FORUM Images Schwarzenegger, uncertainvisagedel`Amérique
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SAMEDI 24 ET DIMANCHE 25 SEPTEMBRE 2016 2,70 € Première édition. No 10993 FORUM www.liberation.fr CITADINS & CITOYENS, UNE JOURNÉE DE DÉBATS CAHIER CENTRAL COLL. CHRISTOPHEL Week-end Images Schwarzenegger, un certain visage de l’Amérique Livres Gaël Faye, massacres à hauteur d’enfant ETTOUTESNOSRUBRIQUESDUWEEK-END,PAGES27-55 TOUTE JEUNESSE MÉRITET-ELLE SALAIRE ? Valls propose un «revenu universel» pour lutter contre la précarité des jeunes. Possible? PAGES 2-5 IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 3,40 €, Andorre 3,40 €, Autriche 3,90 €, Belgique 2,80 €, Canada 6,20 $, Danemark 36 Kr, DOM 3,50 €, Espagne 3,40 €, Etats-Unis 6,00 $, Finlande 3,80 €, Grande-Bretagne 2,80 £, Grèce 3,80 €, Irlande 3,50 €, Israël 27 ILS, Italie 3,40 €, Luxembourg 2,80 €, Maroc 30 Dh, Norvège 36 Kr, Pays-Bas 3,40 €, Portugal (cont.) 3,60 €, Slovénie 3,80 €, Suède 34 Kr, Suisse 4,40 FS, TOM 560 CFP, Tunisie 4,90 DT, Zone CFA 2 900 CFA. 2 u Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe JEUNESSE A Par AMANDINE CAILHOL, JULIETTE DEBORDE et TONINO SERAFINI Photos PABLO CHIGNARD. HANS LUCAS Non mais alloc quoi Manuel Valls relance l’idée d’un revenu unique ouvert à tous sous conditions à partir de 18 ans. Une proposition pour répondre à la précarisation des jeunes. intervient à un moment où la question d’un revenu universel commence à émerger dans le débat public et dans la campagne. Benoît Hamon, candidat à la primaire de gauche, l’a mis dans son programme. De même que Frédéric Lefebvre à droite. Mais ces termes sont devenus une sorte d’héberge espagnole. Les libéraux veulent une allocation unique pour tous afin de mieux supprimer les prestations sociales. Et la gauche veut imaginer un dispositif émancipateur centré pour les plus précaires. lors qu’à droite, la primaire donne lieu à une surenchère de propositions ultralibérales qui font peu de cas de leurs conséquences sociales, Manuel Valls a dégainé mercredi une tribune sur Facebook, dans laquelle il se prononce en faveur d’un «revenu universel, c’est-à-dire une allocation unique, ouverte à tous, à partir de 18 ans, VALLS PROPOSE-T-IL pour remplacer la dizaine de minima VRAIMENT UN «REVENU sociaux existants». Par ce biais, le UNIVERSEL» ? Premier ministre remet au centre du Il convient de ne pas se méprendre débat la question de la pauvreté tou- sur les termes de «revenu universel» chant «plus de 8 millions de nos com- utilisés par Manuel Valls. Dans son patriotes», qui ne sont pas des «as- post, il n’est pas du tout question de sistés», tacle-t-il. Pour la campagne créer une allocation véritablement présidentielle qui s’annonce, Ma- «universelle», versée à tout citoyen nuel Valls souhaite ouvrir «de nou- de la naissance à la mort sans condivelles pistes» sur ces questions de re- tion de revenu ou de situation famivenus, notamment pour la jeunesse, liale. En fait, le Premier ministre puisque les 18-25 ans sont exclus du commet une sorte d’abus de lanRSA. Un sujet qui viendrait boucler gage : sa proposition consiste simle quinquennat de plement à fusionner de Hollande, dont l’un DÉCRYPTAGE tous les minima sodes axes essentiels ciaux (RSA, minimum était censé être la jeunesse. Mais de- vieillesse, allocation adulte handipuis son arrivée à l’Elysée, le chef de capé, allocation spécifique de solil’Etat est resté très prudent sur ce darité pour les chômeurs en fin de sujet. Sans doute par crainte d’être droit, etc.). Son «revenu universel» à accusé d’offrir, pour toute perspec- lui reste confiné exclusivement aux tive à la jeunesse, une allocation so- personnes qui sont dans le besoin: ciale. Une approche évidemment ses bénéficiaires auraient droit à une contestée par les associations de allocation de base, à laquelle s’ajoulutte contre les exclusions, qui poin- teraient des aides spécifiques en sus tent l’extrême dénuement de cer- pour certaines situations (handicap, tains jeunes, qui n’ont ni emploi, ni vieillesse…). La véritable nouveauté soutien familial, ni aide publique. Le dans sa proposition est que ce dispopost sur Facebook de Manuel Valls sitif serait ouvert aux jeunes de u 3 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 L’association Réussir ensemble, qui regroupe plusieurs missions locales à Grenoble, propose un dispositif «garantie jeunes» pour aider à s’insérer dans la vie professionnelle. A gauche, IbrahimaClaude, 21 ans. A droite, Mariama, 20 ans. POURQUOI UN REVENU POUR LES 18-25 ANS EST UN SUJET CENTRAL ? Sous le quinquennat de François Hollande, «l’idée d’instaurer un RSA à partir de 18 ans avait été sérieusement envisagée lors de l’élaboration du plan de lutte contre la pauvreté présenté en décembre 2012 par JeanMarc Ayrault», témoigne Matthieu Angotti, son ancien conseiller chargé de la lutte contre la pauvreté à Matignon. «Le Premier ministre y était plutôt favorable. Mais on s’est fait retoquer par Bercy, et à l’Elysée les conseillers de François Hollande étaient très partagés.» «Trop cher», avait argumenté le ministère du Budget. Matignon avait fourni des estimations très larges sur le nombre de bénéficiaires (entre 200000 et 500 000 parmi les 18-25 ans) et sur le coût de la mesure (entre 1,2 et 3 milliards d’euros). Aujourd’hui, 18,6 % des 18-29 ans vivent sous le seuil de pauvreté, contre 9,5 % de pauvres chez les 50 ans et plus. «Dans les centres d’hébergement d’urgence, il y a un afflux de jeunes de moins de 25 ans, qui sont totalement démunis et qui ne vivent que des subsides des associations caritatives», pointe Florent Gueguen, le directeur général de la Fédération nationale des associations d’accueil de réinsertion sociale (Fnars). Aujourd’hui, le RSA dit «jeunes actifs», pour les 18-25 ans, nécessite d’avoir travaillé à taux plein au moins deux ans au cours des trois années précédant la demande. Des conditions d’accès très restrictives. D’où le faible nombre de bénéficiaire: moins de 9000. Autre dérogation pour les moins de 25 ans: le RSA parent isolé (916 euros pour un parent seul avec un enfant). QUELLES AIDES POUR LES JEUNES DEPUIS 2012 ? Le gouvernement n’est pas resté inerte sur ce dossier. En 2012, «faute d’abaisser à 18 ans l’âge d’éligibilité au RSA, un consensus a été trouvé avec la mise en place de la “garantie jeunes”, qui consiste à verser l’équivalent du RSA, aux 18-25 ans les plus pauvres qui ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation et qui s’inscrivent dans des parcours d’insertion [recherche d’emploi, forma- femmes 11,8% hommes 18 à 29 ans QUELLES AIDES POUR LES JEUNES ACTIFS ? Née de la fusion du RSA-activité et de la prime pour l’emploi, la prime d’activité, entrée en vigueur le 1er janvier 2016, est la principale mesure bénéficiant aux jeunes de 18 à 24 ans. Ils sont 500 000 à en avoir bénéficié, selon le ministère de la Jeunesse. Pour y avoir droit, il faut Taux de pauvreté (sous le seuil de 50% du salaire médian) entre 2007 et 2014 8,0% 6,8% 7,2% 30 à 49 ans 2007 8,2% 2014 2007 2007 2014 2007 - de 18 ans 2014 11,6% 10,9% tion… ndlr]», raconte Matthieu Angotti (lire page 4). Mais ce dispositif est très limité : il ne bénéficie à ce jour qu’à 72 000 jeunes et il est limité à un an, éventuellement renouvelable pendant six mois. Pour y avoir accès, il faut être sélectionné par une commission locale, qui juge notamment de la motivation du demandeur. Résultat : sur les 900000 jeunes de moins de 25 ans considérés comme «en précarité», seuls 500 000 seraient éligibles «en théorie», selon le ministère du Travail. Et sur le lot, compte tenu d’un taux de recours limité, le gouvernement table sur seulement 100000 jeunes rentrés dans le dispositif d’ici fin 2016, et 100000 supplémentaires en 2017. Ils touchent 470,95 euros mensuels. PLUS ON EST VIEUX, MOINS IL Y A DE PAUVRES 13,9% Source : Insee 2014 18-25 ans qui sont actuellement exclus du RSA. 50 à 59 ans 3,9% 3% 60 à 74 ans 4,0% 2,4% + de 75 ans avoir un emploi et percevoir des revenus modestes (moins de 1 500 euros mensuels). Les étudiants et les apprentis sont aussi concernés s’ils justifient de revenus suffisants (au moins 893,25 euros mensuels). Calculée en fonction des ressources et de la situation du bénéficiaire, son montant est variable. Pour un célibataire sans enfant avec un salaire de 1 300 euros par mois, elle avoisine les 100 euros. ÉDITORIAL ET POUR LES ÉTUDIANTS? Enfin une utopie concrète. Non pas une chimère inaccessible et baroque. Non, l’espoir de voir, étape par étape, disparaître le scandale de l’extrême pauvreté en pays riche (qui n’atténue en rien le scandale redoublé de l’extrême pauvreté… en pays pauvre). Il existe plusieurs versions de cette belle idée du revenu de base. Minimale mais faisable à courte échéance, telle que la propose Manuel Valls, qui veut commencer par les jeunes de 18 à 25 ans. Il fait ainsi pièce au lancinant discours réactionnaire sur «l’assistanat», cet égoïsme érigé en idéologie. Libérale telle que la décrit un Gaspard Koenig, publiciste qui popularise l’antique principe du «filet de sécurité» destiné à atténuer les rigueurs évidentes de la concurrence de tous contre tous. Altermondialiste enfin, la plus intéressante –mais la plus onéreuse– qui consiste à affecter d’office à tout membre de la société, parce qu’il est un être humain participant d’une société évoluée, un revenu d’environ 800 ou 900 euros, quelle que soit sa situation, qu’il cumulera ensuite avec ses autres revenus (sachant que les taux d’imposition sur les revenus élevés font que l’allocation revient in fine et pour l’essentiel à la collectivité). Disjoindre le revenu du travail marchand, supprimer le dénuement total, renforcer la position des plus pauvres sur le marché de l’emploi, qui ne sont plus contraints d’accepter n’importe quel poste pour survivre: les avantages sont précieux et nombreux. Pourtant, on entend surtout parler des objections. Elles ne sont pas dérisoires: risque d’encouragement à l’oisiveté, coût excessif, etc. Le gouvernement, outre qu’il doit pousser le dossier rapidement dans sa version minimale, notamment pour les jeunes, a tout avantage à aller plus loin: lancer dans une ville ou un quartier l’expérimentation de la réforme. Ensuite le débat sérieux pourrait s’ouvrir. • Faute de RSA 18-25 ans ou de «revenu universel», les étudiants peuvent se rabattre sur les bourses sur critères sociaux. Pour en bénéficier, il faut avoir moins de 28 ans. L’éligibilité dépend alors du revenu des parents. Le montant annuel versé va de 1 009 à 5 551 euros (le dernier échelon ayant été revalorisé de 800 euros lors de la réforme des bourses de 2012). Au total, en quatre ans, le nombre de bénéficiaires a progressé de 8,5%. Ce qui, selon le ministère de l’Education, porte le taux de boursiers à 36,3%. Cette année, ils devraient être 690000. Dernier-né des dispositifs, issu de la loi travail: l’aide à la recherche du premier emploi (ARPE). Versée pendant quatre mois aux jeunes diplômés de l’enseignement supérieur ex-boursiers, l’ARPE (entre 100 et 550 euros par mois) doit les aider à entrer sur le marché du travail. Depuis son entrée en vigueur le 28 août, 12 808 jeunes diplômés l’auraient demandé. FAUT-IL ALLER PLUS LOIN ? L’idée d’un «vrai» revenu universel destiné à toute la population, indépendamment des ressources, est dans le débat public. Un tel «revenu pour tous» est porté par des personnalités de gauche, comme le PS Benoît Hamon ou le sénateur EE-LV Jean Desessard. A droite, le député LR Frédéric Lefebvre défend l’instauration d’une allocation de «800 à 1000 euros». Si la question dépasse le clivage gauche-droite, les partisans d’un «vrai» revenu universel défendent des visions différentes. Pour les libéraux, son objectif est de rationaliser le système d’aides sociales actuel, en remplaçant l’ensemble des prestations existantes. Pour la gauche qui défend une vision «émancipatrice» du revenu universel, pas question de remettre en question la protection sociale. L’allocation est vue comme un outil donnant aux individus les moyens de se prendre en charge, et incitant au développement d’activités non marchandes, associatives, culturelles, citoyennes. C’est cette vision qui est défendue notamment par le Mouvement français pour un revenu de base. Mais aussi par l’Unef: elle veut un statut social pour les jeunes avec «l’accès de toutes et tous à une allocation d’autonomie, d’un montant suffisant pour assurer une vie décente aux jeunes». Pour le syndicat étudiant, «l’ouverture d’un débat autour du revenu universel doit permettre de repenser la protection sociale des jeunes pour avancer vers cette allocation d’autonomie». • Par LAURENT JOFFRIN Essayons ! 4 u Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Lilian, 18 ans. PHOTOS PABLO CHIGNARD. HANS LUCAS Ibrahima-Claude, qui cherche à «retrouver une certaine stabilité» avec le dispositif expérimental A Grenoble, un coup de pouce pour les jeunes précaires «M inutie», «sens de l’organisation», «persévérance», «esprit d’équipe», «débrouillardise» : ce sont quelques-unes des treize «qualités» placardées dans la salle de formation de Réussir ensemble. A Grenoble, cette association fédère les quatre missions locales de l’agglomération pour prendre en charge la «garantie jeunes». Ce dispositif expérimental, lancé par le gouvernement en 2013, vise les personnes de 18 à 25 ans déscolarisées et sans emploi, dans une situation de précarité ou d’isolement social et familial. Dans le bassin grenoblois, sur les 12 000 jeunes accueillis dans les missions locales, 500 peuvent aujourd’hui prétendre à cet accompagnement. Ce vendredi, ils sont neuf l’Education nationale», lâche-tAIN à suivre la séance animée elle. Après une multitude de par Frédéric Desfrenne. boulots dans la vente, la «On travaille sur des passarestauration, la garde d’enSAVOIE ges obligés, le CV et la lettre fants, les services à la perISÈRE de motivation, mais sur- LOIRE sonne, elle apprécie le tout sur un savoir-être, sur «soutien» qu’elle trouve ici. Grenoble l’estime de soi et la con«On m’a proposé une forfiance», explique le formamation que je n’aurais pas teur. «Retrouver de la controuvée seule. Et j’avais beSDRÔME fiance», c’est en effet ce que soin de me poser dans ma TE S AULPE H A beaucoup mettent en avant vie professionnelle et person20 km lors du tour de table. Michaël, nelle.» Son objectif : trouver 23 ans, a déjà de l’expérience dans la dans le social ou l’humanitaire, vente, mais il peine à «se réinsérer»: «Ici, on est «pour aller voir ailleurs comment ça se dans le contexte du travail, au niveau des ho- passe». Ibrahima-Claude cherchait lui aussi raires, du sujet. En deux semaines, on apprend à «retrouver une certaine stabilité». A 21 ans, plus qu’en deux mois chez soi tout seul.» il veut poursuivre ses études, s’inscrire Rémi veut, lui, profiter de cette réassurance en BTS «management des unités commerpour «devenir plus autonome dans sa recher- ciales». La suite? «Travailler à Wall Street!» che». Et aussi garder des liens au sein du col- se marre-t-il. lectif: «C’est vraiment mieux que ce à quoi je m’attendais, que du positif», sourit-il. «Emulation collective». Ces jeunes achèA 21 ans, il est titulaire d’un bac pro en ges- vent les deux premières semaines du «sas» tion des milieux naturels. Rémi fait figure inaugural. Viennent ensuite deux semaines d’exception puisque 88% du public accueilli de stage, puis un retour en «classe» pour déà Grenoble a un niveau inférieur au bac. briefer et attaquer la recherche d’emploi ou Des profils «un peu cassés par le système sco- la réorientation. «L’émulation du collectif», laire», explique Mercedes Garac, responsa- c’est le «plus» de la garantie jeunes, selon ble de l’équipe garantie jeunes. Camélia, Frédéric Desfrenne: «On apporte des choses 22 ans, ne semble pas en effet garder un bon et, ensuite, ils prennent le relais. Notre crésouvenir de l’école: «Trop de formatage dans neau, c’est la mise en réalité. Ils ont parfois ARDÈCHE Le dispositif expérimental «garantie jeunes» permet aux 18-25 ans de suivre une formation pour tenter de reprendre le chemin de l’emploi, en bénéficiant d’une allocation de 471 euros net par mois. des représentations erronées de certains secteurs, ils doivent faire le deuil de certains projets. Le premier jour, je suis assez dur, je dis : “Si vous n’êtes pas contents, la porte se trouve ici.”» Le principe du «donnant-donnant» est au cœur du dispositif: lorsqu’un jeune s’engage à suivre le programme, il a droit à une allocation de 471 euros net par mois, pendant un an. Un soutien immédiatement révocable si les obligations définies par l’accord ne sont pas respectées. «Ça valorise l’investissement. Certes, ça ne fonctionne pas toujours, mais parfois, il y a des miracles», raconte Frédéric Desfrenne. Changement d’image. L’un des succès croissants: arriver à toucher les filles. «C’est le public précaire le moins visible, quand elles ne sont ni dans des structures d’accompagnement ni à la rue, mais enfermées chez elles», explique Mercedes Garac, la responsable d’équipe. En 2015, elles représentaient à peine 30 % des promotions. Aujourd’hui, l’association pilote des groupes à quasi-parité. Autre progrès: un changement d’image. «Le bouche-à-oreille a fonctionné. Les premiers retours étaient: la garantie jeunes, c’est un truc pour les “cassos” [les cas sociaux, ndlr]. Mais on leur dit qu’on n’est pas des travailleurs sociaux, mais des professionnels de l’emploi. Vous êtes nos collaborateurs et voilà ce qu’on attend de vous», poursuit-elle. C’est le point commun de tous ces parcours : une défiance vis-à-vis de «l’assistanat». Le revenu universel? «Certains vont en profiter pour faire le minimum. Nous, on a l’idée que tu as mérité tes sous, résume Lilian, 17 ans. Alors que si tu es dans ton canapé, tu sais que tes sous vont tomber, tu vas faire aucun effort.» MAÏTÉ DARNAULT Envoyée spéciale à Grenoble Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 5 Manuel Valls, les saillies de gauche et le sens du timing En remettant sur la table le «revenu universel», le Premier ministre procède à un réajustement politique. O «garantie jeunes». ubliez l’été. Oubliez la à point nommé pour le chef rentrée. Après avoir du gouvernement, dont les fait feu de tout bois embardées sur le burkini ou sur l’identité et la laïcité ces le voile ont une fois de plus dernières semaihérissé sa majorité. nes, Manuel Valls a ANALYSE A l’orée de la priremis au goût du maire de la droite, jour la proposition de créer Valls réactive le clivage droiun revenu minimum univer- te-gauche puisque son cabisel mercredi. Le timing laisse net assure qu’il n’est «pas un poil circonspect. Car le dans la version libérale du rePremier ministre s’était déjà fendu d’une défense de la mesure en avril, en recevant le rapport Sirugue qui prônait une refonte des minima sociaux pour créer une «couverture socle commune». Fin mai, il en avait remis une couche, défendant un revenu universel pour les jeunes, une idée tellement novatrice qu’elle «mettra cinq, dix, quinze ans à se mettre en œuvre». En réalité, la résurgence du revenu universel est un réajustement politique qui arrive «LA DERNIÈRE FOIS QUE JE ME SUIS RETROUVÉ EN CLASSE, C’ÉTAIT EN PRISON» Elyes (1), 20 ans, travaille aujourd’hui dans une grande surface de Grenoble. Il raconte comment le dispositif «garantie jeunes» l’a aidé à se réinsérer. «J’ai commencé la “garantie jeunes” en juin. Je suis originaire d’une autre ville et quand je suis arrivé à Grenoble, je n’avais même pas de papiers d’identité valables. J’étais à la rue, je dormais dans des voitures, des allées, des garages. Je mangeais un jour sur deux, je me rinçais à la fontaine et je me douchais tous les quatre jours. Je m’occupais comme je pouvais, des fois je faisais des choses peu respectables. Mais j’étais en contact avec une éducatrice de la mission locale. Quand elle m’a parlé de la garantie jeunes, je n’avais pas envie d’y aller. Je me suis dit: c’est pas un travail, ça va servir à rien. Après la première réunion, je ne comptais pas y retourner. On m’a dit de ne pas lâcher l’affaire. J’ai galéré pendant quatre semaines. «Le matin, c’était difficile, j’avais pas passé une bonne nuit, j’avais pas mangé… Et ça faisait un an que je ne m’étais pas retrouvé dans une salle de classe. La dernière fois, c’était en prison. J’y suis allé quatre fois depuis mes 15 ans. Tout ça, c’est derrière moi. J’ai persisté et au bout de quatre semaines, j’ai fait un stage. Avant de l’avoir terminé, j’ai postulé dans une grande surface. Le soir même, j’avais un entretien téléphonique, puis un rendez-vous d’embauche. Ça s’est super bien passé. Je suis en CDD pour un mois et demi. Au bout de ma semaine d’essai, je lui ai demandé s’il était content et, là, il m’a parlé d’un prochain contrat de six mois. Au même moment, j’ai obtenu un appartement, c’est la première fois que je suis chez moi comme ça. Dans quelque temps, la garantie jeunes sera finie, ça voudra dire que je m’en suis sorti. Je me sens apaisé. Quand je rentre du travail, je prends une douche, je joue avec mon chat, je regarde la télé, je reste tranquille. J’ai envie de passer mon permis, de me marier, de construire ma maison un jour. D’être monsieur Tout-le-Monde.» Recueilli par M.Da. (1) Le prénom a été modifié. venu universel qui se substituerait à la protection sociale». Par ailleurs, son plaidoyer est assorti d’une attaque en règle de ceux qui réduisent le système français de minima sociaux à de «l’assistanat». Soit presque tous les candidats de droite. Pour enfoncer le clou, le Premier ministre peaufine un discours sur le thème de la solidarité pour le mois d’octobre. Mais son entourage réfute tout virage sur l’aile sociale, histoire de revenir aux fondamentaux et de ne plus parler d’identité. «Il parle de tout, tout le temps», assène un conseiller. Le fait que Benoît Hamon ait mis le revenu universel dans son programme pour la primaire a sûrement (aussi) pesé dans l’histoire. «C’est une bataille de quéquettes entre héritiers de Rocard [inventeur du RMI, ndlr], s’énerve un ténor de la majorité. La vraie question qui doit tous nous mobiliser, voire nous angoisser, c’est comment on continue à finan- cer les minima sociaux. Ça, c’est crucial pour 2017 et la suite.» Avant la campagne présidentielle, tout le gouvernement phosphore dans son coin sur d’éventuelles propositions, et Valls ne fait pas exception. «Gouverner jusqu’au bout n’empêche pas de proposer des choses pour la suite et d’armer un futur programme [électoral]», justifie un de ses proches. Il sera bien temps, ensuite, de voir quel candidat le portera. LAURE BRETTON 6 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe ÉDITOS/ ANALYSE Le problème, c’est la corruption des Etats, pas l’UE Par JEAN QUATREMER Correspondant à Bruxelles @quatremer Y aurait-il quelque chose de pourri dans l’Union européenne? Après José Manuel Barroso, président de la Commission entre 2004 et 2014, pris la main dans le Sachs de la cupidité, c’est au tour de l’une de ses commissaires d’être épinglée par la presse: la Néerlandaise Neelie Kroes a présidé une société offshore établie aux Bahamas, un paradis fiscal réputé, entre juillet 2000 et octobre 2009. Une fonction que la libérale batave a «oublié» de déclarer lorsqu’elle a été nommée, en novembre 2004, commissaire à la Concurrence. Un mensonge qui se double d’une faute morale, vu les fonctions qu’elle a exercées. Si on ajoute à ça les nombreux cas de pantouflage (recasages d’ex-commissaires ou hauts fonctionnaires européens dans le privé) ou le LuxLeaks, qui a montré comment JeanClaude Juncker, l’ancien Premier ministre luxembourgeois et président de la Commission depuis 2014, a offert un traitement fiscal préférentiel à des multinationales pour les attirer chez lui, c’est un tableau Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 peu reluisant qu’offre l’exécutif européen. choix que de s’en remettre aux pays memLe cœur des outragés se fait donc entenbres. D’ailleurs, les Néerlandais n’ont dre: vraiment, l’Europe, ce n’est plus ça! jamais mis en cause Neelie Kroes, politiAvant de joindre sa voix à celle des indiquement ou pénalement: ils n’ont même gnés de service, rappelons quelques faits. pas été capables de découvrir l’existence Neelie Kroes n’est pas le produit du sysde la fameuse société offshore. Cela ne tème européen, mais de son pays: polidédouane pas les dirigeants européens: ticienne madrée, elle a été désignée par informé des liens troubles qu’entretenait son gouvernement comme commissaire Kroes avec le monde de l’argent, Barroso en 2004 et renommée par le même gouver- aurait dû la nommer à un poste moins nement en 2009 (au sein de la Commission exposé que la concurrence et le Parlement Barroso II, de 2009 à 2014, où elle a été n’aurait pas dû relâcher la pression. Mais chargée de la Société nuc’était prendre le risque de mérique). La proximité de se fâcher avec un pays supcelle qui a été ministre des plémentaire (Berlusconi a Transports avec le monde défendu jusqu’au bout son des affaires (elle siégeait ami Buttiglione) et surtout dans une douzaine de offrir une victoire de plus conseils d’administration) à la gauche. L’Union, c’est et même mafieux (via aussi de la politique. Ce que son proche ami Jan-Dirk montre l’affaire Kroes (qui Paarlberg, un promoteur n’a pas failli dans ses foncimmobilier sulfureux) tions de commissaire juset son goût pour l’argent qu’à preuve du contraire étaient connus des NéerNeelie Kroes en 2014. AFP et qui était sous haute surlandais et n’embarrassaient veillance de l’administrapas ce peuple à la morale si sourcilleuse. Le tion communautaire) est que la corruption Parlement européen, qui devait entériner morale est dans les pays membres, la cette nomination, a tenté en vain d’obtenir classe politique européenne n’étant que son remplacement. Barroso, déjà affaibli son émanation. Bruxelles n’est pas par la censure du démocrate-chrétien itaWashington, un Etat fédéral qui génère sa lien Rocco Buttiglione (écarté pour ses pro- propre classe politique. Si Cahuzac avait pos jugés homophobes et misogynes) et de été nommé commissaire, accuserait-on la la Lettone eurosceptique Ingrida Udre (imCommission Juncker de ses fraudes fiscapliquée dans une affaire de financement les alors que la France a été incapable de occulte de parti politique) a refusé net, les mettre au jour, au point de le nommer soutenu par la majorité de droite. Le Parleministre du Budget? Alors oui, il faut s’inment et la Commission auraient-ils dû digner mais ne pas se tromper de cible. enquêter plus avant? Sans doute, sauf C’est l’avidité des élites étatiques qui qu’ils n’ont aucun pouvoir d’investigation, abîme la politique, et le projet européen les Etats y ont veillé. Bruxelles n’a d’autre par voie de conséquence. • COUP DE SANG Jeudi 29 septembre Le Libé des géographes A l’occasion du Festival international de géographie de Saint-Dié, «Libération» rebat les cartes de l’actualité Si seulement Hollande voyait la «Jungle»… Par GRÉGOIRE BISEAU Rédacteur en chef adjoint au service France Ainsi donc François Hollande ira bien à Calais mais ne se rendra pas dans cette jungle, dont tout le monde parle, sans jamais (ou rarement) l’avoir vue. Comme Nicolas Sarkozy avant lui. Le chef de l’Etat a hésité, pesé le pour, le contre et tranché : non, finalement, il n’ira pas à la rencontre de ces milliers de migrants, échoués sur cette langue de terre sablonneuse, à espérer pour la plupart d’entre eux une nouvelle vie de l’autre côté du Channel. Lundi à Calais, Hollande viendra poser la première pierre d’une extension du nouveau port. Il rendra hommage aux forces de l’ordre, écoutera les acteurs de la vie économique locale, et s’entretiendra avec les associations humanitaires présentes sur le terrain. Mais il ne rencontrera pas de migrants. Alors pour contrer d’éventuelles critiques, l’Elysée a organisé samedi matin une visite présidentielle à Tours dans un Centre d’accueil et d’orientation (CAO), destiné à loger des réfugiés le temps pour eux de déposer leur demande d’asile en France. «C’est pour expliquer que l’on gère le problème dans sa globalité», justifie l’entourage du chef de l’Etat. En clair, faire comprendre que la solution de Calais passe par l’ouverture d’environ 12 000 places réparties un peu partout en France. Certains pourront à juste titre regretter le manque d’ambition de notre politique d’asile, mais reconnaissons qu’elle a au moins le mérite d’être enfin lisible et cohérente. A la fois dans ses (petits) objectifs et ses moyens. La preuve, c’est que la droite s’est ruée dessus comme une affamée pour entamer un grand numéro de démagogie, agitant le spectre de «miniCalais» disséminés un peu partout dans le pays. Cette hystérisation politicienne a eu au moins un effet positif : elle aura forcé Hollande à sortir de son mutisme. Pour la première fois de son quinquennat, le chef de l’Etat se décide à assumer ce qui est en train de ressembler à une politique. On aurait rêvé qu’il n’attende pas aussi longtemps. Car son silence n’a pas aidé les Français à comprendre les enjeux de cette crise et accepter ses prémices de solution. On aurait aussi rêvé que François Hollande ait le courage de parcourir cette jungle de Calais. Il aurait pu mesurer combien sa décision de raser sa partie sud a eu comme principal effet de concentrer encore un peu plus cette misère explosive. Il aurait pu constater l’absence de douches, la queue au point d’eau, et ces toilettes bouchées. Il aurait pu enfin entrer dans ces restaurants de fortune, qui servent d’unique lieu pour prendre un repas, échanger et discuter au chaud, et que le gouvernement veut pourtant fermer par la force… • Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 u 7 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe EXPRESSO/ SUR LIBÉRATION.FR Du genre classique L’actualité choisie de la grande musique traitée en petites formes. Cette semaine, du Balcon avec la réouverture de l’Athénée, un compte rendu d’Eliogabalo au Palais Garnier, Daniel Harding dirige les Scènes du Faust de Goethe pour son intronisation à la direction de l’Orchestre de Paris, et la chronique «classique» France Musique. PHOTO JB MILLOT Incendie de la rue Myrha: les aveux d’un locataire libèrent un SDF écroué depuis un an Il a beau expliquer que trois d’entre eux ne fonctionnent pas, préciser qu’il utilise seulement la bougie pour sa prière et nier avoir mis le feu, ses dénégations resteront vaines. Ses avocats, Me Paul Fortin et Me Alexandre LucWalton, dénoncent un dossier vide et un coupable bien opportun, «un marginal avec des antécédents psychiatriques». «Notre client n’a été entendu qu’une seule fois au cours de l’instruction, ajoute Me Paul Fortin. Les seuls éléments matériels sont les briquets dans sa poche et des images de vidéosurveillance sur lesquelles on le voit aux abords de l’immeuble comme beaucoup d’autres personnes.» Malgré ces maigres indices –les caméras de surveillance ne le filment ni entrant ni sortant de l’immeuble – Mourad S. sera incarcéré à l’issue de sa mise en examen. Une décision uniquement motivée par son «absence de garantie de représentation», selon Me Alexandre Luc-Walton. Un jeune homme vient d’être arrêté dans le drame ayant causé la mort de 8 personnes en septembre 2015. A l’époque, un sansabri avait été mis en cause et incarcéré. Thibaud, âgé de 20 ans, présenté comme «fragile», a tout de suite reconnu les faits lors de sa garde à vue… tout en expliquant n’avoir que des souvenirs parcellaires. Par JULIE BRAFMAN et WILLY LE DEVIN L e suspect numéro 1 a changé de visage. Vendredi, l’enquête sur l’incendie de la rue Myrha (dans le XVIIIe arrondissement de Paris), qui avait coûté la vie à huit personnes dont deux enfants en septembre 2015, a soudainement rebondi : Mourad S., un SDF de 37 ans écroué juste après les faits, a été relâché tandis qu’un autre suspect le remplaçait derrière les barreaux. La brigade criminelle du 36, quai des Orfèvres a en effet arrêté mardi un ancien locataire de l’immeuble sinistré. Thibaud, âgé de 20 ans et présenté comme une «personnalité fragile», a immédiatement reconnu les faits lors de sa garde à vue… tout en expliquant n’avoir que des souvenirs parcellaires de la scène. Il a déclaré avoir mis le feu à des papiers dans le hall d’immeuble, puis à une poussette, avant de sauter par la fenêtre pour fuir les flammes. D’après une source policière, ce serait son comportement «excessif», «complexe» et «ambigu» qui aurait éveillé les soupçons des enquêteurs. Le jeune homme a en effet manifesté beaucoup d’empressement, d’abord pour témoigner dans la presse au lendemain de l’incendie, ensuite pour organiser une cérémonie d’hommage aux victimes un an plus tard. Thibaud a ainsi adressé un communiqué aux habitants Levée d’écrou. Il aura du quartier de la Goutte-d’Or afin de les convier à commémorer ce «chapitre sombre de leur histoire et de tout un quartier qui doit être préservé de l’oubli». Il souhaitait également que ce rassemblement rappelle «aux pouvoirs publics de ne pas oublier leur promesse de faire rapidement la lumière sur ce qu’il s’est passé». Vie d’errance. Le 2 septembre, un an jour pour jour après l’incendie, Thibaud participait donc à la cérémonie d’hommage devant les lieux du drame et osait déclarer au Parisien : «On est là pour se retrouver ensemble. On est là aussi parce qu’on se sent abandonnés par les enquêteurs, les juges en charge du dossier, les pouvoirs publics, la préfecture, les assurances…» Il a été mis en examen pour «dégradation volontaire par incendie ayant entraîné la mort» et écroué. Par conséquent, Mourad S., son prédécesseur, injustement détenu, a pu quitter la prison de Fresnes (Val-deMarne). Cet homme sans do- micile fixe vivait depuis dix ans dans le quartier de la Goutte-d’Or au moment de son arrestation, le matin du drame. Bien connu dans le voisinage, il passait ses nuits dans le Lavomatic et se nourrissait grâce aux reliques dénichées dans les poubelles du coin. Une vie d’errance et de solitude en rupture avec sa famille, quelques condamnations anciennes pour des histoires de stupéfiants. Il y a un an, lorsque les policiers interpellent Mourad S., il est en possession d’une bougie et de quatre briquets. L’incendie rue Myrha, le 2 septembre 2015. PHOTO NORMAN GROSJEAN. AFP L’HISTOIRE DU JOUR donc fallu un coup du sort, qu’un suspect en chasse un autre, pour que Mourad S. recouvre la liberté. «Combien de temps serait-il encore resté en prison si un nouveau suspect n’avait pas pris sa place ?» s’interroge Me Paul Fortin. En un an, Mourad S. n’a reçu aucune visite au parloir. Ses avocats, qui n’ont pas été prévenus de la levée d’écrou, ignorent pour le moment où il se trouve. Ils vont donc devoir remettre la main sur lui pour l’informer de ses droits. Ce dernier, qui bénéficiera probablement d’un non-lieu, pourra le cas échéant faire une demande d’indemnisation pour cette année de détention injustifiée. • 8 u Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 SUR LIBÉRATION.FR EXPRESSO/ Les Pages jeunes Tous les vendredis, Libération fait le point sur l’actualité du livre jeunesse. Cette semaine, notre journaliste a lu Cui-cui, un superbe album de Marine Rivoal sur des oiseaux piailleurs et une étoile de mer intimidée qui regarde avec envie les autres animaux. A feuilleter dès 3 ans. L’amende de Jérôme Kerviel écrasée De l’art de ne pas juger, ou du manque de courage à le faire jusqu’au bout. Vendredi, la cour d’appel de Versailles, chargée de refaire le match entre Jérôme Kerviel et la Société générale, a condamné le trader à verser un million d’euros de dommages et intérêts à son ex-employeur. Très loin des 4,9 milliards obtenus dans un premier temps par la banque, avant annulation par la Cour de cassation en raison de la «défaillance de ses contrôles internes». La Société générale, campant la posture de victime, est-elle un peu, beaucoup ou pas du tout complice des agissements de Kerviel? Ce dernier étant définitivement condamné à trois ans de prison, c’est désormais le seul enjeu judiciaire. A l’audience, le parquet avait requis le rejet de toute réparation de la banque, au motif qu’elle aurait «commis des fautes, suffisantes pour contrarier la perte totale de son droit à réclamer des dommages et intérêts.» C’est conforme à de précédentes décisions : au plan disciplinaire, la Commission bancaire infligeant dès 2008 à la banque une amende de 4 millions d’euros en raison de l’indigence de ses contrôles internes ; au plan Jérôme Kerviel, vendredi. PHOTO M. BUREAU.AFP prud’homal, la banque étant condamnée en juin à verser 455 000 euros à Kerviel pour licenciement abusif, au motif qu’elle était «au cou- ESTHER BENBASSA Sénatrice EE-LV AFP «Valérie Pécresse et son fiston sont cordialement invités au colloque que j’organise sur la légalisation du cannabis.» rant de longue date» de ses dépassements de seuil d’investissement. C’est toute l’affaire Kerviel, ou l’affaire Société générale, En matière de drogues, l’interdit ne fonctionne pas avec les ados, martèlent les addictologues. Valérie Pécresse se le voit rappeler. En croisade contre la drogue et notamment contre le cannabis, la présidente Les Républicains de la région Ile-deFrance a fait voter par l’assemblée francilienne une mesure controversée –et retoquée par l’Etat– instituant des tests de dépistage salivaires dans les lycées. Or son fils, comme l’a révélé Buzzfeed jeudi, s’est fait serrer par la police en possession de quelques grammes de cannabis. «J’attends avec impatience la prochaine tirade sur les “parents démissionnaires”», a pu ironiser Ian Brossat, élu PCF parisien. selon les points de vue : la banque a laissé faire tant que son trader lui rapportait de l’argent, avant de baisser le pouce une fois que ses placements sont devenus perdants. «Elle n’a pas sanctionné ses agissements, mais ses conséquences», ont pointé les juges prud’homaux. «La fraude de Jérôme Kerviel révèle la faute de la banque», a résumé le procureur de Versailles. Mieux, ou pire : «La faute a permis la fraude.» La cour n’a pas osé aller jusqu’au bout du raisonnement, jugeant que «Jérôme Kerviel est partiellement responsable du préjudice causé à la Société générale.» Mais ce partiel est curieusement calibré : un million d’euros représente 0,02 % du préjudice final. L’avocat de la banque, Jean Veil, a cru bon de saluer une décision «tout à fait satisfaisante», alors que sa cliente est jugée coresponsable à 99,98%… Le partage des responsabilités ressort du doigt mouillé. La cour relève le «luxe de procédés frauduleux» de Kerviel. Mais pointe en retour les «choix managériaux» de son employeur, «privilégiant la prise de risque au profit de la rentabilité.» RENAUD LECADRE SANTÉ Scandale de la Dépakine : une information judiciaire ouverte La pression a marché. En début de semaine, l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant déposait une nouvelle plainte contre la Dépakine, cet antiépileptique qui, pris par une femme enceinte, peut provoquer de lourdes atteintes sur le fœtus. Et vendredi, tout a basculé: les juges d’instruction vont enfin enquêter sur ce scandale. TÉLÉ Audiences en chute : Canal + repasse son «Grand Journal» en clair Trois semaines seulement après le démarrage d’une nouvelle grille bien plus cryptée, Canal + fait machine arrière et rallonge d’une demi-heure ses programmes d’avant-soirée en clair (le Grand Journal, le Petit Journal, le Gros Journal), dont l’audience a dégringolé par rapport à l’année dernière. La chaîne de Vincent Bolloré sera désormais en clair de 19 h 05 à 21 heures. JUSTICE Jean-Marc Morandini mis en examen Jean-Marc Morandini a été mis en examen vendredi, notamment pour «corruption de mineur aggravée», et placé sous contrôle judiciaire à l’issue de quarante-huit heures de garde à vue. L’animateur était visé par les plaintes de deux jeunes hommes, mineurs à l’époque des faits présumés, en 2009 et 2013. Il fait aussi l’objet d’une enquête sur des soupçons de «harcèlement sexuel» dans l’affaire des castings dénudés révélée par les Inrocks. Au Forum des Halles, la Place forte du hip-hop en Europe Ce week-end s’ouvre au public la Place (qui, pour mémoire, était déjà le nom d’un groupe rock parisien de la première moitié des années 90), sobrement sous-titré «centre culturel hip-hop». Sept années de gestation –depuis que l’ancien maire de Paris Bertrand Delanoë en avait accepté l’idée–, pour un projet unique en Europe, sinon au monde, de par son ampleur. Situé au premier étage de l’aile nord de la canopée, dans ce Forum des Halles fraîchement rénové (après cinq ans de travaux et une ardoise d’un milliard d’euros, dont presque un quart rien que pour le fameux couvercle) qui LE LIEU voit passer quotidiennement plusieurs centaines de milliers de personnes, le «lieu de vie, de partage et de travail» énonce: une salle de concert de 450 places, un studio de diffusion de 100 places, un bar, un studio d’enregistrement, un atelier d’artiste, un home studio, un studio vidéo, deux studios de djing, 200 mètres carrés d’espace d’entrepreneuriat. Le tout sur une surface de 1400m2, animée par 15 permanents et une équipe d’intermittents, pour un budget prévisionnel sur une année pleine de 2 mil- lions d’euros, dont 900 000 de fonctionnement. Formulé tel quel, l’état des lieux doit cependant être assorti d’une interrogation : maintenant qu’elle est dans la Place, la «culture hip-hop», si essentiellement et fièrement rétive, doit-elle envisager son écrin parisien comme une consécration (sa «Philharmonie» à elle) ou, au contraire, une plus équivoque institutionnalisation sous forme de ralliement au cœur d’un «pôle» comprenant entre autres la Médiathèque La Fontaine (avec 3000 ouvrages consacrés au dit mouvement hip-hop!) et un Kiosque Jeunes ? GILLES RENAULT Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 u 9 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe SUR LIBÉRATION.FR Dans le château cher à Pagnol, Eric Zemmour prédit l’avenir et Chantal Goya ne fait que passer Jeudi soir, le polémiste d’extrême droite organisait une soirée-débat au Château de la Buzine, pour la promotion de son dernier livre. Il y a rencontré ses fans et… la chanteuse. Reportage. PHOTO PATRICK GHERDOUSSI. DIVERGENCE Est-ce vraiment la fin du trou de la Sécurité sociale? MERCI DE L’AVOIR POSÉE raine s’en défend : «En période de crise, les dépenses de solidarité pour les retraites sont plus élevées.» Pour autant, on ne peut nier un redressement en 2016, selon les chiffres dévoilés jeudi soir: le déficit cumulé du régime général et du FSV devrait passer de 10,8 milliards en 2015 à 7,1 