La culture La culture - Animation pédagogique
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L a culture commune à l’école? En quoi l’enseignant 4 Une mission essentielle pour les enseignants J.-M. Zakhartchouk 10 Art et culture au programme: l’école enchantée A. Kerlan 6 Quelle culture commune à l’école? M.-C. Blais 12 Quand le Je est pluriel et le Nous singulier C. Perregaux 8 Repères pour une école culturelle D. Simard 14 La culture en évolution, voire en révolution N. Revaz 16 La culture en citations Résonances 17 Pour aller plus loin... ORDP est-il passeur entre la culture des jeunes et celle du passé? Comment articuler culture commune et diversité culturelle? Ce sont là quelques-unes des questions lancées aux auteurs du dossier. Leurs réponses montrent la difficulté de cerner cette notion en constante évolution dans l’espace et le temps, mais aussi la nécessité d’adopter un langage commun pour fixer des objectifs clairs et cohérents dans le contexte scolaire. ( Quels sont les piliers de la culture U ne mission essentielle J.-M. Zakhartchouk pour les enseignants La culture, qu’est-ce que cela veut dire au juste? Voilà un mot qui a connu ces dernières années un succès considérable: alors qu’il ne désignait il y a un siècle qu’une attitude, un mouvement de l’esprit (au sens de «se cultiver»), il est devenu un fourre-tout si bien qu’on ne sait plus vraiment de quoi on parle. Quoi de commun entre les sens du mot dans les expressions «acquérir une solide culture», «développer une culture de l’évaluation» ou «défendre les cultures régionales»? On notera en particulier les différences selon qu’on l’utilise uniquement comme un singulier, qu’on accole ou pas une majuscule, qu’on en fait ou pas une épithète. La culture est devenue un fourre-tout si bien qu’on ne sait plus vraiment de quoi on parle. Les définitions abondent, on en a recensé plusieurs centaines. Mais parle-t-on de la même chose quand par exemple le ministre français de l’Education nationale fixe comme objectif le développement de la culture «générale» à l’Université, et quand un intellectuel comme Albert Memmi définit la culture comme «l’ensemble changeant et plus ou moins cohérent des réponses d’une collectivité donnée à ses conditions d’existence»1, dans un sens plus anthropologique? Lorsqu’on aborde cette notion dans le champ de l’éducation, il convient bien sûr de savoir de quoi on parle, mais en même temps il est important de ne pas perdre de vue les différents sens de la culture, surtout si l’on veut gérer les tensions entre des impératifs qui peuvent être contradictoires, si l’on veut être efficace dans cette mission culturelle que je me propose d’aborder ici, en partant à la fois de mon expérience de pédagogue et du travail que j’ai pu mener sur la question.2 «La» Culture Je crois qu’il faut assumer le fait qu’il existe une «Culture», sans trop laisser les adjectifs euphémiser la notion. Je sais bien qu’en écrivant ceci, je risque à tout instant de céder à l’ethnocentrisme ou à l’idéologie de «distinction» dénoncée par Bourdieu. Cependant, je pense qu’un certain nombre d’œuvres, de productions 4 humaines nous font accéder à un questionnement nous permettant d’échapper au simple quotidien et d’atteindre une pensée critique et une meilleure connaissance de soi et du monde. Tout ne se vaut pas et on peut rassurer à cet égard les «républicanistes» qui pensent que les pédagogues mettent sur le même plan Mozart et les Beatles, René Char et Francis Cabrel, le Sacre du printemps et une finale de RolandGarros. Il est certes impossible de trouver les critères indiscutables d’appartenance à l’univers culturel, de même que personne n’a jamais pu donner une définition claire de ce qui était littéraire ou artistique. Mais sur le terrain de l’école, il faut bien avancer et admettre finalement ce qui est légitimé par l’institution, les programmes. Les listes d’auteurs récemment établies pour l’école primaire française par exemple proposent des choix qui peuvent toujours être contestés, mais qui ont le mérite d’exister. L’enseignant a bien pour mission de faire accéder les élèves à ce patrimoine de l’humanité, à ce trésor qui appartient à tous et il faillit à cette mission s’il renonce, sous prétexte que ses élèves sont trop «décalés» ou qu’il leur manque tellement de bases que ce serait un luxe de faire lire de la littérature, de fréquenter des œuvres artistiques, etc. Mais une fois cela établi, si l’on veut bien accepter de quitter le confort des discours lyriques et des pétitions de principe, si l’on veut bien affronter la trivialité de la réalité, mille difficultés vont surgir et il faudra bien recourir pour cela à la fameuse «ruse pédagogique» qui est l’une des deux faces du métier d’enseignant, à côté de la poursuite de nobles finalités. La Culture, oui, mais… Mais avant d’en venir aux moyens de mise en œuvre, revenons encore sur la notion de «culture». J’ai employé la notion de «patrimoine»: elle est discutable car elle peut nous conduire à une conception «notariale» où la culture serait du côté de l’«avoir» («en avoir ou pas»). Inévitablement, il existe un «capital culturel», mais tout notre travail d’enseignant est d’empêcher que la culture se réduise à cela, à faire en sorte qu’elle se vive, qu’elle nous aide à vivre, et à vivre avec les autres. Connaître Molière, est-ce seulement utile pour avoir son bac ou n’est-ce pas fréquenter un auteur qui Résonances - Octobre 2002 ) nous plonge par exemple dans des conflits fondamentaux entre les pères tenants d’une morale traditionnelle et sûrs de leur autorité et les enfants qui veulent choisir qui ils vont aimer? Apprendre à regarder Van Gogh, c’est aussi apprendre à mieux regarder ce qui nous entoure, en rupture avec la façon paresseuse et routinière à laquelle nous sommes habitués. Légitimation par les institutions, avons-nous dit? Certes, mais pas pour toujours, pas sans réinterrogations fréquentes, réévaluations périodiques! Certains auteurs, on le sait, quittent le Panthéon scolaire et d’autres «valeurs» montent: on peut en parler avec les élèves. fient-elles pas parfois des horreurs, du massacre des prétendants à la fin de l’Odyssée aux combats ethniques de la Chanson de Roland… Oui, mais comment? Mais venons-en à l’essentiel: le «comment faire». Les pistes sont nombreuses3 dès qu’on puise à deux sources: le recours à la créativité, l’imagination pour trouver des rapprochements audacieux entre l’univers familier des élèves et les œuvres culturelles, pour établir des passerelles entre le rap et la poésie baroque, l’actualité et Victor Hugo, etc.; une utilisation sans retenue du savoir-faire pédagogique, clairement mis au service ici de cette mission culturelle: les activités de recherche, la pédagogie de projet, les situations-problèmes, le travail de groupes, etc. Et en cherchant à établir ces liens entre ce que vivent nos élèves, ce qu’ils ressentent, les questions qu’ils se posent et les réponses qu’on peut trouver dans les œuvres culturelles, qui sont d’ailleurs bien souvent d’autres questions, on va forcément retrouver les différents sens du mot «culture». D’une part parce que formes légitimes et formes populaires s’interpénètrent (Balzac reprend les procédés du feuilleton et la publicité se sert