et artisans vivent les travaux et les jours d’autrefois; la rituelle gymnastique pratiquée partout et n’importe où, et qui recherche dans la lenteur du geste la connaissance de soi-même; en bref, bien peu de choses, aussi n’était-ce pas à ce spectacle-là que j’étais convié par l’Institut du peuple chinois pour la politique étrangère qui m’avait invité. J ’ai vu l’attachante, l’irritante Chine d’aujourd’hui. Tout le long d’un voyage de quatre semaines, j’ai ouvert les yeux sur ce monde qui, de ce côté de la Terre, me semblait aussi incompréhensible et lointain qu’une autre planète. J’y ai parcouru des itinéraires du passé sous la houlette des guides, serviables et vigilants, choisis par le Parti pour remplir cet office. J’y ai éprouvé la patiente obstination de mes hôtes, attachés à me démontrer, devant des tasses de thé, quatre heures par jour en moyenne, les bienfaits de la société nouvelle. J’y ai observé l’effort d’un peuple mobilisé au service de la plus extraordinaire entreprise, au bout de laquelle ce pays, hier semi-féodal, compte déboucher directement sur la planification communiste sans avoir connu 2 La lettre de l’Institut François Mitterrand Pionniers des temps futurs aux fantaisies des hommes, des bêtes et des fleuves. Son histoire (dont elle entretient soigneusement les vestiges), son art (qu’elle révère) sa médecine (qu’elle continue d’enseigner et de pratiquer avec un sentiment inavoué de supériorité), d’une certaine manière. lui pèsent. Elle considère que c’est son affaire à elle que de s’arranger avec son passé. L’étranger, qui l’observe avec la curiosité de l’archéologue ou de l’amateur de bibelots, l’irrite. Elle sait bien qu’elle n’est pas née en 1949, an 0 de la République populaire. Mais si elle accepte l’héritage d’une civilisation plusieurs fois millénaire, elle ne laisse à personne le soin de faire le tri et de décider en son nom ce qui distingue le passif de l’actif. La Chine populaire est au travail. Avec passion, avec acharnement, avec une incroyable rigueur logique dans l’exécution de conceptions incroyablement changeantes, quoique, d’un bond en avant à un bond de côté, elles demeurent, selon les doctrinaires, dans la ligne lénino-marxiste revue et commentée par Mao. Elle multiplie les expériences. Il faut tout faire à la fois. Monter l’industrie lourde et fabriquer l’instrument aratoire; produire plus, mieux, moins cher et plus vite, alors qu’elle en est au stade d’un investissement dont le profit reste au futur; centraliser, rationaliser, distribuer pour nourrir une population qui s’accroît actuellement d’une demiFrance par an; entreprendre de grands travaux. Les obstacles, elle les rencontre dans l’âpreté et la rigueur de la nature, dans la vigilance de ses ennemis et, plus encore, peut-être, dans sa propre exigence à l’égard de son peuple. A l’effort, elle ne répugne pas. En quinze années, elle a endigué des fleuves, modelé des montagnes, détruit et reformé une société, éduqué des cadres par centaines de milliers. Mais les savants qui étudient la composition des glaciers du Tibet, mais les ingénieurs qui sondent les profondeurs du sol, réinventent un équipement ultra-moderne, rationalisent le rendement, mais les professeurs et les savants qui romanisent l’antique écriture et fabriquent au moyen de la phonétique une langue unique pour sept cent millions de Chinois, jusqu’ici séparés par le mur épais des dialectes, mais les fonctionnaires du Parti qui s’épuisent à expliquer, à convaincre, à contrôler, à rendre compte, ne sont encore que les pionniers des temps futurs. Au visiteur admis chez elle (après mille précautions), elle prodigue les preuves de sa vitalité actuelle, de ses réalisations modernes, de son travail, de ses progrès. Elle veut qu’il n’ignore rien de la ville-satellite, de l’université technologique, du haut fourneau. de la serre de jardin et de la couveuse artificielle. Tout, pour elle, est prétexte à proclamer qu’elle est définitivement entrée dans le siècle. Rien n’échappe à sa vigilance. Le circuit touristique qu’elle réserve à ses hôtes ne passe pas nécessairement par l’admirable site où fut découvert le tombeau du treizième empereur de la dynastie Ming, c’est parce que, surplombant la vallée funéraire, un colossal barrage de six cents mètres de longueur exalte, plutôt que les splendeurs d’un temps révolu, le combat dominateur de la Chine nouvelle. Car la Chine. que tant de besoins immédiats assaillent. et qui s’y consacre avec une formidable énergie. a les yeux fixés sur les statistiques et les pourcentages. Et il ne lui suffit pas de constater qu’elle avance à grands pas : ce qu’il lui faut, c’est avancer plus vite que les autres. L’ouvrage pour lequel j’écris ces lignes, en guise de préface, n’est pas composé pour répondre à des questions. Mais Claude Estier a voulu, me semble-t-il, que l’image et le texte de ce livre se joignent et se rehaussent l’un et l’autre, afin de montrer que l’évolution de la Chine, même entrecoupée de brutales ruptures, signifie la volonté d’un peuple avide d’exister sur la scène du monde, après une telle absence, et digne d’y prétendre. Je crois qu’il y a réussi. S’arranger seule avec son passé La Chine souffre de frustration. Elle supporte malaisément d’avoir été, durant tant de siècles, ce grand corps désarticulé, abandonné aux fureurs et 3 La lettre de l’Institut François Mitterrand Le voyage en Chine de février 1981 Claude ESTIER Comité central et spécialiste de l’économie expliquant à François Mitterrand: « Notre pays est si vaste que nous avons nous-mêmes bien du mal à connaître la situation exacte. » Les mots « tâtonnements » et même « erreurs » revenaient souvent dans la bouche de nos interlocuteurs. Deng Xiaoping lui-même n’hésitait pas à évoquer les erreurs de Mao, la plus grave étant d’avoir voulu aller trop vite en économie avec le « Grand bond en avant » de 1957 et d’avoir « surestimé le rôle de la lutte des classes par rapport aux réalités économiques ». D’où la nécessité d’un réajustement, c’est-à-dire d’une politique destinée à réduire l’inflation et le déficit budgétaire et à rétablir une économie équilibrée, ce qui, nous disait-on, demanderait au moins dix ans et peut-être davantage. ______________ I ntronisé officiellement le 24 mai 1981 comme candidat à la Présidence de la République par le Congrès socialiste réuni à Créteil, François Mitterrand était désireux d’échapper le plus longtemps possible à la pression des médias relayant les attaques incessantes du camp giscardien. D’où l’idée du voyage en Chine qui allait lui fournir pendant une dizaine de jours un horizon tout différent. Horizon qui ne lui était pas inconnu puisqu’il avait déjà effectué vingt ans plus tôt un séjour en Chine au cours duquel il avait eu une longue rencontre avec Mao Zedong et qu’il avait relaté dans un livre « La Chine au défi » (Julliard, 1961). Sur le plan politique, il était clair que le grand débat ouvert au sommet après la mort de Mao en 1976 était loin d’être achevé, le Congrès du parti étant d’ailleurs retardé dans la mesure où Deng Xiaoping, devenu pourtant à 75 ans l’homme fort du régime, n’était pas certain d’y trouver une majorité (1) Le dimanche 8 février, je retrouve donc dans le hall de l’aéroport de Roissy François Mitterrand, Lionel Jospin, Gaston Defferre, Jean-marie Cambacérès (qui sera notre interprète), Serge Moati et son équipe et la trentaine de journalistes et techniciens qui vont accompagner la délégation socialiste. Je suis là au double titre de « L’Unité » et du groupe socialiste du Parlement européen qui a accepté de financer une part de mon voyage. D’autres rencontres nous ont laissé penser que la population était moins intéressée par ces débats que par le souci de voir s’améliorer les conditions de vie qui restaient précaires. Ce que j’ai vu au cours de ce séjour dans les rues des vieux quartiers de Pékin, dans celles de Tsi Nan, la capitale de la province de Shandong ou de Qu Fu, m’a en effet montré l’image non pas de la misère que l’on rencontre dans certains pays d’Afrique noire ou dans les bidonvilles d’Amérique latine mais d’une incontestable pauvreté. Nous allons donc passer huit jours en Chine, essentiellement à Pékin avec notamment une escapade à Qu Fu, la ville de Confucius. Ce n’est évidemment pas en un si court laps de temps que nous pouvions tout comprendre de cet immense pays. Mais, à plusieurs reprises, les entretiens avec les dirigeants ne manquèrent pas de nous étonner. Ainsi, par exemple, Li Xannian, l’un des vice-présidents du J’ai rencontré des Chinois correctement habillés, hommes et femmes de manière uniforme, des enfants