milliards, son niveau le plus bas depuis 2002. Cette embellie repose sur quelques artifices comptables, dont l’intégration «discutable» d’un produit exceptionnel de 700 millions d’euros, a relevé mardi la Cour des comptes. Mais surtout, même réduit de moitié, le déficit de l’Assurance maladie s’établira toujours à 2,6 milliards d’euros en 2017. Eternel point noir de la Sécu, elle devra réaliser 4 milliards d’économies, tout en honorant les revalorisations de revenus prévues dans la fonction publique hospitalière (700 millions d’euros) et chez les méde- BÉTON La maison du futur sera peut-être imprimée en 3D La start-up XtreeE a révélé le défi: elle vient d’inaugurer la première pièce d’une future maison en béton à Vélizy-Villacoublay (Yvelines). Ayant la forme d’un œuf, le «pavillon» a poussé dans les jardins du campus Dassault Systèmes. Il mesure 3m de haut et un peu moins de 20m2. Surtout, il est né grâce à l’impression 3D, ou impression additive. Une première, en tout cas en Europe, puisque la Chine était déjà parvenue à créer des maisons grâce à celle-ci mais n’avait fait que «reprendre des techniques déjà existantes», selon le président de la start-up. PHOTO DASSAULT SYSTEMS cins libéraux (400 millions). Cette amélioration sera aussi financée par une augmentation du prix du tabac à rouler (+15%) et la création d’une taxe sur le chiffre d’affaires des distributeurs de tabac. Un «fonds pour l’innovation médicale» doté de 800 millions d’euros sera créé. Les mécanismes de régulation des prix du médicament reconduits. «Des économies de gestion des caisses ou des mesures de lutte contre la fraude doivent permettre d’engranger 1,5 milliard supplémentaire», a expliqué la ministre. La Cour des comptes a appelé le gouvernement à «ne pas relâcher les efforts», tout en lui demandant «d’améliorer» l’accès aux soins pour les assurés à faibles revenus. Sur ce point, des reculs nets sont pointés: si le trou s’est un peu comblé, les inégalités de santé n’ont pas été réduites. Le bilan est donc nuancé. «L’amélioration, réelle, est surtout liée à la reprise. Mais comme souvent avec ce ministère, on exagère, d’autant qu’il ne s’agit que de prévisions», note un expert de l’Assurance maladie. ÉRIC FAVEREAU -0,1 % Décrochage confirmé pour l’économie française au deuxième trimestre. Revenant sur sa prévision initiale, qui tablait sur une stagnation du PIB, l’Insee note un léger recul (-0,1%) de l’activité entre avril et juin. Un mauvais chiffre qui succède à un très bon premier trimestre (+0,7%). L’acquis de croissance, c’est-à-dire la performance de l’économie en 2016 si le PIB stagne aux deuxième et troisième trimestres, reste inchangé (1,1%). Dans le détail, la demande intérieure fait du surplace, avec un léger recul de la consommation des ménages et une baisse de l’investissement, notamment des entreprises (-0,4% après +2,1% au premier trimestre). Seul le commerce extérieur permet de limiter la casse avec une chute des importations (-1,8%). Le pouvoir d’achat des ménages connaît une pause (+0,1%, après +0,5% en début d’année) due au ralentissement de la masse salariale et à une décélération des prestations sociales. Malgré cette contreperformance, le gouvernement reste optimiste. «Les indications que je peux avoir, c’est qu’au-delà des problèmes de tourisme, conséquences en particulier d’actes terroristes et des interrogations sur les conséquences du Brexit, nous aurons un troisième trimestre meilleur que le second», a indiqué Michel Sapin, ministre de l’Economie et des Finances. Mgr di Falco de nouveau assigné au civil pour un viol prescrit Quatorze ans après avoir été classée sans suite à cause de la prescription des faits, l’affaire mettant en cause Mgr Jean-Michel di Falco, l’actuel évêque de Gap, ressurgit. Accusant le prélat de l’avoir violé et abusé sexuellement au début des années 70, «Marc» (un prénom d’emprunt), la victime présumée, a entamé selon son avocat Jean-Baptiste Moquet une procédure au civil pour obtenir réparation du préjudice subi et réclamer des dommages et intérêts. Une démarche courante dans les pays anglo-saxons. «Nous avons épuisé toutes les autres procédures judiciaires», explique, à Libération AFP La ministre de la Santé, Marisol Touraine, l’a affirmé vendredi : c’en est fini du trou de la Sécurité sociale. Ajoutant : «L’histoire du quinquennat, c’est la fin des déficits sociaux.» Diantre, quelle réussite! Mais est-ce absolument sûr? Assurément, il y a du mieux mais, comme le note la Cour des comptes, ce n’est pas la première fois. Le problème, c’est la durée et la constance dans les politiques de régulation. Reprenons. Forte d’un redressement des comptes de la Sécu, Touraine annonce la fin du «trou» en 2017, en dépit d’un déficit prévu de plus de 4 milliards d’euros. En fait, le gouvernement vise un déficit du régime général (maladie, retraites, famille, accident du travail) ramené à 400 millions, contre 3,4 milliards en 2016. Mais parallèlement persistera un déficit de 3,8 milliards d’euros pour le Fonds de solidarité vieillesse (FSV), autre composante de la Sécu, qui verse les cotisations retraites des chômeurs et le minimum vieillesse. Bref, ce n’est pas tout à fait la fin du trou. Marisol Tou- l’avocat de Marc. Personnalité très médiatique, Mgr di Falco, un proche de Bernadette Chirac et de l’homme d’affaires François Pinault, a toujours nié les faits. En 2003, le prélat, promis à un brillant avenir, avait été nommé dans un petit diocèse peu prestigieux, celui de Gap (Hautes- Alpes). Di Falco est récemment revenu sur le devant de la scène grâce au succès du groupe de chanteurs qu’il a créé, les Prêtres. Dans cette affaire, Me Moquet affirme avoir également assigné au civil le diocè s e de Paris. Si la procédure aboutissait, ce serait une première. «A notre connaissance, aucun diocèse en France n’a été poursuivi au civil dans des affaires de pédophilie», affirme une source proche de la conférence des évêques de France. De son côté, l’association de victimes la Parole libérée a apporté son soutien à la démarche de Marc. BERNADETTE SAUVAGET LA LISTE 4 conseils pour mieux vous protéger sur Internet Yahoo a annoncé que des données de 500 millions d’utilisateurs avaient été piratées fin 2014. Que vous en fassiez partie ou non, voici quelques précautions qui permettent de limiter les risques. Changez vos mots de passe. De très nombreux internautes en utilisent des faciles à «cracker», et gardent le même pour plusieurs services… Vous pouvez utiliser un logiciel comme Keepass qui permet de stocker ses mots de passe et d’en générer de manière aléatoire. 1 Changez vos questions-réponses de sécurité. Elles peuvent être utilisées par les pirates pour accéder à d’autres services (quand les internautes utilisent les mêmes sur plusieurs sites) ou mises à profit pour des opérations de «phishing» –des mails qui visent à soutirer des données personnelles. 2 Ne cliquez pas sur n’importe quoi. Pour éviter d’être victime d’un «phishing», ne cliquez pas sur un lien dans un mail ou sur une pièce jointe lorsque vous avez un doute sur l’expéditeur. Si on vous demande des informations personnelles, méfiez-vous ! 3 Activez la «double authentification». Aussi appelée «validation en deux étapes», elle est proposée par de plus en plus de services en ligne. Quand vous vous connectez à un compte, vous devez renseigner votre mot de passe, mais aussi un code temporaire qui vous est envoyé par SMS. 4 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe SUR LIBÉRATION.FR EXPRESSO/ - 3,5 % Qu’est-ce que le dab (et pourquoi il est trop tard pour s’y mettre) ? Venu des Etats-Unis et popularisé en 2015, le dab est devenu un phénomène viral interplanétaire repris par Rihanna et même Hillary Clinton. L’occasion de revenir sur les origines de ce pas de danse déjà en voie de ringardisation. PHOTO AFP Le travailliste en campagne, le 20 septembre, au QG de son parti. PHOTO NIKLAS HALLE’N. AFP Porté par la base, lâché par le sommet du Labour, Corbyn devrait rempiler L’affaire semble entendue. Jeremy Corbyn devrait être réélu ce samedi chef du Labour avec une très forte majorité face à son pâle opposant, Owen Smith. Mais cette victoire annoncée ne donnera pas le coup d’envoi d’un prochain retour au pouvoir du Parti travailliste, dont le congrès annuel s’ouvre dimanche, à Liverpool. Au contraire, le Labour se traîne dans les sondages, à une dizaine de points derrière les conservateurs, et il apparaît profondément divisé. Tout le paradoxe est là. Adoré par les sympathisants travaillistes, Jeremy Corbyn est boudé par l’immense majorité des députés de son parti et surtout par l’électorat britannique, qui ne le veut pas comme Premier ministre. Un sondage YouGov indique ainsi que 71 % des électeurs qui ont voté Labour en 2015 ne le feraient plus à cause de lui. Une équation difficile à résoudre pour Corbyn, en dépit de ses récents appels au rassemblement. Il y a un an, Jeremy Corbyn s’était présenté à la course au leadership, après la démission d’Ed Miliband, laminé aux élections de mai 2015. Il n’avait recueilli qu’in extremis les signatures nécessaires et plusieurs députés ne lui avaient donné la leur que pour «proposer une caution à l’aile gauche du parti». Le changement des règles d’élection du Labour, qui avait ouvert le vote aux sympathisants à condition de payer 3 livres (3,4 euros), avait entraîné un afflux incroyable de corbynistes. Des militants issus de l’extrême gauche, mais aussi des revenants déçus du blairisme, ainsi qu’une nouvelle frange de très jeunes militants séduits par le côté «vieux sage» de Corbyn, son discours altermondialiste, antinucléaire, antiOtan ou anti-establishment. Même s’il était depuis 1983 député d’Islington, un quartier du nord de Londres, Corbyn était alors apparu, à 69 ans, comme l’incarnation d’un sang neuf, d’un nouveau ton. Son bilan après un an aux manettes est des plus mitigés. Le Labour a été laminé aux élections locales, a continué de baisser dans les sondages, s’est profondément divisé et est empoisonné par des accusations répétées d’antisémitisme qui n’ont été que modérément combattues. Enfin, la campagne extrêmement tiède, pour ne pas dire réticente, de Corbyn en faveur du maintien au sein de l’Union européenne lors du référendum du 23 juin a contribué sans aucun doute à la victoire du Brexit. Cette nouvelle élection pour le leadership du Labour a été convoquée en juin, juste après le référendum et le vote d’une motion de défiance des députés contre Jeremy Corbyn. Parallèlement, le nombre d’adhérents au Parti travailliste n’a cessé d’augmenter, dépassant le demi-million aujourd’hui. Derrière l’apparente bonhomie de Corbyn, une véritable machine de guerre s’est développée à son service, notamment emmenée par le mouvement Momentum. Petit à petit, les centristes VU DE LONDRES Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 ont été écartés. Le tout dans une ambiance délétère, où insultes et intimidations ont fusé. La semaine dernière, Momentum a annoncé la création de «Momentum Kids», pour «accompagner» les parents et «engager» les enfants en politique, se défendant de vouloir créer des «mini-Corbyn» en référence aux «pionniers» du temps de l’Union soviétique. Au cours de sa campagne, Owen Smith, plutôt ancré à la gauche du Labour, a mis en garde contre une réelle scission du parti en cas de réélection de son rival. Nombre de députés travaillistes ont d’ores et déjà indiqué qu’ils ne reviendraient pas sur leur rupture avec lui. De son côté, le Parti libéraldémocrate se dit prêt à accueillir à bras ouverts tous les déçus de Jeremy Corbyn. Quant au Parti conservateur de Theresa May, il boit du petit-lait. Sans opposition crédible dans les intentions de vote, il pourrait bien être tenté par des élections anticipées, histoire de renforcer sa majorité. SONIA DELESALLESTOLPER (à Londres) C’est la chute du PIB argentin en un an, en dépit (ou à cause) des mesures du très libéral Mauricio Macri, élu il y a un an à la présidence de l’Argentine, et dont le bilan vire au rouge. La troisième puissance économique du sous-continent américain vient de battre un nouveau record de récession sur une période trois mois. Selon l’Institut national des statistiques (Indec), équivalent local de l’Insee, le PIB argentin a plongé de 2,1 % au cours du second trimestre 2016. Au premier trimestre, le PIB avait connu un recul de près de 0,5% et de 0,6% au dernier trimestre de 2015. Sur les douze derniers mois, la chute est désormais de près de 3,5 %. LE SHOW «Que ferons-nous si vous tombez enceinte? Serons-nous coincés avec Tim Kaine [le colistier de Hillary Clinton] pendant neuf mois?» AP 10 u ZACH GALIFIANAKIS à Hillary Clinton dans l’émission Between Two Ferns C’est entre deux pots de fougères, comme le dit le titre du talkshow diffusé sur le web Between Two Ferns, que l’acteur de Very Bad Trip Zach Galifianakis a posé des questions décalées à la candidate démocrate à la présidentielle américaine. Pour Hillary Clinton, il s’agissait d’attirer les jeunes électeurs. Certes elle a fait preuve de moins de répondant qu’Obama lors de son passage en 2014, mais elle a montré qu’elle pouvait faire preuve d’humour et d’autodérision, et ce en prenant le risque d’être malmenée, comme la presse, du Wall Street Journal à Newsweek, n’a pas manqué de le relever. Zach Galifianakis enchaîne les questions à un rythme effréné: Si elle était élue, il y aurait une fille à la Maison Blanche: «Que ferons-nous si vous tombez enceinte? Allons-nous être coincés avec Tim Kaine [son colistier, ndlr] pendant neuf mois?» Clinton, 68 ans, lui propose de lui envoyer des «brochures» pour l’aider à comprendre le cycle féminin. Sa volonté d’une réforme sur le contrôle des armes, son changement de position sur le traité de libre-échange transatlantique… Le comédien évoque tous les points qui fâchent. Mais Clinton garde l’œil qui frise et plaisante en lâchant «regretter amèrement» d’être venue. Un exercice à son profit, d’autant plus que les critiques les plus acerbes de l’animateur ont été réservées à son rival, n’a pas manqué de pointer le site de The Atlantic, mensuel de gauche. u 11 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Ce que nous apprennent les anti-Nobel Les rats en slip en polyester sont sexuellement moins actifs que ceux portant des caleçons en laine ou coton, a prouvé le chercheur égyptien Ahmed Shafik. Décédé en 2007, il n’a pas pu recevoir son prix lors de la 26e cérémonie des IG Nobel, à Harvard. 1 DROITS CIVILS Colin Kaepernick, un quarterback qui met le racisme à genoux Il y a un mois, Colin Kaepernick n’était qu’une star déchue de la National Football League, relégué sur le banc des remplaçants des 49ers de San Francisco, après deux saisons ternes qui avaient estompé le souvenir des extravagantes courses du quarterback en finale du Superbowl 2013. Aujourd’hui, Kaepernick, le regard grave, un genou à terre, défie l’Amérique en couverture de TIME paru vendredi. S’il fait la une, c’est parce qu’il a ouvert un débat national sur les notions de «privilège, fierté et patriotisme», écrit le magazine. Le 29 août, à l’occasion d’un match de présaison, l’hymne américain résonne et le stade se lève. Mais Kaepernick reste assis. Les commentateurs médusés s’empressent de lui tendre un micro à la fin du match. Pourquoi ? Comment a-t-il osé ? Il ne se défile pas. «Je ne vais pas afficher de fierté pour le drapeau d’un pays qui opprime les Noirs, explique-t-il, en référence à l’interminable et effrayante liste de bavures racistes qui rythme l’actualité depuis l’été 2014. G.G. On peut vivre trois jours comme une chèvre, ainsi que l’a fait le Britannique Thomas Thwaites (photo), équipé de prothèses lui permettant de marcher à quatre pattes. Pendant l’expérience dans les Alpes suisses, il s’est nourri d’herbe cuite à la cocotte-minute. 2 L’Allemagne renforce sa législation sur les viols Neuf mois après les agressions sexuelles de Cologne à la Saint-Sylvestre, l’Allemagne s’est dotée d’une législation renforcée contre les auteurs de violences sexuelles. Le Bundesrat –la chambre qui représente les Länder– a voté vendredi à une écrasante majorité la réforme de la loi, déjà adoptée en juillet par le Bundestag. Le principe du «non c’est non» est écrit noir sur blanc dans la loi. La peine encourue va de six mois à cinq ans ÉTATS-UNIS Le régime de Damas et son allié russe ont fait au moins 70 morts et détruit une quarantaine de bâtiments à Alep vendredi. Les habitants des quartiers Est de la ville ont l’habitude des bombardements. Ils les subissent depuis quatre ans. Mais depuis jeudi, les frappes se succèdent avec une violence inédite. «Le régime et les Russes bombardent sans arrêt. Ils utilisent des barils d’explosifs, des missiles, des bombes au phosphore et d’autres à fragmentation. Ils larguent même des mines depuis des hélicoptères. Ils veulent nous massacrer, ça ne leur suffit pas de nous assiéger, dit Mohammed Fadelah, chef du conseil provincial d’Alep. Jeudi, ils ont largué plus de 50 barils d’explosifs. Nous n’avons pas de bilan précis, mais des dizaines de civils sont morts.» Des frappes ont aussi visé le principal centre des volontaires de la Défense civile, ceux-là qui tentent après chaque bombardement d’extraire les victimes des décombres. A Los Angeles, la police va utiliser un algorithme pour prédire les violences. Dans la foulée des manifestations réprimées à Charlotte (Caroline du Nord) après qu’un Noir a été tué par la police et lors desquelles un manifestant est décédé, la justice a annoncé qu’elle en financerait le développement. Un groupe de chercheurs de Cardiff planche dessus afin de géolocaliser les propos incitant à la haine et à l’émeute sur Twitter. La police de LA devrait être la première à le tester dans les trois ans à venir. En 2012, elle s’était déjà dotée d’un dispositif censé prédire où et quand un crime allait se produire, une méthode qui fait penser à Minority Report, le roman de SF de Philip K. Dick. «Nous devenons une nation de suspects. La police n’est pas supposée entrer dans l’intimité de nos vies sans l’autorisation d’un juge et un soupçon raisonnable», tente d’alerter Lori Andrews, prof à IIT ChicagoKent College of Law, sur Slate. de prison. Désormais, les violences sexuelles ne sont plus définies dans le pays par l’usage de la violence ou la menace de recourir à la violence. Il suffira que la victime manifeste claire- VU DE BERLIN Lire en intégralité sur Libé.fr SYRIE Les cailloux peuvent avoir de la personnalité si l’on se place dans une logique marketing et commerciale. Pour piger, s’adresser aux Néo-Zélandais qui l’ont démontré. Le palmarès des recherches qui font rire puis réfléchir est à retrouver en ligne. 3 TIM BOWDITCH LA LISTE MINISTÈRE DES AFFAIRES SOCIALES ET DE LA SANTÉ ment son refus, verbalement, par gestes ou en pleurant. «Avant on entendait dans les tribunaux: ce n’était pas un viol, la femme ne s’est pas vraiment défendue. Heureusement, c’est du passé!» se réjouit la députée verte Cornelia Möhring. N.V. 12 u MONDE Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Carolina, le 15 août dans la jungle de Putumayo. A 18 ans dont trois passés au sein des Farc, elle voudrait devenir ingénieure. PHOTO F. VERGARA. AP FARC avant la paix, le pardon Colombie Alors qu’un accord doit être signé lundi pour sortir d’un demi-siècle de conflit, la plupart des victimes de la violence acceptent malgré tout la réintégration des anciens guérilleros. Par MICHEL TAILLE Correspondant à Bogotá D ans une ambiance tendue, après les récits de plusieurs témoins, coupés de pleurs, Sebastian Arismendy s’est levé à son tour et a pointé du doigt les commandants guérilleros qui lui faisaient face. «Vous, vous, vous: quand j’avais 9 ans, j’ai juré de tous vous tuer.» Après «une nuit agitée de réflexion», le jeune homme participait à La Havane à un face-à-face entre les proches de douze élus régionaux enlevés par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) en 2002, et les chefs des ravisseurs. Onze des hommes politiques, dont son père, avaient été assassinés après cinq ans de captivité, lors d’un cafouillage sanglant entre deux troupes de rebelles. «C’est l’épisode le plus honteux que j’ai vécu dans cette guerre, a reconnu Pablo Catatumbo, l’un des commandants désignés par l’étudiant. Cela n’aurait jamais dû u 13 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 élues, présentes dans tout le pays, espèrent mobiliser les votes positifs «d’au moins 80%» de leurs membres. «FABRIQUE DE VICTIMES» Odorico Guerra, coordinateur natioCet échange entre victimes et acteurs nal des conseils, a ainsi réuni de la guerre, inconcevable il y a quel- mercredi plusieurs centaines de ques années, a été rendu possible par personnes dans la ville côtière de les négociations entamées à Cuba Santa Marta, dans le cadre en 2012 sous l’impulsion du président d’une campagne de «pédagogie de la libéral Juan Manuel Santos. Elles paix» qui a duré plusieurs mois. s’achèveront lundi, avec la signature «L’application des accords peut de l’accord de paix entre les Farc et le beaucoup nous apporter», juge ce dipouvoir colombien, dans le port colo- rigeant, lui aussi chassé de son vilnial de Carthagène des Indes. Cet ac- lage par la guerre. cord, qui doit mettre fin à cinquante- La création, pour deux mandats, deux ans de lutte armée, a été préparé de 16 circonscriptions électorales ces derniers jours par une réservées aux régions rencontre nationale des dé- ENQUÊTE oubliées touchées par la légués des Farc, dans le sud violence lui fait espérer du pays. La cérémonie sera suivie, «bien plus d’un siège au Parlement» le 2 octobre, d’un référendum natio- pour ses compagnons. Les textes ennal pour lequel les derniers sondages gagent aussi l’Etat à apporter aux mêdonnent le «oui» aux accords gagnant mes zones électricité, santé, éducaà plus de 60%. Face à la droite dure de tion, assistance technique aux l’ex-président Alvaro Uribe, qui prône agriculteurs… «Cela va nous permettre le «non» à toute concession aux «ter- de générer nos propres revenus, espère roristes» et au «castro-chavisme», Odorico Guerra, plutôt que d’attendre nombre de victimes, comme Sebas- les compensations individuelles de tian Arismendy, se sont engagées l’Etat.» pour l’approbation du texte. Entamée il y a cinq ans, la «répara«Quand mon père était otage, j’aurais tion administrative des victimes» décroché la lune pour être en paix et pourrait bien durer «encore quarante le revoir, explique-t-il. Aujourd’hui, ans», dans ce pays au budget six fois je ne vais pas tourner le dos à ceux qui inférieur à celui de la France. Selon la continuent à souffrir.» La rencontre sénatrice Sofia Gaviria, la lenteur ende La Havane a définitivement mis vers les oubliés de la guerre contraste un terme à ses pulsions de ven- avec les allocations qui seront versées geance. «Je doutais de leur volonté de pendant deux ans aux guérilleros dépaix, mais j’ai vu des hommes épuisés mobilisés, ce qui provoque sa colère. par la guerre, qui demandent par- Sœur d’un ex-gouverneur de région don.» Comme lui, des dirigeants de assassiné, la fondatrice de la Fédérala classe aisée, tels le président du tion des victimes des Farc (Fevcol) se Sénat Mauricio Lizcano, fils d’un an- dit «indignée par le déséquilibre en facien séquestré, ou les anciennes ota- veur des Farc». «Je croise des paysanges Ingrid Betancourt et Clara Rojas, nes de 60 ans à qui l’on demande des défendent les accords pour «mettre dizaines de documents pour faire refin à la fabrique de victimes» et obte- connaître leurs morts et leur douleur, nir la vérité sur les années de guerre. alors que le gouvernement n’a même C’est aussi le cas de milliers de per- pas demandé aux guérilleros de redissonnes plus modestes, frappées par tribuer les fortunes amassées grâce au un conflit principalement rural : la trafic de drogue.» majorité des 8 millions de personnes touchées – un Colombien sur huit – «INCRÉDULITÉ» sont des paysans chassés par le con- L’accord ne prévoit pas en effet de déflit entre guérillas marxistes, forces dommagement de la part des Farc, armées et paramilitaires d’extrême qui clament n’avoir rien accumulé. droite. «Le chef de mes ravisseurs me racon«La guérilla a tué un de mes frères, tait qu’ils réinvestissaient les revenus m’a volé mon bétail et voulait me tuer; de l’extorsion et des rapts dans des enpuis un capitaine a essayé de me tuer, treprises légales», affirme pourtant et les paramilitaires aussi», témoigne Fernando Araujo. Cet ex-ministre Adalberto Montes, dans le Cordoba, d’Alvaro Uribe, qui a échappé une province du nord-ouest du pays. aux guérilleros fin 2006 après six ans «Celui qui a vécu tout cela ne veut pas de captivité, appelle aujourd’hui à que cela se reproduise.» Cet ancien renégocier les accords. paysan dirige un conseil départe- Un animateur de radio lui aussi exmental de victimes. Ces instances séquestré, Herbin Hoyos, prône l’abstention au référendum au nom des disparus. Sofia Gaviria demande, elle, un accord plus large qui inclue les factions armées qui persistent en Colombie: la guérilla de l’Armée de libération nationale (ELN) et les bandes mafieuses issues de la démobilisation des paramilitaires. «Ces groupes vont exiger encore plus, en voyant que le crime paie», redoute-t-elle. Odorico Guerra a entendu ces arguments, et a observé chez certains compagnons «l’incrédulité» face aux engagements des guérilleros d’apporter leur concours à la justice et à la vérité. «Mais même une mauvaise paix, parie-t-il avec nombre de FERNANDO ARAUJO victimes, vaut mieux que de contiex-ministre d’Alvaro Uribe et nuer la guerre.» • ancien otage des Farc «Le chef de mes ravisseurs me racontait qu’ils réinvestissaient les revenus de l’extorsion et des rapts dans des entreprises légales.» «Je ne crois pas à une jonction des deux gauches» Pour le chercheur Jacobo Grajales, spécialiste des guérillas, l’accord de paix ne garantit pas une vie politique apaisée. M aître de conférences en sciences politiques à l’université de Lille, Jacobo Grajales a publié cette année Gouverner dans la violence, le paramilitarisme en Colombie (éd. Karthala). Alors que la plupart des guérillas d’Amérique latine ont disparu, pourquoi celle des Farc a-t-elle duré aussi longtemps ? Je vois deux raisons à cette longévité. D’abord, l’existence de zones marginales en Colombie, délaissées par la construction de l’Etat-nation. La lisière de la forêt amazonienne est par exemple une région tardivement colonisée, à partir des années 50, par des paysans sans terre. Dans ces zones, les Farc ont répondu à un besoin d’organisation de l’autorité politique. L’autre motif est l’économie de la drogue, qui a permis à la guérilla de durer et de prendre de l’ampleur, en alimentant son appareil politico-militaire. Selon les adversaires de l’accord de paix, les mécanismes de la justice transitionnelle garantissent l’impunité aux Farc… C’est un argument de mauvaise foi. Le chef de file des opposants, l’ancien président Alvaro Uribe, a lui-même fait aboutir en 2005 une procédure de pardon des groupes paramilitaires, qui limitait au maximum les révélations sur leurs exactions. A l’opposé, l’accord de La Havane met en place un tribunal spécial chargé de faire la lumière sur la réalité des violences, celles de la guérilla comme celles des agents de l’Etat. Dans un tel cadre, on ne peut pas appliquer une justice pénale ordinaire, ce qui reviendrait à appliquer une justice de vainqueurs. Les Farc vont se transformer en parti. Pourquoi n’avaient-elles pas de façade politique jusqu’à présent ? Elles en ont eu une dans le passé. En 1982, les Farc ont négocié avec le président Betancur, et ont abouti à un cessez-le-feu. Ce qui leur avait permis de créer en 1985 un parti, l’Union patriotique, appuyé sur les cadres du parti communiste. L’UP a remporté plusieurs élections entre 1986 et 1988, mais ses troupes ont été décimées: candidats, militants et responsables ont été assassinés par des agents de l’Etat ou des paramilitaires. Les chercheurs parlent de 3 000 morts. Cet épisode a déterminé le cours des négociations de La Havane, les Farc exigeant des garanties de sécurité pour exercer leurs droits politiques. Il faut cependant s’attendre à une violence contre les anciens dirigeants de la guérilla. Comment va se recomposer le paysage de la gauche colombienne ? La gauche a connu des succès électoraux, elle a géré Bogotá pendant plusieurs années, dirigé plusieurs gouvernements ré- gionaux. Mais cette gauche s’est construite en opposition aux Farc, en revendiquant une action pacifique. Ses dirigeants se sont mobilisés sans ambiguïté en faveur de la paix, mais je ne crois pas à une jonction entre ces deux gauches. Ce sont des mouvements avec des sociologies électorales très différentes. Quel rôle ont joué les Etats-Unis dans le processus ? Washington a clairement encouragé l’accord de paix, alors que pendant longtemps les Etats-Unis ne considéraient les Farc que comme des narcotrafiquants. Admettre aujourd’hui les Farc comme un interlocuteur est un changement d’attitude qui correspond à une approche différente du problème des stupéfiants. Là où la vision était purement sécuritaire et répressive, Obama a évolué vers un enjeu de santé publique, à l’image des pays européens. Pourquoi Juan Manuel Santos a-t-il réussi là où ses prédécesseurs ont échoué ? La première raison est l’affaiblissement stratégique des Farc, harcelées militairement sous les gouvernements Uribe. L’armée colombienne a elle-même changé d’attitude : du refus de toute négociation, elle est passée à la certitude que la victoire totale était peu réaliste. Et l’arrivée au pouvoir de Santos, qui s’est démarqué de l’intransigeant Uribe, lié aux paramilitaires, a créé un climat optimiste sur les chances de parvenir à un accord. Recueilli par F.-X.G. DR arriver.» La rencontre s’est produite il y a deux semaines. s n i t a les m ERNER GUILLAUMEACTION ET LA RÉD AU VENDREDI 7H-9H rod DU LUNDI Schwartzb Alexandra di à 8h56 Retrouvez chaque lun n o ti ra é ib L du journal ariat avec en parten dcast écoute, po re Écoute, ré cultu / @France .fr re ltu francecu 14 u FRANCE www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Bayrou fait Pau neuve Centre Le président du Modem, qui vit avec enthousiasme son rôle de premier édile, n’a pas pour autant perdu de vue l’Elysée. Très critique envers Macron, il continue de soutenir Juppé dans sa course à la primaire de la droite. Par CHRISTOPHE FORCARI Envoyé spécial à Pau (PyrénéesAtlantiques) S cambouis et à voir ses projets sortir de terre. Loin du portrait de l’intellectuel égaré en politique qu’on fait parfois de lui. «Je suis un esprit pratique, contrairement à l’image que certains veulent donner de moi. Et je suis un responsable actif et très heureux dans mes fonctions.» Stylo laser (en panne) à la main, François Bayrou s’enthousiasme devant les petits clips vidéo présentant les grands projets de rénovation urbaine lancés depuis le début de son mandat. Le nouveau maire n’en finit pas de les détailler, de les commenter. Il joue même les guides au sujet des rues de Pau, distillant quelques leçons d’histoire. urtout ne pas dire à François Bayrou, triple candidat à l’élection présidentielle, que la mairie de Pau est un lot de consolation. «C’est un accomplissement», corrige le premier magistrat de la ville. Le biographe de Henri IV rappelle que Pau «n’est pas une ville mais une capitale. Celle du royaume de Navarre. Pour le Béarnais que je suis, j’aurai occupé les deux fonctions les plus importantes de la région: la présidence du “Parlement de Navarre” (le conseil départemental) et la ville». Un fauteuil de maire décroché «INÉBRANLABLE» après trois tentatives infructueuses. Mais Ce fana d’architecture explique la solution rel’homme politique national s’est parfaitement tenue pour le projet de rénovation des Halles. coulé dans sa nouvelle fonction. Avec même Puis passe en revue celui du quartier du Heune jubilation presque enfantine. Il ne laisse das, la réhabilitation du Foirail (l’ancien marrien lui échapper, jusqu’aux nouvelles teintes ché aux bestiaux), l’aménagement des rives qui devront décorer les murs de la salle du du Gave et, pour finir, la mise en place du conseil municipal. Dire qu’il a «bus à haut niveau de serpassé un grand coup de balai à REPORTAGE vice» (BHNS), qui permettra de l’hôtel de ville est tout sauf une désenclaver certains quartiers image. Les moquettes défraîchies ont été en- défavorisés. Ces travaux sont en cours et les levées, de nouvelles salles de réunion plus premiers résultats devraient être visibles fonctionnelles ont été créées et les rambardes avant l’heure de son renouvellement à la maide la cour intérieure ont été nettoyées. rie. «Je change la forme de la ville où j’ai Le patron du Mouvement démocrate (Mo- grandi, où j’ai été élu depuis mes premiers dem), qui se vit comme le chef de file naturel mandats.» Le centre-ville a été détagué, le des centristes et dont le parti tient ce week- boulevard des Pyrénées –qui faisait dire à Laend à Guidel (Morbihan) son université de martine, cité par l’ancien prof de lettres, que rentrée, se plaît à mettre les mains dans le «Pau est la plus belle vue de terre comme Na- François Bayrou à Pau, le 31 mars 2014. PHOTO ALAIN GUILHOT. DIVERGENCE ples est la plus belle de mer»– a été réaménagé pour laisser place à une promenade verte, à des pistes cyclables et à une circulation à sens unique. «Nous avons même remis des lampadaires de style Belle Epoque. Et tout cela a coûté moins de 200 000 euros à la ville», fait fièrement remarquer François Bayrou. Et d’affirmer : «Un proverbe latin dit “de minimis non curat praetor”, ce qui signifie “le pré- teur ne s’occupe pas des petites choses”. Et bien moi je crois au contraire que “de minimis curat praetor”, que “le préteur s’occupe des petites choses”.» Dans son emploi du temps de maire, ce jour-là, il présente en personne le programme de la ville pour les Journées du patrimoine, inaugure une aire de covoiturage à la sortie de la commune. L’après-midi, il coupe un autre ruban pour la nouvelle instal- u 15 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Juppé est battu par Nicolas Sarkozy à la primaire de la droite et (un peu) du centre, oui, il sera bien candidat au premier tour de la prochaine présidentielle. «Si je suis prêt à me battre, ce n’est pas parce que je suis un obsédé de la présidentielle, mais simplement parce que je ne céderai pas d’un millimètre sur tous les combats que j’ai menés. Je suis inébranlable.» Sur Sarkozy, il a déjà tout dit dans un pamphlet terrible, Abus de pouvoir (2009). CLUB ABONNÉS «LES VIES DE THÉRÈSE», DE SÉBASTIEN LIFSHITZ «LAÏCITÉ» lation des Galeries Lafayette dans un lieu provisoire, après l’incendie qui a ravagé le magasin historique. Du balcon de son bureau, l’édile jouit, à l’horizon, d’une vue imprenable sur la chaîne des Pyrénées. Ce qui ne l’empêche pas de garder un œil sur l’Elysée et sur la vie politique nationale. Pour en parler, il ne s’embarrasse plus d’aucune précaution de langage. Si Alain Ses flèches, tout aussi acérées que celles adressées à l’ancien chef de l’Etat, qui mène selon lui «une stratégie parallèle à celle de Trump», François Bayrou les lance en direction d’Emmanuel Macron. Le ministre démissionnaire de l’Economie présente un profil moderne, libéral mais modéré, à même de séduire les centristes et surtout de ringardiser Bayrou, présent dans le paysage politique depuis plusieurs décennies. Les appels du pied de Macron au centre, le président du Modem ne les a vraiment pas appréciés. «Contrairement à ce qu’il croit, nous ne sommes pas du tout “opéables”. Nous lui opposerons un refus des plus catégoriques», prévient François Bayrou, qui ne parle plus qu’au nom d’une toute petite partie du centre. «Macron mène une tentative classique de prise de contrôle du centre avec une vision de l’Etat qui n’est pas la nôtre», poursuit l’ancien ministre de l’Education. Car pour lui, derrière Macron, dont il pense que la démarche ne durera même pas le temps d’une ritournelle, se profilent «les puissances d’argent [qu’il ne laissera] jamais gouverner la France. C’est pour [lui] du même ordre que la séparation de l’Eglise et de l’Etat». A vrai dire, l’offensive de Macron lui ferait presque plaisir : «J’avoue, cela m’amuse un peu et l’odeur de la poudre est assez revigorante», sourit le maire de Pau, qui ne cesse de jurer de sa loyauté à l’égard d’Alain Juppé. Même si ce dernier a récemment été contraint de condamner son intention de se présenter en 2017 si Sarkozy devait remporter la primaire. «Je suis prêt à la charge [en faveur de Juppé], de manière totalement désintéressée», affirme-t-il. Certes, mais tout en gardant dans un coin de sa tête qu’il pourrait être, dans ce qui serait sa quatrième campagne présidentielle, l’homme du recours pour ceux qui ne veulent pas d’un nouveau match Hollande-Sarkozy ou de l’extrémisme incarné par Marine Le Pen. François Bayrou en est convaincu, sa méthode pour gérer sa bonne ville de Pau est transposable au niveau national. Ce week-end précédant la fête de l’Aïd, le maire reçoit le bureau nouvellement élu de l’association chargée de gérer la mosquée de la commune. L’édile s’engage à ce que la police municipale soit plus présente les jours de prière pour aider à organiser le stationnement. Il fait également le point sur les travaux d’agrandissement du carré musulman du cimetière de la ville. Puis il demande : «Et aujourd’hui, quel est l’état de la communauté ?» «On craint les dérives et les retours de flamme [après les attentats, ndlr]», dit posément un des représentants de l’association. «Comme vous le savez, moi je suis croyant mais également très attaché à la laïcité. Je ne suis pas convaincu par l’organisation de ce que l’on appelle l’islam de France», leur déclare François Bayrou. Il ajoute: «Il y a ceux qui soufflent sur les braises par intérêt électoral, mais il y a une réelle inquiétude des Français qui perçoivent une menace sur la manière dont la France vit depuis des générations. Il y a une peur et c’est sur ce point que nous devons rassurer.» Un discours mesuré, loin des outrances du moment, qu’il se verrait bien tenir aussi dans une autre capitale que celle du Béarn. Et à l’attention de tous les Français. • Chaque semaine, participez au tirage au sort pour bénéficier de nombreux privilèges et invitations. Avortement, égalité des droits, luttes homosexuelles : Thérèse Clerc est l’une des grandes figures du militantisme. Atteinte d’une maladie incurable, elle jette un dernier regard tendre et lucide sur sa vie devant la caméra de Sébastien Lifshitz. Queer Palm au dernier Festival de Cannes, le film sera diffusé sur Canal+ ce27 le 27septembre septembreàà22 22hh30. 30. 5×2 invitations à gagner pour la projection du film le 10 octobre au MK2 Quai-de-Loire Quai de Loire «LES HABITANTS», DE RAYMOND DEPARDON Depardon part à la rencontre des Français pour les écouter parler. De Charleville-Mézières à Nice, de Sète à Cherbourg, il invite des gens rencontrés dans la rue à poursuivre leur conversation devant nous, en toute liberté. Un voyage à travers la France qui abolit jugement et hauteur en privilégiant l’immersion. 5×2 invitations à gagner pour la projection du film le 10 octobre Quai de Loire au MK2 Quai-de-Loire 10 DVD à gagner LA TOURNÉE DES INOUÏS DU PRINTEMPS DE BOURGES, 4-8 OCTOBRE Cinq villes et huit groupes pour découvrir ceux qui feront la nouvelle scène de demain : Set&Match, Fishbach, Nusky&Vaati, Amoure, Lysistrata, Jumo, N3rdistan et Youth Disorder. Le 4 octobre à Mulhouse, le 5 à Clermont-Ferrand, le 6 à Montpellier, le 7 à La Rochelle, le 8 à Nantes. Toutes les infos sur www.reseau-printemps.com 3×2 invitations à gagner chaque soirée (Mulhouse, Clermont, Montpellier, La Rochelle, Nantes) «LE CINÉMA D’ANIMATION EN FRANCE», DE ROMAIN DELERPS ET ALEXANDRE HILAIRE L’animation française est en pleine mutation. Plus populaire que jamais, elle s’ouvre à tous les métissages techniques et esthétiques. Dans ce documentaire en trois parties, nous arpentons ce nouveau paysage en compagnie des créateurs. Jeunes talents ou maîtres reconnus, ils se prêtent généreusement à cet état des lieux. En complément, 17 courts métrages illustrent des techniques d’animation. 