du surréalisme), d’autre part parce que les œuvres s’enracinent dans des modes de vie, dans des univers marqués par l’histoire. Là encore, il s’agit de rompre avec une vision éthérée et esthétisante qui a souvent dominé dans l’école (la légende dorée des grands artistes et des grands savants). ( L’enseignant doit établir des passerelles culturelles. J’ajoute encore que la culture ne se limite pas au champ littéraire et artistique, j’y intègre les sciences et techniques, qui ont une dimension culturelle trop négligée dans notre enseignement. Enfin, la culture ne doit pas être l’objet d’un «culte» et être assimilée au «bien». Elle interroge le monde, elle nous aide à l’interroger, mais elle ne protège pas du «mal», des horreurs et de la barbarie. Le nazisme est arrivé dans un pays hautement cultivé et les chefs des camps de la mort pleuraient d’émotion en écoutant Beethoven. Les grandes œuvres littéraires ne glori- ( Résonances - Octobre 2002 Ce «programme» de travail devrait avoir des répercussions sur la formation des enseignants. Quels que soient les élèves que ceux-ci ont ou auront en charge, il est décisif de travailler avec eux sur les meilleures réponses à trouver pour être à la hauteur d’un défi particulièrement ambitieux pour l’école de demain. Notes 1 Albert Memmi dans son Dictionnaire critique à l’égard des incrédules (Le Félin, 2002). 2 cf. mon ouvrage L’enseignant, un passeur culturel, ESF éditeur, 1999. 3 voir notamment ma contribution au dossier «De grandes œuvres pour tous» des Cahiers pédagogiques, n°402, mars 2002, coordonné par Philippe Lecarme et Georges Snyders. ( l’ auteur Les difficultés rencontrées en classe pour faire partager la fréquentation des œuvres doivent d’ailleurs nous obliger à nous poser la question de cette légitimité, toujours à conquérir, si on veut bien ne pas se contenter de conjuguer à l’impératif le verbe «aimer» ou «admirer». Pourquoi étudions-nous Hugo ou Voltaire? Il y a bien d’autres raisons que le «parce que c’est au programme». A nous, enseignants, de transformer l’obstacle en source de stimulation pédagogique! Jean-Michel Zakhartchouk, rédacteur aux Cahiers pédagogiques, auteur de L’enseignant, un passeur culturel (ESF). 5 Q uelle culture commune à l’école? La fortune du mot de «culture» dans le domaine éducatif est un phénomène récent. Il a été longtemps entendu que l’école s’occupait plutôt des savoirs nécessaires, tandis que la culture relevait plutôt du libre élargissement des horizons personnels. D’un côté l’avoir, l’acquisition des connaissances, de l’autre côté La demande de «culture» nouvellement adressée à l’institution scolaire signale d’importants déplacements. l’être, le perfectionnement de l’individualité grâce au socle des connaissances acquises et au-delà de lui. La demande de «culture» nouvellement adressée à l’institution scolaire signale d’importants déplacements. Elle participe d’abord d’une entente de la culture qui la fait basculer du côté des biens dont il s’agit d’assurer la redistribution. Il y va d’un «capital culturel» formant la première possession d’un individu. Aussi est-on en droit d’exiger de la collectivité qu’elle assure un «minimum culturel» à chacun de ses ressortissants. Elle résulte ensuite de l’impact du multiculturalisme. Celui-ci se traduit dans une double injonction pour l’école: faire droit à la diversité des cultures, et promouvoir la «culture commune» qui pourra porter et donner sens à la coexistence des différences. La question est de savoir s’il ne s’agit que d’une démultiplication des tâches ou d’une injonction paradoxale. Ce qui est sûr, c’est que la fonction civique de l’école s’en trouve redoublée: il ne lui appartient plus seulement de former des individus, de cultiver des compé- 6 tences ou de dispenser des connaissances; il lui revient d’instituer littéralement l’espace des références partagées au sein d’un monde social menacé d’éclatement. De culture scolaire à culture commune Mais il est un usage plus technique et plus interne du terme de «culture» celui qui parle de «culture scolaire». Cette expression, qui renvoie dans un premier temps à l’exigence de mettre davantage les disciplines à la portée des élèves, de les «scolariser», en est venue à recouvrir une critique des savoirs scolaires en tant que savoirs enfermés dans l’école et coupés de la vraie vie des sciences et de la culture. Tout se passe comme si, la culture scolaire étant devenue suspecte, dominatrice, exclusive et passéiste, l’appel à une «culture commune» pouvait lever les difficultés. Il n’en sera rien tant que l’on maintiendra la confusion sur le sens de l’expression ainsi que sur les moyens de transmettre cette culture ouverte sur la diversité. En un premier sens, la culture est quelque chose de commun à tous les êtres humains. Elle est le processus par lequel l’existence humaine s’élève au-dessus de l’animalité et au-dessus de la simple nature. On ne naît pas homme, on le devient par l’éducation. Telle est la source de l’idéal humaniste, à visée à la fois individuelle et universelle. Former un homme, c’est lui apprendre à parler, à penser, à dominer, par la volonté, la nature en lui-même. En apprenant à dire «je», il apprend aussi à dire «nous», en tant que membre de l’humanité. Cette belle idée universaliste a le mérite de rendre Le quasi-évidente la no«capital tion de culture comculturel» mune. Pourtant, dès forme la la fin du XVIIIe siècle, première le mot a pris un autre possession sens. Il en est venu à d’un individu. ( M.-C. Blais Résonances - Octobre 2002 ) De l’universalité au particularisme D’universelle, la culture devient particularisante. Elle est ce qui sépare les peuples. Cet ensemble complexe de formes symboliques, que toutes les sociétés élaborent pour comprendre et aménager leur monde commun, s’accumulent et se transmettent aux nouvelles générations. Le simple impératif de survie impose à chaque génération de transmettre à la nouvelle ce qui constitue alors une tradition. Aucun nouvel arrivant ne peut comprendre le monde dans lequel il est jeté si les codes et les signes distinctifs – langue au premier chef – ne lui en sont pas communiqués. Comme toute société est à la fois une et plurielle, il a nécessité de déterminer ce qui va faire l’objet d’une transmission délibérée. Il faut donc choisir, hiérarchiser, éliminer ce qui n’est plus considéré comme nécessaire à la continuité du groupe. Depuis que l’éducation est portée par un idéal démocratique, le problème devient: qu’est-ce qui mérite d’être porté à la connaissance de tous? Comment le transmettre pour que tous y aient accès? La réponse eut une certaine évidence tant que l’on pouvait concilier les deux sens de la culture: ce qui libère et permet d’accéder à l’humanité; ce qui permet à chacun de trouver sa place dans un monde commun. Le processus de formation, en tant qu’accès à l’humanité, est en même temps acculturation, c’est-à-dire incorporation d’un ensemble La culture en citation Nouvelles exigences de la société La culture classique est aux prises avec les nouvelles exigences de nos sociétés qui se veulent tournées vers l’avenir, qui cultivent la spontanéité au point d’estomper la différence entre nature et culture, et qui craignent avant tout la «fracture sociale». Il est peu probable qu’un accord puisse se faire sur la culture à transmettre à l’école tant que l’on n’aura pas assumé la véritable dimension de ces exigences. Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi. Pour une philosophie politique de l’éducation. Six questions d’aujourd’hui. Paris: Bayard, 2002. ( Résonances - Octobre 2002 substantiel de savoirs et de valeurs propres à une communauté donnée. La culture humaniste «classique» est, non pas commune, mais générale et libérale. Ce modèle a perdu aujourd’hui toute évidence intellectuelle et sociale. L’idée même de culture est obscurcie par la valorisation de la «nature» et de la spontanéité individuelle. Son autre nom, la culture scolaire, constitue un véritable repoussoir. Sauvera-t-on quelque chose de la culture en la qualifiant de commune? Ou bien ne fait-on que cacher derrière cette expression notre incapacité à déterminer ce qui, d’une culture, demeure universellement communicable. A défaut d’accord sur les contenus d’enseignement, il est tentant de se réfugier du côté des moyens. L’expression de «culture commune» déjà très équivoque en elle-même, est souvent employée comme substitut d’ «enseignement en commun», c’est-à-dire de scolarisation de tous les élèves dans les mêmes classes. L’impératif d’hétérogénéité scolaire est présenté comme la condition de l’accès à une culture commune: il faut la «mixité sociale» à l’école. Ici, l’idéal démocratique prend le pas sur le projet d’acculturation, car il fait l’unanimité: tout le monde veut que l’école participe à l’objectif de réduction des inégalités et à la lutte contre la ségrégation culturelle et sociale. Mais rien ne prouve que dans ces classes, les élèves apprennent mieux, et accèdent à une culture qui produira ce que les premiers républicains appelaient «l’égalité réelle». Est-on sûr que par la simple vertu du mélange, les plus démunis parviendront à maîtriser cette culture que d’autres ont trouvée dans leur héritage familial? N’estil pas plus juste de mettre en œuvre des moyens au service des plus défavorisés, non seulement socialement mais surtout culturellement? Il faudrait pour cela reconnaître les différences sur tous les plans, et les apprécier aussi précisément que possible pour pouvoir les traiter efficacement. Mesurer l’inégalité pour introduire de l’égalité, introduire de la diversité pour assurer véritablement à tous les bases communes… C’est toute notre conception de l’égalité qui est ébranlée. Tous les savoirs scolaires composent ensemble une «culture», ou devraient le faire. Ils sont à penser en fonction de la contribution qu’ils apportent chacun à une culture d’ensemble et dans leur ouverture les uns sur les autres. Le procès fait à l’école de la culture dominante risque bien d’occulter la question de responsabilité: voulons-nous ou non que certains savoirs et certaines règles soient transmis par l’école et partagés par tous? Si oui, lesquels et comment? ( l ’a ut eure désigner non plus un processus, Bildung, mais un état, Kultur, «l’état d’affinement de toutes les forces spirituelles d’un homme ou d’un peuple». Non plus la culture en général, mais les formes particulières dans lesquelles les peuples sont devenus eux-mêmes, non plus la progression vers une fin commune à l’humanité toute entière, mais un faisceau de caractères distinctifs, un certain génie particulier dont il faut prendre conscience pour pouvoir l’affirmer. Marie-Claude Blais, UFR de Sciences de l’éducation de l’Université de Rouen. 7 R epères pour D. Simard une école culturelle Au cours des dernières années, j’ai rencontré un grand nombre d’enseignants à l’occasion de journées de formation ou de conférences portant sur la réforme scolaire au Québec. Ce qui me frappe à chaque fois, davantage que leurs préoccupations légitimes relatives au renouvellement des approches pédagogiques et des programmes d’études, ce sont leurs questions et leur angoisse quant au sens de leur travail et au rôle de l’école dans la société actuelle. Je n’ai pas de réponse claire à leur fournir et leur angoisse est aussi la mienne. Il faut dire que dans un monde aux repères évanescents, marqué par la prolifération de l’information et l’accroissement sensible des lieux et canaux de diffusion de la L’école met en contact l’élève avec un noyau de valeurs, avec des élémens de culture. culture, l’école se trouve ébranlée dans ses assises et ses finalités. Dans ce contexte, comment penser la nature et le rôle de l’école à l’égard de la formation culturelle des élèves? M’appuyant sur les travaux du sociologue québécois Fernand Dumont (1968, 1981, 1987, 1997), je reprendrai d’abord son concept de culture puis je présenterai des repères en trois points: 1- l’école est un «cercle de culture seconde»; 2- l’école n’est pas la vie mais une reprise consciente de la vie; 3- l’école est un foyer d’intégration et d’examen critique de la culture. Le concept de culture Dans plusieurs de ses travaux, Dumont propose une distinction entre culture première et culture seconde. Par la culture première, le sens du monde est donné comme un fait primitif. L’enfant baigne d’emblée dans un entourage qui est profusion de sens. Nous sommes tous les héritiers d’une culture première car nous avons tous appris, dès le plus jeune âge, au gré de nos interactions quotidiennes, un langage, des règles et des conduites sociales, des interprétations du réel, des modèles de comportement. Mais ce monde n’est pas fermé sur luimême: l’incertitude, l’angoisse, le possible le traversent. D’un sens donné, nous pouvons passer à un autre que nous construisons. Autrement dit, il y a une culture seconde: l’art, la littérature, la science, l’histoire, la phi- 8 losophie, bref, un ensemble de savoirs, de systèmes symboliques, d’œuvres et d’outils perfectibles que les femmes et les hommes ont élaborés au fil du temps afin de répondre à des besoins, à des problèmes et des questions sur le monde. Ce dédoublement n’est pas une simple duplication. La culture seconde est un renversement de la première, l’existence se constituant comme objet à distance d’elle-même (Dumont, 1968, 1997). En ce sens, la culture seconde peut être comprise comme une distanciation, un arrachement à la culture première. C’est dans cette distance que la conscience se développe. Cela étant précisé, on comprendra mieux la suite de mon propos. L’école est un «cercle de culture seconde» La culture seconde possède une historicité spécifique. Une fois nés, les mythes en suscitent d’autres, l’œuvre d’art et de littérature, la découverte scientifique et les doctrines philosophiques s’engendrent selon des devenirs historiques particuliers, donnant lieu à des mutations, des querelles et des conflits d’interprétation que la critique s’efforce de situer dans des sphères qui leurs soient propres (Dumont, 1981). À l’exemple de la parole, la culture seconde contribue à créer des lieux de production et de transmission, des modes d’apprentissage, des rôles qui forment une organisation sociale particulière (Dumont, 1981). Avec ses cheminements obligés et ses rites de passage, ses contenus et ses procédés d’apprentissage, l’école constitue un «cercle de culture seconde», c’est-à-dire une institution vouée à la compréhension du monde. C’est dire que l’école