FORUM Images Schwarzenegger, uncertainvisagedel`Amérique

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FORUM Images Schwarzenegger, uncertainvisagedel`Amérique
SAMEDI 24 ET DIMANCHE 25 SEPTEMBRE 2016
2,70 € Première édition. No 10993
FORUM
www.liberation.fr
CITADINS & CITOYENS, UNE JOURNÉE DE DÉBATS
CAHIER CENTRAL
COLL. CHRISTOPHEL
Week-end
Images Schwarzenegger,
un certain visage de l’Amérique
Livres Gaël Faye, massacres
à hauteur d’enfant
ETTOUTESNOSRUBRIQUESDUWEEK-END,PAGES27-55
TOUTE
JEUNESSE
MÉRITET-ELLE
SALAIRE ?
Valls
propose
un «revenu
universel»
pour lutter
contre
la précarité
des jeunes.
Possible?
PAGES 2-5
IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 3,40 €, Andorre 3,40 €, Autriche 3,90 €, Belgique 2,80 €, Canada 6,20 $, Danemark 36 Kr, DOM 3,50 €, Espagne 3,40 €, Etats-Unis 6,00 $, Finlande 3,80 €, Grande-Bretagne 2,80 £,
Grèce 3,80 €, Irlande 3,50 €, Israël 27 ILS, Italie 3,40 €, Luxembourg 2,80 €, Maroc 30 Dh, Norvège 36 Kr, Pays-Bas 3,40 €, Portugal (cont.) 3,60 €, Slovénie 3,80 €, Suède 34 Kr, Suisse 4,40 FS, TOM 560 CFP, Tunisie 4,90 DT, Zone CFA 2 900 CFA.
2 u
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
JEUNESSE A
Par
AMANDINE CAILHOL,
JULIETTE DEBORDE
et TONINO SERAFINI
Photos PABLO CHIGNARD.
HANS LUCAS
Non mais
alloc quoi
Manuel Valls relance l’idée d’un revenu
unique ouvert à tous sous conditions
à partir de 18 ans. Une proposition pour
répondre à la précarisation des jeunes.
intervient à un moment où la question d’un revenu universel commence à émerger dans le débat public et dans la campagne. Benoît
Hamon, candidat à la primaire de
gauche, l’a mis dans son programme. De même que Frédéric Lefebvre à droite. Mais ces termes sont
devenus une sorte d’héberge espagnole. Les libéraux veulent une allocation unique pour tous afin de
mieux supprimer les prestations sociales. Et la gauche veut imaginer un
dispositif émancipateur centré pour
les plus précaires.
lors qu’à droite, la primaire
donne lieu à une surenchère
de propositions ultralibérales qui font peu de cas de leurs conséquences sociales, Manuel Valls a
dégainé mercredi une tribune sur
Facebook, dans laquelle il se prononce en faveur d’un «revenu universel, c’est-à-dire une allocation unique, ouverte à tous, à partir de 18 ans,
VALLS PROPOSE-T-IL
pour remplacer la dizaine de minima
VRAIMENT UN «REVENU
sociaux existants». Par ce biais, le
UNIVERSEL» ?
Premier ministre remet au centre du Il convient de ne pas se méprendre
débat la question de la pauvreté tou- sur les termes de «revenu universel»
chant «plus de 8 millions de nos com- utilisés par Manuel Valls. Dans son
patriotes», qui ne sont pas des «as- post, il n’est pas du tout question de
sistés», tacle-t-il. Pour la campagne créer une allocation véritablement
présidentielle qui s’annonce, Ma- «universelle», versée à tout citoyen
nuel Valls souhaite ouvrir «de nou- de la naissance à la mort sans condivelles pistes» sur ces questions de re- tion de revenu ou de situation famivenus, notamment pour la jeunesse, liale. En fait, le Premier ministre
puisque les 18-25 ans sont exclus du commet une sorte d’abus de lanRSA. Un sujet qui viendrait boucler gage : sa proposition consiste simle quinquennat de
plement à fusionner de
Hollande, dont l’un DÉCRYPTAGE tous les minima sodes axes essentiels
ciaux (RSA, minimum
était censé être la jeunesse. Mais de- vieillesse, allocation adulte handipuis son arrivée à l’Elysée, le chef de capé, allocation spécifique de solil’Etat est resté très prudent sur ce darité pour les chômeurs en fin de
sujet. Sans doute par crainte d’être droit, etc.). Son «revenu universel» à
accusé d’offrir, pour toute perspec- lui reste confiné exclusivement aux
tive à la jeunesse, une allocation so- personnes qui sont dans le besoin:
ciale. Une approche évidemment ses bénéficiaires auraient droit à une
contestée par les associations de allocation de base, à laquelle s’ajoulutte contre les exclusions, qui poin- teraient des aides spécifiques en sus
tent l’extrême dénuement de cer- pour certaines situations (handicap,
tains jeunes, qui n’ont ni emploi, ni vieillesse…). La véritable nouveauté
soutien familial, ni aide publique. Le dans sa proposition est que ce dispopost sur Facebook de Manuel Valls sitif serait ouvert aux jeunes de
u 3
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
L’association
Réussir
ensemble,
qui regroupe
plusieurs
missions locales
à Grenoble,
propose
un dispositif
«garantie
jeunes» pour
aider à s’insérer
dans la vie
professionnelle.
A gauche,
IbrahimaClaude, 21 ans.
A droite,
Mariama, 20 ans.
POURQUOI UN REVENU
POUR LES 18-25 ANS EST
UN SUJET CENTRAL ?
Sous le quinquennat de François
Hollande, «l’idée d’instaurer un RSA
à partir de 18 ans avait été sérieusement envisagée lors de l’élaboration
du plan de lutte contre la pauvreté
présenté en décembre 2012 par JeanMarc Ayrault», témoigne Matthieu
Angotti, son ancien conseiller
chargé de la lutte contre la pauvreté
à Matignon. «Le Premier ministre y
était plutôt favorable. Mais on s’est
fait retoquer par Bercy, et à l’Elysée
les conseillers de François Hollande
étaient très partagés.» «Trop cher»,
avait argumenté le ministère du
Budget. Matignon avait fourni des
estimations très larges sur le nombre de bénéficiaires (entre 200000
et 500 000 parmi les 18-25 ans) et
sur le coût de la mesure (entre 1,2 et
3 milliards d’euros). Aujourd’hui,
18,6 % des 18-29 ans vivent sous le
seuil de pauvreté, contre 9,5 % de
pauvres chez les 50 ans et plus.
«Dans les centres d’hébergement
d’urgence, il y a un afflux de jeunes
de moins de 25 ans, qui sont totalement démunis et qui ne vivent que
des subsides des associations caritatives», pointe Florent Gueguen, le
directeur général de la Fédération
nationale des associations d’accueil
de réinsertion sociale (Fnars).
Aujourd’hui, le RSA dit «jeunes actifs», pour les 18-25 ans, nécessite
d’avoir travaillé à taux plein au
moins deux ans au cours des trois
années précédant la demande. Des
conditions d’accès très restrictives.
D’où le faible nombre de bénéficiaire: moins de 9000. Autre dérogation pour les moins de 25 ans: le
RSA parent isolé (916 euros pour un
parent seul avec un enfant).
QUELLES AIDES POUR
LES JEUNES DEPUIS 2012 ?
Le gouvernement n’est pas resté
inerte sur ce dossier. En 2012, «faute
d’abaisser à 18 ans l’âge d’éligibilité
au RSA, un consensus a été trouvé
avec la mise en place de la “garantie
jeunes”, qui consiste à verser l’équivalent du RSA, aux 18-25 ans les plus
pauvres qui ne sont ni en emploi, ni
en études, ni en formation et qui
s’inscrivent dans des parcours d’insertion [recherche d’emploi, forma-
femmes
11,8%
hommes
18 à 29 ans
QUELLES AIDES POUR
LES JEUNES ACTIFS ?
Née de la fusion du RSA-activité et
de la prime pour l’emploi, la prime
d’activité, entrée en vigueur le
1er janvier 2016, est la principale mesure bénéficiant aux jeunes de 18 à
24 ans. Ils sont 500 000 à en avoir
bénéficié, selon le ministère de la
Jeunesse. Pour y avoir droit, il faut
Taux de pauvreté
(sous le seuil de 50% du salaire médian)
entre 2007 et 2014
8,0%
6,8%
7,2%
30 à 49 ans
2007
8,2%
2014
2007
2007
2014
2007
- de 18 ans
2014
11,6%
10,9%
tion… ndlr]», raconte Matthieu Angotti (lire page 4). Mais ce dispositif
est très limité : il ne bénéficie à ce
jour qu’à 72 000 jeunes et il est limité à un an, éventuellement renouvelable pendant six mois. Pour
y avoir accès, il faut être sélectionné
par une commission locale, qui juge
notamment de la motivation du
demandeur. Résultat : sur les
900000 jeunes de moins de 25 ans
considérés comme «en précarité»,
seuls 500 000 seraient éligibles
«en théorie», selon le ministère du
Travail. Et sur le lot, compte tenu
d’un taux de recours limité, le gouvernement table sur seulement
100000 jeunes rentrés dans le dispositif d’ici fin 2016, et 100000 supplémentaires en 2017. Ils touchent
470,95 euros mensuels.
PLUS ON EST VIEUX, MOINS IL Y A DE PAUVRES
13,9%
Source : Insee
2014
18-25 ans qui sont actuellement exclus du RSA.
50 à 59 ans
3,9%
3%
60 à 74 ans
4,0%
2,4%
+ de 75 ans
avoir un emploi et percevoir des revenus modestes (moins de
1 500 euros mensuels). Les étudiants et les apprentis sont aussi
concernés s’ils justifient de revenus
suffisants (au moins 893,25 euros
mensuels). Calculée en fonction des
ressources et de la situation du bénéficiaire, son montant est variable.
Pour un célibataire sans enfant avec
un salaire de 1 300 euros par mois,
elle avoisine les 100 euros.
ÉDITORIAL
ET POUR LES ÉTUDIANTS?
Enfin une utopie concrète.
Non pas une chimère inaccessible et baroque. Non,
l’espoir de voir, étape par
étape, disparaître le scandale de l’extrême pauvreté
en pays riche (qui n’atténue
en rien le scandale redoublé de l’extrême pauvreté…
en pays pauvre). Il existe
plusieurs versions de cette
belle idée du revenu de
base. Minimale mais faisable à courte échéance, telle
que la propose Manuel
Valls, qui veut commencer
par les jeunes de 18 à
25 ans. Il fait ainsi pièce au
lancinant discours réactionnaire sur «l’assistanat»,
cet égoïsme érigé en idéologie. Libérale telle que la
décrit un Gaspard Koenig,
publiciste qui popularise
l’antique principe du «filet
de sécurité» destiné à atténuer les rigueurs évidentes
de la concurrence de tous
contre tous. Altermondialiste enfin, la plus intéressante –mais la plus onéreuse– qui consiste à
affecter d’office à tout
membre de la société,
parce qu’il est un être humain participant d’une société évoluée, un revenu
d’environ 800 ou
900 euros, quelle que soit
sa situation, qu’il cumulera
ensuite avec ses autres revenus (sachant que les taux
d’imposition sur les revenus élevés font que l’allocation revient in fine et pour
l’essentiel à la collectivité).
Disjoindre le revenu du travail marchand, supprimer
le dénuement total, renforcer la position des plus
pauvres sur le marché de
l’emploi, qui ne sont plus
contraints d’accepter n’importe quel poste pour survivre: les avantages sont
précieux et nombreux.
Pourtant, on entend surtout parler des objections.
Elles ne sont pas dérisoires: risque d’encouragement à l’oisiveté, coût
excessif, etc. Le gouvernement, outre qu’il doit pousser le dossier rapidement
dans sa version minimale,
notamment pour les jeunes, a tout avantage à aller
plus loin: lancer dans une
ville ou un quartier l’expérimentation de la réforme.
Ensuite le débat sérieux
pourrait s’ouvrir. •
Faute de RSA 18-25 ans ou de «revenu universel», les étudiants peuvent se rabattre sur les bourses sur
critères sociaux. Pour en bénéficier,
il faut avoir moins de 28 ans. L’éligibilité dépend alors du revenu des
parents. Le montant annuel versé
va de 1 009 à 5 551 euros (le dernier
échelon ayant été revalorisé de
800 euros lors de la réforme des
bourses de 2012). Au total, en quatre
ans, le nombre de bénéficiaires a
progressé de 8,5%. Ce qui, selon le
ministère de l’Education, porte le
taux de boursiers à 36,3%. Cette année, ils devraient être 690000. Dernier-né des dispositifs, issu de la loi
travail: l’aide à la recherche du premier emploi (ARPE). Versée pendant quatre mois aux jeunes diplômés de l’enseignement supérieur
ex-boursiers, l’ARPE (entre 100 et
550 euros par mois) doit les aider à
entrer sur le marché du travail.
Depuis son entrée en vigueur
le 28 août, 12 808 jeunes diplômés
l’auraient demandé.
FAUT-IL ALLER
PLUS LOIN ?
L’idée d’un «vrai» revenu universel
destiné à toute la population, indépendamment des ressources, est
dans le débat public. Un tel «revenu
pour tous» est porté par des personnalités de gauche, comme le PS
Benoît Hamon ou le sénateur EE-LV
Jean Desessard. A droite, le député
LR Frédéric Lefebvre défend l’instauration d’une allocation de «800 à
1000 euros». Si la question dépasse
le clivage gauche-droite, les partisans d’un «vrai» revenu universel
défendent des visions différentes.
Pour les libéraux, son objectif est de
rationaliser le système d’aides sociales actuel, en remplaçant l’ensemble
des prestations existantes. Pour la
gauche qui défend une vision
«émancipatrice» du revenu universel, pas question de remettre en
question la protection sociale. L’allocation est vue comme un outil
donnant aux individus les moyens
de se prendre en charge, et incitant
au développement d’activités non
marchandes, associatives, culturelles, citoyennes. C’est cette vision qui
est défendue notamment par le
Mouvement français pour un revenu de base. Mais aussi par l’Unef:
elle veut un statut social pour les
jeunes avec «l’accès de toutes et tous
à une allocation d’autonomie, d’un
montant suffisant pour assurer une
vie décente aux jeunes». Pour le syndicat étudiant, «l’ouverture d’un débat autour du revenu universel doit
permettre de repenser la protection
sociale des jeunes pour avancer vers
cette allocation d’autonomie». •
Par LAURENT
JOFFRIN
Essayons !
4 u
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Lilian, 18 ans. PHOTOS PABLO CHIGNARD. HANS LUCAS
Ibrahima-Claude, qui cherche à «retrouver une certaine stabilité» avec le dispositif expérimental
A Grenoble, un coup de pouce
pour les jeunes précaires
«M
inutie», «sens de l’organisation», «persévérance», «esprit
d’équipe», «débrouillardise» :
ce sont quelques-unes des treize «qualités»
placardées dans la salle de formation de
Réussir ensemble. A Grenoble, cette association fédère les quatre missions locales de
l’agglomération pour prendre en charge la
«garantie jeunes». Ce dispositif expérimental, lancé par le gouvernement en 2013, vise
les personnes de 18 à 25 ans déscolarisées et
sans emploi, dans une situation de précarité
ou d’isolement social et familial. Dans le
bassin grenoblois, sur les 12 000 jeunes
accueillis dans les missions locales, 500
peuvent aujourd’hui prétendre à cet accompagnement.
Ce vendredi, ils sont neuf
l’Education nationale», lâche-tAIN
à suivre la séance animée
elle. Après une multitude de
par Frédéric Desfrenne.
boulots dans la vente, la
«On travaille sur des passarestauration, la garde d’enSAVOIE
ges obligés, le CV et la lettre
fants, les services à la perISÈRE
de motivation, mais sur- LOIRE
sonne, elle apprécie le
tout sur un savoir-être, sur
«soutien» qu’elle trouve ici.
Grenoble
l’estime de soi et la con«On m’a proposé une forfiance», explique le formamation que je n’aurais pas
teur. «Retrouver de la controuvée seule. Et j’avais beSDRÔME
fiance», c’est en effet ce que
soin de me poser dans ma
TE S
AULPE
H A
beaucoup mettent en avant
vie professionnelle et person20 km
lors du tour de table. Michaël,
nelle.» Son objectif : trouver
23 ans, a déjà de l’expérience dans la
dans le social ou l’humanitaire,
vente, mais il peine à «se réinsérer»: «Ici, on est «pour aller voir ailleurs comment ça se
dans le contexte du travail, au niveau des ho- passe». Ibrahima-Claude cherchait lui aussi
raires, du sujet. En deux semaines, on apprend à «retrouver une certaine stabilité». A 21 ans,
plus qu’en deux mois chez soi tout seul.»
il veut poursuivre ses études, s’inscrire
Rémi veut, lui, profiter de cette réassurance en BTS «management des unités commerpour «devenir plus autonome dans sa recher- ciales». La suite? «Travailler à Wall Street!»
che». Et aussi garder des liens au sein du col- se marre-t-il.
lectif: «C’est vraiment mieux que ce à quoi je
m’attendais, que du positif», sourit-il. «Emulation collective». Ces jeunes achèA 21 ans, il est titulaire d’un bac pro en ges- vent les deux premières semaines du «sas»
tion des milieux naturels. Rémi fait figure inaugural. Viennent ensuite deux semaines
d’exception puisque 88% du public accueilli de stage, puis un retour en «classe» pour déà Grenoble a un niveau inférieur au bac.
briefer et attaquer la recherche d’emploi ou
Des profils «un peu cassés par le système sco- la réorientation. «L’émulation du collectif»,
laire», explique Mercedes Garac, responsa- c’est le «plus» de la garantie jeunes, selon
ble de l’équipe garantie jeunes. Camélia, Frédéric Desfrenne: «On apporte des choses
22 ans, ne semble pas en effet garder un bon et, ensuite, ils prennent le relais. Notre crésouvenir de l’école: «Trop de formatage dans neau, c’est la mise en réalité. Ils ont parfois
ARDÈCHE
Le dispositif
expérimental «garantie
jeunes» permet aux
18-25 ans de suivre une
formation pour tenter
de reprendre le chemin
de l’emploi, en
bénéficiant d’une
allocation de 471 euros
net par mois.
des représentations erronées de certains secteurs, ils doivent faire le deuil de certains projets. Le premier jour, je suis assez dur, je dis :
“Si vous n’êtes pas contents, la porte se trouve
ici.”» Le principe du «donnant-donnant» est
au cœur du dispositif: lorsqu’un jeune s’engage à suivre le programme, il a droit à une
allocation de 471 euros net par mois, pendant un an. Un soutien immédiatement révocable si les obligations définies par l’accord ne sont pas respectées. «Ça valorise
l’investissement. Certes, ça ne fonctionne pas
toujours, mais parfois, il y a des miracles»,
raconte Frédéric Desfrenne.
Changement d’image. L’un des succès
croissants: arriver à toucher les filles. «C’est
le public précaire le moins visible, quand elles
ne sont ni dans des structures d’accompagnement ni à la rue, mais enfermées chez elles»,
explique Mercedes Garac, la responsable
d’équipe. En 2015, elles représentaient à
peine 30 % des promotions. Aujourd’hui,
l’association pilote des groupes à quasi-parité. Autre progrès: un changement d’image.
«Le bouche-à-oreille a fonctionné. Les premiers retours étaient: la garantie jeunes, c’est
un truc pour les “cassos” [les cas sociaux,
ndlr]. Mais on leur dit qu’on n’est pas des travailleurs sociaux, mais des professionnels de
l’emploi. Vous êtes nos collaborateurs et voilà
ce qu’on attend de vous», poursuit-elle. C’est
le point commun de tous ces parcours : une
défiance vis-à-vis de «l’assistanat».
Le revenu universel? «Certains vont en profiter pour faire le minimum. Nous, on a l’idée
que tu as mérité tes sous, résume Lilian, 17 ans.
Alors que si tu es dans ton canapé, tu sais que
tes sous vont tomber, tu vas faire aucun effort.»
MAÏTÉ DARNAULT
Envoyée spéciale à Grenoble
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
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u 5
Manuel Valls, les saillies de gauche
et le sens du timing
En remettant sur la table le «revenu
universel», le Premier ministre
procède à un réajustement politique.
O
«garantie jeunes».
ubliez l’été. Oubliez la à point nommé pour le chef
rentrée. Après avoir du gouvernement, dont les
fait feu de tout bois embardées sur le burkini ou
sur l’identité et la laïcité ces le voile ont une fois de plus
dernières semaihérissé sa majorité.
nes, Manuel Valls a ANALYSE A l’orée de la priremis au goût du
maire de la droite,
jour la proposition de créer Valls réactive le clivage droiun revenu minimum univer- te-gauche puisque son cabisel mercredi. Le timing laisse net assure qu’il n’est «pas
un poil circonspect. Car le dans la version libérale du rePremier ministre s’était déjà
fendu d’une défense de la
mesure en avril, en recevant
le rapport Sirugue qui prônait
une refonte des minima sociaux pour créer une «couverture socle commune». Fin
mai, il en avait remis une couche, défendant un revenu
universel pour les jeunes, une
idée tellement novatrice
qu’elle «mettra cinq, dix,
quinze ans à se mettre en
œuvre».
En réalité, la résurgence du
revenu universel est un réajustement politique qui arrive
«LA DERNIÈRE FOIS QUE JE ME
SUIS RETROUVÉ EN CLASSE,
C’ÉTAIT EN PRISON»
Elyes (1), 20 ans, travaille aujourd’hui dans une grande
surface de Grenoble. Il raconte comment le dispositif
«garantie jeunes» l’a aidé à se réinsérer.
«J’ai commencé la “garantie jeunes” en juin. Je suis originaire d’une autre ville et quand je suis arrivé à Grenoble,
je n’avais même pas de papiers d’identité valables. J’étais
à la rue, je dormais dans des voitures, des allées, des garages. Je mangeais un jour sur deux, je me rinçais à la fontaine
et je me douchais tous les quatre jours. Je m’occupais
comme je pouvais, des fois je faisais des choses peu respectables. Mais j’étais en contact avec une éducatrice de la mission locale. Quand elle m’a parlé de la garantie jeunes, je
n’avais pas envie d’y aller. Je me suis dit: c’est pas un travail,
ça va servir à rien. Après la première réunion, je ne comptais pas y retourner. On m’a dit de ne pas lâcher l’affaire. J’ai
galéré pendant quatre semaines.
«Le matin, c’était difficile, j’avais pas passé une bonne nuit,
j’avais pas mangé… Et ça faisait un an que je ne m’étais pas
retrouvé dans une salle de classe. La dernière fois, c’était
en prison. J’y suis allé quatre fois depuis mes 15 ans. Tout
ça, c’est derrière moi. J’ai persisté et au bout de quatre semaines, j’ai fait un stage. Avant de l’avoir terminé, j’ai postulé
dans une grande surface. Le soir même, j’avais un entretien
téléphonique, puis un rendez-vous d’embauche. Ça s’est
super bien passé. Je suis en CDD pour un mois et demi. Au
bout de ma semaine d’essai, je lui ai demandé s’il était content et, là, il m’a parlé d’un prochain contrat de six mois. Au
même moment, j’ai obtenu un appartement, c’est la première fois que je suis chez moi comme ça. Dans quelque
temps, la garantie jeunes sera finie, ça voudra dire que je
m’en suis sorti. Je me sens apaisé. Quand je rentre du travail,
je prends une douche, je joue avec mon chat, je regarde la
télé, je reste tranquille. J’ai envie de passer mon permis, de
me marier, de construire ma maison un jour. D’être monsieur
Tout-le-Monde.» Recueilli par M.Da.
(1) Le prénom a été modifié.
venu universel qui se substituerait à la protection sociale». Par ailleurs, son
plaidoyer est assorti d’une attaque en règle de ceux qui réduisent le système français
de minima sociaux à de «l’assistanat». Soit presque tous
les candidats de droite.
Pour enfoncer le clou, le Premier ministre peaufine un
discours sur le thème de la
solidarité pour le mois d’octobre. Mais son entourage réfute tout virage sur l’aile sociale, histoire de revenir aux
fondamentaux et de ne plus
parler d’identité. «Il parle de
tout, tout le temps», assène
un conseiller. Le fait que
Benoît Hamon ait mis le revenu universel dans son programme pour la primaire a
sûrement (aussi) pesé dans
l’histoire. «C’est une bataille
de quéquettes entre héritiers
de Rocard [inventeur du RMI,
ndlr], s’énerve un ténor de la
majorité. La vraie question
qui doit tous nous mobiliser,
voire nous angoisser, c’est
comment on continue à finan-
cer les minima sociaux. Ça,
c’est crucial pour 2017 et la
suite.» Avant la campagne
présidentielle, tout le gouvernement phosphore dans son
coin sur d’éventuelles propositions, et Valls ne fait pas exception. «Gouverner jusqu’au bout n’empêche pas de
proposer des choses pour la
suite et d’armer un futur programme [électoral]», justifie
un de ses proches. Il sera bien
temps, ensuite, de voir quel
candidat le portera.
LAURE BRETTON
6 u
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ÉDITOS/
ANALYSE
Le problème,
c’est la corruption
des Etats, pas l’UE
Par
JEAN QUATREMER
Correspondant à Bruxelles
@quatremer
Y aurait-il quelque chose de pourri dans
l’Union européenne? Après José Manuel
Barroso, président de la Commission entre 2004 et 2014, pris la main dans le Sachs
de la cupidité, c’est au tour de l’une de ses
commissaires d’être épinglée par la presse:
la Néerlandaise Neelie Kroes a présidé une
société offshore établie aux Bahamas, un
paradis fiscal réputé, entre juillet 2000
et octobre 2009. Une fonction que la libérale batave a «oublié» de déclarer lorsqu’elle a été nommée, en novembre 2004,
commissaire à la Concurrence. Un mensonge qui se double d’une faute morale, vu
les fonctions qu’elle a exercées. Si on ajoute
à ça les nombreux cas de pantouflage (recasages d’ex-commissaires ou hauts fonctionnaires européens dans le privé) ou le
LuxLeaks, qui a montré comment JeanClaude Juncker, l’ancien Premier ministre
luxembourgeois et président de la Commission depuis 2014, a offert un traitement
fiscal préférentiel à des multinationales
pour les attirer chez lui, c’est un tableau
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
peu reluisant qu’offre l’exécutif européen.
choix que de s’en remettre aux pays memLe cœur des outragés se fait donc entenbres. D’ailleurs, les Néerlandais n’ont
dre: vraiment, l’Europe, ce n’est plus ça!
jamais mis en cause Neelie Kroes, politiAvant de joindre sa voix à celle des indiquement ou pénalement: ils n’ont même
gnés de service, rappelons quelques faits.
pas été capables de découvrir l’existence
Neelie Kroes n’est pas le produit du sysde la fameuse société offshore. Cela ne
tème européen, mais de son pays: polidédouane pas les dirigeants européens:
ticienne madrée, elle a été désignée par
informé des liens troubles qu’entretenait
son gouvernement comme commissaire
Kroes avec le monde de l’argent, Barroso
en 2004 et renommée par le même gouver- aurait dû la nommer à un poste moins
nement en 2009 (au sein de la Commission exposé que la concurrence et le Parlement
Barroso II, de 2009 à 2014, où elle a été
n’aurait pas dû relâcher la pression. Mais
chargée de la Société nuc’était prendre le risque de
mérique). La proximité de
se fâcher avec un pays supcelle qui a été ministre des
plémentaire (Berlusconi a
Transports avec le monde
défendu jusqu’au bout son
des affaires (elle siégeait
ami Buttiglione) et surtout
dans une douzaine de
offrir une victoire de plus
conseils d’administration)
à la gauche. L’Union, c’est
et même mafieux (via
aussi de la politique. Ce que
son proche ami Jan-Dirk
montre l’affaire Kroes (qui
Paarlberg, un promoteur
n’a pas failli dans ses foncimmobilier sulfureux)
tions de commissaire juset son goût pour l’argent
qu’à preuve du contraire
étaient connus des NéerNeelie Kroes en 2014. AFP
et qui était sous haute surlandais et n’embarrassaient
veillance de l’administrapas ce peuple à la morale si sourcilleuse. Le tion communautaire) est que la corruption
Parlement européen, qui devait entériner
morale est dans les pays membres, la
cette nomination, a tenté en vain d’obtenir
classe politique européenne n’étant que
son remplacement. Barroso, déjà affaibli
son émanation. Bruxelles n’est pas
par la censure du démocrate-chrétien itaWashington, un Etat fédéral qui génère sa
lien Rocco Buttiglione (écarté pour ses pro- propre classe politique. Si Cahuzac avait
pos jugés homophobes et misogynes) et de
été nommé commissaire, accuserait-on la
la Lettone eurosceptique Ingrida Udre (imCommission Juncker de ses fraudes fiscapliquée dans une affaire de financement
les alors que la France a été incapable de
occulte de parti politique) a refusé net,
les mettre au jour, au point de le nommer
soutenu par la majorité de droite. Le Parleministre du Budget? Alors oui, il faut s’inment et la Commission auraient-ils dû
digner mais ne pas se tromper de cible.
enquêter plus avant? Sans doute, sauf
C’est l’avidité des élites étatiques qui
qu’ils n’ont aucun pouvoir d’investigation,
abîme la politique, et le projet européen
les Etats y ont veillé. Bruxelles n’a d’autre
par voie de conséquence. •
COUP DE SANG
Jeudi 29 septembre
Le Libé
des
géographes
A l’occasion du Festival international
de géographie de Saint-Dié,
«Libération» rebat les cartes
de l’actualité
Si seulement
Hollande voyait
la «Jungle»…
Par
GRÉGOIRE BISEAU
Rédacteur en chef adjoint au service France
Ainsi donc François Hollande ira bien à
Calais mais ne se rendra pas dans cette
jungle, dont tout le monde parle, sans
jamais (ou rarement) l’avoir vue.
Comme Nicolas Sarkozy avant lui. Le
chef de l’Etat a hésité, pesé le pour, le
contre et tranché : non, finalement, il
n’ira pas à la rencontre de ces milliers
de migrants, échoués sur cette langue
de terre sablonneuse, à espérer pour la
plupart d’entre eux une nouvelle vie de
l’autre côté du Channel. Lundi à Calais,
Hollande viendra poser la première
pierre d’une extension du nouveau
port. Il rendra hommage aux forces de
l’ordre, écoutera les acteurs de la vie
économique locale, et s’entretiendra
avec les associations humanitaires présentes sur le terrain. Mais il ne rencontrera pas de migrants. Alors pour
contrer d’éventuelles critiques, l’Elysée
a organisé samedi matin une visite présidentielle à Tours dans un Centre d’accueil et d’orientation (CAO), destiné à
loger des réfugiés le temps pour eux de
déposer leur demande d’asile en
France. «C’est pour expliquer que l’on
gère le problème dans sa globalité», justifie l’entourage du chef de l’Etat. En
clair, faire comprendre que la solution
de Calais passe par l’ouverture d’environ 12 000 places réparties un peu partout en France. Certains pourront à
juste titre regretter le manque d’ambition de notre politique d’asile, mais
reconnaissons qu’elle a au moins le
mérite d’être enfin lisible et cohérente.
A la fois dans ses (petits) objectifs et ses
moyens. La preuve, c’est que la droite
s’est ruée dessus comme une affamée
pour entamer un grand numéro de démagogie, agitant le spectre de «miniCalais» disséminés un peu partout dans
le pays. Cette hystérisation politicienne
a eu au moins un effet positif : elle aura
forcé Hollande à sortir de son mutisme.
Pour la première fois de son quinquennat, le chef de l’Etat se décide à assumer ce qui est en train de ressembler à
une politique. On aurait rêvé qu’il n’attende pas aussi longtemps. Car son silence n’a pas aidé les Français à comprendre les enjeux de cette crise et
accepter ses prémices de solution. On
aurait aussi rêvé que François Hollande
ait le courage de parcourir cette jungle
de Calais. Il aurait pu mesurer combien
sa décision de raser sa partie sud a eu
comme principal effet de concentrer
encore un peu plus cette misère explosive. Il aurait pu constater l’absence de
douches, la queue au point d’eau, et ces
toilettes bouchées. Il aurait pu enfin
entrer dans ces restaurants de fortune,
qui servent d’unique lieu pour prendre
un repas, échanger et discuter au
chaud, et que le gouvernement veut
pourtant fermer par la force… •
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
u 7
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EXPRESSO/
SUR LIBÉRATION.FR
Du genre classique L’actualité choisie
de la grande musique traitée en petites formes.
Cette semaine, du Balcon avec la réouverture
de l’Athénée, un compte rendu d’Eliogabalo au
Palais Garnier, Daniel Harding dirige les Scènes
du Faust de Goethe pour son intronisation à la
direction de l’Orchestre de Paris, et la chronique
«classique» France Musique. PHOTO JB MILLOT
Incendie de la rue Myrha: les aveux d’un
locataire libèrent un SDF écroué depuis un an
Il a beau expliquer que trois
d’entre eux ne fonctionnent
pas, préciser qu’il utilise seulement la bougie pour sa
prière et nier avoir mis le feu,
ses dénégations resteront
vaines. Ses avocats, Me Paul
Fortin et Me Alexandre LucWalton, dénoncent un dossier vide et un coupable bien opportun, «un marginal
avec des antécédents psychiatriques». «Notre client
n’a été entendu
qu’une seule fois au
cours de l’instruction, ajoute Me Paul
Fortin. Les seuls éléments matériels
sont les briquets
dans sa poche et des
images de vidéosurveillance sur lesquelles on le voit aux
abords de l’immeuble comme beaucoup d’autres personnes.»
Malgré ces maigres indices
–les caméras de surveillance
ne le filment ni entrant ni
sortant de l’immeuble –
Mourad S. sera incarcéré à
l’issue de sa mise en examen.
Une décision uniquement
motivée par son «absence
de garantie de représentation», selon Me Alexandre
Luc-Walton.
Un jeune homme
vient d’être arrêté
dans le drame
ayant causé la mort
de 8 personnes en
septembre 2015.
A l’époque, un sansabri avait été mis en
cause et incarcéré.
Thibaud,
âgé de 20 ans,
présenté comme
«fragile», a tout
de suite reconnu
les faits lors
de sa garde à vue…
tout en expliquant
n’avoir que des
souvenirs
parcellaires.
Par
JULIE BRAFMAN
et WILLY LE DEVIN
L
e suspect numéro 1 a
changé de visage. Vendredi, l’enquête sur
l’incendie de la rue Myrha
(dans le XVIIIe arrondissement de Paris), qui avait
coûté la vie à huit personnes
dont deux enfants en septembre 2015, a soudainement rebondi : Mourad S.,
un SDF de 37 ans écroué juste
après les faits, a été relâché
tandis qu’un autre suspect
le remplaçait derrière les
barreaux.
La brigade criminelle du
36, quai des Orfèvres a en effet arrêté mardi un ancien locataire de l’immeuble sinistré. Thibaud, âgé de 20 ans
et présenté comme une «personnalité fragile», a immédiatement reconnu les faits
lors de sa garde à vue… tout
en expliquant n’avoir que
des souvenirs parcellaires
de la scène. Il a déclaré avoir
mis le feu à des papiers dans
le hall d’immeuble, puis à
une poussette, avant de sauter par la fenêtre pour fuir
les flammes.
D’après une source policière,
ce serait son comportement
«excessif», «complexe» et
«ambigu» qui aurait éveillé
les soupçons des enquêteurs.
Le jeune homme a en effet
manifesté beaucoup d’empressement, d’abord pour témoigner dans la presse au
lendemain de l’incendie, ensuite pour organiser une
cérémonie d’hommage aux
victimes un an plus tard.
Thibaud a ainsi adressé un
communiqué aux habitants
Levée d’écrou. Il aura
du quartier de la Goutte-d’Or
afin de les convier à commémorer ce «chapitre sombre
de leur histoire et de tout
un quartier qui doit être préservé de l’oubli». Il souhaitait
également que ce rassemblement rappelle «aux pouvoirs
publics de ne pas oublier leur
promesse de faire rapidement
la lumière sur ce qu’il s’est
passé».
Vie d’errance. Le 2 septembre, un an jour pour jour
après l’incendie, Thibaud
participait donc à la cérémonie d’hommage devant les
lieux du drame et osait déclarer au Parisien : «On est là
pour se retrouver ensemble.
On est là aussi parce qu’on
se sent abandonnés par les
enquêteurs, les juges en
charge du dossier, les pouvoirs publics, la préfecture,
les assurances…» Il a été mis
en examen pour «dégradation volontaire par incendie
ayant entraîné la mort» et
écroué.
Par conséquent, Mourad S.,
son prédécesseur, injustement détenu, a pu quitter
la prison de Fresnes (Val-deMarne). Cet homme sans do-
micile fixe vivait depuis
dix ans dans le quartier de la
Goutte-d’Or au moment de
son arrestation, le matin
du drame. Bien connu dans le
voisinage, il passait ses nuits
dans le Lavomatic et se nourrissait grâce aux reliques dénichées dans les poubelles du
coin. Une vie d’errance et de
solitude en rupture avec sa
famille, quelques condamnations anciennes pour des histoires de stupéfiants.
Il y a un an, lorsque les policiers interpellent Mourad S.,
il est en possession d’une
bougie et de quatre briquets.
L’incendie rue Myrha,
le 2 septembre 2015.
PHOTO NORMAN
GROSJEAN. AFP
L’HISTOIRE
DU JOUR
donc fallu un coup du sort,
qu’un suspect en chasse un
autre, pour que Mourad S. recouvre la liberté. «Combien de
temps serait-il encore resté en
prison si un nouveau suspect
n’avait pas pris sa place ?»
s’interroge Me Paul Fortin. En
un an, Mourad S. n’a reçu
aucune visite au parloir. Ses
avocats, qui n’ont pas été prévenus de la levée d’écrou,
ignorent pour le moment où
il se trouve. Ils vont donc devoir remettre la main sur lui
pour l’informer de ses droits.
Ce dernier, qui bénéficiera
probablement d’un non-lieu,
pourra le cas échéant faire
une demande d’indemnisation pour cette année de détention injustifiée. •
8 u
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
SUR LIBÉRATION.FR
EXPRESSO/
Les Pages jeunes Tous les vendredis, Libération fait le point sur l’actualité
du livre jeunesse. Cette semaine, notre
journaliste a lu Cui-cui, un superbe album de Marine Rivoal sur des oiseaux
piailleurs et une étoile de mer intimidée
qui regarde avec envie les autres animaux. A feuilleter dès 3 ans.
L’amende de Jérôme Kerviel écrasée
De l’art de ne pas juger, ou du
manque de courage à le faire
jusqu’au bout. Vendredi, la
cour d’appel de Versailles,
chargée de refaire le match
entre Jérôme Kerviel et la Société générale, a condamné le
trader à verser un million
d’euros de dommages et intérêts à son ex-employeur. Très
loin des 4,9 milliards obtenus
dans un premier temps par la
banque, avant annulation
par la Cour de cassation en
raison de la «défaillance de
ses contrôles internes».
La Société générale, campant
la posture de victime, est-elle
un peu, beaucoup ou pas du
tout complice des agissements de Kerviel? Ce dernier
étant définitivement condamné à trois ans de prison,
c’est désormais le seul enjeu
judiciaire. A l’audience, le
parquet avait requis le rejet
de toute réparation de la banque, au motif qu’elle aurait
«commis des fautes, suffisantes pour contrarier la perte
totale de son droit à réclamer
des dommages et intérêts.»
C’est conforme à de précédentes décisions : au plan
disciplinaire, la Commission
bancaire infligeant dès 2008
à la banque une amende
de 4 millions d’euros en raison de l’indigence de ses contrôles internes ; au plan
Jérôme Kerviel, vendredi. PHOTO M. BUREAU.AFP
prud’homal, la banque étant
condamnée en juin à verser 455 000 euros à Kerviel
pour licenciement abusif, au
motif qu’elle était «au cou-
ESTHER
BENBASSA
Sénatrice EE-LV
AFP
«Valérie Pécresse
et son fiston sont
cordialement invités
au colloque que
j’organise sur la
légalisation
du cannabis.»
rant de longue date» de ses
dépassements de seuil d’investissement.
C’est toute l’affaire Kerviel,
ou l’affaire Société générale,
En matière de drogues,
l’interdit ne fonctionne
pas avec les ados, martèlent les addictologues. Valérie Pécresse se le voit
rappeler. En croisade contre la drogue et notamment contre le cannabis,
la présidente Les Républicains de la région Ile-deFrance a fait voter par l’assemblée francilienne une
mesure controversée –et
retoquée par l’Etat– instituant des tests de dépistage salivaires dans les lycées. Or son fils, comme
l’a révélé Buzzfeed jeudi,
s’est fait serrer par la police en possession de
quelques grammes de
cannabis. «J’attends avec
impatience la prochaine
tirade sur les “parents démissionnaires”», a pu ironiser Ian Brossat, élu PCF
parisien.
selon les points de vue : la
banque a laissé faire tant que
son trader lui rapportait de
l’argent, avant de baisser le
pouce une fois que ses placements sont devenus perdants. «Elle n’a pas sanctionné ses agissements, mais
ses conséquences», ont pointé
les juges prud’homaux. «La
fraude de Jérôme Kerviel révèle la faute de la banque», a
résumé le procureur de Versailles. Mieux, ou pire : «La
faute a permis la fraude.»
La cour n’a pas osé aller jusqu’au bout du raisonnement,
jugeant que «Jérôme Kerviel
est partiellement responsable
du préjudice causé à la Société générale.» Mais ce partiel est curieusement calibré : un million d’euros
représente 0,02 % du préjudice final. L’avocat de la banque, Jean Veil, a cru bon de
saluer une décision «tout à
fait satisfaisante», alors que
sa cliente est jugée coresponsable à 99,98%… Le partage des responsabilités ressort du doigt mouillé. La
cour relève le «luxe de procédés frauduleux» de Kerviel.
Mais pointe en retour les
«choix managériaux» de son
employeur, «privilégiant la
prise de risque au profit de la
rentabilité.»
RENAUD LECADRE
SANTÉ
Scandale de la Dépakine : une
information judiciaire ouverte
La pression a marché. En début de semaine, l’Association d’aide aux parents
d’enfants souffrant du syndrome de
l’anti-convulsivant déposait une nouvelle plainte contre la Dépakine, cet antiépileptique qui, pris
par une femme enceinte, peut provoquer de lourdes atteintes sur le fœtus. Et vendredi, tout a basculé: les juges d’instruction vont enfin enquêter sur ce scandale.
TÉLÉ
Audiences en chute : Canal + repasse
son «Grand Journal» en clair
Trois semaines seulement après le
démarrage d’une nouvelle grille bien
plus cryptée, Canal + fait machine arrière et rallonge d’une demi-heure ses programmes
d’avant-soirée en clair (le Grand Journal, le Petit Journal,
le Gros Journal), dont l’audience a dégringolé par rapport à l’année dernière. La chaîne de Vincent Bolloré sera
désormais en clair de 19 h 05 à 21 heures.
JUSTICE
Jean-Marc Morandini mis en examen
Jean-Marc Morandini a été mis en examen vendredi, notamment pour «corruption de mineur aggravée», et placé
sous contrôle judiciaire à l’issue de
quarante-huit heures de garde à vue. L’animateur était visé
par les plaintes de deux jeunes hommes, mineurs à l’époque des faits présumés, en 2009 et 2013. Il fait aussi l’objet
d’une enquête sur des soupçons de «harcèlement sexuel»
dans l’affaire des castings dénudés révélée par les Inrocks.
Au Forum des Halles, la Place forte
du hip-hop en Europe
Ce week-end s’ouvre au public la Place (qui, pour mémoire, était déjà le nom d’un
groupe rock parisien de la
première moitié des années 90), sobrement sous-titré «centre culturel hip-hop».
Sept années de gestation –depuis que l’ancien maire de Paris Bertrand Delanoë en avait
accepté l’idée–, pour un projet unique en Europe, sinon
au monde, de par son ampleur.
Situé au premier étage de
l’aile nord de la canopée, dans
ce Forum des Halles fraîchement rénové (après cinq ans
de travaux et une ardoise
d’un milliard d’euros, dont
presque un quart rien que
pour le fameux couvercle) qui
LE LIEU
voit passer quotidiennement
plusieurs centaines de milliers de personnes, le «lieu de
vie, de partage et de travail»
énonce: une salle de concert
de 450 places, un studio de
diffusion de 100 places, un
bar, un studio d’enregistrement, un atelier d’artiste,
un home studio, un studio vidéo, deux studios de djing,
200 mètres carrés d’espace
d’entrepreneuriat. Le tout sur
une surface de 1400m2, animée par 15 permanents et une
équipe d’intermittents, pour
un budget prévisionnel sur
une année pleine de 2 mil-
lions d’euros, dont 900 000
de fonctionnement.
Formulé tel quel, l’état des
lieux doit cependant être assorti d’une interrogation :
maintenant qu’elle est dans
la Place, la «culture hip-hop»,
si essentiellement et fièrement rétive, doit-elle envisager son écrin parisien comme
une consécration (sa «Philharmonie» à elle) ou, au
contraire, une plus équivoque institutionnalisation
sous forme de ralliement
au cœur d’un «pôle» comprenant entre autres la Médiathèque La Fontaine (avec
3000 ouvrages consacrés au
dit mouvement hip-hop!) et
un Kiosque Jeunes ?
