Jurisprudence et environnement

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Jurisprudence et environnement
DOSSIER
VINGT ANS DE JURISPRUDENCE
Jurisprudence et environnement
Des clés pour agir
Au milieu des années 1980, Eau et Rivières a décidé d’agir en justice. Le souci à l’époque : renforcer
les actions pédagogiques, les opérations de terrain, la sensibilisation des acteurs économiques
et politiques. La démarche était novatrice, et les succès devant les tribunaux ont créé l’événement.
La presse nationale s’est intéressée aux combats et les partenaires institutionnels ont commencé
à regarder Eau et Rivières d’un autre œil, plutôt inquiet.
517 décisions définitives dont 80 % au pénal, 85 % de succès. Le laxisme condamné,
une jurisprudence et des procédures administratives améliorées. Les résultats obtenus en vingt ans
sont importants. Ils méritent d’être replacés dans leur contexte, et soigneusement analysés.
Ils constituent une base de réflexion pour les actions futures.
70
Succès
Échec
Total
60
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0
19
Nombre de contentieux
La préhistoire en matière d’environnement s’est achevée
en 1976 avec la loi relative à la protection de la nature.
Un Premier ministre, Chaban-Delmas, avait bien créé en
1971 un ministère dédié, mais l’action publique restait
discrète, presque craintive. La réflexion politique était
balbutiante, et l’action juridique à peu près inexistante.
Faute d’outils, faute de compétences en ce domaine, les
associations étaient avant tout naturalistes. À l’époque les
militants d’Eau et Rivières, surtout des pêcheurs, débroussaillaient des cours d’eau, lançaient les premières études
scientifiques sur le saumon, prenaient conscience des
multiples agressions subies par leurs rivières. Ils commençaient à sensibiliser les Bretons à l’importance des
ruisseaux et rivières, et nouaient les premiers contacts
avec les pouvoirs publics.
Au milieu des années 1980, Eau et Rivières a déjà presque
vingt ans d’existence. Elle rassemble des militants, des
pêcheurs, des amoureux de la campagne et des paysages,
des humanistes… et deux ou trois juristes, professionnels
ou amateurs. À tous, un constat s’impose, cruel : si les
débroussaillages de rivières sont localement efficaces, si
la prise de conscience des pollutions émerge, la pollution
des cours d’eau ne cesse de s’amplifier : épandages sauvages de lisier, développement anarchique des élevages
industriels, des piscicultures, rejets non traités des abattoirs et autres industries, utilisation toujours plus folle des
engrais et pesticides. Les milliers de journées bénévoles
consacrées à la remise en état de l’Aven, du Trieux ou du
Scorff n’empêchent hélas pas les enquêtes publiques
bâclées, et les autorisations de porcheries, de piscicultures, accordées parfois en dépit du bon sens ou de la
loi par les préfets bretons.
Alors, en évaluant les résultats obtenus, en les comparant
aux efforts engagés par tous les membres d’Eau et
Rivières, on doit admettre que pédagogie, persuasion,
nettoyage ont un intérêt, bien sûr, et ces actions seront
poursuivies, mais elles sont insuffisantes. Il faut dissuader les pollueurs de polluer. L’outil existe : c’est le droit de
l’Environnement. Eau et Rivières va, au fil des ans, se
l’approprier.
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Une stratégie et des objectifs
Se faire reconnaître
L’objectif numéro un était de faire admettre par les tribunaux, par les pouvoirs publics, que la pollution d’une
rivière cause un préjudice réel à l’association en annihilant les efforts bénévoles consentis par ses militants pour
la préservation des cours d’eau en général, ou de celuilà en particulier. Le concept, en droit, est fondamental :
il officialise, en quelque sorte, l’action associative menée
en faveur de l’intérêt général.
En droit, un préjudice reconnu doit faire l’objet d’une
réparation, et la réparation la plus simple à calculer est
purement et simplement financière. Symboliquement,
nous demanderons donc aux tribunaux de faire payer
les pollueurs, un franc par mètre linéaire ou par mètre
carré de cours d’eau pollué.
Créer une jurisprudence
Deuxième objectif visé : créer une jurisprudence claire,
nette et précise, en sorte que chaque pollution de cours
d’eau soit poursuivie, condamnée par n’importe quel tribunal, et coûte cher aux pollueurs-délinquants. Pas
besoin de grandes phrases pour faire comprendre que la
dissuasion, dans un domaine aussi sensible, est avant
tout pécuniaire.