10 coffrets DVD à gagner Pour en profiter, rendez-vous sur : www.liberation.fr/club ClubAbo_122x330-GABARIT.indd 2 25/01/2016 12:49 16 u FRANCE www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 JunckerYouTube Making-of d’un fiasco Pression «Libération» publie en exclusivité sur son site une vidéo inédite de Lætitia Nadji sur les préparatifs trop encadrés de l’interview du président de la Commission européenne. Par ISMAËL HALISSAT Photo FRÉDÉRIC STUCIN L’ invitation de YouTube était séduisante. «Le 15 septembre 2016, tu auras la chance d’interviewer le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Cette rencontre sera diffusée en direct sur YouTube. C’est une opportunité de réunir les jeunes Européens et de les amener à s’intéresser à la politique.» Voilà ce que reçoit Lætitia Nadji à la fin de l’été. A 32 ans, elle s’occupe de la chaîne YouTube «Le corps. La maison. L’esprit» où elle traite d’«écologie, de recyclage et de bien-être». La firme américaine détenue par Google lui assure qu’elle profitera d’une liberté totale : «Nous t’avons choisie car nous aimons ce que tu fais, donc ne change rien!» Les questions ne seront pas transmises à Jean-Claude Juncker, assure le site. Lætitia et quatre autres youtubeurs vont pourtant découvrir que l’interview du président de la Commission européenne s’apparente plus à un plan de com doublé d’une opération de lobbying indirect qu’à une interview spontanée. La la loi travail. Les trois youtubeurs politividéo que Libération a visionnée et met en ques ne sont pas accrédités pour l’événeligne dévoile comment un cadre de la ment mais participent au déplacement à firme américaine a tenté d’éviter que la Bruxelles. De leur côté, Lætitia et Raj sont youtubeuse aborde en direct les sujets qui reçus comme des princes, tous frais payés. fâchent: le traité transatlantique Tafta et Ils visitent les locaux de Google dans le le scandale Luxleaks, qui implique direc- quartier européen où sont regroupés les tement Juncker en tant qu’ex-Premier mi- institutions et les lobbys. Et assistent aussi nistre luxembourgeois. au discours sur l’état de l’Union du présiAvec ses 70000 abonnés, Lætitia s’estime dent de la Commission. Pendant ce «dans la moyenne» des youtubeurs profes- temps, les trois d’Osons Causer épluchent sionnels. Très loin des stars les discours de Juncker et afficomme EnjoyPhoenix ou Nor- ENQUÊTE nent les questions. Raj ne quitte man et leurs millions d’abonnés. pas Lætitia et se charge de tout Lætitia Nadji est choisie pour interroger filmer: le déplacement, les coulisses et la Juncker parce qu’elle avait déjà participé préparation. Ce qu’on appelle un vlog. Il à un projet YouTube dans des quartiers ne se sépare donc jamais de sa caméra. Les populaires de Lille et Roubaix. «C’était une dialogues publiés par Libération sont exsuper expérience et j’étais très contente traits de ses images. d’être de nouveau choisie», explique-t-elle. Pour préparer la rencontre avec le plus Lobbying. Lors d’un premier dîner haut responsable européen, Lætitia de- le 13 septembre, François G., un cadre de mande de l’aide à son ami Raj, youtubeur Google, annonce d’entrée la couleur lorslui aussi. Trois autres vont les accompa- que Lætitia aborde le traité transatlantigner: Ludo, Xav et Steph de la chaîne poli- que. Raj lance discrètement l’enregistretique «Osons Causer», à l’origine du mou- ment. Pendant tout le dialogue, la caméra vement #OnVautMieuxQueCa, opposé à tourne: «Comme je t’ai expliqué, on n’a pas donné vos questions, on a donné les thématiques. Si tu décides de rajouter cette question, par courtoisie on doit lui dire demain.» Lætitia lui apprend ensuite qu’elle sera interviewée par un média belge le lendemain. Le cadre de Google la briefe sur ce qu’elle peut dire de l’événement : «On est là pour faciliter les choses mais […] on ne veut pas que ce soit interprété comme quelque chose qui a été décidé par YouTube.» L’angoisse de François G. est claire: que l’événement soit assimilé à du lobbying. Et pour cause, ni lui, ni aucun des salariés de Google dont les noms sont présents dans les documents de préparation ne sont inscrits comme lobbyistes dans le registre de transparence de l’UE. Mais Lætitia ne semble pas très réceptive, et François G. veut s’assurer que le but de l’entretien est bien compris : «Nous, ce qu’on voulait montrer, c’est une autre facette de monsieur Juncker grâce à des youtubeurs comme toi. C’est vraiment une initiative de la Commission européenne pour améliorer l’image de marque de monsieur Juncker. Ça reste l’objectif.» Interrogée, la Commission dément pourtant être à l’origine de De gauche à droite : les youtubeurs Ludo, Xav, Lætitia, Steph (en bas) et Raj. u 17 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 «La Commission nous a dit qu’elle voulait montrer une facette de Juncker que les gens ne soupçonnent même pas, c’est une personne extrêmement cultivée, extrêmement intéressante, extrêmement authentique, extrêmement directe. Parfois on ne le montre pas assez bien.» En Europe, Google bugue sur les procédures FRANÇOIS G. cadre de YouTube lors d’un dîner avec Lætitia Nadji, mardi 13 septembre Dans un contexte juridique défavorable, le géant du Net, accusé d’abuser de sa position dominante, risque à terme de lourdes sanctions. «Ça, vraiment, c’est un no-go. Tu vas casser toute la dynamique positive que, j’espère, tu veux construire avec lui. De toute façon, quoi qu’il arrive, on va en parler à Natasha [la porte-parole de M. Juncker] de cette question.» FRANÇOIS G. lors des répétitions, mercredi 14 septembre «À un moment, tu peux pas te mettre et la Commission européenne, et YouTube, et les gens qui croient en toi à dos. Enfin sauf si tu veux pas faire long feu sur YouTube.» FRANÇOIS G. lors des répétitions avec Lætitia Nadji, mercredi 14 septembre cet événement. Le cadre de la firme insiste ensuite sur les aspects positifs de Juncker, une personnalité «extrêmement cultivée, extrêmement intéressante, extrêmement authentique, extrêmement directe» ce que «parfois on ne […] montre pas assez bien». Selon Martin Pigeon, de l’organisation Corporate Europe Observartory, basée à Bruxelles, «s’il y a eu un accord éditorial entre YouTube et la Commission européenne, ça peut s’apparenter à du soft lobbying.» A Libération, la Commission assure, elle, que «si chez YouTube, ils pensent nous influencer en organisant des entretiens, ils se trompent lourdement.» «Acheter mon silence». Le lendemain, François G. repart à la charge, cette fois sur le scandale LuxLeaks. Le cadre prévient la jeune femme qu’il va devoir en faire part à Natasha Bertaud, porte-parole de Juncker: «Tu fais une attaque frontale là, c’est hyper touchy quoi, Marc [attaché de presse de Google, ndlr] ne valide pas, il dit qu’on doit le dire à Natasha, on doit prévenir Natasha. […] On ne lui a pas donné les questions mais là on doit le dire à Natasha.» Pendant quinze minutes, le responsable de Google va insister pour que Lætitia se décide à retirer sa question. «Bon écoute Lætitia, c’est très embêtant pour YouTube ce que tu écris là et c’est très embêtant pour monsieur Juncker. Je ne pourrais jamais te la censurer mais ça nous arrange pas. Voilà… Pense bien aux conséquences de cette question», insiste-t-il en lui suggérant plutôt une question sur les usages numériques. Puis il lance ce qui s’apparente à une menace à peine voilée : «Tu y vas au bazooka là, tu vas pas te mettre la Commission européenne, YouTube et tous les gens qui croient en toi à dos.» Le lendemain, dans un décor rose bonbon, Lætitia maintient le cap prévu et enchaîne les questions chocs (voir la vidéo sur Libération.fr). Le soir même, invitée dans les locaux de Google pour une réunion prévue de longue date, la youtubeuse s’y rend «la boule au ventre car [elle] pense qu’ils n’ont pas du tout apprécié les questions», raconte-t-elle. Pourtant elle est accueillie avec le sourire… et on lui propose d’être «ambassadrice» de YouTube pendant un an avec un budget de 25 000 euros pour mener des projets humanitaires. «C’était mon rêve mais je ne pouvais pas accepter car je ne sais pas s’ils m’ont proposé ce contrat pour acheter mon silence sur les pressions qu’ils m’ont fait subir», regrette Lætitia. «Ils se sont peut-être douté qu’on les avait filmés et qu’on pouvait publier les images», réagit Ludo, d’Osons Causer. Lorsque Lætitia a diffusé de premiers extraits des dialogues, YouTube s’est contenté de répondre qu’ils l’avaient «encouragée à privilégier le respect à la confrontation». Alors que Libération a publié vendredi soir de nouvelles conversations, YouTube plaide désormais l’excès de zèle de son collaborateur: «Ses recommandations étaient déplacées, et ne reflètent pas les valeurs de YouTube. Nous enquêtons depuis en interne, pour comprendre ce qu’il s’est passé.» Le géant assure que la plateforme «promeut la liberté d’expression». La youtubeuse, elle, a surtout l’impression «d’avoir été assignée à un rôle de petite fille mignonne lors de la sélection des intervieweurs». Elle et ses compères, qui se décrivent comme de simples «guignolos», ont préféré capter les zones grises de l’influence à Bruxelles. • C hercher à bétonner l’interview d’un responsable politique de premier plan quand on proclame qu’Internet «est l’outil de communication libre le plus puissant que le monde ait jamais connu» est déjà dévastateur pour l’image. Mais quand ce responsable est de surcroît à la tête de la Commission européenne avec laquelle Google cumule des contentieux juridiques, cela devient carrément suspect. Cette affaire de youtubeuse mise sous pression avant l’interview de Jean-Claude Juncker qu’elle a menée librement intervient dans un contexte juridico-politique très défavorable pour le géant américain, propriétaire de YouTube, et la poursuite de son «business as usual». «Personne n’imagine une seconde que Google puisse acheter ni même influencer la Commission avec une simple opération de com de YouTube, explique un lobbyiste très au fait de l’activisme du moteur de recherche à Bruxelles. Mais cet événement était l’occasion de montrer l’étendue de sa force de frappe médiatique. Au vu du résultat, le ratage est complet.» Au fil des ans, les griefs de Bruxelles et de son offensive commissaire à la concurrence Margrethe Vestager contre Google se sont considérablement étoffés. Accusé par l’UE d’abuser de sa position dominante avec son moteur de recherche et son système d’exploitation Android, qui détient plus de 80% de parts de marché en Europe, Google a vu un autre front s’ouvrir en juillet pour ses pratiques déloyales dans la publicité en ligne. Distinctes, ces procédures l’exposent à des sanctions allant jusqu’à plus de 6 milliards d’euros. Seul avantage pour Google, dont on voit mal comment il échapperait à terme à de lourdes condamnations, cette inflation des procédures lui permet de gagner du temps et surtout d’affaiblir un peu plus ses concurrents plaignants. Alors que le 20 septembre devait être la dernière date butoir, déjà reportée deux fois, pour présenter sa défense, Google a obtenu un délai supplémentaire de trois semaines, jusqu’au 7 octobre, pour répondre aux accusations de Bruxelles. Jean-Claude Juncker entend par ailleurs renforcer les droits des éditeurs de presse au niveau européen afin qu’ils puissent réclamer un paiement pour l’usage de leurs contenus par les agrégateurs comme Google News. Une œuvre de longue haleine afin de rééquilibrer le rapport de force entre les éditeurs de presse et le géant, qui a toujours refusé de leur payer des royalties. Ce n’est pas pour demain, mais cette initiative est une pierre de plus dans le jardin de Google qui voit ses rêves d’autorégulation disparaître les uns après les autres sur le continent européen. CHRISTOPHE ALIX A regarder sur le site de Libé, la sélection d’extraits de la préparation et des discussions préalables à l’entretien entre la youtubeuse Laetitia Nadji et Jean-Claude Juncker. 18 u FUTURS Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 RAFALE EN INDE NEUF ANS DE COMBAT Armement En signant vendredi avec New Dehli la vente de 36 chasseurs, Jean-Yves Le Drian met un terme à un feuilleton qui a débuté en 2007 et vu la commande fondre violemment. En cause: des transferts de technologies trop compliqués à mettre en œuvre. Par SÉBASTIEN FARCIS Le Rafale lors du salon Aero India, le 10 février 2013 à Bangalore, en Inde. L’appel d’offres initial de l’armée de Q uand le ministre de la Dé- étant «prêts à voler» et que fense, Jean-Yves Le Drian, les 108 autres soient fabriqués a apposé sa signature sur le à Bangalore, sous licence française, contrat de vente des 36 Rafale ven- par l’entreprise publique Hindustan dredi midi à New Delhi, il a conclu Aeronautics Limited (HAL). Il faut un feuilleton commercialo-mili- alors créer toute une chaîne taire de plus de neuf ans. Une saga d’approvisionnement sur place. Un qui a longtemps laissé croire à défi qui se transforme en enfer Dassault Aviation qu’il remporterait logistique pour un engin aussi sole «contrat du siècle», avant que phistiqué. celui-ci ne soit annulé et la Les deux parties n’arrivent plus à commande divisée par 3,5. s’entendre sur les dispositions et En 2007, l’armée de l’air indienne Narendra Modi, le Premier ministre lance l’appel d’offres initial pour indien fraîchement élu, décide l’achat de 126 avions en avril 2015 de révoquer de chasse «multirôle», ANALYSE cet accord pour commanchasseurs-bombardiers der à la place 36 avions capables d’effectuer plusieurs types «sur étagère», construits en France. de missions, depuis l’interception Une formule plus simple et rapide, en vol jusqu’à l’attaque au sol. Le même si elle va à l’encontre de Rafale est définitivement choisi la politique du make in India en 2012 face à ses cinq autres promue par le chef du gouverneconcurrents et Dassault entame ment pour développer l’industrie alors des «négociations exclusives» du pays. pour déployer un important as- L’Inde paiera «environ 8 milliards pect de ce contrat : les transferts d’euros» pour ces 36 chasseurs, dont de technologie. New Delhi veut en les premiers doivent être livrés effet que 18 avions soient livrés en en 2019, explique Jean-Yves Le Drian. C’est nettement moins que les 15 à 20 milliards d’euros espérés par Dassault pour la vente de 126 appareils, mais cela demeure «le plus gros contrat passé par l’aéronautique militaire française», rappelle aussi le ministre. C’est également la plus importante commande de Rafale par un pays étranger, après l’achat de 24 chasseurs par l’Egypte et le Qatar l’année dernière. Le ministre de la Défense se réjouit du «saut qualitatif » qui est réalisé dans les relations francoindiennes grâce à l’«interopérabilité réelle» entre les deux armées, qui partageront le même chasseur. «On s’engage sur cinquante ans», a-t-il conclu. «Des milliers d’emplois créés» Après tant d’attente, la signature de vendredi représente une bouffée d’air pour Dassault Aviation, qui engrange 60% de la valeur du contrat. Les équipementiers Thales et Safran se partagent le reste. La Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 l’air indienne, en 2007, portait sur 126 avions, qui auraient été pour la plupart construits en Inde. PHOTO AFP production des Rafale, entièrement réalisée en France, fait travailler 7000 personnes de manière directe ou indirecte. Il faut deux ans pour fabriquer un appareil, et aujourd’hui seulement onze unités sortent chaque année des usines. L’armée française était encore récemment le seul acheteur du Rafale. Les trois commandes fermes de ces 84 appareils en dix-huit mois pourraient forcer l’avionneur à ouvrir une deuxième ligne d’assemblage et devraient se traduire par un «doublement de la cadence des salariés» et la création de «quelques milliers d’emplois», notamment qualifiés (ingénieurs, techniciens, compagnons), estimait le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier, en mai 2015. Une flotte indienne vieillissante Cette signature à New Delhi représente également un énorme soulagement pour l’armée de l’air indienne, dont la flotte est vieillissante et plus assez garnie pour faire face aux menaces potentielles de u 19 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe ses voisins régionaux, la Chine et le Pakistan. L’Indian Air Force compterait aujourd’hui 33 escadrilles de 18 avions chacune (594 appareils), principalement composées de chasseurs russes (460 Sukhoï et Mig) ainsi que de 51 Mirage. Non seulement cela est inférieur au minimum nécessaire de 42 escadrilles estimé par l’état-major pour assurer la défense aérienne du pays, mais ces avions sont en fin de vie. Les Sukhoï sont célèbres pour leurs accidents et leurs sorties de pistes et les Mirage sont en train d’être CULTURE AU QUAI LA FÊTE DES SORTIES CULTURELLES modifiés pour allonger leur espérance de vie. «L’armée indienne cherche depuis longtemps à moderniser sa flotte et ne possède pas d’avion qui a les caractéristiques technologiques du Rafale, confirme l’ex-amiral Uday Bhaskar, directeur du think tank Society for Policy Studies. Son introduction [dans la flotte] est donc vraiment la bienvenue.» L’accord donné mercredi lors du conseil de sécurité gouvernemental, arrive à un moment significatif pour l’Inde. La semaine dernière, une vingtaine de combattants pakistanais a traversé la frontière du Cachemire et quatre d’entre eux ont réussi à pénétrer dans une base militaire indienne, à Uri, où ils ont tué 18 soldats. New Delhi cherche depuis à répondre à ces agressions, et même si l’action militaire est périlleuse entre deux pays qui détiennent l’arme nucléaire, l’armée évoque la possibilité d’utiliser des avions de chasse pour bombarder des camps de groupes terroristes pakistanais. Le fighter jet français pourrait alors s’avérer utile. «Le Rafale serait un chasseur capable d’assurer la domination dans les airs, explique l’ancien brigadier Rumel Dahiya, directeur adjoint de l’Institut d’études et d’analyses militaires (IDSA) de la capitale indienne. Il aurait ce qu’il faut pour protéger l’armée contre les autres menaces aériennes de longue distance. Et garder le ciel dégagé pour pouvoir s’engager sur le terrain ennemi.» Ce chasseur multirôle de quatrième génération, «amélioré», est en effet un engin de pointe, capable de remplacer les autres types d’appareil (intercepteur, bombardier, attaquant au sol ou en mer), de porter trois fois son poids et de voler plus loin et plus longtemps que beaucoup d’autres. Une telle polyvalence n’est pas utile à toutes les armées, ce qui représente l’une des contraintes pour le vendre. L’autre est que le Rafale est bien plus cher que certains appareils de la même classe –jusqu’à deux fois plus onéreux que le Sukhoï 35 russe, qui est pourtant plus rapide en vitesse de pointe et peut porter deux fois plus de charge. Certains en Inde, comme le chercheur Bharat Karnad, critiquent cette acquisition «coûteuse qui ne laissera plus d’argent à l’armée de l’air indienne pour réaliser d’autres achats significatifs pendant la prochaine décennie». Cet expert du Centre pour la recherche politique est un fervent défenseur d’une localisation de la production d’armement. L’Inde, malgré son important rôle régional et sa nécessité de se défendre de ses voisins chinois et 24 & 25 SEPTEMBRE QUAI DE LOIRE. M° JAURÈS, PARIS 19e. BONS PLANS - ATELIERS - CONCERTS - DÉBATS 9e ÉDITION GRATUIT cultureauquai.com pakistanais, a une industrie militaire embryonnaire. Le pays a de ce fait été le premier importateur mondial d’armement ces dix dernières années, avec une facture de 30,7 milliards de dollars (27,3 millions d’euros) entre 2006 et 2015, soit deux fois plus que la Chine, ce qui représente 11 % des achats globaux, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Le Pakistan, qui a dépensé un tiers de cette somme, a justement dénoncé mercredi, devant l’Assemblée générale de l’ONU, cette course à l’armement «sans précédent» de son voisin. Signe d’un changement progressif, les premiers chasseurs indiens légers, appelés Tejas et en cours de développement par l’entreprise publique HAL depuis trente ans, sont sur le point d’intégrer l’armée de l’air. «Prestation compensatoire» L’objectif affiché du gouvernement indien est de devenir autonome dans la production d’armement. Et Dassault pourrait, ironiquement, l’y aider. Le contrat d’achat des 36 Rafale comprend en effet une clause de «prestation compensatoire» qui oblige les fournisseurs français à reverser une partie de la valeur du contrat dans l’industrie indienne, pour lui permettre de se développer. Dans ce cas précis, selon nos sources, cette part devrait s’élever à 50 % de la valeur, soit environ 4 milliards d’euros. «Le but de cette clause est de créer une interdépendance entre les deux pays, explique Rumel Dahiya. La production de pneus pour un avion commun comme le Rafale peut, par exemple, être réalisée en Inde, ce qui reviendra moins cher que de les fabriquer en France. Vous perdez des emplois dans la production de pneus, mais vous créez d’autres emplois car vous fabriquez des avions pour l’Inde. Cela est donc favorable pour les deux parties.» Mais parfois, le contrat ne précise pas aussi clairement comment doit être réinvesti cet argent et «les compagnies finissent par acheter du ciment ou de la teinture qu’ils auraient de toute façon commandés», prévient-il. Cela n’aiderait alors pas l’industrie d’armement ni l’économie indienne de manière significative. Les détails sur cet investissement des équipementiers français sont encore bien secrets et il faudra fouiller dans le millier de pages de ce contrat tant attendu pour connaître les vrais bénéfices que l’économie indienne, dans son ensemble, pourra en retirer. • 20 u SPORT BRITTNEY GRINER (Etats-Unis) n Basketteuse n Médaillée d’or n Lisdexamphétamine PHOTO USA TODAY SPORTS. PRESSE SPORTS PERNILLE BLUME (Danemark) n Nageuse n Médaillée d’or et de bronze n Terbutaline PHOTO PRESSE SPORTS Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 SAM DORMAN (Etats-Unis) n Nageur n Médaillé d’argent en plongeon n Amphétamines KIM BRENNAN (Australie) n Aviron n Médaillée d’or en skiff n Epinéphrine MICHELLE CARTER (Etats-Unis) n Athlète n Médaillée d’or au lancer de poids n Glucocorticoïdes MISHA ALOYAN (Russie) n Boxeur n Médaillé d’argent en -52 kg n Tuaminoheptane PHOTO AP PHOTO AFP PHOTO AFP. BELGA PHOTO SPUTNIK. ICON SPORT Peut-on être malade quand on est champion ? JACK BOBRIDGE (Australie) n Cycliste n Médaillé d’argent en poursuite par équipes n Prednisolone SIMONE BILES (Etats-Unis) n Gymnaste n Quadruple médaillée d’or, médaillée de bronze n Méthylphénidate ELENA DELLE DONNE (Etats-Unis) n Basketteuse n Médaillée d’or n Amphétamines PHOTO SIROTTI. ICON SPORT PHOTO AP SIOBHAN-MARIE O’CONNOR (Royaume-Uni) n Nageuse n Médaillée d’argent en 200m quatre nages individuel n Prednisolone PHOTO PA IMAGES. ICON SPORT PHOTO USA TODAY SPORTS. PRESSE ALEXANDER BELONOGOFF (Australie) n Aviron n Médaillé d’argent en quatre de couple n Epinéphrine ROXANA COGIANU (Roumanie) n Aviron n Médaillée de bronze en huit barré n Dexamethasone SPORTS PHOTO AFP PHOTO REUTERS Médicaments Les dossiers piratés de l’Agence mondiale antidopage pointent la pratique des autorisations à usage thérapeutique: une sorte de tricherie sur ordonnance. Est-ce une bonne chose que des données médicales fuitent sur Internet ? La publication des données sur le dopage est une atteinte au secret médical, mais c’est ce epuis septembre, les Fancy Bears, un fameux secret qui freine la bonne comprégroupe de hackers, ont publié les don- hension du sujet. Il est temps d’alerter le nées piratées de l’Agence mondiale an- grand public sur les cas de détournement de tidopage (AMA) concernant 68 sportifs issus corticoïdes à des fins dopantes. A l’origine, ils de 16 pays et représentant 20 disciplines. Des ont été conçus pour soigner : des otites, des superstars du tennis comme les sœurs sinusites, des allergies. Mais ils présentent Williams et Rafael Nadal, du cyclisme comme aussi «des avantages» pour la performance: Chris Froome, et des champions moins con- ils diminuent l’état de la douleur, stimulent nus, dont deux Français, le coureur Dimitri le système nerveux, rendent le sujet plus réacBascou et l’épéiste Gauthier Grumier. Tous tif et font baisser la masse graisseuse… ont en commun d’avoir participé aux JO de Concrètement, est-ce qu’un sportif maRio (douze y ont été médaillés, voir ci-contre), lade sera plus performant en étant sous et d’avoir, lors de ces Jeux ou plus tôt dans leur traitement (autorisé) de corticoïdes ? carrière, bénéficié au moins une fois d’une Cette classe de médicaments se révèle très ef«autorisation à usage thérapeutique» (AUT), ficace pour diminuer les symptômes. Par dérogation permettant à un athlète malade de exemple, en pleine période d’allergie (mai, suivre un traitement comportant juin, juillet) on sait que les cortides substances dopantes. Asthme, INTERVIEW coïdes par voie générale –en comproblèmes articulaires, troubles primés ou par voie injectable – du comportement, les cas exhumés par les marchent très bien. Sauf que pour ma part, je Fancy Bears sont variés: d’une allergie ponc- n’en prescris pas. Disons que si un sportif tuelle à la cacahuète pour Grumier en 2009 à prend part à une compétition après avoir reçu l’hyperactivité que la gymnaste Simone Biles, son traitement, il pourrait avoir une avance: quadruple médaillée d’or à Rio, traîne depuis au minimum, il sera moins essoufflé. Au l’enfance. Les sportifs concernés se défen- maximum, il sera plus fort. dent, dénonçant une violation du secret médi- Que penser du cas de Serena Williams qui, cal et plaidant leur bonne foi. Interrogé, Nadal selon les données publiées, a pris 7,5 mg résume le positionnement commun: «Quand d’Oxycodone et 50 mg de Prednisolone à on vous accorde la permission de prendre un une occasion ? Pour sa sœur Venus, on produit pour des raisons thérapeutiques, vous parle de 60 mg de Triamcinolone. Ces méne prenez pas quelque chose d’interdit.» Les dicaments contiennent des corticoïdes… Fancy Bears, dont les victimes soupçonnent De l’Oxycodone? Sous réserve que cette inforqu’ils roulent pour Moscou –le Kremlin sou- mation soit exacte, je suis un peu surpris. haiterait selon cette thèse se venger du scan- C’est un analgésique très très puissant, je suis dale de dopage d’Etat qui a fait interdire de JO étonné qu’un athlète puisse en consommer. de multiples Russes– parlent plutôt d’un per- Les 60 mg de Triamcinolone, c’est costaud mis de se doper. Où s’achève le traitement mé- aussi. Cette substance indique que l’athlète dical, où commence le dopage? Libération a souffre d’une allergie importante. Ces inforinterrogé Jean-Jacques Menuet, médecin du mations suggèrent que le patient ne devrait sport spécialisé dans le cyclisme, collabora- pas pratiquer du sport en compétition. teur de l’équipe Fortuneo-Vital Concept. Un athlète souffrant d’une grosse infection ne devrait pas faire de sport ? Si un individu a une pathologie qui se soigne avec des corticoïdes, c’est qu’il a de la fièvre. Or, le sport augmente encore la température et fait ainsi courir un risque de myocardite [inflammation musculaire du cœur, ndlr]. Les AUT divulguées peuvent être utilisées sur une année complète. Dans le cas de Chris Froome par exemple… Un traitement sur une année dépasse l’entendement. Je ne connais pas le dossier de Froome en détail mais, en clair, un sportif qui a des allergies au point d’utiliser des produits comme de la Prednisolone à l’année devrait être en arrêt de travail. La difficulté avec les ordonnances de corticoïdes, c’est qu’on ne sait pas si l’athlète est réellement allergique ou bien s’il cherche à se doper. L’AUT est-elle est un écran de fumée ? JEAN-JACQUES MENUET à propos Certaines molécules posent un problème. La d’un médicament prescrit, selon les Triamcinolone est à la fois contenue dans un documents piratés, à Venus Williams médicament «plus léger» à usage local (le Na- Recueilli par PIERRE CARREY et RAMSÈS KEFI D «Les 60 mg de Triamcinolone, c’est costaud aussi. Cette substance indique que l’athlète souffre d’une allergie importante. Ces informations suggèrent que le patient ne devrait pas pratiquer du sport en compétition.» u 21 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe sacort, un spray nasal pour les allergies) et dans le Kenacort, «plus lourd» qui s’injecte. Donc, on ne sait pas si une AUT qui mentionne l’usage de Triamcinolone concerne un traitement léger ou lourd. La mention de la posologie donne quand même une idée… Mais ceux qui trichent en sont désormais aux microdoses: ils se font prescrire un médicament banal, utilisent sa version lourde, mais en petite quantité. Comment éviter ce détournement ? Dans un premier temps et à court terme, en renforçant le processus d’obtention des AUT. La Fédération française de cyclisme est en avance sur le sujet : tout cycliste qui se fait prescrire une infiltration de corticoïdes par son médecin doit en référer au médecin fédéral, qui évalue l’opportunité du traitement grâce à des examens, des échographies… Ainsi, on vérifie que le traitement est bien prescrit à des fins thérapeutiques et non pas dopantes. Par ailleurs, les équipes membres du Mouvement pour un cyclisme crédible [une association qui prône un vélo exemplaire] vont plus loin que le règlement de l’Agence mondiale antidopage: tout coureur ayant eu recours à des corticoïdes est mis au repos pendant la durée de la compétition. C’est le bon sens médical : un malade ne peut pas faire de sport. Et c’est aussi un argument éthique : on ne joue pas avec les règlements, on met fin aux ambiguïtés. Est-ce valable dans les autres disciplines? Non. La plupart des sports, des fédérations et des pays s’en tiennent aux règles de l’Agence mondiale antidopage, qui permettent une utilisation très large des corticoïdes. En rugby, les infiltrations peuvent être pratiquées la veille des matchs, voire le jour même. Mais, dans ce cas, comment le sportif peut-il jouer avec un tendon endommagé? Il existe aussi une divergence de vues entre les médecines française et anglosaxonne. Pour la seconde, les corticoïdes sont assez anodins, en tout cas pas dopants. La preuve, selon les scientifiques anglo-saxons, c’est que le corps secrète naturellement de la cortisone. D’ailleurs, l’Agence mondiale antidopage est très influencée par ce point de vue. Vous exercez comme médecin du sport depuis vingt-cinq ans. Que prescrivezvous à vos patients qui pourraient avoir besoin de corticoïdes ? D’abord je les mets au repos. Ensuite je prescris des médicaments non dopants, comme des antihistaminiques. Cela fait une vingtaine d’années que je n’ai pas prescrit de corticoïdes par voie générale comme le Kenacort. Pour moi, c’est vraiment une bombe, qui envahit le corps pour un bénéfice que l’on peut obtenir avec des molécules moins agressives. Et les corticoïdes par voie locale, comme les sprays pour les allergies ? J’en prescris à une seule condition : que la molécule se trouve uniquement dans les médicaments par voie locale. Ainsi, il ne peut pas y avoir d’ambiguïté avec une possible utilisation de produit plus lourd, de type injectable. Quels sont les risques des corticoïdes pour la santé, à long terme ? Diminution de la masse musculaire, du taux de protéines dans le sang, des moyens des défenses immunitaires et décalcification du squelette. Si on peut se passer des corticoïdes, autant les éviter. • DR Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Septembre-octobre 2016 En vente en kiosque Allez sur books.fr vous inscrire à la booksletter ! 22 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 IDÉES/ EMMANUELLE MARCHADOUR Mireille Delmas-Marty «A l’heure de la mondialisation, nous avons besoin d’un droit flou» Recueilli par ROBERT MAGGIORI et ANASTASIA VÉCRIN Dessin CHRISTELLE ENAULT L a règle fait aller droit: aussi le droit, en fixant des règles, permet-il l’égalité, l’égalité devant la loi, l’égale répartition des charges, des devoirs et des droits et, au cas où on viendrait à manquer à la règle, applique-t-il peines et sanction selon les règles de la justice. Mais parfois la réalité ne se plie pas, ou échappe, parce qu’elle a pris des formes inédites ou trop complexes, à la «linéarité» du droit : la mondialisation, la révolution numérique, la supranationalité, le terrorisme, les migrations, les questions climatiques, etc. mettent le droit au défi. Pénaliste de réputation mondiale, professeure à la Sorbonne puis titulaire au Collège de France de la chaire «Etudes juridiques comparatives et internationalisation du droit», Mireille Delmas-Marty réaffirme dans son dernier essai Aux quatre vents du monde les «forces imaginantes du droit», en évoquant Trop rigide, le droit, national ou international, perd de son efficacité et risque la paralysie, estime la pénaliste. Dans son dernier essai, elle plaide pour une législation souple, qui s’adapte aux évolutions sociétales, sous la pression de «vents contraires» qui doivent s’équilibrer même dans un climat de repli sécuritaire. la liberté, la sécurité, la coopération et la compétition qui partout soufflent comme des vents contraires. Vous dites de façon très dure que notre société est à bout de souffle, vous parlez d’un «totalitarisme indolore et invisible», n’est-ce pas excessif ? Je ne le pense pas. La révolution numérique s’accompagne d’une inflation normative et d’une perte de sens qui atteignent le champ juridique. Les normes se resserrent en un maillage de plus en plus dense, qui pourrait annoncer l’avènement de sociétés de la peur et du contrôle permanent. Tocqueville avait prophétisé la possibilité d’un despotisme «étendu» et «doux» en démocratie. Nous y sommes! Une forme d’autant plus inquiétante qu’elle ne se présente pas comme un totalitarisme. On veille sur vous pour votre bien. Il existe désormais les moyens de surveiller en permanence chacun, en nous associant tous à cette surveillance permanente. D’une certaine manière, c’est un totalitarisme auquel chacun consent. Le droit est-il suffisamment puissant pour s’opposer à cela? Le droit à lui tout seul, certainement pas. Nous approchons du «Pot au noir», cette zone terrifiante au milieu des océans où toute navigation devient impossible parce que des vents violents soufflent en sens contraire provoquant paralysie ou naufrage. Sécurité contre libertés, compétition contre coopération, les grandes questions actuelles, par exemple le terrorisme, les migrations ou le changement climatique, appelleraient à dépasser les contradictions au niveau global. Or, le droit reste identifié à l’Etat. D’où la nécessité de transformer cette vision fermée que l’on en a. Pour cela, vous avez recours à la métaphore des vents et à ce que vous appelez les «forces imaginantes du droit», c’est presque un oxymore… Le vocabulaire juridique est statique : on parle de «piliers», de «socle», de «fondations»… La référence classique, c’est la pyramide des normes, alors que l’instabilité des systèmes de droit appelle à imaginer d’autres métaphores. Il ne s’agit pas d’une imagination débridée, mais d’une sorte de bricolage pour faire du neuf avec de l’ancien. Pour y parvenir, nous avons besoin d’un droit flou, car il permet, à l’heure de la mondialisation, de concilier souverainisme et universalisme. Au moment du Traité constitutionnel européen, j’avais répondu à ceux qui disaient que seul un monstre juridique pouvait être à la fois un traité et une constitution que l’on avait parfois besoin de monstres. L’Europe, c’est une hybridation de l’inter-étatique et du supra-étatique. De même pour le climat avec les «responsabilités communes mais différenciées». On croit que le «commun» doit être uniforme et non «différencié». Mais si! L’existence d’objectifs communs indique une direction universelle. Or, pour atteindre ces objectifs, il serait aberrant d’imposer à tous les pays du monde le même rythme ou les mêmes méthodes. Comment peut s’opérer cette transformation du droit ? Il ne faut pas compter sur les Etats pour prendre l’initiative. Une alliance entre les savoirs des scientifiques et les vouloirs qu’expriment les citoyens est donc nécessaire. C’est pourquoi le droit qui se met en place est beaucoup plus complexe qu’auparavant. Ce n’est pas un droit supranational qui serait conçu comme un droit national étendu à l’échelle mondiale, mais un ensemble évolutif fait d’interactions entre droits internes et internationaux. Ces interactions font évoluer les réponses. Ainsi le juge national a vocation à devenir juge mondial, mais il faut d’abord qu’il soit saisi, d’où le rôle moteur du citoyen. En matière de climat, ce droit hybride peut-il vraiment être contraignant ? Adapter la responsabilité au contexte national facilite au contraire son application. La solution idéale serait qu’une juridiction internationale puisse condamner les Etats et, le cas échéant, les entreprises, s’il y avait violation des accords internationaux. On en est encore loin. Le protocole de Kyoto avait été ambitieux dans ce domaine, mais il n’a pas été respecté. Il instaurait des dispositifs de prévention et de sanction. Mais les pays sanctionnés, comme le Canada par exemple, avaient choisi de quitter le u 23 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 protocole. La conférence de Paris, vrait y contribuer. Les Etats notamelle, n’a pas créé de dispositif de ment devraient élargir leur sanction, mais elle est parvenue à conception de la souveraineté et un accord qui, une fois ratifié, im- passer d’une souveraineté «soliplique des engagements. Une action taire», qui se limite aux intérêts najudiciaire devient alors possible par tionaux, à une souveraineté «solile relais des juridictions nationales. daire», qui se préoccupe des biens Les juridictions internationales de communs. Les entreprises, de leur protection des droits de l’homme côté, affirment leur responsabilité seraient également compétentes si sociale et environnementale. Cette la violation de l’accord portait at- responsabilité, entendue au sens de teinte au droit à la vie ou à la santé, «participer à», devrait aussi les enou encore aux droits gager à «répondre de». au domicile et à la vie Il est vrai que, si les enprivée. treprises se mettent à Sur les entreprises, remplir toutes les foncvous allez jusqu’à entions régaliennes de visager qu’elles l’Etat, comme elles puissent être les commencent à le faire «gardiennes du bien dans certains pays en commun mondial»… développement où elles Pas toutes seules. Je ne s’occupent de santé, de souhaite pas qu’il y ait sécurité et d’éducation, un maître des vents ! elles risquent de transMais les entreprises férer le gouvernement peuvent avoir un rôle du monde à Davos… positif dans la protec- AUX QUATRE Vous proposez une tion des biens com- VENTS DU MONDE rose des vents où muns mondiaux: per- de MIREILLE soufflent liberté, sésonne n’en a la charge, DELMAS-MARTY curité, compétition mais tout le monde de- Seuil, 156 pp., 17 €. et coopération. Com- ment trouver l’équilibre entre ces vents contraires ? Chaque couple de vents contraires (entre lesquels soufflent aussi l’intégration et l’exclusion, ou encore la conservation et l’innovation) doit être régulé autour d’un principe: liberté et sécurité autour du principe d’égale dignité de tous les êtres humains; compétition et coopération autour du principe de solidarité planétaire, etc. Mais ces couplages varient aussi selon les divers types d’activité dont il s’agit. Par exemple, l’axe compétition-coopération agit surtout dans le domaine économique et social, tandis que la lutte contre le terrorisme privilégie l’axe sécurité-liberté, et que la protection de l’environnement oppose l’innovation à la conservation. Quant aux migrations, elles évoquent l’axe exclusion-intégration. Certains principes régulateurs posent une limite commune à des principes contraires. Ainsi, le principe d’égale dignité humaine pose une limite commune au couple sécurité-liberté en interdisant des pratiques de torture au nom de la sécurité et des traitements inhu- mains ou dégradants au nom de la liberté. Pour d’autres couples, c’est par une pondération des intérêts en jeu que peut se faire la conciliation: par exemple, l’innovation ne doit pas entraîner un risque déraisonnable du point de vue de la conservation de la biodiversité et, inversement, la conservation de la biodiversité ne doit mener ni à la paralysie de la société ni à la suppression de toute créativité. On entre dans une logique de gradation –logique floue– qui permet de concilier les vents contraires dans une sorte de ronde des vents. Mais le «principe» qui sert de boussole, dans les sociétés d’aujourd’hui, n’est-ce pas tout simplement la peur ? La peur n’a rien d’anormal, elle est nécessaire à la survie de l’homme. Sans elle, notre espèce aurait disparu. Mais il faut distinguer la peurexclusion, qui se manifeste notamment à propos du terrorisme ou des migrations, et la peur-solidarité, qu’on trouve à propos du changement climatique. Il est sans doute plus facile de bâtir une communauté sur la peur-solidarité que sur la peur-exclusion. Habermas a parlé d’une «communauté involontaire de risque». Est-ce une véritable communauté ? Oui, à condition que la conscience d’un destin commun la transforme en une communauté volontaire et solidaire. En effet, avec la mondialisation, l’union ne peut se faire contre un ennemi extérieur. D’où le risque d’une guerre civile mondiale permanente. A moins que la planète soit attaquée par des Martiens… Mais la peur n’est-elle pas en train de devenir un outil de gouvernance, à travers notamment l’Etat d’urgence ? Auparavant, l’image du chevalier sans peur et sans reproche constituait une sorte de modèle incitant à combattre la peur. Aujourd’hui, le discours officiel, fondé sur l’émotion, valorise la peur jusqu’à remettre en cause l’Etat de droit. Si le recours à l’Etat d’urgence était légitime dans un premier temps, sa prolongation est une erreur car elle ouvre une première brèche dans l’Etat de droit. Comment transformer le droit pour mieux lutter contre le terrorisme ? Socialement, le concept de terrorisme exprime une émotion particulièrement forte (la terreur) mais juridiquement, c’est un concept de transition. En effet, pour la plupart des crimes, la dénomination désigne en creux la valeur protégée : la vie humaine avec l’homicide ; la propriété avec le vol… Mais quelle valeur veut-on protéger en incriminant le terrorisme ? Pour les faits les plus graves – 11 Septembre à New York ou 13 Novembre à Paris– on pourrait retenir le crime «contre l’humanité». Dans les autres cas, s’agissant de protéger la vie ou les biens, il suffirait de sanctionner l’assassinat ou la destruction de biens. En qualifiant les faits de «terrorisme», on privilégie le but final, qui est de terroriser. Mais les Etats ne réussissent pas à se mettre d’accord sur une définition mondiale du terrorisme, alors que la Cour pénale internationale aurait là un vrai rôle à jouer. Le projet de convention qui avait pour la première fois, en 1937, prévu la création d’une Cour pénale internationale portait précisément sur la lutte contre le terrorisme. En attendant, cette catégorie est bien «pratique» : on peut l’utiliser pour aménager un régime de procédure beaucoup plus répressif, une sorte de droit pénal bis qui permet de contourner l’Etat de droit sans le suspendre. Seule une réponse globale, par un accord sur la définition, pourrait interrompre cette spirale sans fin, de surenchère criminelle en surenchère répressive, qui risque de détruire la démocratie au motif de la défendre. • 24 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 IDÉES/ ÉCRITURES Par CHRISTINE ANGOT Claude L a semaine dernière, à Besançon, j’ai vu une pièce, la Fonction Ravel, dans laquelle un acteur, Claude Duparfait, raconte comment, tout jeune adolescent, il allume un transistor, il entend une musique, c’est un morceau de Ravel, il est dans sa chambre, et toute sa vie, absolument toute sa vie, bascule, change, s’ouvre. Il fait des pas, il danse, il entend un rythme. Il vit à Laon, dans l’Aisne. Son père est garagiste, sa mère ne travaille pas, il y a une tapisserie à fleurs dans le salon, il a 11 ans, il vient d’intégrer ce qu’on appelle à l’époque une classe de transition. Quand vous entriez en transition, vous deveniez, à 11-12 ans, quantité négligea- #YABON FUTUR ble. Dans la cour, les «transitions» ne jouaient pas avec les autres élèves, dont le regard passait sur eux sans les voir. Ils feraient un travail manuel, passeraient un CAP, peu d’entre eux arriveraient à décrocher leur BEP. Or, si une apprentie coiffeuse, admettons, obtient son CAP, mais rate son BEP, à cause de l’écrit, de l’orthographe, de l’épreuve de français, d’histoire, et de toutes ces matières auxquelles elle a bien compris qu’elle ne comprenait rien, elle ne pourra jamais ouvrir son propre salon, et toute sa vie elle travaillera chez une patronne, qui aura son BEP. Claude déprime, il s’ennuie, il se sent seul. Il n’a pas de camarades, il étouffe, il est un peu le bouc émissaire de sa classe, mais un jour, il appuie sur le bouton d’un transistor, il entend Tzigane, Oiseau triste, ou la Valse, et met au mur une photo de Ravel. Ses parents, que tout ça énerve, lui offrent quand même l’intégrale pour orchestre à Noël. Il réintègre une seconde classique. Et pendant qu’il récite Voltaire à sa prof, il entend dans sa tête le Concerto pour la main gauche, elle lui met 17. Aujourd’hui, devenu acteur, Claude peut chanter l’intégralité de l’œuvre, et après avoir joué Thomas Bernhard, Molière, il raconte comment sa vie a été sauvée par Ravel. Dans Laëtitia, d’Ivan Jablonka, il n’y a pas de musique, il n’y a pas de magie, il n’y a pas Ravel, il y a une série de formulaires, remplis par les services sociaux, par les fonctionnaires de la protection de l’enfance, une série de procédures. Jablonka observe une situation réelle, l’assassinat en janvier 2011 de Lætitia Perrais par Tony Meilhon, et élabore un discours, dans lequel il dit que la victime d’un crime ne l’est pas par hasard. Il y a des étapes, un chemin, une logique, cette logique est une logique sociale, nous y participons, notre aveuglement permet la progression de la personne vers la scène du crime, l’hypocrisie se tisse et les mailles du filet sont si serrées que la victime ne peut pas y échapper. Défaillance, alcoolisme, violence, l’éducation de Lætitia et de sa sœur est en danger. Procédure d’assistance éducative, foyer, famille d’accueil, les formulaires s’accumulent, le dossier grossit, les agents des services ont l’impression de faire quelque chose, les juges trouvent des solutions alternatives. Mais pas de chance, gestes déplacés du père de la famille d’accueil. L’amie de Lætitia témoigne, aveuglément de l’administration, on se fie à la bonne tête de cet homme, on ne lui retire pas son agrément, ça continue. Les instances judiciaires qui raisonnent par clichés, qui ne savent pas écouter, qui ne savent pas entendre, les plaintes dans les tiroirs, le temps qui passe, les enfants qui grandissent, qui commencent à travailler, pas d’orthographe, pas de mots tenus, pas de musique dans la tête, mauvais résultats scolaires, seul horizon pour Lætitia et sa sœur, être acceptées dans les fêtes de famille, quel que soit le prix à payer, la régularité des gestes déplacés, pas de Ravel pour les protéger, ensuite, meurtre, corps découpé en morceaux, marches blanches dans plusieurs villes de France, compassion, pleurs. En réparation, un historien qui fait un livre, et dit: Lætitia c’est notre fille, elle m’a fait cadeau de ce livre. Mais au moins, lui, il a reconstitué les mailles du filet. L’assassin, luimême, y avait été pris, fils d’une femme victime d’inceste, frère de l’enfant qu’elle a eu avec son père, formulaires remplis, foyers, mesures sociales, judiciaires. Tout l’attirail du nouveau patriarcat. Le patriarcat est mort, vive le juge des mineurs et celui aux affaires familiales. Les nouveaux pères sont là, sûrs d’eux. Mais il n’y a pas de solution sociale au cœur d’une logique sociale hypocrite, il faut se déplacer, et appuyer sur le bouton d’un transistor. On entendra peut-être le Concerto pour la main gauche, que Ravel avait écrit pour un pianiste mutilé pendant la guerre. • Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme. Par YASSINE et TOMA BLETNER Drone de guerre Sans oublier leurs drones : Les nouvelles technologies permettent une guerre propre Les missiles visent le bon endroit. Bref tout est plus simple. Les cyberattaques détruisent les systèmes de l’ennemi. Toujours innovants, les américains ont créé les munitions intelligentes. Qui détectent la bonne cible et changent de trajectoire. Mission accomplie Document : LIB_16_09_24_PA.pdf;Date : 23. Sep 2016 - 15:12:01 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 26 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe DIMANCHE 25 SAMEDI 24 Un ciel voilé concerne le nord-ouest du pays. Sur la Méditerranée, la situation est plus instable avec un risque orageux sur les reliefs du Languedoc-Roussillon et de la Corse. L’APRÈS-MIDI La façade ouest du territoire se couvre lentement d'un voile nuageux. Des averses orageuses éclatent des Alpes à la Corse en passant par le Roussillon. Partout ailleurs, le soleil domine. 