GILLES RENAULT
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
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SUR LIBÉRATION.FR
Dans le château cher à Pagnol, Eric
Zemmour prédit l’avenir et Chantal
Goya ne fait que passer Jeudi soir, le
polémiste d’extrême droite organisait une
soirée-débat au Château de la Buzine, pour la
promotion de son dernier livre. Il y a rencontré ses fans et… la chanteuse. Reportage.
PHOTO PATRICK GHERDOUSSI. DIVERGENCE
Est-ce vraiment la fin du trou
de la Sécurité sociale?
MERCI DE
L’AVOIR POSÉE
raine s’en défend : «En période de crise, les dépenses de
solidarité pour les retraites
sont plus élevées.»
Pour autant, on ne peut nier
un redressement en 2016,
selon les chiffres dévoilés
jeudi soir: le déficit cumulé
du régime général et du FSV
devrait passer de 10,8 milliards en 2015 à 7,1 milliards,
son niveau le plus bas depuis 2002.
Cette embellie repose
sur quelques artifices comptables, dont l’intégration
«discutable» d’un produit
exceptionnel de 700 millions d’euros, a relevé mardi
la Cour des comptes. Mais
surtout, même réduit de
moitié, le déficit de l’Assurance maladie s’établira toujours à 2,6 milliards d’euros
en 2017. Eternel point noir
de la Sécu, elle devra réaliser
4 milliards d’économies,
tout en honorant les revalorisations de revenus prévues
dans la fonction publique
hospitalière (700 millions
d’euros) et chez les méde-
BÉTON
La maison du futur sera peut-être
imprimée en 3D
La start-up XtreeE a révélé le défi: elle vient d’inaugurer la
première pièce d’une future maison en béton à Vélizy-Villacoublay (Yvelines). Ayant la forme d’un œuf, le «pavillon»
a poussé dans les jardins du campus Dassault Systèmes. Il
mesure 3m de haut et un peu moins de 20m2. Surtout, il
est né grâce à l’impression 3D, ou impression additive.
Une première, en tout cas en Europe, puisque la Chine était
déjà parvenue à créer des maisons grâce à celle-ci mais
n’avait fait que «reprendre des techniques déjà existantes»,
selon le président de la start-up. PHOTO DASSAULT SYSTEMS
cins libéraux (400 millions).
Cette amélioration sera
aussi financée par une augmentation du prix du tabac
à rouler (+15%) et la création
d’une taxe sur le chiffre d’affaires des distributeurs de
tabac. Un «fonds pour l’innovation médicale» doté de
800 millions d’euros sera
créé. Les mécanismes de régulation des prix du médicament reconduits. «Des économies de gestion des caisses
ou des mesures de lutte contre la fraude doivent permettre d’engranger 1,5 milliard
supplémentaire», a expliqué
la ministre.
La Cour des comptes a appelé le gouvernement à «ne
pas relâcher les efforts», tout
en lui demandant «d’améliorer» l’accès aux soins pour
les assurés à faibles revenus.
Sur ce point, des reculs nets
sont pointés: si le trou s’est
un peu comblé, les inégalités
de santé n’ont pas été réduites. Le bilan est donc
nuancé. «L’amélioration,
réelle, est surtout liée à la reprise. Mais comme souvent
avec ce ministère, on exagère,
d’autant qu’il ne s’agit que de
prévisions», note un expert
de l’Assurance maladie.
ÉRIC FAVEREAU
-0,1 %
Décrochage confirmé pour l’économie française au deuxième trimestre. Revenant sur sa
prévision initiale, qui tablait sur une stagnation du
PIB, l’Insee note un léger recul (-0,1%) de l’activité
entre avril et juin. Un mauvais chiffre qui succède
à un très bon premier trimestre (+0,7%). L’acquis
de croissance, c’est-à-dire la performance de l’économie en 2016 si le PIB stagne aux deuxième et troisième trimestres, reste inchangé (1,1%). Dans le détail, la demande intérieure fait du surplace, avec
un léger recul de la consommation des ménages
et une baisse de l’investissement, notamment des
entreprises (-0,4% après +2,1% au premier trimestre). Seul le commerce extérieur permet de limiter
la casse avec une chute des importations (-1,8%).
Le pouvoir d’achat des ménages connaît une pause
(+0,1%, après +0,5% en début d’année) due au ralentissement de la masse salariale et à une décélération des prestations sociales. Malgré cette contreperformance, le gouvernement reste optimiste.
«Les indications que je peux avoir, c’est qu’au-delà
des problèmes de tourisme, conséquences en particulier d’actes terroristes et des interrogations sur les
conséquences du Brexit, nous aurons un troisième
trimestre meilleur que le second», a indiqué Michel
Sapin, ministre de l’Economie et des Finances.
Mgr di Falco de nouveau assigné
au civil pour un viol prescrit
Quatorze ans après avoir été
classée sans suite à cause de
la prescription des faits, l’affaire mettant en cause
Mgr Jean-Michel di Falco,
l’actuel évêque de Gap, ressurgit. Accusant le prélat de
l’avoir violé et abusé sexuellement au début des années 70, «Marc» (un prénom
d’emprunt), la victime présumée, a entamé selon son
avocat Jean-Baptiste Moquet une procédure au civil
pour obtenir réparation du
préjudice subi et réclamer
des dommages et intérêts.
Une démarche courante
dans les pays anglo-saxons.
«Nous avons épuisé toutes les
autres procédures judiciaires», explique, à Libération
AFP
La ministre de la Santé, Marisol Touraine, l’a affirmé
vendredi : c’en est fini du
trou de la Sécurité sociale.
Ajoutant : «L’histoire du
quinquennat, c’est la fin des
déficits sociaux.» Diantre,
quelle réussite! Mais est-ce
absolument sûr?
Assurément, il y a du mieux
mais, comme le note la Cour
des comptes, ce n’est pas la
première fois. Le problème,
c’est la durée et la constance
dans les politiques de régulation. Reprenons.
Forte d’un redressement des
comptes de la Sécu, Touraine annonce la fin du
«trou» en 2017, en dépit d’un
déficit prévu de plus
de 4 milliards d’euros. En
fait, le gouvernement vise
un déficit du régime général
(maladie, retraites, famille,
accident du travail) ramené
à 400 millions, contre
3,4 milliards en 2016. Mais
parallèlement persistera
un déficit de 3,8 milliards
d’euros pour le Fonds de solidarité vieillesse (FSV),
autre composante de la
Sécu, qui verse les cotisations retraites des chômeurs
et le minimum vieillesse.
Bref, ce n’est pas tout à fait la
fin du trou. Marisol Tou-
l’avocat de Marc. Personnalité très médiatique,
Mgr di Falco, un proche de
Bernadette Chirac et de
l’homme d’affaires François
Pinault, a toujours nié les
faits. En 2003, le prélat, promis à un brillant avenir,
avait été nommé dans un
petit diocèse peu prestigieux, celui de Gap (Hautes-
Alpes). Di Falco est récemment revenu sur le devant
de la scène grâce au succès
du groupe de chanteurs
qu’il a créé, les Prêtres.
Dans cette affaire, Me Moquet affirme avoir également assigné au civil le diocè s e de Paris. Si la
procédure aboutissait, ce serait une première. «A notre
connaissance, aucun diocèse
en France n’a été poursuivi
au civil dans des affaires de
pédophilie», affirme une
source proche de la conférence des évêques de
France. De son côté, l’association de victimes la Parole
libérée a apporté son soutien à la démarche de Marc.
BERNADETTE SAUVAGET
LA LISTE
4 conseils
pour mieux
vous protéger
sur Internet
Yahoo a annoncé que des
données de 500 millions
d’utilisateurs avaient été
piratées fin 2014. Que
vous en fassiez partie ou
non, voici quelques précautions qui permettent
de limiter les risques.
Changez vos mots
de passe. De très
nombreux internautes en
utilisent des faciles à
«cracker», et gardent le
même pour plusieurs services… Vous pouvez utiliser un logiciel comme
Keepass qui permet de
stocker ses mots de
passe et d’en générer de
manière aléatoire.
1
Changez vos questions-réponses de
sécurité. Elles peuvent
être utilisées par les pirates pour accéder à
d’autres services (quand
les internautes utilisent
les mêmes sur plusieurs
sites) ou mises à profit
pour des opérations de
«phishing» –des mails qui
visent à soutirer des données personnelles.
2
Ne cliquez pas sur
n’importe quoi.
Pour éviter d’être victime
d’un «phishing», ne cliquez pas sur un lien dans
un mail ou sur une pièce
jointe lorsque vous avez
un doute sur l’expéditeur.
Si on vous demande des
informations personnelles, méfiez-vous !
3
Activez la «double
authentification».
Aussi appelée «validation
en deux étapes», elle est
proposée par de plus en
plus de services en ligne.
Quand vous vous connectez à un compte, vous
devez renseigner votre
mot de passe, mais aussi
un code temporaire qui
vous est envoyé par SMS.
4
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SUR LIBÉRATION.FR
EXPRESSO/
- 3,5 %
Qu’est-ce que le dab (et pourquoi
il est trop tard pour s’y mettre) ?
Venu des Etats-Unis et popularisé en 2015,
le dab est devenu un phénomène viral interplanétaire repris par Rihanna et même
Hillary Clinton. L’occasion de revenir sur
les origines de ce pas de danse déjà en
voie de ringardisation. PHOTO AFP
Le travailliste en campagne, le 20 septembre, au QG de son parti. PHOTO NIKLAS HALLE’N. AFP
Porté par la base, lâché par le sommet
du Labour, Corbyn devrait rempiler
L’affaire semble entendue.
Jeremy Corbyn devrait être
réélu ce samedi chef du Labour avec une très forte majorité face à son pâle opposant, Owen Smith. Mais
cette victoire annoncée ne
donnera pas le coup d’envoi
d’un prochain retour au
pouvoir du Parti travailliste,
dont le congrès annuel
s’ouvre dimanche, à Liverpool. Au contraire, le Labour
se traîne dans les sondages,
à une dizaine de points derrière les conservateurs, et il
apparaît profondément
divisé.
Tout le paradoxe est là.
Adoré par les sympathisants
travaillistes, Jeremy Corbyn
est boudé par l’immense
majorité des députés de
son parti et surtout par
l’électorat britannique, qui
ne le veut pas comme Premier ministre. Un sondage
YouGov indique ainsi que
71 % des électeurs qui ont
voté Labour en 2015 ne le feraient plus à cause de lui.
Une équation difficile à résoudre pour Corbyn, en dépit de ses récents appels au
rassemblement.
Il y a un an, Jeremy Corbyn
s’était présenté à la course
au leadership, après la
démission
d’Ed Miliband, laminé aux
élections de mai 2015. Il
n’avait recueilli qu’in extremis les signatures nécessaires et plusieurs députés
ne lui avaient donné la leur
que pour «proposer une
caution à l’aile gauche du
parti». Le changement des
règles d’élection du Labour, qui avait ouvert le
vote aux sympathisants
à condition de payer 3 livres (3,4 euros), avait entraîné un afflux incroyable
de corbynistes. Des militants issus de l’extrême
gauche, mais aussi des revenants déçus du blairisme, ainsi qu’une nouvelle frange de très jeunes
militants séduits par le côté
«vieux sage» de Corbyn,
son discours altermondialiste, antinucléaire, antiOtan ou anti-establishment.
Même s’il était depuis 1983
député d’Islington, un quartier du nord de Londres,
Corbyn était alors apparu, à
69 ans, comme l’incarnation
d’un sang neuf, d’un nouveau ton. Son bilan après
un an aux manettes est des
plus mitigés. Le Labour a été
laminé aux
élections locales, a continué
de baisser dans les sondages, s’est profondément divisé et est empoisonné par
des accusations répétées
d’antisémitisme qui n’ont
été que modérément combattues. Enfin, la campagne
extrêmement tiède, pour ne
pas dire réticente, de Corbyn en faveur du maintien
au sein de l’Union européenne lors du référendum
du 23 juin a contribué sans
aucun doute à la victoire du
Brexit.
Cette nouvelle élection pour
le leadership du Labour a
été convoquée en juin,
juste après le référendum
et le vote d’une motion de
défiance des députés contre
Jeremy Corbyn. Parallèlement, le nombre d’adhérents
au Parti travailliste n’a cessé
d’augmenter, dépassant le
demi-million aujourd’hui.
Derrière l’apparente bonhomie de Corbyn, une véritable
machine de guerre s’est développée à son service, notamment emmenée par le
mouvement Momentum.
Petit à petit, les centristes
VU DE LONDRES
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
ont été écartés. Le tout dans
une ambiance délétère,
où insultes et intimidations
ont fusé.
La semaine dernière, Momentum a annoncé la création de «Momentum Kids»,
pour «accompagner» les parents et «engager» les enfants en politique, se défendant de vouloir créer des
«mini-Corbyn» en référence
aux «pionniers» du temps
de l’Union soviétique. Au
cours de sa campagne, Owen
Smith, plutôt ancré à la
gauche du Labour, a mis en
garde contre une réelle scission du parti en cas de réélection de son rival. Nombre
de députés travaillistes ont
d’ores et déjà indiqué qu’ils
ne reviendraient pas sur leur
rupture avec lui.
De son côté, le Parti libéraldémocrate se dit prêt à accueillir à bras ouverts tous
les déçus de Jeremy Corbyn.
Quant au Parti conservateur
de Theresa May, il boit du
petit-lait. Sans opposition
crédible dans les intentions
de vote, il pourrait bien être
tenté par des élections anticipées, histoire de renforcer
sa majorité.
SONIA DELESALLESTOLPER (à Londres)
C’est la chute du PIB argentin en un an, en dépit
(ou à cause) des mesures du très libéral Mauricio
Macri, élu il y a un an à la présidence de l’Argentine,
et dont le bilan vire au rouge. La troisième puissance
économique du sous-continent américain vient de
battre un nouveau record de récession sur une période trois mois. Selon l’Institut national des statistiques (Indec), équivalent local de l’Insee, le PIB argentin a plongé de 2,1 % au cours du second
trimestre 2016. Au premier trimestre, le PIB avait
connu un recul de près de 0,5% et de 0,6% au dernier
trimestre de 2015. Sur les douze derniers mois, la
chute est désormais de près de 3,5 %.
LE SHOW
«Que ferons-nous si vous tombez
enceinte? Serons-nous coincés avec
Tim Kaine [le colistier de Hillary
Clinton] pendant neuf mois?»
AP
10 u
ZACH
GALIFIANAKIS
à Hillary Clinton
dans l’émission
Between Two Ferns
C’est entre deux pots de fougères, comme le dit le titre du talkshow diffusé sur le web Between Two Ferns, que l’acteur de Very
Bad Trip Zach Galifianakis a posé des questions décalées à la
candidate démocrate à la présidentielle américaine. Pour
Hillary Clinton, il s’agissait d’attirer les jeunes électeurs. Certes
elle a fait preuve de moins de répondant qu’Obama lors de son
passage en 2014, mais elle a montré qu’elle pouvait faire preuve
d’humour et d’autodérision, et ce en prenant le risque d’être
malmenée, comme la presse, du Wall Street Journal à
Newsweek, n’a pas manqué de le relever. Zach Galifianakis enchaîne les questions à un rythme effréné: Si elle était élue, il
y aurait une fille à la Maison Blanche: «Que ferons-nous si vous
tombez enceinte? Allons-nous être coincés avec Tim Kaine [son
colistier, ndlr] pendant neuf mois?» Clinton, 68 ans, lui propose
de lui envoyer des «brochures» pour l’aider à comprendre le
cycle féminin. Sa volonté d’une réforme sur le contrôle des armes, son changement de position sur le traité de libre-échange
transatlantique… Le comédien évoque tous les points qui fâchent. Mais Clinton garde l’œil qui frise et plaisante en lâchant
«regretter amèrement» d’être venue. Un exercice à son profit,
d’autant plus que les critiques les plus acerbes de l’animateur
ont été réservées à son rival, n’a pas manqué de pointer le site
de The Atlantic, mensuel de gauche.
u 11
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Ce que nous
apprennent les
anti-Nobel
Les rats en slip en polyester sont sexuellement
moins actifs que ceux portant
des caleçons en laine ou coton,
a prouvé le chercheur égyptien Ahmed Shafik. Décédé
en 2007, il n’a pas pu recevoir
son prix lors de la 26e cérémonie des IG Nobel, à Harvard.
1
DROITS CIVILS
Colin Kaepernick, un
quarterback qui met
le racisme à genoux
Il y a un mois, Colin Kaepernick
n’était qu’une star déchue de la
National Football League, relégué sur le banc des remplaçants
des 49ers de San Francisco, après
deux saisons ternes qui avaient
estompé le souvenir des extravagantes courses du quarterback en finale du Superbowl 2013.
Aujourd’hui, Kaepernick, le regard grave, un genou à terre,
défie l’Amérique en couverture de TIME paru vendredi. S’il
fait la une, c’est parce qu’il a ouvert un débat national sur les
notions de «privilège, fierté et patriotisme», écrit le magazine.
Le 29 août, à l’occasion d’un match de présaison, l’hymne
américain résonne et le stade se lève. Mais Kaepernick reste
assis. Les commentateurs médusés s’empressent de lui tendre
un micro à la fin du match. Pourquoi ? Comment a-t-il osé ?
Il ne se défile pas. «Je ne vais pas afficher de fierté pour le drapeau d’un pays qui opprime les Noirs, explique-t-il, en référence à l’interminable et effrayante liste de bavures racistes
qui rythme l’actualité depuis l’été 2014. G.G.
On peut vivre trois jours
comme une chèvre, ainsi
que l’a fait le Britannique Thomas Thwaites (photo), équipé
de prothèses lui permettant de
marcher à quatre pattes. Pendant l’expérience dans les Alpes
suisses, il s’est nourri d’herbe
cuite à la cocotte-minute.
2
L’Allemagne renforce sa législation sur les viols
Neuf mois après les agressions sexuelles de Cologne à
la Saint-Sylvestre, l’Allemagne s’est dotée d’une législation renforcée contre les
auteurs de violences sexuelles. Le Bundesrat –la chambre qui représente les Länder– a voté vendredi à une
écrasante majorité la réforme de la
loi, déjà adoptée en juillet par le Bundestag. Le principe du «non c’est
non» est écrit noir sur blanc
dans la loi. La peine encourue va de six mois à cinq ans
ÉTATS-UNIS
Le régime de Damas et son
allié russe ont fait au moins
70 morts et détruit une quarantaine de bâtiments à
Alep vendredi. Les habitants
des quartiers Est de la ville
ont l’habitude des bombardements. Ils les subissent depuis quatre ans. Mais depuis
jeudi, les frappes se succèdent avec une violence inédite. «Le régime et les Russes
bombardent sans arrêt. Ils
utilisent des barils d’explosifs,
des missiles, des bombes au
phosphore et d’autres à fragmentation. Ils larguent même
des mines depuis des hélicoptères. Ils veulent nous massacrer, ça ne leur suffit pas de
nous assiéger, dit Mohammed
Fadelah, chef du conseil provincial d’Alep. Jeudi, ils ont
largué plus de 50 barils d’explosifs. Nous n’avons pas de bilan précis, mais des dizaines
de civils sont morts.» Des frappes ont aussi visé le principal
centre des volontaires de la
Défense civile, ceux-là qui
tentent après chaque bombardement d’extraire les victimes des décombres.
A Los Angeles, la police va
utiliser un algorithme pour
prédire les violences. Dans
la foulée des manifestations
réprimées à Charlotte (Caroline du Nord) après qu’un
Noir a été tué par la police et
lors desquelles un manifestant est décédé, la justice a
annoncé qu’elle en financerait le développement. Un
groupe de chercheurs de Cardiff planche dessus afin de
géolocaliser les propos incitant à la haine et à l’émeute
sur Twitter. La police de LA
devrait être la première à le
tester dans les trois ans à venir. En 2012, elle s’était déjà
dotée d’un dispositif censé
prédire où et quand un crime
allait se produire, une méthode qui fait penser à Minority Report, le roman de SF de
Philip K. Dick. «Nous devenons une nation de suspects.
La police n’est pas supposée
entrer dans l’intimité de nos
vies sans l’autorisation d’un
juge et un soupçon raisonnable», tente d’alerter Lori Andrews, prof à IIT ChicagoKent College of Law, sur Slate.
de prison.
Désormais,
les violences
sexuelles ne
sont plus définies dans le
pays par l’usage de la violence ou la menace de recourir à la violence. Il suffira que
la victime manifeste claire-
VU DE BERLIN
Lire en intégralité sur Libé.fr
SYRIE
Les cailloux peuvent
avoir de la personnalité
si l’on se place dans une logique marketing et commerciale. Pour piger, s’adresser
aux Néo-Zélandais qui l’ont démontré. Le palmarès des recherches qui font rire puis réfléchir est à retrouver en ligne.
3
TIM BOWDITCH
LA LISTE
MINISTÈRE
DES AFFAIRES SOCIALES
ET DE LA SANTÉ
ment son refus, verbalement, par gestes ou en pleurant. «Avant on entendait
dans les tribunaux: ce n’était
pas un viol, la femme ne s’est
pas vraiment défendue. Heureusement, c’est du passé!» se
réjouit la députée verte
Cornelia Möhring. N.V.
12 u
MONDE
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Carolina, le 15 août dans
la jungle de Putumayo.
A 18 ans dont trois passés
au sein des Farc, elle
voudrait devenir
ingénieure.
PHOTO F. VERGARA. AP
FARC
avant la paix,
le pardon
Colombie Alors qu’un accord doit être
signé lundi pour sortir d’un demi-siècle
de conflit, la plupart des victimes
de la violence acceptent malgré tout
la réintégration des anciens guérilleros.
Par
MICHEL TAILLE
Correspondant à Bogotá
D
ans une ambiance tendue,
après les récits de plusieurs
témoins, coupés de pleurs,
Sebastian Arismendy s’est levé à son
tour et a pointé du doigt les commandants guérilleros qui lui faisaient face. «Vous, vous, vous: quand
j’avais 9 ans, j’ai juré de tous vous
tuer.» Après «une nuit agitée de réflexion», le jeune homme participait
à La Havane à un face-à-face entre
les proches de douze élus régionaux
enlevés par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc)
en 2002, et les chefs des ravisseurs.
Onze des hommes politiques, dont
son père, avaient été assassinés
après cinq ans de captivité, lors d’un
cafouillage sanglant entre deux
troupes de rebelles. «C’est l’épisode le
plus honteux que j’ai vécu dans cette
guerre, a reconnu Pablo Catatumbo,
l’un des commandants désignés par
l’étudiant. Cela n’aurait jamais dû
u 13
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
élues, présentes dans tout le pays, espèrent mobiliser les votes positifs
«d’au moins 80%» de leurs membres.
«FABRIQUE DE VICTIMES»
Odorico Guerra, coordinateur natioCet échange entre victimes et acteurs nal des conseils, a ainsi réuni
de la guerre, inconcevable il y a quel- mercredi plusieurs centaines de
ques années, a été rendu possible par personnes dans la ville côtière de
les négociations entamées à Cuba Santa Marta, dans le cadre
en 2012 sous l’impulsion du président d’une campagne de «pédagogie de la
libéral Juan Manuel Santos. Elles paix» qui a duré plusieurs mois.
s’achèveront lundi, avec la signature «L’application des accords peut
de l’accord de paix entre les Farc et le beaucoup nous apporter», juge ce dipouvoir colombien, dans le port colo- rigeant, lui aussi chassé de son vilnial de Carthagène des Indes. Cet ac- lage par la guerre.
cord, qui doit mettre fin à cinquante- La création, pour deux mandats,
deux ans de lutte armée, a été préparé de 16 circonscriptions électorales
ces derniers jours par une
réservées aux régions
rencontre nationale des dé- ENQUÊTE oubliées touchées par la
légués des Farc, dans le sud
violence lui fait espérer
du pays. La cérémonie sera suivie, «bien plus d’un siège au Parlement»
le 2 octobre, d’un référendum natio- pour ses compagnons. Les textes ennal pour lequel les derniers sondages gagent aussi l’Etat à apporter aux mêdonnent le «oui» aux accords gagnant mes zones électricité, santé, éducaà plus de 60%. Face à la droite dure de tion, assistance technique aux
l’ex-président Alvaro Uribe, qui prône agriculteurs… «Cela va nous permettre
le «non» à toute concession aux «ter- de générer nos propres revenus, espère
roristes» et au «castro-chavisme», Odorico Guerra, plutôt que d’attendre
nombre de victimes, comme Sebas- les compensations individuelles de
tian Arismendy, se sont engagées l’Etat.»
pour l’approbation du texte.
Entamée il y a cinq ans, la «répara«Quand mon père était otage, j’aurais tion administrative des victimes»
décroché la lune pour être en paix et pourrait bien durer «encore quarante
le revoir, explique-t-il. Aujourd’hui, ans», dans ce pays au budget six fois
je ne vais pas tourner le dos à ceux qui inférieur à celui de la France. Selon la
continuent à souffrir.» La rencontre sénatrice Sofia Gaviria, la lenteur ende La Havane a définitivement mis vers les oubliés de la guerre contraste
un terme à ses pulsions de ven- avec les allocations qui seront versées
geance. «Je doutais de leur volonté de pendant deux ans aux guérilleros dépaix, mais j’ai vu des hommes épuisés mobilisés, ce qui provoque sa colère.
par la guerre, qui demandent par- Sœur d’un ex-gouverneur de région
don.» Comme lui, des dirigeants de assassiné, la fondatrice de la Fédérala classe aisée, tels le président du tion des victimes des Farc (Fevcol) se
Sénat Mauricio Lizcano, fils d’un an- dit «indignée par le déséquilibre en facien séquestré, ou les anciennes ota- veur des Farc». «Je croise des paysanges Ingrid Betancourt et Clara Rojas, nes de 60 ans à qui l’on demande des
défendent les accords pour «mettre dizaines de documents pour faire refin à la fabrique de victimes» et obte- connaître leurs morts et leur douleur,
nir la vérité sur les années de guerre. alors que le gouvernement n’a même
C’est aussi le cas de milliers de per- pas demandé aux guérilleros de redissonnes plus modestes, frappées par tribuer les fortunes amassées grâce au
un conflit principalement rural : la trafic de drogue.»
majorité des 8 millions de personnes
touchées – un Colombien sur huit – «INCRÉDULITÉ»
sont des paysans chassés par le con- L’accord ne prévoit pas en effet de déflit entre guérillas marxistes, forces dommagement de la part des Farc,
armées et paramilitaires d’extrême qui clament n’avoir rien accumulé.
droite.
«Le chef de mes ravisseurs me racon«La guérilla a tué un de mes frères, tait qu’ils réinvestissaient les revenus
m’a volé mon bétail et voulait me tuer; de l’extorsion et des rapts dans des enpuis un capitaine a essayé de me tuer, treprises légales», affirme pourtant
et les paramilitaires aussi», témoigne Fernando Araujo. Cet ex-ministre
Adalberto Montes, dans le Cordoba, d’Alvaro Uribe, qui a échappé
une province du nord-ouest du pays. aux guérilleros fin 2006 après six ans
«Celui qui a vécu tout cela ne veut pas de captivité, appelle aujourd’hui à
que cela se reproduise.» Cet ancien renégocier les accords.
paysan dirige un conseil départe- Un animateur de radio lui aussi exmental de victimes. Ces instances séquestré, Herbin Hoyos, prône l’abstention au référendum au nom des
disparus. Sofia Gaviria demande, elle,
un accord plus large qui inclue les
factions armées qui persistent en Colombie: la guérilla de l’Armée de libération nationale (ELN) et les bandes
mafieuses issues de la démobilisation
des paramilitaires. «Ces groupes vont
exiger encore plus, en voyant que
le crime paie», redoute-t-elle. Odorico
Guerra a entendu ces arguments,
et a observé chez certains compagnons «l’incrédulité» face aux
engagements des guérilleros d’apporter leur concours à la justice et à
la vérité. «Mais même une mauvaise
paix, parie-t-il avec nombre de
FERNANDO ARAUJO
victimes, vaut mieux que de contiex-ministre d’Alvaro Uribe et
nuer la guerre.» •
ancien otage des Farc
«Le chef de mes
ravisseurs me
racontait qu’ils
réinvestissaient les
revenus de
l’extorsion et des
rapts dans des
entreprises légales.»
«Je ne crois pas
à une jonction
des deux gauches»
Pour le chercheur Jacobo
Grajales, spécialiste des
guérillas, l’accord de paix
ne garantit pas une vie
politique apaisée.
M
aître de conférences en sciences
politiques à l’université de Lille,
Jacobo Grajales a publié cette année Gouverner dans la violence, le paramilitarisme en Colombie (éd. Karthala).
Alors que la plupart des guérillas
d’Amérique latine ont disparu, pourquoi celle des Farc a-t-elle duré aussi
longtemps ?
Je vois deux raisons à cette longévité.
D’abord, l’existence de zones marginales
en Colombie, délaissées par la
construction de l’Etat-nation.
La lisière de la forêt amazonienne est par exemple une
région tardivement colonisée,
à partir des années 50, par des
paysans sans terre. Dans ces
zones, les Farc ont répondu à
un besoin d’organisation de
l’autorité politique. L’autre
motif est l’économie de la drogue, qui a
permis à la guérilla de durer et de prendre
de l’ampleur, en alimentant son appareil
politico-militaire.
Selon les adversaires de l’accord de
paix, les mécanismes de la justice transitionnelle garantissent l’impunité
aux Farc…
C’est un argument de mauvaise foi. Le chef
de file des opposants, l’ancien président
Alvaro Uribe, a lui-même fait aboutir
en 2005 une procédure de pardon des
groupes paramilitaires, qui limitait au
maximum les révélations sur leurs exactions. A l’opposé, l’accord de La Havane
met en place un tribunal spécial chargé de
faire la lumière sur la réalité des violences,
celles de la guérilla comme celles des
agents de l’Etat. Dans un tel cadre, on ne
peut pas appliquer une justice pénale ordinaire, ce qui reviendrait à appliquer une
justice de vainqueurs.
Les Farc vont se transformer en parti.
Pourquoi n’avaient-elles pas de façade
politique jusqu’à présent ?
Elles en ont eu une dans le passé. En 1982,
les Farc ont négocié avec le président Betancur, et ont abouti à un cessez-le-feu. Ce
qui leur avait permis de créer en 1985 un
parti, l’Union patriotique, appuyé sur les
cadres du parti communiste. L’UP a remporté plusieurs élections entre 1986
et 1988, mais ses troupes ont été décimées:
candidats, militants et responsables ont
été assassinés par des agents de l’Etat ou
des paramilitaires. Les chercheurs parlent
de 3 000 morts. Cet épisode a déterminé
le cours des négociations de La Havane,
les Farc exigeant des garanties de sécurité
pour exercer leurs droits politiques. Il faut
cependant s’attendre à une violence contre les anciens dirigeants de la guérilla.
Comment va se recomposer le paysage
de la gauche colombienne ?
La gauche a connu des succès électoraux,
elle a géré Bogotá pendant plusieurs années, dirigé plusieurs gouvernements ré-
gionaux. Mais cette gauche s’est construite
en opposition aux Farc, en revendiquant
une action pacifique. Ses dirigeants se
sont mobilisés sans ambiguïté en faveur
de la paix, mais je ne crois pas à une jonction entre ces deux gauches. Ce sont des
mouvements avec des sociologies électorales très différentes.
Quel rôle ont joué les Etats-Unis dans
le processus ?
Washington a clairement encouragé l’accord de paix, alors que pendant longtemps
les Etats-Unis ne considéraient les Farc
que comme des narcotrafiquants. Admettre aujourd’hui les Farc comme un interlocuteur est un changement d’attitude qui
correspond à une approche différente du
problème des stupéfiants. Là où la vision
était purement sécuritaire et
répressive, Obama a évolué
vers un enjeu de santé
publique, à l’image des pays
européens.
Pourquoi Juan Manuel Santos a-t-il réussi là où ses prédécesseurs ont échoué ?
La première raison est l’affaiblissement stratégique des
Farc, harcelées militairement sous les gouvernements Uribe. L’armée colombienne
a elle-même changé d’attitude : du refus
de toute négociation, elle est passée à la
certitude que la victoire totale était peu
réaliste. Et l’arrivée au pouvoir de Santos,
qui s’est démarqué de l’intransigeant
Uribe, lié aux paramilitaires, a créé un climat optimiste sur les chances de parvenir
à un accord.
Recueilli par F.-X.G.
DR
arriver.» La rencontre s’est produite
il y a deux semaines.
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Bayrou fait
Pau neuve
Centre Le président du Modem,
qui vit avec enthousiasme son rôle
de premier édile, n’a pas pour
autant perdu de vue l’Elysée.
Très critique envers Macron,
il continue de soutenir Juppé dans
sa course à la primaire de la droite.
Par
CHRISTOPHE FORCARI
Envoyé spécial à Pau (Pyrénées­Atlantiques)
S
cambouis et à voir ses projets sortir de terre.
Loin du portrait de l’intellectuel égaré en politique qu’on fait parfois de lui. «Je suis un esprit pratique, contrairement à l’image que certains veulent donner de moi. Et je suis un
responsable actif et très heureux dans mes
fonctions.» Stylo laser (en panne) à la main,
François Bayrou s’enthousiasme devant les
petits clips vidéo présentant les grands projets de rénovation urbaine lancés depuis le
début de son mandat. Le nouveau maire n’en
finit pas de les détailler, de les commenter. Il
joue même les guides au sujet des rues de Pau,
distillant quelques leçons d’histoire.
urtout ne pas dire à François Bayrou,
triple candidat à l’élection présidentielle, que la mairie de Pau est un lot de
consolation. «C’est un accomplissement», corrige le premier magistrat de la ville. Le biographe de Henri IV rappelle que Pau «n’est pas
une ville mais une capitale. Celle du royaume
de Navarre. Pour le Béarnais que je suis,
j’aurai occupé les deux fonctions les plus importantes de la région: la présidence du “Parlement de Navarre” (le conseil départemental)
et la ville». Un fauteuil de maire décroché
«INÉBRANLABLE»
après trois tentatives infructueuses. Mais Ce fana d’architecture explique la solution rel’homme politique national s’est parfaitement tenue pour le projet de rénovation des Halles.
coulé dans sa nouvelle fonction. Avec même Puis passe en revue celui du quartier du Heune jubilation presque enfantine. Il ne laisse das, la réhabilitation du Foirail (l’ancien marrien lui échapper, jusqu’aux nouvelles teintes ché aux bestiaux), l’aménagement des rives
qui devront décorer les murs de la salle du du Gave et, pour finir, la mise en place du
conseil municipal. Dire qu’il a
«bus à haut niveau de serpassé un grand coup de balai à REPORTAGE vice» (BHNS), qui permettra de
l’hôtel de ville est tout sauf une
désenclaver certains quartiers
image. Les moquettes défraîchies ont été en- défavorisés. Ces travaux sont en cours et les
levées, de nouvelles salles de réunion plus premiers résultats devraient être visibles
fonctionnelles ont été créées et les rambardes avant l’heure de son renouvellement à la maide la cour intérieure ont été nettoyées.
rie. «Je change la forme de la ville où j’ai
Le patron du Mouvement démocrate (Mo- grandi, où j’ai été élu depuis mes premiers
dem), qui se vit comme le chef de file naturel mandats.» Le centre-ville a été détagué, le
des centristes et dont le parti tient ce week- boulevard des Pyrénées –qui faisait dire à Laend à Guidel (Morbihan) son université de martine, cité par l’ancien prof de lettres, que
rentrée, se plaît à mettre les mains dans le «Pau est la plus belle vue de terre comme Na-
François Bayrou à Pau, le 31 mars 2014. PHOTO ALAIN GUILHOT. DIVERGENCE
ples est la plus belle de mer»– a été réaménagé
pour laisser place à une promenade verte, à
des pistes cyclables et à une circulation à sens
unique. «Nous avons même remis des lampadaires de style Belle Epoque. Et tout cela a
coûté moins de 200 000 euros à la ville», fait
fièrement remarquer François Bayrou. Et
d’affirmer : «Un proverbe latin dit “de minimis non curat praetor”, ce qui signifie “le pré-
teur ne s’occupe pas des petites choses”. Et bien
moi je crois au contraire que “de minimis curat praetor”, que “le préteur s’occupe des petites choses”.» Dans son emploi du temps de
maire, ce jour-là, il présente en personne le
programme de la ville pour les Journées du
patrimoine, inaugure une aire de covoiturage
à la sortie de la commune. L’après-midi, il
coupe un autre ruban pour la nouvelle instal-
u 15
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Juppé est battu par Nicolas Sarkozy à la primaire de la droite et (un peu) du centre, oui,
il sera bien candidat au premier tour de la
prochaine présidentielle. «Si je suis prêt à me
battre, ce n’est pas parce que je suis un obsédé
de la présidentielle, mais simplement parce
que je ne céderai pas d’un millimètre sur tous
les combats que j’ai menés. Je suis inébranlable.» Sur Sarkozy, il a déjà tout dit dans un
pamphlet terrible, Abus de pouvoir (2009).
CLUB ABONNÉS
«LES VIES DE THÉRÈSE», DE SÉBASTIEN LIFSHITZ
«LAÏCITÉ»
lation des Galeries Lafayette dans un lieu
provisoire, après l’incendie qui a ravagé le
magasin historique.
Du balcon de son bureau, l’édile jouit, à l’horizon, d’une vue imprenable sur la chaîne des
Pyrénées. Ce qui ne l’empêche pas de garder
un œil sur l’Elysée et sur la vie politique nationale. Pour en parler, il ne s’embarrasse plus
d’aucune précaution de langage. Si Alain
Ses flèches, tout aussi acérées que celles
adressées à l’ancien chef de l’Etat, qui mène
selon lui «une stratégie parallèle à celle de
Trump», François Bayrou les lance en direction d’Emmanuel Macron. Le ministre démissionnaire de l’Economie présente un profil moderne, libéral mais modéré, à même de
séduire les centristes et surtout de ringardiser Bayrou, présent dans le paysage politique
depuis plusieurs décennies. Les appels du
pied de Macron au centre, le président du
Modem ne les a vraiment pas appréciés.
«Contrairement à ce qu’il croit, nous ne sommes pas du tout “opéables”. Nous lui opposerons un refus des plus catégoriques», prévient
François Bayrou, qui ne parle plus qu’au nom
d’une toute petite partie du centre. «Macron
mène une tentative classique de prise de contrôle du centre avec une vision de l’Etat qui
n’est pas la nôtre», poursuit l’ancien ministre
de l’Education. Car pour lui, derrière Macron,
dont il pense que la démarche ne durera
même pas le temps d’une ritournelle, se profilent «les puissances d’argent [qu’il ne laissera] jamais gouverner la France. C’est pour
[lui] du même ordre que la séparation de
l’Eglise et de l’Etat». A vrai dire, l’offensive de
Macron lui ferait presque plaisir : «J’avoue,
cela m’amuse un peu et l’odeur de la poudre
est assez revigorante», sourit le maire de Pau,
qui ne cesse de jurer de sa loyauté à l’égard
d’Alain Juppé. Même si ce dernier a récemment été contraint de condamner son intention de se présenter en 2017 si Sarkozy devait
remporter la primaire. «Je suis prêt à la
charge [en faveur de Juppé], de manière totalement désintéressée», affirme-t-il. Certes,
mais tout en gardant dans un coin de sa tête
qu’il pourrait être, dans ce qui serait sa quatrième campagne présidentielle, l’homme du
recours pour ceux qui ne veulent pas d’un
nouveau match Hollande-Sarkozy ou de l’extrémisme incarné par Marine Le Pen. François Bayrou en est convaincu, sa méthode
pour gérer sa bonne ville de Pau est transposable au niveau national.
Ce week-end précédant la fête de l’Aïd, le
maire reçoit le bureau nouvellement élu de
l’association chargée de gérer la mosquée de
la commune. L’édile s’engage à ce que la police municipale soit plus présente les jours de
prière pour aider à organiser le stationnement. Il fait également le point sur les travaux
d’agrandissement du carré musulman du
cimetière de la ville. Puis il demande : «Et
aujourd’hui, quel est l’état de la communauté ?» «On craint les dérives et les retours
de flamme [après les attentats, ndlr]», dit posément un des représentants de l’association.
«Comme vous le savez, moi je suis croyant mais
également très attaché à la laïcité. Je ne suis
pas convaincu par l’organisation de ce que l’on
appelle l’islam de France», leur déclare François Bayrou. Il ajoute: «Il y a ceux qui soufflent
sur les braises par intérêt électoral, mais il y a
une réelle inquiétude des Français qui perçoivent une menace sur la manière dont la France
vit depuis des générations. Il y a une peur et
c’est sur ce point que nous devons rassurer.»
Un discours mesuré, loin des outrances du
moment, qu’il se verrait bien tenir aussi dans
une autre capitale que celle du Béarn. Et à l’attention de tous les Français. •
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FRANCE
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
JunckerYouTube
Making-of
d’un fiasco
Pression «Libération»
publie en exclusivité sur
son site une vidéo inédite
de Lætitia Nadji sur les
préparatifs trop encadrés
de l’interview du président de
la Commission européenne.
Par
ISMAËL HALISSAT
Photo FRÉDÉRIC STUCIN
L’
invitation de YouTube était séduisante. «Le 15 septembre 2016, tu
auras la chance d’interviewer le
président de la Commission européenne,
Jean-Claude Juncker. Cette rencontre sera
diffusée en direct sur YouTube. C’est une
opportunité de réunir les jeunes Européens
et de les amener à s’intéresser à la politique.» Voilà ce que reçoit Lætitia Nadji à la
fin de l’été. A 32 ans, elle s’occupe de la
chaîne YouTube «Le corps. La maison.
L’esprit» où elle traite d’«écologie, de recyclage et de bien-être». La firme américaine
détenue par Google lui assure qu’elle profitera d’une liberté totale : «Nous t’avons
choisie car nous aimons ce que tu fais, donc
ne change rien!» Les questions ne seront
pas transmises à Jean-Claude Juncker, assure le site. Lætitia et quatre autres youtubeurs vont pourtant découvrir que l’interview du président de la Commission
européenne s’apparente plus à un plan de
com doublé d’une opération de lobbying
indirect qu’à une interview spontanée. La la loi travail. Les trois youtubeurs politividéo que Libération a visionnée et met en ques ne sont pas accrédités pour l’événeligne dévoile comment un cadre de la ment mais participent au déplacement à
firme américaine a tenté d’éviter que la Bruxelles. De leur côté, Lætitia et Raj sont
youtubeuse aborde en direct les sujets qui reçus comme des princes, tous frais payés.
fâchent: le traité transatlantique Tafta et Ils visitent les locaux de Google dans le
le scandale Luxleaks, qui implique direc- quartier européen où sont regroupés les
tement Juncker en tant qu’ex-Premier mi- institutions et les lobbys. Et assistent aussi
nistre luxembourgeois.
au discours sur l’état de l’Union du présiAvec ses 70000 abonnés, Lætitia s’estime dent de la Commission. Pendant ce
«dans la moyenne» des youtubeurs profes- temps, les trois d’Osons Causer épluchent
sionnels. Très loin des stars
les discours de Juncker et afficomme EnjoyPhoenix ou Nor- ENQUÊTE nent les questions. Raj ne quitte
man et leurs millions d’abonnés.
pas Lætitia et se charge de tout
Lætitia Nadji est choisie pour interroger filmer: le déplacement, les coulisses et la
Juncker parce qu’elle avait déjà participé préparation. Ce qu’on appelle un vlog. Il
à un projet YouTube dans des quartiers ne se sépare donc jamais de sa caméra. Les
populaires de Lille et Roubaix. «C’était une dialogues publiés par Libération sont exsuper expérience et j’étais très contente traits de ses images.
d’être de nouveau choisie», explique-t-elle.
Pour préparer la rencontre avec le plus Lobbying. Lors d’un premier dîner
haut responsable européen, Lætitia de- le 13 septembre, François G., un cadre de
mande de l’aide à son ami Raj, youtubeur Google, annonce d’entrée la couleur lorslui aussi. Trois autres vont les accompa- que Lætitia aborde le traité transatlantigner: Ludo, Xav et Steph de la chaîne poli- que. Raj lance discrètement l’enregistretique «Osons Causer», à l’origine du mou- ment. Pendant tout le dialogue, la caméra
vement #OnVautMieuxQueCa, opposé à tourne: «Comme je t’ai expliqué, on n’a pas
donné vos questions, on a donné les thématiques. Si tu décides de rajouter cette question, par courtoisie on doit lui dire demain.» Lætitia lui apprend ensuite qu’elle
sera interviewée par un média belge le lendemain. Le cadre de Google la briefe sur
ce qu’elle peut dire de l’événement : «On
est là pour faciliter les choses mais […] on
ne veut pas que ce soit interprété comme
quelque chose qui a été décidé par YouTube.» L’angoisse de François G. est claire:
que l’événement soit assimilé à du lobbying. Et pour cause, ni lui, ni aucun des
salariés de Google dont les noms sont présents dans les documents de préparation
ne sont inscrits comme lobbyistes dans le
registre de transparence de l’UE. Mais Lætitia ne semble pas très réceptive, et François G. veut s’assurer que le but de l’entretien est bien compris : «Nous, ce qu’on
voulait montrer, c’est une autre facette de
monsieur Juncker grâce à des youtubeurs
comme toi. C’est vraiment une initiative de
la Commission européenne pour améliorer
l’image de marque de monsieur Juncker.