n’est pas la redondance de la société, mais une «société de référence» selon Dumont (1981), un lieu où la référence à la culture, incarnée dans des œuvres, des processus et des pratiques, se conquiert aux dépens de la référence à la vie spontanée, brute, immédiate. Ce qui m’amène au deuxième point. L’école n’est pas la vie mais une reprise consciente de la vie L’école n’est pas la vie, ce qui ne veut pas dire que la vie n’entre pas à l’école. Mais si la vie entre à l’école, c’est pour se voir transfigurer par un ordre humain de savoirs, d’œuvres et de symboles qui me précède et m’institue comme sujet humain. Le mouvement de la vie est ici lié au mouvement de la distanciation, laquelle comporte Résonances - Octobre 2002 ) rait qu’à traduire pour les élèves, alors «l’école doit se faire créatrice», devenir «un moyen essentiel de réintégration de la culture ambiante morcelée» (Dumont, 1971, p. 14). Comme «cercle de culture seconde», je pense que l’école est un foyer de discussion, d’examen critique et d’intégration de la culture ambiante qui se présente le plus souvent sous une forme morcelée, parcellisée. L’école n’est pas un musée, un centre d’activités culturelles, un club de science, une garderie éducative ou Internet. Ce que fait l’école, sur une base continue et systématique, c’est de mettre l’élève en contact avec un noyau de valeurs, de symboles et de savoirs qui mérite d’être connu, lu, écouté, pensé, médité, bref, avec des éléments de culture jugés essentiels à la formation d’une personne cultivée, permettant l’intégration de tous à la culture actuelle et l’inscription de chacun dans la continuité d’un monde. ( une dimension productive car elle entraîne à chaque fois la compréhension vers la transformation d’elle-même. C’est dans cette transfiguration que l’école trouve son sens comme institution culturelle. L’école n’est pas la vie, ce qui ne veut pas dire non plus que l’école n’est pas un milieu de vie. Des êtres humains y viennent tous les jours, y partagent des règles, des rôles, des espoirs et des angoisses. Mais si l’école est milieu de vie, elle est surtout un horizon, distance, reprise consciente de la vie. Nous avons tous appris une langue sans effort, par imprégnation. L’école est le lieu d’une reprise consciente de la langue, d’une distance par rapport à la langue pour mieux la comprendre et ainsi acquérir une culture Les appels répétés depuis quelques années pour resserrer les liens entre l’école et la culture nous obligent à repenser le rôle de l’école comme institution culturelle dans le contexte de la fragmentation et de la dispersion qui caractérise la culture actuelle. C’est une tâche redoutable, difficile et exigeante, mais c’est pourtant, me semble-t-il, une condition essentielle pour donner forme à un projet d’école culturellement riche pour tous, équilibré et cohérent. La fragmentation et la dispersion caractérisent l’école actuelle. de la langue. Depuis le plus jeune âge, nous avons observé des phénomènes naturels autour de nous. L’école nous aide à les comprendre par l’entremise de disciplines vouées à la compréhension du monde physique. De même, des musiques, des monuments, des œuvres, des architectures forment un paysage familier. L’école, comme lieu d’une reprise consciente de la vie, nous aide à les comprendre en nous donnant des repères et des clés de lecture. Si «la culture est un préalable, comme l’écrivait Dumont, puisque chacun accueille une symbolique et un langage qui lui sont antérieurs», elle est aussi une éducation: «une reprise du donné pour en faire une conscience» (Dumont, 1993, p. 351). Références Dumont, F. (1968). Le lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire. Montréal: HMH. Dumont, F. (1971). «Le rôle du maître: aujourd’hui et demain». Action pédagogique, no. 17, 49-61. Dumont, F. (1981). «La culture savante: reconnaissance de terrain». Dans F. Dumont (dir.), Questions de culture 1. Cette culture que l’on appelle savante (17-34). Montréal: Léméac. Dumont, F. (1987). Le sort de la culture. Montréal: Hexagone. Dumont, F. (1993). Genèse de la société québécoise. Montréal: Boréal. Dumont (1997). Récit d’une émigration. Montréal: Boréal. Si l’école est une «cercle de culture seconde», le lieu d’une reprise consciente de la vie, elle ne peut pas être un lieu de diffusion comme les autres, se bornant à livrer des éléments de culture disparates. Dans une société où n’existe plus une culture unifiée que l’école n’au- ( Résonances - Octobre 2002 Simard, D., Mellouki, M. (à paraître). Enseigner et cultiver. Québec: Presses de l’Université Laval. ( l’ auteur L’école comme foyer d’intégration et d’examen critique de la culture Denis Simard, professeur au Département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage, Université Laval. 9 A rt et culture au programme: A. Kerlan l’école réenchantée? Depuis plusieurs années, l’art et la culture frappaient aux portes de l’école. Les voilà qui y font désormais une entrée spectaculaire, et que se développe dans plusieurs pays l’ambition d’une «politique des arts et de la culture à l’école». Il ne s’agit pas, pas seulement, de mieux développer les activités artistiques et les pratiques culturelles, de visiter les musées, de demander aux artistes d’entrer dans les classes et d’aller à la rencontre des élèves, mais bien de recentrer l’école sur la culture, de faire de l’école un véritable lieu de culture, une porte d’entrée dans la culture. Le nouvel âge de la culture dans laquelle l’école semble entrer marque peut-être une prise de conscience. Les systèmes éducatifs contemporains sont engagés depuis une bonne trentaine d’années dans un vaste et complexe mouvement de recomposition. L’histoire récente de l’éducation scolaire peut donner à l’observateur le sentiment d’une oscillation entre une incertitude profonde, et des espérances excessives périodiquement mises en des formes pédagogiques réparatrices qui ne manquent pas de décevoir. L’école contemporaine est une école qui se cherche, une école en quête de modèles, de son modèle. Que cherche-t-elle aujourd’hui du côté d’une refondation culturelle? Je crois qu’il est indispensable d’essayer de le comprendre, si l’on ne veut pas gâcher cette nouvelle espérance. Il me semble qu’on peut l’éclairer en disant qu’il s’agit d’une nouvelle conception de son rôle culturel. Dans les années 70, on le concevait comme une tâche de libération de l’expression. La logique des programmes d’études était rabattue sur une logique d’expressivité, de créativité, de croissance personnelle. C’était l’âge de l’expression créatrice et du maître animateur. Le milieu des années 80 sonnait la fin de la récréation. Se mettait en place un paradigme centré sur les savoirs, la transmission et l’appropriation des savoirs. On était entré dans l’âge des savoirs didactisés, et du maître ingénieur. Si la didactisation de la culture scolaire s’est d’abord développée sur le terrain de l’enseignement des sciences, l’enseignement des lettres lui-même n’y est pas demeuré étranger. La notion de «savoirs scolaires» se substituait à une autre notion centrale du vocabulaire classique de l’éducation: la notion d’œuvre. Le mouvement de recentration sur l’art et la culture commence au milieu des années 90. On vit alors le débat éducatif et bientôt les politiques éducatives se préoccuper explicitement de la place et du sort de la culture dans l’enseignement scolaire. C’est l’âge des perspectives culturelles dans l’éducation scolaire, de l’enseignant «passeur» de culture, du «pédagogue cultivé», comme on le dit au Canada francophone. Au Québec, le Conseil supérieur de l’éducation (1994) soulignait les lacunes du curriculum d’études en matière de culture, et se faisait le porte-parole d’une exigence de culture, de perspective culturelle dans le choix et la conception des contenus d’enseignement. En France, l’action conjointe du Ministère de l’Education et du Ministère de la Culture allait aboutir à l’ambitieux plan de développement des arts et de la culture en milieu scolaire, lancé en l’an 2000. © Festival Rilke 2000 à Sierre ( L’école est une porte d’entrée dans la culture. 