0,3 m/19º Une perturbation apporte des pluies de la Manche au sud-ouest tandis que les éclaircies reviennent sur le Finistère. Dans l'est, le soleil domine parfois sous un voile. L’APRÈS-MIDI La perturbation s'étire des Pyrénées aux Hauts-de-France. Les pluies parfois orageuses se renforcent entre le sudouest et le Massif central. À l'arrière, le ciel de traîne est peu actif avec des éclaircies. 0,6 m/19º Lille 0,3 m/19º Caen Caen Paris Strasbourg Paris Orléans Dijon IP IP 04 91 27 01 16 1 m/20º 1 m/20º Lyon Lyon Bordeaux Bordeaux 0,3 m/22º Toulouse 1 m/22º Nice Montpellier Toulouse Marseille Nice Montpellier Marseille 0,6 m/23º 11/15° 6/10° 1/5° -10/0° 01 46 34 24 27 www.aleph-ecriture.fr 0,6 m/23º 21/25° 16/20° 26/30° 36/40° 31/35° Immobilier [email protected] 01 40 10 51 66 Soleil Agitée Nuageux Éclaircies Peu agitée Fort Calme Couvert Pluie Modéré Orage Pluie/neige Neige vente MAISOn Faible ASSOCIAtIOnS BENEVOLES le samedi 24 sept. 11h/ 20h 7, r St-Jacques 75005 Paris Atelier de découverte gratuit (sur inscription), présentation des activités, entretiens, inscriptions. Dijon Nantes Répertoire [email protected] 01 40 50 51 66 Espace 19 (Paris 19ème) recherche des ALEPH-ÉCRITURE VOUS OUVRE SES PORTES ! 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Mon abonnement intégral comprend la livraison chaque jour de Libération et chaque samedi de Libération week-end par portage(1) + l’accès aux services numériques payants de liberation.fr et au journal complet sur iPhone et iPad. Prénom Rue Code postal Ville E-mail @ N° de téléphone (obligatoire pour accéder aux services numériques de liberation.fr et à votre espace personnel sur liberation.fr) Règlement par carte bancaire. Je serai prélevé de 33€ par mois (au lieu de 50,80 €, prix au numéro). Je ne m’engage sur aucune durée, je peux stopper mon service à tout moment. Carte bancaire N° Expire le J’inscris mon cryptogramme mois année (les 3 derniers chiffres au dos de votre carte bancaire) Signature obligatoire : Règlement par chèque. Je paie en une seule fois par chèque de 391€ pour un an d’abonnement (au lieu de 659,70€, prix au numéro). Vous pouvez aussi vous abonner très simplement sur : www.liberation.fr/abonnement/ Cette offre est valable jusqu’au 31/12/2016 en France métropolitaine. La livraison du quotidien est assurée par porteur avant 7h30 dans plus de 500 villes, les autres communes sont livrées par voie postale. Les informations recueillies sont destinées au service de votre abonnement et, le cas échéant, à certaines publications partenaires. Si vous ne souhaitez pas recevoir de propositions de ces publications cochez cette case. (1) Abo quart maj 160715.indd 1 PROCHE AVIGNON Maison de village rénovée 3 ch. garage, terasse , cheminée. 237.000 € Part : 07.85.50.14.44 Entre-nous VOUS Nom N° prOvInCe 10/06/2016 17:37 La trentaine rêveuse, cherche A. Doinel sensible et fantasque, période Baisers Volés. Nantes. 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PICHELINGAT Thibaut, demeurant 860, route des Brosses, 42190 Charlieu Immatriculation au RCS de Paris NOUVEAU Votre journal est habilité pour toutes vos annonces légales sur les départements 75 - 91 - 92 - 93 - 94 Renseignements commerciaux de 9h à 18h au 01 40 10 51 51 ou par email : [email protected] Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Page 30 : Plein cadre / Leo Maguire, «dogging» de nuit/ Page 32 : Photo / Vevey s’immerge / Page 34 : DVD / «L’Autre», double face/ u 27 IMAGES/ Terminator de James Cameron (1984). COLLECTION CHRISTOPHER L Schwarzy Dans son culte 28 u Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Terminator 3, le soulèvement des machines (2003) réalisé par Jonathan Mostow. PHOTO COLL. CHRISTOPHEL CINÉMA Figure testostéronée de l’ère Reagan, et première star cybernétique, plus qu’un acteur, il est un message. Un essai analyse la trajectoire singulière tracée par Schwarzenegger depuis le panthéon des «action heroes» des années 80. C’ Schwarzenegger, mythe mutant Par DIDIER PÉRON est un bébé de taille moyenne – 3,65 kilos, 53 centimètres – né le 30 juillet 1947 à Thal, un village autrichien. Le garçon a très tôt des rêves de grandeur, il veut devenir «énorme». «Schwarzenegger apparaît, et tout le monde s’étonne», écrit Jérôme Momcilovic (responsable de la rubrique cinéma du magazine Chronic’art) dans les premières pages de son livre fouillé et érudit consacré à un acteur culturiste devenu emblème culturel(1). La plupart des films imaginent une entrée en scène de la masse de muscles sous la forme effarée d’une sidération et d’une question : «What the hell?» ou «Who the hell are you?». C’est-àdire «Qu’est-ce que c’est que ça?» ou «Qui êtes-vous?», sans que l’on puisse déterminer le degré d’appartenance du type au genre humain. C’est évidemment une habile rhétorique de fiction que de souligner ainsi la qualité équivoque de Schwarzenegger, demi-dieu, ou machine, ou monstre. Dans son autobiographie Total Recall (parue en 2012), le comédien se souvient de ses débuts, quand il n’est encore qu’un jeune Autrichien passant ses journées à soulever de la fonte et à bouffer des stéroïdes, fan de Kirk Douglas et de Clint Eastwood. Son agent lui dit: «Votre accent fait peur aux gens. Vous êtes trop grand u 29 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 pour jouer dans des films. Votre nom ne tient pas sur une affiche. Tout chez vous est trop hors norme.» Destinée mutante Tel le géant s’introduisant dans la maison d’un lilliputien, «Schwarzy» jouera constamment de la force et de la drôlerie de ce corps qu’il a façonné comme on se taille une armure délibérément absurde. Ainsi, dans Expendables 2, il s’engouffre dans une Smart et s’exclame: «Ma chaussure est plus grande que cette voiture !» Comment expliquer la très singulière place de Schwarzenegger dans le panthéon héroïque des blockbusters américains entre le début des années 80 (Conan le Barbare de John Milius) et l’aube du nouveau siècle (Terminator 3: le soulèvement des machines)? Pourquoi lui plutôt que, pêle-mêle, Bruce Willis, Steven Seagal, Mel Gibson ou Sylvester Stallone ? Tout simplement parce qu’il ne se satisfait pas du seul récit de sa force mais que, par ses choix de films, de personnages, l’attention qu’il porte à élaborer la légende presque aphasique et vierge de la première star cybernétique, il n’est pas qu’un acteur mais aussi un message (et donc, un messie !), porteur de la bonne nouvelle, non seulement du fitness vainqueur, mais de «la domestication accomplie de la machine humaine», «le triomphe définitif de l’anthropotechnie». Fétichisé, observé, disséqué, malmené, reconstruit, Schwarzenegger, en ces rôles et personnages propulsés entre fictions paranoïdes (Total Recall), SF spéculative (la franchise Terminator déclinée en cinq volets sur vingt ans), cœur de néoténèbres au fin fond de la jungle matricielle (Predator, ressorti cet été) ou vertigineuse mise en abyme où la star bodybuildée n’existe plus que sous la démultiplication de ses doublures ou avatars identiques (Last Action Hero), ne cesse d’enfoncer le clou de sa destinée mutante, expérimentale: «A l’extrême, le corps finit par disparaître dans la technique, incorporé par elle plutôt que l’inverse.» Ou encore: «Son apparition est celle d’une image du futur brutalement jetée dans le présent –corps inédit, auto-engendré, sans histoire, fils de personne mais d’un fantasme de perfection surhumaine, machine à l’image de l’homme crachée par une usine encore introuvable.» L’une des idées fortes du livre de Jérôme Momcilovic est d’indexer les obsessions de la carrière de Schwarzenegger à l’ébullition théorique et scientifique du transhumanisme, et la défense d’un avenir biotechnologique qu’il a largement exemplarisé et prophétisé: «Homme-machine (Terminator), surhomme né d’une expérience génétique (Jumeaux), pure enveloppe d’un esprit lui-même programmé comme une puce informatique (Total Recall), homme enceint (Junior), homme cloné (A l’aube du sixième jour), Schwarzenegger fut, pendant deux décennies, le héraut du posthumain.» Américain superlatif Mais à ces fictions qui, par-delà leur vocation de divertissement pour teenagers formulent et compilent les hypothèses inédites du vivant, se superposent les usages politiques de la star à la coupe en brosse et aux muscles exagérés qui lui valurent très tôt le surnom de «chêne autrichien». De même qu’au début de Terminator, Schwarzenegger tombe de nulle part, entièrement nu, et va s’habiller en fauchant les fringues d’un redneck dans un bar, il devient, dans l’Amérique de Ronald Reagan, une sorte de statue vivante déguisée de tous les oripeaux d’un pays qui veut renforcer ses convictions triomphantes et altières. Très explicitement, Reagan est le grand restaurateur de la virilité perdue de l’Amérique que le trop effacé Jimmy Carter aurait contribué à affaiblir. Stallone et Schwarzenegger seront les deux figures du «nation building» testostéroné de l’ère Reagan. Le New-Yorkais Stallone règne à travers Rambo comme le guerrier portant la croix des blessures américaines, Schwarzy et son accent autrichien projettent le pays dans une improbable utopie bronzée qui unifie, dans un même sursaut du capitalisme en roue libre, la fièvre du gain et la chirurgie esthétique, le casino des placements boursiers et la généralisation des salles de sports. Figurine en plastique brillant et totem démesuré pour Foire du Trône futuriste, le héros de Terminator, dont la puissance et la renommée sont alors sans égales, arbore en toutes occasions un sourire factice et désarmant, de même qu’une panoplie d’Américain superlatif (santiags, chemise western, ceinturon de cow-boy…) portée tel un déguisement camp. Dans un article du New York Times sur la campagne de 2003 de la star pour briguer le poste de gouverneur de Californie (il le sera jusqu’en 2011), et qui est l’aboutissement de sa fonction de faire-valoir reaganien, à vingt ans de distance, un analyste politique écrivait : «Jusqu’à Schwarzenegger, personne n’avait réussi (bien que beaucoup s’y soient essayés) à créer un mouvement politique d’ampleur conforme à l’esthétique des parcs d’attractions Disney.» La décennie d’actions politiques de Schwarzenegger fonctionne comme un atterrissage dans quelque chose qui continue d’être la réalité, à laquelle il semblait s’être durablement abstenu de participer. Son come-back ridé au cinéma est, lui aussi, en grande part une retombée dans le sort commun, endossant le pathos du deuil, les souffrances de l’ordinaire. «Vieillir est le plus mauvais rôle de Schwarzenegger», assène Momcilovic, car l’âge d’or de l’acteur, en pleine possession de ses charmes alors qu’il semblait surhumain ou post-humain, s’abolit par la contingence du grand âge. Puisant dans un corpus de textes abondant, aussi bien Descartes et Kleist, que l’anthropologue et sociologue de la modernité hyperconnecté David Le Breton, l’auteur mène, tambours battants, cette archéologie complexe d’un homme qui, de bibendum autrichien ou hercule de cirque, a priori mal barré pour dominer l’époque, s’est inventé une aura glaciale et touchante de cyborg névrosé qui a galvanisé l’imaginaire de quelques cinéastes visionnaires tels que John McTiernan, James Cameron ou Paul Verhoeven et fasciné les foules. Il faudrait, dans la suite du livre, en moduler les théories en inscrivant ces métamorphoses dans le champ plus vaste d’une production cinématographique qui voit, dans les mêmes années, surgir Matrix et Keanu Reeves, danseur hologramme, et l’avènement de la motion capture, inventant des corps exnihilo sans ne plus se heurter aux limites d’une biologie, fût-elle upgradée. • Arnold le magnifique, de George Butler et Robert Fiore (1977). PHOTO COLL. CHRISTOPHEL Schwarzenegger et son accent autrichien projettent le pays dans une improbable utopie bronzée qui unifie, dans un même sursaut du capitalisme en roue libre, la fièvre du gain et la chirurgie esthétique, le casino des placements boursiers et la généralisation des salles de sports. (1) Prodiges d’Arnold Schwarzenegger, éditions Capricci, 264 pp., 18 €. Conan le barbare de John Milius (1982). PHOTO COLL. CHRISTOPHEL NE PAS JETER SUR LA VOIE PUBLIQUE u I Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 FORUM SAM. 24 ET DIM. 25 SEPTEMBRE 2016 Dans le potager de la Recyclerie, à Paris, le 5 septembre. PHOTO MARC CHAUMEIL POUR «LIBÉRATION» CITADINS FORUM & CITOYENS Alphonse Allais n’était pas seulement un humoriste. C’était un urbaniste. Sa célèbre injonction – «il faut bâtir les villes à la campagne, l’air y est plus pur» – prend une profondeur insoupçonnée. A cette nuance près : c’est la campagne qui s’invite en ville. A Paris, désormais, on cultive légumes et fruits, on élève lapins et poulets, on ressuscite les vieux ateliers de réparation, on fait des randonnées autour du Grand Paris, les grands magasins trouvent leur salut en se transformant en hameaux, avec cafés, boutiques et place du village. Le décor est urbain, l’esprit campagnard. Régression ? Nostalgie ? Rien de tout cela : sous la pression des citadinscitoyens, la ville n’a d’avenir qu’à l’échelle humaine. Pour les grandes agglomérations, le XXIe siècle sera bucolique ou ne sera pas. Laurent Joffrin Débats le 25 septembre à l’espace librairie du BHV Marais. II u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 FORUM L’ESPRIT DE PARIS EN LETTRES CAPITALES Les grands magasins, symboles du développement de Paris au XIXe siècle, ont su tisser une relation d’intérêt mutuel avec la ville. Aujourd’hui, ils restent parties prenantes de la vie des quartiers du centre. Par SIBYLLE VINCENDON L’ histoire des grands magasins parisiens n’est pas seulement le récit d’une réussite commerciale. C’est aussi celui d’une intuition urbaine. Si, dans l’ordre d’apparition, le Bon Marché, le BHV, le Printemps et les Galeries Lafayette ont pu prospérer, c’est parce que leur naissance a correspondu à une transformation de la ville qui allait dans le sens de leurs besoins: les rues dessinées par le baron Haussmann s’élargissaient, les pâtés de mai- sons aussi et toute cette nouvelle géométrie était idéale pour accueillir les foules et les grands palais nécessaires à cette forme de commerce. L’arrivée du métro et d’un réseau de chemin de fer orienté plein centre allaient se charger d’amener la clientèle. Certes, la morphologie de la ville n’a pas suffi à faire naître cette innovation: la révolution industrielle, la montée d’une production de masse, l’émergence d’une classe moyenne ont bien aidé les grands magasins à prendre racine. Toutefois, si en 1856 François-Xavier Ruel lance ce qui allait devenir le Bazar de l’Hôtel de Ville, c’est aussi parce qu’un an plus tôt, la rue de Rivoli avait été percée jusqu’à Bastille. On a coutume de raconter l’histoire des grands magasins parisiens au travers du génie commerçant de leurs fondateurs. Qu’il s’agisse d’Aristide Boucicaut (le Bon Marché), du couple Cognacq-Jay (la Samaritaine) ou des Ruel pour le BHV, il n’est toujours question que de leurs talents d’inventeurs de procédés commerciaux inédits. Petits boutiquiers à l’origine, ils chamboulent les habitudes du métier en imposant des pratiques qui nous paraissent aujourd’hui normales, comme le libre accès à la marchandise ou l’affichage des prix. Ils comprennent vite que la production de masse permet l’achat de produits en grandes quantités, donc la baisse des prix à la vente, ce qu’ils font savoir à grand renfort de publicité. Même si, comme l’écrit l’historienne Claudine Chevrel dans la revue des Amis de la bibliothèque Forney, «concurrencer les petits commerçants du quartier par une baisse de prix ou la distribution de prospectus est assimilé par la profession à un “vol” déloyal de clientèle». Les innovateurs des grands magasins ne s’en soucient guère et conquièrent leur territoire en avalant les pasde-porte les uns après les autres. Dans son roman Au Bonheur des dames, Emile Zola décrit u III Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 sur un mode accusatoire les stratégies brutales de ces personnages âpres au gain, n’y voyant guère un progrès pour l’humanité. Dans l’histoire du commerce, ces précurseurs marquent en tout cas une étape aussi importante que, par la suite, l’arrivée de la grande distribution, des centres commerciaux et du commerce électronique. Et de même que le développement de l’automobile a permis l’expansion des hypers et des galeries commerciales de périphérie, de même que la fibre optique et la 4G ont rendu possible la vente en ligne, la transformation urbaine de Paris au XIXe siècle va permettre l’émergence des grands magasins. A une différence près, considérable: entre les grands magasins et Paris se tisse une relation d’intérêt mutuel. La capitale fournit aux nouveaux palais de la vente les larges boulevards, les vastes parcelles foncières, les efficaces transports collectifs qui leur garantiront le flux de la chalandise ; en contrepartie, les grands magasins offrent à Paris des édifices somptueux. A l’extérieur, la rotonde avec sculptures et dorures sert de proue au navire. A l’intérieur, la structure fer et verre est privilégiée, high-tech du moment que les dirigeants commandent aux vedettes de l’exercice, Gustave Eiffel pour le Bon Marché ou ses concurrents Moisant-Laurent-Savey pour le Bazar de l’Hôtel de Ville. Quant aux verrières, un tour sous la coupole des Galeries Lafayette du boulevard Haussmann donne une idée de l’ambition. Rien à voir avec la façon dont la grande distribution va massacrer la périphérie des villes cent ans plus tard en posant la même vilaine boîte en bardage partout. «La mise au point de la forme commerciale et architecturale s’est faite simultanément pendant la première moitié du XIXe siècle», résument Paul Chemetov et Bernard Marrey dans leur livre Architectures à Paris. Ils notent que «les méthodes nouvelles de vente entraînent avec elle la nécessité d’une architecture nouvelle, aérée, suffisamment sobre pour que la marchandise puisse être bien mise en valeur, suffisamment élégante pour attirer la clientèle en majorité féminine et relativement aisée que les grands magasins visaient». Raffinement suprême, chaque magasin cultive son particularisme. La Samaritaine était un balcon sur la Seine, le Bon Marché répondait à la clientèle des familles de la bourgeoisie traditionnelle du VIIe arrondissement, le Bazar de l’Hôtel de Ville était en bordure d’un Marais artisanal et industrieux, tandis que le Printemps et les Galeries Lafayette recueillaient les flots de voyageurs de la gare Saint-Lazare. Tout cela au passé, car les lignes ont bougé, en particulier avec la fermeture de la Samaritaine en 2005. CAPITALE DU ROMANTISME Pour les autres magasins, les particularités se sont affirmées encore plus. Le Bon Marché s’adresse désormais davantage aux acheteurs du luxe, dont beaucoup d’étrangers, qu’aux mères de famille qui cherchent des jupes plissées. Le BHV vend du «style de vie», selon le terme d’Alexandre Liot, son directeur général. Et le Printemps se proclame «le plus parisien des grands magasins», message qui s’adresse clairement aux touristes étrangers, surtout quand il est décliné en anglais («most parisian department store»). L’implantation historique dans la capitale mondiale du romantisme est un argument de vente. Mais elle ne suffit pas. Entre le Bon Marché qui se dit «Rive gauche» et le BHV qui s’appelle mainte- Page de gauche, au bar le Perchoir, au sommet du BHV. Ci-contre, le BHV en 1904. PHOTOS MARC CHAUMEIL POUR «LIBÉRATION» STUDIO CHEVOJON. ARCHIVES BHV MARAIS lisés. Dans la mode homme mais aussi dans quelques marques de luxe comme Givenchy ou Gucci, donnant le sentiment que l’enseigne accompagnait, voire anticipait, l’évolution du quartier. Depuis quelques années, les bars gays qui caractérisaient le secteur mettent la clé sous la porte, chassés par l’augmentation des loyers commerciaux que les marques de mode sont prêtes à payer. Mais la survie du grand magasin, pas si évidente que cela, dépend de sa capacité à comprendre à qui il doit s’adresser. La chute de la Samaritaine, qui prétendait vendre de tout à tout le monde, a traumatisé la profession. D’autant plus que, dans les années 70, l’arrivée massive des grandes surfaces de périphérie, image même de la modernité, a semblé sonner le glas de grands magasins englués dans les embouteillages de centre-ville et fleurant bon la poussière. Il devenait impossible de rester généraliste. nant «Marais», les enseignes revendiquent davantage que d’être simplement présentes à Paris. Elles sont parties prenantes des quartiers de la capitale, et pas de n’importe lesquels. «Les grands magasins sont, en quelque sorte, les vitrines des quartiers au sein desquels ils s’implantent, et ils contribuent à leur donner leur identité», écrit l’Apur, l’agence d’urbanisme de la capitale, dans une étude consacrée à «Babylone-Haussmann-Rivoli, le triangle d’or de l’offre commerciale parisienne». Le cas du BHV Marais est intéressant à cet Le sous-sol du BHV, dédié au bricolage. égard. Le grand magasin possédait beaucoup de locaux dans les rues entourant son navire amiral, surfaces secondaires bien utiles lorsqu’il fallait avoir ses stocks dans l’arrière-boutique. Maintenant que la logistique repose sur «une vingtaine de rotations de semi-remorques par jour», comme l’explique Alexandre Liot, directeur général du magasin, quoique «roulant au GNV» (gaz naturel pour véhicule), comme il le précise aussi, tous ces locaux devaient trouver un autre usage. «Nous avons réorganisé notre immobilier», résume le dirigeant. En clair, multiplié les magasins spécia- PHOTO MARC CHAUMEIL POUR «LIBÉRATION» «SERVICE ET EXPERTISE» Les Galerie Lafayette, le Bon Marché et le Printemps ont choisi de mettre le cap sur la mode et de monter en gamme. Pour le BHV, qui équipe autant la maison que la personne, l’exercice était plus délicat. «Etre multispécialiste, c’est très compliqué», dit Alexandre Liot. Comment survit-on quand les LeroyMerlin et autres Castorama se multiplient ? «En cultivant le service et l’expertise», répond-il. Il est vrai qu’au sous-sol du BHV, «la plus grande boîte à outils de Paris» comme dit la publicité, le vendeur est parfois un peu revêche mais toujours compétent. Tandis que toutes les enseignes se tournaient de plus en plus vers la mode, n’a-t-il jamais été envisagé de fermer le sous-sol bricolage qui fait plus bazar que Marais ? «Ja-mais !» jure le directeur général. Dont acte. «Aujourd’hui, les clients n’ont plus besoin de rien et plus besoin de se déplacer pour acheter», constate Alexandre Liot. Dès lors, il faut offrir ce que la vente en ligne n’offrira jamais: «un lieu de vie». Tous les grands magasins ont désormais force cafés, restaurants, ateliers. Tous vendent leurs terrasses et leurs vues sur Paris. En 1991, le groupe Galeries Lafayette a racheté le BHV. Premier employeur privé dans la capitale avec 15000 collaborateurs, à touche-touche avec BNP Paribas, il pèse dans l’économie locale. Mais le modèle des grands magasins serait-il précisément trop parisien? Leurs essaimages en province ou en banlieue parisienne sont rares et n’ont pas toujours été couronnés de succès. Cela n’empêche pas les foncières qui gèrent les centres commerciaux de faire régulièrement des appels du pied aux grands magasins pour qu’ils ouvrent une succursale dans leurs murs. Ces purs produits du centreville pourraient-ils redonner du lustre à des galeries commerciales qui cherchent encore leur urbanité ? Les grands magasins ont été un temps considérés comme un modèle dépassé. Le voilà revenu. • IV u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe FORUM RECYCLERIE LES PAYSANS DE PARIS A la Recyclerie, 5 septembre, un visiteur et les poussins Poupou et Rubia. PHOTO MARC CHAUMEIL Dans l’ancienne gare d’Ornano de la Petite Ceinture, s’est créé un «tiers-lieu». On y vient pour admirer le potager, bruncher, troquer, chiner et découvrir plein d’innovations écologiques et sociales. P as fréquent de voir naître un poussin à Paris. Ce jour d’août caniculaire, de jeunes salariés de la Recyclerie s’extasient devant l’éclosion de Poupou, premier-né du coq Raoul et de l’une des dix-neuf «poules de luxe» qui gambadent en surplomb des quais de l’ancienne gare d’Ornano, à deux pas des puces de Clignancourt. Désaffecté depuis 1934 et ressuscité voilà deux ans par cette start-up, le site de la Petite Ceinture déborde aujourd’hui d’activités. Ici, les gallinacés se régalent des reliefs de repas des clients du café-cantine, qui nourrissent aussi un vaste compost. Leurs œufs sont donnés aux 500 adhérents –moyennant 25 euros par an – de l’association Les Amis recycleurs, invités à participer à la vie du lieu et à y rapporter leurs déchets organiques. Julien Lenoir, le jardinier-paysagiste, plonge la main dans l’un des cinq composteurs : «Regardez, c’est plein de vers de terre, ça sent l’humus et la forêt.» La terre noire ira fertiliser le potager de 400m2. Le long de l’ancienne voie ferrée, sur les quais, poussent d’innombrables variétés de légumes: choux gargantuesques, pommes de terre bien rouges, haricots dignes de Jack et le haricot magique, blettes, tomates, topinambours, mûres, mirabelles, kiwis, plantes aromatiques… Tous cultivés selon les principes de l’agroécologie et pollinisés par les abeilles installées sur le toit de la gare, reconverti en prairie mellifère. Un jardin d’Eden vieux de dix-huit mois à peine, dont les produits ont été certifiés sains par AgroParisTech, malgré un terrain contenant à l’origine des résidus de plomb et d’arsenic. «Si à terme, en ville, on pouvait devenir autonomes en légumes feuilles et en poissons, ce serait génial», dit Lucie Humbaire, ingénieure agronome de 26 ans. En poissons? Parfaitement, grâce à l’aquaponie, une forme d’aquaculture où les déjections des poissons nourrissent les plantes qui, elles, épurent l’eau. Déjà expérimenté dans un petit bassin, le système le sera bientôt dans une serre de 140 m2, au fond du potager. Torréfacteur. Pour bichonner ce dernier, Lucie et Julien ne sont pas seuls, un couple de canards dévore les limaces. Un menuisier du quartier leur livre –gratuitement, ce qui l’arrange aussi car il n’a pas à payer pour s’en défaire– de gros sacs de copeaux de bois non traités, qui servent de litière aux poules. Un torréfacteur local fournit vingt kilos par semaine de marc de café, excellent pour le compost. Les Amis Recycleurs, eux, alimentent la ferme ur- Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 u V Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Julien Lenoir, dans le potager de la Recyclerie, le 5 septembre. PHOTO MARC CHAUMEIL baine en huile de coude, en échange du bonheur de mettre les mains dans la terre –Julien Lenoir cite le cas d’une banquière en plein en burn-out qui vient s’y ressourcer– et de quelques légumes, lesquels finissent aussi dans les cuisines du restaurant. Les adhérents bénéficient par ailleurs d’un accès privilégié à l’autre pilier de la Recyclerie : l’atelier de REné, où deux experts ès bricolage aident à lutter contre l’obsolescence programmée. Ici, le béotien fait réparer sa lampe, son aspirateur HS, un petit meuble cabossé. Ou apprend à le faire lui-même, sur place ou chez lui, en empruntant l’un des outils. Dans le décor façon «récup branchée» de la Recyclerie, on vient pour bruncher ou prendre l’apéro, mais aussi pour troquer, chiner, louer des fringues, parler avec des réfugiés qui tentent de perfectionner leur français, participer à des conférences-débats, apprendre à créer son savon maison ou à coudre, découvrir les innovations écologiques et sociales imaginées par nos voisins européens (par exemple, la «Boîte à donner» d’origine allemande), faire du yoga, remettre son vélo d’aplomb… L’agenda est plein à craquer. En 2015, la Recyclerie a proposé plus de mille programmes, le plus souvent gratuits, en lien avec 168 structures (start-up, artistes, associations…). Les enfants sont souvent conviés (ateliers philo, construction d’un jouet en bois, découverte du potager…). Livre blanc. «Nous voulions montrer qu’on peut rendre désirable l’écologie, l’économie sociale et solidaire, l’économie circulaire», raconte Stéphane Vatinel, le directeur général de Sinny & Ooko, l’agence à l’origine du projet. Ce grand quinqua rieur est tout sauf un bleu (le Glazart ou le Divan du monde, c’est lui). «Quand nous avons conçu le Comptoir général comme un endroit écolo et solidaire, sur commande, nous nous sommes rendu compte qu’on pouvait faire plus que des lieux artistiques, ça a été un déclic», confie-t-il. Son dada, désormais, c’est de créer et faire vivre des «tiers lieux», ces espaces qui ne relèvent ni du domicile ni du travail mais où l’on peut venir bosser sur son ordinateur en sirotant une citronnade, et surtout échanger, rencontrer, partager. Un peu comme l’ancien bistrot du coin, mais modernisé, féminisé, engagé. «Ici, se croisent familles, étudiants, hipsters ou chômeurs, souligne Stéphane Vatinel. Bien sûr qu’il y a plein de bobos à la Recyclerie, mais on a aussi les vendeurs à la sauvette et les clochards du quartier qui viennent, car ils ont accès aux toilettes, au café filtre à un euro, à un espace chauffé, et c’est tant mieux. Il y a une mixité de dingue!» Son modèle économique, qui lui a permis de créer 60 emplois en deux ans, repose surtout sur le chiffre d’affaires du café-cantine. «On ne reçoit presque aucune subvention et notre partenariat avec Veolia, que je revendique, nous apporte environ 80000 euros par an, alors que le budget de la Recyclerie est de 2,5 millions d’euros.» Le géant de l’eau et des déchets pousse l’équipe à produire un livre blanc à partager avec tous ceux qui souhaiteraient dupliquer le modèle. Stéphane Vatinel a déjà créé d’autres «tiers lieux» parisiens comme le Pavillon des canaux et le Bar à bulles. En plein essor, ce concept reste très citadin (Darwin à Bordeaux, Les Grand Voisins à Paris…). Le «rêve absolu» du boss de la Recyclerie serait de «faire un tel lieu en pleine campagne. La France compte 36000 communes. Imaginez qu’il y en ait ne serait-ce que dans la moitié d’entre elles, cela permettrait de créer 200000 à 250000 emplois». De recréer aussi le lien social perdu depuis la fermeture massive des bistrots et cafés ruraux. CORALIE SCHAUB RANDONNER EN BANLIEUE : LA MARCHE À SUIVRE... Explorer les lignes du futur Grand Paris Express, relier les «montagnes» franciliennes… Des associations œuvrent pour un nouveau type d’excursions. L a corniche des forts de Romainville, la Courneuve, les terrasses de Nanterre, le jardin public de Villejuif ou l’écoparc de Fontenaysous-Bois… Le sentier panoramique du Grand Paris, c’est l’occasion de découvrir la capitale et sa banlieue avec un nouvel œil. Du 23 au 25 septembre (1), de jour comme de nuit, les associations A travers Paris, Le voyage métropolitain et Enlarge your Paris proposent une marche non-stop organisée en relais sur ces sites peu connus, bien loin des clichés touristiques du Paris intra-muros. «On a voulu relier toutes les “montagnes” du Grand Paris», glisse en souriant Vianney Delourme, organisateur de la marche et cofondateur d’Enlarge your Paris. «Cette randonnée marque l’ouverture d’un sentier qui se fait en trois jours, une balade de 100 kilomètres entre les lignes du futur Grand Paris Express. On cherche à embrasser notre territoire, à se l’approprier, nous serons accompagnés de photographes qui vont rapporter des images dans leur besace, des cartes postales du Grand Paris. On prendra de la hauteur !» Vianney Delourme l’assure, il y a un intérêt pour le tracé et le mode opératoire de la marche en ville. Plus de 200 personnes ont déjà répondu à l’appel (et les organisateurs en attendent le double) d’une opération qui consiste aussi à se rendre dans des coins de la ville qu’on ne regarde pas. Récemment, l’association a organisé un rendez-vous de plus de trois heures à l’échangeur de Bagnolet ! Une sacrée gageure. Un intérêt qui souligne une «curiosité», une «envie» d’être «acteur des projets qui nous concernent. Cela souligne aussi l’ignorance de la manière dont est fabriquée la ville». Souvent, des sociologues, architectes, instituteurs mais aussi mé- decins et infirmières se joignent à ces marches. Vianney Delourme a aussi monté un partenariat avec les MJC d’Ile-de-France. Histoire d’attirer un autre type de public. «Quand on marche, on est disponibles, attentifs et vulnérables», explique l’organisateur. La banlieue n’est pas un endroit où on va faire du tourisme.» Les promenades urbaines ont commencé dans les années 90, par des visites de quartiers peu connus. François Maspero figure comme le modèle et précurseur de ce type de manifestation. Le GR 2013, de Marseille, a également été source d’inspiration pour les marcheurs (2). Crée par un collectif d’architectes, de plasticiens, d’artistes, il visait à montrer que la cité phocéenne ne se réduisait pas au Vieux-Port. Ce parcours devrait être balisé en 2017. Un exemple dont rêve le tracé francilien. Que faut-il pour marcher en ville? Selon Vianney, il suffit d’une bonne paire de baskets, d’un pass Navigo toutes zones ou dézoné, de quoi boire et se couvrir en cas de pluie, le tout pour être prêt à piétiner avec des gens qu’on ne connaît pas. L’organisateur de la marche juge qu’il est «très facile de savoir où sortir à Paris intra muros, mais difficile de connaître ce qui se passe au-delà du périph». Cette opération vise donc à replacer l’offre culturelle de banlieue au centre de Paris. Il y a autour de ce projet un «enjeu d’information et d’imaginaire». D’autant qu’il faut «mettre un peu de chair sur le Grand Paris qui est encore une chose molle et administrative». Les initiateurs de la marche ne comptent pas s’arrêter là. Ils ont en en tête la création d’un «GR street art» entre Arcueil, Paris XIIIe, Ivry-sur-Seine et Vitry. «L’idée, c’est d’organiser une continuité de balade avec des œuvres partout entre ces différentes villes, partout où il y a des trous, on organisera la création de fresques.» Plusieurs dizaines d’œuvres seront installées. «Ce sera la plus grande galerie de street art jamais réalisée», lance, enthousiaste Vianney Delourme. DIDIER ARNAUD (1) infos sur le site Enlarge your Paris. (2) Lire la série «Marseille, naissance d’une métropole», publiée en août 2015 dans Libération, en ligne sur le site du journal. VI u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 FORUM LA NATURE EN VILLE EXPRESSION LIBRE ALAIN BARATON Jardinier en chef du château de Versailles Le 12 juillet 1789, Camille Desmoulins apprend le renvoi de Jacques Necker et il ne peut contenir sa colère; le ministre des Finances de Louis XVI étant à ses yeux le seul à vraiment comprendre le désarroi de la population. Sans perdre un instant, Desmoulins se précipite dans le jardin du Palais-Royal, grimpe sur une chaise et interpelle les badauds. Très vite, des dizaines de curieux se pressent autour de lui et l’écoutent avec attention. C’est un brillant orateur aussi lorsqu’il encourage la foule à prendre les armes et détruire la Bastille, il est entendu. Ce sera fait deux jours plus tard. Pour se distinguer et mieux se rallier, les émeutiers décident d’épingler sur leur chapeau une feuille de marronnier. Les arbres du Palais-Royal ne sont donc pas seulement témoins de cette journée historique, ils en sont les complices… Autre temps, autre lieu. Depuis les années 1930, des lois répressives interdisent aux Portugais de vivre librement. Lorsque Salazar décède en 1970, le peuple espère un changement mais il n’en est rien et un nouveau dictateur prend les rênes du pays. Fort heureusement, quelques militaires épris de démocratie décident de réagir. Le 25 avril 1974, il est diffusé sur les ENJEUX ET DÉBATS ondes de la radio d’Etat une chanson révolutionnaire alors interdite d’antenne Grândola, vila morena («Grândola, ville brune»). C’est le signal de l’insurrection et les insoumis se retrouvent au point de ralliement désigné, le marché aux fleurs de Lisbonne. En cette période de l’année, les plantes les plus nombreuses proposées à la vente sont les œillets et pour signifier leurs intentions pacifiques, les insurgés placent les fleurs dans le canon des fusils. C’est le début de la révolution des Œillets. Si j’ai choisi d’évoquer ces deux événements historiques –j’aurais pu en citer d’autres, tant ils sont nombreux à avoir pour cadre un parc ou un jardin–, c’est pour souligner l’importance du végétal dans notre vie et dans notre ville. C’est à Central Park que les cadres new-yorkais s’époumonent pour garder la forme et sur les pelouses de Hyde Park que les citadins britanniques peuvent librement s’exprimer. Un jardin de ville est donc bien plus qu’un simple agencement de plantes, c’est aussi un endroit où il est possible à chacun de vivre à son rythme, de respirer et de méditer. N’en déplaise à ceux qui pensent qu’il n’a d’intérêt que pour les enfants, les oisifs ou les retraités; créer, entretenir ou profiter de ces espaces peut parfois être un acte militant, au même titre qu’assister à la projection d’un film d’auteur ou visiter une exposition controversée d’art contemporain. • PARIS, CAPITALE DES CIVIC TECH ? BENJAMIN DES GACHONS Directeur France de la plateforme de pétitions en ligne Change.org. Paris bientôt capitale mondiale du mouvement des civic-tech ? Ces initiatives diverses – associations, start-up, applications et plates-formes comme le site de pétitions Change.org – ont en effet le vent en poupe dans la capitale et ont pour projet commun de mettre l’innovation technologique au service de la participation citoyenne et de la démocratie. C’est Paris qui accueillera en décembre le sommet du Partenariat pour un gouvernement ouvert, afin de valoriser les bonnes pratiques des soixante-dix pays membres en matière de transparence et de participation, et de donner un coup de projecteur à un secteur civic-tech en plein essor, notamment en France. Exemples d’initiatives : le comparateur de programmes politiques Voxe.org, la plateforme de cocréation de lois Parlement et Citoyens ou l’application d’opinion politique GOV. Acteurs publics et privés, entreprises innovantes, collectivités locales, associations, citoyens et élus et administrations du monde entier vont plancher ensemble à Paris sur l’invention de nouveaux modèles démocratiques à travers l’utilisation du numérique. Paris