Ça reste l’objectif.» Interrogée, la Commission dément pourtant être à l’origine de
De gauche
à droite : les
youtubeurs
Ludo, Xav,
Lætitia, Steph
(en bas) et Raj.
u 17
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
«La Commission nous a dit
qu’elle voulait montrer une facette
de Juncker que les gens ne soupçonnent
même pas, c’est une personne
extrêmement cultivée, extrêmement
intéressante, extrêmement authentique,
extrêmement directe. Parfois
on ne le montre pas assez bien.»
En Europe,
Google
bugue sur les
procédures
FRANÇOIS G.
cadre de YouTube
lors d’un dîner avec Lætitia
Nadji, mardi 13 septembre
Dans un contexte juridique
défavorable, le géant du Net,
accusé d’abuser de sa position
dominante, risque à terme
de lourdes sanctions.
«Ça, vraiment, c’est un no-go. Tu vas
casser toute la dynamique positive
que, j’espère, tu veux construire
avec lui. De toute façon, quoi
qu’il arrive, on va en parler à Natasha
[la porte-parole de M. Juncker]
de cette question.»
FRANÇOIS G.
lors des répétitions,
mercredi 14 septembre
«À un moment, tu peux pas te
mettre et la Commission
européenne, et YouTube, et
les gens qui croient en toi à dos.
Enfin sauf si tu veux pas faire
long feu sur YouTube.»
FRANÇOIS G.
lors des répétitions avec Lætitia Nadji,
mercredi 14 septembre
cet événement. Le cadre de la firme insiste
ensuite sur les aspects positifs de Juncker,
une personnalité «extrêmement cultivée,
extrêmement intéressante, extrêmement
authentique, extrêmement directe» ce que
«parfois on ne […] montre pas assez bien».
Selon Martin Pigeon, de l’organisation
Corporate Europe Observartory, basée à
Bruxelles, «s’il y a eu un accord éditorial
entre YouTube et la Commission européenne, ça peut s’apparenter à du soft lobbying.» A Libération, la Commission assure, elle, que «si chez YouTube, ils pensent
nous influencer en organisant des entretiens, ils se trompent lourdement.»
«Acheter mon silence». Le lendemain,
François G. repart à la charge, cette fois sur
le scandale LuxLeaks. Le cadre prévient la
jeune femme qu’il va devoir en faire part
à Natasha Bertaud, porte-parole de Juncker: «Tu fais une attaque frontale là, c’est
hyper touchy quoi, Marc [attaché de presse
de Google, ndlr] ne valide pas, il dit qu’on
doit le dire à Natasha, on doit prévenir Natasha. […] On ne lui a pas donné les questions mais là on doit le dire à Natasha.»
Pendant quinze minutes, le responsable
de Google va insister pour que Lætitia se
décide à retirer sa question. «Bon écoute
Lætitia, c’est très embêtant pour YouTube
ce que tu écris là et c’est très embêtant pour
monsieur Juncker. Je ne pourrais jamais te
la censurer mais ça nous arrange pas.
Voilà… Pense bien aux conséquences de
cette question», insiste-t-il en lui suggérant
plutôt une question sur les usages numériques. Puis il lance ce qui s’apparente à une
menace à peine voilée : «Tu y vas au bazooka là, tu vas pas te mettre la Commission européenne, YouTube et tous les gens
qui croient en toi à dos.» Le lendemain,
dans un décor rose bonbon, Lætitia maintient le cap prévu et enchaîne les questions
chocs (voir la vidéo sur Libération.fr).
Le soir même, invitée dans les locaux de
Google pour une réunion prévue de longue date, la youtubeuse s’y rend «la boule
au ventre car [elle] pense qu’ils n’ont pas du
tout apprécié les questions», raconte-t-elle.
Pourtant elle est accueillie avec le sourire… et on lui propose d’être «ambassadrice» de YouTube pendant un an avec un
budget de 25 000 euros pour mener des
projets humanitaires. «C’était mon rêve
mais je ne pouvais pas accepter car je ne
sais pas s’ils m’ont proposé ce contrat pour
acheter mon silence sur les pressions qu’ils
m’ont fait subir», regrette Lætitia. «Ils se
sont peut-être douté qu’on les avait filmés
et qu’on pouvait publier les images», réagit
Ludo, d’Osons Causer.
Lorsque Lætitia a diffusé de premiers extraits des dialogues, YouTube s’est contenté
de répondre qu’ils l’avaient «encouragée à
privilégier le respect à la confrontation».
Alors que Libération a publié vendredi soir
de nouvelles conversations, YouTube
plaide désormais l’excès de zèle de son collaborateur: «Ses recommandations étaient
déplacées, et ne reflètent pas les valeurs de
YouTube. Nous enquêtons depuis en interne, pour comprendre ce qu’il s’est passé.»
Le géant assure que la plateforme «promeut
la liberté d’expression». La youtubeuse, elle,
a surtout l’impression «d’avoir été assignée
à un rôle de petite fille mignonne lors de la
sélection des intervieweurs». Elle et ses
compères, qui se décrivent comme de simples «guignolos», ont préféré capter les zones grises de l’influence à Bruxelles. •
C
hercher à bétonner l’interview d’un responsable politique de premier plan quand
on proclame qu’Internet «est l’outil de
communication libre le plus puissant que le monde
ait jamais connu» est déjà dévastateur pour
l’image. Mais quand ce responsable est de surcroît
à la tête de la Commission européenne avec laquelle Google cumule des contentieux juridiques,
cela devient carrément suspect. Cette affaire de
youtubeuse mise sous pression avant l’interview
de Jean-Claude Juncker qu’elle a menée librement intervient dans un contexte juridico-politique très défavorable pour le géant américain, propriétaire de YouTube, et la poursuite de son
«business as usual». «Personne n’imagine une seconde que Google puisse acheter ni même influencer la Commission avec une simple opération de
com de YouTube, explique un lobbyiste très au fait
de l’activisme du moteur de recherche à Bruxelles. Mais cet événement était l’occasion de montrer
l’étendue de sa force de frappe médiatique. Au vu
du résultat, le ratage est complet.»
Au fil des ans, les griefs de Bruxelles et de son offensive commissaire à la concurrence Margrethe
Vestager contre Google se sont considérablement
étoffés. Accusé par l’UE d’abuser de sa position
dominante avec son moteur de recherche et son
système d’exploitation Android, qui détient plus
de 80% de parts de marché en Europe, Google a
vu un autre front s’ouvrir en juillet pour ses pratiques déloyales dans la publicité en ligne. Distinctes, ces procédures l’exposent à des sanctions allant jusqu’à plus de 6 milliards d’euros. Seul
avantage pour Google, dont on voit mal comment
il échapperait à terme à de lourdes condamnations, cette inflation des procédures lui permet
de gagner du temps et surtout d’affaiblir un peu
plus ses concurrents plaignants. Alors que
le 20 septembre devait être la dernière date butoir, déjà reportée deux fois, pour présenter sa défense, Google a obtenu un délai supplémentaire
de trois semaines, jusqu’au 7 octobre, pour répondre aux accusations de Bruxelles.
Jean-Claude Juncker entend par ailleurs renforcer les droits des éditeurs de presse au niveau
européen afin qu’ils puissent réclamer un paiement pour l’usage de leurs contenus par les agrégateurs comme Google News. Une œuvre de longue haleine afin de rééquilibrer le rapport de
force entre les éditeurs de presse et le géant, qui
a toujours refusé de leur payer des royalties. Ce
n’est pas pour demain, mais cette initiative est
une pierre de plus dans le jardin de Google qui
voit ses rêves d’autorégulation disparaître les uns
après les autres sur le continent européen.
CHRISTOPHE ALIX
A regarder sur le site de Libé, la sélection
d’extraits de la préparation et des discussions
préalables à l’entretien entre la youtubeuse
Laetitia Nadji et Jean-Claude Juncker.
18 u
FUTURS
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
RAFALE
EN INDE
NEUF ANS
DE COMBAT
Armement En signant
vendredi avec New Dehli
la vente de 36 chasseurs,
Jean-Yves Le Drian
met un terme à un
feuilleton qui a débuté
en 2007 et vu la commande
fondre violemment.
En cause: des transferts de
technologies trop compliqués
à mettre en œuvre.
Par
SÉBASTIEN FARCIS
Le Rafale lors du salon Aero India, le 10 février 2013 à Bangalore, en Inde. L’appel d’offres initial de l’armée de
Q
uand le ministre de la Dé- étant «prêts à voler» et que
fense, Jean-Yves Le Drian, les 108 autres soient fabriqués
a apposé sa signature sur le à Bangalore, sous licence française,
contrat de vente des 36 Rafale ven- par l’entreprise publique Hindustan
dredi midi à New Delhi, il a conclu Aeronautics Limited (HAL). Il faut
un feuilleton commercialo-mili- alors créer toute une chaîne
taire de plus de neuf ans. Une saga d’approvisionnement sur place. Un
qui a longtemps laissé croire à défi qui se transforme en enfer
Dassault Aviation qu’il remporterait logistique pour un engin aussi sole «contrat du siècle», avant que phistiqué.
celui-ci ne soit annulé et la Les deux parties n’arrivent plus à
commande divisée par 3,5.
s’entendre sur les dispositions et
En 2007, l’armée de l’air indienne Narendra Modi, le Premier ministre
lance l’appel d’offres initial pour indien fraîchement élu, décide
l’achat de 126 avions
en avril 2015 de révoquer
de chasse «multirôle», ANALYSE cet accord pour commanchasseurs-bombardiers
der à la place 36 avions
capables d’effectuer plusieurs types «sur étagère», construits en France.
de missions, depuis l’interception Une formule plus simple et rapide,
en vol jusqu’à l’attaque au sol. Le même si elle va à l’encontre de
Rafale est définitivement choisi la politique du make in India
en 2012 face à ses cinq autres promue par le chef du gouverneconcurrents et Dassault entame ment pour développer l’industrie
alors des «négociations exclusives» du pays.
pour déployer un important as- L’Inde paiera «environ 8 milliards
pect de ce contrat : les transferts d’euros» pour ces 36 chasseurs, dont
de technologie. New Delhi veut en les premiers doivent être livrés
effet que 18 avions soient livrés en en 2019, explique Jean-Yves
Le Drian. C’est nettement moins
que les 15 à 20 milliards d’euros espérés par Dassault pour la vente
de 126 appareils, mais cela demeure
«le plus gros contrat passé par l’aéronautique militaire française»,
rappelle aussi le ministre. C’est également la plus importante commande de Rafale par un pays étranger, après l’achat de 24 chasseurs
par l’Egypte et le Qatar l’année
dernière. Le ministre de la Défense
se réjouit du «saut qualitatif » qui
est réalisé dans les relations francoindiennes grâce à l’«interopérabilité
réelle» entre les deux armées, qui
partageront le même chasseur. «On
s’engage sur cinquante ans», a-t-il
conclu.
«Des milliers d’emplois
créés»
Après tant d’attente, la signature de
vendredi représente une bouffée
d’air pour Dassault Aviation, qui
engrange 60% de la valeur du contrat. Les équipementiers Thales et
Safran se partagent le reste. La
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
l’air indienne, en 2007, portait sur 126 avions, qui auraient été pour la plupart construits en Inde. PHOTO AFP
production des Rafale, entièrement réalisée en France, fait travailler 7000 personnes de manière
directe ou indirecte. Il faut deux ans
pour fabriquer un appareil, et
aujourd’hui seulement onze unités
sortent chaque année des usines.
L’armée française était encore récemment le seul acheteur du Rafale. Les trois commandes fermes
de ces 84 appareils en dix-huit mois
pourraient forcer l’avionneur
à ouvrir une deuxième ligne d’assemblage et devraient se traduire
par un «doublement de la cadence
des salariés» et la création de «quelques milliers d’emplois», notamment qualifiés (ingénieurs, techniciens, compagnons), estimait le
PDG de Dassault Aviation, Eric
Trappier, en mai 2015.
Une flotte indienne
vieillissante
Cette signature à New Delhi représente également un énorme soulagement pour l’armée de l’air
indienne, dont la flotte est vieillissante et plus assez garnie pour faire
face aux menaces potentielles de
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ses voisins régionaux, la Chine et le
Pakistan. L’Indian Air Force compterait aujourd’hui 33 escadrilles
de 18 avions chacune (594 appareils), principalement composées
de chasseurs russes (460 Sukhoï
et Mig) ainsi que de 51 Mirage.
Non seulement cela est inférieur au
minimum nécessaire de 42 escadrilles estimé par l’état-major pour
assurer la défense aérienne du pays,
mais ces avions sont en fin de vie.
Les Sukhoï sont célèbres pour leurs
accidents et leurs sorties de pistes
et les Mirage sont en train d’être
CULTURE AU QUAI
LA FÊTE DES SORTIES CULTURELLES
modifiés pour allonger leur espérance de vie. «L’armée indienne
cherche depuis longtemps à moderniser sa flotte et ne possède pas
d’avion qui a les caractéristiques
technologiques du Rafale, confirme
l’ex-amiral Uday Bhaskar, directeur
du think tank Society for Policy
Studies. Son introduction [dans
la flotte] est donc vraiment la
bienvenue.»
L’accord donné mercredi lors du
conseil de sécurité gouvernemental,
arrive à un moment significatif pour
l’Inde. La semaine dernière, une
vingtaine de combattants pakistanais a traversé la frontière du Cachemire et quatre d’entre eux ont réussi
à pénétrer dans une base militaire
indienne, à Uri, où ils ont tué 18 soldats. New Delhi cherche depuis
à répondre à ces agressions, et
même si l’action militaire est périlleuse entre deux pays qui détiennent l’arme nucléaire, l’armée
évoque la possibilité d’utiliser des
avions de chasse pour bombarder
des camps de groupes terroristes pakistanais. Le fighter jet français
pourrait alors s’avérer utile. «Le Rafale serait un chasseur capable d’assurer la domination dans les airs, explique l’ancien brigadier Rumel
Dahiya, directeur adjoint de l’Institut d’études et d’analyses militaires (IDSA) de la capitale indienne. Il
aurait ce qu’il faut pour protéger
l’armée contre les autres menaces aériennes de longue distance. Et garder
le ciel dégagé pour pouvoir s’engager
sur le terrain ennemi.»
Ce chasseur multirôle de quatrième génération, «amélioré», est
en effet un engin de pointe, capable
de remplacer les autres types d’appareil (intercepteur, bombardier,
attaquant au sol ou en mer), de porter trois fois son poids et de voler
plus loin et plus longtemps que
beaucoup d’autres. Une telle polyvalence n’est pas utile à toutes les
armées, ce qui représente l’une des
contraintes pour le vendre. L’autre
est que le Rafale est bien plus cher
que certains appareils de la même
classe –jusqu’à deux fois plus onéreux que le Sukhoï 35 russe, qui est
pourtant plus rapide en vitesse de
pointe et peut porter deux fois plus
de charge.
Certains en Inde, comme le chercheur Bharat Karnad, critiquent
cette acquisition «coûteuse qui ne
laissera plus d’argent à l’armée de
l’air indienne pour réaliser d’autres
achats significatifs pendant la prochaine décennie». Cet expert du
Centre pour la recherche politique
est un fervent défenseur d’une localisation de la production d’armement. L’Inde, malgré son important
rôle régional et sa nécessité de se
défendre de ses voisins chinois et
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pakistanais, a une industrie militaire embryonnaire. Le pays a de ce
fait été le premier importateur
mondial d’armement ces dix dernières années, avec une facture
de 30,7 milliards de dollars
(27,3 millions d’euros) entre 2006
et 2015, soit deux fois plus que la
Chine, ce qui représente 11 % des
achats globaux, selon l’Institut international de recherche sur la paix
de Stockholm.
Le Pakistan, qui a dépensé un tiers
de cette somme, a justement dénoncé mercredi, devant l’Assemblée générale de l’ONU, cette course
à l’armement «sans précédent»
de son voisin. Signe d’un changement progressif, les premiers chasseurs indiens légers, appelés Tejas
et en cours de développement
par l’entreprise publique HAL
depuis trente ans, sont sur le point
d’intégrer l’armée de l’air.
«Prestation
compensatoire»
L’objectif affiché du gouvernement
indien est de devenir autonome
dans la production d’armement. Et
Dassault pourrait, ironiquement, l’y
aider. Le contrat d’achat des 36 Rafale comprend en effet une clause
de «prestation compensatoire» qui
oblige les fournisseurs français à
reverser une partie de la valeur du
contrat dans l’industrie indienne,
pour lui permettre de se développer. Dans ce cas précis, selon nos
sources, cette part devrait s’élever
à 50 % de la valeur, soit environ 4 milliards d’euros.
«Le but de cette clause est de créer
une interdépendance entre les
deux pays, explique Rumel Dahiya.
La production de pneus pour un
avion commun comme le Rafale
peut, par exemple, être réalisée
en Inde, ce qui reviendra moins cher
que de les fabriquer en France.
Vous perdez des emplois dans la
production de pneus, mais vous
créez d’autres emplois car vous
fabriquez des avions pour l’Inde.
Cela est donc favorable pour les
deux parties.»
Mais parfois, le contrat ne précise
pas aussi clairement comment doit
être réinvesti cet argent et «les compagnies finissent par acheter du
ciment ou de la teinture qu’ils
auraient de toute façon commandés», prévient-il. Cela n’aiderait
alors pas l’industrie d’armement ni
l’économie indienne de manière
significative. Les détails sur cet investissement des équipementiers
français sont encore bien secrets et
il faudra fouiller dans le millier de
pages de ce contrat tant attendu
pour connaître les vrais bénéfices
que l’économie indienne, dans son
ensemble, pourra en retirer. •
20 u
SPORT
BRITTNEY GRINER
(Etats-Unis)
n Basketteuse
n Médaillée d’or
n Lisdexamphétamine
PHOTO USA TODAY SPORTS.
PRESSE SPORTS
PERNILLE BLUME
(Danemark)
n Nageuse
n Médaillée d’or
et de bronze
n Terbutaline
PHOTO PRESSE
SPORTS
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
SAM DORMAN
(Etats-Unis)
n Nageur
n Médaillé d’argent
en plongeon
n Amphétamines
KIM BRENNAN
(Australie)
n Aviron
n Médaillée d’or
en skiff
n Epinéphrine
MICHELLE CARTER
(Etats-Unis)
n Athlète
n Médaillée d’or
au lancer de poids
n Glucocorticoïdes
MISHA ALOYAN
(Russie)
n Boxeur
n Médaillé d’argent
en -52 kg
n Tuaminoheptane
PHOTO AP
PHOTO AFP
PHOTO AFP. BELGA
PHOTO SPUTNIK. ICON SPORT
Peut-on être
malade quand on
est champion ?
JACK BOBRIDGE
(Australie)
n Cycliste
n Médaillé d’argent en
poursuite par équipes
n Prednisolone
SIMONE BILES
(Etats-Unis)
n Gymnaste
n Quadruple médaillée d’or,
médaillée de bronze
n Méthylphénidate
ELENA DELLE DONNE
(Etats-Unis)
n Basketteuse
n Médaillée d’or
n Amphétamines
PHOTO SIROTTI. ICON SPORT
PHOTO AP
SIOBHAN-MARIE
O’CONNOR (Royaume-Uni)
n Nageuse
n Médaillée d’argent en 200m
quatre nages individuel
n Prednisolone
PHOTO PA IMAGES.
ICON SPORT
PHOTO USA TODAY SPORTS. PRESSE
ALEXANDER BELONOGOFF
(Australie)
n Aviron
n Médaillé d’argent en quatre
de couple
n Epinéphrine
ROXANA COGIANU
(Roumanie)
n Aviron
n Médaillée de bronze
en huit barré
n Dexamethasone
SPORTS
PHOTO AFP
PHOTO REUTERS
Médicaments Les dossiers
piratés de l’Agence mondiale
antidopage pointent la pratique
des autorisations à usage
thérapeutique: une sorte
de tricherie sur ordonnance.
Est-ce une bonne chose que des données
médicales fuitent sur Internet ?
La publication des données sur le dopage est
une atteinte au secret médical, mais c’est ce
epuis septembre, les Fancy Bears, un fameux secret qui freine la bonne comprégroupe de hackers, ont publié les don- hension du sujet. Il est temps d’alerter le
nées piratées de l’Agence mondiale an- grand public sur les cas de détournement de
tidopage (AMA) concernant 68 sportifs issus corticoïdes à des fins dopantes. A l’origine, ils
de 16 pays et représentant 20 disciplines. Des ont été conçus pour soigner : des otites, des
superstars du tennis comme les sœurs sinusites, des allergies. Mais ils présentent
Williams et Rafael Nadal, du cyclisme comme aussi «des avantages» pour la performance:
Chris Froome, et des champions moins con- ils diminuent l’état de la douleur, stimulent
nus, dont deux Français, le coureur Dimitri le système nerveux, rendent le sujet plus réacBascou et l’épéiste Gauthier Grumier. Tous tif et font baisser la masse graisseuse…
ont en commun d’avoir participé aux JO de Concrètement, est-ce qu’un sportif maRio (douze y ont été médaillés, voir ci-contre), lade sera plus performant en étant sous
et d’avoir, lors de ces Jeux ou plus tôt dans leur traitement (autorisé) de corticoïdes ?
carrière, bénéficié au moins une fois d’une Cette classe de médicaments se révèle très ef«autorisation à usage thérapeutique» (AUT), ficace pour diminuer les symptômes. Par
dérogation permettant à un athlète malade de exemple, en pleine période d’allergie (mai,
suivre un traitement comportant
juin, juillet) on sait que les cortides substances dopantes. Asthme, INTERVIEW coïdes par voie générale –en comproblèmes articulaires, troubles
primés ou par voie injectable –
du comportement, les cas exhumés par les marchent très bien. Sauf que pour ma part, je
Fancy Bears sont variés: d’une allergie ponc- n’en prescris pas. Disons que si un sportif
tuelle à la cacahuète pour Grumier en 2009 à prend part à une compétition après avoir reçu
l’hyperactivité que la gymnaste Simone Biles, son traitement, il pourrait avoir une avance:
quadruple médaillée d’or à Rio, traîne depuis au minimum, il sera moins essoufflé. Au
l’enfance. Les sportifs concernés se défen- maximum, il sera plus fort.
dent, dénonçant une violation du secret médi- Que penser du cas de Serena Williams qui,
cal et plaidant leur bonne foi. Interrogé, Nadal selon les données publiées, a pris 7,5 mg
résume le positionnement commun: «Quand d’Oxycodone et 50 mg de Prednisolone à
on vous accorde la permission de prendre un une occasion ? Pour sa sœur Venus, on
produit pour des raisons thérapeutiques, vous parle de 60 mg de Triamcinolone. Ces méne prenez pas quelque chose d’interdit.» Les dicaments contiennent des corticoïdes…
Fancy Bears, dont les victimes soupçonnent De l’Oxycodone? Sous réserve que cette inforqu’ils roulent pour Moscou –le Kremlin sou- mation soit exacte, je suis un peu surpris.
haiterait selon cette thèse se venger du scan- C’est un analgésique très très puissant, je suis
dale de dopage d’Etat qui a fait interdire de JO étonné qu’un athlète puisse en consommer.
de multiples Russes– parlent plutôt d’un per- Les 60 mg de Triamcinolone, c’est costaud
mis de se doper. Où s’achève le traitement mé- aussi. Cette substance indique que l’athlète
dical, où commence le dopage? Libération a souffre d’une allergie importante. Ces inforinterrogé Jean-Jacques Menuet, médecin du mations suggèrent que le patient ne devrait
sport spécialisé dans le cyclisme, collabora- pas pratiquer du sport en compétition.
teur de l’équipe Fortuneo-Vital Concept.
Un athlète souffrant d’une grosse infection ne devrait pas faire de sport ?
Si un individu a une pathologie qui se soigne
avec des corticoïdes, c’est qu’il a de la fièvre.
Or, le sport augmente encore la température
et fait ainsi courir un risque de myocardite
[inflammation musculaire du cœur, ndlr].
Les AUT divulguées peuvent être utilisées
sur une année complète. Dans le cas de
Chris Froome par exemple…
Un traitement sur une année dépasse l’entendement. Je ne connais pas le dossier de
Froome en détail mais, en clair, un sportif qui
a des allergies au point d’utiliser des produits
comme de la Prednisolone à l’année devrait
être en arrêt de travail. La difficulté avec les
ordonnances de corticoïdes, c’est qu’on ne
sait pas si l’athlète est réellement allergique
ou bien s’il cherche à se doper.
L’AUT est-elle est un écran de fumée ?
JEAN-JACQUES MENUET à propos Certaines molécules posent un problème. La
d’un médicament prescrit, selon les Triamcinolone est à la fois contenue dans un
documents piratés, à Venus Williams médicament «plus léger» à usage local (le Na-
Recueilli par
PIERRE CARREY
et RAMSÈS KEFI
D
«Les 60 mg de
Triamcinolone, c’est
costaud aussi. Cette
substance indique que
l’athlète souffre d’une
allergie importante. Ces
informations suggèrent
que le patient ne devrait
pas pratiquer du sport
en compétition.»
u 21
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
sacort, un spray nasal pour les allergies) et dans le Kenacort, «plus
lourd» qui s’injecte. Donc, on ne
sait pas si une AUT qui mentionne l’usage de Triamcinolone
concerne un traitement léger ou
lourd. La mention de la posologie
donne quand même une idée…
Mais ceux qui trichent en sont désormais aux microdoses: ils se font prescrire
un médicament banal, utilisent sa version
lourde, mais en petite quantité.
Comment éviter ce détournement ?
Dans un premier temps et à court terme, en
renforçant le processus d’obtention des AUT.
La Fédération française de cyclisme est en
avance sur le sujet : tout cycliste qui se fait
prescrire une infiltration de corticoïdes par
son médecin doit en référer au médecin fédéral, qui évalue l’opportunité du traitement
grâce à des examens, des échographies…
Ainsi, on vérifie que le traitement est bien
prescrit à des fins thérapeutiques et non pas
dopantes. Par ailleurs, les équipes membres
du Mouvement pour un cyclisme crédible
[une association qui prône un vélo exemplaire]
vont plus loin que le règlement de l’Agence
mondiale antidopage: tout coureur ayant eu
recours à des corticoïdes est mis au repos
pendant la durée de la compétition. C’est le
bon sens médical : un malade ne peut pas
faire de sport. Et c’est aussi un argument éthique : on ne joue pas avec les règlements, on
met fin aux ambiguïtés.
Est-ce valable dans les autres disciplines?
Non. La plupart des sports, des fédérations et
des pays s’en tiennent aux règles de l’Agence
mondiale antidopage, qui permettent une utilisation très large des corticoïdes. En rugby,
les infiltrations peuvent être pratiquées la
veille des matchs, voire le jour
même. Mais, dans ce cas, comment le sportif peut-il jouer avec
un tendon endommagé? Il existe
aussi une divergence de vues entre
les médecines française et anglosaxonne. Pour la seconde, les corticoïdes sont assez anodins, en
tout cas pas dopants. La preuve,
selon les scientifiques anglo-saxons, c’est que
le corps secrète naturellement de la cortisone.
D’ailleurs, l’Agence mondiale antidopage est
très influencée par ce point de vue.
Vous exercez comme médecin du sport
depuis vingt-cinq ans. Que prescrivezvous à vos patients qui pourraient avoir
besoin de corticoïdes ?
D’abord je les mets au repos. Ensuite je prescris des médicaments non dopants, comme
des antihistaminiques. Cela fait une vingtaine d’années que je n’ai pas prescrit de corticoïdes par voie générale comme le Kenacort.
Pour moi, c’est vraiment une bombe, qui envahit le corps pour un bénéfice que l’on peut
obtenir avec des molécules moins agressives.
Et les corticoïdes par voie locale, comme
les sprays pour les allergies ?
J’en prescris à une seule condition : que
la molécule se trouve uniquement dans les
médicaments par voie locale. Ainsi, il ne peut
pas y avoir d’ambiguïté avec une possible
utilisation de produit plus lourd, de type
injectable.
Quels sont les risques des corticoïdes
pour la santé, à long terme ?
Diminution de la masse musculaire, du taux
de protéines dans le sang, des moyens des défenses immunitaires et décalcification du
squelette. Si on peut se passer des corticoïdes,
autant les éviter. •
DR
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Septembre-octobre 2016
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
IDÉES/
EMMANUELLE MARCHADOUR
Mireille
Delmas-Marty
«A l’heure de la
mondialisation,
nous avons
besoin
d’un droit flou»
Recueilli par
ROBERT MAGGIORI
et ANASTASIA VÉCRIN
Dessin CHRISTELLE ENAULT
L
a règle fait aller droit: aussi le
droit, en fixant des règles,
permet-il l’égalité, l’égalité
devant la loi, l’égale répartition des
charges, des devoirs et des droits et,
au cas où on viendrait à manquer à
la règle, applique-t-il peines et
sanction selon les règles de la justice. Mais parfois la réalité ne se plie
pas, ou échappe, parce qu’elle a pris
des formes inédites ou trop complexes, à la «linéarité» du droit : la
mondialisation, la révolution numérique, la supranationalité, le terrorisme, les migrations, les questions climatiques, etc. mettent le
droit au défi.
Pénaliste de réputation mondiale,
professeure à la Sorbonne puis titulaire au Collège de France de la
chaire «Etudes juridiques comparatives et internationalisation du
droit», Mireille Delmas-Marty réaffirme dans son dernier essai Aux
quatre vents du monde les «forces
imaginantes du droit», en évoquant
Trop rigide, le droit, national
ou international, perd de son
efficacité et risque la paralysie,
estime la pénaliste. Dans son
dernier essai, elle plaide pour
une législation souple, qui s’adapte
aux évolutions sociétales, sous
la pression de «vents contraires»
qui doivent s’équilibrer même dans
un climat de repli sécuritaire.
la liberté, la sécurité, la coopération
et la compétition qui partout soufflent comme des vents contraires.
Vous dites de façon très dure
que notre société est à bout de
souffle, vous parlez d’un «totalitarisme indolore et invisible»,
n’est-ce pas excessif ?
Je ne le pense pas. La révolution numérique s’accompagne d’une inflation normative et d’une perte de
sens qui atteignent le champ juridique. Les normes se resserrent en un
maillage de plus en plus dense, qui
pourrait annoncer l’avènement de
sociétés de la peur et du contrôle
permanent. Tocqueville avait prophétisé la possibilité d’un despotisme «étendu» et «doux» en démocratie. Nous y sommes! Une forme
d’autant plus inquiétante qu’elle ne
se présente pas comme un totalitarisme. On veille sur vous pour votre
bien. Il existe désormais les moyens
de surveiller en permanence chacun, en nous associant tous à cette
surveillance permanente. D’une
certaine manière, c’est un totalitarisme auquel chacun consent.
Le droit est-il suffisamment
puissant pour s’opposer à cela?
Le droit à lui tout seul, certainement pas. Nous approchons du «Pot
au noir», cette zone terrifiante au
milieu des océans où toute navigation devient impossible parce que
des vents violents soufflent en sens
contraire provoquant paralysie ou
naufrage. Sécurité contre libertés,
compétition contre coopération, les
grandes questions actuelles, par
exemple le terrorisme, les migrations ou le changement climatique,
appelleraient à dépasser les contradictions au niveau global. Or, le
droit reste identifié à l’Etat. D’où la
nécessité de transformer cette
vision fermée que l’on en a.
Pour cela, vous avez recours à la
métaphore des vents et à ce que
vous appelez les «forces imaginantes du droit», c’est presque
un oxymore…
Le vocabulaire juridique est statique : on parle de «piliers», de «socle», de «fondations»… La référence
classique, c’est la pyramide des normes, alors que l’instabilité des systèmes de droit appelle à imaginer
d’autres métaphores. Il ne s’agit pas
d’une imagination débridée, mais
d’une sorte de bricolage pour faire
du neuf avec de l’ancien. Pour y parvenir, nous avons besoin d’un droit
flou, car il permet, à l’heure de la
mondialisation, de concilier souverainisme et universalisme. Au moment du Traité constitutionnel
européen, j’avais répondu à ceux qui
disaient que seul un monstre juridique pouvait être à la fois un traité et
une constitution que l’on avait parfois besoin de monstres. L’Europe,
c’est une hybridation de l’inter-étatique et du supra-étatique. De
même pour le climat avec les «responsabilités communes mais différenciées». On croit que le «commun»
doit être uniforme et non «différencié». Mais si! L’existence d’objectifs
communs indique une direction
universelle. Or, pour atteindre ces
objectifs, il serait aberrant d’imposer à tous les pays du monde le
même rythme ou les mêmes méthodes.
Comment peut s’opérer cette
transformation du droit ?
Il ne faut pas compter sur les Etats
pour prendre l’initiative. Une alliance entre les savoirs des scientifiques et les vouloirs qu’expriment les
citoyens est donc nécessaire. C’est
pourquoi le droit qui se met en
place est beaucoup plus complexe
qu’auparavant. Ce n’est pas un droit
supranational qui serait conçu
comme un droit national étendu à
l’échelle mondiale, mais un ensemble évolutif fait d’interactions entre
droits internes et internationaux.
Ces interactions font évoluer les réponses. Ainsi le juge national a vocation à devenir juge mondial, mais
il faut d’abord qu’il soit saisi, d’où le
rôle moteur du citoyen.
En matière de climat, ce droit hybride peut-il vraiment être
contraignant ?
Adapter la responsabilité au
contexte national facilite au
contraire son application. La solution idéale serait qu’une juridiction
internationale puisse condamner
les Etats et, le cas échéant, les entreprises, s’il y avait violation des accords internationaux. On en est encore loin. Le protocole de Kyoto
avait été ambitieux dans ce domaine, mais il n’a pas été respecté.
Il instaurait des dispositifs de prévention et de sanction. Mais les pays
sanctionnés, comme le Canada par
exemple, avaient choisi de quitter le
u 23
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
protocole. La conférence de Paris, vrait y contribuer. Les Etats notamelle, n’a pas créé de dispositif de ment devraient élargir leur
sanction, mais elle est parvenue à conception de la souveraineté et
un accord qui, une fois ratifié, im- passer d’une souveraineté «soliplique des engagements. Une action taire», qui se limite aux intérêts najudiciaire devient alors possible par tionaux, à une souveraineté «solile relais des juridictions nationales. daire», qui se préoccupe des biens
Les juridictions internationales de communs. Les entreprises, de leur
protection des droits de l’homme côté, affirment leur responsabilité
seraient également compétentes si sociale et environnementale. Cette
la violation de l’accord portait at- responsabilité, entendue au sens de
teinte au droit à la vie ou à la santé, «participer à», devrait aussi les enou encore aux droits
gager à «répondre de».
au domicile et à la vie
Il est vrai que, si les enprivée.
treprises se mettent à
Sur les entreprises,
remplir toutes les foncvous allez jusqu’à entions régaliennes de
visager
qu’elles
l’Etat, comme elles
puissent être les
commencent à le faire
«gardiennes du bien
dans certains pays en
commun mondial»…
développement où elles
Pas toutes seules. Je ne
s’occupent de santé, de
souhaite pas qu’il y ait
sécurité et d’éducation,
un maître des vents !
elles risquent de transMais les entreprises
férer le gouvernement
peuvent avoir un rôle
du monde à Davos…
positif dans la protec- AUX QUATRE
Vous proposez une
tion des biens com- VENTS DU MONDE
rose des vents où
muns mondiaux: per- de MIREILLE
soufflent liberté, sésonne n’en a la charge, DELMAS-MARTY
curité, compétition
mais tout le monde de- Seuil, 156 pp., 17 €.
et coopération. Com-
ment trouver l’équilibre entre
ces vents contraires ?
Chaque couple de vents contraires
(entre lesquels soufflent aussi l’intégration et l’exclusion, ou encore la
conservation et l’innovation) doit
être régulé autour d’un principe: liberté et sécurité autour du principe
d’égale dignité de tous les êtres humains; compétition et coopération
autour du principe de solidarité
planétaire, etc. Mais ces couplages
varient aussi selon les divers types
d’activité dont il s’agit. Par exemple,
l’axe compétition-coopération agit
surtout dans le domaine économique et social, tandis que la lutte contre le terrorisme privilégie l’axe sécurité-liberté, et que la protection
de l’environnement oppose l’innovation à la conservation. Quant aux
migrations, elles évoquent l’axe exclusion-intégration.
Certains principes régulateurs posent une limite commune à des
principes contraires. Ainsi, le principe d’égale dignité humaine pose
une limite commune au couple sécurité-liberté en interdisant des
pratiques de torture au nom de la
sécurité et des traitements inhu-
mains ou dégradants au nom de la
liberté. Pour d’autres couples, c’est
par une pondération des intérêts en
jeu que peut se faire la conciliation:
par exemple, l’innovation ne doit
pas entraîner un risque déraisonnable du point de vue de la conservation de la biodiversité et, inversement, la conservation de la
biodiversité ne doit mener ni à la
paralysie de la société ni à la suppression de toute créativité. On entre dans une logique de gradation
–logique floue– qui permet de concilier les vents contraires dans une
sorte de ronde des vents.
Mais le «principe» qui sert de
boussole, dans les sociétés
d’aujourd’hui, n’est-ce pas tout
simplement la peur ?
La peur n’a rien d’anormal, elle est
nécessaire à la survie de l’homme.
Sans elle, notre espèce aurait disparu. Mais il faut distinguer la peurexclusion, qui se manifeste notamment à propos du terrorisme ou des
migrations, et la peur-solidarité,
qu’on trouve à propos du changement climatique. Il est sans doute
plus facile de bâtir une communauté sur la peur-solidarité que sur
la peur-exclusion. Habermas a parlé
d’une «communauté involontaire de
risque». Est-ce une véritable communauté ? Oui, à condition que la
conscience d’un destin commun la
transforme en une communauté
volontaire et solidaire. En effet,
avec la mondialisation, l’union ne
peut se faire contre un ennemi extérieur. D’où le risque d’une guerre civile mondiale permanente. A moins
que la planète soit attaquée par des
Martiens…
Mais la peur n’est-elle pas en
train de devenir un outil de gouvernance, à travers notamment
l’Etat d’urgence ?
Auparavant, l’image du chevalier
sans peur et sans reproche constituait une sorte de modèle incitant à
combattre la peur. Aujourd’hui, le
discours officiel, fondé sur l’émotion, valorise la peur jusqu’à remettre en cause l’Etat de droit. Si le
recours à l’Etat d’urgence était légitime dans un premier temps, sa prolongation est une erreur car elle
ouvre une première brèche dans
l’Etat de droit.
Comment transformer le droit
pour mieux lutter contre le terrorisme ?
Socialement, le concept de terrorisme exprime une émotion particulièrement forte (la terreur) mais
juridiquement, c’est un concept de
transition. En effet, pour la plupart
des crimes, la dénomination désigne en creux la valeur protégée : la
vie humaine avec l’homicide ; la
propriété avec le vol… Mais quelle
valeur veut-on protéger en incriminant le terrorisme ? Pour les faits
les plus graves – 11 Septembre à
New York ou 13 Novembre à Paris–
on pourrait retenir le crime «contre
l’humanité». Dans les autres cas,
s’agissant de protéger la vie ou les
biens, il suffirait de sanctionner l’assassinat ou la destruction de biens.
En qualifiant les faits de «terrorisme», on privilégie le but final, qui
est de terroriser. Mais les Etats ne
réussissent pas à se mettre d’accord
sur une définition mondiale du terrorisme, alors que la Cour pénale internationale aurait là un vrai rôle à
jouer. Le projet de convention qui
avait pour la première fois, en 1937,
prévu la création d’une Cour pénale
internationale portait précisément
sur la lutte contre le terrorisme. En
attendant, cette catégorie est bien
«pratique» : on peut l’utiliser pour
aménager un régime de procédure
beaucoup plus répressif, une sorte
de droit pénal bis qui permet de
contourner l’Etat de droit sans le
suspendre. Seule une réponse globale, par un accord sur la définition,
pourrait interrompre cette spirale
sans fin, de surenchère criminelle
en surenchère répressive, qui risque
de détruire la démocratie au motif
de la défendre. •
24 u
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
IDÉES/
ÉCRITURES
Par
CHRISTINE ANGOT
Claude
L
a semaine dernière, à Besançon, j’ai vu une pièce, la Fonction Ravel, dans laquelle un
acteur, Claude Duparfait, raconte
comment, tout jeune adolescent, il
allume un transistor, il entend une
musique, c’est un morceau de Ravel, il est dans sa chambre, et toute
sa vie, absolument toute sa vie, bascule, change, s’ouvre. Il fait des pas,
il danse, il entend un rythme. Il vit
à Laon, dans l’Aisne. Son père est
garagiste, sa mère ne travaille pas,
il y a une tapisserie à fleurs dans le
salon, il a 11 ans, il vient d’intégrer
ce qu’on appelle à l’époque une
classe de transition. Quand vous
entriez en transition, vous deveniez, à 11-12 ans, quantité négligea-
#YABON FUTUR
ble. Dans la cour, les «transitions»
ne jouaient pas avec les autres élèves, dont le regard passait sur eux
sans les voir. Ils feraient un travail
manuel, passeraient un CAP, peu
d’entre eux arriveraient à décrocher leur BEP. Or, si une apprentie
coiffeuse, admettons, obtient son
CAP, mais rate son BEP, à cause
de l’écrit, de l’orthographe, de
l’épreuve de français, d’histoire, et
de toutes ces matières auxquelles
elle a bien compris qu’elle ne comprenait rien, elle ne pourra jamais
ouvrir son propre salon, et toute sa
vie elle travaillera chez une patronne, qui aura son BEP.
Claude déprime, il s’ennuie, il se
sent seul. Il n’a pas de camarades,
il étouffe, il est un peu le bouc
émissaire de sa classe, mais un jour,
il appuie sur le bouton d’un transistor, il entend Tzigane, Oiseau triste,
ou la Valse, et met au mur une
photo de Ravel. Ses parents, que
tout ça énerve, lui offrent quand
même l’intégrale pour orchestre à
Noël. Il réintègre une seconde classique. Et pendant qu’il récite Voltaire à sa prof, il entend dans sa tête
le Concerto pour la main gauche,
elle lui met 17. Aujourd’hui, devenu
acteur, Claude peut chanter l’intégralité de l’œuvre, et après avoir
joué Thomas Bernhard, Molière, il
raconte comment sa vie a été sauvée par Ravel.
Dans Laëtitia, d’Ivan Jablonka, il
n’y a pas de musique, il n’y a pas de
magie, il n’y a pas Ravel, il y a une
série de formulaires, remplis par
les services sociaux, par les fonctionnaires de la protection de l’enfance, une série de procédures. Jablonka observe une situation
réelle, l’assassinat en janvier 2011
de Lætitia Perrais par Tony Meilhon, et élabore un discours, dans
lequel il dit que la victime d’un
crime ne l’est pas par hasard. Il y a
des étapes, un chemin, une logique, cette logique est une logique
sociale, nous y participons, notre
aveuglement permet la progression de la personne vers la scène
du crime, l’hypocrisie se tisse et les
mailles du filet sont si serrées que
la victime ne peut pas y échapper.
Défaillance, alcoolisme, violence,
l’éducation de Lætitia et de sa sœur
est en danger. Procédure d’assistance éducative, foyer, famille d’accueil, les formulaires s’accumulent,
le dossier grossit, les agents des services ont l’impression de faire quelque chose, les juges trouvent des
solutions alternatives. Mais pas de
chance, gestes déplacés du père de
la famille d’accueil. L’amie de Lætitia témoigne, aveuglément de l’administration, on se fie à la bonne
tête de cet homme, on ne lui retire
pas son agrément, ça continue. Les
instances judiciaires qui raisonnent par clichés, qui ne savent pas
écouter, qui ne savent pas entendre, les plaintes dans les tiroirs, le
temps qui passe, les enfants qui
grandissent, qui commencent à
travailler, pas d’orthographe, pas
de mots tenus, pas de musique
dans la tête, mauvais résultats scolaires, seul horizon pour Lætitia et
sa sœur, être acceptées dans les fêtes de famille, quel que soit le prix
à payer, la régularité des gestes déplacés, pas de Ravel pour les protéger, ensuite, meurtre, corps découpé en morceaux, marches
blanches dans plusieurs villes de
France, compassion, pleurs. En réparation, un historien qui fait un livre, et dit: Lætitia c’est notre fille,
elle m’a fait cadeau de ce livre. Mais
au moins, lui, il a reconstitué les
mailles du filet. L’assassin, luimême, y avait été pris, fils d’une
femme victime d’inceste, frère de
l’enfant qu’elle a eu avec son père,
formulaires remplis, foyers, mesures sociales, judiciaires. Tout l’attirail du nouveau patriarcat. Le patriarcat est mort, vive le juge des
mineurs et celui aux affaires familiales. Les nouveaux pères sont là,
sûrs d’eux. Mais il n’y a pas de solution sociale au cœur d’une logique
sociale hypocrite, il faut se déplacer, et appuyer sur le bouton d’un
transistor. On entendra peut-être le
Concerto pour la main gauche, que
Ravel avait écrit pour un pianiste
mutilé pendant la guerre. •
Cette chronique est assurée en
alternance par Christine Angot,
Thomas Clerc, Camille Laurens
et Sylvain Prudhomme.