Être écouté dans les commissions
Enfin, nous souhaitions également asseoir notre position
dans les commissions administratives en tout genre. Car
les associations ont joué trop longtemps un rôle de
potiches dans les conseils départementaux d’hygiène,
commissions des carrières et autres…
Des statuts qui conduisent au succès
Pour agir en justice, il faut savoir manier les textes législatifs et réglementaires, premier défi. Savoir que l’on a raison, c’est une chose, obtenir que la justice le reconnaisse
en est une autre. Une des premières objections auxquelles
nous avons été confrontés a été l’irrecevabilité. Nos adversaires disaient en substance : « Certes, il y a eu pollution… Mais c’est une affaire entre nous et le tribunal,
Eau et Rivières n’a rien à voir là-dedans, et n’a surtout
pas à demander de dommages-intérêts ». Les tribunaux les
suivaient parfois, au point que nous avons dû préciser les
statuts de l’association.
En effet, un juge va d’abord disséquer l’objet social de
l’association. En 1986, par exemple, la cour d’appel de
Rennes a refusé notre action à l’encontre d’une extension
de porcherie industrielle. Elle a estimé que nous n’avions
pas « qualité à agir ». Nous avons réagi dès l’Assemblée
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Générale suivante en complétant méticuleusement nos
statuts, et en détaillant parfaitement le champ géographique de notre action sur six départements. En 1990, la
même cour d’appel a estimé qu’Eau et Rivières justifiait
« tant d’un intérêt à agir que d’un préjudice résultant
des infractions » reprochées à un prévenu. Consécration
suprême : le 28 novembre 1991, la chambre criminelle
de la Cour de cassation confirmait l’analyse des juges
rennais (et le talent des juristes d’Eau et Rivières !).
De l’importance des agréments
administratifs
De bons statuts sont indispensables, mais insuffisants.
Pour agir en justice, une association doit également présenter des garanties de sérieux matérialisées par un agrément ministériel au titre de la protection de l’environnement (art. L.141-1 du code de l’environnement). Eau et
Rivières a obtenu cet agrément en 1978. En 1991, au
plus fort de notre
stratégie d’action
contentieuse, nous
avons également
demandé et obtenu
un agrément au titre de la protection du consommateur
(art. L.411-1 du code de la consommation) : la pollution
des eaux de surface et des eaux souterraines augmente le
coût des traitements de potabilisation, ou même les rend
impropres à la consommation. Le consommateur est bien
évidemment lésé, il paie plus cher l’eau du robinet, est
parfois contraint d’acheter de l’eau embouteillée, et voit
sa santé menacée par divers polluants minéraux ou organiques. En bonne logique, les pollueurs lui doivent réparation.
Les pollueurs doivent
réparation
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Coût et risques de l’action
judiciaire
Le choix d’agir en justice implique un minimum de précautions et d’organisation. L’image
de l’association est en jeu, elle ne doit pas attaquer n’importe qui, n’importe comment, et le risque
de riposte d’un adversaire sous la forme d’une plainte en diffamation n’est pas nul.
Il nous faut aussi prendre en compte les coûts induits par ce mode de militantisme. Lorsque
l’on porte plainte, on doit parfois déposer une caution ; un avocat, ça coûte cher ; un procès peut
éventuellement être perdu. Les règles internes d’engagement doivent donc être très strictes.
Démocrates, réactifs et prudents
Démocrates, en respectant la volonté des membres de
l’association exprimée en assemblée générale.
Réactifs, car il faut parfois agir très rapidement, en cas de
danger imminent pour l’environnement, ou pour faire
cesser un trouble grave.
Prudents, en pesant bien les chances de réussite et les
risques d’échec de tel ou tel procès ; prudents encore en
protégeant l’association contre un risque théorique de
dérive autocratique d’un président qui lancerait des procès à tort et à travers.
Chaque dossier est soumis au vote du Conseil d’administration qui examine la gravité des faits, leur caractère symbolique, la notion de récidive, l’exemplarité de la
faute, la situation de la jurisprudence connue sur la question. Dans les cas d’urgence (action en référé), le président
dispose d’un mandat pour agir. Il fera alors ratifier sa
décision par le prochain Conseil d’administration. Tout est
fait pour garantir la transparence et la démocratie interne.
même engagé un procès. Pour déclencher nous-mêmes
une procédure judiciaire, faire une citation directe, ou
déposer une plainte avec constitution de partie civile,
l’avocat reste facultatif, mais des frais de consignation
sont exigés.
Les tribunaux civils imposent un avocat si l’on réclame
des indemnités supérieures à 10 000 euros devant le tribunal de grande instance. On s’arrange souvent pour
demander moins…
Mais avant même l’étape du tribunal, nous disposons
d’un moyen tout simple et très économique pour déclencher l’action publique : le dépôt d’une plainte auprès des
services de gendarmerie, ou auprès du procureur de la
République. Nous sommes alors informés de l’enquête et
de la procédure, et nous constituons nous-mêmes un dossier pour le juge.