est aussi en première ligne parce que beaucoup d’acteurs de la civic-tech ont fait le choix de s’y implanter pour développer et faire connaître leurs approches. C’est le cas dans le quartier dit du Silicon Sentier, où Change.org France a installé ses bureaux. Ce quartier emblématique de la tech est aujourd’hui animé par des lieux de référence qui font la part belle aux questions de démocratie numérique : que ce soit leNuma (rue du Caire), la Gaîté lyrique, qui a accueilli en juin le Personal Democracy Forum ou encore le nouvel espace hybride Liberté Living Lab (rue d’Alexandrie) où ont choisi de s’installer la plateforme de candidatures citoyennes Laprimaire.org, le site de financement des associations HelloAsso et l’application de démocratie locale Fluicity. Face à cette ébullition, la maire de Paris, Anne Hidalgo, est allée jusqu’à annoncer en juin dernier la création d’un «Civic Hall» à Paris consacré aux civic-tech, comme celui lancé l’an dernier à New York. Ce qui viendrait renforcer l’engagement existant de la Ville de Paris en faveur d’une plus grande implication des citoyens dans les décisions publiques, que ce soit à travers l’organisation du budget participatif ou la prise en compte des pétitions en ligne. Anne Hidalgo fait en effet partie des maires dotés d’un profil vérifié sur le site Change.org leur permettant de répondre directement aux pétitions qui leur sont adressées par leurs administrés. En janvier dernier, elle avait ainsi répondu positivement à 100 000 signataires d’une pétition lui demandant de créer un mémorial place de la République en l’honneur des victimes des attentats de Paris. Elle avait conclu sa réponse par ces mots : «Continuez à vous engager pour faire vivre les valeurs de Paris.» Nul doute que les valeurs de participation citoyenne et d’innovation démocratique en font désormais pleinement partie. • u VII Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Fabrication de lunettes, dans un atelier de la Recyclerie, «tiers-lieu» du nord de Paris. PHOTO MARC CHAUMEIL LES «MAKERS» PLUTÔT ACTEURS QUE SPECTATEURS BERTIER LUYT Fondateur du FabShop. On vit une époque formidable, une époque où les connaissances dans tous les domaines sont partagées, abondantes et distribuées ; où les outils sont accessibles et mutualisés et les logiciels pratiquement gratuits. On vit l’ère des «makers». Etre un maker, c’est un état d’esprit de curiosité, d’ouverture et de partage. Pour les makers, chacun peut innover et changer le monde, chacun peut apporter des idées neuves, bricoler, essayer, expérimenter. Ce qui a permis l’avènement du mouvement des makers c’est la culture de partage open source des programmeurs informatiques, la culture communautaire de Burning Man, l’apparition des premiers laboratoires de fabrication, les fablabs au MIT en l’an 2000, et le Web du contenu généré par les utilisateurs ; les forums et YouTube qui permettent de partager des tutoriels, des trucs et astuces, des instructions entre passionnés, entre amateurs, pour réaliser un projet, que ce soit du bricolage à la maison, fabriquer un drone ou un robot dans une école ou enfin lancer une start-up avec un produit innovant. Le mouvement des makers c’est la troisième révolution industrielle, celle de la circulation des informations au service de l’éducation, de la culture, de la société et de l’innovation. On peut, en quelques jours, apprendre des compétences, créer une communauté autour d’un projet, on peut «prototyper» à moindre coût, et présenter au monde entier son idée, son produit. Les valeurs de partage, de communauté, d’inclusion du mouvement des makers permettent l’apprentissage nonacadémique des techniques, des sciences, des arts et des technologies à tous les âges. Les makers sont des acteurs, pas des spectateurs, des producteurs plus que des consommateurs. Les communautés qu’ils forment sont autant de lieux d’intégration pour tous, des lieux d’accueil pour des populations en rupture : handicapés, chômeurs, étrangers. Le partage d’expériences, de techniques, de savoir-faire permet d’avoir confiance en soi, de prendre en main son destin, de prendre le pouvoir. La France a toute sa place dans ce mouvement. La tradition d’excellence des métiers d’art, mais aussi la qualité de notre enseignement supérieur font la réputation des artisans et des ingénieurs français partout dans le monde. Le mouvement des makers est une chance pour ceux qui, comme moi, ont quitté le système scolaire de bonne heure, pour ceux qui ont décroché, pour ceux qui arrivent de loin, de trouver des communautés dans lesquelles chacun peut trouver sa place, apprendre, penser, faire et transmettre. Paris avec son écosystème riche d’écoles, d’associations, de culture, d’innovateurs et d’entrepreneurs, s’inscrit aujourd’hui dans ce mouvement qui change la vie des gens. Nous sommes tous des makers. • RE-FAIRE COMMUNAUTÉ MICHEL LALLEMENT Sociologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, membre du LiseCNRS (1) Les communautés ont mauvaise presse. Habituellement regardées comme des espaces où les individus fondent leur subjectivité dans un moule de conformisme extrême, elles alimentent la suspicion permanente. Qu’elle soit justifiée par une couleur de peau, des convictions religieuses, une orientation sexuelle, une histoire ou un statut commun, la volonté de reconnaissance qui fonde l’action communautaire est souvent soupçonnée d’exalter un droit à la différence peu compatible avec l’idéal universaliste des Lumières. Elle ferait, pire encore, le lit du repli identitaire et alimenterait systématiquement la haine de l’autre. Si on ne peut qu’en partager certains attendus et en louer les effets, notamment dans les moments d’extrême émotion collective que suscitent les actes les plus barbares, les discours anticommunautaires n’en posent pas moins problème. En voulant faire fi, au nom d’un quelconque principe universel, des multiples différences qui maillent le monde social, ils imposent une matrice des ressemblances et, parce qu’ils les occultent, ils contribuent surtout au maintien voire à l’explosion des inégalités et des discriminations. A condition d’éviter la confusion entre le communautaire et la dérive communautariste, la seconde forme pouvant être tenue pour une excroissance sectaire et pathologique de la première, il vaut de prendre au sérieux a contrario ce que «re-faire communauté» peut signifier aujourd’hui. Tel qu’il est utilisé aux Etats-Unis, le terme community fournit à cette fin une prise utile. A travers lui, ce ne sont pas des blocs de conformité que l’on désigne mais des réseaux d’appartenance multiples dans lesquels circulent des individus qui se construisent une identité et une sociabilité à géométrie variable. Les tiers-lieux dédiés au faire (make) illustrent à merveille cette manière de fabriquer de la communauté. Des individus aux histoires et aux trajectoires variées se côtoient dans ces espaces où chacun peut venir travailler, bricoler, innover… Grâce aux ressources physiques et numériques qui sont mises à sa disposition, chacun peut mener à bien ses propres desseins et donner libre cours à sa subjectivité. Mais les rencontres et les croisements, les coopérations et les projets communs… permettent aussi de donner vie à des collectifs capables de renouveler de toutes pièces les codes du travail et de l’intégration sociale. Ces communautés du faire ne sont certes pas des bulles d’égalité parfaite mais elles sont davantage, en tous les cas, qu’une improbable esquisse organisationnelle. Elles disent, à elles seules, comment il est concrètement possible de retisser le lien social dont nos sociétés ont tant besoin aujourd’hui. • (1) Auteur de «L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie», Seuil, 2015. VIII u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 PROGRAMME FORUM DIMANCHE 25 SEPTEMBRE 11 H 30-12 H 30 Citoyen et engagé. Comment exercer sa citoyenneté dans la ville et s’impliquer dans des actions d’intérêt général ? Avec Jacques Donzelot, sociologue ; Benjamin des Gachons, directeur France de la plateforme de pétitions en ligne Change.org ; Alexandre Jardin, écrivain ; Sandra Laugier, philosophe. 13 H - 14 H L’ère des communautés ? Collaboration, cocréation, makers... Les opportunités de «faire ensemble» foisonnent dans la ville. Avec Jean-Marc Guesné, directeur d’Ashoka France ; Michel Lallement, sociologue ; Bertier Luyt, fondateur du FabShop Paris ; Patrick Viveret, philosophe. 14 H 30-15 H 30 Sur le trajet de la future ligne 18 du métro Grand Paris Express, PHOTO LAURENT TROUDE POUR «LIBÉRATION» SE SENTIRA-T-ON UN JOUR GRAND-PARISIEN ? Avec la métropole, six millions d’habitants sont censés avoir un destin commun. Mais les barrières psychologiques sont bien accrochées dans les têtes et en premier lieu dans celles des habitants intra-muros. D epuis le 1er janvier 2016, il existe une métropole du Grand Paris. L’information n’a pas bouleversé l’habitant, qui est à peine au courant de cette innovation administrative et aura du mal à citer le nom de son président (en l’espèce, Patrick Ollier, maire LR de Rueil-Malmaison). La nouvelle frontière de la capitale, qui englobe désormais 131 communes, n’est pas encore inscrite dans les schémas mentaux. Il existe peu de Scéens (citoyens de Sceaux, Hauts-de-Seine) qui se disent «Grand-Parisiens» (et peu qui se disent «Scéens» d’ailleurs…). Interrogés en vacances sur l’endroit d’où ils viennent, les intéressés évoquent généralement «la région parisienne». Expression qui fait peu rêver. Fortifications. Le Grand Paris peut-il exister dans les têtes? Peut-on se sentir GrandParisien? Pas facile. Il faudrait d’abord que s’efface la barrière du boulevard périphérique, construit le long des anciennes fortifications de Paris, passé qui évoque davantage le contrôle du passage que le lien entre les territoires. Physiquement, le boulevard périphérique n’est pas difficile à franchir, même à pied : on passe dessus ou dessous et si la promenade n’est pas follement gaie, elle est possible. Psychologiquement, en revanche, c’est une autre affaire. Dans les Passagers du Roissy Express, essai qu’il écrivit en 1990, François Maspero notait : «Il y a plus balourd qu’un provincial à Paris: un Parisien en banlieue.» Vingt-six ans plus tard, dans un texte publié par Libération, l’urbaniste Paul-Hervé Lavessière et l’éditeur Baptiste Lanaspèze constatent que pas grand-chose n’a changé. Pire encore, le côté fortifié et défensif du boulevard périphérique s’est renforcé dans les têtes des Parisiens. «Le périph agit comme un filtre, permettant de tenir à l’écart ce que l’on ne voudrait pas considérer comme “étant Paris”», écrivent-ils. Repliés sur eux-mêmes, les Parisiens sont frappés d’aveuglement. «L’intra-muros se regarde au miroir flatteur du périphérique, mais c’est une glace sans tain: de l’autre côté, une métropole mondiale se développe et fait rayonner la capitale comme la plus grande métropole francophone du monde», poursuivent les auteurs. Les Parisiens pourraient bien être les derniers à s’apercevoir qu’ils sont devenus des GrandParisiens. En 2014, les deux auteurs s’étaient lancés dans une randonnée métropolitaine, trois fois deux jours à pied, sur un périple tournant autour de la capitale à 5 ou 6 kilomètres du boulevard périphérique; Dans le livre où ils racontent cette expérience, intitulée la Révolution de Paris au sens de la révolution des planètes autour du soleil, ils ont cette réflexion: «Vu d’ici, Paris a l’air enfermé dans un rond-point.» Du bout de leurs croquenots, ils ont mesuré le vrai territoire du Grand Paris. Ressources. Cette randonnée, chacun peut désormais aller la faire sur le terrain. Avec les associations A travers Paris et Le voyage métropolitain, les créateurs du site Enlarge your Paris vont proposer aux curieux d’aller arpenter les points hauts de la métropole (lire page 5). Cela fait longtemps que les journalistes du site font découvrir à leurs lecteurs –et à ceux de Libération chaque vendredi– les innombrables ressources que l’on trouve, une fois franchi le périphérique. Devenir Grand-Parisien passe par l’exploration physique du territoire. Mais devenir un citoyen du Grand Paris, c’est une autre affaire. La loi a créé la métropole et acté qu’entre la capitale et son alentour, plus de six millions d’habitants avaient un destin commun. Cela ne leur a pas donné voix au chapitre. Les citoyens du Grand Paris ne sont pas près d’élire le président de leur métropole au suffrage universel direct. Les maires des communes s’y opposent vigoureusement, tandis que la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse, et une partie de la droite, veulent carrément la suppression de la métropole du Grand Paris. Un citoyen grand-parisien, ce n’est pas pour demain. SIBYLLE VINCENDON La nature en ville ? Comment réintroduire du vert dans les espaces urbains ? Les rues de Paris peuvent-elles abriter de futurs potagers ? Alain Baraton, jardinier en chef du château de Versailles ; Alain Divo, agriculteur, expert d’écopâturage ; Alexandre Chemetoff, architecte-paysagiste ; Franck Michigan, architecte. 16 H-17 H Les métamorphoses de Paris : une projection dans la capitale du futur. Paul-Hervé Lavessière, urbaniste-géographe ; Benoît Peeters, écrivain, scénariste ; Ariel Wizman, journaliste. Débats et contributions à suivre et retrouver sur libération.fr/evenements Rendez-vous à l’espace librairie du BHV-Marais, 55 rue de la Verrerie, 75 004, Paris. 23, rue de Châteaudun 75009. Tél : 01 42 76 17 89. CP : 54072 ISSN 0335-1793 CCP 2240185 Principal actionnaire : Altice Média Group. Directeur de la publication : Laurent Joffrin. Publicité Libération 30 u IMAGES/ PLEIN CADRE Par CLÉMENTINE MERCIER A u temps des pastorales, les bergers comptaient fleurette aux bergères, les animaux assistaient, joyeux, à la scène et la nature idyllique plantait le décor. Le XVIIIe siècle imprima ces plaisirs innocents sur des toiles monochromes à Jouy-en-Josas, dans la manufacture d’Oberkampf. Les saynètes bucoliques, rouges sur fond blanc, modèles d’harmonie originelle de l’homme avec son environnement, reviennent encore de nos jours dans les pages des magazines de décoration. Mais aujourd’hui, celui qui aime campagnes et forêts les observe à la lunette thermique. Dans un monde infrarouge, tout objet ayant une température supérieure à 0°C est visible. L’amoureux de la nature, muni d’un appareil adéquat, a tout le loisir de contempler la vie nocturne fureter et s’ébrouer dans la pénombre. Dans les parcs des villes britanniques, le photographe et réalisateur Leo Maguire n’a pas vu que des animaux. En 2011, pour se faire nyctalope, il a customisé un appareil numérique avec une technologie militaire et s’est baladé dans les sous-bois et jardins publics. Il y vit, de loin, des scènes de dogging (contraction de dog et de jogging) : hommes, femmes, en couples ou solitaires, exposés au regard des autres, font l’amour ou regardent d’autres le faire. Cela se pratique, en Grande-Bretagne ou ailleurs, dans les voitures, les bus, les théâtres, les toilettes ou les cimetières. Cette série, intitulée Rosa, rappelle les images infrarouges de Weegee dans les cinémas ou celles du japonais Kohei Yoshiyuki dans les parcs de Shinjuku et Yoyogi, en plus doux et plus charnel. Voyeur des exhibitionnistes, Leo Maguire a commencé à shooter ces batifolages en 2005. «Je suppose que ce travail est aussi une métaphore de la vie de photographe, avançant toujours à tâtons dans l’obscurité», observet-il. Il a aussi réalisé un documentaire sur le sujet, Dogging Tales, diffusé sur Channel 4 en 2013. Remarqué pour un autre docu sur les combats de boxe chez les gitans, il est sélectionné cette année dans Foam Talents(1), le magazine publié par le musée de la photographie d’Amsterdam. Influencé par les images infrarouges vertes prises par l’armée américaine en Irak, il a préféré montrer cet aspect de la vie en rose, comme la texture d’un pétale de fleur, d’une muqueuse ou d’un marshmallow. • (1) Foam.org/talent/foam-talent-call www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Toile de joui Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 31 32 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 SUR LE WEB Vidéo Ceux qui ont vu Narcos ou lu les romans de Don Winslow le savent déjà : la guerre contre la drogue lancée par Nixon à l’orée des années 70 a fait beaucoup plus de mal que de bien. A l’invitation des pages «Opinion» du New York Times, Jay-Z et l’illustratrice Molly Crabapple ont réalisé The War on Drugs Is an Epic Fail, vidéo animée qui raconte les effets dévastateurs de cette guerre depuis quatre décennies. PHOTO DR http://www.nytimes.com/video/opinion Photo/ Vevey, détournement de fonds fés : son installation photographique, à tomber, regorge de détails. Difficile de ne pas rapprocher ce travail de celui du lauréat du grand prix, l’américain Christian Patterson. Là, ce sont de vrais objets qui sortent des photos. Ses natures mortes deviennent vivantes puisqu’il reconstitue la petite épicerie d’un immigré chinois qu’il a préalablement photographiée. Des vieux produits périmés croupissent sur des étagères à côté de ses tirages des mêmes produits. On ne sait plus très bien si l’on entre dans les images ou si elles s’infiltrent dans le réel. Pluie numérique. D’autres séries The Perfect Man de Cristina de Middel. C. DE MIDDEL Turris digitale de Leopold et Rudolf Blaschka. GUIDO MOCAFICO La cinquième édition de la biennale d’images qui investi la petite ville de Suisse regorge d’installations photographiques mettant à contribution le paysage et les profondeurs du lac Léman. parcs, installations sur les places. Et puisque, cette année, la thématique est celle de l’immersion, les photos plongent dans l’eau, se dorent sur des radeaux, se révèlent une fois mouillées, suintent des effluves douceâtres, reposent au fond du lac. Le festival ne s’interdit aucune idée –même farfelue– pour surprendre et se pose en laboratoire des nouvelles façons de voir les images. A l’heure de leur omniprésence sur écrans, Vevey les fait vivre autrement. Et comme diraient les Suisses, le plus souvent «ça joue» dans la scénographie, parfois un peu moins («Moi, je ne vois pas les sirènes», bougonne un passant devant une pêche à la ligne de tirages de filles en maillots de bain), mais le mérite du festival est de tout expérimenter pour nous faire décoller des smartphones. Il faut –parfois littéralement – se jeter à l’eau pour naviguer parmi les 75 projets et les 1 500 photos exposées. Dans le jardin du rivage, à côté des deux hippocampes du sculpteur Edouard-Marcel Sandoz, on assiste à une scène inédite: une nuée d’enfants en maillots de bain barbote dans une fontaine et lance de l’eau D ès le premier pas hors de la gare, surgit une photographie montée sur bâche monumentale (500 m2), aussi imposante qu’un paquebot: derrière un pin –réel–, la crête d’une montagne se découpe sur le ciel bleu comme un trompe-l’œil. Où commence et où se termine la photo? Bienvenue à Vevey, petite ville de la Riviera du lac Léman (17500 habitants) qui a misé sur l’image pour sa reconversion industrielle et démographique. Nichée entre Montreux la mélomane et Lausanne la quatrième ville suisse, Vevey la discrète, affrontant la fermeture de ses manufactures de tramways, machines agricoles et cigares, a mis le cap sur le visuel XXL. Siège social de Nestlé, elle soigne son image. La Biennale des arts visuels, créée en 2008, fête aujourd’hui sa cinquième édition, menée tambours battants par Stefano Stoll. Arrièrepetit-fils de l’un des fondateurs du festival de Locarno et d’Arthur Stoll, co-inventeur du LSD, le directeur, ex-délégué culturel de la ville, veut nous faire halluciner. Il met la barre haut, vise grand et rivalise avec le paysage naturel, époustouflant à cette période de l’année. «Les sirènes». Devant le Léman, star du festival, face aux Alpes découpées, on se demande comment il nous fera détourner le regard de cette splendeur. «Le Grammont est une des plus belles images naturelles», dit-il, inspiré. Oskar Kokoschka ou Ferdinand Hodler s’y sont frotté (splendides toiles à voir au musée Jenisch), pourquoi pas Stefano Stoll avec son festival ? Dans cette joute avec le panorama, cette biennale, entièrement gratuite, s’emploie à en mettre plein la vue à chaque coin de rue. Car le principe est de créer des modules un peu partout, surtout en extérieur: bâches maousses sur les immeubles, panneaux dans les sur des tirages: la série Coexistence – prise par un appareil immergé –, du Britannique Stephen Gill, apparaît au contact du liquide grâce à un vernis spécifique. Plus loin, il faut se mettre soi-même en tenue de bain pour plonger à la recherche des invertébrés sous-marins en verre soufflé photographiés par l’enfant du pays, Guido Mocafico. Zut, sans masque, on n’y voit rien, mais l’eau du lac laisse la peau douce. Pour se rattraper, on peut les examiner à tavers des casques de réalité virtuelle: méduses, pieuvres ou anémones de la collection Leopold et Rudolf Blaschka, s’animent, ou presque. Dans une version low-tech, on plonge en Corée du Nord. Le Slovène Matjaz Tancic, avec 3DPRK, a créé une immense boîte truffée de lunettes dans lesquelles on observe des Coréens en 3D. Le procédé n’est pas seulement ludique, il matérialise la vie derrière le rideau de fer. Quant au français Cyril Hatt, il est à Vevey pour réanimer l’âme de feu Claude Nobs (figure du Montreux Jazz Festival et décédé en 2013). Il a photographié le chalet du gourou puis a reconstitué son bric-à-brac en volume grâce à des tirages agra- prouvent qu’on a déjà franchi le pas de la fiction, l’image contaminant le monde. Avec Real Virtuality de Valerio Vincenzo, on découvre ainsi comment, en 2013, le gouvernement d’Irlande du Nord a décidé, pendant le G8, de faire tapisser les façades des maisons d’intérieurs de boutiques en trompe-l’œil. Juste pour faire joli, moins pauvre, moins triste. L’Espagnole Cristina de Middel, elle, a convié un ancien habitant de Vevey: Charlie Chaplin. Le jour du vernissage, c’est un Chaplin indien qui se baladait en chaise roulante. La photographe a documenté la parade créée par le docteur Ashok Aswani, à Adipur. Viré de son boulot parcequ’il avait passé trois jours au cinéma, frappé de stupeur devant les films de Charlot, Ashok Aswani avait créé une parade en son honneur où tous les habitants se réappropriaient le vagabond. Cristina de Middel analyse aussi le rôle des hommes dans la société indienne. Dans des usines, elle a photographié des ouvriers, coincés dans des rouages, qu’elle photoshope en bleu comme des avatars de Vishnou. A Vevey, les images prennent vie. «C’est de la haute couture», précise Stefano Stoll. Musée en plein air, baigné d’un liquide optico-amniotique, la petite ville explore la perméabilité des images et du monde, en douceur. Comme dans la pluie numérique de la vidéo monumentale de Mat Collishaw, où l’on passe des heures à regarder le pape Innocent X de Velázquez se muter en pape version Francis Bacon. Pourra-t-on sortir de l’hypnose ? CLÉMENTINE MERCIER FESTIVAL IMAGES, BIENNALE DES ARTS VISUELS DE VEVEY Jusqu’au 2 octobre. Rens. : Images.ch/fr u 33 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 BÉBÉFLEURS de CÉDRIC FARGUES New Galerie (75003), jusqu’au 13 octobre. SEND ME NO FLOWERS de WALTER PFEIFFER Galerie Sultana (75019) jusqu’au 12 novembre. Jonquilles, pissenlits, marguerites, 55 clichés jalonnent l’herbier régressif du plasticien Cédric Fargues. Avec la particularité que ces végétaux en pâmoison sont dotés de petits yeux. L’expo «Bébéfleurs» se compose de photomontages aussi monomaniaques que les fleurs hilares de Murakami. PHOTO AURELIEN MOLE. COURTESY NEW GALERIE Un papier peint orné de tulipes roses, rouges et vertes sur le mur. Par-dessus, des photographies de garçons, noir et blanc, dans des cadres. L’univers gay, chic et flashy du photographe de Zurich trouve ici toute sa place ponctué d’une vidéo absurde: un jeune homme automatisé joue à cache-cache derrière un bouquet. AURELIEN MOLE . SULTANA HBO reviste une websérie dans laquelle un dealer new-yorkais à vélo fait le lien entre ses clients unis par la solitude et la weed. HBO INC I maginez un jeune François Damiens version hipster qui déambulerait inlassablement à vélo sur le bitume mouillé de New York, livreur infatigable de beuh passant de client en client, toujours disponible pour partager avec eux un petit spliff et quelques confidences. Lorsque High Maintenance commence, on imagine qu’il va servir à la fois de guide et de fil rouge dans le foisonnement des vies et des visages croisés. La toute première scène est à ce titre assez miraculeuse, avec ses minutes et ses silences étirés entre gêne et hystérie d’un client qui fait tout pour éviter de payer. Mais très vite, notre guide disparaît, parfois même au gré d’un épisode presque entier, nous laissant aux mains de héros d’un soir pour une tranche de vie bien croquée en moins de trente minutes avec une certaine élégance visuelle. Une audace de narration qui décontenance et séduit. Si Mad Men a, en son temps, proposé une relecture possible du grand roman américain, Série/ «High Maintenance», du spliff et du spleen High Maintenance tire clairement son inspiration narrative du procédé de la nouvelle. Une fois la surprise passée, on comprend qu’il faut la regarder comme un recueil de petits récits qui nous emmèneront là à la rencontre d’un couple de quinquas chinois qui récupèrent dans la rue du verre à recycler, ici sur les pas d’un retraité qui écume les day raves perdu parmi les fluokids, d’un adorateur de Helen Hunt féru de fan art ou de partouzards embêtés d’annoncer à leurs compagnons de jeu qu’ils ont chopé une MST. Un chien émouvant aura même droit, lui aussi, à son épisode –assez bluffant. Leur point commun est d’avoir recours, occasionnellement ou régulièrement, aux services du coolissime «weed guy» et de son hospitalière barbe. Sauf le chien, bien sûr, qui ne fume pas. Malgré l’extrême diversité sociologique et ethnographique des personnages croisés, High Maintenance ne se dépare jamais complètement d’un vernis un peu hipsterisant qui peut irriter. Ce n’est pas étonnant lorsque l’on écume un peu Internet pour voir qui est à l’origine BD/ Des filles nez au vent de la série: Ben Sinclair, 32 ans, et Katja Blichfeld, 36 ans, époux à la ville, tous deux ravissants, pourraient sortir d’une publicité pour café torréfié à Brooklyn. Lui, comédien (le livreur, c’est lui), en avait marre de jouer les silhouettes dans des épisodes de Law and Order: SVU et d’arrondir les fins de mois en montant des vidéos de barmitzvahs; elle, directrice de casting (30 Rock), avait depuis longtemps envie de s’essayer à l’écriture. Pendant quelques années, ils ont confectionné à la maison de petits épisodes de moins de dix minutes, dont le budget n’excédait jamais 1 500 dollars, diffusés sur Vimeo. Quand ils avaient le temps, et l’inspiration. Jusqu’à ce que HBO leur offre de donner une nouvelle échelle à leur création DIY. Ce parcours les rend sympathiques, évidemment. C’est donc en tentant de contrer l’agacement qui pointe parfois qu’on se fraiera un chemin dans leur univers pas avare en bulles de grâce, aux côtés de ce weed guy qui a clairement pour mission poétique de faire le «joint» social entre les solitudes urbaines. Et de ces solitudes, il y en a beaucoup, beaucoup dans High Maintenance. CLÉLIA COHEN HIGH MAINTENANCE sur OCS City le samedi à 22 h 30 en US+24. QUI SOMMES-NOUS, D’OÙ VENONS-NOUS, OÙ ALLONS-NOUS ? F. CESTAC . DARGAUD S es nez protubérants fleurent bon les années 80. Ex de l’Echo des savanes, la bédéaste Florence Cestac, qui demeure à 67 ans l’unique dessinatrice à avoir reçu l’onction d’un grand prix au festival d’Angoulême, expose ce mois-ci à la galerie Martel à Paris. Elle y est bien entourée, forte de collaborations avec Jean Teulé, René Pétillon ou Daniel Pennac. On y retrouve les premières ébauches de son héros Harry Mickson, sa série jeunesse les Déblok, des illustrations de feu sa maison d’édition Futuropolis et, surtout, des planches tirées de son dernier ouvrage, Filles des oiseaux. Le tome 1 dresse le portrait égrillard et largement autobiographique d’une «France qui sentait les chaussettes du général de Gaulle et le fond de culotte de tante Yvonne», résume élégamment la préface. L’auteure y raconte ses années passées à se morfondre dans un pensionnat catholique glacial de Honfleur en échafaudant toutes sortes de plans pour échapper aux vêpres et à la messe de 6 heures du matin. Ses petites écolières, Marie-Colombe, héritière délurée de Neuilly, et Thérèse, fille de fermiers normands, y font à deux un apprentissage turbulent à la veille de Mai 68. CLÉMENTINE GALLOT FILLES DES OISEAUX de FLORENCE CESTAC Dargaud, 60 pp., 13,99€. A la Galerie Martel (75010), jusqu’au 15 octobre. WEEKEND CINÉMA Série « Humanités » de France 5 en avant-première 24 et 25 septembre - entrée libre 34 u Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 A TOUCH OF ZEN de KING HU (Carlotta Films). Ex des prestigieux studios de la Shaw Brothers à Hongkong, King Hu réalisa avec A Touch of Zen (1969), vaste poème mental, une démonstration accomplie de son approche raffinée et maniaque du wu xia pian, le film d’arts martiaux. Un sommet de son œuvre où s’illustre une obsession purement cinématique, formaliste, une calligraphie déliée de pleins et de vides, et c’est sublime. DVD/ «L’Autre», dans l’entre deux Réédition du film de Robert Mulligan autour du double et de l’enfance maléfiques dans une mise en scène à l’efficacité redoutable. S i les films cultes sont ceux qui vous regardent grandir, ils désignent souvent les perdants magnifiques de l’histoire du cinéma, ces œuvres dont l’insuccès, l’incompréhension et parfois même l’indisponibilité des copies ont momentanément «occulté» l’éclat, quand ils ne les ont pas complètement fait disparaître des radars de la cinéphilie. Dans le cas de l’Autre (The Other, 1972) de Robert Mulligan – qu’une somptueuse réédition en Blu-ray permet de redécouvrir –, les limbes où le film semble s’être réfugié luimême ne portent pourtant pas le sceau d’une réelle malédiction : succès relatif à sa sortie, vénéré par une poignée de cinéastes, de Sam Raimi à Quentin Tarantino, recelant de trésors scénaristiques qui n’ont cessé d’innerver le genre fantastique et ont copieusement été imités depuis… Son mystérieux purgatoire tient peut-être davantage à la personnalité discrète de son auteur, son style tout en nuances et ce regard sensible porté sur ses personnages qui L’Autre de Robert Mulligan, succès relatif à sa sortie, puis vénéré par une poignée de cinéastes. tranchaient avec les aspirations plus débridées de son époque. Issu, comme John Frankenheimer, Franklin Schaffner ou Sidney Lumet, de cette génération de cinéastes qui ont appris le métier sur les plateaux de télévision, notamment à CBS, avant de conquérir Hollywood, Robert Mulligan (1925-2008) aura toute sa vie œuvré à contrecourant, au fil d’une filmographie courte et inégale (20 films en trente-cinq ans), couronnée de rares succès – Du silence et des ombres (1962), Un été 42 (1971)– et de pas mal d’échecs, mais souvent passionnante et tourmentée sous les atours d’un classicisme élégant. Quand les jeunes turcs du Nouvel Hollywood affichaient par leur écriture et leurs sujets audacieux un cousinage avec l’avant-garde européenne, Mulligan, lui, se faisait le chantre d’un cinéma intimiste, implanté dans le terreau de l’Amérique provinciale chère à Mark Twain, Emerson ou Thoreau. La «pastorale américaine» étant, chez lui, aussi bien un ancrage géographique qu’une signature stylistique, mise en éclat (notamment dans l’Autre), par le pinceau luminescent de son chef op Robert Surtees. C’est d’abord (et paradoxalement) cette lumière mousseuse nimbant les paysages radieux du Connecticut des années 30 servant de cadre à l’Autre, qui lui donne et son âpre beauté et son inquiétante étrangeté. Adaptée du best-seller éponyme de Thomas Tryon (ancien acteur qui aura lâché le cinéma pour l’écriture après une expérience traumatisante chez Otto Preminger), la pastorale se creuse de noirceurs gothiques en nous fai- PHOTO DR sant, à hauteur de regard, les compagnons de jeu muets de deux petits jumeaux Niles, et Holland Perry, autour desquels s’enchaîne bientôt une série de décès et d’accidents inexplicables. Déclinant le thème de l’enfance maléfique, chère à Henry James et son Tour d’écrou, Mulligan, alliant aux panoramiques de la campagne riante des gros plans ombreux sur le visage poupin des jumeaux dans leurs cachettes, signe une mise en scène d’une efficacité redoutable –ne jamais faire figurer les deux enfants dans le même plan. Moins pour laisser planer un doute sur l’existence de Holland, cet «autre» diabolique, dont on ne saura jamais s’il s’agit d’un fantôme, d’une hantise ou d’une projection mentale du petit Niles –le twist final étant assez rapidement éventé par la mise en scène– que pour recentrer le film sur la subjectivité de l’enfant, l’accompagner avec empathie, jusque dans l’horreur, et entrer dans sa psyché en perdition, comme on pénètre un univers forclos. Car le vrai sujet du film, au-delà de son incursion dans le fantastique, c’est l’enfance endeuillée, traversée par la mort et livrée à ellemême – thème mulliganien par excellence dont Spielberg saura se souvenir– vivant en vase clos en marge d’un monde d’adultes au mieux absents, souffreteux et inaptes à tenir leur rôle (la mère) ou d’une nocive influence (la grand-mère Ada, aimante certes, mais dont l’ambiguïté évoque un metteur en scène abusif confondant «jeu» et manipulation mentale). L’occasion pour Mulligan de souligner, comme le rappelle le cinéaste Pascal Laugier dans un passionnant entretien en bonus du DVD, «l’impureté des bonnes intentions». NATHALIE DRAY L’AUTRE de ROBERT MULLIGAN (1972, 1 h 40), avec Chris et Martin Udvarnoky… DVD Blu-ray et livret, 24,99 €, éd. Wild Side Vidéo. Série/ «One Mississippi», Parrainée par Louis C.K., la comique de stand-up Tig Notaro conjure la perte et la maladie par la drôlerie de la satire. E n 2012, la comédienne de stand-up Tig Notaro évoquait sur scène au détour d’une phrase son cancer du sein et sa double mastectomie. Devenu viral grâce au soutien de Louis C.K., ce sketch improvisé lui assura une notoriété inopinée. Un docu (Tig) et une autobiographie (I’m Just a Person) plus tard, elle signe la série la mieux entourée de la rentrée: on y retrouve à la production et à l’écriture Louis C.K., la scénariste de Juno Diablo Cody et la cinéaste Nicole Holofcener. Amazon diffuse ainsi One Mississippi sur la foi de son pitch désopilant: la comédienne y revisite la mort de sa mère, sa rupture avec sa petite amie, son cancer et une autre maladie au nom imprononçable qui lui donne constamment la diarrhée. Bref, une comédie sinistre où il est question de se réinstaller dans la demeure familiale quand on a tout perdu. Sa marque de fabrique, le ton pince-sans-rire, fait office d’exorcisme aux vertus thérapeutiques qui préserve cette autofiction cafardeuse de tout débordement lacrymal. CLÉMENTINE GALLOT ONE MISSISSIPPI de TIG NOTARO et DIABLOCODY, Amazon. MICHELE K. SHORT mieux vaut en rire "UN GRAND FILM DE RÉVOLTE" LIBÉRATION "MAGNIFIQUE" "AQUARIUS EST UN BEAU FILM DE COLÈRE POLITIQUE" STUDIO CINÉ LIVE TÉLÉRAMA "LE FILM QUI A FAIT DANSER, RIRE ET PLEURER LA CROISETTE" "UN MAGNIFIQUE PORTRAIT DE FEMME" "UNE COMÉDIENNE ÉBLOUISSANTE" "UN FILM RAGEUR, SENSUEL ET POÉTIQUE" L’EXPRESS LE FIGARO LE MONDE LES INROCKUPTIBLES 28 SEPT SONIA BRAGA AQUARIUS UN FILM DE KLEBER MENDONÇA FILHO CAHIERS CINEMA DU 36 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 BELOW THE LINE: LIVING POOR IN AMERICA de EUGENE RICHARDS au Bronx Documentary Center (New York), jusqu’au 6 novembre. Publiée il y a une trentaine d’années, la somptueuse enquête Below the Line : Living Poor in America, du photoreporter Eugene Richards marquait une étape dans la représentation des classes populaires américaines. Celui-ci avait parcouru communautés rurales et urbaines du Massachusetts au Wyoming, dans les années 80. Négligée puis redécouverte, la série fait l’objet d’une exposition à New York. E. RICHARDS L’œil pour cible AU REVOIR Ciné / «Brooklyn Village», cahier des charges Le cinéaste indé américain Ira Sachs, déjà auteur du beau Love is Strange, dépeint avec finesse une amitié entre deux adolescents dont les familles se déchirent autour d’un loyer, symbole de la gentrification new-yorkaise. Cruel et sensible. BROOKLYN VILLAGE d’IRA SACHS avec Greg Kinnear, Theo Taplitz… 1 h 25. Photo/ Gregory Crewdson, vues troubles SAMUEL BOIVIN Le photographe américain, dont les mises en scènes inquiétantes ont influencé des dizaines de cinéastes et réalisateurs de séries (dernièrement Stranger Things), présente son nouveau travail à Paris. Des images hantées qui semblent vouloir révéler des vérités d’autant plus inquiétantes que leur nature reste à jamais hors d’atteinte. juillet 2009, perd un œil au DIDIER PÉRON cours de l’évacuation musclée, par les forces de l’ordre, eudi 15 septembre, lors de la manifes- d’un squat de sans-papiers à tation parisienne contre la loi travail, Montreuil. La répétition de Laurent Theron, 46 ans, secrétaire ces blessures n’a évidemmédical de l’AP-HP (Assistance pu- ment rien d’anodin du point blique des hôpitaux de Paris), membre fraîche- de vue social et politique. Elles interrogent sur ment inscrit du syndicat SUD-Solidaires, re- la juste proportion de la violence d’Etat face çoit un projectile au visage, place de la aux manifestants ou militants. Il se trouve que République. Il a un œil touché. La photo a été le photographe, une demi-heure avant de prise très peu de temps après l’impact. Le pho- prendre le cliché, qui devait faire, une fois putographe free-lance Samuel Boivin est sur blié, le tour des réseaux sociaux, a eu un bras place pour couvrir la manif. Il a entendu une foudroyé par un tir de flash-ball. Il avait croisé détonation et s’est dirigé vers la zone où se la route de l’homme éborgné alors qu’il était trouvait le blessé qui, lorsqu’il le prend en justement en discussion avec une dizaine de photo, vient d’être relevé par des camarades photographes sur les dangers croissants de qui vont l’évacuer en direction d’une bouche leur profession, pris entre des forces de l’ordre de métro tandis que la charge des CRS se pour- de plus en plus sur les dents et des groupes de suit. Interrogé par Libé, Laurent Theron expli- casseurs mobiles fracassant tout ce qu’ils peuque : «J’ai été opéré dans la vent sur leur passage. «Coups nuit. Mon œil a pu être sauvé, de matraques sur la tête, tirs mais la vision est perdue […]. de flash-ball, gazage au laJe veux témoigner pour que crymo, on est de plus en plus l’on sache que monsieur Toutexposés et on sait qu’il faut le-Monde peut perdre son œil faire attention, d’autant que en manifestant à Paris. J’ai les CRS ne font pas trop le tri également l’intention de porentre manifestants et phototer plainte.» Le 28 avril, Jeangraphes portant un brassard François Martin, étudiant âgé de presse. Voir un type à l’œil de 20 ans à Rennes II, manicrevé quand tu es photografeste contre la loi El Khomri phe, tu te dis que ça n’est pas et perd un œil dans des cirpassé loin, que ça aurait pu constances analogues. Joaêtre toi», explique Samuel chim Gatti, 34 ans, en Libération du 17 septembre. Boivin. Par J C’est dans le Code de Hammurabin, recueil de lois du roi de Babylone (circa 1750 avant Notre Seigneur J.-C.), qu’on trouve les premières traces de la loi dite du talion: «Si quelqu’un a crevé l’œil d’un homme libre, on lui crèvera l’œil.» Il s’agit donc bien d’une image fondatrice dans l’ordre de l’«hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres» (selon la formule de Freud, qui enfermera durablement la symbolique de l’œil crevé dans l’angoisse de la castration). En frappant l’œil, miroir de l’âme, c’est une façon de laisser dans la chair et l’esprit une empreinte irrémédiable qui, en mutilant de moitié la capacité de voir (donc de comprendre et d’agir), vise à soumettre le blessé par-delà le simple moment du tir lui-même. On peut toujours dire que ce n’est pas à dessein et qu’il s’agit là d’un accident, qu’il est plus fréquent de filer aux urgences ophtalmiques parce qu’on s’est pris un bouchon de champagne mal orienté dans l’œil qu’au détour d’une manif hardcore. Ce visage aux larmes de sang, outre qu’il palpite étrangement en rappel à l’iconographie du Terminator (cf. pages précédentes), convoque surtout le souvenir du gros plan (avant fondu au noir) d’Eisenstein sur un visage de femme à l’œil crevé dans le Cuirassé Potemkine (1925) lorsque les émeutiers sont écrasés par l’armée tsariste. Le regard mutilé de la victime pointe donc toujours l’aveuglement politique de l’agresseur. • REGARDER VOIR Libération Samedi 17 et Dimanche 18 Septembre 2016 u 11 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe LA LISTE Trois rappels d’appareils en dangereuse surchauffe 1 Jeudi, deux semaines après l’annonce du rappel de 2,5 millions de smartphones Galaxy Note7 par le sud-coréen Samsung, les Etats-Unis ont annoncé le rappel d’un million de ces téléphones à cause d’explosions liées à la surchauffe des batteries au lithium. 2 Au début de l’été, les Etats-Unis ont rappelé plus de 500 000 hoverboards (sortes de skate-boards motorisés à deux roues) de diverses marques en raison des risques de surchauffe, et donc d’explosion, de leurs batteries au lithium. 