Par YASSINE et TOMA BLETNER
Drone
de
guerre
Sans oublier leurs drones :
Les nouvelles technologies
permettent une guerre propre
Les missiles visent le bon endroit.
Bref tout est plus simple.
Les cyberattaques détruisent les
systèmes de l’ennemi.
Toujours innovants, les américains ont
créé les munitions intelligentes.
Qui détectent la bonne cible et
changent de trajectoire.
Mission
accomplie
Document : LIB_16_09_24_PA.pdf;Date
: 23. Sep 2016 - 15:12:01
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
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DIMANCHE 25
SAMEDI 24
Un ciel voilé concerne le nord-ouest du pays.
Sur la Méditerranée, la situation est plus
instable avec un risque orageux sur les reliefs
du Languedoc-Roussillon et de la Corse.
L’APRÈS-MIDI La façade ouest du territoire
se couvre lentement d'un voile nuageux.
Des averses orageuses éclatent des Alpes à
la Corse en passant par le Roussillon.
Partout ailleurs, le soleil domine.
0,3 m/19º
Une perturbation apporte des pluies de la
Manche au sud-ouest tandis que les
éclaircies reviennent sur le Finistère. Dans
l'est, le soleil domine parfois sous un voile.
L’APRÈS-MIDI La perturbation s'étire des
Pyrénées aux Hauts-de-France. Les pluies
parfois orageuses se renforcent entre le sudouest et le Massif central. À l'arrière, le ciel
de traîne est peu actif avec des éclaircies.
0,6 m/19º
Lille
0,3 m/19º
Caen
Caen
Paris
Strasbourg
Paris
Orléans
Dijon
IP
IP 04 91 27 01 16
1 m/20º
1 m/20º
Lyon
Lyon
Bordeaux
Bordeaux
0,3 m/22º
Toulouse
1 m/22º
Nice
Montpellier
Toulouse
Marseille
Nice
Montpellier
Marseille
0,6 m/23º
11/15°
6/10°
1/5°
-10/0°
01 46 34 24 27
www.aleph-ecriture.fr
0,6 m/23º
21/25°
16/20°
26/30°
36/40°
31/35°
Immobilier
[email protected]
01 40 10 51 66
Soleil
Agitée
Nuageux
Éclaircies
Peu agitée
Fort
Calme
Couvert
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
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Page 30 : Plein cadre / Leo Maguire, «dogging» de nuit/
Page 32 : Photo / Vevey s’immerge
/
Page 34 : DVD / «L’Autre», double face/
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IMAGES/
Terminator de James Cameron (1984). COLLECTION CHRISTOPHER L
Schwarzy
Dans
son
culte
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
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Terminator 3,
le soulèvement
des machines
(2003) réalisé par
Jonathan Mostow.
PHOTO COLL.
CHRISTOPHEL
CINÉMA
Figure
testostéronée
de l’ère Reagan,
et première star
cybernétique,
plus qu’un acteur,
il est un message.
Un essai analyse
la trajectoire
singulière tracée par
Schwarzenegger
depuis le panthéon
des «action heroes»
des années 80.
C’
Schwarzenegger,
mythe mutant
Par
DIDIER PÉRON
est un bébé de taille
moyenne – 3,65 kilos,
53 centimètres – né
le 30 juillet 1947 à Thal,
un village autrichien. Le garçon a très tôt
des rêves de grandeur, il veut devenir
«énorme». «Schwarzenegger apparaît, et
tout le monde s’étonne», écrit Jérôme
Momcilovic (responsable de la rubrique cinéma du magazine Chronic’art) dans les
premières pages de son livre fouillé et érudit consacré à un acteur culturiste devenu
emblème culturel(1). La plupart des films
imaginent une entrée en scène de la masse
de muscles sous la forme effarée d’une sidération et d’une question : «What the
hell?» ou «Who the hell are you?». C’est-àdire «Qu’est-ce que c’est que ça?» ou «Qui
êtes-vous?», sans que l’on puisse déterminer le degré d’appartenance du type au
genre humain. C’est évidemment une habile rhétorique de fiction que de souligner
ainsi la qualité équivoque de Schwarzenegger, demi-dieu, ou machine, ou monstre.
Dans son autobiographie Total Recall
(parue en 2012), le comédien se souvient
de ses débuts, quand il n’est encore qu’un
jeune Autrichien passant ses journées à
soulever de la fonte et à bouffer des stéroïdes, fan de Kirk Douglas et de Clint
Eastwood. Son agent lui dit: «Votre accent
fait peur aux gens. Vous êtes trop grand
u 29
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
pour jouer dans des films. Votre nom ne
tient pas sur une affiche. Tout chez vous est
trop hors norme.»
Destinée mutante
Tel le géant s’introduisant dans la maison
d’un lilliputien, «Schwarzy» jouera
constamment de la force et de la drôlerie
de ce corps qu’il a façonné comme on se
taille une armure délibérément absurde.
Ainsi, dans Expendables 2, il s’engouffre
dans une Smart et s’exclame: «Ma chaussure est plus grande que cette voiture !»
Comment expliquer la très singulière
place de Schwarzenegger dans le panthéon héroïque des blockbusters américains entre le début des années 80 (Conan
le Barbare de John Milius) et l’aube du
nouveau siècle (Terminator 3: le soulèvement des machines)? Pourquoi lui plutôt
que, pêle-mêle, Bruce Willis, Steven Seagal, Mel Gibson ou Sylvester Stallone ?
Tout simplement parce qu’il ne se satisfait
pas du seul récit de sa force mais que, par
ses choix de films, de personnages, l’attention qu’il porte à élaborer la légende
presque aphasique et vierge de la première star cybernétique, il n’est pas qu’un
acteur mais aussi un message (et donc, un
messie !), porteur de la bonne nouvelle,
non seulement du fitness vainqueur, mais
de «la domestication accomplie de la machine humaine», «le triomphe définitif de
l’anthropotechnie».
Fétichisé, observé, disséqué, malmené,
reconstruit, Schwarzenegger, en ces rôles
et personnages propulsés entre fictions
paranoïdes (Total Recall), SF spéculative
(la franchise Terminator déclinée en cinq
volets sur vingt ans), cœur de néoténèbres
au fin fond de la jungle matricielle (Predator, ressorti cet été) ou vertigineuse mise
en abyme où la star bodybuildée n’existe
plus que sous la démultiplication de ses
doublures ou avatars identiques (Last
Action Hero), ne cesse d’enfoncer le clou
de sa destinée mutante, expérimentale: «A
l’extrême, le corps finit par disparaître
dans la technique, incorporé par elle plutôt
que l’inverse.» Ou encore: «Son apparition
est celle d’une image du futur brutalement
jetée dans le présent –corps inédit, auto-engendré, sans histoire, fils de personne mais
d’un fantasme de perfection surhumaine,
machine à l’image de l’homme crachée par
une usine encore introuvable.»
L’une des idées fortes du livre de Jérôme
Momcilovic est d’indexer les obsessions
de la carrière de Schwarzenegger à l’ébullition théorique et scientifique du transhumanisme, et la défense d’un avenir
biotechnologique qu’il a largement exemplarisé et prophétisé: «Homme-machine
(Terminator), surhomme né d’une expérience génétique (Jumeaux), pure enveloppe d’un esprit lui-même programmé
comme une puce informatique (Total
Recall), homme enceint (Junior), homme
cloné (A l’aube du sixième jour), Schwarzenegger fut, pendant deux décennies, le
héraut du posthumain.»
Américain superlatif
Mais à ces fictions qui, par-delà leur vocation de divertissement pour teenagers formulent et compilent les hypothèses inédites du vivant, se superposent les usages
politiques de la star à la coupe en brosse
et aux muscles exagérés qui lui valurent
très tôt le surnom de «chêne autrichien».
De même qu’au début de Terminator,
Schwarzenegger tombe de nulle part, entièrement nu, et va s’habiller en fauchant
les fringues d’un redneck dans un bar, il
devient, dans l’Amérique de Ronald Reagan, une sorte de statue vivante déguisée
de tous les oripeaux d’un pays qui veut
renforcer ses convictions triomphantes et
altières. Très explicitement, Reagan est le
grand restaurateur de la virilité perdue de
l’Amérique que le trop effacé Jimmy
Carter aurait contribué à affaiblir. Stallone
et Schwarzenegger seront les deux figures
du «nation building» testostéroné de l’ère
Reagan. Le New-Yorkais Stallone règne à
travers Rambo comme le guerrier portant
la croix des blessures américaines,
Schwarzy et son accent autrichien projettent le pays dans une improbable utopie
bronzée qui unifie, dans un même sursaut
du capitalisme en roue libre, la fièvre du
gain et la chirurgie esthétique, le casino
des placements boursiers et la généralisation des salles de sports. Figurine en
plastique brillant et totem démesuré pour
Foire du Trône futuriste, le héros de
Terminator, dont la puissance et la renommée sont alors sans égales, arbore en
toutes occasions un sourire factice et
désarmant, de même qu’une panoplie
d’Américain superlatif (santiags, chemise
western, ceinturon de cow-boy…) portée
tel un déguisement camp.
Dans un article du New York Times sur la
campagne de 2003 de la star pour briguer
le poste de gouverneur de Californie (il le
sera jusqu’en 2011), et qui est l’aboutissement de sa fonction de faire-valoir reaganien, à vingt ans de distance, un analyste
politique écrivait : «Jusqu’à
Schwarzenegger, personne
n’avait réussi (bien que beaucoup s’y soient essayés) à
créer un mouvement politique d’ampleur conforme à
l’esthétique des parcs d’attractions Disney.» La décennie d’actions politiques de
Schwarzenegger fonctionne
comme un atterrissage dans
quelque chose qui continue
d’être la réalité, à laquelle il
semblait s’être durablement
abstenu de participer.
Son come-back ridé au cinéma est, lui aussi, en
grande part une retombée
dans le sort commun, endossant le pathos du deuil, les
souffrances de l’ordinaire.
«Vieillir est le plus mauvais
rôle de Schwarzenegger», assène Momcilovic, car l’âge
d’or de l’acteur, en pleine possession de
ses charmes alors qu’il semblait surhumain ou post-humain, s’abolit par la contingence du grand âge. Puisant dans un
corpus de textes abondant, aussi bien Descartes et Kleist, que l’anthropologue et sociologue de la modernité hyperconnecté
David Le Breton, l’auteur mène, tambours
battants, cette archéologie complexe d’un
homme qui, de bibendum autrichien ou
hercule de cirque, a priori mal barré pour
dominer l’époque, s’est inventé une aura
glaciale et touchante de cyborg névrosé
qui a galvanisé l’imaginaire de quelques
cinéastes visionnaires tels que John McTiernan, James Cameron ou Paul Verhoeven et fasciné les foules. Il faudrait, dans
la suite du livre, en moduler les théories
en inscrivant ces métamorphoses dans le
champ plus vaste d’une production cinématographique qui voit, dans les mêmes
années, surgir Matrix et Keanu Reeves,
danseur hologramme, et l’avènement de
la motion capture, inventant des corps exnihilo sans ne plus se heurter aux limites
d’une biologie, fût-elle upgradée. •
Arnold
le magnifique,
de George
Butler et
Robert Fiore
(1977).
PHOTO COLL.
CHRISTOPHEL
Schwarzenegger et
son accent autrichien
projettent le pays
dans une improbable
utopie bronzée qui unifie,
dans un même sursaut
du capitalisme en roue
libre, la fièvre du gain
et la chirurgie
esthétique, le casino
des placements boursiers
et la généralisation
des salles de sports.
(1) Prodiges d’Arnold Schwarzenegger,
éditions Capricci, 264 pp., 18 €.
Conan
le barbare
de John Milius
(1982).
PHOTO COLL.
CHRISTOPHEL
NE PAS JETER SUR LA VOIE PUBLIQUE
u I
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
FORUM
SAM. 24 ET DIM. 25 SEPTEMBRE 2016
Dans le potager de la Recyclerie, à Paris, le 5 septembre. PHOTO MARC CHAUMEIL POUR «LIBÉRATION»
CITADINS
FORUM
& CITOYENS
Alphonse Allais n’était pas
seulement un humoriste.
C’était un urbaniste. Sa
célèbre injonction – «il faut
bâtir les villes à la campagne,
l’air y est plus pur» – prend
une profondeur
insoupçonnée. A cette nuance
près : c’est la campagne qui
s’invite en ville. A Paris,
désormais, on cultive légumes
et fruits, on élève lapins et
poulets, on ressuscite les
vieux ateliers de réparation,
on fait des randonnées autour
du Grand Paris, les grands
magasins trouvent leur salut
en se transformant en
hameaux, avec cafés,
boutiques et place du village.
Le décor est urbain, l’esprit
campagnard. Régression ?
Nostalgie ? Rien de tout cela :
sous la pression des citadinscitoyens, la ville n’a d’avenir
qu’à l’échelle humaine. Pour
les grandes agglomérations,
le XXIe siècle sera bucolique
ou ne sera pas.
Laurent Joffrin
Débats le 25 septembre
à l’espace librairie
du BHV Marais.
II u
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
FORUM
L’ESPRIT DE PARIS
EN LETTRES
CAPITALES
Les grands magasins, symboles
du développement de Paris
au XIXe siècle, ont su tisser
une relation d’intérêt mutuel
avec la ville. Aujourd’hui,
ils restent parties prenantes
de la vie des quartiers du centre.
Par
SIBYLLE VINCENDON
L’
histoire des grands magasins
parisiens n’est pas seulement
le récit d’une réussite commerciale. C’est aussi celui d’une intuition urbaine. Si, dans l’ordre d’apparition,
le Bon Marché, le BHV, le Printemps et les Galeries Lafayette ont pu prospérer, c’est parce
que leur naissance a correspondu à une transformation de la ville qui allait dans le sens de
leurs besoins: les rues dessinées par le baron
Haussmann s’élargissaient, les pâtés de mai-
sons aussi et toute cette nouvelle géométrie
était idéale pour accueillir les foules et les
grands palais nécessaires à cette forme de
commerce. L’arrivée du métro et d’un réseau
de chemin de fer orienté plein centre allaient
se charger d’amener la clientèle.
Certes, la morphologie de la ville n’a pas suffi
à faire naître cette innovation: la révolution
industrielle, la montée d’une production de
masse, l’émergence d’une classe moyenne ont
bien aidé les grands magasins à prendre racine. Toutefois, si en 1856 François-Xavier
Ruel lance ce qui allait devenir le Bazar de
l’Hôtel de Ville, c’est aussi parce qu’un an plus
tôt, la rue de Rivoli avait été percée jusqu’à
Bastille. On a coutume de raconter l’histoire
des grands magasins parisiens au travers du
génie commerçant de leurs fondateurs. Qu’il
s’agisse d’Aristide Boucicaut (le Bon Marché),
du couple Cognacq-Jay (la Samaritaine) ou
des Ruel pour le BHV, il n’est toujours question que de leurs talents d’inventeurs de
procédés commerciaux inédits. Petits boutiquiers à l’origine, ils chamboulent les habitudes du métier en imposant des pratiques qui
nous paraissent aujourd’hui normales,
comme le libre accès à la marchandise ou l’affichage des prix. Ils comprennent vite que la
production de masse permet l’achat de produits en grandes quantités, donc la baisse des
prix à la vente, ce qu’ils font savoir à grand
renfort de publicité. Même si, comme l’écrit
l’historienne Claudine Chevrel dans la revue
des Amis de la bibliothèque Forney, «concurrencer les petits commerçants du quartier par
une baisse de prix ou la distribution de prospectus est assimilé par la profession à un “vol”
déloyal de clientèle». Les innovateurs des
grands magasins ne s’en soucient guère et
conquièrent leur territoire en avalant les pasde-porte les uns après les autres. Dans son roman Au Bonheur des dames, Emile Zola décrit
u III
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
sur un mode accusatoire les stratégies brutales de ces personnages âpres au gain, n’y
voyant guère un progrès pour l’humanité.
Dans l’histoire du commerce, ces précurseurs
marquent en tout cas une étape aussi importante que, par la suite, l’arrivée de la grande
distribution, des centres commerciaux et du
commerce électronique. Et de même que le
développement de l’automobile a permis l’expansion des hypers et des galeries commerciales de périphérie, de même que la fibre optique et la 4G ont rendu possible la vente en
ligne, la transformation urbaine de Paris
au XIXe siècle va permettre l’émergence des
grands magasins.
A une différence près, considérable: entre les
grands magasins et Paris se tisse une relation
d’intérêt mutuel. La capitale fournit aux nouveaux palais de la vente les larges boulevards,
les vastes parcelles foncières, les efficaces
transports collectifs qui leur garantiront le
flux de la chalandise ; en contrepartie, les
grands magasins offrent à Paris des édifices
somptueux. A l’extérieur, la rotonde avec
sculptures et dorures sert de proue au navire.
A l’intérieur, la structure fer et verre est privilégiée, high-tech du moment que les dirigeants commandent aux vedettes de l’exercice, Gustave Eiffel pour le Bon Marché ou ses
concurrents Moisant-Laurent-Savey pour le
Bazar de l’Hôtel de Ville. Quant aux verrières,
un tour sous la coupole des Galeries Lafayette
du boulevard Haussmann donne une idée de
l’ambition. Rien à voir avec la façon dont la
grande distribution va massacrer la périphérie des villes cent ans plus tard en posant la
même vilaine boîte en bardage partout.
«La mise au point de la forme commerciale et
architecturale s’est faite simultanément pendant la première moitié du XIXe siècle», résument Paul Chemetov et Bernard Marrey dans
leur livre Architectures à Paris. Ils notent que
«les méthodes nouvelles de vente entraînent
avec elle la nécessité d’une architecture nouvelle, aérée, suffisamment sobre pour que la
marchandise puisse être bien mise en valeur,
suffisamment élégante pour attirer la clientèle
en majorité féminine et relativement aisée que
les grands magasins visaient».
Raffinement suprême, chaque magasin cultive son particularisme. La Samaritaine était
un balcon sur la Seine, le Bon Marché répondait à la clientèle des familles de la bourgeoisie traditionnelle du VIIe arrondissement,
le Bazar de l’Hôtel de Ville était en bordure
d’un Marais artisanal et industrieux, tandis
que le Printemps et les Galeries Lafayette recueillaient les flots de voyageurs de la gare
Saint-Lazare. Tout cela au passé, car les lignes
ont bougé, en particulier avec la fermeture de
la Samaritaine en 2005.
CAPITALE DU ROMANTISME
Pour les autres magasins, les particularités se
sont affirmées encore plus. Le Bon Marché
s’adresse désormais davantage aux acheteurs
du luxe, dont beaucoup d’étrangers, qu’aux
mères de famille qui cherchent des jupes plissées. Le BHV vend du «style de vie», selon le
terme d’Alexandre Liot, son directeur général.
Et le Printemps se proclame «le plus parisien
des grands magasins», message qui s’adresse
clairement aux touristes étrangers, surtout
quand il est décliné en anglais («most parisian department store»). L’implantation historique dans la capitale mondiale du romantisme est un argument de vente. Mais elle ne
suffit pas. Entre le Bon Marché qui se dit
«Rive gauche» et le BHV qui s’appelle mainte-
Page de gauche, au bar
le Perchoir, au sommet du BHV.
Ci-contre, le BHV en 1904.
PHOTOS MARC CHAUMEIL POUR
«LIBÉRATION»
STUDIO CHEVOJON. ARCHIVES BHV
MARAIS
lisés. Dans la mode homme mais aussi dans
quelques marques de luxe comme Givenchy
ou Gucci, donnant le sentiment que l’enseigne accompagnait, voire anticipait, l’évolution du quartier. Depuis quelques années, les
bars gays qui caractérisaient le secteur mettent la clé sous la porte, chassés par l’augmentation des loyers commerciaux que les marques de mode sont prêtes à payer.
Mais la survie du grand magasin, pas si évidente que cela, dépend de sa capacité à comprendre à qui il doit s’adresser. La chute de
la Samaritaine, qui prétendait vendre de tout
à tout le monde, a traumatisé la profession.
D’autant plus que, dans les années 70, l’arrivée massive des grandes surfaces de périphérie, image même de la modernité, a semblé
sonner le glas de grands magasins englués
dans les embouteillages de centre-ville et
fleurant bon la poussière. Il devenait impossible de rester généraliste.
nant «Marais», les enseignes revendiquent
davantage que d’être simplement présentes
à Paris. Elles sont parties prenantes des quartiers de la capitale, et pas de n’importe lesquels. «Les grands magasins sont, en quelque
sorte, les vitrines des quartiers au sein desquels ils s’implantent, et ils contribuent à leur
donner leur identité», écrit l’Apur, l’agence
d’urbanisme de la capitale, dans une étude
consacrée à «Babylone-Haussmann-Rivoli,
le triangle d’or de l’offre commerciale parisienne».
Le cas du BHV Marais est intéressant à cet
Le sous-sol du BHV, dédié au bricolage.
égard. Le grand magasin possédait beaucoup
de locaux dans les rues entourant son navire
amiral, surfaces secondaires bien utiles lorsqu’il fallait avoir ses stocks dans l’arrière-boutique. Maintenant que la logistique repose sur
«une vingtaine de rotations de semi-remorques
par jour», comme l’explique Alexandre Liot,
directeur général du magasin, quoique «roulant au GNV» (gaz naturel pour véhicule),
comme il le précise aussi, tous ces locaux devaient trouver un autre usage. «Nous avons
réorganisé notre immobilier», résume le dirigeant. En clair, multiplié les magasins spécia-
PHOTO MARC CHAUMEIL POUR «LIBÉRATION»
«SERVICE ET EXPERTISE»
Les Galerie Lafayette, le Bon Marché et le
Printemps ont choisi de mettre le cap sur la
mode et de monter en gamme. Pour le BHV,
qui équipe autant la maison que la personne,
l’exercice était plus délicat. «Etre multispécialiste, c’est très compliqué», dit Alexandre
Liot. Comment survit-on quand les LeroyMerlin et autres Castorama se multiplient ?
«En cultivant le service et l’expertise», répond-il. Il est vrai qu’au sous-sol du BHV, «la
plus grande boîte à outils de Paris» comme
dit la publicité, le vendeur est parfois un peu
revêche mais toujours compétent. Tandis
que toutes les enseignes se tournaient de
plus en plus vers la mode, n’a-t-il jamais été
envisagé de fermer le sous-sol bricolage qui
fait plus bazar que Marais ? «Ja-mais !» jure
le directeur général. Dont acte. «Aujourd’hui,
les clients n’ont plus besoin de rien et plus besoin de se déplacer pour acheter», constate
Alexandre Liot. Dès lors, il faut offrir ce que
la vente en ligne n’offrira jamais: «un lieu de
vie». Tous les grands magasins ont désormais
force cafés, restaurants, ateliers. Tous vendent leurs terrasses et leurs vues sur Paris.
En 1991, le groupe Galeries Lafayette a racheté le BHV.
Premier employeur privé dans la capitale
avec 15000 collaborateurs, à touche-touche
avec BNP Paribas, il pèse dans l’économie locale. Mais le modèle des grands magasins serait-il précisément trop parisien? Leurs essaimages en province ou en banlieue parisienne
sont rares et n’ont pas toujours été couronnés
de succès. Cela n’empêche pas les foncières
qui gèrent les centres commerciaux de faire
régulièrement des appels du pied aux grands
magasins pour qu’ils ouvrent une succursale
dans leurs murs. Ces purs produits du centreville pourraient-ils redonner du lustre à des
galeries commerciales qui cherchent encore
leur urbanité ? Les grands magasins ont été
un temps considérés comme un modèle dépassé. Le voilà revenu. •
IV u
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FORUM
RECYCLERIE
LES PAYSANS
DE PARIS
A la Recyclerie, 5 septembre, un visiteur et les poussins Poupou et Rubia. PHOTO MARC CHAUMEIL
Dans l’ancienne gare d’Ornano
de la Petite Ceinture, s’est créé
un «tiers-lieu». On y vient
pour admirer le potager,
bruncher, troquer, chiner et
découvrir plein d’innovations
écologiques et sociales.
P
as fréquent de voir naître un poussin
à Paris. Ce jour d’août caniculaire, de
jeunes salariés de la Recyclerie s’extasient devant l’éclosion de Poupou, premier-né du coq Raoul et de l’une des dix-neuf «poules de luxe» qui gambadent en surplomb des quais
de l’ancienne gare d’Ornano, à deux pas des puces
de Clignancourt.
Désaffecté depuis 1934 et ressuscité voilà deux ans
par cette start-up, le site de la Petite Ceinture déborde aujourd’hui d’activités. Ici, les gallinacés se
régalent des reliefs de repas des clients du café-cantine, qui nourrissent aussi un vaste compost. Leurs
œufs sont donnés aux 500 adhérents –moyennant
25 euros par an – de l’association Les Amis recycleurs, invités à participer à la vie du lieu et à y rapporter leurs déchets organiques.
Julien Lenoir, le jardinier-paysagiste, plonge la main
dans l’un des cinq composteurs : «Regardez, c’est
plein de vers de terre, ça sent l’humus et la forêt.» La
terre noire ira fertiliser le potager de 400m2. Le long
de l’ancienne voie ferrée, sur les quais, poussent
d’innombrables variétés de légumes: choux gargantuesques, pommes de terre bien rouges, haricots dignes de Jack et le haricot magique, blettes, tomates,
topinambours, mûres, mirabelles, kiwis, plantes
aromatiques… Tous cultivés selon les principes de
l’agroécologie et pollinisés par les abeilles installées
sur le toit de la gare, reconverti en prairie mellifère.
Un jardin d’Eden vieux de dix-huit mois à peine,
dont les produits ont été certifiés sains par AgroParisTech, malgré un terrain contenant à l’origine des
résidus de plomb et d’arsenic. «Si à terme, en ville,
on pouvait devenir autonomes en légumes feuilles et
en poissons, ce serait génial», dit Lucie Humbaire,
ingénieure agronome de 26 ans. En poissons? Parfaitement, grâce à l’aquaponie, une forme d’aquaculture où les déjections des poissons nourrissent
les plantes qui, elles, épurent l’eau. Déjà expérimenté dans un petit bassin, le système le sera bientôt dans une serre de 140 m2, au fond du potager.
Torréfacteur. Pour bichonner ce dernier, Lucie
et Julien ne sont pas seuls, un couple de canards dévore les limaces. Un menuisier du quartier leur livre
–gratuitement, ce qui l’arrange aussi car il n’a pas à
payer pour s’en défaire– de gros sacs de copeaux de
bois non traités, qui servent de litière aux poules. Un
torréfacteur local fournit vingt kilos par semaine de
marc de café, excellent pour le compost.
Les Amis Recycleurs, eux, alimentent la ferme ur-
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
u V
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Julien Lenoir, dans
le potager de la Recyclerie,
le 5 septembre.
PHOTO MARC CHAUMEIL
baine en huile de coude, en échange du bonheur de
mettre les mains dans la terre –Julien Lenoir cite le
cas d’une banquière en plein en burn-out qui vient
s’y ressourcer– et de quelques légumes, lesquels finissent aussi dans les cuisines du restaurant.
Les adhérents bénéficient par ailleurs d’un accès privilégié à l’autre pilier de la Recyclerie : l’atelier de
REné, où deux experts ès bricolage aident à lutter
contre l’obsolescence programmée. Ici, le béotien fait
réparer sa lampe, son aspirateur HS, un petit meuble
cabossé. Ou apprend à le faire lui-même, sur place
ou chez lui, en empruntant l’un des outils. Dans le
décor façon «récup branchée» de la Recyclerie, on
vient pour bruncher ou prendre l’apéro, mais aussi
pour troquer, chiner, louer des fringues, parler avec
des réfugiés qui tentent de perfectionner leur français, participer à des conférences-débats, apprendre
à créer son savon maison ou à coudre, découvrir les
innovations écologiques et sociales imaginées par
nos voisins européens (par exemple, la «Boîte à donner» d’origine allemande), faire du yoga, remettre
son vélo d’aplomb… L’agenda est plein à craquer. En
2015, la Recyclerie a proposé plus de mille programmes, le plus souvent gratuits, en lien avec 168 structures (start-up, artistes, associations…). Les enfants
sont souvent conviés (ateliers philo, construction
d’un jouet en bois, découverte du potager…).
Livre blanc. «Nous voulions montrer qu’on peut
rendre désirable l’écologie, l’économie sociale et solidaire, l’économie circulaire», raconte Stéphane Vatinel, le directeur général de Sinny & Ooko, l’agence
à l’origine du projet. Ce grand quinqua rieur est tout
sauf un bleu (le Glazart ou le Divan du monde, c’est
lui). «Quand nous avons conçu le Comptoir général
comme un endroit écolo et solidaire, sur commande,
nous nous sommes rendu compte qu’on pouvait faire
plus que des lieux artistiques, ça a été un déclic», confie-t-il. Son dada, désormais, c’est de créer et faire
vivre des «tiers lieux», ces espaces qui ne relèvent
ni du domicile ni du travail mais où l’on peut venir
bosser sur son ordinateur en sirotant une citronnade, et surtout échanger, rencontrer, partager. Un
peu comme l’ancien bistrot du coin, mais modernisé, féminisé, engagé.
«Ici, se croisent familles, étudiants, hipsters ou chômeurs, souligne Stéphane Vatinel. Bien sûr qu’il y
a plein de bobos à la Recyclerie, mais on a aussi les
vendeurs à la sauvette et les clochards du quartier
qui viennent, car ils ont accès aux toilettes, au café
filtre à un euro, à un espace chauffé, et c’est tant
mieux. Il y a une mixité de dingue!» Son modèle économique, qui lui a permis de créer 60 emplois en
deux ans, repose surtout sur le chiffre d’affaires du
café-cantine. «On ne reçoit presque aucune subvention et notre partenariat avec Veolia, que je revendique, nous apporte environ 80000 euros par an, alors
que le budget de la Recyclerie est de 2,5 millions
d’euros.» Le géant de l’eau et des déchets pousse
l’équipe à produire un livre blanc à partager avec
tous ceux qui souhaiteraient dupliquer le modèle.
Stéphane Vatinel a déjà créé d’autres «tiers lieux»
parisiens comme le Pavillon des canaux et le Bar à
bulles. En plein essor, ce concept reste très citadin
(Darwin à Bordeaux, Les Grand Voisins à Paris…).
Le «rêve absolu» du boss de la Recyclerie serait de
«faire un tel lieu en pleine campagne. La France
compte 36000 communes. Imaginez qu’il y en ait ne
serait-ce que dans la moitié d’entre elles, cela permettrait de créer 200000 à 250000 emplois». De recréer
aussi le lien social perdu depuis la fermeture massive des bistrots et cafés ruraux.
CORALIE SCHAUB
RANDONNER
EN BANLIEUE :
LA MARCHE
À SUIVRE...
Explorer les lignes
du futur Grand Paris
Express, relier
les «montagnes»
franciliennes… Des
associations œuvrent
pour un nouveau type
d’excursions.
L
a corniche des forts de
Romainville, la Courneuve, les terrasses de
Nanterre, le jardin public
de Villejuif ou l’écoparc de Fontenaysous-Bois… Le sentier panoramique
du Grand Paris, c’est l’occasion de découvrir la capitale et sa banlieue avec
un nouvel œil. Du 23 au 25 septembre (1), de jour comme de nuit, les associations A travers Paris, Le voyage
métropolitain et Enlarge your Paris
proposent une marche non-stop organisée en relais sur ces sites peu
connus, bien loin des clichés touristiques du Paris intra-muros. «On a
voulu relier toutes les “montagnes” du
Grand Paris», glisse en souriant
Vianney Delourme, organisateur de
la marche et cofondateur d’Enlarge
your Paris. «Cette randonnée marque
l’ouverture d’un sentier qui se fait en
trois jours, une balade de 100 kilomètres entre les lignes du futur Grand
Paris Express. On cherche à embrasser
notre territoire, à se l’approprier, nous
serons accompagnés de photographes
qui vont rapporter des images dans
leur besace, des cartes postales du
Grand Paris. On prendra de la hauteur !»
Vianney Delourme l’assure, il y a un
intérêt pour le tracé et le mode opératoire de la marche en ville. Plus de
200 personnes ont déjà répondu à
l’appel (et les organisateurs en attendent le double) d’une opération qui
consiste aussi à se rendre dans des
coins de la ville qu’on ne regarde pas.
Récemment, l’association a organisé
un rendez-vous de plus de trois heures à l’échangeur de Bagnolet ! Une
sacrée gageure. Un intérêt qui souligne une «curiosité», une «envie»
d’être «acteur des projets qui nous
concernent. Cela souligne aussi l’ignorance de la manière dont est fabriquée
la ville». Souvent, des sociologues, architectes, instituteurs mais aussi mé-
decins et infirmières se joignent à ces
marches. Vianney Delourme a aussi
monté un partenariat avec les MJC
d’Ile-de-France. Histoire d’attirer un
autre type de public. «Quand on marche, on est disponibles, attentifs et vulnérables», explique l’organisateur. La
banlieue n’est pas un endroit où on va
faire du tourisme.»
Les promenades urbaines ont commencé dans les années 90, par des visites de quartiers peu connus. François Maspero figure comme le modèle
et précurseur de ce type de manifestation. Le GR 2013, de Marseille, a
également été source d’inspiration
pour les marcheurs (2). Crée par un
collectif d’architectes, de plasticiens,
d’artistes, il visait à montrer que la
cité phocéenne ne se réduisait pas au
Vieux-Port. Ce parcours devrait être
balisé en 2017. Un exemple dont rêve
le tracé francilien.
Que faut-il pour marcher en ville? Selon Vianney, il suffit d’une bonne
paire de baskets, d’un pass Navigo
toutes zones ou dézoné, de quoi boire
et se couvrir en cas de pluie, le tout
pour être prêt à piétiner avec des gens
qu’on ne connaît pas. L’organisateur
de la marche juge qu’il est «très facile
de savoir où sortir à Paris intra muros, mais difficile de connaître ce qui
se passe au-delà du périph». Cette
opération vise donc à replacer l’offre
culturelle de banlieue au centre de
Paris. Il y a autour de ce projet un «enjeu d’information et d’imaginaire».
D’autant qu’il faut «mettre un peu de
chair sur le Grand Paris qui est encore
une chose molle et administrative».
Les initiateurs de la marche ne comptent pas s’arrêter là. Ils ont en en tête
la création d’un «GR street art» entre
Arcueil, Paris XIIIe, Ivry-sur-Seine et
Vitry. «L’idée, c’est d’organiser une
continuité de balade avec des œuvres
partout entre ces différentes villes,
partout où il y a des trous, on organisera la création de fresques.» Plusieurs dizaines d’œuvres seront installées. «Ce sera la plus grande galerie
de street art jamais réalisée», lance,
enthousiaste Vianney Delourme.
DIDIER ARNAUD
(1) infos sur le site Enlarge your Paris.
(2) Lire la série «Marseille, naissance d’une
métropole», publiée en août 2015 dans Libération, en ligne sur le site du journal.
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
FORUM
LA NATURE EN VILLE
EXPRESSION LIBRE
ALAIN BARATON
Jardinier en chef du château
de Versailles
Le 12 juillet 1789, Camille
Desmoulins apprend le renvoi de
Jacques Necker et il ne peut contenir
sa colère; le ministre des Finances
de Louis XVI étant à ses yeux le seul
à vraiment comprendre le désarroi
de la population. Sans perdre un
instant, Desmoulins se précipite
dans le jardin du Palais-Royal,
grimpe sur une chaise et interpelle
les badauds. Très vite, des dizaines
de curieux se pressent autour de lui
et l’écoutent avec attention. C’est un
brillant orateur aussi lorsqu’il
encourage la foule à prendre les
armes et détruire la Bastille, il est
entendu. Ce sera fait deux jours plus
tard. Pour se distinguer et mieux se
rallier, les émeutiers décident
d’épingler sur leur chapeau une
feuille de marronnier. Les arbres du
Palais-Royal ne sont donc pas
seulement témoins de cette journée
historique, ils en sont les
complices…
Autre temps, autre lieu. Depuis les
années 1930, des lois répressives
interdisent aux Portugais de vivre
librement. Lorsque Salazar décède
en 1970, le peuple espère un
changement mais il n’en est rien et
un nouveau dictateur prend les
rênes du pays. Fort heureusement,
quelques militaires épris de
démocratie décident de réagir. Le
25 avril 1974, il est diffusé sur les
ENJEUX
ET DÉBATS
ondes de la radio d’Etat une chanson
révolutionnaire alors interdite
d’antenne Grândola, vila morena
(«Grândola, ville brune»). C’est le
signal de l’insurrection et les
insoumis se retrouvent au point de
ralliement désigné, le marché aux
fleurs de Lisbonne. En cette période
de l’année, les plantes les plus
nombreuses proposées à la vente
sont les œillets et pour signifier leurs
intentions pacifiques, les insurgés
placent les fleurs dans le canon des
fusils. C’est le début de la révolution
des Œillets.
Si j’ai choisi d’évoquer ces deux
événements historiques –j’aurais pu
en citer d’autres, tant ils sont
nombreux à avoir pour cadre un parc
ou un jardin–, c’est pour souligner
l’importance du végétal dans notre
vie et dans notre ville. C’est à Central
Park que les cadres new-yorkais
s’époumonent pour garder la forme
et sur les pelouses de Hyde Park que
les citadins britanniques peuvent
librement s’exprimer. Un jardin de
ville est donc bien plus qu’un simple
agencement de plantes, c’est aussi
un endroit où il est possible à chacun
de vivre à son rythme, de respirer et
de méditer. N’en déplaise à ceux qui
pensent qu’il n’a d’intérêt que pour
les enfants, les oisifs ou les retraités;
créer, entretenir ou profiter de ces
espaces peut parfois être un acte
militant, au même titre qu’assister à
la projection d’un film d’auteur ou
visiter une exposition controversée
d’art contemporain. •
PARIS, CAPITALE DES CIVIC TECH ?
BENJAMIN DES GACHONS
Directeur France de la plateforme
de pétitions en ligne Change.org.
Paris bientôt capitale mondiale du
mouvement des civic-tech ? Ces initiatives
diverses – associations, start-up,
applications et plates-formes comme le
site de pétitions Change.org – ont en effet
le vent en poupe dans la capitale et ont
pour projet commun de mettre
l’innovation technologique au service de
la participation citoyenne et de la
démocratie. C’est Paris qui accueillera en
décembre le sommet du Partenariat pour
un gouvernement ouvert, afin de valoriser
les bonnes pratiques des soixante-dix pays
membres en matière de transparence et de
participation, et de donner un coup de
projecteur à un secteur civic-tech en plein
essor, notamment en France. Exemples
d’initiatives : le comparateur de
programmes politiques Voxe.org, la plateforme de cocréation de lois Parlement et
Citoyens ou l’application d’opinion
politique GOV.
Acteurs publics et privés, entreprises
innovantes, collectivités locales,
associations, citoyens et élus et
administrations du monde entier vont
plancher ensemble à Paris sur l’invention
de nouveaux modèles démocratiques à
travers l’utilisation du numérique.
Paris est aussi en première ligne parce que
beaucoup d’acteurs de la civic-tech ont fait
le choix de s’y implanter pour développer
et faire connaître leurs approches. C’est le
cas dans le quartier dit du Silicon Sentier,
où Change.org France a installé ses
bureaux. Ce quartier emblématique de la
tech est aujourd’hui animé par des lieux
de référence qui font la part belle aux
questions de démocratie numérique : que
ce soit leNuma (rue du Caire), la Gaîté
lyrique, qui a accueilli en juin le Personal
Democracy Forum ou encore le nouvel
espace hybride Liberté Living Lab (rue
d’Alexandrie) où ont choisi de s’installer la
plateforme de candidatures citoyennes
Laprimaire.org, le site de financement des
associations HelloAsso et l’application de
démocratie locale Fluicity.
Face à cette ébullition, la maire de Paris,
Anne Hidalgo, est allée jusqu’à annoncer
en juin dernier la création d’un «Civic
Hall» à Paris consacré aux civic-tech,
comme celui lancé l’an dernier à
New York. Ce qui viendrait renforcer
l’engagement existant de la Ville de Paris
en faveur d’une plus grande implication
des citoyens dans les décisions publiques,
que ce soit à travers l’organisation du
budget participatif ou la prise en compte
des pétitions en ligne.
Anne Hidalgo fait en effet partie des
maires dotés d’un profil vérifié sur le site
Change.org leur permettant de répondre
directement aux pétitions qui leur sont
adressées par leurs administrés. En janvier
dernier, elle avait ainsi répondu
positivement à 100 000 signataires d’une
pétition lui demandant de créer un
mémorial place de la République en
l’honneur des victimes des attentats de
Paris. Elle avait conclu sa réponse par ces
mots : «Continuez à vous engager pour
faire vivre les valeurs de Paris.» Nul doute
que les valeurs de participation citoyenne
et d’innovation démocratique en font
désormais pleinement partie. •
u VII
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Fabrication de lunettes, dans
un atelier de la Recyclerie,
«tiers-lieu» du nord de Paris.
PHOTO MARC CHAUMEIL
LES «MAKERS»
PLUTÔT ACTEURS
QUE SPECTATEURS
BERTIER LUYT
Fondateur du FabShop.
On vit une époque formidable, une époque
où les connaissances dans tous les
domaines sont partagées, abondantes et
distribuées ; où les outils sont accessibles et
mutualisés et les logiciels pratiquement
gratuits. On vit l’ère des «makers».
Etre un maker, c’est un état d’esprit de
curiosité, d’ouverture et de partage. Pour les
makers, chacun peut innover et changer le
monde, chacun peut apporter des idées
neuves, bricoler, essayer, expérimenter.
Ce qui a permis l’avènement du
mouvement des makers c’est la culture de
partage open source des programmeurs
informatiques, la culture communautaire
de Burning Man, l’apparition des premiers
laboratoires de fabrication, les fablabs au
MIT en l’an 2000, et le Web du contenu
généré par les utilisateurs ; les forums et
YouTube qui permettent de partager des
tutoriels, des trucs et astuces, des
instructions entre passionnés, entre
amateurs, pour réaliser un projet, que ce
soit du bricolage à la maison, fabriquer un
drone ou un robot dans une école ou enfin
lancer une start-up avec un produit
innovant.
Le mouvement des makers c’est la
troisième révolution industrielle, celle de la
circulation des informations au service de
l’éducation, de la culture, de la société et de
l’innovation.
On peut, en quelques jours, apprendre des
compétences, créer une communauté
autour d’un projet, on peut «prototyper» à
moindre coût, et présenter au monde entier
son idée, son produit.
Les valeurs de partage, de communauté,
d’inclusion du mouvement des makers
permettent l’apprentissage nonacadémique des techniques, des sciences,
des arts et des technologies à tous les âges.
Les makers sont des acteurs, pas des
spectateurs, des producteurs plus que des
consommateurs.
Les communautés qu’ils forment sont
autant de lieux d’intégration pour tous, des
lieux d’accueil pour des populations en
rupture : handicapés, chômeurs, étrangers.
Le partage d’expériences, de techniques, de
savoir-faire permet d’avoir confiance en soi,
de prendre en main son destin, de prendre
le pouvoir.
La France a toute sa place dans ce
mouvement. La tradition d’excellence des
métiers d’art, mais aussi la qualité de notre
enseignement supérieur font la réputation
des artisans et des ingénieurs français
partout dans le monde.
Le mouvement des makers est une chance
pour ceux qui, comme moi, ont quitté le
système scolaire de bonne heure, pour ceux
qui ont décroché, pour ceux qui arrivent de
loin, de trouver des communautés dans
lesquelles chacun peut trouver sa place,
apprendre, penser, faire et transmettre.
Paris avec son écosystème riche d’écoles,
d’associations, de culture, d’innovateurs et
d’entrepreneurs, s’inscrit aujourd’hui dans
ce mouvement qui change la vie des gens.
Nous sommes tous des makers. •
RE-FAIRE COMMUNAUTÉ
MICHEL LALLEMENT
Sociologue, professeur au Conservatoire
national des arts et métiers, membre
du Lise­CNRS (1)
Les communautés ont mauvaise presse.
Habituellement regardées comme des
espaces où les individus fondent leur
subjectivité dans un moule de
conformisme extrême, elles alimentent la
suspicion permanente. Qu’elle soit
justifiée par une couleur de peau, des
convictions religieuses, une orientation
sexuelle, une histoire ou un statut
commun, la volonté de reconnaissance
qui fonde l’action communautaire est
souvent soupçonnée d’exalter un droit à la
différence peu compatible avec l’idéal
universaliste des Lumières. Elle ferait,
pire encore, le lit du repli identitaire et
alimenterait systématiquement la haine
de l’autre.