apparemment bien nourris, des maisons en dur mais sommaires où toute une famille s’entassait dans une 4 La lettre de l’Institut François Mitterrand pièce unique. Le salaire moyen à Pékin, l’équivalent de 180 francs de l’époque par mois, interdisait à la grande masse toutes dépenses non essentielles à la survie qui n’étaient permises qu’à quelques milliers de privilégiés: la « nomenklatura » du Parti communiste, quelques ingénieurs spécialisés et un certain nombre d’écrivains et d’artistes. nous restituer, plusieurs réponses donnaient à penser que, sauf à épouser strictement la ligne politique, il n’était pas facile d’être en Chine écrivain, poète ou cinéaste. « Cela fait trente et un an que ce n’est pas facile », s’est même risqué à dire Ai Qing. Ce qui n’avait pas empêché l’agence officielle « Chine nouvelle », rendant compte de la conversation, d’écrire que celle-ci avait permis de mettre en lumière le fait que « toutes les conditions existaient en Chine pour le plein épanouissement de la culture ». A Pékin, où le vélo était roi, avec des transports en commun vétustes et bondés à toute heure du jour, les rayons des grands magasins étaient bien achalandés mais beaucoup plus nombreux étaient les clients faisant la queue devant de petits kiosques où l’on vendait pour quelques centimes un bol de riz ou des boulettes de poisson frit. La délégation socialiste n’avait évidemment pas à souscrire à de telles affirmations pas plus qu’elle n’avait à partager les thèses chinoises dans le domaine international qui fut pratiquement le seul abordé au cours de l’entretien en tête à tête avec Deng Xiaping et François Mitterrand. Nous avons pu constater aussi l’extraordinaire curiosité des Chinois pour les étrangers, non pas tant à Pékin où débarquaient depuis longtemps déjà des touristes internationaux. Mais à Qu Fu, par exemple, où notre délégation comportait les premiers visiteurs de marque après que la ville où Confucius naquit et prodigua son enseignement il y a vingt-cinq siècles, ait été fermée pendant toute la Révolution culturelle. Echappant à une partie des visites officielles, nous sommes à quelques uns partis à l’aventure dans les rues de cette ville qui nous paraissaient quasi déserte en cette fin d’après-midi. Le dirigeant chinois paraissait surtout obsédé par la nécessité de faire bloc contre « l’hégémonie soviétique » alors que François Mitterrand rappelait que la France est en Europe et que la paix en Europe passait aussi par le dialogue avec Moscou. Il apparaissait cependant que les dirigeants chinois cherchaient à cette époque un interlocuteur en France dans le mouvement ouvrier et que, n’ayant pas de terrain d’entente avec le P.C.F, ils se tournaient vers le Parti socialiste. D’où la qualité, soulignée par tous les observateurs étrangers à Pékin, de l’accueil que François Mitterrand et sa délégation avaient reçu tout au long de ce voyage. Pourtant, au bout de quelques minutes, cinq cents personnes au moins nous suivaient et nous entouraient. Les femmes sortaient sur le pas des portes, avec une ribambelle d’enfants, les uns un peu craintifs, les autres, au contraire, s’avançant vers nous. Lorsque nous approchions d’un groupe, les gens riaient aux éclats, seule façon sans doute de communiquer avec nous. Plusieurs se laissaient complaisamment photographier. Au coin d’une rue nous avons découvert un groupe de musiciens qui jouaient sur le rythme obsédant de l’Opéra de Pékin. A la fin du morceau nous avons applaudi et ils se sont précipités vers nous avec un grand thermos d’eau chaude pour nous offrir un verre de thé et nous applaudir à notre tour. Images fugitives mais qui m’avaient laissé le sentiment d’un peuple pacifique et désireux de s’ouvrir vers l’extérieur, ce qui s’est largement confirmé depuis. Un mot encore pour narrer l’intermède qui a coupé notre séjour, à savoir trente-six heures à Pyong Yang où nos hôtes nord-coréens faisaient preuve à notre égard d’un souci des détails parfois pittoresques. Nous y avons surtout constaté le contraste entre l’apparente modestie chinoise et l’incroyable culte de la personnalité du « grand leader » Kim Il Sung dont d’immenses portraits ornaient toutes les façades de la ville. Portraits plutôt flatteurs car nous avons pu voir de près qu’il n’avait pas la prestance dont le dotaient les images. Il nous a reçus pendant trois heures, vantant les mérites de son pays et témoignant d’une assez bonne connaissance de la situation politique en France. En nous quittant et après nous avoir fait remettre à chacun une petite caisse contenant ses oeuvres complètes, il a dit à François Mitterrand: « Je suis heureux d’avoir reçu aujourd’hui le futur Président de la République française ». Nous n’en avons certes pas conclu que le régime était en voie de libéralisation. A sa demande, François Mitterrand avait pu rencontrer plusieurs intellectuels dont l’écrivain Ai Quing qui avait été emprisonné pendant la Révolution culturelle. Dans un cadre moins officiel cette rencontre aurait pu être passionnante car, malgré une traduction édulcorée par l’interprète chinois, mais que notre ami Cambacérès a pu ensuite Nous sommes peu à savoir que, le 10 mai, l’un des premiers télégrammes de félicitations parvenus à Paris était celui de Kim Il Sung! 5 La lettre de l’Institut François Mitterrand Coups de sonde dans la politique sociale du second septennat de François Mitterrand Louis MERMAZ1 Les faiblesses de pans entiers de notre économie ne tardèrent pas à se faire sentir. Ainsi, l’industrie française se révéla-t-elle incapable de répondre à une augmentation du pouvoir d’achat des salariés, qui n’avait pourtant rien d’excessif. D’ailleurs le Président et le gouvernement furent contraints de réagir rapidement à cette situation. Dès sa première conférence de presse, à la fin du mois de septembre 1981, François Mitterrand pointait la nécessité d’une « relance de plus en plus poussée de l’investissement », sans laquelle « la relance par la consommation n’aurait pas de sens », et il citait une impressionnante série de mesures déjà arrêtées pour inciter les entreprises à s’engager dans cette voie. ________________ L e premier septennat de François Mitterrand s’est ouvert sur des mesures – augmentation du salaire minimum et des prestations sociales -, puis des réformes substantielles – la retraite à soixante ans, la cinquième semaine de congés payés – mises en œuvre par Pierre Mauroy. Il était légitime de répondre aux attentes de ceux des Français qui étaient les premières victimes des inégalités sociales et qui attendaient un changement de leurs conditions de vie. Seuls les idéologues d’une économie libérale pure et dure contesteront avec la suffisance que l’on sait d’avoir rompu avec la politique du septennat précédent. Comment ne pas rappeler aussi que les nationalisations de 1981 et 1982 ont permis de sauver, grâce aux dotations publiques, de grands groupes industriels menacés par la mondialisation et le démantèlement ? La « pause », puis le « tournant », rendus nécessaires dès la fin de 1981 et le début de l’année 1982 du fait de l’insuffisante réactivité de notre industrie face à la crise internationale ne remirent pas en cause les acquis sociaux, même s’il y eut un infléchissement du pouvoir d’achat. Le « socle du changement », selon l’expression de Pierre Mauroy, allait être préservé. Le « socle du changement » La rigueur longtemps imposée aux salariés (corrigée à la marge à la veille de l’élection présidentielle par Raymond Barre) avait-elle en rien empêché la montée d’une inflation désormais à deux chiffres, le manque tragique d’investissements dans l’industrie privée ou la dégradation de notre commerce extérieur ? « La Lettre à tous les Français » François Mitterrand dès le début de la première cohabitation fit savoir à Jacques Chirac qu’il ne 1 - Louis Mermaz a présidé le groupe socialiste à l’Assemblée Nationale de juin1988 à octobre 1990. 