3 En 2006, la marque 8 de PC portables Dell avait dû rappeler 4,1 millions de batteries destinées à ses ordinateurs parce qu’elles les transformaient en potentiels «lance-flamme». Plus de 43 cas d’auto-combustion auraient été recensés. «France Football», retour à l’âge ballon d’or Messi, Ronaldo, Messi, Ronaldo… Et si les prochains ballon d’or ne se disputaient plus seulement entre ces deux seuls joueurs? C’est en tout cas ce que laisse présager l’annonce de la fin du partenariat entre le magazine France Football et la Fé- Un syndicaliste éborgné à la manifestation contre la loi travail «Mon œil a pu être sauvé mais la vision est perdue.» Laurent Theron a été grièvement blessé jeudi place de la République à Paris, à la fin de la manifestation contre la loi travail. Ce secrétaire médical à l’AP-HP, syndiqué depuis peu, a «vraisemblablement reçu au visage un morceau d’une grenade lancée par les forces de l’ordre», selon son syndicat, Solidaires. Après avoir attendu «une heure» les pompiers, il a été opéré à Cochin. «Je veux témoigner pour que l’on sache que monsieur Tout-lemonde peut perdre son œil en manifestant à Paris», expliquet-il à Libé.fr (lire en ligne). PHOTO SAMUEL BOIVIN Théâtre ouvert doit quitter Pigalle Théâtre ouvert bientôt fermé ? La phrase pourrait prêter à sourire si elle ne recouvrait une réalité froidement pragmatique : petit poumon parisien de la création théâtrale, l’institution va devoir chercher de nouveaux murs que ceux où elle a forgé sa renommée depuis 1981. En cause, le non-renouvellement du bail, comme en a décidé la Société du Moulin rouge, propriétaire depuis 2009. L’ex-Locomotive, acquise par l’illustre cabaret fondé en 1889, paraît faire peu de cas de Théâtre ouvert, invité à dire adieu à Pigalle. Le ministère de la Culture et la mairie de Paris –les deux principaux subventionneurs – ne cachant pas leur sympathie pour ledit théâtre, son avenir ne paraît pas compromis. Mais, une fois passé la compassion de ceux qui y auront passé de si délicieux moments, l’histoire s’écrira ailleurs… Théâtre ouvert est né à Avignon, en 1971. Collection de pièces et centre dramatique, la structure est le bébé du couple Attoun, Lucien et Micheline, qui vont la porter à bout de bras quarante-trois années durant. Lui, critique aux Nouvelles littéraires, directeur de la collection Théâtre ouvert chez Stock, pilier de France Culture depuis 1967; elle, passionnée de littérature allemande ; eux, bien décidés à favoriser l’éclosion d’auteurs: Michel Vinaver, Serge Valletti, Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, etc. C’est avec la bénédiction de Jean Vilar que Théâtre ouvert voit le jour, son idée étant de mettre en relation un metteur en scène, une œuvre et le public, entre spectacle et lecture. Il faut attendre dix ans pour que le projet s’installe à Paris, devenant sept années plus tard, le premier centre dramatique national de la capitale. Désormais Centre national des dramaturgies contemporaines, Théâtre ouvert a poursuivi sa destinée, intégrant les contributions de Christine Angot, François Bon ou Laurent Gaudé et, en 2014, le couple Attoun a transmis le flambeau à Caroline Marcilhac. En attendant, on peut grimper jusqu’au 4 bis, cité Véron où se joue jusqu’au 8 octobre la création d’Il faut beaucoup aimer les hommes, de Marie Darrieussecq revisité par le collectif Das Plateau. G.R. dération internationale de football association (Fifa). Le magazine souhaite renouveler la plus prestigieuse des récompenses individuelles dans le monde du ballon rond. La chaîne l’Equipe a annoncé la nouvelle ce jeudi soir sur son an- tenne: l’hebdo français sera, seul, en charge de la récompense. Le collège des votants revient à la formule classique où seuls les journalistes peuvent voter. Créé en 1956, le ballon d’or avait fusionné avec le titre de «Meilleur footballeur de l’an- née Fifa» en 2010, modifiant le mode de désignation du vainqueur. Journalistes, capitaines d’équipe nationale et sélectionneurs pouvaient voter avec cette ambiguïté: le lauréat est-il le meilleur joueur de l’année ou du monde? S.B. GREGORY CREWDSON Galerie Daniel Templon (à Paris et à Bruxelles), jusqu’au 29 octobre. Art/ Romain Bernini, zone tropicale L’artiste Romain Bernini, né en 1979, expose ses toiles tropicales et aimantées à Paris. Une série de chatoyants perroquets aux nuances psychédéliques comme autant de signes qu’un besoin de couleurs s’est fait ressentir, un besoin de soleil. Bleu-gris, rouge-vert, rougeblanc, ils s’accrochent à leur branche, hyperréalistes, posés sur des fonds abstraits multicolores. NEW ECSTATIC ISLAND de ROMAIN BERNINI à la galerie Suzanne Tarasieve (75003). BD/ Juliette Mancini, la pêche à la quenouille La graphiste Juliette Mancini signe un album potache qui examine en détail la société médiévale. Travaillée au crayon à papier, une série de tableaux régressifs se déploie autour du thème «splendeur et misère des rois de France et de leurs épouses, filant la quenouille au coin du feu». Le trait schématique évoque en filigrane une autre histoire de l’héroïsme, de la poursuite puérile du pouvoir et d’une difficile émancipation féminine. DE LA CHEVALERIE de JULIETTE MANCINI, éd. Atrabile, 80 pp., 18€. Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Lors d’un concert d’Arno, en 2013. PHOTO FABIENNE CRESENS Page 39 : On y croit / Le nouveau Pixies Page 40 : Cinq sur cinq / Les absents du streaming Page 42 : Casque t’écoutes ?/ Kevin Corrigan Concerts, les gardiens du zoom u 37 38 u Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Photos de rock, le grand flou Confrontés à la baisse des commandes et des tarifs, aux caprices des artistes et à la concurrence des amateurs, les pros de la photographie de concert se font de plus en plus rares. Par JEANSTÉPHANE BROSSE A utrefois réservée à une élite, aujourd’hui ouverte aux amateurs, la photographie de concert est un sport de combat où tous les coups sont permis, et dont les règles varient à chaque round. Pour entrer dans l’arène, cette zone située entre la scène et le public séparée par les «crash barrières», pas besoin de carte de presse, il suffit souvent d’un blog ou de quelques relations. «Il y a des tas de gens qui exercent les métiers les plus divers. Je connais un chauffeur routier, des enseignants, des retraités du ministère des Finances, un ancien dentiste aussi, équipé comme un porte-avions», témoigne Francis Vernhet, 62 ans, l’un des rares en France à vivre encore quasi exclusivement de la photo de scène. Avec la disparition progressive des magazines de musique ces dernières années, les débouchés se sont réduits comme peau de chagrin, mais les pros comme lui ont vu dans le même temps débarquer une foule d’apprentis reporters. «Le problème, c’est que quand une production les appelle pour utiliser un cliché, pour une pochette de DVD par exemple, ils acceptent des prix très bas, de l’ordre de 100, 150 euros, qui ne prennent pas en compte les critères de diffusion. Des barèmes existent, ceux de l’UPC [Union des photographes créateurs, devenue en 2010 l’Union des photographes professionnels, ndlr], mais on n’en tient plus compte du tout.» Même Robert Gil, dont tout arpenteur des salles de rock underground a déjà repéré les lunettes rondes, la barbichette et le béret, travaille le jour comme informaticien. «A l’issue des dernières Eurockéennes, lors d’un cocktail organisé par le service de presse, j’ai gentiment fait remarquer qu’on était quand même bien à l’étroit, poursuit Francis Vernhet. Mais l’attachée de presse m’a dit qu’elle n’avait accrédité que 25 photographes. Il y en avait en plus 40 liés à des partenaires ou à des mécènes et 25 autres invités par l’organisateur du festival… En clair, cela veut dire qu’en contrepartie ils fournissent des photos gratuitement.» Au festival des Vieilles Charues en 2015. PHOTO MATHIEU EZAN «Surabondance visuelle» «Il y a une prolifération de simili-photographes ou d’apprentis, renchérit Bertrand Alary, fondateur en 1993 de l’agence Dalle, seule photothèque française aujourd’hui purement musicale, avec 700000 clichés en ligne. Des photos, il m’en arrive 2000 tous les jours.» En cause, l’apparition du numérique il y a une quinzaine d’années, qui a mis l’autofocus à portée de toutes les bourses et grandement simplifié la technique. «Autrefois, acquérir [le savoir-faire] représentait un investissement en temps mais aussi en argent, en films tout simplement. Evaluer la lumière n’était pas toujours très simple… Pour la température de couleur, il fallait dans l’idéal avoir deux boîtiers et prendre le bon au bon moment et, pour l’exposition, une diapo surexposée d’un diaphragme, c’était poubelle direct, et on ne savait que le lendemain si on avait bon ou pas. Désormais, la technologie numérique est suffisamment mature pour que des matériels accessibles en termes de prix permettent d’avoir des résultats plus que corrects et vérifiables tout de suite», explique Francis Vernhet, qui a connu les années fastes (1980-90) de la presse musicale. Pourtant, Bertrand Alary se refuse à faire le tri. «Un photographe qui a deux bons clichés, ça m’intéresse, et si je ne le prends pas, il ira ailleurs, toutes les agences ont un département musique», argumente cet ancien collaborateur de Best ou de Rock & Folk, tout en défendant une politique tarifaire relativement Concert de Vianney à Paris, en 2016. PHOTO P. RAFALEMISTRAL réglo. «Je préfère vendre 10 photos à 100 euros que 100 photos à 10 euros.» Et de constater aussi qu’au vu de la difficulté de vivre de cette passion, «il y a une sélection naturelle qui se fait». Comme le confirme Rod Maurice, autre habitué des crash barrières, «avec les smartphones, avec les réseaux sociaux, tout le monde est devenu photographe». «Mais c’est une bonne chose, poursuit-il. Si on arrive à se démarquer parmi toute cette surabondance visuelle, on a encore plus de chance d’avoir des contrats.» Pour cela, «vu qu’on n’attend rien Dédicace de Pete Doherty à de vous, conseille celui qui se surnomme le Hiboo, vous pouvez “créer” pendant un live autre chose que l’œil humain est incapable de capter. Vous pouvez jouer avec les poses lentes, les multi-expos, combiner les deux, etc.» Et tout envoyer ensuite sur les sites de partage d’images comme Instagram ou Flickr. «Entre 2009 et 2012, lorsque j’ai connu mon pic d’activité à Paris, je vendais énormément via Flickr, car la presse étrangère, à la différence de la presse française, paie bien plus, de 100 à 200 euros le quart voire le huitième de page, soit le prix d’une page entière dans les magazines français, et elle utilise vraiment les réseaux sociaux pour trouver des photos avec des regards différents, note Rod Maurice. Encore aujourd’hui, Flickr est ma source numéro 1 de revenus, certes maigres, mais non négligeables sur une année.» Ceux qui parviennent à se distinguer se comptent cependant sur les doigts de la main, et beaucoup jettent l’éponge après quelques rounds. «Il y a une espèce de fantasme autour du métier, observe Pierre Hennequin, jeune pro de 23 ans, mais déjà plusieurs années d’expérience derrière lui. Il faut être persévérant. Des gens s’imaginent tout de suite pouvoir entrer en contact avec des artistes mais, au bout d’un certain temps, ils sont pris de désillusion et abandonnent, même s’il y a toujours des nouveaux qui les remplacent.» Si la photo de scène attire autant, c’est parce qu’elle instaure un rapport privilégié avec la musique et donne l’impression à celui qui tient l’objectif de voir plus loin que le spectateur lambda. «Ce qui est particulier, c’est le nombre d’inconnues… Tout est à chercher, explorer, découvrir, entre saisir les lumières au bon moment, capturer la jouissance que l’artiste ressent à chanter, jouer. Lorsqu’il s’oublie pour faire osmose avec la musique, c’est une montée d’adrénaline de chaque côté de l’objectif», confie la Belge Fabienne Cresens, qui a longtemps suivi le groupe Front 242, pionnier de l’electronic body music. Face à cette masse d’aspirants photographes, déplore-t-elle cependant, les producteurs de spectacles sont en position de force. En exemple, elle cite «des salles bruxelloises qui lancent des appels à candidatures pour des photographes “bénévoles”, avec l’accès gratuit aux concerts, ce qui est d’une grande générosité»… «Contrats aberrants» la Fnac, à Paris, en 2007. P. HYBRE. MYOP «Cette année, Lana Del Rey a refusé tous les photographes, Pharrell Williams n’en voulait que dix.» PIERRE HENNEQUIN jeune photographe, à propos de la dernière édition du festival des Vieilles Charrues u 39 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Côté artiste, les exigences sont aussi à la hausse, remarque Pierre Hennequin, qui travaille notamment pour le festival des Vieilles Charrues. Depuis longtemps déjà, les artistes ne se laissent photographier que lors des trois premiers titres. En s’arrangeant parfois pour rester dans l’ombre ou réclamant que les photographes soient cantonnés à la console de son. Mais d’autres règles saugrenues tombent à l’improviste. «Il faut shooter en grand-angle, sans gros plan, si gros plan, c’est côté gauche ou côté droit, parce que la chanteuse ne veut pas voir tel profil, raconte Hennequin. Ensuite, les photos doivent être validées, et on cède les droits aux managers parce qu’ils veulent les utiliser pour leurs press-books. Cette année, Lana Del Rey a refusé tous les photographes, Pharrell Williams n’en voulait que dix. Depuis quelque temps, beaucoup d’artistes demandent ce genre de choses et continuent à réclamer des contrats aberrants qui n’ont aucune validité juridique.» Pour refuser ces abus, la solution passe sans doute par une solidarité accrue dans la profession. La Suisse a montré l’exemple cette année avec le Paléo Festival de Nyon et le Montreux Jazz Festival, qui ont signé conjointement une charte définissant noir sur blanc les conditions de travail dans la fosse. «Après le concert de Lady Gaga au Stravinski Hall de Montreux l’année dernière, où il y avait un seul photographe et un seul cliché donné à la presse, une association de photographes a fait pression pour que ça change. Tous les artistes sont obligés de nous laisser shooter du crash barrière, se félicite Pierre Hennequin. Ce sont deux festivals sur lesquels on devrait prendre exemple. J’en ai parlé au service de presse des Vieilles Charrues, mais on m’a dit que c’était compliqué…» Pour les photographes de scène, la France n’est pas encore le pays de la neutralité. • ON Y CROIT Pixies retour aux sources TRAVIS SHINN Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Le groupe de Black Francis retrouve avec succès la veine de ses premiers diques. Q ui sait à quoi ressemblerait aujourd’hui un album des Pixies s’ils ne s’étaient pas séparés en 1993? Tout ce qu’on peut dire, c’est que Head Carrier, autrement plus inspiré que son prédécesseur Indie Cindy, leur premier album depuis leur reformation puis le départ de Kim Deal, en 2013, semble naturellement s’inscrire dans la discographie d’un des plus importants groupes «indés» des années 90. Ce sixième album, qui a tout pour réjouir les fans, ressemble même au chaînon manquant entre Doolittle (1989) et Bossanova (1990). Explication (tentative tout du moins). Comme tout amateur le sait, il y a deux périodes dans le son Pixies: 1987-1989, où Black Francis s’arrache les cordes vocales sur une sorte de pop hardcore sèche comme une claque et jouée à toute berzingue, qui a marqué une génération pré-Nirvana; 1990-1992, où les deux derniers albums, plus adultes, plus denses, s’aventurent en des terres rétrofuturistes à coups de surf music réinventée (mais aussi de heavy metal) et de science-fiction des années 50, préparant le terrain au chef-d’œuvre solo, en 1993, du chanteur rebaptisé Frank Black. C’est schématique évidement. Revenons à Head Carrier, sur lequel Black Francis recommence à hurler comme à la grande époque. La voix a pris de la rondeur, mais elle est encore capable de vous arracher les tympans comme sur Baal’s Back, qui sonne telle une chute de studio de Come on Pilgrim, leur premier EP de 1987. Um Chagga Lagga et All I Think About Now ont l’air de titres oubliés de Surfer Rosa (1988) ou Doolittle avec Paz Lenchantin dans le rôle du sosie vocal de Kim Deal. Alors que Plaster of Paris, All the Saints ou encore l’excellent Oona n’auraient pas démérité sur Trompe Le Monde (1991) ou Bossanova. Bref, PIXIES Head Carrier (Pixies Music/Pias) sans réellement faire évoluer le son Pixies (à part peut-être le très réussi Bel Esprit), ce qui était paradoxalement le cas du décevant album précédent, Head Carrier est un excellent disque qui va enchanter les nostalgiques. A part ça, la pochette est horrible, quelqu’un peut-il débrancher Vaughan Oliver ? ALEXIS BERNIER Vous aimerez aussi MINOR THREAT Out of Step (1984) Du punk joué mieux et (beaucoup) plus vite par des gamins de Washington DC pionniers du hardcore, mais surtout capable d’excellentes chansons de deux minutes. Les Ramones en plus austères. HÜSKER DÜ Flip Your Wig (1985) Ils ont révolutionné le boucan hardcore en lui apportant sensibilité et psychédélisme. Un groupe charnière (les premiers indés à signer avec une major notamment) comme l’ont été plus tard les Pixies. DINOSAUR JR Give a Glimpse of What Yer Not (2016) Encore un groupe fondamental dans le genre bruyant et mélodieux, précurseur du grunge celui-là. Si les fans hardcore préfèrent leurs disques des années 80, ce nouvel album est tout de même excellent. 40 u Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe PLAYLIST TUFF CITY KIDS feat. ANNIE Labyrinth (Morgan Geist remix) De l’énorme et nostalgique house du duo allemand, le New-Yorkais Morgan Geist tire un remix efficace, mais épuré, qui nous replonge au temps béni de l’avant-house, quand sévissaient les dieux des remix comme Shep Pettibone, fan de solos de boîtes à rythmes. EL PERRO DEL MAR Ging Ging Au cœur d’un album tourné vers l’Orient et les musiques asiatiques et africaines, on trouve cette frissonnante cavalcade mélancolique qui confirme, encore une fois, tout le talent de la Suédoise. CINQ SUR CINQ Streaming, des voix à part ment en haute résolution qui va avec, PonoMusic. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il est totalement absent des plateformes grand public, mais on y trouve très peu de sa pléthorique discographie (ses derniers disques sont indisponibles), notamment sur Apple Music, dont il a essayé en vain de convertir le patron, Tim Cook, à sa croisade. 2 MC Solaar, englué dans des problèmes de droits. PHOTO B. TESSIER. REUTERS Neil Young, MC Solaar ou Goldman… pourquoi certains artistes sont absents des plateformes d’écoute en ligne. Q uoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise, le streaming semble s’imposer comme le moyen de consommation de la musique le plus courant aujourd’hui. Même les catalogues des Beatles ou de Prince, longtemps inaccessibles, sont dorénavant à disposition. Et pourtant quelques artistes ne peuvent toujours pas être écoutés en ligne. Tour d’horizon, non exhaustif. 1 Neil Young à San Francisco, en 2001. PHOTO R. GALBRAITH. REUTERS Neil Young l’audiophile En plus d’être un musicien essentiel, le vieux sage (et parfois ronchon) canadien a de nombreuses passions plus ou moins exotiques, telles que les trains électriques, le cinéma, les vieilles voitures et le (bon) son. Young est ce qu’on appelle un audiophile, à tel point qu’il est entré en guerre contre les formats compressés de médiocre qualité comme le célèbre MP3, et développe depuis quelques années son propre système de baladeur haute-fidélité, le Pono (qui ressemble à une tablette de Toblerone), et le service de télécharge- Joanna Newsom la virulente Si certains se contentent de ne pas fournir leur catalogue aux services de streaming, d’autres ont besoin d’expliquer publiquement leur choix. Pourtant généralement réservée, la talentueuse harpiste folk américaine Joanna Newsom s’en est prise avec virulence à Spotify, comparant la société suédoise à son aversion pour la banane au cours d’une discussion avec le Los Angeles Times publiée le 16 octobre 2015. «J’ai déjà fui un magasin d’alimentation après avoir vu une banane pourrie depuis quelques jours, elle relâche un gaz que je peux sentir dès le pas de la porte. Spotify est cette banane de l’industrie du disque.» La chanteuse précise aussi que la plateforme «est une cabale maléfique des majors de l’industrie, un business bâti pour faire croire à leurs artistes qu’elles les rémunèrent». 3 Giegling le label vinylique On pourrait imaginer que les musiques électroniques en général et la techno en particulier ont le futur chevillé au corps et des acteurs toujours au fait des nouvelles technologies de diffusion. Et bien pas du tout. Les activistes les plus pointus du moment ne jurent que par le sacrosaint vinyle, comme le passionnant label allemand Giegling. Une maison très discrète qui refuse également les interviews. Pour cette officine culte basée à Weimar (centre du pays), ne pas être disponible en streaming est un acte militant, le signe de leur refus de passer sous les fourches caudines d’un système dont ils n’approuvent pas les règles. En conséquence, pour écouter la techno sourde et puissante d’Edward, Traumprinz, Matthias Reiling ou Kettenkarussell, deux solutions : sortir la platine vinyle du placard ou se rendre dans un club. 4 Jean-Jacques Goldman le mutique Bien embêté le fan de Goldman quand il souhaite écouter son héros en streaming. S’il utilise Apple Music, il doit se contenter d’extraits de l’album Génération Goldman. Et pas forcément les meilleurs. Et sur Deezer, lorsque l’on tape son nom, on se retrouve face à un message très clair : «A la demande de l’artiste ou de ses représentants, une partie ou l’intégralité de la discographie est actuellement exclue des services de streaming. Deezer continue de faire son maximum pour la rendre disponible le plus rapidement possible.» J.-J.G. ne s’exprimant plus depuis de nombreuses années, on suppose qu’il a rejoint dans ce boycott son ex-camarade des Enfoirés Francis Cabrel, qui déclarait en avril 2015 à notre confrère Metro : «C’est une merveilleuse idée dans laquelle les artistes sont complètement floués.» 5 MC Solaar le dépossédé En matière de streaming, il y a ceux qui voudraient en être, mais qui ne peuvent pas en raison d’inextricables questions de droit. C’est la situation ubuesque que vit MC Solaar depuis maintenant quinze ans. Ses quatre premiers albums n’ont jamais été réédités sous quelque format que ce soit. La faute à une décision de justice ambiguë. «Personne ne sait si l’on peut exploiter ces albums», comme l’expliquait en 2011 Claude M’Barali au défunt magazine Serge. Même problème avec les rappeurs new-yorkais de De La Soul, dont les meilleurs disques ne sont pas disponibles en numérique. Le format n’existait pas lorsqu’ils ont signé les contrats où il était précisé qu’ils concernaient uniquement le vinyle, la cassette et le CD. Et, visiblement, ajouter un petit appendice à ces vieux papiers n’est pas chose aisée. ALEXIS BLANDOT u 41 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 MICHAEL MAYER & BARNT Und Da Stehen Fremde Menschen Tiré de l’album collaboratif (un titre = un duo) du grand manitou de la techno de Cologne Michael Mayer, un morceau improbable, entre la rigueur rythmique de ce dernier et la folie douce de Barnt, qui aime déconstruite sa musique. Redoutable. DESTINO Loopo Chapeauté par le Rémois Yuksek, le premier EP d’un jeune producteur qui réussit le grand écart entre la musique baléarique et le disco cosmique pratiqué en Norvège, le tout sur des tempos lancinants. Pour danser sans (trop) se remuer. HISTOIRE DE POCHETTE WARPAINT By Your Side Après un deuxième album parfois poussif, voire mollasson, les quatre Californiennes redressent la barre sur leur très réussi et plus varié troisième long format, comme le prouve ce deuxième morceau tout en basses caverneuses. Retrouvez cette playlist et un titre de la découverte sur Libération.fr en partenariat avec Tsugi radio LA DÉCOUVERTE Paradis : «Quoi de plus sincère que la peau nue ?» Le duo parisien, qui mélange avec bonheur chanson française et house, retrace la genèse du visuel de son premier album, alliance de douce délicatesse et de fort pouvoir dansant. Pierre Rousseau: On avait la volonté de mettre une image en parallèle avec chaque morceau de l’album. Mais on n’a pas trouvé de pochette pendant très longtemps. On est allés finir notre disque à la campagne pendant un mois, et le photographe Andrea Montano est venu avec nous. Il avait affiché une centaine de photos, et de temps en temps on s’arrêtait, on regardait, et on a essayé d’en isoler douze. Au bout d’un moment, en regardant celle-ci, on s’est dit: pourquoi ce ne serait pas la couverture? Elle regroupe un peu les thèmes de notre album : le côté recto verso, puisqu’il y en a un de dos, et un de face; le fait de se jeter à l’eau avec un premier disque; la question du conflit, de la mise à nu. Simon Mény: On voulait développer l’image dans le projet et, pour réaliser la pochette, capter des moments de notre vie plutôt que prendre des images artificielles. Donc Andrea nous a suivis sur toutes les dates que l’on a faites l’été 2015 en live. Cette image a été prise après une date à Cap-Ferret [en Gironde, ndlr] où les gens qui organisaient la soirée nous ont accueillis chez eux et nous ont fait faire un petit tour de bateau. Nous sommes allés nous baigner, on est en train de s’amuser dans l’eau. BRIGID ANNAND L’eau Barbagallo pop et baguettes magiques P PARADIS Recto Verso (Maison Barclay/ Universal) Les garçons Le photographe P.R. : Il y a une ambiguïté qui nous plaît. On ne sait pas trop qui est sur cette photo, mais c’est bien Simon et moi. L’image interpelle aussi parce que ce sont deux garçons qui se touchent dans l’eau. C’est un disque qui est sincère, et quoi de plus sincère que la peau nue ? Nous voulions également faire une pochette sans écriture pour préserver la simplicité de la photo. Et puis c’est une photo intemporelle, qui aurait pu être prise à n’importe quelle époque. L’eau et les humains existent depuis combien? Huit cent mille ans ? P.R : Nous sommes des passionnés de photo. Andrea a longtemps été coresponsable d’une galerie à Bruxelles qui s’appelait Abilene. A la fin de cette aventure, il a voulu développer son travail personnel. On a regardé son portfolio, il avait une belle approche qui nous touchait beaucoup. C’est devenu un peu le troisième membre du groupe. Sur les derniers mois, sa présence est devenue très importante, elle nous a aidés à finir le disque. Recueilli par PATRICE BARDOT En live le 18 novembre à la Cigale (Festival des Inrocks, 75018) our se faire remarquer, le batteur d’un groupe est souvent obligé de faire n’importe quoi. Hélas, il peut finir étouffé dans son vomi tel John Bonham (Led Zeppelin) ou victime d’une overdose médicamenteuse comme Keith Moon (The Who). Puis, il y a aussi ceux qui sortent des albums dont tout le monde se fout, à la manière de Ringo Starr (The Beatles). Loin des exemples de ces glorieux aînés, Julien Barbagallo, manieur de baguettes chez Hyperclean, Tahiti 80 et surtout Tame Impala, a dé- cidé, lui, de débarquer discrètement sur le devant de la scène, mais pas sans faire de bruit. Les quelque 300 dates effectuées ces dernières années tout autour de la planète en compagnie du groupe de Kevin Parker ont nourri son inspiration pour son album Grand Chien, à l’allure parfois de carnet de voyage déluré. Si les sonorités musicales psychédélico-pop rappellent parfois son employeur australien (Nouveau Sidobre), ses chansons se distinguent surtout par un maniement ciselé de la langue française, à la fois romantique et ludique. Comme un jeu de piste, il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour comprendre (et encore) le sens de cette poésie solaire. Si le talent exubérant de Julien Barbagallo éclate aujourd’hui sur une major du disque, c’est bien grâce à une mise en lumière initiale par les activistes de la Souterraine, label tête de pont cette nouvelle chanson française pas comme les autres. Et qui va même jusqu’à repérer les batteurs… PATRICE BARDOT BARBAGALLO Grand Chien (Arista), sortie le 28 octobre LE MOT Track T rès employé dans le milieu musical dans sa version originale anglaise, le terme «track» est généralement remplacé en français par «morceau», et sa définition traduite par : sélection d’une partie d’un enregistrement audio ou vidéo constituant une œuvre individuelle, partie ou non d’une plus large œuvre. On l’emploie par opposition à «chanson», pour des genres de musique globalement instrumentaux et plus particulièrement dans le cercle des musiques électroniques. Le tout petit milieu des DJ et la sphère médiatique house et techno se livrent une lutte acharnée de- puis la nuit des temps (comprendre les années 80) pour savoir quel genre donner à ce mot emprunté de l’anglais: doit-on dire «le» ou «la» track? Un débat sans fin et sans solution justifiable –on dirait «le track» en référence au masculin de «morceau» mais l’on pourrait dire «la track» en pensant au féminin «piste». Le même débat profondément stérile fait rage pour «le» ou «la» «tracklist», désignant l’ensemble des morceaux, ordonné, du disque final, qu’il soit album ou simple maxi. Mais les petites batailles ne font-elles pas les grandes victoires de la langue franglaise ? FRANÇOIS BLANC 42 u Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe LE COFFRET Sur les cendres de Ziggy CASQUE T’ÉCOUTES ? Kevin Corrigan Acteur américain JEREMY VAN EYK «Björk sur scène, si captivée qu’elle a failli tomber» D epuis ses débuts dans le film les Affranchis de Scorsese, en 1990, il fait partie de ces acteurs dont on connaît certainement le visage sans forcément retenir le nom. Mais son rôle extraordinaire de producteur junky dans la très bonne série The Get Down, retraçant les débuts du hip-hop à New York, devrait vite changer la donne pour Kevin Corrigan. Quel est le premier disque que vous avez acheté avec votre propre argent ? Totally Hot par Olivia NewtonJohn [titre de 1978, ndlr] qui m’avait retourné la tête. J’avais 9 ans. SES TITRES FÉTICHES KAREN DALTON In My Own Dream (1971) ROKY ERICKSON The Haunt (1985) ELYSIAN FIELDS Parachute (1996) Votre moyen préféré pour écouter de la musique : MP3, autoradio, platine CD, vinyles ? Je continue d’aimer les CD et les vinyles, mais si je cherche un disque que je n’ai pas, je vais sur YouTube, et la plupart du temps il s’y trouve. Comme dernièrement Uncle Meat de Frank Zappa. Je l’ai tellement écouté que je devrais maintenant me le procurer. Le dernier disque que vous avez acheté ? Un coffret de quatre CD d’André Previn [pianiste, chef d’orchestre et compositeur né en 1929 ayant tâté aussi bien du jazz, du classique que des musiques de film, ndlr] : Eight Classic Albums. Je n’avais jamais entendu un de ses disques. J’aurai parié que c’était un musicien classique, mais j’ai été intrigué car il était rangé dans la section jazz. Où préférez-vous écouter de la musique ? Pendant que je conduis, mais cela nécessite une voiture donc, la plupart du temps, c’est en marchant dans New York avec mes écouteurs. Un morceau préféré pour commencer la journée ? Bob Crosby and the Bobcats Big Noise from Winnetka. La chanson que vous avez honte d’écouter avec plaisir ? Katy Perry, Roar. La première fois que je l’ai entendue, c’est par l’intermédiaire de mon neveu autiste. Il chantait uniquement le refrain «you’re gonna hear me roooaaar» [«tu vas m’entendre rugir», ndlr]. C’était assez énervant, je dois dire. Mais, quelque temps plus tard, j’étais à un dîner, cette chanson est passée à la radio, et j’ai été bouleversé à l’idée que mon neveu l’avait entendue et en avait tiré une forme d’émancipation, ce qu’est censée faire la musique. L’album que tout le monde aime et que vous détestez ? Beaucoup de fans absolus de Black Sabbath (dont je fais partie) ne jurent que par Heaven and Hell et Mob Rules [respectivement 1980 et 1981, ndlr], mais ces albums ne me font aucun effet. Le disque dont vous auriez besoin sur une île déserte ? The Beatles The Beatles (White Album). Quelle pochette voudriez-vous encadrer ? Elysian Fields For House Cats and Sea Fans illustré par un tableau de John Lurie, saxophone dans The Lounge Lizards, et qui a joué dans les films de Jim Jarmusch Stranger Than Paradise et Down By Law. Votre meilleur souvenir de concert ? David Bowie chantant Fame à sa bassiste Gail Dorsey en 1997 au Supper Club [à New York, ndlr]. Il se foutait un peu de sa gueule, et elle l’a bousculé. Très amusant. Björk, si captivée par la musique au King Theater en mars 2015 [à New York] qu’elle est entrée en dansant dans un clavier et a failli tomber. Les musiciens, qui étaient assis, l’ont rattrapée. Quel est le disque que vous partagez avec la personne qui vous accompagne dans la vie? Les albums For the Roses et Court and Spark de Joni Mitchell, dont ma femme, Beth, connaît toutes les paroles par cœur. Le morceau qui vous rend fou de rage ? Nirvana, Scentless Apprentice. Le dernier disque que vous avez écouté en boucle ? Deep Purple, Machine Head. Un CD d’occasion que j’ai acheté à L.A. et qui est le seul disque que j’écoute quand je conduis. J’ai dû l’écouter une vingtaine de fois, du début à la fin. Le groupe dont vous auriez aimé faire partie ? The Who. Le morceau qui vous fait pleurer ? Jóhann Jóhannsson, The Cause of Labour is the Hope of the World et Jon Brion, OK. Je ne peux même pas les écouter, ça me rappelle les derniers jours de mon père. Recueilli par MAX DI CARO Suite de l’intégrale David Bowie, un an après le dispendieux coffret Five Years. Axé principalement sur son épopée américaine, Who Can I Be Now? [1974-1976] résume l’œuvre de Bowie après le suicide de son personnage Ziggy Stardust. De ces années dont l’Anglais n’avait plus aucun souvenir à cause de sa consommation massive de produits stupéfiants, les archivistes ont entre autres réuni Diamond Dogs, David Live ou Station to Station (les deux derniers bénéficiant étrangement de deux mixages différents), mais surtout exhumé The Gouster, album inédit enregistré en 1974 puis abandonné avant son mix final, et dont une partie des morceaux a fini retravaillée sur l’album Young Americans. Anecdotique mais de quoi contenter l’amateur éclairé… jusqu’à l’arrivée de l’anthologie regroupant la période berlinoise. DAVID BOWIE Who Can I Be Now? [1974-1976] (Parlophone/Warner Music), 12 CD en édition limitée, 119,99€. L’AGENDA 24-30 septembre n C’est le jour où une majorité de gamins de moins de 18 ans défile dans les rues derrière des chars qui font «boum, boum». Eh bien, après cette Techno Parade, les majeurs se retrouveront, eux, pour Dream Nation, soirée à l’allure de festival de l’électronique version hardcore, réunissant entre autres Pendulum, Shifted, Surgeon & Lady Starlight. Alleeez ! (Le 24 septembre à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis.) n Elle a beau avoir 69 ans, le cœur en Provence, où elle a laissé ses souvenirs, aimer les oiseaux et les fleurs, avoir eu des peines de cœur (et un fils avec le chanteur Christophe), Michèle Torr continue à chanter des chansons, voilà sa passion. Merci Pierre Delanoë et Didier Barbelivien. (Le 25 septembre à Cuzorn, dans le Lot-et-Garonne.) n Voilà une très bonne idée des organisateurs de Concrete, la fameuse soirée parisienne des bords de Seine: partir sur les routes de notre beau pays pour prêcher la bonne parole house ou techno avec des résidents du bateau comme Cabanne (photo), Ben Vedren et Lowris. C’est beau la décentralisation. Mais hélas ils n’ont pu amener la barge. (Le 30 septembre à Ramonville, en Haute-Garonne.) PHOTO D. JULIAN Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 u 43 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Page 46 : Stewart O’Nan / Au service de Scott Fitzgerald Page 47 : Alice Kaplan / Le making-of de «L’Etranger» Page 50 : Laurent Mauvignier / «Pourquoi ça marche» Par MARIA MALAGARDIS Photos YANN RABANIER Gaël Faye I Le paradis perdu à hauteur d’enfant l s’étonne encore, parfois, de ce qui lui arrive. Du succès foudroyant de ce premier livre, publié cet automne, qui lui vaut emballement médiatique et cascade de consécrations. A peine Petit Pays vient-il d’être couronné du prix Fnac, vite suivi du prix Cultura, que Gaël Faye, auteur de 34 ans, apprenait qu’il figure sur la première liste du prix Goncourt comme du prix Médicis. Trois jours après notre rendez-vous, il se retrouvera également Suite page 44 44 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe LIVRES/À LA UNE Rencontre avec Gaël Faye sur celle du Femina. Belle prouesse pour ce jeune homme au visage d’enfant, qui vit si loin des salons parisiens, au Rwanda. Sur la carte du monde, ce n’est qu’un petit cercle à peine plus grand que la Bretagne, dans le flanc du continent africain. Un pays au destin intense, en partie évoqué dans le roman sans en être le sujet principal, où il a fini par s’installer il y a un an, après tant d’années en banlieue parisienne. D’abord parce que sa femme y avait trouvé un nouveau job. A l’époque, il venait de rendre son manuscrit. Et c’est de loin, depuis ce pays «où l’idée d’écrire un livre vous fait passer pour un excentrique», qu’il a découvert le succès si rapide de Petit pays. Le livre n’était pas encore paru en France qu’il avait déjà été vendu à une vingtaine de maisons d’édition étrangères qui se sont parfois livrées une féroce concurrence. Comme en Allemagne, où dix éditeurs étaient en lice pour obtenir les droits du livre, en partie autobiographique. Depuis la parution en France, Gaël Faye enchaîne les interviews et les signatures, avec un agenda de rockstar auquel ce jeune homme discret n’était pas forcément préparé. Ce samedi soir, le voilà même invité chez Ruquier. Et on a du mal à l’imaginer jonglant avec la dérision et les provocs qui font la renommée de l’émission, lui qui a voulu raconter une histoire a priori empreinte de gravité : celle, exprimée à travers le regard d’un enfant, du basculement tragique, du paradis vers l’enfer, de son «petit pays» natal, le Burundi. Derrière lequel se profile très vite, le destin terrible d’un autre «petit pays» : le Rwanda voisin, dont la page la plus sombre, celle du génocide de 1994, fait également partie de la trame de ce premier roman. Suite de la page 43 De la musique à la littérature En principe, pas vraiment de quoi se marrer sur le canapé du salon face au petit écran. En arrivant au café où l’on s’est donné rendez-vous ce jour-là au centre de Paris, il montre ébahi un exemplaire d’un magazine people qui lui consacre une page entière, suite au choix d’Isabelle Adjani qui a beaucoup aimé le livre. Elle aussi. Qu’est-ce qui fait que «la sauce prend»? Qu’au milieu de la rentrée littéraire, un Petit pays se distingue soudain dans l’avalanche de parutions et suscite un enthousiasme unanime ? Il est vrai que dans la vie de Gaël Faye, il y a déjà eu beaucoup de rebondissements inattendus. Des bons et des moins bons. A commencer bien sûr par la fin d’une enfance enchantée au cœur de l’Afrique, celle qui inspire la fiction. Suivie d’un exil forcé en banlieue parisienne pour ce petit métis, fils d’un père français et d’une mère rwandaise, elle-même exilée au Burundi. Fruit d’une identité indécise (trop blanc en Afrique, trop noir en France), il cherchera longtemps son destin. Il y a six ans, on s’était déjà retrouvés dans ce même café. A l’époque, il poussait le landau de sa fille aînée et s’efforçait de percer sur la scène du rap. Sans regretter son choix : avoir quitté une vie confortable de trader à Londres, pour se consacrer à sa passion, la musique. La vie n’était pas forcément facile, mais Gaël appréhendait alors les difficultés de la vie d’artiste avec la même sérénité qu’il affiche aujourd’hui face à ce succès littéraire inespéré. Sur la scène rap, il finira par connaître une certaine reconnaissance. Notamment grâce à Petit Pays, titre d’une chanson qui suscitera un réel engouement et qui préfigure évidemment déjà certains thèmes de son livre. La musique reste sa passion. Ses chansons ont raconté les étapes et les émotions de sa vie, plus concrètement que son premier roman. Il a chanté, avec une sensibilité touchante, ses fantômes, ses interrogations comme son amour pour sa femme, et son émerveillement à la naissance de son premier enfant. Son roman est bien plus pudique sur sa vie privée. Il lui ouvre pourtant le sésame de la célébrité, comme jamais la musique n’a pu le faire. Désormais, lorsqu’il se produit en concert, «les librairies de la ville concernée m’appellent souvent pour me proposer d’animer dans la foulée une signature», s’amuse-t-il. En réalité, de la musique à la littérature, le lien est encore plus direct. Dans les vrais contes de fées, le hasard est l’autre nom du destin. Donc, il était une fois une lll Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 u 45 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 GAËL FAYE PETIT PAYS Grasset, 224 pp., 18 €. Gaël Faye, à Paris, le 16 septembre. PHOTO YANN RABANIER lll éditrice indépendante dont le fils écoutait du rap à la maison. Un jour, la voilà intriguée par ce jeune chanteur à la peau café au lait qui plaît tant à son fils, et dont les thèmes d’inspiration sortent des poncifs habituels sur la vie de banlieue. Il y a aussi cette façon d’agencer les mots, de donner du sens aux paroles, qui suggérait, peut-être, un vrai talent d’écriture. «Catherine Nabokov m’a écrit une lettre en 2013, puis on s’est vus deux ou trois fois, de façon informelle. Elle m’a poussé à écrire. Mais moi à l’époque, j’étais très pris par les tournées. Je venais de sortir mon premier album en solo, j’avais aussi un groupe, Milk, Coffee & Sugar. Et, surtout, je n’avais pas d’idée très précise sur ce que je pouvais lui proposer : un recueil de nouvelles? De la poésie? J’ai longtemps hésité, je tâtonnais», raconte Gaël. Un an plus tard, il profite des vacances d’été pour écrire enfin quelques pages : ce sera le prologue du roman. C’est sur cette seule base, mais après de nombreuses discussions, qu’un contrat est signé avec Grasset fin 2014. «J’avais en pr i n c i p e trois mois pour écrire un roman, et cette deadline m’a donné un bon coup de pied aux fesses», se remémore Gaël, qui ne cache pas avoir beaucoup souffert: «Au début je m’arrêtais sur chaque phrase, je pouvais passer une journée à écrire dix lignes. C’était déprimant, poussif. Jusqu’au jour, où je me suis décidé à dérouler tout en vrac sans me poser de questions et peu à peu les personnages et l’histoire ont pris corps.» Comme Gaby, le narrateur du roman, Gaël a vécu la séparation de ses parents peu avant que les passions ne se déchaînent dans son pays natal. Comme celle de Gaby, la mère de Gaël est une Rwandaise, membre de la minorité tutsie, contrainte de fuir son pays natal, lors des premiers pogroms contre «Je ne voulais pas faire uniquement un récit des violences qui ont embrasé cette région, les moments heureux méritaient eux aussi d’être évoqués.» les Tutsis à l’aube des années 60. Les ressemblances formelles s’arrêtent globalement là. Le reste est un kaléidoscope où l’imagination et les souvenirs s’entremêlent pour brouiller les pistes. Au fond, la seule «vérité», c’est ce petit pays tant aimé, où la haine va peu à peu gangrener les cœurs, obligeant chacun à prendre position. Une impasse de Bujumbura Tout s’est déroulé très vite, en quelques mois, il y a une vingtaine d’années. A la façon d’un jeu de dominos fatal. Le premier président démocratiquement élu du Burundi est sauvagement assassiné, le pays s’embrase. Quelques mois plus tard, c’est au tour du dirigeant du Rwanda voisin d’être victime d’un attentat. Les extrémistes proches du défunt y trouvent le prétexte pour déclencher une solution finale contre la minorité tutsie. Le Rwanda sombre dans l’apocalypse. Une déflagration qui se répercute au Burundi voisin, qui plonge encore plus vers l’abîme. C’est cette mécanique implacable du «eux contre nous» que raconte le roman, lequel réserve une surprise, lourde de sens, assénée à la dernière phrase. Si surprenante et tellement déchirante. Quand on a soi-même vécu une période aussi bouleversante, peut-on échapper à l’impérieuse nécessité de la raconter? La vie de Gaël Faye est évidemment à jamais marquée par cette enfance brisée au Burundi, par le deuil et le traumatisme du génocide au Rwanda voisin, qui a emporté tant de proches. Ceux de sa propre famille et de celle de sa femme, dont les parents traquent depuis quinze ans sans relâche les responsables du génocide, qui ont tenté de se faire oublier et de recommencer une nouvelle vie en France. A table, lors des retrouvailles familiales, pourtant souvent joyeuses en apparence, il y a toujours des fantômes qui s’invitent de manière subliminale. C’est le destin des familles de rescapés. Et celles de Gaël et de sa femme n’y échappent pas. Même les prénoms qu’on choisit pour les enfants porteront la marque de cette mémoire qui ne vous lâche jamais. Certaines scènes du livre s’inspirent d’ailleurs, au détail près, d’événements qu’ont vécu ses beaux-parents, avant ou pendant le génocide. Mais le jeune auteur a réussi à résister à la tentation d’un livre dénonciateur, comme à toute fascination pour la mort. «Je ne voulais pas faire uniquement un récit des violences qui ont embrasé cette région, explique Gaël. Les moments heureux méritaient eux aussi d’être évoqués. J’ai voulu y mettre la même douceur que celle que j’essaye d’insuffler dans mes chansons, sans minimiser bien sûr l’impact de la tragédie.» On retrouve dans ce premier roman bien plus que les thèmes d’inspiration qui habitent le musicien : un tempo, un style qui s’imposent parfois dans des formules lapidaires («l’Afrique a la forme d’un revolver», «La guerre, sans qu’on lui demande, se charge de nous trouver un ennemi»). Elles alternent toutefois avec des moments, magnifiques, où le temps semble suspendu. Juste avant le drame : «Les vieilles ne disaient rien. Maman fermait les yeux, elle se massait les tempes. La radio des voisins diffusait des chants liturgiques. On entendait nos fourchettes tinter dans les assiettes». Des instants où la vie semble en apesanteur, avant de basculer brutalement. Est-ce propre à l’Afrique? Quand on écrit son premier livre à Paris, pendant l’hiver 2015, d’autres événements se télescopent fatalement. «J’ai situé l’univers du narrateur dans une impasse de Bujumbura [la capitale du Burundi, ndlr]», rappelle-t-il. «Mais ce n’est pas un souvenir personnel. L’idée s’est imposée le 7 janvier 2015, le jour de l’attaque contre Charlie Hebdo. Ce jour-là, j’avais rendez-vous avec le cofondateur de mon groupe, qui m’a annoncé qu’il voulait mettre un terme à notre collaboration. C’était la fin de notre aventure, de nos projets communs. Et pendant cette discussion très pénible, on voyait aussi défiler les tweets de plus en plus alarmistes sur l’attaque. On était concentrés sur nos préoccupations, alors que tout notre univers était soudain en train d’exploser. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de cette impasse où habiteraient mon héros et sa bande de copains. Un monde clos, préservé, au départ, d’une violence qui fait soudain ir- ruption et bouleverse tout. La France à ce moment-là se croyait à l’abri du danger avant d’être projetée dans la terreur. Comme le sera le petit monde dans lequel évolue mon narrateur.» Des victimes qui nous ressemblent A quel monde appartient-on? A celui de nos origines ou bien à celui que le destin nous impose? Et sontils vraiment si différents ? Bujumbura-Paris, en aller simple : catapulté en France après son évacuation d’urgence, le jeune Gaël sera souvent agacé d’être toujours réduit aux mêmes images exotiques : «Quand je suis arrivé en France, on m’interrogeait sans cesse sur les baobabs et les girafes, alors que moi j’avais grandi dans une culture dominée par Nike et Michael Jordan.» Dans le premier chapitre du roman, le narrateur mélancolique et tourmenté par son passé se retrouve dans un bar où défilent les images des réfugiés qui arrivent en masse aux frontières de l’Europe. Encore un autre drame qui a marqué l’année 2015. «On ne dira rien du pays en eux», constate Gaby en observant ces groupes de réfugiés désespérés. A sa façon, Petit pays tente de réparer cette injustice, celle de l’ignorance ou de l’indifférence face au passé des «autres». Mais le livre révèle aussi combien les victimes de ces tragédies lointaines, au fond, nous ressemblent. Et c’est peut-être dans cette facilité d’identification avec le narrateur et ses amis, que réside la clé de l’engouement pour ce premier roman d’un jeune auteur inconnu. Gaby n’est pas un petit Africain, c’est un enfant du monde emporté par la fureur du destin. Notre hantise commune. Une fois la saison des prix et promotions achevée, Gaël Faye repartira pour Kigali au Rwanda. Retrouver sa femme et ses deux enfants. Il y est heureux, apprécie le retour à la paix dans ce pays qui s’est reconstruit de manière impressionnante. Seule ombre au tableau: depuis le printemps 2015, le Burundi voisin sombre à nouveau dans la violence. L’enfer côtoie toujours le paradis. C’est ce que nous réserve, trop souvent, notre époque tourmentée. Là-bas comme ici. • 46 u POCHES Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 HERMAN BANG MIKAËL Traduit du danois et présenté par Elena Balzamo. Préface de Klaus Mann. Libretto, 268 pp., 9,70 €. «Mikaël traversa à grands pas le salon blanc, tira le rideau persan qui le séparait du fumoir. Il n’alla pas loin : appuyé contre le chambranle, il éclata en sanglots convulsifs qui secouèrent tout son corps.» L’Etranger familier La «biographie» du premier roman d’Albert Camus par l’Américaine Alice Kaplan Fitzgerald le magnifique L’hommage en plan serré de Stewart O’Nan à l’auteur de «Gatsby» Par ELISABETH FRANCKDUMAS Par PHILIPPE LANÇON D I eux ans après Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, qui donna un nom et une famille à «l’Arabe» du roman d’Albert Camus, l’universitaire américaine Alice Kaplan (Trois Américaines à Paris, l’Interprète) a rédigé une «biographie» de l’Etranger. Le projet est résumé aux premières pages: «Accompagner Camus, mois après mois, comme si je regardais par-dessus son épaule», alors que l’écrivain envisage, rédige, puis parvient à faire publier son roman, depuis Oran, au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale. Si les grands livres déroulent toujours de grandes bibliographies, l’Etranger est assurément un livre immense : on ne compte plus ses inépuisables exégèses. Mais dans le cas de Kamel Daoud comme d’Alice Kaplan, la démarche est novatrice, bien que fort différente. Ce qui porte les deux livres, c’est une remise à plat du chef-d’œuvre, et peut-être n’est-ce pas un hasard si ces deux écrivains ne sont pas français. Dans En quête de «l’Etranger», on retrouve les qualités qui avaient fait le mérite d’Intelligence avec l’ennemi, livre qu’Alice Kaplan avait consacré au procès de Robert Brasillach : enquête minutieuse, mise en perspective des faits historiques, allant de la narration. Si le livre pêche parfois par là aussi, avec sa pédagogie très appuyée, c’est sans doute qu’il est également destiné à un public d’étudiants étrangers. Et ce n’est pas bien grave : le reste est passionnant. Meurtre sous le soleil. La rédaction de l’Etranger fut assez aisée. «Il était tout tracé en moi», écrira Camus à sa fiancée, après l’avoir terminé, à l’âge de 26 ans, le 1er mai 1940. Mais avant cela, l’écrivain aura essuyé les plâtres d’un livre trop démonstratif, la Mort heureuse, dont ses proches ne lui firent pas l’économie des critiques. Comment est-il alors parvenu à ce style simple, épuré et pourtant sensuel, qui fait la particularité de l’Etranger? Alice Kaplan suit les différentes étapes du manuscrit, montrant à quels endroits la profession de chroniqueur judiciaire que Camus a exercée a pu lui fournir du matériau brut, et de quelle manière ses lectures, notamment le Facteur sonne toujours deux fois, de James M. Cain, l’ont conduit à plus de simpli- cité. Elle évoque aussi une rixe, sur une plage réservée aux Européens, entre un ami français et un Arabe armé d’un couteau, miroir imparfait de la scène du meurtre sous le soleil. En filigrane, est brossé un tableau de la vie à Alger et à Oran à la fin des années 30 et au début des années 40 –pas la même, évidemment, pour les Français et pour les «Indigènes» musulmans– et un portrait des amis ou relations ayant accompagné l’écriture et la publication du livre, sur les deux rives de la Méditerranée: Sartre, Malraux, Elsa Triolet. Ou encore du généreux Pascal Pia, directeur d’Alger Républicain, qui embaucha Camus et se démena pour faire parvenir son manuscrit à Malraux: «Son long cou tendu vers l’avant rappelle celui d’une tortue sortant de sa carapace, comme s’il avait passé des heures à se pencher sur ses articles.» Points Total. La publication du livre, dans une France soumise à la censure et au rationnement de papier, fut une autre aventure ; il est un temps question que Camus lui-même achemine du papier vers Paris. Alice Kaplan n’arrête pas son livre à la publication de l’Etranger, ni même à la mort de Camus, mais suit ses destinées, cinématographiques, universitaires, et rappelle qu’il reste à ce jour le livre de poche le plus vendu de l’histoire de l’édition française. Et que les stations Total l’offraient contre des points cadeaux en 1972 (ce que le temps file…). Se rendant à Oran pour la rédaction de son livre – comme désormais, elle le souligne, beaucoup de Français d’Algérie venus retrouver des proches–, Alice Kaplan déniche le nom de l’Arabe qui s’était battu avec l’ami de Camus. Il s’agit de Kaddour Touil, issu d’une grande famille locale, qui n’est pas mort ce jour-là mais s’est marié avec une Française, est devenu entrepreneur, et s’est acheté un bar, le Copa Cabana. La trouvaille a quelque chose d’émouvant, aussi cruciale que dérisoire. C’est avant tout le souffle de la fiction qui anime les êtres de papier. • ALICE KAPLAN EN QUÊTE DE «L’ÉTRANGER» Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Hersant. Gallimard, 336 pp., 22 €. l y a au moins trente-six manières de rendre hommage à un écrivain qu’on aime. On peut recopier ses phrases dans un carnet parfumé, les répéter à tous ceux qu’on croise, écrire sa biographie, l’enterrer sous une thèse, le plagier malgré soi, le mettre en exergue de ses propres livres, assommer ses étudiants avec sa glose, éditer sa correspondance, dévaliser ses fonds de tiroir, écrire des articles sur ses inédits, donner à ses gosses les prénoms de ses personnages, collectionner ses cravates, fabriquer des mugs à son effigie. Aucune ne permettra de remplacer le lecteur qu’il fit de nous au moment où on l’a découvert. Scénariste à gages. Pour rendre hommage au romancier américain Francis Scott Fitzgerald, le romancier américain Stewart O’Nan a choisi le biopic. C’est de la littérature, mais on dirait du cinéma – ce qui tombe bien, puisqu’on est à Hollywood, de 1937 à 1940. Ce sont les dernières années de l’auteur de Gatsby, mort là-bas. Il a besoin d’argent pour payer le traitement psychiatrique de sa femme Zelda, les études de leur fille Scottie. Mais ses nouvelles ne se vendent plus, ou se vendent mal. Il survit donc en scénariste à gages dans la glacière industrielle des grandes compagnies. Il croise des gens qui ne le connaissent pas, qui l’ont oublié ou qui le croyaient mort: la gloire accélère le temps et l’oubli. Il travaille comme un âne, mais on change ses dialogues et son nom ne figurera au générique que d’un seul film: Trois camarades, de Frank Borzage. Tout cela et le reste est parfaitement connu par les biographies, les lettres, les articles, les carnets. Derniers feux sur Sunset ajoute un zeste de rêve ou de fantaisie à la mémoire de ceux qui les ont lus, et informera les autres en les divertissant. Si O’Nan a choisi cette dernière époque, c’est sans doute parce qu’à tout instant Scott semble non pas faire, mais vivre le bilan de sa vie. Il tombe amoureux d’une échotière qui fait la pluie et le beau temps à Hollywood, Sheilah Graham: leurs amours difficiles est le fil rouge, un peu trop long, du roman. Il passe Noël avec elle, dans un bungalow californien. En regardant le ciel, il se souvient des Noëls de son enfance, les seuls qu’il ait passés chez lui: «Toutefois, dans le vent léger du désert portant le parfum des bougainvilliers en fleur, ce paisible passé éclairé à la lueur des bougies semblait irrémédiablement lointain, comme si rien de tout cela n’avait jamais eu lieu.» On dirait presque du Fitzgerald, mais ce n’en est pas tout à fait : ce qui a eu lieu dans la mémoire de son existence a été écrit par lui, et par nul autre. Il meurt devant Sheilah, un matin, d’une crise Gatsby le magnifique, de Scott Fitzgerald, adapté à cardiaque. La scène est reconstituée sur une page à la fin du livre. Elle s’achève ainsi: «Avant que les ténèbres ne l’engloutissent, il eut une dernière pensée pour son roman et, impuissant, il protesta: Mais je n’ai pas fini.» Ce roman, c’est Stahr, ou le Dernier nabab. O’Nan a tout lu, tout regardé. Il n’invente pas les faits, mais il imagine en partant d’eux: les situations, la psychologie, les dialogues. On n’est pas allé vérifier si les lettres qu’il paraît citer ont été fabriquées, en partie ou entièrement, pour l’occasion. L’essentiel, dans le monde enchanté du chromo, est que chaque détail fixe une cellophane de vraisemblance. Le meilleur du livre est le plus léger, les scènes de vie hollywoodienne – comme ce jugement porté par un personnage sur Mankiewicz : «Mank est un peu comme Jane Austen. Que ce Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 HANS FALLADA DU BONHEUR D’ÊTRE MORPHINOMANE Traduit de l’allemand par Laurence Courtois. Folio, 412 pp., 8,20 €. «– Vous ne vous tuerez pas. Aucun morphinomane ne se tue exprès, ou alors par erreur en prenant une dose trop forte. Vous préférerez toujours supporter les souffrances les plus insensées que d’abandonner une chance sur mille d’obtenir, peut-être, encore, une injection. Non, vous n’allez pas vous tuer.» C’était au temps de la prohibition. L’écrivain remarque que l’haleine de l’acteur, «bien qu’on fût techniquement le matin, exhalait déjà le parfum médicinal du genièvre. Sur la table entre leurs deux sièges, étaient posés deux hauts verres de cocktail, un seau de glace et un cendrier en cristal empli de mégots». Du cinéma, donc, et plus précisément une caresse sépia rappelant le dernier film de Woody Allen, Café Society. Hemingway… Contrairement à Bogart, soit Hitler, Franco ou Mussolini, à la fin, ils se marient tous et ils ont beaucoup d’enfants.» L’écrivain habite dans le roman où il habita dans la vie, au Jardin d’Allah, fameux hôtel pour forçats de luxe où il ne cesse de croiser Bogart et sa femme Mayo, passablement alcoolisés. Scène d’entrée: «En maillot de bain, Bogart ressemblait à une poupée musclée, la tête trop grosse pour le corps. Il s’avança en sautillant pour saluer Scott, dont il serra énergiquement la main en lui décrochant son célèbre sourire de mauvais garçon un peu détraqué. – Hé bien, hé bien, Scott Fitzgerald… Vous ne vous souvenez pas de moi, n’est-ce pas ?» Fitzgerald a été célèbre à vingt ans, il ne l’est plus, Bogart a trois ans de moins et il ne l’est pas encore. Il lui rappelle qu’ils se sont cognés dessus dans les vestiaires du Coconut Grove. «On distingue les contours du coussin, celui de la malle. Le duvet, roulé serré pour gagner de la place. Il ne fait pas froid ici. On est bien. Ida sait parfaitement que la noirceur finit par refluer. Elle attend sans un mot. Elle sait qu’une fois dans l’immeuble, une fois sous l’escalier, on ne doit faire aucun bruit.» AGNÈS DESARTHE CE CŒUR CHANGEANT Points, 322 pp., 7,30 €. «Avant que les ténèbres ne l’engloutissent, il eut une dernière pensée pour son roman et, impuissant, il protesta: Mais je n’ai pas fini.» l’écran en 1974. THE RONALD GRANT ARCHIVE. PHOTONONSTOP u 47 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Fitzgerald ne boit plus (sauf quand il s’enivre). Il l’a promis aux producteurs. Comme dit Dos Passos, «personne n’était plus sobre que lui quand il le voulait bien.» Bogart trouve qu’il écrit mieux qu’Hemingway. On lui demande ce qu’il en pense. Il n’est sûr que d’une chose, il danse mieux. Hemingway, justement, apparaît: c’est chez l’acteur Frederic March que les deux anciens amis se virent pour la dernière fois, en 1937. C’est la guerre d’Espagne. Hemingway vient présenter aux stars et producteurs le film de propagande de Joris Ivens dont il a écrit le scénario avec Dos Passos, Terre d’Espagne, et récupérer des chèques pour le combat républicain. Il habite chez Marlène Dietrich. Elle parle comme un Allemand dans un film avec Louis de Funès : «Il faut que je vous prévienne ( fous préfienne), il ne va pas fort.» Hemingway est déprimé, arrogant et, comme d’habitude, blessé. Comme Scott, appelons-le Ernest: «Ernest […] était vêtu d’un impeccable complet en lin “beurre frais” qui semblait tout droit sorti des ateliers de la MGM. Il s’avança en boitillant jusqu’à la cheminée et fit un discours sur Franco, la Catalogne et la Défense de Madrid.» Puis il raconte sa blessure de guerre. Il est la star, Scott ne l’est plus, il vit comme tant d’exilés de studios à Hollywood: «Contre toute attente, il faisait désormais partie de cette horde de déracinés, condamné à errer au long des boulevards, et une fois de plus il s’étonna d’être tombé si bas dans sa capacité à mesurer sa propre chute.» Les deux scènes l’opposant à Hemingway sont assez réussies, mais on préfère l’implacable résumé qu’il en fit dans ses Carnets : «Je parle avec l’autorité de l’échec, Ernest avec l’autorité du succès. Nous ne pourrons plus jamais nous asseoir à la même table.» C’est la distance qui sépare un roman précis, agréable, professionnel, et le grain et l’encre d’une telle vie. • STEWART O’NAN DERNIERS FEUX SUR SUNSET Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville. Editions de l’Olivier, 391 pp., 23 €. L’emprise de l’Empire L’Anglaise Jane Gardam clôt sa trilogie avec un «Eternel rival» inspiré par Dickens Par CLAIRE DEVARRIEUX S ans doute existe-t-il des pétitions plus sérieuses, et plus urgentes, néanmoins les lecteurs de Jane Gardam devraient se mobiliser. Ils lui feraient savoir que sa trilogie ne doit en aucun cas s’arrêter avec l’Eternel rival. Un article du New York Times, vieux de deux ans déjà, ne laissait-il pas entendre qu’une suite était envisageable? Jane Gardam (née en 1928) disait s’intéresser au sort d’un personnage annexe, Isobel Ingoldby. Enfin, pas si annexe que cela, puisque le Vieux Filth, pour qui Isobel a beaucoup compté, lui a légué sa maison. Ingoldby, «très très âgée», en manteau de soie rose pâle, assiste aux obsèques de Filth quand l’Eternel rival commence. Quelques mois auparavant, on se réunissait dans des circonstances identiques, pour enterrer Sir Terence Veneering, le rival, l’éternel rival de Filth. Tous deux étaient des avocats internationaux. Filth est l’acronyme de «Failed In London, Try Hong Kong», «Echec à Londres, essayez Hong Kong». Il s’appelle Sir Edward Feathers, et il est le héros du Maître des apparences, premier volume de la trilogie. Nous l’avons connu veuf, mais son épouse Betty, qui a aimé Veneering, déploie ses secrets dans le tome 2, le Choix de Betty. Excentriques, conventionnels comme seuls le sont les originaux, ils font partie de «ces chères vieilles choses» que les voisins affectionnent. Le hasard a fait que Veneering et le vieux Filth ont choisi, pour leur retraite, le même village du Dorset. Parmi l’assistance, aux obsèques de Filth, les fans des deux premiers romans de la série reconnaîtront un ou deux personnages, par exemple un nain centenaire. Des dames, aussi, qu’on a déjà vues, peut-être, on n’est pas sûr. Ainsi Dulcie, qui arbore un chapeau avec des plumes: «Elle l’avait acheté à Bond Street quarante ans auparavant pour la fête d’anniversaire de la reine à Dar es Salaam, où son mari exerçait son métier de juge – un homme facile à vivre et toujours content, même en cas de pendaison.» Dulcie va être un important rôle secondaire dans l’Eternel rival, en compagnie de Fiscal-Smith, dont nul ne sait le prénom. On les retrouvera un matin, frigorifiés, dans l’église fermée à clé, affublés de vêtements sacerdotaux, tels deux vieux enfants. «Et tout le monde se mit à chanter: “Je me voue à Toi mon pays.” Pays qui, pour le Vieux Filth, né au bord de la Rivière noire dans les jungles de Malaisie, serré dans les bras d’une fillette, son ayah, bercé pour son bonheur par les bruits nocturnes de l’eau, des arbres et d’invisibles créatures, surveillé par différents dieux, n’avait de toute façon jamais été l’Angleterre.» Filth et Betty étaient des «orphelins du Raj» à la Kipling, ils devinrent comme des vestiges de l’Empire. Fiscal-Smith et Veneering, quant à eux, sont originaires des côtes glaciales du nord-est de l’Angleterre. Ils viennent plutôt de Dickens – Terence Veneering, qui a un nom russe, tient son pseudonyme d’un personnage de l’Ami commun. Smith est le fils du directeur de l’école. Le jeune Terence l’aime bien, de loin, sans savoir qu’il aura une place dans sa vie. Refuser la naphtaline, saisir les individus dans la vivacité du présent, les transporter dans l’avenir d’un coup de baguette magique, inventer des rapprochements délectables: l’art de Jane Gardam, à quoi on ajoutera la malice, qualité fondamentale de «ces chères vieilles choses» que sont les grandes romancières anglaises. Pendant les terribles années 30, une femme couverte de poussière noire sillonne les rues de Herringfleet, avec son âne. C’est la mère de Veneering, Veneering à qui l’Eternel rival est consacré. «Elle trimballait les sacs dans les caves à charbon ou déversait les boulets par les vasistas des écuries. Elle prenait l’argent et le jetait dans une bourse en cuir accrochée à la corde qui lui servait de ceinture. Elle adorait son travail.» • JANE GARDAM L’ETERNEL RIVAL Traduit de l’anglais par Françoise Adelstain. Lattès, 252 pp., 20,90 €. 48 u POCHES LETTRES PAUL CÉZANNE ÉMILE ZOLA LETTRES CROISÉES 1858-1887, édition établie, présentée et annotée par Henri Mitterand. Gallimard, 460 pp., 22,50 €. Contrairement à ce qu’on croyait, Cézanne et Zola, qui s’étaient connus adolescents au lycée d’Aix, ne se sont pas brouillés en 1886 après la parution de l’Œuvre, roman sur l’échec d’un peintre. C’est la révélation de cette édition, conduite par Henri Mitterand. Le document qui change tout est une missive de 1887 retrouvée en 2013, qui accuse réception de la Terre dans les termes amicaux habituels, ceux que le peintre a alignés à chaque envoi d’un volume des Rougon-Macquart. Cézanne était souffrant quand il a reçu Germinal en mars 1885, «mais la tête s’est calmée, et je vais sur les collines promener, où je vois de beaux spectacles de panorama. Je te souhaite bonne santé, pensant que le reste ne te manque point». Cl.D. ROMANS CHLOÉ THOMAS NOS LIEUX COMMUNS Gallimard, 176 pp., 16,50 €. Nos lieux communs est un premier roman, il cherche l’écart et trouve la redite, il s’émancipe en reproduisant et en le faisant savoir. À la fin des années 70, Bernard et Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 RENAUD DE ROCHEBRUNE et BENJAMIN STORA LA GUERRE D’ALGÉRIE VUE PAR LES ALGÉRIENS, TOME 1 (Des origines à la bataille d’Alger) Folio, 626 pp., 9,20 €. Marie se choisissent un destin et partent «s’établir» en usine. Un enfant arrive vite et, aussi vite, Marie disparaît. Jeanne, la compagne du fils abandonné, hérite de cette histoire et entreprend de la démêler. Elle le fait avec les outils reçus en partage de cette génération. «Eux» et «Nous» se croisent dans les «canons compliqués» de la filiation biologique, sociale et intellectuelle. Comme ces codes-là lui sont acquis, elle sape délibérément les discours utopiques et son propre geste de démolition. Il n’y a bientôt plus que des traces, des «ritournelles» et la rhétorique deleuzienne en musique de fond. Et comme on lui a appris à même se méfier de ce lyrisme, elle écrit depuis la seule place libre qu’«Eux» lèguent, cette grande «vacance», les marges de ce «palimpseste usé», où ils liront parfois : on vous le laisse. L.d.C. BERNARD CHAMBAZ À TOMBEAU OUVERT Stock, 206 pp., 18 €. Cela démarre en trombe, avec l’accident d’Ayrton Senna à Imola, le 1er mai 1994 devant deux milliards de téléspectateurs, mais, en réalité, le roman semble décoller lentement. Ce n’est pas exactement une biographie du coureur de Formule 1, sorte d’Achille de la vitesse de notre époque, plutôt un projet plus sensible. L’auteur, qui a perdu son fils en 2003 dans un accident de voiture, reconstitue le parcours du champion avant l’accident fatal, en y mêlant l’histoire d’autres pilotes géniaux (Lorenzo Bandini, Tazio Nuvolari…) et des rencontres imaginaires posthumes (Fangio). Même le béotien se laisse gagner par l’héroïsation de ces sportifs, leur passion de la vi- «Tout a commencé dès après le débarquement en Algérie de l’armée française, transportée par une immense flotte de 670 bâtiments, à l’orée de l’été 1830 à Sidi Ferruch, près d’Alger.» tesse et le dilemme du faceà-face avec la mort. «Ayrton sent avec une acuité particulière la Mort le cerner. Sa proximité ne lui fait pas peur. A l’inverse de la plupart des pilotes, il n’hésite pas en parler et il en parle sans baisser les yeux.» C’est là tout l’intérêt d’A tombeau ouvert: donner de la chair et de l’âme à la déflagration médiatique et iconique d’Imola. F.Rl. FERDINAND VON SCHIRACH TABOU Traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, 228 pp., 19 €. L’histoire commence en 1838 à Paris, elle se finira presque deux siècles plus tard, après avoir entraîné le lecteur dans une bonne moitié de l’Europe. Le photographe Sebastian von Eschburg s’est accusé d’un meurtre, mais le corps de la victime n’a jamais été retrouvé et son avocat s’efforce de prouver son innocence. A quoi rime cette histoire ? Une expérimentation artistique? Une bouffée délirante ? «C’est à cet instant que nous comprenons : nous ne voyons jamais que notre reflet dans le miroir.» Ce livre étrange, entre polar et essai, nous fait réfléchir sur le rôle de la réalité et de sa représentation. Son auteur est un Allemand né en 1964 qui est aussi avocat à Berlin. N.L. Jean-Claude Dunyach avec ce septième recueil qui comprend… sept nouvelles publiées dans des revues entre 2005 et 2015. Il y est beaucoup question de magie, de celle qui invite à regarder autrement le monde et à pousser plus loin les potentialités en germe dans la réalité. La magie ? «Elle n’existe pas c’est vrai. Mais on peut la créer. Cela demande beaucoup d’énergie, et de temps, pour un résultat qui varie selon les gens», souligne le voyageur du Clin d’œil du héron, qui a réussi à en infuser un peu dans la nuit d’Amsterdam. «Perspectives de fuite» semble descendre en directe ligne du Crash ! de Ballard, en donnant un objet artistique à la sexualité «nanobiotique». L’informatique, spécialité de Dunyach, traverse certains textes, toujours au service d’une douce poésie, qui voit une doctorante enceinte repérer un dieu de 16 grammes dans la galaxie ou des saltimbanques se sentir pousser dans le dos des ailes en vraies plumes. F.Rl. ces patients ou des lecteurs de Psychologies Magazine, Tobie Nathan a reçu des centaines de récits de rêves : il en décrit beaucoup dans le présent ouvrage, dans le but d’«exposer au plus grand nombre la façon de s’approprier les conseils surgis des ténèbres», sans évidemment offrir un improbable «dictionnaire des symboles» ni imposer des significations toutes faites –le sens intime n’appartenant qu’au seul rêveur– mais, simplement, en indiquant des «chemins» possibles sur la voie de l’«aiguisement de l’esprit» que provoque le travail du rêve. R.M. PSYCHOLOGIE On connaît l’histoire des «Cinq de Cambridge», ces intellectuels anglais qui, par idéalisme, sont devenus des espions au service du KGB dans les années 40 et 50. Ce livre nous apprend qu’il y avait aussi Bruno Pontecorvo, brillant physicien italien, spécialiste des neutrinos, élève de l’Italien Enrico Fermi et des Français Irène et Frédéric Joliot-Curie. Très bel homme, séducteur, un peu trouble, Pontecorvo a été accusé d’avoir – en liaison avec Kim Philby (l’un des Cinq) – trahi les secrets atomiques des pays occidentaux. Etait-il un espion ? Il l’a toujours nié, même si, après avoir disparu d’Angleterre avec femme et enfants en 1950, il est réapparu cinq ans plus tard à Moscou. Une passionnante histoire de science et d’espionnage. C’est aussi une histoire de l’Europe de l’après-guerre. N.L. TOBIE NATHAN LES SECRETS DE VOS RÊVES, Odile Jacob, 314 pp., 22,90 €. PHILOSOPHIE CATHERINE CHALIER LA GRAVITÉ DE L’AMOUR. PHILOSOPHIE ET SPIRITUALITÉ JUIVES PUF, 240 pp., 27 €. NOUVELLES JEAN-CLAUDE DUNYACH LE CLIN D’ŒIL DU HÉRON L’Atalante, «La dentelle du cygne», 141 pp., 10,50 €. La maison d’édition nantaise L’Atalante continue la publication des nouvelles de l’écrivain de science-fiction que s’est établie une longue tradition, faite d’incompréhensions, de polémiques et de suspicions, quant à «la possibilité pour le judaïsme de s’ouvrir à l’amour, à celui de Dieu et à celui de tous les êtres humains», dont le christianisme s’est réservé la prérogative et qu’il a prêché comme une «bonne nouvelle» restée «inconnue des juifs jusqu’à la venue de Jésus». Si la Loi à laquelle le judaïsme se soumet parvenait à «contraindre les cœurs et à prévenir frondes contre Dieu et injustices envers le prochain», les actes qu’elle inspirerait ne feraient que répondre à une «prescription extérieure» et n’auraient – Kant le répétera à l’envi – aucune vertu morale, ne seraient en aucun cas des actes amour. C’est contre cette occultation de la «dimension d’amour du judaïsme» que se lève la voix fervente et ferme de Catherine Chalier, philosophe, professeur émérite à l’université Paris Ouest Nanterre, qui par une lecture très fine des textes de la philosophie et de la spiritualité juives atteste «les liens entre l’amour et les mitsvot (préceptes)» et montre en quel sens s’entend la «gravité» de l’amour, qu’il s’adresse à Dieu ou à autrui. R.M. La loi et l’amour. Si c’étaient deux empires, le judaïsme serait sous le premier, et le christianisme sous le second. C’est ainsi, du moins, Rêver est une chance. Dans son travail de psychologue ou d’ethnopsychiatre, Tobie Nathan n’a cessé de constater que les rêves «dessinaient un chemin parsemé de pensées riches et complexes», dont tous les hommes, quelle que soit leur culture, pouvaient faire trésor pour «saisir de façon nouvelle des problèmes de leur vie». De ENQUÊTE FRANK CLOSE LE MYSTÈRE PONTECORVO Traduit de l’anglais par Bénédicte Leclercq, Flammarion, 458 pp., 25 €. Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 «Reste que cette fringale de tétins fraisiers devait marquer toute la culture française. On offre la fraise entre deux doigts chez Fragonard, on en froisse une variété inédite chez Sade (les deux boutons du sein de Justine), on la présente même dans un panier, et dans des dimensions étourdissantes, chez Chardin.» JEAN-LUC HENNIG DICTIONNAIRE LITTÉRAIRE ET ÉROTIQUE DES FRUITS ET LÉGUMES Pocket «Agora», 684 pp., 13 €. u 49 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe «Ensuite, nous mangeâmes une glace. L’impératrice aimait tout particulièrement ce rafraîchissement, étant plutôt excentrique dans le choix de ses aliments. C’était le lait qu’elle appréciait avec le plus de constance. Certains jours, elle ne se nourrissait que de lait, d’autres jours d’oranges.» IRMA SZTÀRAY MES ANNÉES AVEC SISSI Traduit de l’allemand par Michèle Valencia. Edition française préfacée et annotée par Mario Pasa. Petite Bibliothèque Payot, 238 pp., 8,70 €. Mort de Gilles Carpentier LIBRAIRIE ÉPHÉMÈRE Autant en emporte le temps Il était l’éditeur, au Seuil, d’Agota Kristof – c’est lui qui avait le premier repéré le Grand Cahier (1986). Gilles Carpentier est mort le 16 septembre à 66 ans. Aux éditions du Seuil, où il a œuvré de 1981 à 2003, il était l’interlocuteur des grands auteurs de la francophonie africaine, Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi, Tierno Monénembo… Il était luimême écrivain, auteur de six romans. Par LAURENCE ISNARD Conservateur du patrimoine F redrik Welin, 70 ans, ancien chirurgien, vit seul sur une île de la Baltique. C’est l’automne. Peu après s’être endormi, il se réveille en sursaut. Sa maison brûle. Il a juste le temps d’en sortir et de sauver sa peau. Au petit matin, il a tout perdu. Cette maison, construite par ses grands-parents, rassemblait tous ses souvenirs d’enfance. Chaque objet avait un sens et une mémoire. Après l’incendie, il ne lui reste rien et il se sent trop vieux pour recommencer. Voilà le point de départ du dernier roman d’Henning Mankell : la situation sans issue et sans avenir où se trouve Fredrik Welin, que certains lecteurs ont pu découvrir quelques années auparavant dans les Chaussures italiennes. Pourtant la vie continue. Installé dans la caravane de sa fille, Welin résiste au quotidien et refait surface peu à peu. Des souvenirs reviennent, portés par les rares objets qui ont subsisté au sinistre, certains éclairent même d’une nouvelle lumière le passé. Et puis il y a des rencontres sensibles. Notamment avec sa fille Louise dont il sait très peu de choses mais que le drame d’une certaine façon va rapprocher; et avec Lisa Modin, jeune journaliste qui réveille un désir qu’il croyait éteint. «L’enjeu du temps pour moi désormais était de ne pas gaspiller le peu qui m’en restait.» Le récit, construit comme un thriller jusqu’au dénouement, est plein de surprises. L’écriture est sobre, pertinente et en prise avec le monde dans lequel on vit. Paris, où Welin est amené à faire un bref séjour, est décrit sans les clichés que l’on trouve parfois dans certains romans. Mankell relève notamment la misère de plus en plus visible dans les rues de la capitale. Ce roman posthume est une méditation sur le caractère insaisissable de la vie. Fredrik Welin l’exprime ainsi dans son monologue intérieur: «J’ai compris que ma conception de l’existence avait toujours reposé sur une idée fausse.» Mankell le note sous une autre forme dans sa postface, «la vérité est à jamais provisoire et changeante». • HENNING MANKELL LES BOTTES SUÉDOISES Traduit du suédois par Anna Gibson. Seuil, 368 pp., 22 €. VENTES Classement datalib des meilleures ventes de livres (semaine du 16 au 22 septembre) ÉVOLUTION 1 (1) 2 (18) 3 (5) 4 (16) 5 (9) 6 (4) 7 (2) 8 (7) 9 (6) 10 (12) Israël à Paris Henning Mankell, ici en 2010, est mort en octobre 2015. TITRE Petit Pays Désorientale Les Lois naturelles de l’enfant Dieu n’habite pas La Havane La Succession Continuer Ecoutez nos défaites L’Homme qui voyait à travers les visages Chanson douce L’Archipel d’une autre vie Une révolution tranquille met sens dessus dessous le classement des meilleures ventes en littérature française dans les librairies. Le numéro 1, Gaël Faye, est né au Burundi en 1982 (lire pages 43-45), il est arrivé en France à l’âge de 13 ans. Numéro 2, Négar Djavadi, née en Iran en 1969, est arrivée en France à l’âge de 11 ans. Le tiercé de tête est complété par un professeur des écoles, Céline Alvarez, qui n’est pas romancière, mais tient son nom des origines espagnoles de son père. AUTEUR Gaël Faye Négar Djavadi Céline Alvarez Yasmina Khadra Jean-Paul Dubois Laurent Mauvignier Laurent Gaudé Eric-Emmanuel Schmitt Leïla Slimani Andreï Makine ÉDITEUR Grasset Liana Levi Les Arènes Julliard L’Olivier Minuit Actes Sud Albin Michel Gallimard Seuil Yasmina Khadra, né en 1955, ancien officier de l’armée algérienne, s’est installé en France, à Aix-en-Provence, en 2001. Leïla Slimani est née au Maroc en 1981. Elle est venue faire ses études à Paris en 1999. Andreï Makine, arrivé en 1987, est né en 1957 à Divnogorsk (région de Krasnoïarsk, Sibérie centrale), URSS, ainsi que l’indique sa fiche sur le site de l’Académie française, où il a été élu, en mars, au fauteuil d’Assia Djebar. Il sera reçu le 15 décembre prochain par Dominique Fernandez. Cl.D. PHOTO J. BONNET SORTIE 24/08/2016 25/08/2016 31/08/2016 18/08/2016 18/08/2016 01/09/2016 17/08/2016 31/08/2016 18/08/2016 18/08/2016 VENTES 100 97 94 86 76 71 66 60 55 49 Source: Datalib et l’Adelc, d’après un panel de 246 librairies indépendantes de premier niveau. Classement des nouveautés relevé (hors poche, scolaire, guides, jeux, etc.) sur un total de 98 406 titres différents. Entre parenthèses, le rang tenu par le livre la semaine précédente. En gras, les ventes du livre rapportées, en base 100, à celles du leader. Exemple : les ventes de Désorientale représentent 97 % de celles de Petit Pays. Le premier festival Lettres d’Israël organise la venue de plusieurs écrivains. Le 26 septembre, à la Société des gens de lettres, un débat réunit à 19 heures trois traductrices de l’hébreu, Sylvie Cohen, Rosie Pinhas-Delpuech, et Laurence Sendrowicz. Rencontre à 20 heures avec Meir Shalev. Le 27, à 20 h 30, à la Maison de la Poésie, Orly Castel-Bloom s’entretient avec Paul Jacques. Le 28, à 19 heures, rencontre avec Eshkol Nevo. www.lettresdisrael.fr Autres soirées Chloé Delaume signe les Sorcières de la République (Seuil) ce samedi à 18 heures à la librairie les Cahiers de Colette (23-25, rue Rambuteau 75004). Une vingtaine d’éditeurs indépendants seront au salon du livre Raccord(s) le 25 septembre à La Bellevilloise de 11 heures à 20 heures (19-21, rue Boyer, 75020). Frédéric Gros présente Possédées (Albin Michel) le 28 à 18 h 30 à la librairie Compagnie (58, rue des Ecoles, 75005). 50 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Navette spéciale Le dernier vol spatial habité, par Christine Montalbetti Par NATALIE LEVISALLES C e livre raconte le voyage de la dernière navette habitée vers la Station spatiale internationale en 2011. Le personnage central est l’astronaute américaine Sandra Magnus, mais il est aussi beaucoup question de ses trois compagnons, Fergie, Doug et Rex, et de quelques autres. Drôle de projet que ce livre, mais ça fonctionne. Et drôle d’idée de l’appeler un roman, mais l’auteur s’en explique (dans le texte). «C’est un roman dont la contrainte a été que chaque détail soit véritable, dans l’idée que tant d’exactitude devait produire un effet. Je ne sais pas au juste lequel.» Le ton est là, un mélange d’hyperréalisme et de drôlerie. Christine Montalbetti a passé des heures, sans doute des nuits, à plonger dans les archives de la Nasa, à regarder des vidéos de la vie des astronautes dans la navette puis dans la Station internationale. C’est excitant à lire parce que c’est l’aventure spatiale comme si vous y étiez. Il n’y a pas tellement de romans qui aient ce cadre (on ne parle pas de la science-fiction). Page après page, on commence à sentir, un peu, ce que ça peut faire de vivre dans l’espace. Parfois on oublie presque qu’on a un corps, on se sent «une conscience flottante», dit un astronaute. Parfois, Montalbetti écrit comme si, condamnée à commenter un interminable mariage royal, elle était obligée de donner des tonnes de détails d’un intérêt variable et se laissait aller à des commentaires personnels et incongrus, du genre: «Cette remarque nous éloigne un peu de notre sortie du jour, mais elle me permet de glisser ici, vous l’avez peut-être deviné, un souvenir de vacances (j’en profite pour dire vite fait un petit bonjour à Betsy et à son mari).» Sinon, elle nous raconte le mal de l’espace et les antiémétiques, la conversation avec Obama qui fait des blagues d’un goût moyen, les couches-culottes pour les sorties dans l’espace (indispensables) et les problèmes de sommeil (ceux qui ont besoin de sentir la toile du sac de couchage et ceux pour qui c’est un bonheur de flotter). On apprend qu’avant chaque départ de navette, les astronautes font un poker. L’idée est que «le commandant doit laisser ici sa mauvaise chance, plutôt que de l’emporter avec lui. Les parties se succèdent jusqu’à ce qu’il perde». Et les expériences culinaires: Samantha se lance dans les saucisses-cornbread et la sauce oignon-ailhuile d’olive. Un tour de force gastronomique qui demande ingéniosité et patience. Il y a aussi des moments d’une grâce un peu comique. Quand les quatre Américains rejoignent dans la Station spatiale les six astronautes qui s’y trouvent depuis des mois, «des êtres en chaussettes qui se congratulent avec des gestes élastiques, dans des embrassades joyeuses et lentes… c’est très joli, cette chorégraphie d’étreintes flottantes, souples et légères». Hélas, de retour sur Terre, la vie est plus compliquée, il faut retrouver la foule, et le corps a perdu ses habitudes terrestres. «Ici-bas, le pouvoir de flotter vous est brutalement retiré… Il faudra faire aussi avec l’immobilité intimidante des objets autour de soi.» • CHRISTINE MONTALBETTI LA VIE EST FAITE DE CES TOUTES PETITES CHOSES P.O.L, 334 pp., 17,50 €. Un éleveur de chevaux àl’œuvre, à proximité de Bichkek, capitale du Kirghizistan. PHOTO VLADIMIR PIROGOV. REUTERS POURQUOI ÇA MARCHE Risques et périple Une mère et son ado en rando au Kirghizistan, par Laurent Mauvignier Par CLAIRE DEVARRIEUX R emarqué par les jurys des prix littéraires, dont ceux du Goncourt et du Femina, Continuer est un des francs succès de la rentrée. Ce nouveau roman de Laurent Mauvignier raconte comment une mère emmène son fils vivre trois mois à cheval dans les montagnes kirghizes afin de le remettre dans le droit chemin, et de s’y retrouver, elle aussi. Il s’agit d’un livre étonnant, à la fois formidable et exaspérant, qu’on ne peut pas lâcher avant de l’avoir terminé. 