Si on ne peut qu’en partager certains
attendus et en louer les effets, notamment
dans les moments d’extrême émotion
collective que suscitent les actes les plus
barbares, les discours
anticommunautaires n’en posent pas
moins problème. En voulant faire fi, au
nom d’un quelconque principe universel,
des multiples différences qui maillent le
monde social, ils imposent une matrice
des ressemblances et, parce qu’ils les
occultent, ils contribuent surtout au
maintien voire à l’explosion des inégalités
et des discriminations.
A condition d’éviter la confusion entre le
communautaire et la dérive
communautariste, la seconde forme
pouvant être tenue pour une excroissance
sectaire et pathologique de la première, il
vaut de prendre au sérieux a contrario ce
que «re-faire communauté» peut signifier
aujourd’hui.
Tel qu’il est utilisé aux Etats-Unis, le
terme community fournit à cette fin une
prise utile. A travers lui, ce ne sont pas des
blocs de conformité que l’on désigne mais
des réseaux d’appartenance multiples
dans lesquels circulent des individus qui
se construisent une identité et une
sociabilité à géométrie variable.
Les tiers-lieux dédiés au faire (make)
illustrent à merveille cette manière de
fabriquer de la communauté. Des
individus aux histoires et aux trajectoires
variées se côtoient dans ces espaces où
chacun peut venir travailler, bricoler,
innover…
Grâce aux ressources physiques et
numériques qui sont mises à sa
disposition, chacun peut mener à bien ses
propres desseins et donner libre cours à sa
subjectivité. Mais les rencontres et les
croisements, les coopérations et les
projets communs… permettent aussi de
donner vie à des collectifs capables de
renouveler de toutes pièces les codes du
travail et de l’intégration sociale.
Ces communautés du faire ne sont certes
pas des bulles d’égalité parfaite mais elles
sont davantage, en tous les cas, qu’une
improbable esquisse organisationnelle.
Elles disent, à elles seules, comment il est
concrètement possible de retisser le lien
social dont nos sociétés ont tant besoin
aujourd’hui. •
(1) Auteur de «L’Âge du faire. Hacking, travail,
anarchie», Seuil, 2015.
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
PROGRAMME
FORUM
DIMANCHE
25 SEPTEMBRE
11 H 30-12 H 30
Citoyen et engagé.
Comment exercer sa
citoyenneté dans la ville et
s’impliquer dans des actions
d’intérêt général ?
Avec Jacques Donzelot,
sociologue ;
Benjamin des Gachons,
directeur France de la
plateforme de pétitions en
ligne Change.org ;
Alexandre Jardin, écrivain ;
Sandra Laugier, philosophe.
13 H - 14 H
L’ère des communautés ?
Collaboration, cocréation,
makers... Les opportunités
de «faire ensemble»
foisonnent dans la ville.
Avec Jean-Marc Guesné,
directeur d’Ashoka France ;
Michel Lallement, sociologue ;
Bertier Luyt, fondateur
du FabShop Paris ;
Patrick Viveret, philosophe.
14 H 30-15 H 30
Sur le trajet de la future ligne 18 du métro Grand Paris Express,
PHOTO LAURENT TROUDE POUR «LIBÉRATION»
SE SENTIRA-T-ON UN JOUR
GRAND-PARISIEN ?
Avec la métropole,
six millions d’habitants sont
censés avoir un destin
commun. Mais les barrières
psychologiques sont bien
accrochées dans les têtes et
en premier lieu dans celles
des habitants intra-muros.
D
epuis le 1er janvier 2016, il
existe une métropole du
Grand Paris. L’information n’a
pas bouleversé l’habitant, qui
est à peine au courant de cette innovation
administrative et aura du mal à citer le nom
de son président (en l’espèce, Patrick Ollier,
maire LR de Rueil-Malmaison).
La nouvelle frontière de la capitale, qui englobe désormais 131 communes, n’est pas encore inscrite dans les schémas mentaux. Il
existe peu de Scéens (citoyens de Sceaux,
Hauts-de-Seine) qui se disent «Grand-Parisiens» (et peu qui se disent «Scéens»
d’ailleurs…). Interrogés en vacances sur l’endroit d’où ils viennent, les intéressés évoquent généralement «la région parisienne».
Expression qui fait peu rêver.
Fortifications. Le Grand Paris peut-il exister dans les têtes? Peut-on se sentir GrandParisien? Pas facile. Il faudrait d’abord que
s’efface la barrière du boulevard périphérique, construit le long des anciennes fortifications de Paris, passé qui évoque davantage
le contrôle du passage que le lien entre les
territoires. Physiquement, le boulevard périphérique n’est pas difficile à franchir, même
à pied : on passe dessus ou dessous et si la
promenade n’est pas follement gaie, elle est
possible.
Psychologiquement, en revanche, c’est une
autre affaire. Dans les Passagers du Roissy
Express, essai qu’il écrivit en 1990, François
Maspero notait : «Il y a plus balourd qu’un
provincial à Paris: un Parisien en banlieue.»
Vingt-six ans plus tard, dans un texte publié
par Libération, l’urbaniste Paul-Hervé Lavessière et l’éditeur Baptiste Lanaspèze
constatent que pas grand-chose n’a changé.
Pire encore, le côté fortifié et défensif du
boulevard périphérique s’est renforcé dans
les têtes des Parisiens. «Le périph agit comme
un filtre, permettant de tenir à l’écart ce que
l’on ne voudrait pas considérer comme “étant
Paris”», écrivent-ils. Repliés sur eux-mêmes,
les Parisiens sont frappés d’aveuglement.
«L’intra-muros se regarde au miroir flatteur
du périphérique, mais c’est une glace sans
tain: de l’autre côté, une métropole mondiale
se développe et fait rayonner la capitale
comme la plus grande métropole francophone
du monde», poursuivent les auteurs. Les Parisiens pourraient bien être les derniers à
s’apercevoir qu’ils sont devenus des GrandParisiens.
En 2014, les deux auteurs s’étaient lancés
dans une randonnée métropolitaine, trois
fois deux jours à pied, sur un périple tournant autour de la capitale à 5 ou 6 kilomètres
du boulevard périphérique; Dans le livre où
ils racontent cette expérience, intitulée la
Révolution de Paris au sens de la révolution
des planètes autour du soleil, ils ont cette réflexion: «Vu d’ici, Paris a l’air enfermé dans
un rond-point.» Du bout de leurs croquenots, ils ont mesuré le vrai territoire du
Grand Paris.
Ressources. Cette randonnée, chacun
peut désormais aller la faire sur le terrain.
Avec les associations A travers Paris et
Le voyage métropolitain, les créateurs du site
Enlarge your Paris vont proposer aux curieux
d’aller arpenter les points hauts de la métropole (lire page 5). Cela fait longtemps que les
journalistes du site font découvrir à leurs lecteurs –et à ceux de Libération chaque vendredi– les innombrables ressources que l’on
trouve, une fois franchi le périphérique.
Devenir Grand-Parisien passe par l’exploration physique du territoire. Mais devenir un
citoyen du Grand Paris, c’est une autre affaire. La loi a créé la métropole et acté qu’entre la capitale et son alentour, plus de six millions d’habitants avaient un destin commun.
Cela ne leur a pas donné voix au chapitre. Les
citoyens du Grand Paris ne sont pas près
d’élire le président de leur métropole au suffrage universel direct. Les maires des communes s’y opposent vigoureusement, tandis
que la présidente de la région Ile-de-France,
Valérie Pécresse, et une partie de la droite,
veulent carrément la suppression de la métropole du Grand Paris. Un citoyen grand-parisien, ce n’est pas pour demain.
SIBYLLE VINCENDON
La nature en ville ? Comment
réintroduire du vert dans
les espaces urbains ? Les
rues de Paris peuvent-elles
abriter de futurs potagers ?
Alain Baraton, jardinier en
chef du château de Versailles ;
Alain Divo, agriculteur,
expert d’écopâturage ;
Alexandre Chemetoff,
architecte-paysagiste ;
Franck Michigan, architecte.
16 H-17 H
Les métamorphoses
de Paris : une projection
dans la capitale du futur.
Paul-Hervé Lavessière,
urbaniste-géographe ;
Benoît Peeters, écrivain,
scénariste ;
Ariel Wizman, journaliste.
Débats et contributions
à suivre et retrouver sur
libération.fr/evenements
Rendez-vous à l’espace
librairie du BHV-Marais, 55 rue
de la Verrerie, 75 004, Paris.
23, rue de Châteaudun
75009.
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Altice Média Group.
Directeur de la publication :
Laurent Joffrin.
Publicité Libération
30 u
IMAGES/
PLEIN CADRE
Par
CLÉMENTINE MERCIER
A
u temps des pastorales, les bergers
comptaient fleurette
aux bergères, les
animaux assistaient, joyeux, à la
scène et la nature idyllique
plantait le décor. Le XVIIIe siècle
imprima ces plaisirs innocents sur
des toiles monochromes à
Jouy-en-Josas, dans la manufacture d’Oberkampf. Les saynètes
bucoliques, rouges sur fond blanc,
modèles d’harmonie originelle de
l’homme avec son environnement,
reviennent encore de nos jours
dans les pages des magazines de
décoration.
Mais aujourd’hui, celui qui aime
campagnes et forêts les observe à la
lunette thermique. Dans un monde
infrarouge, tout objet ayant une
température supérieure à 0°C est
visible. L’amoureux de la nature,
muni d’un appareil adéquat, a tout
le loisir de contempler la vie nocturne fureter et s’ébrouer dans la
pénombre. Dans les parcs des villes
britanniques, le photographe et
réalisateur Leo Maguire n’a pas vu
que des animaux. En 2011, pour se
faire nyctalope, il a customisé un
appareil numérique avec une technologie militaire et s’est baladé
dans les sous-bois et jardins publics. Il y vit, de loin, des scènes de
dogging (contraction de dog et de
jogging) : hommes, femmes, en
couples ou solitaires, exposés au
regard des autres, font l’amour ou
regardent d’autres le faire. Cela se
pratique, en Grande-Bretagne ou
ailleurs, dans les voitures, les bus,
les théâtres, les toilettes ou les cimetières.
Cette série, intitulée Rosa, rappelle
les images infrarouges de Weegee
dans les cinémas ou celles du japonais Kohei Yoshiyuki dans les parcs
de Shinjuku et Yoyogi, en plus doux
et plus charnel. Voyeur des exhibitionnistes, Leo Maguire a commencé à shooter ces batifolages
en 2005. «Je suppose que ce travail
est aussi une métaphore de la vie de
photographe, avançant toujours à
tâtons dans l’obscurité», observet-il. Il a aussi réalisé un documentaire sur le sujet, Dogging Tales, diffusé sur Channel 4 en 2013. Remarqué pour un autre docu sur les
combats de boxe chez les gitans, il
est sélectionné cette année dans
Foam Talents(1), le magazine publié par le musée de la photographie d’Amsterdam. Influencé par
les images infrarouges vertes prises par l’armée américaine en Irak,
il a préféré montrer cet aspect de la
vie en rose, comme la texture d’un
pétale de fleur, d’une muqueuse ou
d’un marshmallow. •
(1) Foam.org/talent/foam-talent-call
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Toile
de
joui
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
u 31
32 u
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
SUR LE WEB
Vidéo Ceux qui ont vu Narcos ou lu les romans de Don
Winslow le savent déjà : la guerre contre la drogue lancée par
Nixon à l’orée des années 70 a fait beaucoup plus de mal que
de bien. A l’invitation des pages «Opinion» du New York Times,
Jay-Z et l’illustratrice Molly Crabapple ont réalisé The War
on Drugs Is an Epic Fail, vidéo animée qui raconte les effets
dévastateurs de cette guerre depuis quatre décennies. PHOTO DR
http://www.nytimes.com/video/opinion
Photo/ Vevey, détournement de fonds
fés : son installation photographique, à tomber, regorge de détails.
Difficile de ne pas rapprocher ce travail de celui du lauréat du grand
prix, l’américain Christian Patterson. Là, ce sont de vrais objets qui
sortent des photos. Ses natures mortes deviennent vivantes puisqu’il reconstitue la petite épicerie d’un immigré chinois qu’il a préalablement
photographiée. Des vieux produits
périmés croupissent sur des étagères à côté de ses tirages des mêmes
produits. On ne sait plus très bien si
l’on entre dans les images ou si elles
s’infiltrent dans le réel.
Pluie numérique. D’autres séries
The Perfect Man de Cristina de Middel. C. DE MIDDEL
Turris digitale de Leopold et Rudolf Blaschka. GUIDO MOCAFICO
La cinquième édition de la biennale d’images qui
investi la petite ville de Suisse regorge d’installations
photographiques mettant à contribution le paysage
et les profondeurs du lac Léman.
parcs, installations sur les places. Et
puisque, cette année, la thématique
est celle de l’immersion, les photos
plongent dans l’eau, se dorent sur
des radeaux, se révèlent une fois
mouillées, suintent des effluves
douceâtres, reposent au fond du lac.
Le festival ne s’interdit aucune idée
–même farfelue– pour surprendre
et se pose en laboratoire des nouvelles façons de voir les images.
A l’heure de leur omniprésence sur
écrans, Vevey les fait vivre autrement. Et comme diraient les Suisses, le plus souvent «ça joue» dans
la scénographie, parfois un peu
moins («Moi, je ne vois pas les sirènes», bougonne un passant devant
une pêche à la ligne de tirages de
filles en maillots de bain), mais le
mérite du festival est de tout expérimenter pour nous faire décoller des
smartphones. Il faut –parfois littéralement – se jeter à l’eau pour
naviguer parmi les 75 projets et
les 1 500 photos exposées.
Dans le jardin du rivage, à côté des
deux hippocampes du sculpteur
Edouard-Marcel Sandoz, on assiste
à une scène inédite: une nuée d’enfants en maillots de bain barbote
dans une fontaine et lance de l’eau
D
ès le premier pas hors
de la gare, surgit une
photographie montée
sur bâche monumentale (500 m2), aussi imposante qu’un
paquebot: derrière un pin –réel–, la
crête d’une montagne se découpe
sur le ciel bleu comme un trompe-l’œil. Où commence et où se termine la photo? Bienvenue à Vevey,
petite ville de la Riviera du lac Léman (17500 habitants) qui a misé sur
l’image pour sa reconversion industrielle et démographique. Nichée entre Montreux la mélomane et Lausanne la quatrième ville suisse,
Vevey la discrète, affrontant la fermeture de ses manufactures de
tramways, machines agricoles et cigares, a mis le cap sur le visuel XXL.
Siège social de Nestlé, elle soigne son
image. La Biennale des arts visuels,
créée en 2008, fête aujourd’hui sa
cinquième édition, menée tambours
battants par Stefano Stoll. Arrièrepetit-fils de l’un des fondateurs du
festival de Locarno et d’Arthur Stoll,
co-inventeur du LSD, le directeur,
ex-délégué culturel de la ville, veut
nous faire halluciner. Il met la barre
haut, vise grand et rivalise avec le
paysage naturel, époustouflant à
cette période de l’année.
«Les sirènes». Devant le Léman,
star du festival, face aux Alpes découpées, on se demande comment
il nous fera détourner le regard de
cette splendeur. «Le Grammont est
une des plus belles images naturelles», dit-il, inspiré. Oskar Kokoschka
ou Ferdinand Hodler s’y sont frotté
(splendides toiles à voir au musée
Jenisch), pourquoi pas Stefano Stoll
avec son festival ? Dans cette joute
avec le panorama, cette biennale,
entièrement gratuite, s’emploie à en
mettre plein la vue à chaque coin de
rue. Car le principe est de créer des
modules un peu partout, surtout en
extérieur: bâches maousses sur les
immeubles, panneaux dans les
sur des tirages: la série Coexistence
– prise par un appareil immergé –,
du Britannique Stephen Gill, apparaît au contact du liquide grâce à un
vernis spécifique. Plus loin, il faut
se mettre soi-même en tenue de
bain pour plonger à la recherche des
invertébrés sous-marins en verre
soufflé photographiés par l’enfant
du pays, Guido Mocafico. Zut, sans
masque, on n’y voit rien, mais l’eau
du lac laisse la peau douce. Pour se
rattraper, on peut les examiner à tavers des casques de réalité virtuelle:
méduses, pieuvres ou anémones de
la collection Leopold et Rudolf Blaschka, s’animent, ou presque.
Dans une version low-tech, on
plonge en Corée du Nord. Le Slovène Matjaz Tancic, avec 3DPRK, a
créé une immense boîte truffée de
lunettes dans lesquelles on observe
des Coréens en 3D. Le procédé n’est
pas seulement ludique, il matérialise la vie derrière le rideau de fer.
Quant au français Cyril Hatt, il est
à Vevey pour réanimer l’âme de feu
Claude Nobs (figure du Montreux
Jazz Festival et décédé en 2013). Il
a photographié le chalet du gourou
puis a reconstitué son bric-à-brac
en volume grâce à des tirages agra-
prouvent qu’on a déjà franchi le pas
de la fiction, l’image contaminant
le monde. Avec Real Virtuality de
Valerio Vincenzo, on découvre ainsi
comment, en 2013, le gouvernement d’Irlande du Nord a décidé,
pendant le G8, de faire tapisser les
façades des maisons d’intérieurs de
boutiques en trompe-l’œil. Juste
pour faire joli, moins pauvre,
moins triste.
L’Espagnole Cristina de Middel,
elle, a convié un ancien habitant de
Vevey: Charlie Chaplin. Le jour du
vernissage, c’est un Chaplin indien
qui se baladait en chaise roulante.
La photographe a documenté la
parade créée par le docteur Ashok
Aswani, à Adipur. Viré de son boulot parcequ’il avait passé trois jours
au cinéma, frappé de stupeur devant les films de Charlot, Ashok
Aswani avait créé une parade en son
honneur où tous les habitants se
réappropriaient le vagabond. Cristina de Middel analyse aussi le rôle
des hommes dans la société indienne. Dans des usines, elle a photographié des ouvriers, coincés
dans des rouages, qu’elle photoshope en bleu comme des avatars de
Vishnou.
A Vevey, les images prennent vie.
«C’est de la haute couture», précise
Stefano Stoll. Musée en plein air,
baigné d’un liquide optico-amniotique, la petite ville explore la perméabilité des images et du monde,
en douceur. Comme dans la pluie
numérique de la vidéo monumentale de Mat Collishaw, où l’on passe
des heures à regarder le pape Innocent X de Velázquez se muter en
pape version Francis Bacon. Pourra-t-on sortir de l’hypnose ?
CLÉMENTINE MERCIER
FESTIVAL IMAGES, BIENNALE
DES ARTS VISUELS DE VEVEY
Jusqu’au 2 octobre.
Rens. : Images.ch/fr
u 33
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
BÉBÉFLEURS de CÉDRIC FARGUES
New Galerie (75003), jusqu’au 13 octobre.
SEND ME NO FLOWERS de WALTER PFEIFFER
Galerie Sultana (75019) jusqu’au 12 novembre.
Jonquilles, pissenlits, marguerites, 55 clichés jalonnent
l’herbier régressif du plasticien Cédric Fargues. Avec la
particularité que ces végétaux en pâmoison sont dotés
de petits yeux. L’expo «Bébéfleurs» se compose de photomontages aussi monomaniaques que les fleurs hilares
de Murakami. PHOTO AURELIEN MOLE. COURTESY NEW GALERIE
Un papier peint orné de tulipes roses, rouges et vertes sur
le mur. Par-dessus, des photographies de garçons, noir
et blanc, dans des cadres. L’univers gay, chic et flashy du
photographe de Zurich trouve ici toute sa place ponctué
d’une vidéo absurde: un jeune homme automatisé joue à
cache-cache derrière un bouquet. AURELIEN MOLE . SULTANA
HBO reviste une
websérie dans laquelle
un dealer new-yorkais
à vélo fait le lien entre
ses clients unis par
la solitude et la weed.
HBO INC
I
maginez un jeune François
Damiens version hipster qui
déambulerait inlassablement
à vélo sur le bitume mouillé
de New York, livreur infatigable de
beuh passant de client en client,
toujours disponible pour partager
avec eux un petit spliff et quelques
confidences. Lorsque High Maintenance commence, on imagine qu’il
va servir à la fois de guide et de fil
rouge dans le foisonnement des
vies et des visages croisés. La toute
première scène est à ce titre assez
miraculeuse, avec ses minutes et
ses silences étirés entre gêne et hystérie d’un client qui fait tout pour
éviter de payer.
Mais très vite, notre guide disparaît,
parfois même au gré d’un épisode
presque entier, nous laissant aux
mains de héros d’un soir pour une
tranche de vie bien croquée en
moins de trente minutes avec une
certaine élégance visuelle. Une
audace de narration qui décontenance et séduit. Si Mad Men a, en
son temps, proposé une relecture
possible du grand roman américain,
Série/ «High Maintenance»,
du spliff et du spleen
High Maintenance tire clairement
son inspiration narrative du procédé
de la nouvelle. Une fois la surprise
passée, on comprend qu’il faut la regarder comme un recueil de petits
récits qui nous emmèneront là à la
rencontre d’un couple de quinquas
chinois qui récupèrent dans la rue
du verre à recycler, ici sur les pas
d’un retraité qui écume les day raves
perdu parmi les fluokids, d’un adorateur de Helen Hunt féru de fan art
ou de partouzards embêtés d’annoncer à leurs compagnons de jeu qu’ils
ont chopé une MST. Un chien émouvant aura même droit, lui aussi, à
son épisode –assez bluffant. Leur
point commun est d’avoir recours,
occasionnellement ou régulièrement, aux services du coolissime
«weed guy» et de son hospitalière
barbe. Sauf le chien, bien sûr, qui ne
fume pas. Malgré l’extrême diversité
sociologique et ethnographique des
personnages croisés, High Maintenance ne se dépare jamais complètement d’un vernis un peu hipsterisant qui peut irriter. Ce n’est pas
étonnant lorsque l’on écume un peu
Internet pour voir qui est à l’origine
BD/ Des filles
nez au vent
de la série: Ben Sinclair, 32 ans, et
Katja Blichfeld, 36 ans, époux à la
ville, tous deux ravissants, pourraient sortir d’une publicité pour
café torréfié à Brooklyn.
Lui, comédien (le livreur, c’est lui),
en avait marre de jouer les silhouettes dans des épisodes de Law and
Order: SVU et d’arrondir les fins de
mois en montant des vidéos de barmitzvahs; elle, directrice de casting
(30 Rock), avait depuis longtemps
envie de s’essayer à l’écriture. Pendant quelques années, ils ont
confectionné à la maison de petits
épisodes de moins de dix minutes,
dont le budget n’excédait jamais
1 500 dollars, diffusés sur Vimeo.
Quand ils avaient le temps, et l’inspiration. Jusqu’à ce que HBO leur offre de donner une nouvelle échelle
à leur création DIY. Ce parcours
les rend sympathiques, évidemment. C’est donc en tentant de contrer l’agacement qui pointe parfois
qu’on se fraiera un chemin dans leur
univers pas avare en bulles de grâce,
aux côtés de ce weed guy qui a clairement pour mission poétique de faire
le «joint» social entre les solitudes
urbaines. Et de ces solitudes, il y en
a beaucoup, beaucoup dans High
Maintenance.
CLÉLIA COHEN
HIGH MAINTENANCE sur OCS
City le samedi à 22 h 30 en US+24.
QUI SOMMES-NOUS, D’OÙ VENONS-NOUS,
OÙ ALLONS-NOUS ?
F. CESTAC . DARGAUD
S
es nez protubérants fleurent bon les
années 80. Ex de l’Echo des savanes,
la bédéaste Florence Cestac, qui demeure à 67 ans l’unique dessinatrice
à avoir reçu l’onction d’un grand prix au festival
d’Angoulême, expose ce mois-ci à la galerie Martel
à Paris. Elle y est bien entourée, forte de collaborations avec Jean Teulé, René Pétillon ou Daniel Pennac. On y retrouve les premières ébauches de son
héros Harry Mickson, sa série jeunesse les Déblok,
des illustrations de feu sa maison d’édition Futuropolis et, surtout, des planches tirées de son dernier
ouvrage, Filles des oiseaux. Le tome 1 dresse le portrait égrillard et largement autobiographique d’une
«France qui sentait les chaussettes du général de
Gaulle et le fond de culotte de tante Yvonne», résume
élégamment la préface. L’auteure y raconte ses années passées à se morfondre dans un pensionnat
catholique glacial de Honfleur en échafaudant toutes sortes de plans pour échapper aux vêpres et à la
messe de 6 heures du matin. Ses petites écolières,
Marie-Colombe, héritière délurée de Neuilly, et Thérèse, fille de fermiers normands, y font à deux un
apprentissage turbulent à la veille de Mai 68.
CLÉMENTINE GALLOT
FILLES DES OISEAUX
de FLORENCE CESTAC Dargaud, 60 pp., 13,99€.
A la Galerie Martel (75010), jusqu’au 15 octobre.
WEEKEND CINÉMA
Série « Humanités » de France 5 en avant-première
24 et 25 septembre - entrée libre
34 u
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
A TOUCH OF ZEN de KING HU (Carlotta Films).
Ex des prestigieux studios de la Shaw Brothers à Hongkong,
King Hu réalisa avec A Touch of Zen (1969), vaste poème
mental, une démonstration accomplie de son approche
raffinée et maniaque du wu xia pian, le film d’arts martiaux.
Un sommet de son œuvre où s’illustre une obsession
purement cinématique, formaliste, une calligraphie
déliée de pleins et de vides, et c’est sublime.
DVD/ «L’Autre», dans l’entre deux
Réédition du film
de Robert Mulligan
autour du double
et de l’enfance
maléfiques dans
une mise en scène
à l’efficacité
redoutable.
S
i les films
cultes sont
ceux qui vous
regardent
grandir, ils désignent souvent les perdants magnifiques de l’histoire du cinéma,
ces œuvres dont l’insuccès,
l’incompréhension et parfois
même l’indisponibilité des
copies ont momentanément
«occulté» l’éclat, quand ils ne
les ont pas complètement fait
disparaître des radars de la
cinéphilie. Dans le cas de
l’Autre (The Other, 1972) de
Robert Mulligan – qu’une
somptueuse réédition en
Blu-ray permet de redécouvrir –, les limbes où le film
semble s’être réfugié luimême ne portent pourtant
pas le sceau d’une réelle malédiction : succès relatif à sa
sortie, vénéré par une poignée de cinéastes, de Sam
Raimi à Quentin Tarantino,
recelant de trésors scénaristiques qui n’ont cessé
d’innerver le genre fantastique et ont copieusement été
imités depuis…
Son mystérieux purgatoire
tient peut-être davantage à la
personnalité discrète de son
auteur, son style tout en
nuances et ce regard sensible
porté sur ses personnages qui
L’Autre de Robert Mulligan, succès relatif à sa sortie, puis vénéré par une poignée de cinéastes.
tranchaient avec les
aspirations plus débridées de
son époque.
Issu, comme John Frankenheimer, Franklin Schaffner
ou Sidney Lumet, de cette génération de cinéastes qui ont
appris le métier sur les plateaux de télévision, notamment à CBS, avant de conquérir Hollywood, Robert
Mulligan (1925-2008) aura
toute sa vie œuvré à contrecourant, au fil d’une filmographie courte et inégale
(20 films en trente-cinq ans),
couronnée de rares succès
– Du silence et des ombres
(1962), Un été 42 (1971)– et de
pas mal d’échecs, mais souvent passionnante et tourmentée sous les atours d’un
classicisme élégant.
Quand les jeunes turcs du
Nouvel Hollywood affichaient par leur écriture et
leurs sujets audacieux un
cousinage avec l’avant-garde
européenne, Mulligan, lui, se
faisait le chantre d’un cinéma intimiste, implanté
dans le terreau de l’Amérique
provinciale chère à Mark
Twain, Emerson ou Thoreau.
La «pastorale américaine»
étant, chez lui, aussi bien
un ancrage géographique
qu’une signature stylistique,
mise en éclat (notamment
dans l’Autre), par le pinceau
luminescent de son chef op
Robert Surtees. C’est d’abord
(et paradoxalement) cette lumière mousseuse nimbant
les paysages radieux du Connecticut des années 30 servant de cadre à l’Autre, qui lui
donne et son âpre beauté et
son inquiétante étrangeté.
Adaptée du best-seller éponyme de Thomas Tryon (ancien acteur qui aura lâché le
cinéma pour l’écriture après
une expérience traumatisante chez Otto Preminger),
la pastorale se creuse de noirceurs gothiques en nous fai-
PHOTO DR
sant, à hauteur de regard, les
compagnons de jeu muets de
deux petits jumeaux Niles, et
Holland Perry, autour desquels s’enchaîne bientôt une
série de décès et d’accidents
inexplicables.
Déclinant le thème de l’enfance maléfique, chère à
Henry James et son Tour
d’écrou, Mulligan, alliant aux
panoramiques de la campagne riante des gros plans ombreux sur le visage poupin
des jumeaux dans leurs cachettes, signe une mise en
scène d’une efficacité redoutable –ne jamais faire figurer
les deux enfants dans le
même plan. Moins pour laisser planer un doute sur l’existence de Holland, cet «autre»
diabolique, dont on ne saura
jamais s’il s’agit d’un fantôme, d’une hantise ou d’une
projection mentale du petit
Niles –le twist final étant assez rapidement éventé par la
mise en scène– que pour recentrer le film sur la subjectivité de l’enfant, l’accompagner avec empathie, jusque
dans l’horreur, et entrer dans
sa psyché en perdition,
comme on pénètre un univers forclos. Car le vrai sujet
du film, au-delà de son incursion dans le fantastique, c’est
l’enfance endeuillée, traversée par la mort et livrée à ellemême – thème mulliganien
par excellence dont Spielberg
saura se souvenir– vivant en
vase clos en marge d’un
monde d’adultes au mieux
absents, souffreteux et inaptes à tenir leur rôle (la mère)
ou d’une nocive influence (la
grand-mère Ada, aimante
certes, mais dont l’ambiguïté
évoque un metteur en scène
abusif confondant «jeu» et
manipulation mentale). L’occasion pour Mulligan de souligner, comme le rappelle le
cinéaste Pascal Laugier dans
un passionnant entretien en
bonus du DVD, «l’impureté
des bonnes intentions».
NATHALIE DRAY
L’AUTRE de ROBERT
MULLIGAN (1972, 1 h 40),
avec Chris et Martin
Udvarnoky… DVD Blu-ray
et livret, 24,99 €,
éd. Wild Side Vidéo.
Série/ «One Mississippi»,
Parrainée par Louis C.K., la comique
de stand-up Tig Notaro conjure la perte
et la maladie par la drôlerie de la satire.
E
n 2012, la comédienne de stand-up Tig Notaro évoquait sur scène au détour d’une phrase son cancer
du sein et sa double mastectomie. Devenu viral grâce
au soutien de Louis C.K., ce sketch improvisé lui assura une notoriété inopinée. Un docu (Tig) et une autobiographie
(I’m Just a Person) plus tard, elle signe la série la mieux entourée
de la rentrée: on y retrouve à la production et à l’écriture Louis
C.K., la scénariste de Juno Diablo Cody et la cinéaste Nicole
Holofcener. Amazon diffuse ainsi One Mississippi sur la foi de
son pitch désopilant: la comédienne y revisite la mort de sa
mère, sa rupture avec sa petite amie, son cancer et une autre maladie au nom imprononçable qui lui donne constamment la diarrhée. Bref, une comédie sinistre où il est question de se réinstaller
dans la demeure familiale quand on a tout perdu. Sa marque de
fabrique, le ton pince-sans-rire, fait office d’exorcisme aux vertus
thérapeutiques qui préserve cette autofiction cafardeuse de tout
débordement lacrymal.
CLÉMENTINE GALLOT
ONE MISSISSIPPI de TIG NOTARO et DIABLOCODY, Amazon.
MICHELE K. SHORT
mieux vaut en rire
"UN GRAND FILM DE RÉVOLTE"
LIBÉRATION
"MAGNIFIQUE" "AQUARIUS EST UN BEAU FILM
DE COLÈRE POLITIQUE"
STUDIO CINÉ LIVE
TÉLÉRAMA
"LE FILM QUI A FAIT DANSER,
RIRE ET PLEURER
LA CROISETTE"
"UN MAGNIFIQUE
PORTRAIT DE FEMME"
"UNE COMÉDIENNE
ÉBLOUISSANTE"
"UN FILM RAGEUR,
SENSUEL ET POÉTIQUE"
L’EXPRESS
LE FIGARO
LE MONDE
LES INROCKUPTIBLES
28
SEPT
SONIA BRAGA
AQUARIUS
UN FILM DE
KLEBER MENDONÇA FILHO
CAHIERS
CINEMA
DU
36 u
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
BELOW THE LINE: LIVING POOR IN AMERICA de EUGENE RICHARDS
au Bronx Documentary Center (New York), jusqu’au 6 novembre.
Publiée il y a une trentaine d’années, la somptueuse enquête Below the
Line : Living Poor in America, du photoreporter Eugene Richards marquait une étape dans la représentation des classes populaires américaines. Celui-ci avait parcouru communautés rurales et urbaines du
Massachusetts au Wyoming, dans les années 80. Négligée puis redécouverte, la série fait l’objet d’une exposition à New York. E. RICHARDS
L’œil pour cible
AU REVOIR
Ciné / «Brooklyn Village»,
cahier des charges
Le cinéaste indé américain Ira
Sachs, déjà auteur du beau Love is
Strange, dépeint avec finesse une
amitié entre deux adolescents dont
les familles se déchirent autour d’un
loyer, symbole de la gentrification
new-yorkaise. Cruel et sensible.
BROOKLYN VILLAGE d’IRA
SACHS avec Greg Kinnear,
Theo Taplitz… 1 h 25.
Photo/ Gregory
Crewdson, vues troubles
SAMUEL BOIVIN
Le photographe américain, dont les
mises en scènes inquiétantes ont
influencé des dizaines de cinéastes
et réalisateurs de séries (dernièrement Stranger Things), présente
son nouveau travail à Paris. Des
images hantées qui semblent vouloir révéler des vérités d’autant plus
inquiétantes que leur nature reste
à jamais hors d’atteinte.
juillet 2009, perd un œil au
DIDIER PÉRON
cours de l’évacuation musclée, par les forces de l’ordre,
eudi 15 septembre, lors de la manifes- d’un squat de sans-papiers à
tation parisienne contre la loi travail, Montreuil. La répétition de
Laurent Theron, 46 ans, secrétaire ces blessures n’a évidemmédical de l’AP-HP (Assistance pu- ment rien d’anodin du point
blique des hôpitaux de Paris), membre fraîche- de vue social et politique. Elles interrogent sur
ment inscrit du syndicat SUD-Solidaires, re- la juste proportion de la violence d’Etat face
çoit un projectile au visage, place de la aux manifestants ou militants. Il se trouve que
République. Il a un œil touché. La photo a été le photographe, une demi-heure avant de
prise très peu de temps après l’impact. Le pho- prendre le cliché, qui devait faire, une fois putographe free-lance Samuel Boivin est sur blié, le tour des réseaux sociaux, a eu un bras
place pour couvrir la manif. Il a entendu une foudroyé par un tir de flash-ball. Il avait croisé
détonation et s’est dirigé vers la zone où se la route de l’homme éborgné alors qu’il était
trouvait le blessé qui, lorsqu’il le prend en justement en discussion avec une dizaine de
photo, vient d’être relevé par des camarades photographes sur les dangers croissants de
qui vont l’évacuer en direction d’une bouche leur profession, pris entre des forces de l’ordre
de métro tandis que la charge des CRS se pour- de plus en plus sur les dents et des groupes de
suit. Interrogé par Libé, Laurent Theron expli- casseurs mobiles fracassant tout ce qu’ils peuque : «J’ai été opéré dans la
vent sur leur passage. «Coups
nuit. Mon œil a pu être sauvé,
de matraques sur la tête, tirs
mais la vision est perdue […].
de flash-ball, gazage au laJe veux témoigner pour que
crymo, on est de plus en plus
l’on sache que monsieur Toutexposés et on sait qu’il faut
le-Monde peut perdre son œil
faire attention, d’autant que
en manifestant à Paris. J’ai
les CRS ne font pas trop le tri
également l’intention de porentre manifestants et phototer plainte.» Le 28 avril, Jeangraphes portant un brassard
François Martin, étudiant âgé
de presse. Voir un type à l’œil
de 20 ans à Rennes II, manicrevé quand tu es photografeste contre la loi El Khomri
phe, tu te dis que ça n’est pas
et perd un œil dans des cirpassé loin, que ça aurait pu
constances analogues. Joaêtre toi», explique Samuel
chim Gatti, 34 ans, en Libération du 17 septembre. Boivin.
Par
J
C’est dans le Code de Hammurabin, recueil de lois du
roi de Babylone (circa 1750
avant Notre Seigneur J.-C.),
qu’on trouve les premières
traces de la loi dite du talion:
«Si quelqu’un a crevé l’œil
d’un homme libre, on lui crèvera l’œil.» Il s’agit
donc bien d’une image fondatrice dans l’ordre de l’«hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres» (selon la formule
de Freud, qui enfermera durablement la symbolique de l’œil crevé dans l’angoisse de la
castration).
En frappant l’œil, miroir de l’âme, c’est une façon de laisser dans la chair et l’esprit une empreinte irrémédiable qui, en mutilant de moitié la capacité de voir (donc de comprendre et
d’agir), vise à soumettre le blessé par-delà le
simple moment du tir lui-même. On peut toujours dire que ce n’est pas à dessein et qu’il
s’agit là d’un accident, qu’il est plus fréquent
de filer aux urgences ophtalmiques parce
qu’on s’est pris un bouchon de champagne
mal orienté dans l’œil qu’au détour d’une manif hardcore. Ce visage aux larmes de sang,
outre qu’il palpite étrangement en rappel à
l’iconographie du Terminator (cf. pages précédentes), convoque surtout le souvenir du
gros plan (avant fondu au noir) d’Eisenstein
sur un visage de femme à l’œil crevé dans le
Cuirassé Potemkine (1925) lorsque les émeutiers sont écrasés par l’armée tsariste. Le regard mutilé de la victime pointe donc toujours
l’aveuglement politique de l’agresseur. •
REGARDER VOIR
Libération Samedi 17 et Dimanche 18 Septembre 2016
u 11
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LA LISTE
Trois rappels
d’appareils en
dangereuse surchauffe
1 Jeudi, deux semaines
après l’annonce du rappel
de 2,5 millions de smartphones
Galaxy Note7 par le sud-coréen Samsung, les Etats-Unis
ont annoncé le rappel d’un million de ces téléphones à cause
d’explosions liées à la surchauffe des batteries au lithium.
2 Au début de l’été, les
Etats-Unis ont rappelé
plus de 500 000 hoverboards
(sortes de skate-boards motorisés à deux roues) de diverses
marques en raison des risques
de surchauffe, et donc d’explosion, de leurs batteries au
lithium.
3 En 2006, la marque 8
de PC portables Dell avait
dû rappeler 4,1 millions de batteries destinées à ses
ordinateurs parce qu’elles les
transformaient en potentiels
«lance-flamme». Plus de 43 cas
d’auto-combustion auraient
été recensés.
«France Football», retour à l’âge ballon d’or
Messi, Ronaldo, Messi, Ronaldo… Et si les prochains
ballon d’or ne se disputaient
plus seulement entre ces
deux seuls joueurs? C’est en
tout cas ce que laisse présager l’annonce de la fin du
partenariat entre le magazine France Football et la Fé-
Un syndicaliste éborgné à la
manifestation contre la loi travail
«Mon œil a pu être sauvé mais la vision est perdue.» Laurent
Theron a été grièvement blessé jeudi place de la République
à Paris, à la fin de la manifestation contre la loi travail. Ce secrétaire médical à l’AP-HP, syndiqué depuis peu, a «vraisemblablement reçu au visage un morceau d’une grenade lancée
par les forces de l’ordre», selon son syndicat, Solidaires. Après
avoir attendu «une heure» les pompiers, il a été opéré à Cochin.
«Je veux témoigner pour que l’on sache que monsieur Tout-lemonde peut perdre son œil en manifestant à Paris», expliquet-il à Libé.fr (lire en ligne). PHOTO SAMUEL BOIVIN
Théâtre ouvert
doit quitter Pigalle
Théâtre ouvert bientôt
fermé ? La phrase pourrait
prêter à sourire si elle ne recouvrait une réalité froidement pragmatique : petit
poumon parisien de la création théâtrale, l’institution va
devoir chercher de nouveaux
murs que ceux où elle a forgé
sa renommée depuis 1981. En
cause, le non-renouvellement
du bail, comme en a décidé la
Société du Moulin rouge, propriétaire depuis 2009.
L’ex-Locomotive, acquise par
l’illustre cabaret fondé
en 1889, paraît faire peu de
cas de Théâtre ouvert, invité
à dire adieu à Pigalle. Le ministère de la Culture et la mairie de Paris –les deux principaux subventionneurs – ne
cachant pas leur sympathie
pour ledit théâtre, son avenir
ne paraît pas compromis.
Mais, une fois passé la compassion de ceux qui y auront
passé de si délicieux moments, l’histoire s’écrira
ailleurs…
Théâtre ouvert est né à Avignon, en 1971. Collection de
pièces et centre dramatique,
la structure est le bébé du
couple Attoun, Lucien et Micheline, qui vont la porter à
bout de bras quarante-trois
années durant. Lui, critique
aux Nouvelles littéraires, directeur de la collection Théâtre ouvert chez Stock, pilier
de France Culture depuis 1967; elle, passionnée de
littérature allemande ; eux,
bien décidés à favoriser
l’éclosion d’auteurs: Michel
Vinaver, Serge Valletti, Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc
Lagarce, etc. C’est avec la bénédiction de Jean Vilar que
Théâtre ouvert voit le jour,
son idée étant de mettre en
relation un metteur en scène,
une œuvre et le public, entre
spectacle et lecture. Il faut attendre dix ans pour que le
projet s’installe à Paris, devenant sept années plus tard, le
premier centre dramatique
national de la capitale.
Désormais Centre national
des dramaturgies contemporaines, Théâtre ouvert a poursuivi sa destinée, intégrant
les contributions de Christine
Angot, François Bon ou Laurent Gaudé et, en 2014, le couple Attoun a transmis le flambeau à Caroline Marcilhac.
En attendant, on peut grimper jusqu’au 4 bis, cité Véron
où se joue jusqu’au 8 octobre
la création d’Il faut beaucoup
aimer les hommes, de Marie
Darrieussecq revisité par le
collectif Das Plateau. G.R.
dération internationale de
football association (Fifa).
Le magazine souhaite renouveler la plus prestigieuse
des récompenses individuelles dans le monde du
ballon rond. La chaîne
l’Equipe a annoncé la nouvelle ce jeudi soir sur son an-
tenne: l’hebdo français sera,
seul, en charge de la récompense. Le collège des votants
revient à la formule classique où seuls les journalistes
peuvent voter.
Créé en 1956, le ballon d’or
avait fusionné avec le titre de
«Meilleur footballeur de l’an-
née Fifa» en 2010, modifiant
le mode de désignation du
vainqueur. Journalistes, capitaines d’équipe nationale
et sélectionneurs pouvaient
voter avec cette ambiguïté:
le lauréat est-il le meilleur
joueur de l’année ou du
monde? S.B.
GREGORY CREWDSON Galerie
Daniel Templon (à Paris et à
Bruxelles), jusqu’au 29 octobre.
Art/ Romain Bernini,
zone tropicale
L’artiste Romain Bernini, né en
1979, expose ses toiles tropicales et
aimantées à Paris. Une série de chatoyants perroquets aux nuances
psychédéliques comme autant de
signes qu’un besoin de couleurs
s’est fait ressentir, un besoin de soleil. Bleu-gris, rouge-vert, rougeblanc, ils s’accrochent à leur branche, hyperréalistes, posés sur des
fonds abstraits multicolores.
NEW ECSTATIC ISLAND
de ROMAIN BERNINI à la galerie
Suzanne Tarasieve (75003).
BD/ Juliette Mancini,
la pêche à la quenouille
La graphiste Juliette Mancini signe
un album potache qui examine en
détail la société médiévale. Travaillée au crayon à papier, une série
de tableaux régressifs se déploie
autour du thème «splendeur et misère des rois de France et de leurs
épouses, filant la quenouille au coin
du feu». Le trait schématique évoque
en filigrane une autre histoire de
l’héroïsme, de la poursuite puérile
du pouvoir et d’une difficile émancipation féminine.
DE LA CHEVALERIE de JULIETTE
MANCINI, éd. Atrabile, 80 pp., 18€.
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Lors d’un concert d’Arno, en 2013.
PHOTO FABIENNE CRESENS
Page 39 : On y croit / Le nouveau Pixies
Page 40 : Cinq sur cinq / Les absents du streaming
Page 42 : Casque t’écoutes ?/ Kevin Corrigan
Concerts,
les gardiens
du zoom
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38 u
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Photos de rock,
le grand flou
Confrontés à la baisse des commandes
et des tarifs, aux caprices des artistes
et à la concurrence des amateurs, les pros
de la photographie de concert se font
de plus en plus rares.