10 Résonances - Octobre 2002 ) La culture en citation Mot équivoque et indispensable Mot clé, mot-carrefour du vocabulaire de l’éducation, le terme de «culture» en est à coup sûr à la fois l’un des plus équivoques et l’un des plus indispensables. Une pensée de l’éducation qui voudrait faire l’économie de l’idée de culture et d’une réflexion sur la culture se condamnerait à coup sûr à l’inconsistance et à la superficialité. Coordonné par Jean Houssaye. Questions pédagogiques. Paris: Hachette Education, 1999. ( Résonances - Octobre 2002 d’une même quête, d’une même histoire: l’histoire incertaine de ce que j’appelle la reprise éducative de la culture moderne. La «crise» de l’école, examinée sous l’angle de la culture, s’enracine dans une crise de la reprise, de la reprise éducative et culturelle du monde moderne, de la reprise, dans une perspective éducative, des valeurs et des savoirs inhérents aux démocraties à l’âge des sciences et des techniques. Nos sociétés ne savent plus très bien comment fabriquer et partager dans l’école un «univers de significations». Que peuvent-elles répondre à la question que pose Maurice Tardif, et qu’en effet la tâche éducative ne peut éluder: «Parmi toutes nos connaissances actuelles, quelles sont celles qui sont dignes d’être transmises aux nouvelles générations? Qu’est-ce qui mérite d’être vu et regardé, lu et médité, entendu et écouté, appris et étudié»? Le nouvel âge de la culture dans lequel l’école semble entrer marque peut-être une prise de conscience: nulle société ne peut vivre sans un socle de culture, sans l’horizon d’un univers partagé de significations, incarnées et instituées dans des œuvres et une histoire. Tâchons donc de ne pas gâcher cette lucidité et cette espérance. ( l’ auteur Faut-il alors considérer qu’après les excès de l’expressivité (le trop-plein du sens), puis ceux du formalisme didactique (l’oubli du sens), l’école aurait (re)trouvé le bon sens et la bonne direction, en renouant avec l’exigence classique d’une culture substantielle? Je crois que cette vision d’une bonne téléologie ne permet pas de bien saisir le sens et les paradoxes de la recomposition dans laquelle l’école moderne, post-moderne, est engagée. Un paradigme ne chasse pas l’autre, et bien des situations et des pratiques pédagogiques témoignent de leur coexistence obligée. Plutôt que des modèles opposés et concurrents, les trois paradigmes que nous avons distingués me semblent être les moments Alain Kerlan, ISPEF (Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation), Université Lumière Lyon 2 11 Q uand le Je est pluriel C. Perregaux et le Nous singulier Une culture commune, c’est en fait la construction permanente d’un NOUS singulier accueillant des JE pluriels. La culture commune indispensable pour faire société ou pour faire école est-elle donnée une fois pour toute et n’a-t-elle que l’exigence de l’adhésion et de la reproduction, ou se co-construit-elle à partir des attentes, des besoins et des intérêts de ses membres? La réponse est, me semble-t-il, dans l’entre-deux qui devient le vrai lieu du développement de la culture commune; en effet, cette dernière, si l’on prend celle de l’école, est sans contexte ancrée dans l’histoire d’un lieu qui la rend spécifique sur certains aspects (la langue utilisée; la participation de l’école à la vie de la cité; l’organisation scolaire, le type d’évaluation, les valeurs reconnues socialement, etc.), mais elle est également appelée à se modifier en fonction des changements qui s’opèrent au cours du temps (pensons aux rénovations) et de l’histoire de ses membres (élèves, enseignants, parents) et de ce qu’ils y apportent. La culture commune, un défi pour l’école? Aujourd’hui ces histoires sont multiples et notamment la mobilité et l’installation de populations d’origines diverses sur un territoire réputé jusque-là plutôt homogène, questionne la nature et la construction du tissu social: en fait, la culture commune nécessaire au vivre ensemble peut-elle se nourrir de la diversité des appartenances de la population actuelle? Une des grandes questions de notre temps serait alors de savoir si la diversité socioculturelle est une ressource ou un danger pour le vivre ensemble. L’expérience montre que la culture commune se développe dans la réalisation de projets communs. On a pu nourrir l’illusion que la culture commune était une constante sans bouleversement majeur dans une école qui n’accueillait que des élèves autochtones et qu’elle a été déstabilisée par des élèves provenant de diverses origines. C’est oublier qu’un des buts de l’école publique, dès sa création, est justement cette construction sociale commune qui n’est jamais donnée, qui se tisse et se retisse génération après génération. C’est à l’histoire de Sysiphe qu’il faudrait ici se référer. La présence d’élèves d’origines socioculturelles diverses notamment, réactive, rénove, pourraiton dire, cette orientation qui reste, indépendamment d’eux, un des défis de l’école publique. Aurions-nous tendance à l’oublier? ( La culture commune provient implicitement d’une référence aux différences. 12 Qui dit culture commune dit différences! La nécessité même d’une culture commune provient implicitement d’une référence aux différences. Y en aurait-il besoin si le même se lisait partout? Or, l’écart à la norme, dans l’institution scolaire, la différence en somme (de langue, d’implicites culturels, de culture scolaire, de rapports sociaux), ne peut pas être considéré simplement comme un fait objectif, l’écart n’est pas constant et il se modifie en fonction de différents paramètres dont la familiarisation avec l’autre. Les pratiques sociales des élèves et Résonances - Octobre 2002 ) des familles provenant d’Italie, d’Espagne, du Portugal, du Kosovo, comme du Sri Lanka ou de Somalie deviennent plus proches depuis leur scolarisation dans ce pays; l’écart se réduit depuis que nous vivons avec eux alors qu’il va sembler plus large par rapport à de nouveaux élèves dont l’expérience sociale nous est encore inconnue. L’histoire proche est un excellent miroir du processus qui mène ou pas à une culture commune et l’essai de compréhension, a posteriori, de la dialectique entre absorption (qui induit plutôt l’assimilation lorsqu’elle se veut totalisante) et reconnaissance des particularités (qui ne sont constitutives de culture commune que lorsqu’elles se réélaborent