1 Qu’a fait le fils pour mériter ça ? Il s’appelle Samuel, comme Beckett. Sa mère, Sibylle, a toujours pensé qu’elle donnerait à ses enfants des prénoms d’écrivains, «parce qu’ils lui ont si souvent donné la force de tenir quand la méchanceté autour d’elle se faisait trop violente, quand elle sentait qu’elle allait s’effondrer, qu’elle leur doit bien ça». A la fin, la même expression reviendra à propos des chevaux, de ce qu’on leur «doit». Samuel, 16 ans, a fait une connerie. Pardon pour ce vocabulaire relâché, mais Laurent Mauvignier use d’expressions triviales, dans la mesure où elles sont courantes. Quand Sibylle récupère son fils au commissariat, après une nuit d’angoisse, elle dit: «Pourquoi tu ne m’as pas laissé de message ? C’était bon de savoir que j’étais comme une conne à t’attendre?» Sibylle sait que Benoît, père de Samuel, se vante de l’avoir larguée, d’avoir choisi «de la laisser dans sa merde». Samuel et ses copains ont mis à sac une maison de «bourges» de leur âge qui faisaient une fête. Passe encore. Mais il a failli laisser faire un viol, deux potes à lui s’en prenant à une fille que luimême désirait. Samuel n’est pas fier de lui. Il n’est fier de rien. Surtout pas de sa mère –dont le thème est assorti, honte, mépris, mais retournés contre soi, sans l’agressivité du garçon. Samuel est contraint de partir. Sinon, c’était l’option paternelle: le pensionnat. Comme Laurent Mauvignier alterne les points de vue, nous sommes au plus près de ce que ressent l’adolescent, le bloc de haine qui l’écrase, son désir de meurtre, que ça se passe mal. Ce désir mortifère, relayé par les risques de la randonnée – une vilaine rencontre, un marécage – maintient magistralement la tension du roman. 2 C’est dangereux, le Kirghizistan ? En fait, «les Kirghizes sont un peuple ouvert et généreux». Beaucoup de sourires seront échangés entre Sibylle et la population locale. Samuel, qui déteste les musulmans, se conduit plus ou moins bien. En pleine soirée arrosée, se sentant en confiance, il ose: «–Toute façon les musulmans c’est quand même eux les plus violents.» Fini de rire. C’est contre ce genre d’attitude, de pensée raciste, «cette merde», que se bat Sibylle. Quand la défense des valeurs de gauche fait irruption dans le récit, et devient explicite, l’effet, pour le lecteur, est dégrisant. Mais ce n’est pas si simple. La mère de Samuel revient de loin. Sa vie a été cassée en deux par un attentat. Ensuite, pendant cinq ans, «Sibylle ne supporte pas d’échanger un regard avec un Arabe, ou quelqu’un qui pourrait lui donner l’impression de l’être». Le travail qu’elle a accompli sur elle-même, elle veut que Samuel l’entame. Qu’il comprenne que «tout vient de la peur de l’autre», et qu’il s’agit en fait de la peur de soi. La chevauchée dans les montagnes kirghizes, avec son alternance d’exaltation et d’abattement, remet en place la mémoire de Sibylle. nes et les romans. Il s’est toujours mal comporté avec Sibylle, la rabaissant, la baisant quand elle n’en avait pas envie, la trompant. Il a poussé au suicide une de ses maîtresses – encore une victime – raison pour laquelle Sibylle l’a quitté. 4 Pourquoi continuer? On peut lire et relire Continuer, l’émotion monte chaque fois aux mêmes endroits, radicale. Dans les passages où Laurent Mauvignier nous surveille d’un œil sévère, la tentation est grande de mettre un pied à terre. Mais, après tout, cela ne nous fait pas de mal, un auteur qui ne craint pas les sentiments, ni la morale. On recopie une phrase: «Elle ne pouvait pas accepter de voir son fils sombrer dans la délinquance parce qu’il pensait que sa vie n’avait aucun sens ni aucune importance.» • 3 S’agit-il d’un roman féministe ? Sibylle est une mère d’autant plus exemplaire qu’il n’en a pas toujours été ainsi, elle s’est laissée aller: peignoir, cheveux ternes, bières, clopes, télévision. Si Continuer était un roman féministe, ces mauvaises habitudes seraient portées au crédit de l’héroïne. Quant à son ex-mari, il vient grossir la cohorte des pervers qui hantent les magazi- LAURENT MAUVIGNIER CONTINUER Minuit, 240 pp., 17 €. Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 CARNET D’ÉCHECS a la tele ce SAMEDI TF1 FRANCE 4 NT1 20h55. The voice kids. Divertissement. 23h40. New York Unité Spéciale. Série. 3 épisodes. Avec : Mariska Hargitay, Christopher Meloni. 20h55. Fort Boyard. Jeu. 22h45. Seuls à la maison. Divertissement. 0h20. Monte le son, le live. Spectacle. 20h55. Chroniques criminelles. Magazine. 22h55. Chroniques criminelles. Magazine. FRANCE 2 20h55. Le plus grand cabaret du monde. Divertissement. 23h15. On n’est pas couché. Divertissement. 2h35. Hier, aujourd’hui et demain. Film. FRANCE 3 20h55. Meurtres à la Ciotat. Téléfilm. Avec : Elodie Varlet, Philippe Bas. 22h30. Météo. 22h35. Soir 3. 22h55. Les tourtereaux divorcent. Téléfilm. Avec : Sébastien Knafo, Daniel Russo. CANAL + 20h55. Hitman : agent 47. Film d'action. Avec : Rupert Friend, Zachary Quinto. 22h30. Braquo. Série. 2 épisodes Avec : Jean-Hugues Anglade, Joseph Malerba. ARTE 20h50. Mowgli et les enfants sauvages. Doc. 21h45. Marina Chapman. Doc. 22h40. La césarienne : une pratique controversée. Doc. 23h35. Meurtres à Sandhamn. Série. M6 21h00. NCIS : NouvelleOrléans. Série. 2 épisodes. Avec : Scott Bakula, Zoe McLellan. 22h40. NCIS : Nouvelle-Orléans. Série. 3 épisodes. FRANCE 5 CSTAR 20h50. Échappées belles. Doc. 22h20. Échappées belles. Doc. 23h50. L’oeil et la main. Doc. 20h50. Le zap. Divertissement. 23h45. Enquête très spéciale. Magazine. PARIS PREMIÈRE 20h45. Le grand gala de l’humour politique. Spectacle. 22h30. La revue de presse. Spectacle. 1h20. Les caméras cachées de François l’embrouille. TMC 20h55. DC : Legends of tomorrow. Série. 3 épisodes. Avec : Brandon Routh, Caity Lotz. 23h35. The Walking Dead. Série. 3 épisodes. Avec : Andrew Lincoln, Sarah Wayne Callies. W9 20h55. Les Simpson. Jeunesse. 4 épisodes. 22h30. Les Simpson. Jeunesse. 10 épisodes. 2h45. Météo. NRJ12 20h55. Diane femme flic. Série. Avec : Isabelle Otero. 22h45. Diane femme flic. Série. 2 épisodes. Avec : Isabelle Otero. C8 21h00. Au coeur de l’enquête. Magazine. 22h50. Au coeur de l’enquête. Magazine. HD1 20h55. Unforgettable. Série. 3 épisodes. Avec : Poppy Montgomery, Dylan Walsh. 23h25. Section de recherches. Série. 3 épisodes. 6 TER 20h55. Storage hunters. Documentaire. 4 épisodes. 22h35. Storage hunters. Documentaire. 4 épisodes. CHÉRIE 25 20h55. Mary Higgins Clark : tu m’appartiens. Téléfilm. Avec : Lesly- Anne Down, Barclay Hope. 22h45. Mary Higgins Clark : avant de te dire adieu. Téléfilm. NUMÉRO 23 20h55. Non élucidé. Série. 22h40. Non élucidé. Série. 2 épisodes. LCP 20h30. Bibliothèque Medicis. Magazine. 22h00. Un monde en docs - Le face-à-face. 22h05. Chocolat, une histoire du rire. Documentaire. 23h00. Un monde en docs - Le débat. 23h15. Les petits patrons dans la tourmente. Documentaire. a la tele DIMANCHE TF1 FRANCE 4 NT1 20h55. Capitaine Phillips. Film d'action. Avec : Tom Hanks, Catherine Keener. 23h25. La ligne verte. Comédie dramatique. Avec : Tom Hanks, David Morse. 20h55. Green zone. Thriller. Avec : Matt Damon, Amy Ryan. 22h35. Loin de chez nous. Série. 4 épisodes. 0h20. Les revenants. Série. 20h55. Comme t’y es belle !. Comédie. Avec : Michèle Laroque, Aure Atika. 22h40. Chroniques criminelles. Magazine. 2 épisodes. FRANCE 2 20h55. Dimanche 20h55. Documentaire. 22h55. François le pape qui veut changer le monde. Documentaire. 0h55. Météo. FRANCE 5 CSTAR 20h45. Le riz a-t-il un grain ?. Doc. 21h40. Des pâtes, des pâtes, oui mais à quel prix ?. Doc. 22h30. Intox. Doc. 23h25. La grande librairie. Magazine. 20h50. Luther. Série. 3 épisodes. Avec : Idris Elba, Ruth Wilson. 23h50. Virée coquine à Végas. Téléfilm. FRANCE 3 PARIS PREMIÈRE 20h55. Les enquêtes de Murdoch. Série. 2 épisodes. Avec : Yannick Bisson, Helene Joy. 22h20. Les enquêtes de Murdoch. Série. 2 épisodes. 20h45. L’aventure, c’est l’aventure. Comédie. Avec : Lino Ventura, Aldo Maccione. 23h00. Kill Bill : volume 2. Film d'action. CANAL + TMC 20h45. Football : Marseille / Nantes. Sport. Ligue 1 7e journée. 22h45. Canal football club le débrief. Sport. 23h00. J+1. Sport. 0h00. Le journal des jeux vidéo. 0h25. MI-5 infiltration. Film. 2h05. Les anonymes. Téléfilm. 20h55. Les experts : Miami. Série. 2 épisodes. Avec : David Caruso, Emily Procter. 22h40. Les experts : Miami. Série. 3 épisodes. ARTE 20h45. Volver. Comédie dramatique. Avec : Penélope Cruz, Carmen Maura. 22h40. Pedro Almodóvar. Documentaire. 23h35. Duel d’opéras à Malte. Documentaire. 0h30. “Halka” : biennale de la danse de Lyon 2016. Spectacle. M6 21h00. Capital. Magazine. 23h00. Enquête exclusive. Magazine. 2 reportages. W9 20h55. Bones. Série. 3 ép. Avec : Eric Millegan. 23h25. Bones. Série. 3 ép. NRJ12 20h55. SOS ma famille a besoin d’aide. Magazine. 22h20. SOS ma famille a besoin d’aide. Magazine. C8 21h00. Une semaine sur deux (et la moitié des vacances scolaires). Comédie dramatique. Avec : Mathilde Seigner. 22h55. Salut les terriens !. Div. u 51 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe HD1 20h55. Mon beau-père et nous. Comédie. Avec : Robert De Niro, Ben Stiller. 22h45. Tais-toi !. Comédie. Avec : Gérard Depardieu, Jean Reno. 6 TER 20h55. Speed. Film d'action. Avec : Keanu Reeves, Sandra Bullock. 22h55. Sleepy hollow. Série. 3 épisodes. CHÉRIE 25 20h55. Sauveur Giordano. Téléfilm. Avec : Pierre Arditi, Julie Bataille. 22h45. Sauveur Giordano. Téléfilm. Edité par la SARL Libération SARL au capital de 15 560 250 €. 23, rue de Châteaudun 75009 Paris RCS Paris: 382.028.199 Principal actionnaire Altice Média Group France Cogérants Laurent Joffrin Marc Laufer Directeur général Richard Karacian Directeur de la publication et de la rédaction Laurent Joffrin Directeur en charge des Editions Johan Hufnagel Directeurs adjoints de la rédaction Stéphanie Aubert David Carzon Alexandra Schwartzbrod LCP 20h30. Ballade pour une reine. Documentaire. 22h00. Débat - Les têtes couronnées ont-elles de l’avenir ?. 22h35. La séparation. Documentaire. 0h00. Flash talk. Solution de la semaine dernière : Cxg6 et la position noire s’effondre. ◗ SUDOKU MOYEN 5 Directeur artistique Nicolas Valoteau ◗ SUDOKU DIFFICILE 2 1 6 Rédacteurs en chef adjoints Michel Becquembois (édition), Grégoire Biseau (France), Lionel Charrier (photo), Cécile Daumas (idées), Matthieu Ecoiffier (web), Jean-Christophe Féraud (futurs), Elisabeth Franck-Dumas (culture), Didier Péron (culture), Sibylle Vincendon et Fabrice Drouzy (spéciaux). 2 4 8 1 5 3 3 3 6 3 5 3 1 9 7 8 2 9 2 7 7 9 6 7 5 4 1 8 9 1 7 8 9 2 3 4 5 6 4 5 1 3 8 2 6 7 2 3 4 1 6 5 7 8 9 7 8 1 9 6 2 3 4 5 5 6 9 7 4 8 3 1 2 4 7 9 6 8 1 5 2 3 3 8 1 5 7 6 2 9 4 3 5 8 2 9 7 4 1 6 6 4 5 2 1 9 8 3 7 6 1 2 3 4 5 7 9 8 7 9 2 8 3 4 5 6 1 5 6 3 4 1 9 8 7 2 8 1 6 4 5 2 9 7 3 8 2 4 5 7 6 9 3 1 4 5 3 6 9 7 1 2 8 1 9 7 8 2 3 6 5 4 9 2 7 3 8 1 6 4 5 Solutions des grilles d’hier ON S’EN GRILLE UNE? 1 2 3 4 II III IV V VII VIII IX X XI 1 6 4 2 SUDOKU DIFFICILE 3 9 I 5 4 2 VI Imprimé en France 6 5 SUDOKU MOYEN IMPRESSION Midi Print (Gallargues) POP (La Courneuve) Nancy Print (Jarville) CILA (Nantes) 7 6 4 5 2 3 9 1 2 2 ABONNEMENTS abonnements.liberation.fr [email protected] tarif abonnement 1 an France métropolitaine: 391€ tél.: 01 55 56 71 40 9 1 1 5 8 4 7 6 9 9 Directeur administratif et financier Grégoire de Vaissière Service commercial [email protected] NUMÉRO 23 20h55. Welcome. Comédie dramatique. Avec : Vincent Lindon, Firat Ayverdi. 23h05. Syngué sabour, pierre de patience. Drame. Trait aux noirs (Luc Mac Shane) : que valent deux pions face à la qualité ? Rédacteurs en chef Christophe Boulard (technique), Sabrina Champenois, Guillaume Launay (web). Petites annonces. Carnet Team Media 25, avenue Michelet 93405 Saint-Ouen cedex tél.: 01 40 10 53 04 [email protected] GRAVAGNA Peut-on appartenir à l’élite mondiale, (au moins les 100 meilleurs mondiaux) et jouer aux échecs en amateur ? Est-ce compatible d’avoir un métier et de posséder les énormes connaissances théoriques qu’impose, à ce niveau, la pratique du noble jeu ? Aujourd’hui, un seul grand maître peut se targuer d’être un véritable amateur, le Britannique Luc McShane, classé 2 670 Elo (72e mondial), avec un meilleur classement à 2 706. Il était alors 29e mondial ! McShane est le type même du surdoué, précoce et à l’intelligence multiforme. Il fut champion du monde des moins de 10 ans, puis le plus jeune grand maître britannique. En 2012, il participe au Mémorial Tal (dont la version 2016 débute le 6 octobre) et s’offre les scalps de trois joueurs du top 10 : Morozevitch, Aronian et Kramnik. Après avoir fait des études de philosophie et de mathématiques, il est trader chez Goldman Sachs. Tout aussi rare est le cas de joueurs qui, ayant appartenu au top ten, ont ensuite abandonné les échecs. Il n’existe que deux cas : le Russe Valéry Salov et le Français Joël Lautier. www.liberation.fr 23, rue de Châteaudun 75009 Paris tél.: 01 42 76 17 89 PUBLICITÉ Libération Medias 23, rue de Châteaudun, 75009 Paris tél.: 01 44 78 30 67 Par PIERRE 5 6 7 8 9 Par GAËTAN GORON HORIZONTALEMENT I. S’attacher à la trachée II. Ce n’est pas elle qui sonnera le glas pour l’adieu aux armes ; Déclaration d’amour III. File-moi dix balles ! ; Le sigle du samedi soir sur France 2 IV. Ouvrit l’enveloppe V. C’est la Terre à l’envers ; Plat, il est à savourer en chanson VI. Il est rouge de colère VII. Elles sont dans l’intérêt du prêteur VIII. Elle prend forme la deuxième fois IX. S’il est triste, évitezle ; Vieille greffe X. Elle a fait ses vœux ; Il est en campagne et y fait moult haltes XI. Elle est arrivée pour concilier deux parties Grille n°408 Membre de OJD-Diffusion Contrôle. CPPAP: 1120 C 80064. ISSN 0335-1793. La responsabilité du journal ne saurait être engagée en cas de nonrestitution de documents. Pour joindre un journaliste par mail : initiale du pré[email protected] VERTICALEMENT 1. Espace personnel 2. Pour faire le vide ; Le nez dans les affaires 3. Hors du commun ; Dans Creuse 4. Il sépare roches et récoltes 5. Lettres de rappel ; Coutume anglaise en VO ; Quand sol est à la clé, il est collé sous la portée 6. Pas de tournages en extérieur s’il n’est pas au courant 7. Collez ce verbe au deuxième X., ôtez-lui sa cédille, et il devient acteur américain ; Soleil inca 8. Ils sont en longs baux 9. Poste potes ; Arbre à farine Solutions de la grille d’hier Horizontalement I. CERFEUILS. II. ON. IVRAIE. III. NTIC. BA. IV. TR. HÉBREU. V. RESITUER. VI. ÉVASÉ. CAF. VII. AOÛT. SÈTE. VIII. LYCÉENNES. IX. LAI. LOTUS. X. ÉNÉE. BÉRU. XI. ÉTRIPASSE. Verticalement 1. CONTRE-ALLÉE. 2. ENTREVOYANT. 3. SAUCIER. 4. FICHISTE. EI. 5. EV. ÉTÉ. EL. 6. URUBU. SNOBA. 7. IA. RÉCENTES. 8. LIBÉRATEURS. 9. SEAU. FESSUE. [email protected] 52 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Au Grand-Bornand, entre le massif des Bornes et la chaîne des Aravis. PHOTO WITT. PIERRE. HEMIS Le Grand - SUISSE Lac Léman HAUTESAVOIE AIN Grand Bornand IT AL IE Annecy SAVOIE 10 km En Haute-Savoie, l’automne est idéal pour savourer le reblochon après une randonnée à 2 000 mètres d’altitude parmi les roches et la bruyère. L’occasion de découvrir «l’art vache», puisque les Abondances ne manquent pas dans la région. Par JACKY DURAND Envoyé spécial au GrandBornand (HauteSavoie) par monts et par E t si l’automne était une saison bénie pour découvrir la montagne ? Ainsi, on a débarqué au Grand-Bornand – 1 000 mètres, 2000 habitants– un après-midi de septembre finissant, ciel gris et lourd, chaleur épaisse comme une crème double d’alpage. Six heures sonnent au clocher à bulbe de l’église Notre-Dame-de-l’Assomption qui se détache face à la chaîne des Aravis, mur alpestre crénelé où alternent pointes, dents et creux comme dans la mâchoire d’un vieux fauve. Plus bas, l’écharpe des résineux enveloppe les prairies et les clairières où s’essaiment les toits d’écailles en épicéa (les tavaillons) des chalets bornandins. Doucement, entre chien et loup, la forêt vire à l’orange, au jaune et au brun comme la signature timide d’une fin d’été. L’air sent l’herbe chaude mais aussi les prémices de la fraîcheur de la fin des grands beaux jours. Il y a quelque chose de pastoral et d’intimiste à découvrir ce bourg dans cet automne montagnard que l’on oublie trop souvent, trop pressés que l’on est de fendre le grand manteau blanc de l’hiver. Et pourtant, quoi de plus exquis que de se perdre dans ces alpages où le temps ne semble plus compter quand on les contemple au crépuscule, à la terrasse des Deux Guides en sirotant la version savoyarde du Spritz. 1 La montée Dans une autre vie, Franck Chappaz était éducateur de prévention spécialisée. Il est aujourd’hui accompagnateur en moyenne montagne à la Compagnie des guides des Aravis. Se mettre dans ses pas pour deux heures de randonnée (400 mètres de dénivelé) jusqu’au refuge de Gramusset (2164 mètres), c’est découvrir l’automne en pente douce, avec comme point cardinal la Pointe Percée (2 750 mètres), le plus haut sommet des Aravis. On laisse l’auto au col des Annes, où le brouillard nappe une poignée de grosses fermes dans lesquelles on peut se régaler de ce reblochon fermier dont le Grand-Bornand est le berceau depuis le XIIIe siècle. Le sentier pierreux, humide, serpente parmi le mauve des bruyères en fleurs, l’épilobe qui fait des grappes roses, les touffes blanches de la reine des prés et le tapis des myrtilles où l’on gobe des petites baies rabougries. L’alpage est aussi un paysage sonore où tintent les cloches des vaches qui font des chapelets bruns et blancs dans les combes, où l’on tente d’apercevoir une marmotte qui vient de siffler. Quand la brume s’éloigne du sentier, on découvre la mer grandiose des lapiaz, ces crevasses grises de calcaire ciselé par l’eau. Le refuge de Gramusset apparaît dans ce cirque minéral, au pied de la Pointe Percée. u 53 Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 VOYAGES/ A faire Y DORMIR Hôtel la Croix Saint Maurice 29, place de la Grenette Rens. : 04 50 02 20 05 Hôtel les Cimes 16, route de la Floria, Chinaillon Rens. : 04 50 27 00 38 Affinage de reblochon fermier dans l’alpage du Tavaillon. PHOTO WITT PIERRE. HEMIS - Bornand veaux Marie Jacquet est la gardienne de ce caravansérail suspendu entre cimes et vallées, entre le rocher abrupt, les pâtures et les forêts qui ondulent dans les combes. Le Gramusset est un régal autant pour les yeux que pour les papilles : on se perd dans l’horizon en dégustant des pâtes aux champignons et au reblochon, puis une incroyable tarte aux myrtilles cernée de crème fouettée. 2 Le chalet On pourrait se dire qu’on a rêvé une telle randonnée suspendue dans l’air tranquille de l’automne, mais le fil des jours y est encore ancré dans une vraie vie agropastorale où plus de 400 chalets composent un décorum intemporel. Le plus ancien date de 1664 et a toujours été habité par la même famille. Il faut aller caresser le bois tiède et nervuré de la maison du Patrimoine, un chalet du XIXe siècle occupé jusque dans les années 80. Au gré des saisons, les madriers changent de couleur, tour à tour sombres et mordorés. Sans un clou ni une vis, ces chefs-d’œuvre entièrement démontables, taillés dans l’épicéa, n’ont rien à envier aux normes haute qualité environnementale (HQE) actuelles. Taillée dans un seul arbre, la pointe d’âne est la colonne centrale qui soutient à elle seule toute la charpente de l’édifice. Entre chaque madrier, de la mousse récoltée en forêt et trempée dans l’urine de jument éloigne les insectes mangeurs de bois. Les chalets bornandins racontent un mode de vie de peu où tout a été pensé et construit pour vivre en symbiose avec la montagne et se protéger de sa rudesse. Durant des lustres, les familles se sont calfeutrées dans de petites pièces encadrées par l’étable et l’écurie pour profiter au mieux de la chaleur des animaux. On dormait dans le peille, l’endroit où l’on fabriquait le reblochon que l’on ne goûtait que dans les grandes occasions, car les fromages étaient presque intégralement vendus au marché. A côté du chalet trône le grenier, petite construction en bois et véritable coffre-fort des familles qui y conservaient tous leurs biens de valeur (linge, papier, récoltes, viande fumée dans la cheminée) pour les protéger en cas d’incendie de leur habitation principale. 3 L’art vache Les Bornandins ont l’habitude de dire qu’il y a autant de vaches que d’habitants sur leur commune, dont celles de la fameuse race Abondance avec leur robe acajou et leurs taches brunes autour des yeux, qui ressemblent à des lunettes. C’est peu dire qu’elles sont partout, les chevilles ouvrières du reblochon fermier fabriqué par une cinquantaine de Y MANGER Restaurant de l’hôtel la Croix Saint Maurice La Bohême (pizzeriarestaurant) 97, place de la Grenette Rens. : 04 50 02 27 93 Boulangerie Bruno Bétemps 400, route du Chinaillon VISITES ET RANDONNÉES La maison du Patrimoine Rens. : 04 50 02 79 18 Bureau des guides des Aravis Rens. : 04 50 02 78 18 Randonnée (à pied ou en VTT) avec Franck Chappaz Rens. : 06 60 78 46 18 Visite d’une ferme pour découvrir le reblochon Rens. : 04 50 02 78 00 Une fresque d’art vache. PHOTO M. LUCCHESI producteurs, l’été en alpage et le reste de l’année à plus basse altitude. Mais surtout, le Grand-Bornand est devenu, en l’an 2000, la capitale de «l’art vache», que l’on découvre en flânant dans les ruelles et sur les rives du Borne, la rivière qui murmure dans le bourg. Peintures, sculptures et photos célèbrent ainsi l’Abondance, la Tarine et la Montbéliarde. On aime beaucoup le Veau dort, fresque clin d’œil au veau d’or biblique, et la rencontre chamarrée entre deux univers, Quand l’art vache rencontre l’art catalan, explosion de couleurs et de courbes réalisée par 440 peintres amateurs en hommage à Miró, Gaudí, Dalí… Les sculptures font la part belle aux matériaux de récupération comme la Vache caribou, bestiole ventrue réalisée pour la 23e édition du festival Au bonheur des mômes, qui attire chaque année en août près de 80 000 personnes, avec 450 représentations entre théâtre, cirque, marionnettes et musique. 4 La montagne comme établi Chaque jour, il ouvre son atelier avec «le bonheur de contempler» les Aravis. Didier Perrillat est bourrelier au Grand-Bornand. A le regarder travailler, on se dit qu’il est un peu l’ébéniste du cuir. D’ailleurs, il dit que le cuir a «un sens, comme le bois, mais vous ne le connaissez pas». Fils d’agriculteur, il est tombé amoureux de ce métier à 14 ans, il y a trente ans, quand les bourreliers fabriquaient encore des harnachements pour les chevaux. «A l’époque, l’agriculture représentait 80 % du métier. Aujourd’hui, c’est 50%», dit-il en cousant la courroie d’une cloche de vache avec une lanière qui peut être de porc ou de veau. Un couple d’éleveurs de brebis corses entre dans son magasin pour acheter une cloche. «Si vous êtes sur des terrains avec des pierres, évitez celles en bronze, elles peuvent se casser. Faites sonner les platelles [petites cloches, ndlr], elles tapent bien dans le rocher.» Au détour d’une ruelle, poussant la porte d’une ancienne écurie, on hume l’odeur chaude de l’atelier d’Edith et Patrick Martin. Dans la tradition de la poterie utilitaire savoyarde, ils fabriquent en terre vernissée bols, plats et coupes aux motifs d’oiseaux, de fleurs et de pois. Edith est en train de tourner un pichet tandis que son époux confectionne de gros boudins d’argile. Dehors, il bruine sur les roses trémières. Edith dit : «Quand on s’installe ici, il faut trouver les clés de la montagne. J’aime l’automne car à cette saison, la montagne nous appartient.» • 54 u FOOD/ Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 La chef Cristina Bowerman, le 21 janvier 2015. PHOTO BRAMBILLA ET SERRANI Cristina Bowerman l’anti trattoria Audacieuse et énergique, la chef italienne à la tête de l’étoilé Glass Hostaria a surpris Rome avec ses menus influencés par les Etats-Unis, où elle a vécu seize ans, la France et le Japon. Par ELVIRE VON BARDELEBEN Envoyée spéciale à Rome L a cuisine est un monde très normé qui consacre en général les hommes blancs et hétéros. Depuis quelques années, ceux-ci jouissent d’un peu plus de liberté et peuvent arborer des tatouages ou un chignon au sommet du crâne sans qu’on leur en tienne rigueur, mais les rares hurluberlus sont toujours regardés de travers. On se souvient d’Olivier Streiff, le finaliste de Top Chef, adepte de khôl et de vernis noir dont un étoilé, pourtant bien disposé à son égard, nous avait dit: «Il n’ira nulle part avec cette allure.» Quant aux femmes, elles sont encore rares. Et presque toujours tirées à quatre épingles, comme pour compenser le manque de crédibilité qu’on leur accorde dans le métier. La chef romaine Cristina Bowerman a les cheveux roses, une partie du crâne rasé et un âge (49 ans) qui ne permet pas de faire passer cette excentricité pour une bévue de jeunesse. Elle ne tient pas un modeste foodtruck, mais Glass Hostaria, un des quelques restaurants étoilés à Rome (qui n’en compte que 17, soit quatre fois moins qu’à Londres et cinq fois moins qu’à Paris). Dans la capitale italienne, pas particulièrement tournée vers la modernité, elle cuisine des plats influencés par ses séjours aux Etats-Unis, d’autant plus déroutants qu’ils sont servis dans le Trastevere, un quartier massivement colonisé par des trattorias interchangeables flattant le palais timoré des touristes. Imprévisible. Une fois attablé, on se rend compte que son restaurant est non seulement hermétique à son environnement direct, mais aussi aux modes internationales. Au milieu de la déco alambiquée au design un peu désuet s’agite une clientèle pomponnée – une ambiance aux antipodes du dénuement chic de la bistronomie parisienne étoilée. Et dans l’assiette, ce n’est pas vraiment le culte du terroir. En premier plat, de l’avocat à la sauce yuzu et miso avec une tuile d’algues : agréable, mais sans lien avec la cité éternelle, évoquant plutôt une fusion entre la Californie et Japon. Ensuite débarque une jolie carotte avec une gelée de balsamique, une mousseline de courge et du fenouil frit. Voilà qui ramène à Paris et son indécrottable amour du produit brut. Puis le ravissement arrive en la forme de raviolis fourrés au parmesan 60 mois gentiment beurrés. On dirait des bonbons fondants, la pâte est quasi liquide, le fromage intense. Les asperges sauvages mariées avec un œuf cuit à basse température et un coulis de persil ont l’envergure d’un classique à la française. Le dessert renoue avec l’exotisme, en mélangeant dans du lait de coco des fruits et des légumes frais et déshydratés, sucrés et salés. Le menu décontenance, d’abord un peu terne, puis très bon, soudainement dément (aucun plat de pâtes ne nous a laissé un tel souvenir), irréprochable, imprévisible: le fil logique n’est pas évident. L’Italienne, qui avait répondu avec enthousiasme à la proposition tardive de se voir, débarque à la table où l’on dîne sans prévenir, com- Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 Mojito et mini taco. PHOTOS ANTONIO FACCILONGO lie.» Ça ne se passe pas si mal puisque, peu après, elle est appelée chez Glass, dont elle devient non seulement la chef, mais aussi la cogérante, condition sine qua non à son bonheur : «Un propriétaire a toujours un truc à dire sur les finances… mais si on veut être créatif, il faut investir.» Les trois premières années, les clients ne comprennent pas ce qu’elle veut faire. Le restaurant est désert en semaine et le week-end, on lui réclame des pâtes amatriciana. «Les Romains sont très sûrs d’eux, certains d’habiter la meilleure ville du monde et de posséder la meilleure cuisine», déplore-t-elle. Pourtant, niveau gastronomie, le Lazio n’est pas un terroir aussi riche que la Campanie ou l’Emilie-Romagne. Et en termes de diversité, Rome n’est pas Paris: la capitale italienne n’a pas fait sa révolution food et il existe peu de vrais restaurants traditionnels, mais quantité de trattorias sans âme qui ne proposent que six ou sept plats dont les pâtes amatriciana, carbonara, cacio e pepe (pecorino et poivre)… et des fritures. «Car c’est sûr que c’est facile de gagner de l’argent en couvrant tout de panure», devise Cristina Bowerman. Le jour où elle a pu ôter les pâtes amatriciana de sa carte, elle a sabré le champagne. «J’ai su que je tenais le bon bout quand mes clients ont commencé à me dire: “Enfin quelque chose de différent !”» Spaghettis froids, pesto aux pistaches, tartare de thon et herbes. Groupe de réflexion. L’étoile FRANCE mande du champagne et annonce dans un bureau», se souvient-elle. qu’on peut commencer l’interview. Son obsession pour les Etats-Unis «Le menu reflète mon parcours, ex- la soustrait à l’influence familiale: plique Cristina Bowerman. L’avocat, elle décide de devenir graphiste à c’est parce que j’ai vécu seize ans aux San Francisco. Là-bas, elle finit par Etats-Unis, j’y ai appris à les choisir, s’avouer que la cuisine la tente, mais les préparer… C’est frais, acide, par- a peur de ne pas y arriver. La culture fait pour démarrer un dîner.» A pro- «you can do it» américaine aura raipos des pâtes : «Elles doivent évo- son de ses dernières réticences. Elle quer tout de suite l’Italie», sa patrie. se donne «dix ans pour réussir. Si Le dessert est, quant à lui, inspiré à 42 ans, je n’avais pas mon propre de ses virées dans les supermarchés restaurant, j’abandonnais». américains Whole Foods, qui ont le génie de proposer une invraisem- «J’allais merder». Direction blable variété de goodies sains, type l’école le Cordon-bleu à Austin, graines et fruits déshydratés, in- Texas (sans surprise, elle ne tarit trouvables en Europe. pas d’éloges sur la ville progressiste, Pour la plupart des chefs de sa géné- jeune et cool du sud des Etats-Unis). ration, ce sont souvent les mêmes Puis elle poursuit sa formation dans circonstances qui mènent aux four- plusieurs restaurants locaux. Straneaux : un milieu modeste où l’on tège, Cristina Bowerman rentre en mangeait bien, un manque d’intérêt Italie pour se perfectionner sur les pour l’école, puis un CAP ou un pâtes. «Les Américains sont doués stage en forme de révélation. Le CV pour les entrées, les plats de viande de Cristina Bowerman n’a rien de ou de poisson et les desserts, mais il classique. Elle vient des Pouilles, a leur manque cette compétence. Je grandi dans une famille qui aime me disais que je pourrais revenir voyager et où l’on accorde de la va- aux Etats-Unis pour ouvrir un leur aux études. Elle a appris quatre petit resto avec ça en plus», explilangues – elle répond en que-t-elle. Alors ALL. AUT. français, qu’elle maîtrise qu’elle allait retraE S très bien, ou dans son verser l’Atlantique, IS U S anglais parfaitement en 2005, elle acCR OA BOS américanisé–, a décepte un poste de N T IE Me IE r croché un diplôme chef à Rome avec Rome Ad ria tiq en droit, a travaillé la confiance qui la ue IT AL ALB. dans un cabinet caractérisait alors: IE Mer d’avocats pendant «Je me disais que Tyrrhénienne deux ans. «Mon éduj’allais de toute facation m’empêchait de çon merder, donc me projeter ailleurs que autant le faire en Ita100 km r e Me rané r ite d Mé Io Me ni r en ne u 55 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Michelin, tombée en novembre 2009, a donné une légitimité à ses prix et ses excentricités. N’ayant pas cherché le premier macaron, Cristina Bowerman n’en attend pas de second. Elle préfère diversifier ses activités. En 2014, elle a publié son premier livre au titre évocateur, De Cerignola à San Francisco et inversement, ma vie de chef à contre-courant (1). Elle donne des cours de cuisine dans plusieurs établissements, fait partie d’un groupe de réflexion entre chefs italiens pour que la nourriture reflète la société, voyage beaucoup. Elle a ouvert un bar à vin chic à l’autre bout de la ville, près du Vatican. «C’est mon moment maintenant, j’en profite», dit-elle. Au terme d’une heure de conversation chaleureuse, mais sans excès (ses séjours aux Etats-Unis ne l’ont pas tout à fait transformée), elle avertit qu’elle doit retourner travailler. Avant de la quitter, on lui demande d’où lui vient cette motivation envers et contre tout pour la cuisine: «Notre environnement est envahi de logos, de bruits, d’informations. On vit selon des règles que l’on n’a pas choisies. Le seul moment de liberté où je fais ce que je veux et rien ne m’atteint, c’est aux fourneaux.» Malgré son goût des convenances, la cuisine peut aussi être un terrain de jeu pour personnes hors norme. • SUR LA PILE Pur jus de pédagogie sur la vigne Par JACKY DURAND I l y a des bouquins sur le boire et le manger dont on se dit qu’ils seront mieux en cuisine que dans la bibliothèque tellement ils sont inspirants pour les fourneaux et la table au premier coup d’œil. Généralement, ils ont été bien pensés par des auteurs gourmands qui évitent le piège de la recette imbitable pour le commun des mangeurs et cet encyclopédisme étouffe-chrétien qui vous donne la gueule de bois quand vous refermez une somme aride sur des cépages ou les plantes sauvages comestibles. Et puis il y a les ovnis qui débarquent sans crier gare et vous prennent à rebrousse-poil des menus habituels de l’édition gastronomique. Ils vous désarçonnent comme un kipper avec un verre de muscadet au petitdéjeuner. Voici donc Pur Jus, cultivons l’avenir dans les vignes, c’est-à-dire un pur bonheur dédié au travail de la vigne signé par Justine Saint-Lô et Fleur Godart. Leur livre tient tout à la fois de la bande dessinée, du carnet de croquis, du récit de voyage, de l’enquête et du portrait. La qualité de ce mélange des genres tient au brio des auteures à donner à voir une année dans les vignes avec l’éloquence du dessin et le respect du verbe des vigneronnes et des vignerons qu’elles rencontrent. Justine Sain-Lô et Fleur Godart sont des passeuses de terroir et de destins autour du vin. Quand elles rencontrent Mathieu Coste à Cosne-Cours-sur-Loire (Nièvre), c’est pour parler de floraison, des fleurs de la vigne qui sont fécondées grâce au vent mais aussi de la coulure qui fait avorter les grains du raisin. A la Ferme du vert à Castelnau-deMontmiral (Tarn), Jérôme Galaup compare son travail à la vi- gne à celui avec ses vaches : «Une vigne, tu la tailles mal, elle te le dit d’une manière parfois difficile à comprendre. Alors qu’une vache, tu lui fais mal, tu comprends tout de suite ! Si j’avais pas eu les vaches, j’aurais mis beaucoup plus de temps à me sentir proche de mes vignes. Je travaille plus selon l’intuition et l’expérience que suivant la théorie.» En associant le mot et le trait avec tendresse et délicatesse, les auteures donnent à voir au béotien des notions pointues que PUR JUS CULTIVONS L’AVENIR DANS LES VIGNES de JUSTINE SAINT-LÔ et FLEUR GODART Ed. Marabout, 221 pp., 22 €. l’on pensait réservées aux lycées viticoles. Ainsi leur rencontre avec Xavier Caillard, installé à Coutures dans le Maine-etLoire, permet de découvrir la lutte contre l’esca, «une maladie aussi vieille que la viticulture». «L’esca, c’est le champignon qui détruit le bois. Il n’est pas censé attaquer le bois vivant, sauf si la vigne est fragile et mal équilibrée», explique le vigneron que l’on voit ensuite, dessins à l’appui, détailler les moyens de lutter contre l’esca, dont le curetage du cep. Une vulgarisation gouleyante. • COUP DE CŒUR Un week-end en cuisines populaires 58 Vicolo del Cinque, Rome. Carte autour Ce week-end, plus que jamais, les papilles nous démangent car c’est la Fête de la gastronomie à chaque coin de rue avec des gueuletons, des ateliers cuisine et des causeries de becs fins. Alors, on voudrait être partout pour déguster les saveurs et les savoirs sur les cuisines populaires qui sont le thème de cette sixième édition. On voudrait goûter les huîtres de la Presqu’île de Rhuys dans le golfe du Morbihan; s’immerger en cuisine avec la famille Sammut à l’auberge de la Fenière dans le Vaucluse. A Beugnon (Yonne), il sera question d’un «fantastic picnic» à la ferme du Paysan bourguignon où l’on pourra se régaler de jambon à la Chablisienne, de fromage de Soumaintrain et de Chaource. de 70 €, menus de 75 à 110 €. (1) Ed. Mondadori Electa en italien. Renseignements sur Economie.gouv.fr/fete-gastronomie/accueil Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Poings d’ancrage Mathieu Bauderlique Le boxeur médaillé à Rio a mis des années avant de trouver l’équilibre nécessaire pour assurer au plus haut niveau. U n pote de Mathieu Bauderlique, 27 ans, médaillé de bronze à Rio chez les mi-lourds, a cherché la meilleure image pour le décrire. Le temps de la trouver, il a dégainé une petite histoire. Il n’y a pas si longtemps, un type a fait une grosse queue de poisson à son ami boxeur. Alors, celui-ci est descendu de sa caisse pour lui demander des explications disons musclées, provoquant un embouteillage monstre. Tout ça pour étayer son portrait du bonhomme: une crème, qui ne sait pas gamberger tordu et qui peut dégoupiller quand il voit un zig-zag quelque part. Le copain finira par le comparer à un héros de BD. «C’est un peu comme Obélix, qui va emplafonner des Romains, mais sans jamais le faire exprès dans le fond.» Au Brésil, autour du ring, quelques observateurs étaient formels : le champion du monde APB, passé chez les pros en 2012, peut aller encore plus loin, parce que sa boxe ne fait pas regretter d’avoir payé sa place. A nous, il a donné l’impression d’avoir les poings les plus durs parmi les boxeurs français. On l’a rencontré dans la cuisine de ses parents, assis sur des tabourets, les mains sur la table, comme si on allait prendre le goûter. Devant nous, un homme costaud, à deux doigts de s’excuser de nous avoir fait déplacer jusqu’à chez lui, à BillyMontigny, dans le Pas-de-Calais, et qui calcule les distances tout haut parce qu’il voudrait sincèrement pouvoir les raccourcir. Il raconte ses bêtises d’antan en se demandant à chaque fois si l’écrire dans un journal ne ternira pas, non son image, mais celle de ses proches. Entre le regard dans le vide et les mots qui s’entremêlent, on saisit rapidement le truc. La peur de décevoir les siens produit chez certains ce quelque chose complexe qu’on ne peut pas raconter à quelqu’un qu’on croise pour la première fois. A brûle-pourpoint, ses combats ressemblent à ceux que l’on mate au cinéma. La puissance et l’attaque, tout le temps. «Je suis un démolisseur.» Pas bourrin, plutôt «généreux, brusque», insiste-t-il, avec la certitude que plus la somme de boulot en amont est grande, moins il reste de place pour les questions. Comprendre: mieux vaut souffrir physiquement qu’être torturé dans la tête parce qu’à force, la passion se barre. En 2015, son match pour le titre de champion du monde est une affaire de durs: le Français finit avec sept points de suture sur le visage, mais en meilleur état que son vis-à-vis iranien. «J’aime le spectacle, j’aime plaire», coupe-t-il, avant d’ajouter: «Il m’arrive de mettre KO mes adversaires. Mais je n’y prends aucun plaisir.» Après son sacre, il offre sa ceinture à ses grands-parents. John Dovi, patron du staff technique de l’équipe de France, analyse: «Mathieu est quelqu’un de franc, loyal et ça se ressent sur le ring. C’est tout ou rien avec lui. Alors, en combat, il considère qu’il doit faire son travail et que celui-ci est de ne pas reculer.» L’aventure de Bauderlique aux Jeux s’est terminée face à un Cubain supersonique, futur vainqueur du tournoi. Le rythme a joué: chez les pros, les combats sont plus longs et commencent plus lentement qu’aux Jeux, restés amateurs. «Il y a moins de provocations, de feintes et on boxe moins sur la pointe des pieds. Depuis janvier, j’ai enchaîné les stages à l’étranger pour me réadapter. Ce n’est pas vraiment le même métier, comme le sprint et le demi-fond», dit-il. Après son retour du Brésil, il a déménagé de la maison familiale, où il a grandi avec son grand frère et sa petite sœur. A cinq minutes de là, avec Sofia, sa femme depuis décembre, qui attend un bébé. A 5km à peine de Hénin-Beaumont, ville FN, où il a vu le jour, commencé la boxe et s’entraîne toujours et qui lui inspirera deux commentaires sur la politique : «Je ne suis pas du tout FN», puis, «à part ça, je n’ai pas d’opinion particulière». Il n’a voté qu’une fois, aux municipales. Bauderlique est resté fidèle à Mohamed Nichane, le coach qui l’a pris en main n 3 juillet 1989 à 14 ans. Un ado en surpoids, Naissance à Heninavec déjà pas mal de patate: Beaumont «Je mangeais la même as(Hauts-de-France). siette que mon père, un n 2009 Champion homme de 100kg.» En mode de France amateur. défi: «Je voulais plaire à mes n 2015 Champion parents en priorité, être à la du monde APB en pros. hauteur de leur éducation. n 2016 Médaillé J’ai fait de la boxe pour leur de bronze à Rio. prouver que j’étais quelqu’un, que je pouvais réussir avec ma sueur.» A l’époque, on le surnomme «Bouboule». «C’était affectueux. Par contre, ceux qui m’appelaient comme ça et que je ne connaissais pas, je leur rentrais dedans. Non quand même pas à ce point… Enfin, si [rires].» La boxe devient vite une priorité et une orientation possible, car ça n’a jamais fonctionné à l’école. «Les rêves, comme les JO, se sont construits après. Sans le sport, j’aurais pu devenir un chien sans laisse.» Il rejoint l’Insep à Paris, la fabrique des champions, à 18 ans, cursus classique pour un gars doué. Il s’en ira deux fois. La première, il se fait virer pour des histoires de filles et de beuveries. «J’arrivais à Paris en venant d’une petite commune, mais on n’est pas toujours un homme à 18 ans. Quand vous êtes étiqueté “sportif en équipe de France”, vous rentrez partout, ce qui n’aide pas. J’étais inconscient, avec ce grain de folie que tous les boxeurs ont et que je ne maîtrisais pas à l’époque.» La seconde, il part après son échec à se qualifier aux Jeux de Londres en 2012. Il veut descendre chez les moins de 75 kilos, la place étant prise chez les mi-lourds (-81kg aux JO) –sa catégorie naturelle– mais se manque. Les régimes draconiens l’épuisent, la balance devient son obsession. Trop crevé, il n’assure plus sur le ring. «L’alcool y était pour quelque chose dans les yo-yo.» Il dit qu’il n’y a plus touché depuis plus de quatre ans. John Dovi : «Après les Jeux de 2008, les cadres de l’équipe de France qui étaient à l’Insep sont partis. Mathieu fait partie d’une génération qui, en quelque sorte, a été livrée à elle-même. Certains sont plus matures, lui a réussi à son rythme.» Bauderlique rentre alors à Billy-Montigny. Il coupe quelques mois. «On revient à la vie normale, on retombe sur le cul. Si on n’est pas suivi, on peut couler pour de bon. Mes proches m’ont bichonné.» Il passe pro sur les conseils de son père, ancien boxeur et exouvrier, qui a monté son affaire de literie. C’était soit ça, soit tout lâcher. Dans le Nord, le boxeur, qui vit de ses combats –sans en dire plus– continue de bosser comme commercial, en autoentrepreneur. Il vend des lits, via l’entreprise familiale. Les marchés, le porte-à-porte. Le cocon. «Je préfère garder la tête sur les épaules», assure-t-il, quand bien même des promoteurs américains seraient sur le coup. On lui a parlé d’Obélix, des Romains dans le plafond, de la queue de poisson. Il s’est marré: «Je cache bien mon jeu. En fait, je suis resté gosse.» • Par RAMSÈS KEFI PhotoÉRIC FLOGNY