6 La lettre de l’Institut François Mitterrand Michel Rocard face à «l’économique» et au « social » signerait pas des ordonnances revenant sur les acquis sociaux et il exerça de 1986 à 1988 un véritable pouvoir tribunicien qui contribua largement à la victoire de 1988. La lettre à tous les Français, rédigée en avril 1988 à l’occasion de la campagne présidentielle tient les deux bouts d’une même chaîne : muscler l’économie française, assurer la justice sociale. Ces objectifs seront retenus par le premier ministre Michel Rocard lorsqu’il se présentera devant la nouvelle Assemblée nationale le 28 juin : reprise du dialogue en Nouvelle Calédonie entre les deux communautés, action prioritaire en faveur des quartiers dégradés (annonce d’un milliard de francs pour les travaux urgents), logement, formation, police de proximité, développement des services à la personne, revenu minimum d’insertion financé par le rétablissement de l’impôt sur la fortune, correction des mesures ayant supprimé le remboursement à 100 % des soins aux personnes âgées et aux grands malades. Sans oublier ce qui a été réalisé par les deux gouvernements socialistes du premier septennat, de Pierre Mauroy et Laurent Fabius, pour aider les entreprises à se moderniser, il énonce cette vérité première : « L’économique tient le social : impossible de répartir des richesses qui n’existent pas. Le social tient l’économique : impossible de créer des richesses (…) sans cohésion interne de l’entreprise, sans cohésion de la nation ». Dans le même temps, le premier ministre affirme sa volonté de maîtriser les dépenses publiques et sociales, de pratiquer provisoirement une certaine modération salariale face à la contrainte internationale, mais aussi de s’attaquer à l’inégalité des revenus, de favoriser la liberté d’entreprendre, mais aussi de garantir les libertés des salariés à l’intérieur des entreprises, enfin d’inviter le privé comme le public à faire les efforts nécessaires dans le domaine de la recherche, car l’ouverture du grand marché fixée au 1er décembre 1993, « c’est demain ». François Mitterrand prend soin de fixer au prochain gouvernement ses objectifs dans le domaine social : il faudra veiller à ce que les partenaires sociaux débattent de l’aménagement et de la réduction du temps de travail, des conséquences pour les salariés de l’apparition des technologies nouvelles. Il faudra aussi préserver la sécurité sociale (il rappelle à ce propos que la gauche a redressé les comptes, que, depuis 1986, la droite avait laissé filer). La Lettre annonce la création d’un « revenu minimum d’insertion » pour ceux « qui n’ont rien, absolument rien » et son financement par le rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes (« les Français comprendront que celui qui a beaucoup aide celui qui n’a plus rien »). Lorsque Michel Rocard prend ses fonctions, la situation économique du pays s’est améliorée. Depuis 1986 le prix du pétrole a baissé. Les entreprises ont recommencé à investir. Le niveau de la consommation est soutenu. Raison de plus pour se préoccuper de ceux dont la situation demeure difficile. Le RMI est très vite instauré et appel est fait pour son financement à la solidarité nationale. Dans le même esprit, l’instauration de la contribution sociale généralisée (CSG) implique une participation du capital à la réduction de la dette sociale. La Lettre consacre encore de longs développements aux exclus de toutes sortes, les Canaques en Nouvelle Calédonie, les immigrés, victimes des lois Pasqua, les pauvres. Elle vise l’inégalité entre les hommes et les femmes, ces dernières étant les premières victimes du chômage ou bien réduites aux emplois partiels ou précaires. Cette politique va déboucher très vite sur des résultats économiques positifs. La croissance reprend et atteindra autour de 4 % en 1988 et 1989. 500 000 emplois seront créés pendant la même période, l’inflation sera bientôt inférieure à la moyenne européenne, le pouvoir d’achat commencera à s’améliorer, les exportations vont reprendre, mais il faudra attendre l’année 1989 pour que la balance commerciale se redresse vraiment. Mais deux points noirs subsistent : le chômage et l’écart croissant entre les revenus du travail et du capital. La Lettre énumère enfin les injustices qu’il faudra combattre : la répartition des impôts et des cotisations sociales qui touchent plus durement les 23 millions de foyers modestes que les 130 000 plus riches, la libéralisation des loyers décidée par la droite, la suppression d’une partie des soins aux grands malades, la stagnation, voire le recul du pouvoir d’achat des salariés, la suppression de l’autorisation administrative de licenciement qui appelle au moins des procédures de rechange. 7 La lettre de l’Institut François Mitterrand Le groupe socialiste à la manœuvre Les années 1988 et 1989 seront donc marquées par une forte embellie économique avec des taux de croissance de 4,3 % et de 3,9 %. Des mesures de revalorisation vont être accordées aux fonctionnaires et un effort conséquent sera fait à la demande de Lionel Jospin, ministre de l’Education nationale, en faveur des enseignants, mais aussi des crédits exceptionnels mobilisés pour la rénovation de l’enseignement et bientôt des universités. On comprend donc que le Président de le République et le groupe parlementaire socialiste se montrent extrêmement vigilants. La situation de l’économie doit permettre de tenir les promesses sociales de la Lettre à tous les Français. Les socialistes ne disposent plus à l’Assemblée nationale, comme en 1981, de la majorité absolue à eux seuls, mais la gauche la détient à l’issue des élections législatives de juin 1988 en comptant les élus du groupe communiste, même si la situation a changé depuis que les communistes ne participent plus aux gouvernements. Celui de Michel Rocard s’est ouvert à des parlementaires du centre droit. Grands équilibres et justice sociale L’éternel et légitime débat réapparaît chaque fois qu’une réforme est décidée ou une revendication salariale satisfaite, lors de la grève des infirmières de 1988 ou de la fonction publique l’année suivante. L’entourage du premier ministre est en contact avec le groupe centriste et avec la droite. Il sera soutenu dans plusieurs circonstances par des majorités différentes, les communistes s’abstenant à diverses reprises pour ne pas mêler leurs voix à celles de la droite, évitant ainsi à Michel Rocard d’être mis en minorité, même si ce dernier s’appuie beaucoup plus souvent sur le centre et sur la droite que sur les communistes. Quand la situation économique est tendue comme en 1981, il faudrait selon les « orthodoxes » expliquer au peuple que ce n’est pas le moment de prendre le risque d’une aggravation de la situation, mais derechef lorsque ça va bien, on devrait lui opposer qu’il ne faut pas mettre en danger la reprise. Ce n’est donc jamais le moment de s’attaquer au sujet central de la société française : les inégalités et la pauvreté. C’est dans ce contexte fluctuant que François Mitterrand indique la direction à suivre, tout en respectant la liberté d’initiative du premier ministre. Le Président sait qu’il peut compter sur le groupe socialiste à l’Assemblée Nationale pour infléchir chaque fois qu’il sera possible la politique sociale du gouvernement. Les députés socialistes veulent continuer d’avancer sur le chemin des réformes et tenter de réduire le déficit social qui s’est encore aggravé sous la première cohabitation. François Mitterrand saisit maintes occasions de rappeler qu’il faut faire plus de social, mais Michel Rocard lui-même se voit freiner par son ministre de l’économie et des finances, lorsqu’il est enclin lui aussi à aller dans ce sens. De grandes réformes ont cependant été accomplies. Même la taxe d’habitation, cet impôt particulièrement injuste, a failli être réformée à partir d’un amendement déposé par Edmond Hervé, qui montrait la voie à suivre à l’avenir, en commençant par introduire un paramètre nouveau dans le calcul de cette contribution : lier la part départementale de la taxe aux revenus des occupants d’un logement. Les décisions politiques résulteront ainsi des équilibres qui s’établiront entre l’Elysée, Matignon et les parlementaires socialistes. Michel Rocard, soucieux de ne pas inquiéter les centristes, voudra dissocier l’instauration du RMI du rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes, auquel le nom moins agressif d’impôt « sur la fortune » sera donné. La réforme fut votée après que les communistes, presque convaincus du bien-fondé de la réforme se furent abstenus. Mais sous le gouvernement Bérégovoy, lors d’une fin de semaine, le ministre délégué du budget réussira à faire « retoquer » la réforme par une trentaine de députés réunis à cette occasion, et ralliés à un amendement sénatorial de suppression ! Mais, lors de la session budgétaire, le groupe socialiste obtient lui la création d’une nouvelle tranche supérieure pour les fortunes de plus de 20 millions de francs. Lors du budget suivant, cette quatrième tranche passera de 1,1 % à 1,2 % et une cinquième tranche sera ensuite créée de 1,3 % à 1,5 %. La taxe sur les plus values des entreprises sera également portée de 15 à 19 %. RMI, ISF, CSG, contrat emploi solidarité (CES) pour lutter contre le chômage des jeunes, abrogation 8 La