dans la confrontation aux autres) peut nous donner certaines clés pour le présent. La question est de savoir quel regard l’école pose sur l’écart qu’elle ressent entre elle et certaines familles et certains élèves et quels jugements elle émet sur cet écart; quels sens donnent les familles et les élèves à l’écart qu’ils ressentent eux-mêmes. Ont-ils l’espoir qu’un événement qui réduirait l’écart pourrait se produire ou le subissent-ils avec une certaine fatalité? La recherche d’une culture commune avec les nouvelles relations qu’elle devrait instaurer et les déplacements qu’elle suppose est un moyen fort pour travailler sur l’écart. leur enfants et le désir de les voir grandir dans les meilleures conditions possibles. L’école est pour eux ce lieu du savoir qui conduira leurs enfants vers leur vie d’adulte, leur vie professionnelle, leur vie citoyenne. Cependant, en fonction de leurs histoires personnelles et collectives, ces parents ont une plus ou moins longue expérience de la façon dont la scolarité est organisée dans le lieu où ils vivent, une familiarisation différente avec les implicites de l’institution scolaire qui ne sont pas les mêmes pour tous, des pratiques éducatives spécifiques, des façons différentes d’exprimer leurs attentes et d’entrer en contact avec les enseignants. Pourront-ils pourtant tous se sentir parents d’élèves à part entière et s’insérer dans un espace d’intercompréhension où se disent et s’apprennent les attentes de chacun, où s’explicitent les nécessités d’une culture commune à la fois imposée et ouverte au changement? L’expérience montre que plus que dans le discours seul, la culture commune se développe dans l’action, dans la réalisation de projets communs qui engagent les partenaires dans une intercompréhension agissante où les différences de pratiques peuvent devenir les ressources de tous ou se modifier en fonction du projet. Il est évident qu’il est question aussi bien des pratiques des parents, des élèves et des enseignants. La force du NOUS La variabilité de l’expérience humaine à travers le temps et l’espace propose des pratiques sociales particulières selon l’origine socioculturelle et est parfois un obstacle pour l’école à la compréhension des ressemblances. Or, les parents de Catherine, de Karim, de Maria et de José ont en commun l’amour qu’ils portent à La culture en citation Passeur culturel Permettre aux élèves d’être plus savants (par le savoir), plus efficaces (par la maîtrise de techniques, l’acquisition de bonnes stratégies), plus «socialisés» (par la pratique effective de la citoyenneté ou de la coopération), tout cela ne suffit pas; introduire la dimension culturelle sera peut-être moins rentable, les bénéfices seront rarement immédiats (sauf ceux que procurent la passion et le plaisir de chercher et de créer), mais pour nous, c’est une sorte d’impératif catégorique. Tout n’est pas culturel, car ce serait noyer le culturel. Mais le culturel peut être partout. Et de partout, on peut se lancer dans l’aventure du «passeur culturel». Jean-Michel Zakhartchouk. L’enseignant, un passeur culturel. Paris: ESF, Collection Pratiques & enjeux pédagogiques, 1999. ( Résonances - Octobre 2002 La culture commune nécessite la construction du Nous singulier dans les deux sens du terme, singulier parce que un et singulier parce que différent des autres Nous – fort des ressources plurielles de ses membres – et pourtant semblable à eux sur bien des points. La culture commune d’une classe ou d’une école (où les enseignants, les élèves et les parents auront intériorisé le Nous qui les unit et les différencie) jouera entre le différent et l’identique. La question des limites du Nous ne se fait plus alors entre le Nous des autochtones et celui des étrangers (le fréquent Nous et les Autres) mais le Nous rassemble des parents, des parents et des enseignants, des élèves quels que soient leurs origines. C’est bien de cela dont il s’agit ici. Quant au Je pluriel il nous entraîne dans la complexité des appartenances – le répertoire identitaire de chacun pouvant montrer des arrangements multiples – parfois douloureux – selon la sédentarité ou la mobilité de la personne. Pourtant, une au moins de ces appartenances fortes est constitutive du Nous, en rassemble les membres; une culture commune est alors en marche, avec toutes ses questions, ses conflits, ses négociations, ses projets; elle se réalise aussi, ne l’oublions pas, à partir et jusqu’au cœur des apprentissages scolaires. ( l ’a ut eure Jeu subtil entre différences et ressemblances! Christiane Perregaux enseigne à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Genève. 13 L a culture en évolution, Nadia Revaz voire en révolution Dans les médias, et en particulier à la télévision, la culture tend à se confondre avec le simple divertissement. A contrario, la notion de culture réinvestit très fortement depuis peu le monde de l’école. On parle à nouveau de culture artistique, langagière, scientifique, technologique… comme de quelque chose de fondamental, même si un certain flou entoure ces notions. Pour reprendre les mots du sociologue français François Dubet, «la culture commune, c’est ce que doit maîtriser tout individu». Même si le concept de culture commune est valorisé dans le contexte scolaire, il n’empêche que l’on ne cesse de parler de crise culturelle. C’est en fait un thème récurrent dans l’Histoire. Chacun a la prétention de croire que la culture qu’il s’est construite est plus intéressante que celle des autres. Cependant, comme le souligne Pierre Marc, professeur en sciences de l’éducation à Neuchâtel, le niveau des jeunes est supérieur à celui de nombre d’adultes dans des domaines spécifiques, tandis qu’il est inférieur dans d’autres. Difficile dès lors de savoir si les jeunes ont moins, plus ou autant de connaissances, car elles sont différentes. Du fait que dans le discours le niveau est depuis toujours en baisse, c’est donc un faux débat. Autrefois, il était question de culture générale, tandis qu’aujourd’hui on parle de plus en plus de culture commune. Mais quelle définition donner à la culture commune? Moins élitaire, cette dernière n’en est pas moins exigeante. En effet, elle part du multiculturel pour établir un socle de base identique pour tous. Il n’empêche que pour certains cette nouvelle vision se limite à un minimum culturel alors que d’autres y voient un enrichissement formidable, allant vers plus d’égalité dans un esprit encyclopédique, pour ne pas dire humaniste. Pour reprendre les mots du sociologue français François Dubet, «la culture commune, c’est ce que doit maîtriser tout individu». Sans culture, difficile de se constituer en tant qu’individu aussi bien sur le plan personnel que socio-professionnel. Se cultiver n’est de loin pas un luxe. Reste encore, et ce n’est pas une tâche 14 aisée, à définir ce minimum en français, en histoire, en mathématiques… mais n’est-ce point là l’une des missions du PECARO (plan d’études cadre romand)? Liens entre les cultures Fait nouveau, l’Ecole prend davantage en compte la culture des jeunes et tente d’établir des connexions entre les deux mondes. «L’idée de partir du savoir des élèves, reprise des courants comme la pédagogie nouvelle de Freinet ou la pédagogie institutionnelle, l’a