Par
JEAN­STÉPHANE BROSSE
A
utrefois réservée à une élite,
aujourd’hui ouverte aux amateurs, la photographie de
concert est un sport de combat
où tous les coups sont permis, et dont les règles varient à chaque round. Pour entrer dans
l’arène, cette zone située entre la scène et le
public séparée par les «crash barrières», pas
besoin de carte de presse, il suffit souvent
d’un blog ou de quelques relations. «Il y a des
tas de gens qui exercent les métiers les plus divers. Je connais un chauffeur routier, des enseignants, des retraités du ministère des Finances, un ancien dentiste aussi, équipé
comme un porte-avions», témoigne Francis
Vernhet, 62 ans, l’un des rares en France à
vivre encore quasi exclusivement de la photo
de scène. Avec la disparition progressive des
magazines de musique ces dernières années,
les débouchés se sont réduits comme peau de
chagrin, mais les pros comme lui ont vu dans
le même temps débarquer une foule d’apprentis reporters. «Le problème, c’est que
quand une production les appelle pour utiliser
un cliché, pour une pochette de DVD par exemple, ils acceptent des prix très bas, de l’ordre
de 100, 150 euros, qui ne prennent pas en
compte les critères de diffusion. Des barèmes
existent, ceux de l’UPC [Union des photographes créateurs, devenue en 2010 l’Union des
photographes professionnels, ndlr], mais on
n’en tient plus compte du tout.» Même Robert
Gil, dont tout arpenteur des salles de rock underground a déjà repéré les lunettes rondes,
la barbichette et le béret, travaille le jour
comme informaticien. «A l’issue des dernières
Eurockéennes, lors d’un cocktail organisé par
le service de presse, j’ai gentiment fait remarquer qu’on était quand même bien à l’étroit,
poursuit Francis Vernhet. Mais l’attachée de
presse m’a dit qu’elle n’avait accrédité que
25 photographes. Il y en avait en plus 40 liés
à des partenaires ou à des mécènes et 25 autres
invités par l’organisateur du festival… En
clair, cela veut dire qu’en contrepartie ils fournissent des photos gratuitement.»
Au festival des Vieilles Charues en 2015. PHOTO MATHIEU EZAN
«Surabondance visuelle»
«Il y a une prolifération de simili-photographes ou d’apprentis, renchérit Bertrand Alary,
fondateur en 1993 de l’agence Dalle, seule
photothèque française aujourd’hui purement
musicale, avec 700000 clichés en ligne. Des
photos, il m’en arrive 2000 tous les jours.» En
cause, l’apparition du numérique il y a une
quinzaine d’années, qui a mis l’autofocus à
portée de toutes les bourses et grandement
simplifié la technique. «Autrefois, acquérir [le
savoir-faire] représentait un investissement
en temps mais aussi en argent, en films tout
simplement. Evaluer la lumière n’était pas
toujours très simple… Pour la température de
couleur, il fallait dans l’idéal avoir deux boîtiers et prendre le bon au bon moment et, pour
l’exposition, une diapo surexposée d’un
diaphragme, c’était poubelle direct, et on ne
savait que le lendemain si on avait bon ou pas.
Désormais, la technologie numérique est suffisamment mature pour que des matériels accessibles en termes de prix permettent d’avoir
des résultats plus que corrects et vérifiables
tout de suite», explique Francis Vernhet, qui
a connu les années fastes (1980-90) de la
presse musicale.
Pourtant, Bertrand Alary se refuse à faire le
tri. «Un photographe qui a deux bons clichés,
ça m’intéresse, et si je ne le prends pas, il ira
ailleurs, toutes les agences ont un département
musique», argumente cet ancien collaborateur de Best ou de Rock & Folk, tout en défendant une politique tarifaire relativement
Concert de Vianney à Paris, en 2016. PHOTO P. RAFALEMISTRAL
réglo. «Je préfère vendre 10 photos à 100 euros
que 100 photos à 10 euros.» Et de constater
aussi qu’au vu de la difficulté de vivre de cette
passion, «il y a une sélection naturelle qui se
fait». Comme le confirme Rod Maurice, autre
habitué des crash barrières, «avec les smartphones, avec les réseaux sociaux, tout le
monde est devenu photographe». «Mais c’est
une bonne chose, poursuit-il. Si on arrive à se
démarquer parmi toute cette surabondance
visuelle, on a encore plus de chance d’avoir des
contrats.» Pour cela, «vu qu’on n’attend rien
Dédicace de Pete Doherty à
de vous, conseille celui qui se surnomme le
Hiboo, vous pouvez “créer” pendant un live
autre chose que l’œil humain est incapable de
capter. Vous pouvez jouer avec les poses lentes,
les multi-expos, combiner les deux, etc.»
Et tout envoyer ensuite sur les sites de partage
d’images comme Instagram ou Flickr. «Entre 2009 et 2012, lorsque j’ai connu mon pic
d’activité à Paris, je vendais énormément via
Flickr, car la presse étrangère, à la différence
de la presse française, paie bien plus, de 100
à 200 euros le quart voire le huitième de page,
soit le prix d’une page entière dans les magazines français, et elle utilise vraiment les réseaux
sociaux pour trouver des photos avec des regards différents, note Rod Maurice. Encore
aujourd’hui, Flickr est ma source numéro 1 de
revenus, certes maigres, mais non négligeables
sur une année.» Ceux qui parviennent à se
distinguer se comptent cependant sur les
doigts de la main, et beaucoup jettent
l’éponge après quelques rounds. «Il y a une
espèce de fantasme autour du métier, observe
Pierre Hennequin, jeune pro de 23 ans, mais
déjà plusieurs années d’expérience derrière
lui. Il faut être persévérant. Des gens s’imaginent tout de suite pouvoir entrer en contact
avec des artistes mais, au bout d’un certain
temps, ils sont pris de désillusion et abandonnent, même s’il y a toujours des nouveaux qui
les remplacent.»
Si la photo de scène attire autant, c’est parce
qu’elle instaure un rapport privilégié avec la
musique et donne l’impression à celui qui
tient l’objectif de voir plus loin que le spectateur lambda. «Ce qui est particulier, c’est le
nombre d’inconnues… Tout est à chercher,
explorer, découvrir, entre saisir les lumières
au bon moment, capturer la jouissance que
l’artiste ressent à chanter, jouer. Lorsqu’il
s’oublie pour faire osmose avec la musique,
c’est une montée d’adrénaline de chaque côté
de l’objectif», confie la Belge Fabienne Cresens, qui a longtemps suivi le groupe
Front 242, pionnier de l’electronic body
music. Face à cette masse d’aspirants photographes, déplore-t-elle cependant, les producteurs de spectacles sont en position de
force. En exemple, elle cite «des salles bruxelloises qui lancent des appels à candidatures
pour des photographes “bénévoles”, avec l’accès gratuit aux concerts, ce qui est d’une
grande générosité»…
«Contrats aberrants»
la Fnac, à Paris, en 2007.
P. HYBRE. MYOP
«Cette année, Lana
Del Rey a refusé tous
les photographes,
Pharrell Williams n’en
voulait que dix.»
PIERRE HENNEQUIN jeune
photographe, à propos de la dernière
édition du festival des Vieilles Charrues
u 39
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Côté artiste, les exigences sont aussi à la
hausse, remarque Pierre Hennequin, qui travaille notamment pour le festival des Vieilles
Charrues. Depuis longtemps déjà, les artistes
ne se laissent photographier que lors des trois
premiers titres. En s’arrangeant parfois pour
rester dans l’ombre ou réclamant que les photographes soient cantonnés à la console de
son. Mais d’autres règles saugrenues tombent
à l’improviste. «Il faut shooter en grand-angle,
sans gros plan, si gros plan, c’est côté gauche
ou côté droit, parce que la chanteuse ne veut
pas voir tel profil, raconte Hennequin. Ensuite, les photos doivent être validées, et on
cède les droits aux managers parce qu’ils veulent les utiliser pour leurs press-books. Cette
année, Lana Del Rey a refusé tous les photographes, Pharrell Williams n’en voulait que
dix. Depuis quelque temps, beaucoup d’artistes demandent ce genre de choses et continuent
à réclamer des contrats aberrants qui n’ont
aucune validité juridique.»
Pour refuser ces abus, la solution passe sans
doute par une solidarité accrue dans la profession. La Suisse a montré l’exemple cette
année avec le Paléo Festival de Nyon et le
Montreux Jazz Festival, qui ont signé conjointement une charte définissant noir sur
blanc les conditions de travail dans la fosse.
«Après le concert de Lady Gaga au Stravinski
Hall de Montreux l’année dernière, où il y
avait un seul photographe et un seul cliché
donné à la presse, une association de photographes a fait pression pour que ça change.
Tous les artistes sont obligés de nous laisser
shooter du crash barrière, se félicite Pierre
Hennequin. Ce sont deux festivals sur lesquels
on devrait prendre exemple. J’en ai parlé au
service de presse des Vieilles Charrues, mais
on m’a dit que c’était compliqué…» Pour les
photographes de scène, la France n’est pas
encore le pays de la neutralité. •
ON Y CROIT
Pixies
retour aux sources
TRAVIS SHINN
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Le groupe de Black
Francis retrouve avec
succès la veine de ses
premiers diques.
Q
ui sait à quoi ressemblerait aujourd’hui un album des Pixies s’ils ne
s’étaient pas séparés
en 1993? Tout ce qu’on peut dire, c’est
que Head Carrier, autrement plus inspiré que son prédécesseur Indie Cindy,
leur premier album depuis leur reformation puis le départ de Kim Deal,
en 2013, semble naturellement s’inscrire
dans la discographie d’un des plus importants groupes «indés» des années 90.
Ce sixième album, qui a tout pour réjouir les fans, ressemble même au chaînon manquant entre Doolittle (1989) et
Bossanova (1990). Explication (tentative
tout du moins). Comme tout amateur le
sait, il y a deux périodes dans le son
Pixies: 1987-1989, où Black Francis s’arrache les cordes vocales sur une sorte de
pop hardcore sèche comme une claque
et jouée à toute berzingue, qui a marqué
une génération pré-Nirvana; 1990-1992,
où les deux derniers albums, plus adultes, plus denses, s’aventurent en des terres rétrofuturistes à coups de surf music
réinventée (mais aussi de heavy metal)
et de science-fiction des années 50, préparant le terrain au chef-d’œuvre solo,
en 1993, du chanteur rebaptisé Frank
Black. C’est schématique évidement.
Revenons à Head Carrier, sur lequel
Black Francis recommence à hurler
comme à la grande époque. La voix a
pris de la rondeur, mais elle est encore
capable de vous arracher les tympans
comme sur Baal’s Back, qui sonne telle
une chute de studio de Come on Pilgrim, leur premier EP de 1987. Um
Chagga Lagga et All I Think About Now
ont l’air de titres oubliés de Surfer
Rosa (1988) ou Doolittle avec Paz Lenchantin dans le rôle du sosie vocal de
Kim Deal. Alors que Plaster of Paris, All
the Saints ou encore l’excellent Oona
n’auraient pas démérité sur Trompe
Le Monde (1991) ou Bossanova. Bref,
PIXIES Head Carrier
(Pixies Music/Pias)
sans réellement faire évoluer le son Pixies (à
part peut-être le très réussi Bel Esprit), ce qui
était paradoxalement le cas du décevant album précédent, Head Carrier est un excellent
disque qui va enchanter les nostalgiques. A
part ça, la pochette est horrible, quelqu’un
peut-il débrancher Vaughan Oliver ?
ALEXIS BERNIER
Vous aimerez aussi
MINOR THREAT Out of Step (1984)
Du punk joué mieux et (beaucoup) plus
vite par des gamins de Washington DC
pionniers du hardcore, mais surtout
capable d’excellentes chansons de deux
minutes. Les Ramones en plus austères.
HÜSKER DÜ Flip Your Wig (1985)
Ils ont révolutionné le boucan hardcore en
lui apportant sensibilité et psychédélisme.
Un groupe charnière (les premiers indés à
signer avec une major notamment)
comme l’ont été plus tard les Pixies.
DINOSAUR JR
Give a Glimpse of What Yer Not (2016)
Encore un groupe fondamental dans
le genre bruyant et mélodieux, précurseur
du grunge celui-là. Si les fans hardcore
préfèrent leurs disques des années 80, ce
nouvel album est tout de même excellent.
40 u
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
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PLAYLIST
TUFF CITY KIDS feat. ANNIE
Labyrinth (Morgan Geist remix)
De l’énorme et nostalgique house du
duo allemand, le New-Yorkais Morgan
Geist tire un remix efficace, mais épuré,
qui nous replonge au temps béni de
l’avant-house, quand sévissaient les
dieux des remix comme Shep Pettibone,
fan de solos de boîtes à rythmes.
EL PERRO DEL MAR
Ging Ging
Au cœur d’un album tourné
vers l’Orient et les musiques
asiatiques et africaines, on
trouve cette frissonnante
cavalcade mélancolique qui
confirme, encore une fois, tout
le talent de la Suédoise.
CINQ SUR CINQ
Streaming, des voix à part
ment en haute résolution qui va
avec, PonoMusic. Pour autant, cela
ne veut pas dire qu’il est totalement
absent des plateformes grand public, mais on y trouve très peu de sa
pléthorique discographie (ses derniers disques sont indisponibles),
notamment sur Apple Music, dont
il a essayé en vain de convertir le patron, Tim Cook, à sa croisade.
2
MC Solaar, englué dans des problèmes de droits. PHOTO B. TESSIER. REUTERS
Neil Young, MC Solaar ou
Goldman… pourquoi certains
artistes sont absents des
plateformes d’écoute en ligne.
Q
uoi qu’on en pense,
quoi qu’on en dise, le
streaming semble
s’imposer comme le
moyen de consommation de la musique le plus courant aujourd’hui.
Même les catalogues des Beatles ou
de Prince, longtemps inaccessibles,
sont dorénavant à disposition. Et
pourtant quelques artistes ne peuvent toujours pas être écoutés en ligne. Tour d’horizon, non exhaustif.
1
Neil Young à San Francisco, en 2001. PHOTO R. GALBRAITH. REUTERS
Neil Young
l’audiophile
En plus d’être un musicien essentiel, le vieux
sage (et parfois ronchon) canadien a de nombreuses passions
plus ou moins exotiques, telles
que les trains électriques, le cinéma, les vieilles voitures et le
(bon) son. Young est ce qu’on appelle un audiophile, à tel point
qu’il est entré en guerre contre les
formats compressés de médiocre
qualité comme le célèbre MP3, et
développe depuis quelques années son propre système de baladeur haute-fidélité, le Pono (qui
ressemble à une tablette de Toblerone), et le service de télécharge-
Joanna Newsom
la virulente
Si certains se contentent
de ne pas fournir leur catalogue aux services de streaming,
d’autres ont besoin d’expliquer
publiquement leur choix. Pourtant
généralement réservée, la talentueuse harpiste folk américaine
Joanna Newsom s’en est prise avec
virulence à Spotify, comparant la
société suédoise à son aversion
pour la banane au cours d’une discussion avec le Los Angeles Times
publiée le 16 octobre 2015. «J’ai déjà
fui un magasin d’alimentation après
avoir vu une banane pourrie depuis
quelques jours, elle relâche un gaz
que je peux sentir dès le pas de la
porte. Spotify est cette banane de
l’industrie du disque.» La chanteuse
précise aussi que la plateforme «est
une cabale maléfique des majors de
l’industrie, un business bâti pour
faire croire à leurs artistes qu’elles
les rémunèrent».
3
Giegling
le label vinylique
On pourrait imaginer
que les musiques électroniques en général et la techno en
particulier ont le futur chevillé au
corps et des acteurs toujours au
fait des nouvelles technologies de
diffusion. Et bien pas du tout. Les
activistes les plus pointus du moment ne jurent que par le sacrosaint vinyle, comme le passionnant label allemand Giegling. Une
maison très discrète qui refuse
également les interviews. Pour
cette officine culte basée à Weimar
(centre du pays), ne pas être disponible en streaming est un acte militant, le signe de leur refus de passer sous les fourches caudines
d’un système dont ils n’approuvent pas les règles. En conséquence, pour écouter la techno
sourde et puissante d’Edward,
Traumprinz, Matthias Reiling ou
Kettenkarussell, deux solutions :
sortir la platine vinyle du placard ou
se rendre dans un club.
4
Jean-Jacques
Goldman
le mutique
Bien embêté le fan de Goldman quand il souhaite écouter son
héros en streaming. S’il utilise Apple Music, il doit se contenter d’extraits de l’album Génération Goldman. Et pas forcément les
meilleurs. Et sur Deezer, lorsque
l’on tape son nom, on se retrouve
face à un message très clair : «A la
demande de l’artiste ou de ses représentants, une partie ou l’intégralité de la discographie est actuellement exclue des services de
streaming. Deezer continue de faire
son maximum pour la rendre disponible le plus rapidement possible.» J.-J.G. ne s’exprimant plus depuis de nombreuses années, on
suppose qu’il a rejoint dans ce boycott son ex-camarade des Enfoirés
Francis Cabrel, qui déclarait en
avril 2015 à notre confrère Metro :
«C’est une merveilleuse idée dans
laquelle les artistes sont complètement floués.»
5
MC Solaar
le dépossédé
En matière de streaming,
il y a ceux qui voudraient en
être, mais qui ne peuvent pas en raison d’inextricables questions de
droit. C’est la situation ubuesque
que vit MC Solaar depuis maintenant quinze ans. Ses quatre premiers albums n’ont jamais été réédités sous quelque format que ce soit.
La faute à une décision de justice
ambiguë. «Personne ne sait si l’on
peut exploiter ces albums», comme
l’expliquait en 2011 Claude M’Barali au défunt magazine Serge.
Même problème avec les rappeurs
new-yorkais de De La Soul, dont les
meilleurs disques ne sont pas disponibles en numérique. Le format
n’existait pas lorsqu’ils ont signé
les contrats où il était précisé qu’ils
concernaient uniquement le vinyle, la cassette et le CD. Et, visiblement, ajouter un petit appendice à ces vieux papiers n’est pas
chose aisée.
ALEXIS BLANDOT
u 41
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
MICHAEL MAYER & BARNT
Und Da Stehen Fremde Menschen
Tiré de l’album collaboratif (un titre = un
duo) du grand manitou de la techno de
Cologne Michael Mayer, un morceau
improbable, entre la rigueur rythmique
de ce dernier et la folie douce de Barnt,
qui aime déconstruite sa musique.
Redoutable.
DESTINO
Loopo
Chapeauté par le Rémois Yuksek,
le premier EP d’un jeune producteur
qui réussit le grand écart entre
la musique baléarique et le disco
cosmique pratiqué en Norvège, le tout
sur des tempos lancinants. Pour danser
sans (trop) se remuer.
HISTOIRE DE POCHETTE
WARPAINT
By Your Side
Après un deuxième album parfois
poussif, voire mollasson, les quatre
Californiennes redressent la barre
sur leur très réussi et plus varié
troisième long format, comme
le prouve ce deuxième morceau tout
en basses caverneuses.
Retrouvez cette playlist et
un titre de la découverte
sur Libération.fr en partenariat avec Tsugi radio
LA DÉCOUVERTE
Paradis : «Quoi de plus
sincère que la peau nue ?»
Le duo parisien, qui mélange avec bonheur chanson française et
house, retrace la genèse du visuel de son premier album, alliance
de douce délicatesse et de fort pouvoir dansant.
Pierre Rousseau: On avait la volonté de mettre une image en parallèle avec chaque morceau de l’album. Mais on n’a pas trouvé de pochette pendant très longtemps. On est allés
finir notre disque à la campagne pendant un
mois, et le photographe Andrea Montano est
venu avec nous. Il avait affiché une centaine
de photos, et de temps en temps on s’arrêtait,
on regardait, et on a essayé d’en isoler douze.
Au bout d’un moment, en regardant celle-ci,
on s’est dit: pourquoi ce ne serait pas la couverture? Elle regroupe un peu les thèmes de
notre album : le côté recto verso, puisqu’il y
en a un de dos, et un de face; le fait de se jeter
à l’eau avec un premier disque; la question du
conflit, de la mise à nu.
Simon Mény: On voulait développer l’image
dans le projet et, pour réaliser la pochette,
capter des moments de notre vie plutôt que
prendre des images artificielles. Donc Andrea
nous a suivis sur toutes les dates que l’on a faites l’été 2015 en live. Cette image a été prise
après une date à Cap-Ferret [en Gironde, ndlr]
où les gens qui organisaient la soirée nous ont
accueillis chez eux et nous ont fait faire un petit tour de bateau. Nous sommes allés nous
baigner, on est en train de s’amuser dans
l’eau.
BRIGID ANNAND
L’eau
Barbagallo pop et
baguettes magiques
P
PARADIS
Recto
Verso
(Maison
Barclay/
Universal)
Les garçons
Le photographe
P.R. : Il y a une ambiguïté qui nous
plaît. On ne sait pas trop qui est sur
cette photo, mais c’est bien Simon et
moi. L’image interpelle aussi parce
que ce sont deux garçons qui se touchent dans l’eau. C’est un disque qui
est sincère, et quoi de plus sincère que
la peau nue ? Nous voulions également faire une pochette sans écriture
pour préserver la simplicité de la
photo. Et puis c’est une photo intemporelle, qui aurait pu être prise à n’importe quelle époque. L’eau et les humains existent depuis combien? Huit
cent mille ans ?
P.R : Nous sommes des passionnés de
photo. Andrea a longtemps été coresponsable d’une galerie à Bruxelles qui s’appelait Abilene. A la fin de cette aventure, il a
voulu développer son travail personnel.
On a regardé son portfolio, il avait une
belle approche qui nous touchait beaucoup. C’est devenu un peu le troisième
membre du groupe. Sur les derniers mois,
sa présence est devenue très importante,
elle nous a aidés à finir le disque.
Recueilli par PATRICE BARDOT
En live le 18 novembre à la Cigale
(Festival des Inrocks, 75018)
our se faire
remarquer, le
batteur d’un
groupe est
souvent obligé de faire
n’importe quoi. Hélas, il
peut finir étouffé dans son
vomi tel John Bonham (Led
Zeppelin) ou victime d’une
overdose médicamenteuse
comme Keith Moon (The
Who). Puis, il y a aussi ceux
qui sortent des albums
dont tout le monde se fout,
à la manière de Ringo Starr
(The Beatles). Loin des
exemples de ces glorieux
aînés, Julien Barbagallo,
manieur de baguettes chez
Hyperclean, Tahiti 80 et
surtout Tame Impala, a dé-
cidé, lui, de débarquer discrètement sur le devant de
la scène, mais pas sans faire
de bruit. Les quelque
300 dates effectuées ces
dernières années tout
autour de la planète en
compagnie du groupe de
Kevin Parker ont nourri son
inspiration pour son album
Grand Chien, à l’allure parfois de carnet de voyage
déluré. Si les sonorités musicales psychédélico-pop
rappellent parfois son employeur australien (Nouveau Sidobre), ses chansons
se distinguent surtout par
un maniement ciselé de la
langue française, à la fois
romantique et ludique.
Comme un jeu de piste, il
faut s’y reprendre à plusieurs fois pour comprendre (et encore) le sens de
cette poésie solaire. Si le talent exubérant de Julien
Barbagallo éclate aujourd’hui sur une major du disque, c’est bien grâce à une
mise en lumière initiale par
les activistes de la Souterraine, label tête de pont
cette nouvelle chanson
française pas comme les
autres. Et qui va même jusqu’à repérer les batteurs…
PATRICE BARDOT
BARBAGALLO
Grand Chien (Arista),
sortie le 28 octobre
LE MOT
Track
T
rès employé dans le milieu
musical dans sa version originale anglaise, le terme «track»
est généralement remplacé en
français par «morceau», et sa définition
traduite par : sélection d’une partie d’un
enregistrement audio ou vidéo constituant
une œuvre individuelle, partie ou non
d’une plus large œuvre. On l’emploie par
opposition à «chanson», pour des genres
de musique globalement instrumentaux
et plus particulièrement dans le cercle des
musiques électroniques. Le tout petit milieu des DJ et la sphère médiatique house
et techno se livrent une lutte acharnée de-
puis la nuit des temps (comprendre les années 80) pour savoir quel genre donner à
ce mot emprunté de l’anglais: doit-on dire
«le» ou «la» track? Un débat sans fin et sans
solution justifiable –on dirait «le track» en
référence au masculin de «morceau» mais
l’on pourrait dire «la track» en pensant au
féminin «piste». Le même débat profondément stérile fait rage pour «le» ou «la»
«tracklist», désignant l’ensemble des morceaux, ordonné, du disque final, qu’il soit
album ou simple maxi. Mais les petites batailles ne font-elles pas les grandes victoires de la langue franglaise ?
FRANÇOIS BLANC
42 u
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
LE COFFRET
Sur les
cendres
de Ziggy
CASQUE T’ÉCOUTES ?
Kevin Corrigan
Acteur américain
JEREMY VAN EYK
«Björk
sur scène,
si captivée
qu’elle a failli
tomber»
D
epuis ses débuts
dans le film les Affranchis de Scorsese, en 1990, il fait
partie de ces acteurs dont on connaît certainement le visage sans
forcément retenir le nom. Mais
son rôle extraordinaire de producteur junky dans la très bonne
série The Get Down, retraçant les
débuts du hip-hop à New York,
devrait vite changer la donne
pour Kevin Corrigan.
Quel est le premier disque que
vous avez acheté avec votre
propre argent ?
Totally Hot par Olivia NewtonJohn [titre de 1978, ndlr] qui
m’avait retourné la tête. J’avais
9 ans.
SES TITRES FÉTICHES
KAREN DALTON
In My Own Dream (1971)
ROKY ERICKSON
The Haunt (1985)
ELYSIAN FIELDS
Parachute (1996)
Votre moyen préféré pour
écouter de la musique :
MP3, autoradio, platine CD,
vinyles ?
Je continue d’aimer les CD et les
vinyles, mais si je cherche un disque que je n’ai pas, je vais sur
YouTube, et la plupart du temps
il s’y trouve. Comme dernièrement Uncle Meat de Frank
Zappa. Je l’ai tellement écouté
que je devrais maintenant me le
procurer.
Le dernier disque que vous
avez acheté ?
Un coffret de quatre CD d’André
Previn [pianiste, chef d’orchestre
et compositeur né en 1929 ayant
tâté aussi bien du jazz, du classique que des musiques de film,
ndlr] : Eight Classic Albums. Je
n’avais jamais entendu un de ses
disques. J’aurai parié que c’était
un musicien classique, mais j’ai
été intrigué car il était rangé dans
la section jazz.
Où préférez-vous écouter de
la musique ?
Pendant que je conduis, mais cela
nécessite une voiture donc, la
plupart du temps, c’est en marchant dans New York avec mes
écouteurs.
Un morceau préféré pour
commencer la journée ?
Bob Crosby and the Bobcats Big
Noise from Winnetka.
La chanson que vous avez
honte d’écouter avec plaisir ?
Katy Perry, Roar. La première fois
que je l’ai entendue, c’est par l’intermédiaire de mon neveu
autiste. Il chantait uniquement le
refrain «you’re gonna hear me
roooaaar» [«tu vas m’entendre rugir», ndlr]. C’était assez énervant,
je dois dire. Mais, quelque temps
plus tard, j’étais à un dîner, cette
chanson est passée à la radio, et
j’ai été bouleversé à l’idée que
mon neveu l’avait entendue et en
avait tiré une forme d’émancipation, ce qu’est censée faire la musique.
L’album que tout le monde
aime et que vous détestez ?
Beaucoup de fans absolus de
Black Sabbath (dont je fais partie)
ne jurent que par Heaven and
Hell et Mob Rules [respectivement
1980 et 1981, ndlr], mais ces albums ne me font aucun effet.
Le disque dont vous auriez
besoin sur une île déserte ?
The Beatles The Beatles (White
Album).
Quelle pochette voudriez-vous
encadrer ?
Elysian Fields For House Cats
and Sea Fans illustré par un tableau de John Lurie, saxophone
dans The Lounge Lizards, et qui
a joué dans les films de Jim Jarmusch Stranger Than Paradise et
Down By Law.
Votre meilleur souvenir de
concert ?
David Bowie chantant Fame à sa
bassiste Gail Dorsey en 1997 au
Supper Club [à New York, ndlr].
Il se foutait un peu de sa gueule,
et elle l’a bousculé. Très amusant.
Björk, si captivée par la musique
au King Theater en mars 2015 [à
New York] qu’elle est entrée en
dansant dans un clavier et a failli
tomber. Les musiciens, qui
étaient assis, l’ont rattrapée.
Quel est le disque que vous
partagez avec la personne qui
vous accompagne dans la vie?
Les albums For the Roses et Court
and Spark de Joni Mitchell, dont
ma femme, Beth, connaît toutes
les paroles par cœur.
Le morceau qui vous rend fou
de rage ?
Nirvana, Scentless Apprentice.
Le dernier disque que vous
avez écouté en boucle ?
Deep Purple, Machine Head. Un
CD d’occasion que j’ai acheté à
L.A. et qui est le seul disque que
j’écoute quand je conduis. J’ai dû
l’écouter une vingtaine de fois,
du début à la fin.
Le groupe dont vous auriez
aimé faire partie ?
The Who.
Le morceau qui vous fait
pleurer ?
Jóhann Jóhannsson, The Cause of
Labour is the Hope of the World et
Jon Brion, OK. Je ne peux même
pas les écouter, ça me rappelle les
derniers jours de mon père.
Recueilli par MAX DI CARO
Suite de l’intégrale David
Bowie, un an
après le dispendieux
coffret Five Years. Axé principalement
sur son épopée américaine, Who Can
I Be Now? [1974-1976] résume l’œuvre
de Bowie après le suicide de son personnage Ziggy Stardust. De ces années
dont l’Anglais n’avait plus aucun souvenir à cause de sa consommation massive de produits stupéfiants, les archivistes ont entre autres réuni Diamond
Dogs, David Live ou Station to Station
(les deux derniers bénéficiant étrangement de deux mixages différents), mais
surtout exhumé The Gouster, album
inédit enregistré en 1974 puis abandonné avant son mix final, et dont une
partie des morceaux a fini retravaillée
sur l’album Young Americans. Anecdotique mais de quoi contenter l’amateur
éclairé… jusqu’à l’arrivée de l’anthologie regroupant la période berlinoise.
DAVID BOWIE Who Can I Be Now?
[1974-1976] (Parlophone/Warner Music),
12 CD en édition limitée, 119,99€.
L’AGENDA
24-30 septembre
n C’est le jour où une majorité de gamins de moins de 18 ans défile dans
les rues derrière des chars qui font
«boum, boum». Eh bien, après cette
Techno Parade, les majeurs se retrouveront, eux, pour Dream Nation, soirée à l’allure de festival de
l’électronique version hardcore, réunissant entre autres Pendulum,
Shifted, Surgeon & Lady Starlight. Alleeez ! (Le 24 septembre à
Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis.)
n Elle a beau avoir 69 ans, le cœur
en Provence, où elle a laissé ses souvenirs, aimer les oiseaux et les
fleurs, avoir eu des peines de cœur
(et un fils avec le chanteur Christophe), Michèle Torr continue à
chanter des chansons, voilà sa passion. Merci Pierre Delanoë et Didier
Barbelivien. (Le 25 septembre à
Cuzorn, dans le Lot-et-Garonne.)
n Voilà une très bonne idée des organisateurs de Concrete, la fameuse
soirée parisienne des bords de Seine:
partir sur les routes de notre beau
pays pour prêcher la bonne parole
house ou techno avec des résidents
du bateau comme Cabanne (photo),
Ben Vedren et Lowris. C’est beau la
décentralisation. Mais hélas ils n’ont
pu amener la barge. (Le 30 septembre à Ramonville, en Haute-Garonne.) PHOTO D. JULIAN
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
u 43
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Page 46 : Stewart O’Nan / Au service de Scott Fitzgerald
Page 47 : Alice Kaplan / Le making-of de «L’Etranger»
Page 50 : Laurent Mauvignier / «Pourquoi ça marche»
Par
MARIA MALAGARDIS
Photos YANN RABANIER
Gaël Faye I
Le paradis perdu
à hauteur d’enfant
l s’étonne encore, parfois, de
ce qui lui arrive. Du succès
foudroyant de ce premier livre, publié cet automne, qui
lui vaut emballement médiatique et
cascade de consécrations. A peine
Petit Pays vient-il d’être couronné
du prix Fnac, vite suivi du prix Cultura, que Gaël Faye, auteur de
34 ans, apprenait qu’il figure sur la
première liste du prix Goncourt
comme du prix Médicis. Trois jours
après notre rendez-vous, il se retrouvera également Suite page 44
44 u
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LIVRES/À LA UNE
Rencontre
avec
Gaël Faye
sur celle du
Femina. Belle prouesse pour ce
jeune homme au visage d’enfant,
qui vit si loin des salons parisiens,
au Rwanda. Sur la carte du monde,
ce n’est qu’un petit cercle à peine
plus grand que la Bretagne, dans le
flanc du continent africain. Un pays
au destin intense, en partie évoqué
dans le roman sans en être le sujet
principal, où il a fini par s’installer
il y a un an, après tant d’années en
banlieue parisienne. D’abord parce
que sa femme y avait trouvé un
nouveau job. A l’époque, il venait de
rendre son manuscrit. Et c’est de
loin, depuis ce pays «où l’idée
d’écrire un livre vous fait passer
pour un excentrique», qu’il a découvert le succès si rapide de Petit pays.
Le livre n’était pas encore paru en
France qu’il avait déjà été vendu à
une vingtaine de maisons d’édition
étrangères qui se sont parfois livrées une féroce concurrence.
Comme en Allemagne, où dix éditeurs étaient en lice pour obtenir les
droits du livre, en partie autobiographique. Depuis la parution en
France, Gaël Faye enchaîne les interviews et les signatures, avec un
agenda de rockstar auquel ce jeune
homme discret n’était pas forcément préparé. Ce samedi soir, le
voilà même invité chez Ruquier. Et
on a du mal à l’imaginer jonglant
avec la dérision et les provocs qui
font la renommée de l’émission, lui
qui a voulu raconter une histoire a
priori empreinte de gravité : celle,
exprimée à travers le regard d’un
enfant, du basculement tragique,
du paradis vers l’enfer, de son «petit
pays» natal, le Burundi. Derrière lequel se profile très vite, le destin terrible d’un autre «petit pays» : le
Rwanda voisin, dont la page la plus
sombre, celle du génocide de 1994,
fait également partie de la trame de
ce premier roman.
Suite de la page 43
De la musique
à la littérature
En principe, pas vraiment de quoi
se marrer sur le canapé du salon
face au petit écran. En arrivant au
café où l’on s’est donné rendez-vous
ce jour-là au centre de Paris, il montre ébahi un exemplaire d’un magazine people qui lui consacre une
page entière, suite au choix d’Isabelle Adjani qui a beaucoup aimé le
livre. Elle aussi. Qu’est-ce qui fait
que «la sauce prend»? Qu’au milieu
de la rentrée littéraire, un Petit pays
se distingue soudain dans l’avalanche de parutions et suscite un enthousiasme unanime ?
Il est vrai que dans la vie de Gaël
Faye, il y a déjà eu beaucoup de rebondissements inattendus. Des
bons et des moins bons. A commencer bien sûr par la fin d’une
enfance enchantée au cœur de
l’Afrique, celle qui inspire la fiction. Suivie d’un exil forcé en banlieue parisienne pour ce petit métis, fils d’un père français et d’une
mère rwandaise, elle-même exilée
au Burundi. Fruit d’une identité
indécise (trop blanc en Afrique,
trop noir en France), il cherchera
longtemps son destin. Il y a six ans,
on s’était déjà retrouvés dans ce
même café. A l’époque, il poussait
le landau de sa fille aînée et s’efforçait de percer sur la scène du rap.
Sans regretter son choix : avoir
quitté une vie confortable de trader à Londres, pour se consacrer à
sa passion, la musique. La vie
n’était pas forcément facile, mais
Gaël appréhendait alors les difficultés de la vie d’artiste avec la
même sérénité qu’il affiche aujourd’hui face à ce succès littéraire
inespéré. Sur la scène rap, il finira
par connaître une certaine reconnaissance. Notamment grâce à Petit Pays, titre d’une chanson qui
suscitera un réel engouement et
qui préfigure évidemment déjà
certains thèmes de son livre.
La musique reste sa passion. Ses
chansons ont raconté les étapes et
les émotions de sa vie, plus concrètement que son premier roman. Il
a chanté, avec une sensibilité touchante, ses fantômes, ses interrogations comme son amour pour sa
femme, et son émerveillement à la
naissance de son premier enfant.
Son roman est bien plus pudique
sur sa vie privée. Il lui ouvre pourtant le sésame de la célébrité,
comme jamais la musique n’a pu le
faire. Désormais, lorsqu’il se produit en concert, «les librairies de la
ville concernée m’appellent souvent
pour me proposer d’animer dans la
foulée une signature», s’amuse-t-il.
En réalité, de la musique à la littérature, le lien est encore plus direct.
Dans les vrais contes de fées, le hasard est l’autre nom du destin.
Donc, il était une fois une lll
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
u 45
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
GAËL FAYE
PETIT PAYS
Grasset,
224 pp., 18 €.
Gaël Faye, à Paris,
le 16 septembre.
PHOTO YANN RABANIER
lll
éditrice indépendante dont
le fils écoutait du rap à la maison.
Un jour, la voilà intriguée par ce
jeune chanteur à la peau café au lait
qui plaît tant à son fils, et dont les
thèmes d’inspiration sortent des
poncifs habituels sur la vie de banlieue. Il y a aussi cette façon d’agencer les mots, de donner du sens aux
paroles, qui suggérait, peut-être, un
vrai talent d’écriture. «Catherine
Nabokov m’a écrit une lettre en 2013,
puis on s’est vus deux ou trois fois, de
façon informelle. Elle m’a poussé à
écrire. Mais moi à l’époque, j’étais
très pris par les tournées. Je venais
de sortir mon premier album en solo,
j’avais aussi un groupe, Milk, Coffee
& Sugar. Et, surtout, je n’avais pas
d’idée très précise sur ce que je pouvais lui proposer : un recueil de nouvelles? De la poésie? J’ai longtemps
hésité, je tâtonnais», raconte
Gaël. Un an plus
tard, il profite des
vacances d’été
pour écrire enfin
quelques pages :
ce sera le prologue
du roman. C’est
sur cette seule
base, mais après
de nombreuses
discussions,
qu’un contrat est
signé avec Grasset
fin 2014. «J’avais
en
pr i n c i p e
trois mois pour
écrire un roman,
et cette deadline
m’a donné un bon
coup de pied aux
fesses», se remémore Gaël, qui ne
cache pas avoir beaucoup souffert:
«Au début je m’arrêtais sur chaque
phrase, je pouvais passer une journée à écrire dix lignes. C’était déprimant, poussif. Jusqu’au jour, où je
me suis décidé à dérouler tout en
vrac sans me poser de questions et
peu à peu les personnages et l’histoire ont pris corps.»
Comme Gaby, le narrateur du roman, Gaël a vécu la séparation de
ses parents peu avant que les passions ne se déchaînent dans son
pays natal. Comme celle de Gaby, la
mère de Gaël est une Rwandaise,
membre de la minorité tutsie,
contrainte de fuir son pays natal,
lors des premiers pogroms contre
«Je ne voulais
pas faire
uniquement
un récit
des violences
qui ont embrasé
cette région,
les moments
heureux
méritaient
eux aussi d’être
évoqués.»
les Tutsis à l’aube des années 60.
Les ressemblances formelles s’arrêtent globalement là. Le reste est un
kaléidoscope où l’imagination et les
souvenirs s’entremêlent pour
brouiller les pistes. Au fond, la seule
«vérité», c’est ce petit pays tant
aimé, où la haine va peu à peu gangrener les cœurs, obligeant chacun
à prendre position.
Une impasse
de Bujumbura
Tout s’est déroulé très vite, en quelques mois, il y a une vingtaine d’années. A la façon d’un jeu de dominos fatal. Le premier président
démocratiquement élu du Burundi
est sauvagement assassiné, le pays
s’embrase. Quelques mois plus tard,
c’est au tour du dirigeant du
Rwanda voisin d’être victime d’un
attentat. Les extrémistes proches
du défunt y trouvent le prétexte
pour déclencher une solution finale
contre la minorité tutsie. Le
Rwanda sombre dans l’apocalypse.
Une déflagration qui se répercute
au Burundi voisin, qui plonge encore plus vers l’abîme.
C’est cette mécanique implacable
du «eux contre nous» que raconte le
roman, lequel réserve une surprise,
lourde de sens, assénée à la dernière
phrase. Si surprenante et tellement
déchirante. Quand on a soi-même
vécu une période aussi bouleversante, peut-on échapper à l’impérieuse nécessité de la raconter? La
vie de Gaël Faye est évidemment à
jamais marquée par cette enfance
brisée au Burundi, par le deuil et le
traumatisme du génocide au
Rwanda voisin, qui a emporté tant
de proches. Ceux de sa propre famille et de celle de sa femme, dont
les parents traquent depuis
quinze ans sans relâche les responsables du génocide, qui ont tenté de
se faire oublier et de recommencer
une nouvelle vie en France.
A table, lors des retrouvailles familiales, pourtant souvent joyeuses en
apparence, il y a toujours des fantômes qui s’invitent de manière subliminale. C’est le destin des familles
de rescapés. Et celles de Gaël et de
sa femme n’y échappent pas. Même
les prénoms qu’on choisit pour les
enfants porteront la marque de
cette mémoire qui ne vous lâche jamais. Certaines scènes du livre
s’inspirent d’ailleurs, au détail près,
d’événements qu’ont vécu ses
beaux-parents, avant ou pendant le
génocide. Mais le jeune auteur a
réussi à résister à la tentation d’un
livre dénonciateur, comme à toute
fascination pour la mort. «Je ne voulais pas faire uniquement un récit
des violences qui ont embrasé cette
région, explique Gaël. Les moments
heureux méritaient eux aussi d’être
évoqués. J’ai voulu y mettre la même
douceur que celle que j’essaye d’insuffler dans mes chansons, sans minimiser bien sûr l’impact de la tragédie.»
On retrouve dans ce premier roman
bien plus que les thèmes d’inspiration qui habitent le musicien : un
tempo, un style qui s’imposent parfois dans des formules lapidaires
(«l’Afrique a la forme d’un revolver»,
«La guerre, sans qu’on lui demande,
se charge de nous trouver un ennemi»). Elles alternent toutefois
avec des moments, magnifiques, où
le temps semble suspendu. Juste
avant le drame : «Les vieilles ne disaient rien. Maman fermait les
yeux, elle se massait les tempes. La
radio des voisins diffusait des chants
liturgiques. On entendait nos fourchettes tinter dans les assiettes». Des
instants où la vie semble en apesanteur, avant de basculer brutalement.
Est-ce propre à l’Afrique? Quand on
écrit son premier livre à Paris, pendant l’hiver 2015, d’autres événements se télescopent fatalement.
«J’ai situé l’univers du narrateur
dans une impasse de Bujumbura [la
capitale du Burundi, ndlr]», rappelle-t-il. «Mais ce n’est pas un souvenir
personnel. L’idée s’est imposée le
7 janvier 2015, le jour de l’attaque
contre Charlie Hebdo. Ce jour-là,
j’avais rendez-vous avec le cofondateur de mon groupe, qui m’a annoncé qu’il voulait mettre un terme
à notre collaboration. C’était la fin
de notre aventure, de nos projets
communs. Et pendant cette discussion très pénible, on voyait aussi défiler les tweets de plus en plus alarmistes sur l’attaque. On était
concentrés sur nos préoccupations,
alors que tout notre univers était
soudain en train d’exploser. C’est à
ce moment-là que j’ai eu l’idée de
cette impasse où habiteraient mon
héros et sa bande de copains. Un
monde clos, préservé, au départ,
d’une violence qui fait soudain ir-
ruption et bouleverse tout. La
France à ce moment-là se croyait à
l’abri du danger avant d’être projetée dans la terreur. Comme le sera le
petit monde dans lequel évolue mon
narrateur.»
Des victimes
qui nous ressemblent
A quel monde appartient-on? A celui de nos origines ou bien à celui
que le destin nous impose? Et sontils vraiment si différents ? Bujumbura-Paris, en aller simple : catapulté en France après son évacuation d’urgence, le jeune Gaël sera
souvent agacé d’être toujours réduit
aux mêmes images exotiques :
«Quand je suis arrivé en France, on
m’interrogeait sans cesse sur les baobabs et les girafes, alors que moi
j’avais grandi dans une culture dominée par Nike et Michael Jordan.»
Dans le premier chapitre du roman,
le narrateur mélancolique et tourmenté par son passé se retrouve
dans un bar où défilent les images
des réfugiés qui arrivent en masse
aux frontières de l’Europe. Encore
un autre drame qui a marqué l’année 2015. «On ne dira rien du pays
en eux», constate Gaby en observant
ces groupes de réfugiés désespérés.