lettre de l’Institut François Mitterrand une réputation d’homme rigoureux, défenseur des équilibres budgétaires et soucieux d’un franc fort. des lois Pasqua sur l’entrée et le séjour des étrangers, instauration pour les immigrés d’un titre de séjour de dix ans renouvelable, retour à la tradition française du droit du sol en matière de nationalité, logement (mais le groupe socialiste aurait voulu que le gouvernement aille plus loin dans la protection des locataires en butte à une forte augmentation des loyers), banlieues (où les troubles traduisent une détresse et une exclusion grandissantes – François Mitterrand assiste aux assises de Banlieues 89 avec Michel Rocard en décembre 1990-), éducation nationale, recherche, sans oublier les accords Matignon sur la Nouvelle Calédonie, il y eut de belles et de bonnes réformes. Dans son discours de présentation devant l’Assemblée le 8 avril il tient aussi à préciser : « Il ne faut pas confondre rigueur économique et rigueur sociale » et il met «la justice sociale (…) au centre de (ses) préoccupations ». Son souci est double : permettre l’intégration de la France dans l’économie européenne à quelques mois du référendum sur le traité de Maastricht, qui fera faire un pas décisif à la Communauté avec la création de l’euro et combattre le chômage, tout particulièrement celui de longue durée qui affecte 900 000 personnes. Cependant la préparation du budget de 1991, alors que débute la guerre du Golfe, va poser à nouveau le problème des grands équilibres et celui de la justice sociale. Le chômage, après trois ans de recul, repart à la hausse. Le Président de la République et le groupe socialiste rappellent le problème des chômeurs en fin de droit et celui du logement social. Le oui l’emporte d’extrême justesse lors du référendum du 20 septembre 1992. L’engagement personnel et opiniâtre du Président français y contribuera de façon décisive. Mais le chômage persistant, les difficultés croissantes de beaucoup de salariés et la désindustrialisation qui frappe plusieurs régions comme le nord de la France expliquent que le résultat n’ait été obtenu qu’à 500 000 voix. Remuscler l’économie avant l’ouverture du grand marché et la création de l’euro Les élections législatives de 1993 se dérouleront dans un climat morose. Les socialistes en sortiront laminés. La seconde cohabitation, malgré la volonté de François Mitterrand de préserver les acquis sociaux, sera marquée par un recul sur ce plan-là. Le gouvernement Balladur échouera à son tour dans ses tentatives pour enrayer le chômage : ni les allègements fiscaux consentis aux plus fortunés, et –encore moins- le « sous-smic » proposé aux jeunes en quête d’emploi sous la forme du CIP (contrat d’insertion professionnelle) finalement retiré ne changeront la donne. Les menaces qui pèsent à diverses reprises sur le franc empêcheront d’ailleurs toute reprise économique. Lorsque Edith Cresson succède à Matignon à Michel Rocard au printemps 1991, le problème du chômage domine tous les autres. La crise du Golfe pèse sur l’investissement et la croissance se ralentit fortement. Equilibrer le budget, rétablir les comptes de la sécurité sociale, alléger les charges des entreprises deviennent à nouveau prioritaires. La ministre du travail Martine Aubry lance en même temps un plan de mobilisation pour l’emploi afin de dynamiser l’ANPE, puis un projet d’envergure sur l’apprentissage. François Mitterrand dans une conférence de presse le 11 septembre a sonné la charge contre la montée du chômage. Le 16, Edith Cresson annonce une série de mesures en faveur des PME, avec allégements fiscaux et crédits à l’investissement. Après l’élection à la Présidence de la République de Jacques Chirac, Alain Juppé mettra en œuvre, comme l’on sait, une politique de durcissement social, créant ainsi les conditions du succès de la gauche et de Lionel Jospin en 1997. « La gauche a vocation à exprimer ce qui est nouveau et ce qui est juste » écrivait François Mitterrand en 1969 dans «Ma part de Vérité». Les deux septennats, par delà les avancées, mais aussi les obstacles, en apportèrent la démonstration. Tel fut le sens de la victoire remportée par la gauche aux législatives de 1997, deux ans après la fin du second septennat. Nous avons aujourd’hui le droit de penser que ce qui a été possible alors le restera demain. Après l’échec des socialistes aux élections cantonales et régionales du printemps 1992, François Mitterrand fait appel à Pierre Bérégovoy pour former un nouveau gouvernement. Ce fidèle du Président a tenu une place de premier plan dans le précédent cabinet, où il s’est forgé 9 La lettre de l’Institut François Mitterrand Demain sera un autre jour E tre de gauche n’est pas si facile. Il fut même plusieurs périodes de notre histoire nationale, sans remonter plus loin que les années avant la dernière guerre mondiale, où ce choix de vie, ce regard porté sur le monde, sur les femmes et les hommes, en refusant que ceux-ci ne soient que des ombres dans les champs ou dans les usines, obligeaient à puiser profondément en soi intelligence et amour d’autrui, dans un mélange intime. C’est ce que nous rappelle et illustre le dernier ouvrage de Danielle Mitterrand, «Le Livre de ma mémoire.» Cet ouvrage nous entraîne d’abord à travers la vie d’une famille, nous en fait entrevoir les amonts, avec pour figure centrale son père instituteur, franc-maçon, laïque et républicain. Au hasard des affectations, le voilà à Dinan, dans cette Bretagne encore très influencée par 10 les milieux cléricaux violemment hostiles par principe à la République: son collège est incendié (l’enquête ne dira pas par qui), puis quand son administration décide de l’éloigner, c’est le camion de son déménagement qui brûle. Plus tard, il sera révoqué par Vichy pour avoir refusé de dénoncer ses élèves juifs. Danielle Mitterrand va alors sur ses vingt ans. Elle porte des messages pour la Résistance, pour Henry Frenay, pour Bertie Albrecht que cachent ses parents. Et puis elle nous fait assister à sa rencontre avec François Mitterrand, à son mariage « à l’église », à l’installation rue Guynemer à Paris, à la naissance des enfants... Femme de ministre une dizaine d’années durant, mais également épouse d’un homme souvent malmené sur La lettre de l’Institut François Mitterrand la place publique et qu’elle n’oublie jamais de défendre. Vient ensuite l’exaltation de la campagne présidentielle de 1965, le rendez-vous décisif de François Mitterrand avec le « peuple de gauche. » Militante d’une gauche dont les formations demeurent au bivouac quand elles devraient faire route vers leurs objectifs proclamés, elle accueille Epinay et la victoire de 1981 avec enthousiasme et espoir. Jusqu’à ce que la « rigueur » devienne un des maître-mots de l’action gouvernementale, ce à quoi elle ne s’est visiblement toujours pas résignée aujourd’hui. résumer son témoignage. Mais dans quel ordre? Quelle part commande à l’autre? Peu importe puisque les deux ne tiennent dans les moments les plus âpres qu’au noyau dur de la conscience, ultime réservoir d’humanité, contre vents et marées. Une conscience qui refuse de se laisser effeuiller, qui se cabre devant les modes et les idées trop vite reçues et trop aisément acceptées. Au fait, notez qu’une phrase revient fréquemment sous la plume de Danielle Mitterrand: «Demain sera un autre jour.» En contrepoint, comment n’être pas troublé par les nombreux comptes rendus qui accompagnent dans la presse la découverte de cette autobiographie? Le mot qui revient le plus souvent sous la plume des commentateurs est « naïveté ». «Le Livre de ma mémoire», Danielle Mitterrand – JeanClaude Gawsewitch Editeur. Ce serait donc naïveté que d’avoir défendu les droits du peuple kurde pris dans les mâchoires de l’étau du régime meurtrier de Saddam Hussein? Cahiers secrets Naïveté que de défiler aux côtés des Amérindiens du Chiapas pour contribuer à les faire entrer enfin sous les feux de l’actualité internationale, eux qui avaient été relégués dans les arrière-cours de l’histoire depuis six longs siècles? Naïveté que de réclamer que puisse enfin s’épanouir au grand jour le peuple tibétain et sa culture, une des richesses essentielles de l’humanité? Naïveté en Amérique du Sud, en Afrique, à Cuba? A La Havane, sa conversation avec Fidel Castro, en 1974, n’en porte pas la moindre trace. S’agissant des prisonniers politiques censés être détenus dans les prisons cubaines, ce que celui-ci dément: «Je peux vous suggérer, dit-elle, de réunir plusieurs associations au-dessus de tout soupçon affectif pour votre gouvernement, et organiser une mission.» Le leader