emporté ou du moins est en train de l’emporter dans les classes», relève Pierre Marc. Et il ajoute que le seul véritable obstacle réside dans la sélection précoce. Il observe que la Suisse est en retard en la matière, car l’école obligatoire pourrait davantage tirer parti de la richesse culturelle bigarrée, s’il n’y avait pas cette obligation de sélection. Pour Frédéric Delaloye, enseignant de français, d’histoire et d’allemand au cycle d’orientation du Val d’Hérens, la culture ne peut se construire que dans l’échange entre les générations. L’enrichissement doit être réciproque. Le lien passé-présent est à travailler en classe. «Par exemple, pour enseigner l’histoire, c’est plus motivant pour les élèves s’il y a un ancrage dans l’actualité. La découverte des époques anciennes par le biais d’une exposition est une solution idéale pour les enthousiasmer», remarque-t-il. Sabine Leyat, qui enseigne le français, l’histoire et l’histoire de l’art aux étudiants en maturité professionnelle mais qui donne également des cours aux apprentis, constate aussi ce manque d’intérêt initial, car les jeunes ne voient pas nécessairement la nécessité d’avoir une perspective historique. A son avis, il faudrait davantage entrer par la mode, le cinéma ou les arts graphiques pour les intéresser ensuite à la culture au sens large. «Le plaisir de lire, que ce soit un livre ou un article de journal, est à la base de l’accès à la culture. Hélas, certains jeunes de 18 ans ont encore des difficultés avec le déchiffrage», poursuit-elle. Par contre, elle estime que les apprentis Prochain dossier: L’estime de soi Résonances - Octobre 2002 ) et étudiants sont très ouverts à la diversité culturelle. La contextualisation s’avère primordiale pour faire découvrir aux jeunes la culture du passé. La culture du web ( Il est probable que les adultes ont tout à gagner en intégrant certains aspects de la culture des jeunes dans la leur. «Je ne suis pas sûre que l’école ait conscience de la révolution culturelle qui va se passer avec Internet», explique Marylène Volpi, qui enseigne l’histoire et la philosophie de l’éducation à la HEP à St-Maurice et l’italien à l’Ecole du tourisme et au collège de la Planta. Il est vrai que le web pourrait bien nous conduire à une révolution culturelle, un peu comme à l’époque des débuts de l’imprimerie. Les modes de pensée sont en train de changer. La culture offerte est peut-être plus superficielle, mais tellement plus vaste. Le danger, c’est alors de papillonner, de surfer dans l’immense bibliothèque universelle sans repères. Pour Marylène Volpi, les jeunes ont toutefois un esprit plus critique que leurs aînés, même s’ils passent peut-être un peu rapidement d’une culture à une autre. Cette culture contemporaine si prégnante peut-elle néanmoins exister sans référence au passé? Certainement pas, mais il reste aujourd’hui à redéfinir clairement ce que l’école veut transmettre. Si la discussion existe, elle n’en est qu’à ses débuts. On le voit également dans d’autres pays, comme la France. Cependant, la difficulté à définir une identité culturelle suisse complique les choses, tout en les rendant en même temps plus passionnantes. Il semble aujourd’hui évident qu’il ne faut pas attendre l’entrée au secondaire pour introduire la culture. Celle-ci peut s’acquérir dès le plus jeune âge. Cette prise de conscience modifie aussi l’approche de la culture. «Je pars de la différenciation pour essayer d’intégrer tous les élèves dans une culture commune», explique Sylvie Monnet, maîtresse en classe enfantine à Verbier. Selon elle, l’ouverture à la multiculturalité doit avoir une place importante en enfantine. Elle est par ailleurs d’avis que l’interdisciplinarité crée des passerelles culturelles, même si, comme le souligne Marylène Volpi, le concept reste encore très théorique. La culture est intimement liée à la pédagogie et elle est avant tout un choix politique. Phénomène inquiétant, Berne a décidé au printemps dernier de «redimensionner» et pire de supprimer un certain nombre de projets liés à l’essor de la culture générale dans la formation professionnelle (cf. article paru dans Le Courrier le 31 mai 2002). Cela pour cause de restriction budgétaire. On est parfois en droit de se demander si la politique a parfaitement compris tous les enjeux de la culture scolaire. La culture en citations Pensons culture Construction de la culture Réfléchir au sens de la «culture générale» dans une formation, quelle qu’elle soit, se demander si c’est un «luxe» ou une «nécessité» est une question pertinente. A notre sens, il faut répondre à ce questionnement par un (apparent) jeu de mot: dans toute formation, scolaire, professionnelle, continue, la culture générale est un luxe inévitable pour l’individu. Pierre Marc. La culture générale dans notre système éducatif: analyse des lois scolaires romandes et des valeurs dont elles sont porteuses, in La culture générale dans la formation, luxe ou nécessité? Neuchâtel: FSEA, 1990. La culture générale se construit à partir d’un mouvement de va-et-vient entre l’ouverture d’esprit et l’analyse des informations enregistrées. C’est un peu le mouvement de l’œil captant son environnement, mais sélectionnant sa mise au net en fonction de critères de choix, en fonction de sa capacité d’enregistrement. Jacques Laurent. Définition de la culture générale dans la formation professionnelle d’aujourd’hui et de demain: les ajustements entre les objectifs et les pratiques, in La culture générale dans la formation, luxe ou nécessité? Neuchâtel: FSEA, 1990. ( Résonances - Octobre 2002 15 L a culture en citations Toutes les citations qui suivent sont extraites de Pour une culture commune, ouvrage collectif paru aux éditions Hachette en 2000 sous la direction d’Hélène Romian. Culture commune Quand on souhaite que l’école participe à la construction d’une culture commune et quand on tente de définir une telle culture, on est tenté de dresser une liste d’objets culturels; œuvres littéraires ou artistiques, théories scientifiques, savoirs, dont on estime qu’ils ne peuvent être ignorés des jeunes générations. Mais on risque alors d’y inclure la totalité du patrimoine de l’humanité et de faire de la culture le terme inaccessible d’une accumulation quantitative infinie. Bernard Rey. Que leur restera-t-il quand ils auront tout oublié? Culture technique La construction des cathédrales ne s’est pas faite sans géométrie, mais les bâtisseurs ne possédaient pas la géométrie des savants. Ils savaient cependant agencer les voûtes, taillant ailleurs pour appareiller sur le chantier, standardisant le module de fabrication. Certains croient bon d’ironiser sur cette aventure et de mettre sur le compte d’un heureux hasard un dessin d’arc-boutant à peu près semblable à celui que de savants calculs permettent aujourd’hui de faire apparaître sur un écran d’ordinateur. Les cathédrales 16 sont heureusement encore là pour conduire à s’interroger sur le capital de savoirs, d’audace et d’échanges dont le jeu, justement la pensée technique, a permis la création. Colette Dalle. Pour une culture technique commune. Technologie culturelle La technologie serait une possibilité offerte aux élèves ayant des dispositions intellectuelles plus portées vers la pratique