A sa façon, Petit pays tente de réparer cette injustice, celle de l’ignorance ou de l’indifférence face au
passé des «autres». Mais le livre révèle aussi combien les victimes de
ces tragédies lointaines, au fond,
nous ressemblent.
Et c’est peut-être dans cette facilité
d’identification avec le narrateur et
ses amis, que réside la clé de l’engouement pour ce premier roman
d’un jeune auteur inconnu. Gaby
n’est pas un petit Africain, c’est un
enfant du monde emporté par la
fureur du destin. Notre hantise
commune. Une fois la saison des
prix et promotions achevée, Gaël
Faye repartira pour Kigali au
Rwanda. Retrouver sa femme et ses
deux enfants. Il y est heureux, apprécie le retour à la paix dans ce
pays qui s’est reconstruit de manière impressionnante. Seule ombre au tableau: depuis le printemps
2015, le Burundi voisin sombre à
nouveau dans la violence. L’enfer
côtoie toujours le paradis. C’est ce
que nous réserve, trop souvent, notre époque tourmentée. Là-bas
comme ici. •
46 u
POCHES
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
HERMAN BANG
MIKAËL
Traduit du danois
et présenté par
Elena Balzamo.
Préface de Klaus Mann.
Libretto, 268 pp., 9,70 €.
«Mikaël traversa à grands
pas le salon blanc, tira
le rideau persan qui
le séparait du fumoir.
Il n’alla pas loin : appuyé
contre le chambranle,
il éclata en sanglots
convulsifs qui secouèrent
tout son corps.»
L’Etranger familier
La «biographie» du
premier roman d’Albert
Camus par l’Américaine
Alice Kaplan
Fitzgerald le magnifique
L’hommage en plan
serré de Stewart O’Nan
à l’auteur de «Gatsby»
Par ELISABETH FRANCK­DUMAS
Par PHILIPPE LANÇON
D
I
eux ans après Meursault,
contre-enquête de Kamel
Daoud, qui donna un nom
et une famille à «l’Arabe»
du roman d’Albert Camus, l’universitaire
américaine Alice Kaplan (Trois Américaines à Paris, l’Interprète) a rédigé une
«biographie» de l’Etranger. Le projet est
résumé aux premières pages: «Accompagner Camus, mois après mois, comme si
je regardais par-dessus son épaule», alors
que l’écrivain envisage, rédige, puis parvient à faire publier son roman, depuis
Oran, au beau milieu de la Seconde
Guerre mondiale.
Si les grands livres déroulent toujours de
grandes bibliographies, l’Etranger est assurément un livre immense : on ne
compte plus ses inépuisables exégèses.
Mais dans le cas de Kamel Daoud comme
d’Alice Kaplan, la démarche est novatrice, bien que fort différente. Ce qui
porte les deux livres, c’est une remise à
plat du chef-d’œuvre, et peut-être
n’est-ce pas un hasard si ces deux écrivains ne sont pas français.
Dans En quête de «l’Etranger», on retrouve les qualités qui avaient fait le mérite d’Intelligence avec l’ennemi, livre
qu’Alice Kaplan avait consacré au procès
de Robert Brasillach : enquête minutieuse, mise en perspective des faits historiques, allant de la narration. Si le livre
pêche parfois par là aussi, avec sa pédagogie très appuyée, c’est sans doute qu’il
est également destiné à un public d’étudiants étrangers. Et ce n’est pas bien
grave : le reste est passionnant.
Meurtre sous le soleil. La rédaction
de l’Etranger fut assez aisée. «Il était tout
tracé en moi», écrira Camus à sa fiancée,
après l’avoir terminé, à l’âge de 26 ans, le
1er mai 1940. Mais avant cela, l’écrivain
aura essuyé les plâtres d’un livre trop démonstratif, la Mort heureuse, dont ses
proches ne lui firent pas l’économie des
critiques. Comment est-il alors parvenu
à ce style simple, épuré et pourtant sensuel, qui fait la particularité de l’Etranger? Alice Kaplan suit les différentes étapes du manuscrit, montrant à quels
endroits la profession de chroniqueur judiciaire que Camus a exercée a pu lui
fournir du matériau brut, et de quelle
manière ses lectures, notamment le Facteur sonne toujours deux fois, de James
M. Cain, l’ont conduit à plus de simpli-
cité. Elle évoque aussi une rixe, sur une
plage réservée aux Européens, entre un
ami français et un Arabe armé d’un couteau, miroir imparfait de la scène du
meurtre sous le soleil.
En filigrane, est brossé un tableau de la
vie à Alger et à Oran à la fin des années 30 et au début des années 40 –pas
la même, évidemment, pour les Français
et pour les «Indigènes» musulmans– et
un portrait des amis ou relations ayant
accompagné l’écriture et la publication
du livre, sur les deux rives de la Méditerranée: Sartre, Malraux, Elsa Triolet. Ou
encore du généreux Pascal Pia, directeur
d’Alger Républicain, qui embaucha Camus et se démena pour faire parvenir
son manuscrit à Malraux: «Son long cou
tendu vers l’avant rappelle celui d’une
tortue sortant de sa carapace, comme s’il
avait passé des heures à se pencher sur ses
articles.»
Points Total. La publication du livre,
dans une France soumise à la censure et
au rationnement de papier, fut une autre
aventure ; il est un temps question que
Camus lui-même achemine du papier
vers Paris. Alice Kaplan n’arrête pas son
livre à la publication de l’Etranger, ni
même à la mort de Camus, mais suit ses
destinées, cinématographiques, universitaires, et rappelle qu’il reste à ce jour le
livre de poche le plus vendu de l’histoire
de l’édition française. Et que les stations
Total l’offraient contre des points cadeaux en 1972 (ce que le temps file…).
Se rendant à Oran pour la rédaction de
son livre – comme désormais, elle le
souligne, beaucoup de Français d’Algérie venus retrouver des proches–, Alice
Kaplan déniche le nom de l’Arabe qui
s’était battu avec l’ami de Camus. Il s’agit
de Kaddour Touil, issu d’une grande famille locale, qui n’est pas mort ce jour-là
mais s’est marié avec une Française, est
devenu entrepreneur, et s’est acheté un
bar, le Copa Cabana. La trouvaille a
quelque chose d’émouvant, aussi cruciale que dérisoire. C’est avant tout le
souffle de la fiction qui anime les êtres
de papier. •
ALICE KAPLAN
EN QUÊTE DE «L’ÉTRANGER»
Traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Patrick Hersant.
Gallimard, 336 pp., 22 €.
l y a au moins trente-six manières de rendre hommage à un écrivain qu’on aime.
On peut recopier ses phrases dans un carnet parfumé, les répéter à tous ceux qu’on
croise, écrire sa biographie, l’enterrer sous une
thèse, le plagier malgré soi, le mettre en exergue de ses propres livres, assommer ses étudiants avec sa glose, éditer sa correspondance,
dévaliser ses fonds de tiroir, écrire des articles
sur ses inédits, donner à ses gosses les prénoms
de ses personnages, collectionner ses cravates,
fabriquer des mugs à son effigie. Aucune ne
permettra de remplacer le lecteur qu’il fit de
nous au moment où on l’a découvert.
Scénariste à gages. Pour rendre hommage au romancier américain Francis Scott
Fitzgerald, le romancier américain Stewart
O’Nan a choisi le biopic. C’est de la littérature,
mais on dirait du cinéma – ce qui tombe bien,
puisqu’on est à Hollywood, de 1937 à 1940. Ce
sont les dernières années de l’auteur de Gatsby,
mort là-bas. Il a besoin d’argent pour payer le
traitement psychiatrique de sa femme Zelda,
les études de leur fille Scottie. Mais ses nouvelles ne se vendent plus, ou se vendent mal. Il
survit donc en scénariste à gages dans la glacière industrielle des grandes compagnies. Il
croise des gens qui ne le connaissent pas, qui
l’ont oublié ou qui le croyaient mort: la gloire
accélère le temps et l’oubli. Il travaille comme
un âne, mais on change ses dialogues et son
nom ne figurera au générique que d’un seul
film: Trois camarades, de Frank Borzage. Tout
cela et le reste est parfaitement connu par les
biographies, les lettres, les articles, les carnets.
Derniers feux sur Sunset ajoute un zeste de rêve
ou de fantaisie à la mémoire de ceux qui les ont
lus, et informera les autres en les divertissant.
Si O’Nan a choisi cette dernière époque, c’est
sans doute parce qu’à tout instant Scott semble
non pas faire, mais vivre le bilan de sa vie. Il
tombe amoureux d’une échotière qui fait la
pluie et le beau temps à Hollywood, Sheilah
Graham: leurs amours difficiles est le fil rouge,
un peu trop long, du roman. Il passe Noël avec
elle, dans un bungalow californien. En regardant le ciel, il se souvient des Noëls de son enfance, les seuls qu’il ait passés chez lui: «Toutefois, dans le vent léger du désert portant le
parfum des bougainvilliers en fleur, ce paisible
passé éclairé à la lueur des bougies semblait irrémédiablement lointain, comme si rien de tout
cela n’avait jamais eu lieu.» On dirait presque
du Fitzgerald, mais ce n’en est pas tout à fait :
ce qui a eu lieu dans la mémoire de son existence a été écrit par lui, et par nul autre.
Il meurt devant Sheilah, un matin, d’une crise
Gatsby le magnifique, de Scott Fitzgerald, adapté à
cardiaque. La scène est reconstituée sur une
page à la fin du livre. Elle s’achève ainsi: «Avant
que les ténèbres ne l’engloutissent, il eut une dernière pensée pour son roman et, impuissant, il
protesta: Mais je n’ai pas fini.» Ce roman, c’est
Stahr, ou le Dernier nabab. O’Nan a tout lu, tout
regardé. Il n’invente pas les faits, mais il imagine en partant d’eux: les situations, la psychologie, les dialogues. On n’est pas allé vérifier si
les lettres qu’il paraît citer ont été fabriquées,
en partie ou entièrement, pour l’occasion. L’essentiel, dans le monde enchanté du chromo, est
que chaque détail fixe une cellophane de vraisemblance.
Le meilleur du livre est le plus léger, les scènes
de vie hollywoodienne – comme ce jugement
porté par un personnage sur Mankiewicz :
«Mank est un peu comme Jane Austen. Que ce
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
HANS FALLADA
DU BONHEUR D’ÊTRE
MORPHINOMANE
Traduit de l’allemand
par Laurence Courtois.
Folio, 412 pp., 8,20 €.
«– Vous ne vous tuerez pas. Aucun
morphinomane ne se tue exprès,
ou alors par erreur en prenant une
dose trop forte. Vous préférerez
toujours supporter les souffrances
les plus insensées que d’abandonner
une chance sur mille d’obtenir,
peut-être, encore, une injection. Non,
vous n’allez pas vous tuer.»
C’était au temps de la prohibition. L’écrivain remarque que l’haleine de l’acteur, «bien qu’on fût
techniquement le matin, exhalait déjà le parfum médicinal du genièvre. Sur la table entre
leurs deux sièges, étaient posés deux hauts verres de cocktail, un seau de glace et un cendrier
en cristal empli de mégots». Du cinéma, donc,
et plus précisément une caresse sépia rappelant le dernier film de Woody Allen, Café Society.
Hemingway… Contrairement à Bogart,
soit Hitler, Franco ou Mussolini, à la fin, ils se
marient tous et ils ont beaucoup d’enfants.»
L’écrivain habite dans le roman où il habita dans
la vie, au Jardin d’Allah, fameux hôtel pour forçats de luxe où il ne cesse de croiser Bogart et
sa femme Mayo, passablement alcoolisés. Scène
d’entrée: «En maillot de bain, Bogart ressemblait à une poupée musclée, la tête trop grosse
pour le corps. Il s’avança en sautillant pour saluer Scott, dont il serra énergiquement la main
en lui décrochant son célèbre sourire de mauvais
garçon un peu détraqué.
– Hé bien, hé bien, Scott Fitzgerald… Vous ne
vous souvenez pas de moi, n’est-ce pas ?»
Fitzgerald a été célèbre à vingt ans, il ne l’est
plus, Bogart a trois ans de moins et il ne l’est pas
encore. Il lui rappelle qu’ils se sont cognés dessus dans les vestiaires du Coconut Grove.
«On distingue les contours du coussin,
celui de la malle. Le duvet, roulé serré
pour gagner de la place. Il ne fait pas
froid ici. On est bien. Ida sait
parfaitement que la noirceur finit
par refluer. Elle attend sans un mot.
Elle sait qu’une fois dans l’immeuble,
une fois sous l’escalier, on ne doit faire
aucun bruit.»
AGNÈS
DESARTHE
CE CŒUR
CHANGEANT
Points, 322 pp.,
7,30 €.
«Avant que
les ténèbres
ne l’engloutissent,
il eut une dernière
pensée pour
son roman
et, impuissant,
il protesta: Mais
je n’ai pas fini.»
l’écran en 1974. THE RONALD GRANT ARCHIVE. PHOTONONSTOP
u 47
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Fitzgerald ne boit plus (sauf quand il s’enivre).
Il l’a promis aux producteurs. Comme dit Dos
Passos, «personne n’était plus sobre que lui
quand il le voulait bien.» Bogart trouve qu’il
écrit mieux qu’Hemingway. On lui demande
ce qu’il en pense. Il n’est sûr que d’une chose,
il danse mieux. Hemingway, justement, apparaît: c’est chez l’acteur Frederic March que les
deux anciens amis se virent pour la dernière
fois, en 1937. C’est la guerre d’Espagne. Hemingway vient présenter aux stars et producteurs
le film de propagande de Joris Ivens dont il a
écrit le scénario avec Dos Passos, Terre d’Espagne, et récupérer des chèques pour le combat
républicain. Il habite chez Marlène Dietrich.
Elle parle comme un Allemand dans un film
avec Louis de Funès : «Il faut que je vous prévienne ( fous préfienne), il ne va pas fort.» Hemingway est déprimé, arrogant et, comme
d’habitude, blessé. Comme Scott, appelons-le
Ernest: «Ernest […] était vêtu d’un impeccable
complet en lin “beurre frais” qui semblait tout
droit sorti des ateliers de la MGM. Il s’avança
en boitillant jusqu’à la cheminée et fit un discours sur Franco, la Catalogne et la Défense de
Madrid.» Puis il raconte sa blessure de guerre.
Il est la star, Scott ne l’est plus, il vit comme
tant d’exilés de studios à Hollywood: «Contre
toute attente, il faisait désormais partie de
cette horde de déracinés, condamné à errer au
long des boulevards, et une fois de plus il
s’étonna d’être tombé si bas dans sa capacité
à mesurer sa propre chute.» Les deux scènes
l’opposant à Hemingway sont assez réussies,
mais on préfère l’implacable résumé qu’il en
fit dans ses Carnets : «Je parle avec l’autorité
de l’échec, Ernest avec l’autorité du succès.
Nous ne pourrons plus jamais nous asseoir à
la même table.» C’est la distance qui sépare un
roman précis, agréable, professionnel, et le
grain et l’encre d’une telle vie. •
STEWART O’NAN
DERNIERS FEUX SUR SUNSET Traduit de
l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville.
Editions de l’Olivier, 391 pp., 23 €.
L’emprise de l’Empire
L’Anglaise Jane
Gardam clôt sa trilogie
avec un «Eternel rival»
inspiré par Dickens
Par CLAIRE DEVARRIEUX
S
ans doute existe-t-il des pétitions plus sérieuses, et plus
urgentes, néanmoins les lecteurs de Jane Gardam devraient se mobiliser. Ils lui feraient savoir que sa trilogie
ne doit en aucun cas s’arrêter avec l’Eternel rival. Un article du New York Times, vieux de deux ans déjà, ne laissait-il pas entendre
qu’une suite était envisageable? Jane Gardam (née en 1928) disait s’intéresser au sort d’un personnage annexe, Isobel Ingoldby. Enfin, pas si
annexe que cela, puisque le Vieux Filth, pour qui Isobel a beaucoup
compté, lui a légué sa maison. Ingoldby, «très très âgée», en manteau
de soie rose pâle, assiste aux obsèques de Filth quand l’Eternel rival commence. Quelques mois auparavant, on se réunissait dans des circonstances identiques, pour enterrer Sir Terence Veneering, le rival, l’éternel
rival de Filth.
Tous deux étaient des avocats internationaux. Filth est l’acronyme de
«Failed In London, Try Hong Kong», «Echec à Londres, essayez Hong
Kong». Il s’appelle Sir Edward Feathers, et il est le héros du Maître des
apparences, premier volume de la trilogie. Nous l’avons connu veuf, mais
son épouse Betty, qui a aimé Veneering, déploie ses secrets dans le
tome 2, le Choix de Betty. Excentriques, conventionnels comme seuls
le sont les originaux, ils font partie de «ces chères vieilles choses» que les
voisins affectionnent. Le hasard a fait que Veneering et le vieux Filth
ont choisi, pour leur retraite, le même village du Dorset.
Parmi l’assistance, aux obsèques de Filth, les fans des deux premiers romans de la série reconnaîtront un ou deux personnages, par exemple
un nain centenaire. Des dames, aussi, qu’on a déjà vues, peut-être, on
n’est pas sûr. Ainsi Dulcie, qui arbore un chapeau avec des plumes: «Elle
l’avait acheté à Bond Street quarante ans auparavant pour la fête d’anniversaire de la reine à Dar es Salaam, où son mari exerçait son métier de
juge – un homme facile à vivre et toujours content, même en cas de pendaison.» Dulcie va être un important rôle secondaire dans l’Eternel rival,
en compagnie de Fiscal-Smith, dont nul ne sait le prénom. On les retrouvera un matin, frigorifiés, dans l’église fermée à clé, affublés de vêtements
sacerdotaux, tels deux vieux enfants.
«Et tout le monde se mit à chanter: “Je me voue à Toi mon pays.” Pays qui,
pour le Vieux Filth, né au bord de la Rivière noire dans les jungles de Malaisie, serré dans les bras d’une fillette, son ayah, bercé pour son bonheur
par les bruits nocturnes de l’eau, des arbres et d’invisibles créatures, surveillé par différents dieux, n’avait de toute façon jamais été l’Angleterre.»
Filth et Betty étaient des «orphelins du Raj» à la Kipling, ils devinrent
comme des vestiges de l’Empire. Fiscal-Smith et Veneering, quant à eux,
sont originaires des côtes glaciales du nord-est de l’Angleterre. Ils viennent plutôt de Dickens – Terence Veneering, qui a un nom russe, tient
son pseudonyme d’un personnage de l’Ami commun. Smith est le fils
du directeur de l’école. Le jeune Terence l’aime bien, de loin, sans savoir
qu’il aura une place dans sa vie. Refuser la naphtaline, saisir les individus
dans la vivacité du présent, les transporter dans l’avenir d’un coup de
baguette magique, inventer des rapprochements délectables: l’art de
Jane Gardam, à quoi on ajoutera la malice, qualité fondamentale de «ces
chères vieilles choses» que sont les grandes romancières anglaises.
Pendant les terribles années 30, une femme couverte de poussière noire
sillonne les rues de Herringfleet, avec son âne. C’est la mère de Veneering, Veneering à qui l’Eternel rival est consacré. «Elle trimballait les
sacs dans les caves à charbon ou déversait les boulets par les vasistas des
écuries. Elle prenait l’argent et le jetait dans une bourse en cuir accrochée
à la corde qui lui servait de ceinture. Elle adorait son travail.» •
JANE GARDAM L’ETERNEL RIVAL Traduit de l’anglais par Françoise
Adelstain. Lattès, 252 pp., 20,90 €.
48 u
POCHES
LETTRES
PAUL CÉZANNE
ÉMILE ZOLA
LETTRES CROISÉES
1858-1887, édition établie,
présentée et annotée par
Henri Mitterand. Gallimard,
460 pp., 22,50 €.
Contrairement à ce qu’on
croyait, Cézanne et Zola, qui
s’étaient connus adolescents
au lycée d’Aix, ne se sont pas
brouillés en 1886 après la parution de l’Œuvre, roman sur
l’échec d’un peintre. C’est la
révélation de cette édition,
conduite par Henri Mitterand. Le document qui
change tout est une missive
de 1887 retrouvée en 2013, qui
accuse réception de la Terre
dans les termes amicaux habituels, ceux que le peintre a
alignés à chaque envoi d’un
volume des Rougon-Macquart. Cézanne était souffrant quand il a reçu Germinal en mars 1885, «mais la
tête s’est calmée, et je vais sur
les collines promener, où je
vois de beaux spectacles de
panorama. Je te souhaite
bonne santé, pensant que
le reste ne te manque
point». Cl.D.
ROMANS
CHLOÉ THOMAS
NOS LIEUX COMMUNS
Gallimard, 176 pp., 16,50 €.
Nos lieux communs est un
premier roman, il cherche
l’écart et trouve la redite, il
s’émancipe en reproduisant
et en le faisant savoir. À la fin
des années 70, Bernard et
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
RENAUD DE
ROCHEBRUNE et
BENJAMIN STORA
LA GUERRE D’ALGÉRIE
VUE PAR LES ALGÉRIENS,
TOME 1 (Des origines
à la bataille d’Alger)
Folio, 626 pp., 9,20 €.
Marie se choisissent un destin et partent «s’établir» en
usine. Un enfant arrive vite
et, aussi vite, Marie disparaît. Jeanne, la compagne du
fils abandonné, hérite de
cette histoire et entreprend
de la démêler. Elle le fait
avec les outils reçus en partage de cette génération.
«Eux» et «Nous» se croisent
dans les «canons compliqués» de la filiation biologique, sociale et intellectuelle.
Comme ces codes-là lui sont
acquis, elle sape délibérément les discours utopiques
et son propre geste de démolition. Il n’y a bientôt plus
que des traces, des «ritournelles» et la rhétorique deleuzienne en musique de
fond. Et comme on lui a appris à même se méfier de ce
lyrisme, elle écrit depuis la
seule place libre qu’«Eux» lèguent, cette grande «vacance», les marges de ce «palimpseste usé», où ils liront
parfois : on vous le
laisse. L.d.C.
BERNARD CHAMBAZ
À TOMBEAU OUVERT
Stock, 206 pp., 18 €.
Cela démarre en trombe,
avec l’accident d’Ayrton
Senna à Imola, le
1er mai 1994 devant deux
milliards de téléspectateurs,
mais, en réalité, le roman
semble décoller lentement.
Ce n’est pas exactement une
biographie du coureur de
Formule 1, sorte d’Achille de
la vitesse de notre époque,
plutôt un projet plus sensible. L’auteur, qui a perdu son
fils en 2003 dans un accident de voiture, reconstitue
le parcours du champion
avant l’accident fatal, en y
mêlant l’histoire d’autres pilotes géniaux (Lorenzo Bandini, Tazio Nuvolari…) et des
rencontres imaginaires
posthumes (Fangio). Même
le béotien se laisse gagner
par l’héroïsation de ces sportifs, leur passion de la vi-
«Tout a commencé
dès après
le débarquement
en Algérie de l’armée
française, transportée
par une immense flotte
de 670 bâtiments, à l’orée
de l’été 1830 à Sidi
Ferruch, près d’Alger.»
tesse et le dilemme du faceà-face avec la mort. «Ayrton
sent avec une acuité particulière la Mort le cerner. Sa
proximité ne lui fait pas
peur. A l’inverse de la plupart des pilotes, il n’hésite
pas en parler et il en parle
sans baisser les yeux.» C’est
là tout l’intérêt d’A tombeau
ouvert: donner de la chair et
de l’âme à la déflagration
médiatique et iconique
d’Imola. F.Rl.
FERDINAND
VON SCHIRACH
TABOU
Traduit de l’allemand
par Olivier Le Lay,
Gallimard, 228 pp., 19 €.
L’histoire
commence
en 1838 à Paris, elle se finira
presque deux siècles plus
tard, après avoir entraîné le
lecteur dans une bonne
moitié de l’Europe. Le photographe Sebastian von Eschburg s’est accusé d’un
meurtre, mais le corps de la
victime n’a jamais été retrouvé et son avocat s’efforce de prouver son innocence. A quoi rime cette
histoire ? Une expérimentation artistique? Une bouffée
délirante ? «C’est à cet instant que nous comprenons :
nous ne voyons jamais que
notre reflet dans le miroir.»
Ce livre étrange, entre polar
et essai, nous fait réfléchir
sur le rôle de la réalité et de
sa représentation. Son
auteur est un Allemand né
en 1964 qui est aussi avocat
à Berlin. N.L.
Jean-Claude Dunyach avec
ce septième recueil qui comprend… sept nouvelles publiées dans des revues entre
2005 et 2015. Il y est beaucoup question de magie, de
celle qui invite à regarder
autrement le monde et à
pousser plus loin les potentialités en germe dans la réalité. La magie ? «Elle n’existe
pas c’est vrai. Mais on peut la
créer. Cela demande beaucoup d’énergie, et de temps,
pour un résultat qui varie selon les gens», souligne le
voyageur du Clin d’œil du héron, qui a réussi à en infuser
un peu dans la nuit d’Amsterdam. «Perspectives de
fuite» semble descendre en
directe ligne du Crash ! de
Ballard, en donnant un objet
artistique à la sexualité «nanobiotique». L’informatique,
spécialité de Dunyach, traverse certains textes, toujours au service d’une douce
poésie, qui voit une doctorante enceinte repérer un
dieu de 16 grammes dans la
galaxie ou des saltimbanques se sentir pousser dans
le dos des ailes en vraies
plumes. F.Rl.
ces patients ou des lecteurs
de Psychologies Magazine,
Tobie Nathan a reçu des centaines de récits de rêves : il
en décrit beaucoup dans le
présent ouvrage, dans le but
d’«exposer au plus grand
nombre la façon de s’approprier les conseils surgis des
ténèbres», sans évidemment
offrir un improbable «dictionnaire des symboles» ni
imposer des significations
toutes faites –le sens intime
n’appartenant qu’au seul rêveur– mais, simplement, en
indiquant des «chemins»
possibles sur la voie de
l’«aiguisement de l’esprit»
que provoque le travail du
rêve. R.M.
PSYCHOLOGIE
On connaît l’histoire des
«Cinq de Cambridge», ces intellectuels anglais qui, par
idéalisme, sont devenus des
espions au service du KGB
dans les années 40 et 50. Ce
livre nous apprend qu’il y
avait aussi Bruno Pontecorvo, brillant physicien
italien, spécialiste des neutrinos, élève de l’Italien Enrico Fermi et des Français
Irène et Frédéric Joliot-Curie. Très bel homme, séducteur, un peu trouble, Pontecorvo a été accusé d’avoir
– en liaison avec Kim Philby
(l’un des Cinq) – trahi les secrets atomiques des pays occidentaux. Etait-il un espion ? Il l’a toujours nié,
même si, après avoir disparu
d’Angleterre avec femme et
enfants en 1950, il est réapparu cinq ans plus tard à
Moscou. Une passionnante
histoire de science et d’espionnage. C’est aussi une
histoire de l’Europe de
l’après-guerre. N.L.
TOBIE NATHAN
LES SECRETS DE VOS
RÊVES, Odile Jacob,
314 pp., 22,90 €.
PHILOSOPHIE
CATHERINE CHALIER
LA GRAVITÉ DE L’AMOUR.
PHILOSOPHIE ET
SPIRITUALITÉ JUIVES
PUF, 240 pp., 27 €.
NOUVELLES
JEAN-CLAUDE DUNYACH
LE CLIN D’ŒIL DU HÉRON
L’Atalante, «La dentelle du
cygne», 141 pp., 10,50 €.
La maison d’édition nantaise
L’Atalante continue la publication des nouvelles de
l’écrivain de science-fiction
que s’est établie une longue
tradition, faite d’incompréhensions, de polémiques et
de suspicions, quant à «la
possibilité pour le judaïsme
de s’ouvrir à l’amour, à celui
de Dieu et à celui de tous les
êtres humains», dont le
christianisme s’est réservé la
prérogative et qu’il a prêché
comme une «bonne nouvelle» restée «inconnue des
juifs jusqu’à la venue de Jésus». Si la Loi à laquelle le judaïsme se soumet parvenait
à «contraindre les cœurs et à
prévenir frondes contre Dieu
et injustices envers le prochain», les actes qu’elle inspirerait ne feraient que répondre à une «prescription
extérieure» et n’auraient
– Kant le répétera à l’envi –
aucune vertu morale, ne seraient en aucun cas des actes
amour. C’est contre cette occultation de la «dimension
d’amour du judaïsme» que se
lève la voix fervente et ferme
de Catherine Chalier, philosophe, professeur émérite à
l’université Paris Ouest Nanterre, qui par une lecture très
fine des textes de la philosophie et de la spiritualité juives atteste «les liens entre
l’amour et les mitsvot (préceptes)» et montre en quel
sens s’entend la «gravité» de
l’amour, qu’il s’adresse à
Dieu ou à autrui. R.M.
La loi et l’amour. Si c’étaient
deux empires, le judaïsme
serait sous le premier, et le
christianisme sous le second. C’est ainsi, du moins,
Rêver est une chance. Dans
son travail de psychologue
ou d’ethnopsychiatre, Tobie
Nathan n’a cessé de constater que les rêves «dessinaient
un chemin parsemé de pensées riches et complexes»,
dont tous les hommes,
quelle que soit leur culture,
pouvaient faire trésor pour
«saisir de façon nouvelle des
problèmes de leur vie». De
ENQUÊTE
FRANK CLOSE
LE MYSTÈRE
PONTECORVO
Traduit de l’anglais
par Bénédicte Leclercq,
Flammarion, 458 pp., 25 €.
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
«Reste que cette fringale de tétins
fraisiers devait marquer toute
la culture française. On offre la fraise
entre deux doigts chez Fragonard,
on en froisse une variété inédite chez
Sade (les deux boutons du sein de
Justine), on la présente même dans
un panier, et dans des dimensions
étourdissantes, chez Chardin.»
JEAN-LUC HENNIG
DICTIONNAIRE
LITTÉRAIRE ET
ÉROTIQUE DES FRUITS
ET LÉGUMES Pocket
«Agora», 684 pp., 13 €.
u 49
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«Ensuite, nous mangeâmes
une glace. L’impératrice aimait
tout particulièrement
ce rafraîchissement, étant plutôt
excentrique dans le choix de ses
aliments. C’était le lait qu’elle
appréciait avec le plus de constance.
Certains jours, elle ne se nourrissait
que de lait, d’autres jours d’oranges.»
IRMA SZTÀRAY
MES ANNÉES AVEC SISSI
Traduit de l’allemand
par Michèle Valencia.
Edition française préfacée
et annotée par Mario Pasa.
Petite Bibliothèque Payot,
238 pp., 8,70 €.
Mort de
Gilles
Carpentier
LIBRAIRIE ÉPHÉMÈRE
Autant en emporte
le temps
Il était l’éditeur, au Seuil,
d’Agota Kristof – c’est lui
qui avait le premier repéré
le Grand Cahier (1986).
Gilles Carpentier est mort
le 16 septembre à 66 ans.
Aux éditions du Seuil, où il
a œuvré de 1981 à 2003,
il était l’interlocuteur des
grands auteurs de la
francophonie africaine,
Ahmadou Kourouma,
Sony Labou Tansi, Tierno
Monénembo… Il était luimême écrivain, auteur
de six romans.
Par LAURENCE ISNARD Conservateur du patrimoine
F
redrik Welin, 70 ans, ancien chirurgien, vit seul sur une
île de la Baltique. C’est l’automne. Peu après s’être endormi, il se réveille en sursaut. Sa maison brûle. Il a juste
le temps d’en sortir et de sauver sa peau. Au petit matin,
il a tout perdu. Cette maison, construite par ses grands-parents, rassemblait tous ses souvenirs d’enfance. Chaque objet avait un sens
et une mémoire. Après l’incendie, il ne lui reste rien et il se sent trop
vieux pour recommencer. Voilà le point de départ du dernier roman
d’Henning Mankell : la situation sans issue et sans avenir où se
trouve Fredrik Welin, que certains lecteurs ont pu découvrir quelques années auparavant dans les Chaussures italiennes.
Pourtant la vie continue. Installé dans la caravane de sa fille, Welin
résiste au quotidien et refait surface peu à peu. Des souvenirs reviennent, portés par les rares objets qui ont subsisté au sinistre, certains
éclairent même d’une nouvelle lumière le passé. Et puis il y a des
rencontres sensibles. Notamment avec sa fille Louise dont il sait très
peu de choses mais que le drame d’une certaine façon va rapprocher;
et avec Lisa Modin, jeune journaliste qui réveille un désir qu’il croyait
éteint. «L’enjeu du temps pour moi désormais était de ne pas gaspiller
le peu qui m’en restait.»
Le récit, construit comme un thriller jusqu’au dénouement, est plein
de surprises. L’écriture est sobre, pertinente et en prise avec le monde
dans lequel on vit. Paris, où Welin est amené à faire un bref séjour,
est décrit sans les clichés que l’on trouve parfois dans certains romans. Mankell relève notamment la misère de plus en plus visible
dans les rues de la capitale.
Ce roman posthume est une méditation sur le caractère insaisissable
de la vie. Fredrik Welin l’exprime ainsi dans son monologue intérieur:
«J’ai compris que ma conception de l’existence avait toujours reposé
sur une idée fausse.» Mankell le note sous une autre forme dans sa
postface, «la vérité est à jamais provisoire et changeante». •
HENNING MANKELL LES BOTTES SUÉDOISES
Traduit du suédois par Anna Gibson. Seuil, 368 pp., 22 €.
VENTES
Classement datalib
des meilleures ventes
de livres (semaine
du 16 au 22 septembre)
ÉVOLUTION
1
(1)
2 (18)
3
(5)
4 (16)
5
(9)
6
(4)
7
(2)
8
(7)
9
(6)
10 (12)
Israël
à Paris
Henning Mankell, ici en 2010, est mort en octobre 2015.
TITRE
Petit Pays
Désorientale
Les Lois naturelles de l’enfant
Dieu n’habite pas La Havane
La Succession
Continuer
Ecoutez nos défaites
L’Homme qui voyait à travers les visages
Chanson douce
L’Archipel d’une autre vie
Une révolution tranquille met sens dessus dessous le classement des meilleures ventes en littérature française dans
les librairies. Le numéro 1, Gaël Faye, est né au Burundi
en 1982 (lire pages 43-45), il est arrivé en France à l’âge
de 13 ans. Numéro 2, Négar Djavadi, née en Iran en 1969,
est arrivée en France à l’âge de 11 ans. Le tiercé de tête est
complété par un professeur des écoles, Céline Alvarez, qui
n’est pas romancière, mais tient son nom des origines espagnoles de son père.
AUTEUR
Gaël Faye
Négar Djavadi
Céline Alvarez
Yasmina Khadra
Jean-Paul Dubois
Laurent Mauvignier
Laurent Gaudé
Eric-Emmanuel Schmitt
Leïla Slimani
Andreï Makine
ÉDITEUR
Grasset
Liana Levi
Les Arènes
Julliard
L’Olivier
Minuit
Actes Sud
Albin Michel
Gallimard
Seuil
Yasmina Khadra, né en 1955, ancien officier de l’armée algérienne, s’est installé en France, à Aix-en-Provence,
en 2001. Leïla Slimani est née au Maroc en 1981. Elle est
venue faire ses études à Paris en 1999. Andreï Makine, arrivé en 1987, est né en 1957 à Divnogorsk (région de Krasnoïarsk, Sibérie centrale), URSS, ainsi que l’indique sa fiche sur le site de l’Académie française, où il a été élu, en
mars, au fauteuil d’Assia Djebar. Il sera reçu le 15 décembre
prochain par Dominique Fernandez. Cl.D.
PHOTO J. BONNET
SORTIE
24/08/2016
25/08/2016
31/08/2016
18/08/2016
18/08/2016
01/09/2016
17/08/2016
31/08/2016
18/08/2016
18/08/2016
VENTES
100
97
94
86
76
71
66
60
55
49
Source: Datalib et l’Adelc, d’après un
panel de 246 librairies indépendantes
de premier niveau. Classement des
nouveautés relevé (hors poche, scolaire,
guides, jeux, etc.) sur un total de
98 406 titres différents. Entre
parenthèses, le rang tenu par le livre
la semaine précédente. En gras, les
ventes du livre rapportées, en base 100,
à celles du leader. Exemple : les ventes
de Désorientale représentent 97 %
de celles de Petit Pays.
Le premier festival Lettres
d’Israël organise la venue
de plusieurs écrivains.
Le 26 septembre, à la
Société des gens de lettres,
un débat réunit à 19 heures
trois traductrices de
l’hébreu, Sylvie Cohen,
Rosie Pinhas-Delpuech,
et Laurence Sendrowicz.
Rencontre à 20 heures
avec Meir Shalev. Le 27,
à 20 h 30, à la Maison de la
Poésie, Orly Castel-Bloom
s’entretient avec Paul
Jacques. Le 28, à 19 heures,
rencontre avec
Eshkol Nevo.
www.lettresdisrael.fr
Autres
soirées
Chloé Delaume signe les
Sorcières de la République
(Seuil) ce samedi
à 18 heures à la librairie
les Cahiers de Colette
(23-25, rue Rambuteau
75004). Une vingtaine
d’éditeurs indépendants
seront au salon du livre
Raccord(s) le 25 septembre
à La Bellevilloise de
11 heures à 20 heures
(19-21, rue Boyer, 75020).
Frédéric Gros présente
Possédées (Albin Michel)
le 28 à 18 h 30 à la librairie
Compagnie (58, rue des
Ecoles, 75005).
50 u
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Navette spéciale
Le dernier vol
spatial habité,
par Christine
Montalbetti
Par NATALIE LEVISALLES
C
e livre raconte le voyage de la
dernière navette habitée vers la
Station spatiale internationale
en 2011. Le personnage central
est l’astronaute américaine Sandra Magnus,
mais il est aussi beaucoup question de ses trois
compagnons, Fergie, Doug et Rex, et de quelques autres. Drôle de projet que ce livre, mais
ça fonctionne. Et drôle d’idée de l’appeler un
roman, mais l’auteur s’en explique (dans le
texte). «C’est un roman dont la contrainte a été
que chaque détail soit véritable, dans l’idée que
tant d’exactitude devait produire un effet. Je
ne sais pas au juste lequel.» Le ton est là, un
mélange d’hyperréalisme et de drôlerie. Christine Montalbetti a passé des heures, sans
doute des nuits, à plonger dans les archives de
la Nasa, à regarder des vidéos de la vie des astronautes dans la navette puis dans la Station
internationale. C’est excitant à lire parce que
c’est l’aventure spatiale comme si vous y étiez.
Il n’y a pas tellement de romans qui aient ce
cadre (on ne parle pas de la science-fiction).
Page après page, on commence à sentir, un
peu, ce que ça peut faire de vivre dans l’espace.
Parfois on oublie presque qu’on a un corps, on
se sent «une conscience flottante», dit un astronaute.
Parfois, Montalbetti écrit comme si, condamnée à commenter un interminable mariage
royal, elle était obligée de donner des tonnes
de détails d’un intérêt variable et se laissait
aller à des commentaires personnels et incongrus, du genre: «Cette remarque nous éloigne
un peu de notre sortie du jour, mais elle me
permet de glisser ici, vous l’avez peut-être deviné, un souvenir de vacances (j’en profite pour
dire vite fait un petit bonjour à Betsy et à son
mari).» Sinon, elle nous raconte le mal de l’espace et les antiémétiques, la conversation
avec Obama qui fait des blagues d’un goût
moyen, les couches-culottes pour les sorties
dans l’espace (indispensables) et les problèmes de sommeil (ceux qui ont besoin de sentir la toile du sac de couchage et ceux pour qui
c’est un bonheur de flotter). On apprend
qu’avant chaque départ de navette, les astronautes font un poker. L’idée est que «le commandant doit laisser ici sa mauvaise chance,
plutôt que de l’emporter avec lui. Les parties
se succèdent jusqu’à ce qu’il perde». Et les expériences culinaires: Samantha se lance dans
les saucisses-cornbread et la sauce oignon-ailhuile d’olive. Un tour de force gastronomique
qui demande ingéniosité et patience.
Il y a aussi des moments d’une grâce un peu
comique. Quand les quatre Américains rejoignent dans la Station spatiale les six astronautes qui s’y trouvent depuis des mois, «des êtres
en chaussettes qui se congratulent avec des
gestes élastiques, dans des embrassades joyeuses et lentes… c’est très joli, cette chorégraphie
d’étreintes flottantes, souples et légères». Hélas, de retour sur Terre, la vie est plus compliquée, il faut retrouver la foule, et le corps a
perdu ses habitudes terrestres. «Ici-bas, le
pouvoir de flotter vous est brutalement retiré…
Il faudra faire aussi avec l’immobilité intimidante des objets autour de soi.» •
CHRISTINE MONTALBETTI LA VIE EST
FAITE DE CES TOUTES PETITES CHOSES
P.O.L, 334 pp., 17,50 €.
Un éleveur de chevaux àl’œuvre, à proximité de Bichkek, capitale du Kirghizistan. PHOTO VLADIMIR PIROGOV. REUTERS
POURQUOI ÇA MARCHE
Risques et périple Une mère et
son ado en rando au Kirghizistan,
par Laurent Mauvignier
Par CLAIRE DEVARRIEUX
R
emarqué par les
jurys des prix littéraires, dont ceux
du Goncourt et du
Femina, Continuer est un des
francs succès de la rentrée. Ce
nouveau roman de Laurent
Mauvignier raconte comment
une mère emmène son fils vivre
trois mois à cheval dans les
montagnes kirghizes afin de le
remettre dans le droit chemin,
et de s’y retrouver, elle aussi.
Il s’agit d’un livre étonnant, à la
fois formidable et exaspérant,
qu’on ne peut pas lâcher avant
de l’avoir terminé.
1 Qu’a fait le fils
pour mériter ça ?
Il s’appelle Samuel, comme Beckett. Sa mère, Sibylle, a toujours
pensé qu’elle donnerait à ses enfants des prénoms d’écrivains,
«parce qu’ils lui ont si souvent
donné la force de tenir quand la
méchanceté autour d’elle se faisait trop violente, quand elle sentait qu’elle allait s’effondrer,
qu’elle leur doit bien ça». A la fin,
la même expression reviendra à
propos des chevaux, de ce qu’on
leur «doit». Samuel, 16 ans, a fait
une connerie. Pardon pour ce
vocabulaire relâché, mais Laurent Mauvignier use d’expressions triviales, dans la mesure
où elles sont courantes. Quand
Sibylle récupère son fils au commissariat, après une nuit d’angoisse, elle dit: «Pourquoi tu ne
m’as pas laissé de message ?
C’était bon de savoir que j’étais
comme une conne à t’attendre?»
Sibylle sait que Benoît, père de
Samuel, se vante de l’avoir larguée, d’avoir choisi «de la laisser
dans sa merde».
Samuel et ses copains ont mis à
sac une maison de «bourges» de
leur âge qui faisaient une fête.
Passe encore. Mais il a failli laisser faire un viol, deux potes à lui
s’en prenant à une fille que luimême désirait. Samuel n’est pas
fier de lui. Il n’est fier de rien.
Surtout pas de sa mère –dont le
thème est assorti, honte, mépris, mais retournés contre soi,
sans l’agressivité du garçon. Samuel est contraint de partir. Sinon, c’était l’option paternelle:
le pensionnat. Comme Laurent
Mauvignier alterne les points de
vue, nous sommes au plus près
de ce que ressent l’adolescent, le
bloc de haine qui l’écrase, son
désir de meurtre, que ça se passe
mal. Ce désir mortifère, relayé
par les risques de la randonnée
– une vilaine rencontre, un marécage – maintient magistralement la tension du roman.
2 C’est dangereux,
le Kirghizistan ?
En fait, «les Kirghizes sont un
peuple ouvert et généreux».
Beaucoup de sourires seront
échangés entre Sibylle et la population locale. Samuel, qui déteste les musulmans, se conduit
plus ou moins bien. En pleine
soirée arrosée, se sentant en
confiance, il ose: «–Toute façon
les musulmans c’est quand même
eux les plus violents.» Fini de
rire. C’est contre ce genre d’attitude, de pensée raciste, «cette
merde», que se bat Sibylle.
Quand la défense des valeurs de
gauche fait irruption dans le récit, et devient explicite, l’effet,
pour le lecteur, est dégrisant.
Mais ce n’est pas si simple.
La mère de Samuel revient de
loin. Sa vie a été cassée en deux
par un attentat. Ensuite, pendant cinq ans, «Sibylle ne supporte pas d’échanger un regard
avec un Arabe, ou quelqu’un qui
pourrait lui donner l’impression
de l’être». Le travail qu’elle a accompli sur elle-même, elle veut
que Samuel l’entame. Qu’il comprenne que «tout vient de la
peur de l’autre», et qu’il s’agit en
fait de la peur de soi. La chevauchée dans les montagnes kirghizes, avec son alternance d’exaltation et d’abattement, remet en
place la mémoire de Sibylle.
nes et les romans. Il s’est toujours mal comporté avec Sibylle,
la rabaissant, la baisant quand
elle n’en avait pas envie, la trompant. Il a poussé au suicide une
de ses maîtresses – encore une
victime – raison pour laquelle
Sibylle l’a quitté.