cubain accepte: Human Right Watch (ONG américaine), la Fédération internationale des droits de l’homme et France Libertés mèneront leur enquête et publieront un rapport qui n’aura malheureusement pas grand écho. Et la grande cause qui la mobilise aujourd’hui tout entière, sans répit: l’eau, «préalable à toutes les démarches pour défendre les droits de l’homme», naïveté ou clairvoyance à la fois raisonnée et généreuse? Résistance et rébellion. Ces deux mots pourraient 11 ------------- J.F. H. U ne histoire qui commence en 1965, six mois avant que n’ait lieu la première élection présidentielle au suffrage universel. Une jeune journaliste, d’un hebdomadaire prestigieux, « L’express », attentive à tout ce qui pourrait amorcer une nouvelle donne dans la confrontation entre la droite et la gauche, suit pas à pas, les principaux acteurs de la vie politique française. Cette journaliste est Michèle Cotta. Elle nous livre dans cette chronique, à partir d’un carnet de bord tenu alors quasiment chaque jour, ces choses qu’elle a vues et entendues à l’Elysée, au Sénat, à l’Assemblée nationale, à Matignon ou dans les coursives des congrès des partis. Si nous avons le sentiment de bien connaître tout de ces années, pour nous la bien représenter, il nous manque ces détails où, dit-on, niche la diable. « Du journalisme, prévient l’auteur, avec tout ce que cela contient d’immédiat, d’incomplet, de personnel de subjectif. » Un carnet de croquis d’une grande vivacité. Cahiers secrets de la Vème République – Michèle Cotta – Fayard. La lettre de l’Institut François Mitterrand Les premiers pas de la politique environnementale encore eu lieu. Il suffit d’ailleurs de recenser l’intitulé des portefeuilles attribués à ses successeurs pour se faire une idée du flou qui caractérise la délimitation de ce champ d’intervention gouvernemental. Jean-François HUCHET ____________________ A partir de 1974 se succèdent trois ministres de la “qualité de la vie”, bientôt remplacés par un ministre de la “culture et de l’environnement” en la personne de Michel d’Ornano. La confusion est de règle, l’expertise insuffisante, l’opinion publique peu informée des problèmes qui se profilent à l’horizon. D ans les années soixante-dix, l’écologie politique telle qu’elle est aujourd’hui formulée en est à ses balbutiements. Jusque là, la France, à l’instar des autres pays européens, est encore profondément marquée par les efforts qu’elle a dû faire après la guerre pour la reconstruction. Durant toute cette période on a célébré les tonnages de charbon et d’acier ou les avancées de l’industrie chimique. Bien sûr, le premier choc pétrolier a jeté une ombre sur l’euphorie des trente glorieuses mais on est loin d’en avoir tiré toutes les conséquences. Il faut attendre 1981 pour qu’un ministère de l’environnement soit installé avec des compétences mieux ciblées. Encore faut-il constater que celui-ci ne dispose pas encore d’une administration propre à la hauteur de l’enjeu. Une lente prise de conscience Il y a eu, en 1974, la brève apparition de René Dumont sur la scène politique, le temps d’une campagne électorale. Ce spécialiste de l’agriculture du tiersmonde, expert auprès des Nations Unies prône, pour l’essentiel, le contrôle démographique, les économies d’énergie, la coopération internationale envers les pays en voie de développement, la protection et la remédiation des sols. Soutenu par une myriade d’associations aux objectifs dispersés, il développe un discours alors inaudible et n’obtient que 1.32% des voix. Pour l’essentiel, l’opinion retient de son message qu’il est nécessaire de “protéger la nature”. Ce ministère est confié à Michel Crépeau, députémaire de La Rochelle. Celui-ci fait alors figure de pionnier en la matière. Il a fait de sa ville une sorte de laboratoire de la lutte contre la pollution avec, entre autres choses, la mise à disposition de la population d’un parc de vélos gratuits. Ses liens d’amitié avec François Mitterrand lui permettent de se faire entendre au sein du gouvernement. Son passage à la tête de ce ministère est principalement marqué par le lancement de la “loi littoral” et de la “loi montagne”. Il organise également les premiers Etats-généraux de l’Environnement et entreprend de modifier la procédure d’enquête publique. Dès 1971, en la personne de Pierre Poujade, le gouvernement voit pourtant entrer pour la première fois en son sein un ministre chargé de la protection de la nature et de l’environnement. Rien à voir encore avec l’écologie politique. La prise de conscience n’a pas Ce bilan signe une volonté d’agir et de sensibiliser 12 La lettre de l’Institut François Mitterrand nécessité d’une coopération internationale en matière d’environnement. Il répète à plusieurs reprises que cette question dépasse les frontières, qu’elle ne trouvera de solutions satisfaisantes qu’en passant par dessus les divisions de l’Europe. Il propose cette coopération à Mikhaïl Gorbatchev et lui remet un projet de sauvegarde de la biosphère. davantage l’opinion à des problèmes qui, jusqu’alors, étaient insuffisamment pris en considération. Durant cette période, François Mitterrand amorce progressivement un virage dans sa perception de l’ampleur et de la nature des enjeux. S’il se méfie du catastrophisme des milieux qui occupent ce terrain de revendication, son humanisme l’oblige à s’interroger. Il réagit dès qu’il constate que les populations pauvres risquent d’être exclues du progrès global à cause de problèmes liés à la gestion de l’environnement. C’est d’abord pour lui une question de justice. Au Conseil européen de Rhodes, le 3 décembre 1989, il annonce que la France financera les études qui permettront d’éviter les inondations qui ravagent le Bangladesh et de lutter contre la désertification du Sahel. A cette occasion, le Conseil européen rappelle l’objectif de protection de l’environnement qui se trouve dans l’Acte Unique et engage les Etatsmembres à la protection des ressources côtières, de la couche d’ozone et à la lutte contre « l’effet de serre ». C’est ainsi qu’au mois de mai 1984, il s’adresse aux associations européennes de protection de la nature réunies à Montdauphin. Il fustige à cette occasion “les calculs à court terme, reportant sur les générations futures la charge, démultipliée parce que tardive, des réparations et le fardeau des nuisances, qui pèsent presque toujours sur les plus pauvres.” A cette occasion, il signale le besoin urgent de se doter de moyens de lutte contre la déforestation et réclame un plan d’urgence pour les pays européens mais plus encore pour les pays du sud. “La déforestation, cruel appauvrissement de ceux qui sont déjà les plus pauvres”, souligne-t-il avec vigueur. Il place au même niveau d’urgence les problèmes que pose la mauvaise répartition des ressources en eau. En offrant ses voeux aux Français, le 31 décembre 1988, à partir de Strasbourg, François Mitterrand cite la protection de l’environnement parmi les priorités de la présidence française de la Communauté européenne. Le 11 mars 1989, à la conférence de La Haye, il lance un appel devant 24 pays participants pour une autorité supranationale, placée sous la houlette des Nations Unies, chargée de la protection de l’environnement. Si l’idée n’est pas reprise, elle a du moins suscité un débat à haut niveau et clarifié ce que sont les positions de chacun. Le 5 octobre 1986, il prend la parole à l’ouverture du XIIIème congrès de la Conférence mondiale qui se tient alors à Cannes pour dire sa préoccupation quant aux déséquilibres qui ne cessent de s’aggraver du fait du jeu du marché entre les pays industrialisés, gros consommateurs, « mais qui n’a en rien résolu les problèmes économiques mondiaux, surtout pour les pays les moins pourvus de ressources. » Et il interroge: « Que dire d’un marché qui enregistre des transactions tout en ignorant la nécessité de renouveler les réserves? (...) Que dire d’un marché où les prix fluctuent au gré des émotions, des événements, des spéculations quotidiennes? » Les réticences les plus marquées viennent paradoxalement des pays du Sud qui craignent qu’on leur impose des normes que leurs économies ne pourraient supporter. Le seul résultat de cette tentative est dans la mise en place d’une Commission des Nations Unies pour le développement durable, commission sans réelle portée puisque ne disposant pas du moindre pouvoir juridique. Sa réflexion progresse à mesure que l’expertise se fait plus précise. Il fait dès lors de la préoccupation environnementale un des thèmes premiers de son action internationale. L’expertise de «Planète Terre» A la recherche de l’indispensable