de valoriser ces dispositions à l’école. Enfin, la technologie constituerait un moyen d’intégrer, de donner du sens et d’appliquer des connaissances acquises dans d’autres disciplines. Cependant, malgré la diversité et la justesse apparente de ces arguments, (…) la technologie n’a pas encore trouvé sa place comme discipline à part entière dans l’enseignement général. Pierre Vérillon. Les enjeux culturels de la technologie. Culture artistique La question n’est pas: Y a-t-il des références incontournables? Est-il indispensable que les élèves travaillent particulièrement sur tel ou tel artiste (Léonard de Vinci et Picasso, par exemple, plutôt que Pontormo ou Vasarely)? Le problème est de savoir à partir de quelles œuvres poser des questions qui pourront le mieux permettre «de comprendre le monde et de s’affirmer pour contribuer à sa transformation». Par exemple, des questions liées à la représentation, à l’espace, à la lumière, à la couleur, à la matière, au corps, à l’objet, à la composition… Il y a donc peu de chances pour qu’à l’occasion de telle ou telle recherche, on ne soit pas amené à rencontrer ces artistes phares qui ont tant pesé sur notre paysage mental. Claude Roux. Une culture commune en arts plastiques. Culture de l’image Penser l’image en termes de culture commune, de culture pour tous, c’est en premier lieu reconsidérer sa place en milieu scolaire où elle est à la fois marginalisée et souvent désignée comme un «danger» dans ses manifestations médiatiques. Josette Sultan. Quelle culture de l’image et des arts visuels pour tous aujourd’hui? Culture mathématique Les mathématiques ne sont pas a priori bien placées pour illustrer l’idée de culture commune. C’est une discipline qui a joué et joue encore un rôle décisif dans la sélection scolaire. L’un des schémas les plus répandus dans l’opinion est qu’il y a des «matheux» et des «non-matheux». A l’intérieur d’une même fratrie, c’est même un moyen d’affirmer sa différence que de se déclarer «nul en maths». Et beaucoup d’adultes avouent avec un certain plaisir leurs faiblesses dans cette discipline, alors qu’ils n’avouent guère leurs autres faiblesse scolaires. Gérard Vergnaud. Mathématiques: quel sens donner à l’idée de culture commune? Culture scientifique Envisager l’enseignement scientifique en termes de culture commune n’a pas donné lieu jusqu’à présent à une intense littérature. On dispose plutôt en ce domaine de textes polémiques et dénonciateurs mais souvent peu opératoires, ou d’un habillage «pédagogiquement correct» de pratiques enfermées, à vrai dire, dans une vision corpora- tiste de la formation. Jean-Pierre Astolfi. L’enseignement scientifique, composante d’une culture pour tous. Culture philosophique La «culture philosophique commune», ce n’est pas ou plus une vérité absolue ou une façon de vivre partagée, ce n’est pas fondamentalement, même si ce peut être enrichissant, une connaissance historique des grands auteurs, c’est la manière de s’y prendre pour penser rationnellement. Ce paradigme problématisant peut être diversement décliné. Michel Tozzi. Penser par soimême: une démarche intellectuelle à enseigner à tous et appropriable par chacun. Résonances - Octobre 2002 ) Histoire de la culture (…) l’histoire comparée n’a encore qu’une place très mineure dans nos enseignements. Et si cette place est traditionnellement modeste, on peut s’en étonner aujourd’hui dans un contexte marqué par les discours sur la mondialisation et l’ouverture internationale. Quel genre d’acteurs futurs seront les élèves d’aujourd’hui si la logique identitaire nationale prévaut dans la formation sur les horizons universels? Gilles Baillat. Histoire et culture commune. Culture physique Aujourd’hui, l’émergence de ce nouveau domaine de culture – on peut parler d’explosion du sport, des sports – se produit au cœur d’une véritable crise de civilisation. Ainsi, on ne peut réfléchir sur la signification du sport sans examiner ce que devient l’activité de travail (réduction du «physique», aliénation économique…), sans saisir le nouveau rapport loisirs/travail dans une situation où le travail disparaît pour un certain nombre, ou perd tout sens humain pour les autres. Le destin du sport n’est pas écrit: humanisme ou barbarie? Il s’agit de la personne et non du corps. On mesure qu’il n’est pas facile de gérer cette transition historique de la culture physique où le passé pèse encore sur un présent à construire. Que pourra l’Education? Jacques Rouyer. Quelle culture physique, sportive et artistique, commune? Une culture des cultures Une culture du partage des cultures devrait donc allier racines identitaires et visée universelle. Aucune culture ne fait communauté a priori à échelle universelle. Chacune est constitutive d’une identité culturelle qui peut constituer cependant l’enracinement d’une culture commune à visée universaliste. Hélène Romian. Pour une culture des cultures. Projet politique de culture scolaire Les projets politiques de culture commune se situent par rapport à des conceptions antinomiques de la démocratisation dans et par l’Ecole: programmes «allégés» en vue d’un SMIC culturel ou formation de haut niveau? (…) Ces projets renvoient à des choix de société: acceptet-on ou combat-on les inégalités? Hélène Romian. Quelle culture scolaire? Quel projet politique pour l’Ecole? Du lien entre les disciplines Mêmes objectifs Une culture commune n’implique pas que tous les élèves pratiquent les mêmes activités, produisent ou étudient les mêmes œuvres, mais que soient poursuivis les mêmes objectifs expérienciels, méthodologiques, conceptuels, avec la même exigence d’aller le plus loin possible. Hélène Romian. Quels repères pour une culture commune de haut niveau? Tisser du lien entre les disciplines serait aussi essentiel que leur définition même, pour leur donner leur plein sens comme lieux de construction de savoirs efficients, donnant prise sur la formulation, la résolution des problèmes que pose la condition d’homme, inscrite dans son environnement socio- et géopolitique, planétaire, cosmique. Hélène Romian. Quels repères pour une culture commune de haut niveau? Pour aller plus loin… Jerôme Seymour Bruner. Car la culture donne forme à l’esprit: de la révolution cognitive à la psychologie culturelle. Chêne-Bourg: Georg: Eshel, 1997, (Psychologie) Cote ORDP: IV-4 BRU Comment enseigner: les dilemmes de la culture et de la pédagogie. Paris (etc.): L’Harmattan, 1999, (Logiques sociales) Cote ORDP: IV-3-0 COM Musées & médias: pour une culture scientifique et technique des citoyens: actes des Rencontres culturelles de Genève 1996. Genève: Georg, 1997 Cote ORDP: VII-0 MUS Joseph Rossetto, Céline Baliki, Michèle Simon. Projet culturel en lycée professionnel: le projet du lycée Jean- ( Résonances - Octobre 2002 Moulin du Blanc-Mesnil. Le Perreux-sur-Marne: CRDP de l’académie de Créteil, 1999, (Repères pour réussir) Cote ORDP: IV-2-e ROS Patrick Pognant, Claire Scholl. Les CD-Rom culturels. Paris: Hermès, 1996 Cote ORDP: IV-5-0 POG Geneviève Vinsonneau. Culture et comportement. Paris: A. Colin, 1997, (Cursus. Psychologie) Cote ORDP: IV-4 VIN Jean-Michel Zakhartchouk. L’enseignant, un passeur culturel. Paris: ESF, 1999, (Pratiques et enjeux pédagogiques: 22) Cote ORDP: IV-3-0 ZAK 17