4 Pourquoi continuer?
On peut lire et relire Continuer, l’émotion monte chaque
fois aux mêmes endroits, radicale. Dans les passages où Laurent Mauvignier nous surveille
d’un œil sévère, la tentation est
grande de mettre un pied à
terre. Mais, après tout, cela ne
nous fait pas de mal, un auteur
qui ne craint pas les sentiments,
ni la morale. On recopie une
phrase: «Elle ne pouvait pas accepter de voir son fils sombrer
dans la délinquance parce qu’il
pensait que sa vie n’avait aucun
sens ni aucune importance.» •
3 S’agit-il d’un roman
féministe ?
Sibylle est une mère d’autant
plus exemplaire qu’il n’en a pas
toujours été ainsi, elle s’est laissée aller: peignoir, cheveux ternes, bières, clopes, télévision. Si
Continuer était un roman féministe, ces mauvaises habitudes
seraient portées au crédit de
l’héroïne. Quant à son ex-mari,
il vient grossir la cohorte des
pervers qui hantent les magazi-
LAURENT MAUVIGNIER
CONTINUER
Minuit, 240 pp., 17 €.
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
CARNET D’ÉCHECS
a la tele ce SAMEDI
TF1
FRANCE 4
NT1
20h55. The voice kids.
Divertissement. 23h40. New
York Unité Spéciale. Série.
3 épisodes. Avec : Mariska
Hargitay, Christopher Meloni.
20h55. Fort Boyard. Jeu.
22h45. Seuls à la maison.
Divertissement. 0h20. Monte
le son, le live. Spectacle.
20h55. Chroniques
criminelles. Magazine.
22h55. Chroniques
criminelles. Magazine.
FRANCE 2
20h55. Le plus grand cabaret
du monde. Divertissement.
23h15. On n’est pas couché.
Divertissement. 2h35. Hier,
aujourd’hui et demain. Film.
FRANCE 3
20h55. Meurtres à la Ciotat.
Téléfilm. Avec : Elodie Varlet,
Philippe Bas. 22h30. Météo.
22h35. Soir 3. 22h55. Les
tourtereaux divorcent.
Téléfilm. Avec : Sébastien
Knafo, Daniel Russo.
CANAL +
20h55. Hitman : agent 47.
Film d'action. Avec : Rupert
Friend, Zachary Quinto.
22h30. Braquo. Série.
2 épisodes Avec : Jean-Hugues
Anglade, Joseph Malerba.
ARTE
20h50. Mowgli et les enfants
sauvages. Doc. 21h45. Marina
Chapman. Doc. 22h40. La
césarienne : une pratique
controversée. Doc. 23h35.
Meurtres à Sandhamn. Série.
M6
21h00. NCIS : NouvelleOrléans. Série. 2 épisodes.
Avec : Scott Bakula, Zoe
McLellan. 22h40. NCIS :
Nouvelle-Orléans. Série.
3 épisodes.
FRANCE 5
CSTAR
20h50. Échappées belles.
Doc. 22h20. Échappées
belles. Doc. 23h50.
L’oeil et la main. Doc.
20h50. Le zap. Divertissement. 23h45. Enquête
très spéciale. Magazine.
PARIS PREMIÈRE
20h45. Le grand gala de
l’humour politique. Spectacle.
22h30. La revue de presse.
Spectacle. 1h20. Les caméras
cachées de François
l’embrouille.
TMC
20h55. DC : Legends of
tomorrow. Série. 3 épisodes.
Avec : Brandon Routh, Caity
Lotz. 23h35. The Walking
Dead. Série. 3 épisodes.
Avec : Andrew Lincoln, Sarah
Wayne Callies.
W9
20h55. Les Simpson.
Jeunesse. 4 épisodes. 22h30.
Les Simpson. Jeunesse.
10 épisodes. 2h45. Météo.
NRJ12
20h55. Diane femme flic.
Série. Avec : Isabelle Otero.
22h45. Diane femme flic.
Série. 2 épisodes.
Avec : Isabelle Otero.
C8
21h00. Au coeur de l’enquête.
Magazine. 22h50. Au coeur
de l’enquête. Magazine.
HD1
20h55. Unforgettable. Série.
3 épisodes. Avec : Poppy
Montgomery, Dylan
Walsh. 23h25. Section de
recherches. Série. 3 épisodes.
6 TER
20h55. Storage hunters.
Documentaire. 4 épisodes.
22h35. Storage hunters.
Documentaire. 4 épisodes.
CHÉRIE 25
20h55. Mary Higgins Clark :
tu m’appartiens. Téléfilm.
Avec : Lesly- Anne Down,
Barclay Hope. 22h45. Mary
Higgins Clark : avant de te
dire adieu. Téléfilm.
NUMÉRO 23
20h55. Non élucidé. Série.
22h40. Non élucidé. Série.
2 épisodes.
LCP
20h30. Bibliothèque Medicis.
Magazine. 22h00. Un monde
en docs - Le face-à-face.
22h05. Chocolat, une histoire
du rire. Documentaire. 23h00.
Un monde en docs - Le débat.
23h15. Les petits patrons dans
la tourmente. Documentaire.
a la tele DIMANCHE
TF1
FRANCE 4
NT1
20h55. Capitaine Phillips.
Film d'action. Avec : Tom
Hanks, Catherine Keener.
23h25. La ligne verte.
Comédie dramatique. Avec :
Tom Hanks, David Morse.
20h55. Green zone. Thriller.
Avec : Matt Damon, Amy Ryan.
22h35. Loin de chez nous.
Série. 4 épisodes. 0h20.
Les revenants. Série.
20h55. Comme t’y es belle !.
Comédie. Avec : Michèle
Laroque, Aure Atika. 22h40.
Chroniques criminelles.
Magazine. 2 épisodes.
FRANCE 2
20h55. Dimanche 20h55.
Documentaire. 22h55.
François le pape qui
veut changer le monde.
Documentaire. 0h55. Météo.
FRANCE 5
CSTAR
20h45. Le riz a-t-il un grain ?.
Doc. 21h40. Des pâtes, des
pâtes, oui mais à quel prix ?.
Doc. 22h30. Intox. Doc.
23h25. La grande librairie.
Magazine.
20h50. Luther. Série.
3 épisodes. Avec : Idris Elba,
Ruth Wilson. 23h50. Virée
coquine à Végas. Téléfilm.
FRANCE 3
PARIS PREMIÈRE
20h55. Les enquêtes de
Murdoch. Série. 2 épisodes.
Avec : Yannick Bisson, Helene
Joy. 22h20. Les enquêtes de
Murdoch. Série. 2 épisodes.
20h45. L’aventure, c’est
l’aventure. Comédie. Avec :
Lino Ventura, Aldo Maccione.
23h00. Kill Bill : volume 2.
Film d'action.
CANAL +
TMC
20h45. Football : Marseille /
Nantes. Sport. Ligue 1 7e journée. 22h45. Canal
football club le débrief. Sport.
23h00. J+1. Sport. 0h00. Le
journal des jeux vidéo. 0h25.
MI-5 infiltration. Film. 2h05.
Les anonymes. Téléfilm.
20h55. Les experts : Miami.
Série. 2 épisodes. Avec : David
Caruso, Emily Procter. 22h40.
Les experts : Miami. Série.
3 épisodes.
ARTE
20h45. Volver. Comédie
dramatique. Avec : Penélope
Cruz, Carmen Maura. 22h40.
Pedro Almodóvar. Documentaire. 23h35. Duel d’opéras
à Malte. Documentaire. 0h30.
“Halka” : biennale de la danse
de Lyon 2016. Spectacle.
M6
21h00. Capital. Magazine.
23h00. Enquête exclusive.
Magazine. 2 reportages.
W9
20h55. Bones. Série. 3 ép.
Avec : Eric Millegan.
23h25. Bones. Série. 3 ép.
NRJ12
20h55. SOS ma famille a
besoin d’aide. Magazine.
22h20. SOS ma famille a
besoin d’aide. Magazine.
C8
21h00. Une semaine sur deux
(et la moitié des vacances
scolaires). Comédie dramatique. Avec : Mathilde Seigner.
22h55. Salut les terriens !. Div.
u 51
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
HD1
20h55. Mon beau-père et
nous. Comédie. Avec : Robert
De Niro, Ben Stiller. 22h45.
Tais-toi !. Comédie. Avec :
Gérard Depardieu, Jean Reno.
6 TER
20h55. Speed. Film d'action.
Avec : Keanu Reeves, Sandra
Bullock. 22h55. Sleepy
hollow. Série. 3 épisodes.
CHÉRIE 25
20h55. Sauveur Giordano.
Téléfilm. Avec : Pierre Arditi,
Julie Bataille. 22h45. Sauveur
Giordano. Téléfilm.
Edité par la SARL
Libération
SARL au capital
de 15 560 250 €.
23, rue de Châteaudun
75009 Paris
RCS Paris: 382.028.199
Principal actionnaire
Altice Média Group
France
Cogérants
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Marc Laufer
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de la publication
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Laurent Joffrin
Directeur en charge
des Editions
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Directeurs adjoints
de la rédaction
Stéphanie Aubert
David Carzon
Alexandra Schwartzbrod
LCP
20h30. Ballade pour une
reine. Documentaire. 22h00.
Débat - Les têtes couronnées
ont-elles de l’avenir ?. 22h35.
La séparation. Documentaire.
0h00. Flash talk.
Solution de la semaine dernière : Cxg6 et la position noire s’effondre.
◗ SUDOKU MOYEN
5
Directeur artistique
Nicolas Valoteau
◗ SUDOKU DIFFICILE
2
1
6
Rédacteurs en chef
adjoints
Michel Becquembois
(édition), Grégoire Biseau
(France), Lionel Charrier
(photo), Cécile Daumas
(idées), Matthieu Ecoiffier
(web), Jean-Christophe
Féraud (futurs), Elisabeth
Franck-Dumas (culture),
Didier Péron (culture),
Sibylle Vincendon et
Fabrice Drouzy (spéciaux).
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Solutions des
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ON S’EN GRILLE UNE?
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Imprimé en France
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SUDOKU MOYEN
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Midi Print (Gallargues)
POP (La Courneuve)
Nancy Print (Jarville)
CILA (Nantes)
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ABONNEMENTS
abonnements.liberation.fr
[email protected]
tarif abonnement 1 an
France métropolitaine: 391€
tél.: 01 55 56 71 40
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Directeur administratif
et financier
Grégoire de Vaissière
Service commercial
[email protected]
NUMÉRO 23
20h55. Welcome. Comédie
dramatique. Avec : Vincent
Lindon, Firat Ayverdi. 23h05.
Syngué sabour, pierre de
patience. Drame.
Trait aux noirs (Luc Mac Shane) : que valent deux pions
face à la qualité ?
Rédacteurs en chef
Christophe Boulard
(technique),
Sabrina Champenois,
Guillaume Launay (web).
Petites annonces. Carnet
Team Media
25, avenue Michelet
93405 Saint-Ouen cedex
tél.: 01 40 10 53 04
[email protected]
GRAVAGNA
Peut-on appartenir à l’élite mondiale, (au moins
les 100 meilleurs mondiaux) et jouer aux échecs
en amateur ? Est-ce compatible d’avoir un métier
et de posséder les énormes connaissances théoriques
qu’impose, à ce niveau, la pratique du noble jeu ?
Aujourd’hui, un seul grand maître peut se targuer d’être
un véritable amateur, le Britannique Luc McShane,
classé 2 670 Elo (72e mondial), avec un meilleur
classement à 2 706. Il était alors 29e mondial ! McShane
est le type même du surdoué, précoce et à l’intelligence
multiforme. Il fut champion du monde des moins
de 10 ans, puis le plus jeune grand maître britannique.
En 2012, il participe au Mémorial Tal (dont la
version 2016 débute le 6 octobre) et s’offre les scalps
de trois joueurs du top 10 : Morozevitch, Aronian et
Kramnik. Après avoir fait
des études de philosophie et
de mathématiques, il est trader
chez Goldman Sachs. Tout
aussi rare est le cas de joueurs
qui, ayant appartenu au top
ten, ont ensuite abandonné
les échecs. Il n’existe que deux
cas : le Russe Valéry Salov
et le Français Joël Lautier.
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Libération Medias
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Par PIERRE
5
6
7
8
9
Par GAËTAN
GORON
HORIZONTALEMENT
I. S’attacher à la trachée
II. Ce n’est pas elle qui
sonnera le glas pour l’adieu
aux armes ; Déclaration
d’amour III. File-moi dix
balles ! ; Le sigle du samedi
soir sur France 2 IV. Ouvrit
l’enveloppe V. C’est la Terre à
l’envers ; Plat, il est à savourer
en chanson VI. Il est rouge
de colère VII. Elles sont dans
l’intérêt du prêteur VIII. Elle
prend forme la deuxième
fois IX. S’il est triste, évitezle ; Vieille greffe X. Elle a fait
ses vœux ; Il est en campagne
et y fait moult haltes XI. Elle
est arrivée pour concilier
deux parties
Grille n°408
Membre de OJD-Diffusion
Contrôle. CPPAP: 1120 C
80064. ISSN 0335-1793.
La responsabilité du
journal ne saurait être
engagée en cas de nonrestitution de documents.
Pour joindre un journaliste
par mail : initiale du
pré[email protected]
VERTICALEMENT
1. Espace personnel 2. Pour faire le vide ; Le nez dans les affaires 3. Hors
du commun ; Dans Creuse 4. Il sépare roches et récoltes 5. Lettres de
rappel ; Coutume anglaise en VO ; Quand sol est à la clé, il est collé sous la
portée 6. Pas de tournages en extérieur s’il n’est pas au courant 7. Collez
ce verbe au deuxième X., ôtez-lui sa cédille, et il devient acteur américain ;
Soleil inca 8. Ils sont en longs baux 9. Poste potes ; Arbre à farine
Solutions de la grille d’hier
Horizontalement I. CERFEUILS. II. ON. IVRAIE. III. NTIC. BA.
IV. TR. HÉBREU. V. RESITUER. VI. ÉVASÉ. CAF. VII. AOÛT. SÈTE.
VIII. LYCÉENNES. IX. LAI. LOTUS. X. ÉNÉE. BÉRU. XI. ÉTRIPASSE.
Verticalement 1. CONTRE-ALLÉE. 2. ENTREVOYANT. 3. SAUCIER.
4. FICHISTE. EI. 5. EV. ÉTÉ. EL. 6. URUBU. SNOBA. 7. IA. RÉCENTES.
8. LIBÉRATEURS. 9. SEAU. FESSUE. [email protected]
52 u
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Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Au Grand-Bornand, entre le massif des Bornes et la chaîne des Aravis. PHOTO WITT. PIERRE. HEMIS
Le Grand -
SUISSE
Lac Léman
HAUTESAVOIE
AIN
Grand
Bornand
IT
AL
IE
Annecy
SAVOIE
10 km
En Haute-Savoie, l’automne est
idéal pour savourer
le reblochon après
une randonnée à 2 000 mètres
d’altitude parmi les roches et
la bruyère. L’occasion
de découvrir «l’art vache»,
puisque les Abondances ne
manquent pas dans la région.
Par JACKY DURAND
Envoyé spécial au Grand­Bornand (Haute­Savoie)
par monts et par
E
t si l’automne était une
saison bénie pour découvrir la montagne ?
Ainsi, on a débarqué au
Grand-Bornand – 1 000 mètres,
2000 habitants– un après-midi de
septembre finissant, ciel gris et
lourd, chaleur épaisse comme une
crème double d’alpage. Six heures
sonnent au clocher à bulbe de
l’église Notre-Dame-de-l’Assomption qui se détache face à la chaîne
des Aravis, mur alpestre crénelé où
alternent pointes, dents et creux
comme dans la mâchoire d’un
vieux fauve. Plus bas, l’écharpe des
résineux enveloppe les prairies et
les clairières où s’essaiment les toits
d’écailles en épicéa (les tavaillons)
des chalets bornandins. Doucement, entre chien et loup, la forêt
vire à l’orange, au jaune et au brun
comme la signature timide d’une
fin d’été. L’air sent l’herbe chaude
mais aussi les prémices de la fraîcheur de la fin des grands beaux
jours. Il y a quelque chose de pastoral et d’intimiste à découvrir ce
bourg dans cet automne montagnard que l’on oublie trop souvent,
trop pressés que l’on est de fendre
le grand manteau blanc de l’hiver.
Et pourtant, quoi de plus exquis
que de se perdre dans ces alpages
où le temps ne semble plus compter
quand on les contemple au crépuscule, à la terrasse des Deux Guides
en sirotant la version savoyarde
du Spritz.
1 La montée
Dans une autre vie, Franck
Chappaz était éducateur de prévention spécialisée. Il est aujourd’hui
accompagnateur en moyenne montagne à la Compagnie des guides
des Aravis. Se mettre dans ses pas
pour deux heures de randonnée
(400 mètres de dénivelé) jusqu’au
refuge de Gramusset (2164 mètres),
c’est découvrir l’automne en pente
douce, avec comme point cardinal
la Pointe Percée (2 750 mètres), le
plus haut sommet des Aravis. On
laisse l’auto au col des Annes, où le
brouillard nappe une poignée de
grosses fermes dans lesquelles on
peut se régaler de ce reblochon fermier dont le Grand-Bornand est le
berceau depuis le XIIIe siècle. Le
sentier pierreux, humide, serpente
parmi le mauve des bruyères en
fleurs, l’épilobe qui fait des grappes
roses, les touffes blanches de la
reine des prés et le tapis des myrtilles où l’on gobe des petites baies
rabougries. L’alpage est aussi un
paysage sonore où tintent les cloches des vaches qui font des chapelets bruns et blancs dans les combes, où l’on tente d’apercevoir une
marmotte qui vient de siffler.
Quand la brume s’éloigne du sentier, on découvre la mer grandiose
des lapiaz, ces crevasses grises de
calcaire ciselé par l’eau. Le refuge de
Gramusset apparaît dans ce cirque
minéral, au pied de la Pointe Percée.
u 53
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
VOYAGES/
A faire
Y DORMIR
Hôtel la Croix Saint
Maurice
29, place de la Grenette
Rens. : 04 50 02 20 05
Hôtel les Cimes
16, route de la Floria,
Chinaillon
Rens. : 04 50 27 00 38
Affinage de reblochon fermier dans l’alpage du Tavaillon. PHOTO WITT PIERRE. HEMIS
- Bornand
veaux
Marie Jacquet est la gardienne de ce
caravansérail suspendu entre cimes
et vallées, entre le rocher abrupt, les
pâtures et les forêts qui ondulent
dans les combes. Le Gramusset est
un régal autant pour les yeux que
pour les papilles : on se perd dans
l’horizon en dégustant des pâtes
aux champignons et au reblochon,
puis une incroyable tarte aux myrtilles cernée de crème fouettée.
2 Le chalet
On pourrait se dire qu’on a
rêvé une telle randonnée suspendue dans l’air tranquille de
l’automne, mais le fil des jours y est
encore ancré dans une vraie vie
agropastorale où plus de 400 chalets composent un décorum intemporel. Le plus ancien date de 1664
et a toujours été habité par la
même famille. Il faut aller caresser
le bois tiède et nervuré de la maison du Patrimoine, un chalet
du XIXe siècle occupé jusque dans
les années 80. Au gré des saisons,
les madriers changent de couleur,
tour à tour sombres et mordorés. Sans un clou ni une vis, ces
chefs-d’œuvre entièrement démontables, taillés dans l’épicéa,
n’ont rien à envier aux normes
haute qualité environnementale
(HQE) actuelles. Taillée dans un
seul arbre, la pointe d’âne est la colonne centrale qui soutient à elle
seule toute la charpente de l’édifice. Entre chaque madrier, de la
mousse récoltée en forêt et trempée dans l’urine de jument éloigne
les insectes mangeurs de bois. Les
chalets bornandins racontent un
mode de vie de peu où tout a été
pensé et construit pour vivre en
symbiose avec la montagne et se
protéger de sa rudesse. Durant des
lustres, les familles se sont calfeutrées dans de petites pièces encadrées par l’étable et l’écurie pour
profiter au mieux de la chaleur des
animaux. On dormait dans le
peille, l’endroit où l’on fabriquait
le reblochon que l’on ne goûtait
que dans les grandes occasions, car
les fromages étaient presque intégralement vendus au marché. A
côté du chalet trône le grenier, petite construction en bois et véritable coffre-fort des familles qui y
conservaient tous leurs biens de
valeur (linge, papier, récoltes,
viande fumée dans la cheminée)
pour les protéger en cas d’incendie
de leur habitation principale.
3 L’art vache
Les Bornandins ont l’habitude de dire qu’il y a autant de vaches que d’habitants sur leur commune, dont celles de la fameuse
race Abondance avec leur robe
acajou et leurs taches brunes
autour des yeux, qui ressemblent
à des lunettes. C’est peu dire qu’elles sont partout, les chevilles
ouvrières du reblochon fermier fabriqué par une cinquantaine de
Y MANGER
Restaurant de l’hôtel
la Croix Saint Maurice
La Bohême (pizzeriarestaurant)
97, place de la Grenette
Rens. : 04 50 02 27 93
Boulangerie Bruno Bétemps
400, route du Chinaillon
VISITES ET RANDONNÉES
La maison du Patrimoine
Rens. : 04 50 02 79 18
Bureau des guides des Aravis
Rens. : 04 50 02 78 18
Randonnée (à pied ou en VTT)
avec Franck Chappaz
Rens. : 06 60 78 46 18
Visite d’une ferme pour
découvrir le reblochon
Rens. : 04 50 02 78 00
Une fresque d’art vache. PHOTO M. LUCCHESI
producteurs, l’été en alpage et le
reste de l’année à plus basse altitude. Mais surtout, le Grand-Bornand est devenu, en l’an 2000, la
capitale de «l’art vache», que l’on
découvre en flânant dans les ruelles et sur les rives du Borne, la rivière qui murmure dans le bourg.
Peintures, sculptures et photos célèbrent ainsi l’Abondance, la Tarine et la Montbéliarde. On aime
beaucoup le Veau dort, fresque
clin d’œil au veau d’or biblique, et
la rencontre chamarrée entre deux
univers, Quand l’art vache rencontre l’art catalan, explosion de couleurs et de courbes réalisée par
440 peintres amateurs en hommage à Miró, Gaudí, Dalí… Les
sculptures font la part belle aux
matériaux de récupération comme
la Vache caribou, bestiole ventrue
réalisée pour la 23e édition du festival Au bonheur des mômes, qui
attire chaque année en août près
de 80 000 personnes, avec 450 représentations entre théâtre, cirque, marionnettes et musique.
4 La montagne
comme établi
Chaque jour, il ouvre son atelier
avec «le bonheur de contempler» les
Aravis. Didier Perrillat est bourrelier au Grand-Bornand. A le regarder travailler, on se dit qu’il est un
peu l’ébéniste du cuir. D’ailleurs, il
dit que le cuir a «un sens, comme le
bois, mais vous ne le connaissez
pas». Fils d’agriculteur, il est tombé
amoureux de ce métier à 14 ans, il
y a trente ans, quand les bourreliers
fabriquaient encore des harnachements pour les chevaux. «A l’époque, l’agriculture représentait
80 % du métier. Aujourd’hui,
c’est 50%», dit-il en cousant la courroie d’une cloche de vache avec une
lanière qui peut être de porc ou de
veau. Un couple d’éleveurs de brebis corses entre dans son magasin
pour acheter une cloche. «Si vous
êtes sur des terrains avec des pierres, évitez celles en bronze, elles peuvent se casser. Faites sonner les platelles [petites cloches, ndlr], elles
tapent bien dans le rocher.» Au détour d’une ruelle, poussant la porte
d’une ancienne écurie, on hume
l’odeur chaude de l’atelier d’Edith
et Patrick Martin. Dans la tradition
de la poterie utilitaire savoyarde, ils
fabriquent en terre vernissée bols,
plats et coupes aux motifs
d’oiseaux, de fleurs et de pois.
Edith est en train de tourner un pichet tandis que son époux confectionne de gros boudins d’argile. Dehors, il bruine sur les roses
trémières. Edith dit : «Quand on
s’installe ici, il faut trouver les clés
de la montagne. J’aime l’automne
car à cette saison, la montagne nous
appartient.» •
54 u
FOOD/
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
La chef Cristina Bowerman, le 21 janvier 2015. PHOTO BRAMBILLA ET SERRANI
Cristina
Bowerman
l’anti trattoria
Audacieuse et énergique,
la chef italienne à la tête
de l’étoilé Glass Hostaria
a surpris Rome avec
ses menus influencés
par les Etats-Unis,
où elle a vécu seize ans,
la France et le Japon.
Par
ELVIRE VON
BARDELEBEN
Envoyée spéciale à Rome
L
a cuisine est un monde
très normé qui consacre
en général les hommes
blancs et hétéros. Depuis quelques années, ceux-ci jouissent d’un peu plus de liberté et peuvent arborer des tatouages ou un
chignon au sommet du crâne sans
qu’on leur en tienne rigueur, mais
les rares hurluberlus sont toujours
regardés de travers. On se souvient
d’Olivier Streiff, le finaliste de Top
Chef, adepte de khôl et de vernis
noir dont un étoilé, pourtant bien
disposé à son égard, nous avait dit:
«Il n’ira nulle part avec cette allure.»
Quant aux femmes, elles sont encore rares. Et presque toujours tirées à quatre épingles, comme pour
compenser le manque de crédibilité
qu’on leur accorde dans le métier.
La chef romaine Cristina Bowerman
a les cheveux roses, une partie du
crâne rasé et un âge (49 ans) qui ne
permet pas de faire passer cette excentricité pour une bévue de jeunesse. Elle ne tient pas un modeste
foodtruck, mais Glass Hostaria, un
des quelques restaurants étoilés à
Rome (qui n’en compte que 17, soit
quatre fois moins qu’à Londres et
cinq fois moins qu’à Paris). Dans la
capitale italienne, pas particulièrement tournée vers la modernité,
elle cuisine des plats influencés par
ses séjours aux Etats-Unis, d’autant
plus déroutants qu’ils sont servis
dans le Trastevere, un quartier massivement colonisé par des trattorias
interchangeables flattant le palais
timoré des touristes.
Imprévisible. Une fois attablé, on
se rend compte que son restaurant
est non seulement hermétique à
son environnement direct, mais
aussi aux modes internationales.
Au milieu de la déco alambiquée au
design un peu désuet s’agite une
clientèle pomponnée – une ambiance aux antipodes du dénuement chic de la bistronomie parisienne étoilée. Et dans l’assiette, ce
n’est pas vraiment le culte du terroir. En premier plat, de l’avocat à la
sauce yuzu et miso avec une tuile
d’algues : agréable, mais sans lien
avec la cité éternelle, évoquant plutôt une fusion entre la Californie et
Japon. Ensuite débarque une jolie
carotte avec une gelée de balsamique, une mousseline de courge et
du fenouil frit. Voilà qui ramène à
Paris et son indécrottable amour du
produit brut. Puis le ravissement arrive en la forme de raviolis fourrés
au parmesan 60 mois gentiment
beurrés. On dirait des bonbons fondants, la pâte est quasi liquide, le
fromage intense. Les asperges sauvages mariées avec un œuf cuit à
basse température et un coulis de
persil ont l’envergure d’un classique
à la française. Le dessert renoue
avec l’exotisme, en mélangeant
dans du lait de coco des fruits et des
légumes frais et déshydratés, sucrés
et salés. Le menu décontenance,
d’abord un peu terne, puis très bon,
soudainement dément (aucun plat
de pâtes ne nous a laissé un tel souvenir), irréprochable, imprévisible:
le fil logique n’est pas évident.
L’Italienne, qui avait répondu avec
enthousiasme à la proposition tardive de se voir, débarque à la table
où l’on dîne sans prévenir, com-
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016
Mojito et mini taco. PHOTOS ANTONIO FACCILONGO
lie.» Ça ne se passe pas si mal puisque, peu après, elle est appelée chez
Glass, dont elle devient non seulement la chef, mais aussi la cogérante, condition sine qua non à son
bonheur : «Un propriétaire a toujours un truc à dire sur les finances… mais si on veut être créatif, il
faut investir.»
Les trois premières années, les
clients ne comprennent pas ce
qu’elle veut faire. Le restaurant est
désert en semaine et le week-end,
on lui réclame des pâtes amatriciana. «Les Romains sont très
sûrs d’eux, certains d’habiter la
meilleure ville du monde et de posséder la meilleure cuisine», déplore-t-elle. Pourtant, niveau gastronomie, le Lazio n’est pas un terroir
aussi riche que la Campanie ou
l’Emilie-Romagne. Et en termes
de diversité, Rome n’est pas Paris:
la capitale italienne n’a pas fait sa
révolution food et il existe peu de
vrais restaurants traditionnels,
mais quantité de trattorias sans
âme qui ne proposent que six ou
sept plats dont les pâtes amatriciana, carbonara, cacio e pepe (pecorino et poivre)… et des fritures.
«Car c’est sûr que c’est facile de gagner de l’argent en couvrant tout
de panure», devise Cristina
Bowerman. Le jour où elle a pu
ôter les pâtes amatriciana de sa
carte, elle a sabré le champagne.
«J’ai su que je tenais le bon bout
quand mes clients ont commencé
à me dire: “Enfin quelque chose de
différent !”»
Spaghettis froids, pesto aux pistaches, tartare de thon et herbes.
Groupe de réflexion. L’étoile
FRANCE
mande du champagne et annonce dans un bureau», se souvient-elle.
qu’on peut commencer l’interview. Son obsession pour les Etats-Unis
«Le menu reflète mon parcours, ex- la soustrait à l’influence familiale:
plique Cristina Bowerman. L’avocat, elle décide de devenir graphiste à
c’est parce que j’ai vécu seize ans aux San Francisco. Là-bas, elle finit par
Etats-Unis, j’y ai appris à les choisir, s’avouer que la cuisine la tente, mais
les préparer… C’est frais, acide, par- a peur de ne pas y arriver. La culture
fait pour démarrer un dîner.» A pro- «you can do it» américaine aura raipos des pâtes : «Elles doivent évo- son de ses dernières réticences. Elle
quer tout de suite l’Italie», sa patrie. se donne «dix ans pour réussir. Si
Le dessert est, quant à lui, inspiré à 42 ans, je n’avais pas mon propre
de ses virées dans les supermarchés restaurant, j’abandonnais».
américains Whole Foods, qui ont le
génie de proposer une invraisem- «J’allais merder». Direction
blable variété de goodies sains, type l’école le Cordon-bleu à Austin,
graines et fruits déshydratés, in- Texas (sans surprise, elle ne tarit
trouvables en Europe.
pas d’éloges sur la ville progressiste,
Pour la plupart des chefs de sa géné- jeune et cool du sud des Etats-Unis).
ration, ce sont souvent les mêmes Puis elle poursuit sa formation dans
circonstances qui mènent aux four- plusieurs restaurants locaux. Straneaux : un milieu modeste où l’on tège, Cristina Bowerman rentre en
mangeait bien, un manque d’intérêt Italie pour se perfectionner sur les
pour l’école, puis un CAP ou un pâtes. «Les Américains sont doués
stage en forme de révélation. Le CV pour les entrées, les plats de viande
de Cristina Bowerman n’a rien de ou de poisson et les desserts, mais il
classique. Elle vient des Pouilles, a leur manque cette compétence. Je
grandi dans une famille qui aime me disais que je pourrais revenir
voyager et où l’on accorde de la va- aux Etats-Unis pour ouvrir un
leur aux études. Elle a appris quatre petit resto avec ça en plus», explilangues – elle répond en
que-t-elle. Alors
ALL. AUT.
français, qu’elle maîtrise
qu’elle allait retraE
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dans un cabinet
caractérisait alors:
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d’avocats pendant
«Je me disais que
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deux ans. «Mon éduj’allais de toute facation m’empêchait de
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me projeter ailleurs que
autant le faire en Ita100 km
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Michelin, tombée en novembre 2009, a donné une légitimité à
ses prix et ses excentricités.
N’ayant pas cherché le premier macaron, Cristina Bowerman n’en attend pas de second. Elle préfère diversifier ses activités. En 2014, elle
a publié son premier livre au titre
évocateur, De Cerignola à San
Francisco et inversement, ma vie de
chef à contre-courant (1). Elle
donne des cours de cuisine dans
plusieurs établissements, fait partie d’un groupe de réflexion entre
chefs italiens pour que la nourriture reflète la société, voyage beaucoup. Elle a ouvert un bar à vin chic
à l’autre bout de la ville, près du Vatican. «C’est mon moment maintenant, j’en profite», dit-elle. Au
terme d’une heure de conversation
chaleureuse, mais sans excès (ses
séjours aux Etats-Unis ne l’ont pas
tout à fait transformée), elle avertit
qu’elle doit retourner travailler.
Avant de la quitter, on lui demande
d’où lui vient cette motivation envers et contre tout pour la cuisine:
«Notre environnement est envahi de
logos, de bruits, d’informations. On
vit selon des règles que l’on n’a pas
choisies. Le seul moment de liberté
où je fais ce que je veux et rien ne
m’atteint, c’est aux fourneaux.»
Malgré son goût des convenances,
la cuisine peut aussi être un terrain
de jeu pour personnes hors
norme. •
SUR LA PILE
Pur jus de pédagogie
sur la vigne
Par JACKY DURAND
I
l y a des bouquins sur le boire
et le manger dont on se dit
qu’ils seront mieux en
cuisine que dans la bibliothèque
tellement ils sont inspirants
pour les fourneaux et la table au
premier coup d’œil. Généralement, ils ont été bien pensés par
des auteurs gourmands qui
évitent le piège de la recette
imbitable pour le commun des
mangeurs et cet encyclopédisme
étouffe-chrétien qui vous donne
la gueule de bois quand vous refermez une somme aride sur des
cépages ou les plantes sauvages
comestibles.
Et puis il y a les ovnis qui débarquent sans crier gare et vous
prennent à rebrousse-poil des
menus habituels de l’édition
gastronomique. Ils vous désarçonnent comme un kipper avec
un verre de muscadet au petitdéjeuner. Voici donc Pur Jus,
cultivons l’avenir dans les vignes,
c’est-à-dire un pur bonheur
dédié au travail de la vigne signé
par Justine Saint-Lô et Fleur Godart. Leur livre tient tout à la fois
de la bande dessinée, du carnet
de croquis, du récit de voyage,
de l’enquête et du portrait. La
qualité de ce mélange des genres
tient au brio des auteures à donner à voir une année dans les
vignes avec l’éloquence du dessin et le respect du verbe des vigneronnes et des vignerons
qu’elles rencontrent.
Justine Sain-Lô et Fleur Godart
sont des passeuses de terroir et
de destins autour du vin. Quand
elles rencontrent Mathieu Coste
à Cosne-Cours-sur-Loire (Nièvre), c’est pour parler de floraison, des fleurs de la vigne qui
sont fécondées grâce au vent
mais aussi de la coulure qui fait
avorter les grains du raisin. A la
Ferme du vert à Castelnau-deMontmiral (Tarn), Jérôme Galaup compare son travail à la vi-
gne à celui avec ses vaches :
«Une vigne, tu la tailles mal, elle
te le dit d’une manière parfois
difficile à comprendre. Alors
qu’une vache, tu lui fais mal, tu
comprends tout de suite ! Si
j’avais pas eu les vaches, j’aurais
mis beaucoup plus de temps à
me sentir proche de mes vignes.
Je travaille plus selon l’intuition
et l’expérience que suivant la
théorie.»
En associant le mot et le trait
avec tendresse et délicatesse, les
auteures donnent à voir au béotien des notions pointues que
PUR JUS
CULTIVONS L’AVENIR DANS
LES VIGNES de JUSTINE
SAINT-LÔ et FLEUR GODART
Ed. Marabout, 221 pp., 22 €.
l’on pensait réservées aux lycées
viticoles. Ainsi leur rencontre
avec Xavier Caillard, installé à
Coutures dans le Maine-etLoire, permet de découvrir la
lutte contre l’esca, «une maladie
aussi vieille que la viticulture».
«L’esca, c’est le champignon qui
détruit le bois. Il n’est pas censé
attaquer le bois vivant, sauf si la
vigne est fragile et mal équilibrée», explique le vigneron que
l’on voit ensuite, dessins à l’appui, détailler les moyens de
lutter contre l’esca, dont le
curetage du cep. Une vulgarisation gouleyante. •
COUP DE CŒUR
Un week-end en cuisines populaires
58 Vicolo del Cinque, Rome. Carte autour
Ce week-end, plus que jamais, les papilles nous démangent car c’est
la Fête de la gastronomie à chaque coin de rue avec des gueuletons,
des ateliers cuisine et des causeries de becs fins. Alors, on voudrait
être partout pour déguster les saveurs et les savoirs sur les cuisines
populaires qui sont le thème de cette sixième édition. On voudrait
goûter les huîtres de la Presqu’île de Rhuys dans le golfe du
Morbihan; s’immerger en cuisine avec la famille Sammut à l’auberge
de la Fenière dans le Vaucluse. A Beugnon (Yonne), il sera question
d’un «fantastic picnic» à la ferme du Paysan bourguignon où l’on
pourra se régaler de jambon à la Chablisienne, de fromage de Soumaintrain et de Chaource.
de 70 €, menus de 75 à 110 €.
(1) Ed. Mondadori Electa en italien.
Renseignements sur Economie.gouv.fr/fete-gastronomie/accueil
Libération Samedi 24 et Dimanche 25 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Poings d’ancrage
Mathieu Bauderlique Le boxeur médaillé
à Rio a mis des années avant de trouver l’équilibre
nécessaire pour assurer au plus haut niveau.
U
n pote de Mathieu Bauderlique, 27 ans, médaillé de
bronze à Rio chez les mi-lourds, a cherché la meilleure
image pour le décrire. Le temps de la trouver, il a dégainé une petite histoire. Il n’y a pas si longtemps, un type a
fait une grosse queue de poisson à son ami boxeur. Alors, celui-ci est descendu de sa caisse pour lui demander des explications disons musclées, provoquant un embouteillage monstre.
Tout ça pour étayer son portrait du bonhomme: une crème,
qui ne sait pas gamberger tordu et qui peut dégoupiller quand
il voit un zig-zag quelque part.
Le copain finira par le comparer à un héros de BD. «C’est un
peu comme Obélix, qui va emplafonner des Romains, mais sans
jamais le faire exprès dans le fond.» Au Brésil, autour du ring,
quelques observateurs étaient formels : le champion du
monde APB, passé chez les pros en 2012, peut aller encore plus
loin, parce que sa boxe ne fait pas regretter d’avoir payé sa
place. A nous, il a donné l’impression d’avoir les poings les
plus durs parmi les boxeurs français.
On l’a rencontré dans la cuisine de ses parents, assis sur des
tabourets, les mains sur la table, comme si on allait prendre
le goûter. Devant nous, un homme costaud, à deux doigts de
s’excuser de nous avoir fait déplacer jusqu’à chez lui, à BillyMontigny, dans le Pas-de-Calais, et qui calcule les distances
tout haut parce qu’il voudrait sincèrement pouvoir les raccourcir. Il raconte ses bêtises d’antan en se demandant à chaque fois si l’écrire dans un journal ne ternira pas,
non son image, mais celle de ses proches. Entre le
regard dans le vide et les mots qui s’entremêlent, on
saisit rapidement le truc. La peur de décevoir les
siens produit chez certains ce quelque chose complexe qu’on
ne peut pas raconter à quelqu’un qu’on croise pour la première fois.
A brûle-pourpoint, ses combats ressemblent à ceux que l’on
mate au cinéma. La puissance et l’attaque, tout le temps. «Je
suis un démolisseur.» Pas bourrin, plutôt «généreux, brusque»,
insiste-t-il, avec la certitude que plus la somme de boulot en
amont est grande, moins il reste de place pour les questions.
Comprendre: mieux vaut souffrir physiquement qu’être torturé dans la tête parce qu’à force, la passion se barre.
En 2015, son match pour le titre de champion du monde est
une affaire de durs: le Français finit avec sept points de suture
sur le visage, mais en meilleur état que son vis-à-vis iranien.
«J’aime le spectacle, j’aime plaire», coupe-t-il, avant d’ajouter:
«Il m’arrive de mettre KO mes adversaires. Mais je n’y prends
aucun plaisir.» Après son sacre, il offre sa ceinture à ses
grands-parents. John Dovi, patron du staff technique de
l’équipe de France, analyse: «Mathieu est quelqu’un de franc,
loyal et ça se ressent sur le ring. C’est tout ou rien avec lui. Alors,
en combat, il considère qu’il doit faire son travail et que celui-ci
est de ne pas reculer.»
L’aventure de Bauderlique aux Jeux s’est terminée face à un
Cubain supersonique, futur vainqueur du tournoi. Le rythme
a joué: chez les pros, les combats sont plus longs et commencent plus lentement qu’aux Jeux, restés amateurs. «Il y a moins
de provocations, de feintes et on boxe moins sur la pointe des
pieds. Depuis janvier, j’ai enchaîné les stages à l’étranger pour
me réadapter. Ce n’est pas vraiment le même métier, comme
le sprint et le demi-fond», dit-il.
Après son retour du Brésil, il a déménagé de la maison familiale, où il a grandi avec son grand frère et sa petite sœur. A
cinq minutes de là, avec Sofia, sa femme depuis décembre,
qui attend un bébé. A 5km à peine de Hénin-Beaumont, ville
FN, où il a vu le jour, commencé la boxe et s’entraîne toujours
et qui lui inspirera deux commentaires sur la politique : «Je
ne suis pas du tout FN», puis, «à part ça, je n’ai pas d’opinion
particulière». Il n’a voté qu’une fois, aux municipales.
Bauderlique est resté fidèle
à Mohamed Nichane, le
coach qui l’a pris en main
n 3 juillet 1989
à 14 ans. Un ado en surpoids,
Naissance à Heninavec déjà pas mal de patate:
Beaumont
«Je mangeais la même as(Hauts-de-France).
siette que mon père, un
n 2009 Champion
homme de 100kg.» En mode
de France amateur.
défi: «Je voulais plaire à mes
n 2015 Champion
parents en priorité, être à la
du monde APB en pros.
hauteur de leur éducation.
n 2016 Médaillé
J’ai fait de la boxe pour leur
de bronze à Rio.
prouver que j’étais quelqu’un,
que je pouvais réussir avec
ma sueur.» A l’époque, on le surnomme «Bouboule». «C’était
affectueux. Par contre, ceux qui m’appelaient comme ça et que
je ne connaissais pas, je leur rentrais dedans. Non quand
même pas à ce point… Enfin, si [rires].» La boxe devient vite
une priorité et une orientation possible, car ça n’a jamais
fonctionné à l’école. «Les rêves, comme les JO, se sont construits après. Sans le sport, j’aurais pu devenir un chien sans
laisse.»
Il rejoint l’Insep à Paris, la fabrique des champions, à 18 ans,
cursus classique pour un gars doué. Il s’en ira deux fois. La
première, il se fait virer pour des histoires de filles et de beuveries. «J’arrivais à Paris en venant d’une petite commune, mais
on n’est pas toujours un homme à 18 ans. Quand vous êtes étiqueté “sportif en équipe de France”, vous rentrez partout, ce
qui n’aide pas. J’étais inconscient, avec ce grain de folie que tous
les boxeurs ont et que je ne maîtrisais pas à l’époque.» La seconde, il part après son échec à se qualifier aux Jeux de Londres en 2012. Il veut descendre chez les moins de 75 kilos, la
place étant prise chez les mi-lourds (-81kg aux JO) –sa catégorie naturelle– mais se manque. Les régimes draconiens l’épuisent, la balance devient son obsession. Trop crevé, il n’assure
plus sur le ring. «L’alcool y était pour quelque chose dans les
yo-yo.» Il dit qu’il n’y a plus touché depuis plus de quatre ans.
John Dovi : «Après les Jeux de 2008, les cadres de l’équipe de
France qui étaient à l’Insep sont partis. Mathieu fait partie
d’une génération qui, en quelque sorte, a été livrée à elle-même.
Certains sont plus matures, lui a réussi à son rythme.»
Bauderlique rentre alors à Billy-Montigny. Il coupe quelques
mois. «On revient à la vie normale, on retombe sur
le cul. Si on n’est pas suivi, on peut couler pour de
bon. Mes proches m’ont bichonné.» Il passe pro sur
les conseils de son père, ancien boxeur et exouvrier, qui a monté son affaire de literie. C’était soit ça, soit
tout lâcher. Dans le Nord, le boxeur, qui vit de ses combats
–sans en dire plus– continue de bosser comme commercial,
en autoentrepreneur. Il vend des lits, via l’entreprise familiale. Les marchés, le porte-à-porte. Le cocon. «Je préfère
garder la tête sur les épaules», assure-t-il, quand bien même
des promoteurs américains seraient sur le coup. On lui a
parlé d’Obélix, des Romains dans le plafond, de la queue de
poisson. Il s’est marré: «Je cache bien mon jeu. En fait, je suis
resté gosse.» •
Par RAMSÈS KEFI
PhotoÉRIC FLOGNY