coopération internationale Ce n’est pas pour le décourager. Ce qu’il n’a obtenu qu’à-demi à La Haye, François Mitterrand va le porter devant d’autres instances internationales. Si l’approche et la conviction demeurent les mêmes, la méthode change. Le 6 mai, il écrit aux participants du G7 pour leur proposer que soit mise à leur ordre du jour une série de mesures environnementales concrètes. Il en C’est ainsi qu’en novembre 1988, au cours d’un voyage à Moscou et à Baïkonour, il insiste sur la 13 La lettre de l’Institut François Mitterrand donne une liste avec entre autres points la mise en place d’un réseau mondial d’observatoires des émissions de gaz carbonique, la protection des forêts équatoriales, la lutte contre la désertification et les pluies acides et le lancement de programmes de recherche pour le développement de « voitures propres ». Ensuite, il plaide pour un effort « planétaire » de solidarité, du Nord vers le Sud, qui devrait se traduire par des transferts massifs de technologies, l’objectif visé étant de permettre aux pays du Sud d’assurer « leur progrès économique et technique sans polluer comme l’ont fait les pays industrialisés dans le passé. » Un mois plus tard, les 12 et 13 juin, se tient à Paris le colloque « Planète Terre », réunion scientifique de haut niveau qui a pour objectif de préparer les propositions françaises pour le sommet des pays industrialisés à l’Arche de la Défense à partir du 15 juillet. Le fait que l’environnement soit pris en compte lors d’un tel Sommet est une grande première. Au final, les participants s’entendent sur le fait que pour préserver l’avenir, tout en poursuivant la croissance économique, les différents pays se doivent de prendre conjointement les décisions utiles à la préservation de la nature. Il y est entre autre affirmé que les chlorofluorocarbones (CFC) devront à terme disparaître dans les biens de consommation et que, par ailleurs, des moyens financiers devront être dégagés pour permettre aux scientifiques d’analyser les modes de lutte contre l’effet de serre, qui engendre un réchauffement des climats de la planète. Enfin, les Sept s’accordent sur le diagnostic que la destruction massive de la forêt tropicale dans les pays pauvres est un corollaire du problème de la dette: la coopération des pays riches au développement agricole devra donc être encouragée. «C’est mon neuvième sommet, et, de mon point de vue, il a été le plus harmonieux et l’un des plus productifs auxquels j’ai assisté». Cette remarque du secrétaire d’Etat américain James BAKER reflète bien le consensus général qui s’est construit autour des thèmes abordés lors de ce quinzième Sommet du G7. Enfin, il donne rendez-vous aux Etats, à l’opinion publique et aux organisations non gouvernementales pour une évaluation des résultats obtenus sur les quatre point affichés dans l’Agenda 21. Et il conclut en affirmant que « le nouvel ordre international sera celui qui saura combiner le désarmement, la sécurité, le développement et le respect de l’environnement. De cet impératif naîtra une éthique mondiale, prolonge-t-il. (...) Et très prémonitoire, il ajoute: « Ne croyez-vous pas que la drogue, la violence, le crime, le fanatisme sont à placer au rang des pires pollutions et que l’une de ces biodiversités à protéger sans perdre de temps est celle des cultures et des civilisations menacées d’étouffement? » L’Agenda 21 Les 173 pays présents au Sommet de Rio ont adopté le programme Agenda 21 qui fixe un programme d’actions pour le XXIème siècle dans des domaines très diversifiés afin de s’orienter vers un développement durable de la planète. Agenda 21 énumère quelques 2500 recommandations concernant les problématiques de santé, de logement, de pollution de l’air, de gestion des mers et des océans, de la désertification, de la gestion des ressources en eau et de l’assainissement de la gestion de l’agriculture et de celle des déchets. C’est sans doute dans le discours prononcé devant la Conférence de Rio-de-Janeiro sur l’environnement et le développement, le 13 juin 1992 qu’on découvre le mieux le point d’aboutissement de sa réflexion sur cette question. En premier lieu, il recommande que les moyens soient mis en oeuvre pour une meilleure connaissance de notre planète, « à commencer par la biosphère qui constitue un préalable », précise-t-il. Il rappelle que trois ans plus tôt, « la France a demandé l’institution d’un observatoire de la planète, qu’elle est à l’origine de l’observatoire du Sahara et du Sahel.» Ils sont articulés selon quatre grands thèmes: - La dimension sociale et économique - La conservation et la gestion des ressources aux fins de développement - Le renforcement des principaux groupes sociaux - Les moyens de mise en œuvre. En second, il insiste sur le fait qu’il est indispensable de « mieux cerner le rôle, ou la responsabilité des pays du Nord. (...) Qu’ils ont à s’interdire toutes atteintes à l’environnement des pays du Sud. » 14 La lettre de l’Institut François Mitterrand François MitterrandJacques Chirac L’étrange face à face de la première cohabitation Sous le titre « J’en ai tant vu », Claude Estier il, par rapport à tout ce que vous avez fait. » (…) publie le 10 janvier aux éditions du ChercheMidi un livre de mémoires dans lequel il retrace son long parcours journalistique et politique. Une large place y est consacrée à l’action qu’il a menée aux côtés de François Mitterrand depuis la campagne présidentielle de 1965. Ma plus grande disponibilité me permet de voir plus souvent le président qui, sachant que je garderai ses propos pour moi, me fait part de ses états d’âme, en particulier vis-à-vis de Chirac. Nous publions ici des extraits du chapitre dans lequel le Président de la République s’exprime sur ses relations avec Jacques Chirac pendant la cohabitation de 1986 à 1988. Les premiers pas de la cohabitation A Le 25 avril, c’est-à-dire après un mois de cohabitation, je retiens sa réponse à ma question sur la façon dont il la vit : « C’est très dur car ils ont mis en place une machine infernale. Quand je suis en tête à tête avec Chirac, il est. très poli, presque trop. Mais ensuite il ne tient aucun compte de ce que nous avons dit. Il est d’une extraordinaire voracité. II veut tout, tout de suite. Par exemple: le sommet de Tokyo. Il est intervenu au près des Japonais -qui me l’ont fait savoir -pour pouvoir participer au dîner des chefs de délégations. Je veux bien qu’il vienne a Tokyo à la place d’un de ses ministres, pas à la mienne. C’est pareil pour tout. Je ne peux avoir aucune confiance dans ce qu’il me dit. Et il en est de même pour tout yant cessé d’être député. en avril 1986, je me trouve donc pendant six mois sans mandat ce dont François Mitterrand, à ma grande surprise, va profiter pour me faire inscrire dans la promotion de la Légion d’Honneur du 14 juillet au titre du ministère des Affaires étrangères. Comme je le souhaitais, il me remettra lui-même la médaille quelques semaines plus tard à l’Elysée après un petit discours que j’ai toujours regretté de n’avoir pu enregistrer car l’éloge qu’il faisait de moi m’avait bouleversé. Quand il a épinglé la croix au revers de ma veste, je l’ai remercié pour ce qu’il avait dit. C’est bien modeste, répondit15 La lettre de l’Institut François Mitterrand le gouvernement. En dehors de Giraud, de Raymond, de Balladur qui sont auprès de moi au Conseil des ministres, je ne leur parle pas, je ne les connais pas. Ce n’est pas facile à vivre. Mais il faut tenir quelque temps car une crise, actuellement, ne serait pas bonne pour nous et, pour d’autres raisons, Chirac ne la souhaite pas non plus. » (…) Le 9 mai, alors que nous sommes attristés par la mort brutale, survenue trois jours auparavant, de Gaston Defferre, Mitterrand a tenu à ce que nous commémorions la victoire de 1981. Nous sommes donc réunis à Alfortville et, après le dîner, il se laisse aller en réponse aux questions de Mexandeau et de Fillioud sur les incertitudes des mois venir. mais aussi la plus claire, la plus compréhensible pour l’opinion. Chirac en tire avantage pour l’instant mais il va d’ici quelques mois connaître un certain nombre de difficultés (notamment à l’intérieur de 1a majorité) et la situation va évoluer. Chirac est un extraordinaire battant, toujours sur la brèche, prêt à intervenir sur tout mais il ne me paraît pas avoir de vues à long terme si ce n’est son obsession de devenir président de la République. II sait donc que nous restons des adversaires mais en même temps il est obligé de me ménager. L’affaire du sommet de Tokyo est exemplaire, II a essayé d’être au premier rang. Mais devant mon refus, il a dû s’incliner. Tout était déjà fait quand il est arrivé. La solution la plus difficile mais aussi la plus claire Son entourage fait dire que le sommet l’avait attendu pour adopter les textes politiques. Ce n’est pas vrai. C’est moi qui lui ai fait porter à son hôtel où il attendait les textes déjà adoptés. Ce petit jeu se déroule presque tous les jours et je ne pense pas qu’il puisse durer très longtemps. Mais il faut être patient et en attendant faire savoir par différents canaux ce sur quoi je ne suis pas d’accord : la braderie du patrimoine national aux intérêts privés peut être un bon terrain et aussi le nouvel élargissement des inégalités (on supprime l’impôt sur la fortune mais on augmente la carte orange). » « Si j’élimine l’idée d’une dissolution et celle d’un référendum, l’une et l’autre trop risquées, la seule véritable incertitude, c’est celle sur la date de l’élection présidentieIle et c’est moi qui en détient 1a clé. Je peux laisser aller les choses jusqu’en 1988 au bien la provoquer avant. Mais il faut bien choisir le moment et le terrain. Pour le moment, Chirac a intérêt à faire croire que les choses se passent bien. D’où sa très grande correction avec moi alors que par ailleurs, il a mis en place à Matignon une machine de guerre contre moi. Je le laisse dire que “c’est le gouvernement. qui détermine et conduit la politique de la nation”. Plus il répète cela et plus cela m’arrange puisque cela veut dire que je ne suis pour rien dans cette politique. Je le répète d’ailleurs à chaque Conseil des ministres en disant que je ne suis pas d’accord mais que je ne veux pas les empêcher,de gouverner. Mais Chirac sait que je ne signerai pas un certain nombre d’ordonnances, Ne nous engageons pas dans la controverse juridique pour savoir si j’ai ou non le droit de ne pas signer, De toute façon, il n’y a pas de délai. Je peux donc attendre pour signer.. .le 9 mai 1988. Réfléchir sur les institutions Mitterrand pense aussi que la période devrait nous pousser à une réflexion sur les institutions. Car, dit-il, l’arrivée à l’Elysée d’un président autoritaire, s’appuyant sur un parti 1ui-même autoritaire, pourrait constituer un vrai danger pour la démocratie. Ce n’est pas à mettre sur la place publique car à la limite cela pourrait me gêner mais il faut que nous ayons quelque chose à dire le jour voulu sur les pouvoirs du président. Pour l’instant, Chirac essaie de les réduire, mais s’il devenait président, il les reprendrait en nommant à Matignon un homme qui lui soit tout dévoué. » « Je ne regrette pas d’avoir choisi Chirac comme Premier Ministre. C’était 1a solution la plus difficile 16 La lettre de l’Institut François Mitterrand Le 18 mai, a Solutré où je me retrouve pour la première fois depuis 1981, François Mitterrand, entouré d’une foule de journalistes, n’est pas avare de confidences sur la façon dont il conçoit la cohabitation, notamment sur les points où il entend bien ne pas céder aux volontés de son Premier ministre : la suppression de l’autorisation préalable de licenciement, le retour en arrière en Nouvelle-Calédonie ou encore les modalités financières des dénationalisations prévues par le gouvernement. « Je ne veux pas devenir aujourd’hui le sujet du débat mais je pense que même si l’élection présidentielle avait lieu maintenant, j’aurais une chance de la gagner. Fin juillet, au cours d’un déjeuner à l’Elysée, le président revient sur le sujet : « Si une crise survient dans la majorité, j’aurai une marge de jeu. Les sondages indiquent d’ailleurs que je serais réélu contre n’importe lequel d’entre eux. Je ne suis pas sûr que cela puisse aller jusqu’en 1988 car Raymond Barre ne laissera pas Chirac s’installer en présidentiable et va bientôt commencer à le harceler. Mais il faut être prudents. Si je dois me représenter, c’est pour être réélu et pas pour faire comme Giscard. » (...) L’impossible rupture Il nous en dira plus quelques jours plus tard au cours d’un dîner dans un restaurant voisin de son domicile auquel il m’a convié avec Roland Dumas et Pierre Joxe. Il nous raconte en effet 1’entretien qu’il a eu la veille avec Jacques Chirac. Dès ce moment, je comprends que l’une des motivations de Mitterrand pour se représenter serait le désir de régler ses comptes avec Chirac avec lequel il a de plus en plus de sujets de conflits : nominations dans l’audiovisuel et dans la police, loi de programmation militaire, etc… « Monsieur le Premier ministre vous avez fait fort ces derniers jours en vous en prenant aux journalistes, en prenant le contre-pied de ma position hostile e à I’IDS, et encore un 49/3. » Au cours d’un dîner amical le 30 novembre à l’Elysée, il nous raconte comment Chirac s’est à nouveau imposé au prochain sommet de Londres en s’arrangeant avec Mme Thatcher pour qu’il y ait trois sièges pour la France, ce qu’il refuse (il n’y en aura finalement que deux au grand dam du ministre des Affaires étrangères Jean Bernard Raymond qui restera dehors). Curieusement, il a trouvé un Chirac apaisant, cherchant à minimiser les choses, s’excusant d’avoir posé le 49/3 à 7 heures du matin à I’Assemblée nationale sans l’avoir prévenu. Les problèmes internes de la majorité « Je ne voulais pas vous réveiller pour cela. » Mitterrand estime que Chirac donne un coup d’accélérateur pour satisfaire ses ultras mais qu’ensuite il revient en arrière car il ne veut pas de rupture pour l’instant. Le président pense que le PS n’exploite pas assez cette situation, n’est pas assez rapide dans ses réactions. Comment vit-il cette tension grandissante ? « La tension n’a jamais cessé. Elle est quotidienne. Mais il commence à y avoir des problèmes à l’intérieur du gouvernement et de la majorité. Chirac en fait trop. Le RPR va se durcir. II faut les battre. » Quant à la cohabitation elle-même, il me semble de plus en plus convaincu que cela ne durera pas jusqu’en 1988, qu’il aura donc à intervenir avant et donc, probablement, à être lui-même candidat. Il ajoute, curieusement : Fin janvier 1987, devant le petit groupe d’amis qu’anime Mermaz, il insiste longuement sur la 17 La lettre de l’Institut François Mitterrand nécessité de renforcer, à l’occasion du prochain congrès de Lille, la direction du parti socialiste autour de Jospin et de le rendre plus offensif pour enfoncer un coin entre Barre et Chirac, entre le RPR et l’UDF, même, ce à quoi une série de bons sondages ne peut que l’encourager. Ce que Michel Charasse me confirme en septembre ; « Jusqu’en juin, Mitterrand était plutôt dans l’idée « je n’irai pas sauf si...”. Maintenant, c’est j’irai sauf si...”. L’une de ses motivations étant son désir de prendre sa revanche sur la majorité de droite et particulièrement sur Chirac auquel il ne pardonne pas de lui mentir constamment. » A plusieurs reprises, il évoque l’après élection présidentielle : « Supposons que je sois réélu », puis se reprenant : «Ce qui supposerait que j’ai été candidat. » Ce qui nous fait sourire tant nous sommes maintenant convaincus qu’il le sera. Le 5 mai 1987, me recevant en tête à tête à l’Elysée, François Mitterrand revient sur l’idée qu’il avait émise devant nous quelques mois plus tôt. En octobre, Mario Soares de passage à Paris, où il a vu longuement Mitterrand, me dit sa conviction qu’il sera candidat, ce qui est aussi l’avis de Maurice Faure qui l’a accompagné dans son voyage en Argentine. J’entends le même son de cloche de la bouche de Patrice Pelat qui recueille ses confidences au cours de leurs promenades quotidiennes dans Paris et de Louis Mermaz à qui il a demandé de mettre en mouvement le dispositif que nous avions envisagé pour que des appels à sa candidature soient lancés à partir du mois de janvier. « La chamaillerie à droite nous donne des chances qu’on n’imaginait pas il y a un an. Je ne peux pas organiser quelque chose moi-même, Cela se saurait aussitôt et ce serait un gros handicap car, de toute manière, je dois être président le plus longtemps possible. Je peux seulement suggérer. C’est pourquoi j’ai besoin d’un petit groupe de prévision dont vous ferez partie avec Mermaz. » «J’ai pris ma décision» Ce jour-là, il me parle à nouveau de ses rapports avec Chirac. « Il veut absolument faire de la politique étrangère. Mais il a un comportement enfantin. Cela ne l’intéresse que par rapport à la politique intérieure. Il n’a pas d’idées suivies. Il dit tout et le contraire de tout. Ce qui l’intéresse, c’est de se montrer avec Reagan, avec Gorbatchev, avec Thatcher, avec Kohl. Dès qu’il y a un chef d’Etat à Paris, il se répand en compliments. Il embrasse tous les présidents noirs. J’entends les conversations à table : il dit aux épouses que leur mari est génial. Tout cela est incroyablement léger. Actuellement, après un mauvais passage, il a repris du poil de la bête. Il est extraordinairement actif et c’est une bête médiatique. Cela impressionne sûrement beaucoup de gens, Mais est-ce suffisant pour devenir président de la République ? Pierre Mauroy et moi qu’il a conviés à dîner le 6 décembre à l’Elysée l’entendons raisonner dans l’hypothèse de sa candidature tout en se défendant d’avoir pris une décision. À un moment de la conversation, il évoque la date du 10 février en ajoutant : « De toute façon,je ne vous laisserai pas mariner plus que nécessaire. ». En attendant, il continue, comme il l’a dit, à être président. Le 21 janvier, il a organisé à l’Elysée une grande réception d’intellectuels à laquelle sont présents un grand nombre de personnalités de renom, artistes, écrivains, universitaires. Ce qui a le don d’énerver Chirac -lui-même candidat depuis quelques jours-, qui, devant les directeurs de journaux, se montre très agressif à l’égard de Mitterrand, ce qui ne peut que servir celui- ci. Barre vient à son tour de se déclarer, nous constatons que le mouvement en faveur de la candidature de Mitterrand est tel qu’il n’est pas Au dîner anniversaire du 10 mai à l’Elysée, il évoque sa « mission historique » qui serait de faire élire un autre socialiste après lui. 11 estime que Michel Rocard serait un candidat incontournable mais on sent bien qu’il ne croit pas beaucoup en ses chances et qu’il est maintenant convaincu qu’il devra se représenter lui- 18 La lettre de l’Institut François Mitterrand nécessaire de multiplier les appels. Alors que tous les sondages le donnent largement gagnant au second tour, il répond à une question de Patrick Poivre d’Arvor: « En tous cas, j’ai pris ma décision. » que le candidat communiste André Lajoinie tombe à moins de 7%. Contrairement à 1’évidence, quelques porte-parole chiraquiens affirment encore que leur champion peut remonter son retard. Ce qui est escompter le report intégral des voix de Barre -dont plusieurs soutiens, tel Michel Durafour, viennent de se rallier à Mitterrand -mais aussi celles du Front national ! Le 10 mars, à Château Chinon, il nous dira encore : « Dites-vous bien que je n’ai jamais eu envie d’être à nouveau candidat mais je suis convaincu que Chirac et ses hommes sont un danger pour la démocratie. Ils ne sont que mensonges et immoralité. » Chirac comptait beaucoup sur le débat télévisé d’entre les deux tours mais il n’en tire aucun profit. Le 8 mai, il ne dépassera pas 46% des suffrages. L’ampleur de la victoire de Mitterrand ressemble, inverse de celle de de Gaulle en 1965 contre... Mitterrand. La boucle est bouclée. Quant à Chirac, il accuse le coup. La suite montrera qu’il sera capable de se relever mais ce 8 mai 1988, il est tombé de son cheval. C’est finalement le mardi 22 mars qu’il annonce sa candidature en répondant « oui » à la question posée par les journalistes d’Antenne 2, annonce suivie d’une violente diatribe contre « les clans, les bandes, les factions qui menacent la paix civile. » Chirac croit tenir un argument en dénonçant cette agressivité, parlant du « culot d’acier » de Mitterrand. Mais il est à contre-emploi d’autant qu’une pluie de sondages confirment la large avance du président qui s’est enfermé pendant plusieurs heures pour rédiger sa « Lettre aux Français », qui lui permet de centrer la débat autour de lui et de son idée de la « France unie » et donc de mener le jeu face à Chirac tandis que Barre peine à exister. Quelques jours après sa réélection, j’ai eu l’occasion de demander à Mitterrand à quel moment il avait décidé d’être candidat : « Je vous ai dit plusieurs fois que je n’en avais pas vraiment envie. Mais peu à peu, je suis arrivé à deux constatations. Premièrement, il était indispensable de faire obstacle à Chirac et à son équipe qui représentaient un véritable danger pour la démocratie. Deuxièmement, les circonstances faisaient que j’étais seul à pouvoir le battre. Je ne crois pas que Rocard était en mesure de le faire. Ces idées se sont précisées peu à peu dans mon esprit mais il n’y a pas eu un jour précis où j’aurais noté sur un carnet que j’avais pris ma décision. ». Dans le même temps, avec Louis Mermaz, Christian Sautter et Louis Mexandeau, nous mettons la dernière main au comité de soutien qui aura aussi belle allure que celui de 198 1. Jour après jour, avec des meetings enthousiastes, la campagne confirme cette situation favorable. Le 15 avril, rentrant d’une réunion à Amboise, j’entends dans ma voiture l’intervention de Chirac à Europe 1, de plus en plus agressif en insistant à nouveau l’argument de l’âge qui a pourtant déjà fait long feu compte tenu de la forme de Mitterrand. Je suis d’ailleurs frappé par la bêtise des dirigeants du RPR. Pasqua compare Mitterrand à Kim Il Sung! Juppé croit avoir fait un bon mot en parlant de « La lettre et le néant ». Balladur accuse Mitterrand d’ «immobilisme » en l’attaquant sur le fait qu’il est toujours socialiste ! En conclusion de ce chapitre, une question pour I’Histoire. Ayant ainsi vaincu Chirac et donc, en quelque sorte, réglé ses comptes avec ces deux années terribles, François Mitterrand fut-il porté par la suite à plus d’indulgence à son égard comme on crut parfois le percevoir ? Ou bien, en fin de compte, préférait-il encore les manières brutales du maire de Paris à l’hypocrisie onctueuse d’Edouard Balladur avec lequel il dut encore cohabiter pendant deux ans ? Je n’ai pas la réponse. Je sais seulement qu’au cours de son second septennat, Mitterrand ne m’a plus jamais parlé de Chirac. Le 24 avril, les résultats du premier tour donnent une large avance à Mitterrand: 34,5 % contre 19,6% à Chirac, 16,7 % à Barre, 13,9 % à Le Pen, tandis (Les intertitres sont de la rédaction). 19 La lettre de l’Institut François Mitterrand Au cours de ses deux septennats, François Mitterrand aura prononcé plus de deux mille discours. Pour rendre compte de cette richesse, les éditions sonores Frémeaux et Associés, avec le concours de l’Institut François Mitterrand, proposent une sélection de ses prises de parole les plus importantes. Elles marquent les temps forts de sa présence sur la scène internationale, elles jalonnent ses prises de position en matière de politique intérieure, elles mettent en relief certains aspects moins connus de ses préoccupations. Anthologie sonore des discours de François Mitterrand (1981-1995) Coffret de trois CD disponible à l’Institut François Mitterrand - 10, rue Charlot - 75003 Paris 26 euros (frais de port compris) La Lettre est éditée par l’Institut François Mitterrand 10, rue Charlot -75003 Paris Tèl : 01 44 54 53 93 Fax : 01 44 54 53 99 Courriel : [email protected] Site : www.mitterrand.org REVUE TRIMESTRIELLE Directeur de la publication : Hubert Védrine Avec la collaboration de Claude Estier, Jean-François Mary, Louis Mermaz et Jean-François Huchet Imprimerie centrale de Bordeaux Dépôt légal : mars 2005 LES AMIS DE L’INSTITUT FRAN OIS MITTERRAND ç La nature juridique de l’Institut François Mitterrand (fondation) le prive de la possibilité d’accueillir des adhérents. C’est à cette impossibilité qu’a répondu, en 1999, la création de l’association des Amis de l’Institut. Elle réunit les différentes “générations Mitterrand” désireuses de transmettre le message qu’elles ont reçu et de faire vivre l’espérance qu’elles ont elles-mêmes vécue. Nom.:............................................... Prénom: ................................................ Adresse:........................................................................................................... Code postal:............... Ville:............................................................................ Mail:............................................................................................................... PREMIERE PREMIERE ADHESION ADHESION Abonnement à la Lettre Lettre (1 an - 4 numéros) Adhésion 10 euros Tarif adhérents 10 euros MEMBRE MEMBRE ACTIF ACTIF Abonnement à la Lettre Lettre (1 (1 an an -- 44 numéros) numéros) Adhésion 15 euros Tarif adhérents 10 euros MEMBRE MEMBRE BIENFAITEUR BIENFAITEUR Abonnement à la Lettre Lettre (1 (1 an an -- 44 numéros) numéros) Adhésion à partir de 40 euros Tarif adhérents 10 euros Date: Numéro de commission paritaire : 0704 G 82038 ISSN 1634-4510 Signature: Ce formulaire, rempli et accompagné du règlement (à l’ordre de l’IFM), est à adresser 10 rue Charlot -75003 Paris. Il est également, ainsi que toutes les informations sur l’IFM, en ligne sur mitterrand.org 20