Une fois la décision prise, il faut choisir habilement la
procédure la meilleure, la moins coûteuse et la moins
risquée. Alors : avocats ou pas ? Hum… Ils sont réputés
chers. On raconte dans les palais de justice, que quand
vous croisez un avocat, qu’il vous dit bonjour avec un
grand sourire, il ne faut surtout pas lui répondre : vous
auriez déjà perdu 500 euros. À nos débuts, nous nous
passions de leurs services. C’est tout à fait possible. Au tribunal administratif, il suffit de ne pas réclamer d’indemnités à l’État. Au pénal, une procédure originale
consiste à se présenter à une audience, où est jugée une
pollution, et à se déclarer sur place « partie civile ». On
démontre que la pollution nous a causé un tort certain,
et on réclame une indemnisation. Les avocats du délinquant détestent, mais c’est simple, efficace et particulièrement économique. Cette « constitution à l’audience »,
comme on dit, n’est possible que lorsque la justice a elle-
Eau et Rivières
Avocats or not avocats ?
CERTAINS DOSSIERS SONT D'ABORD DÉCORTIQUÉS EN COMMISSION SPÉCIALISÉ (CDH, PESTICIDES,
ZONE-HUMIDE…) AVANT D'ÊTRE PROPOSÉ AU CONSEIL D'ADMINISTRATION.
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Apprentissage, et premiers succès
Lorsqu’en janvier 1985 nous avons décidé de nous battre en justice, nous savions bien que nous
allions d’abord effrayer… les juges. Ils ne connaissaient strictement rien aux affaires de pollution,
pas grand-chose aux associations et n’avaient jamais entendu parler de préjudice écologique.
La jurisprudence était inexistante.
Première précaution, donc : ne pas les brusquer. Par
exemple en intervenant sur une affaire trop lourde,
médiatisable, en demandant d’énormes dommages-intérêts (DI). Non, la première fois, pour le tribunal de Brest,
nous avons choisi une toute petite affaire de déversement volontaire de lisier dans un cours d’eau, et nous
avons demandé trois francs - six sous de DI. Nous voulions uniquement un jugement positif, et nous l’avons
eu. Ensuite, nous avons fait comme les alpinistes, qui
s’appuient sur une prise pour en atteindre une autre, plus
haut. Le défi comportait plusieurs niveaux : obtenir des
décisions positives de tous les tribunaux bretons (en choi-
sissant de « petites » affaires) ; faire reconnaître la notion
de préjudice moral subi par l’association (construire un
discours) ; augmenter progressivement nos prétentions
aux DI (sans effrayer) ; introduire le principe d’une réparation financière proportionnelle à une des caractéristiques du délit (par exemple la surface, ou le linéaire de
cours d’eau pollué) Puis, à la faveur de quelques échecs
en première instance devant des juges qui n’avaient pas
senti le vent tourner, faire valider nos théories et notre
pratique par la cour d’appel de Rennes et, plus tard, par
la Cour de cassation.
Boîte à outils : pour une action juridique efficace
Pour contester les décisions administratives
En cas de conflit avec l’Administration, Eau et Rivières peut saisir le tribunal administratif de Rennes, la cour administrative
d’appel de Nantes ou le Conseil d’État. Si elle entend contester une autorisation préfectorale d’exploiter un élevage, durcir les conditions techniques d’exploitation d’une installation classée, ou faire réformer les conditions d’exploitation ; si elle
veut faire condamner un préfet pour son inaction à faire appliquer la loi, c’est le tribunal administratif de Rennes qui est compétent. Le juge pourra, dans certains cas, non seulement annuler la décision contestée, mais aussi se faire préfet ou
enjoindre le préfet de prendre telle mesure dans un délai déterminé, sous astreinte.
Pour contester les arrêtés ministériels
Si elle entend combattre un arrêté du ministre de l’Environnement, elle pourra saisir le Conseil d’État. Tel fut le cas des arrêtés du 29 mars 1995 réglementant les conditions d’exploitation des élevages hors-sol. Le gouvernement sortant avait
tenté, entre les deux tours de l’élection présidentielle et sans l’avis du Conseil supérieur des installations classées, d’assouplir scandaleusement les règles d’épandage. Eau et Rivières a fait échouer cette manœuvre, le Conseil d’État ayant annulé
ces arrêtés par une décision du 16 mars 1998. On espère qu’il en sera bientôt de même pour les arrêtés ministériels du 7
février 2005 qui ont réduit les distances d’épandage par rapport aux habitations et aux cours d’eau. Là encore l’association
a saisi le Conseil d’État.
Pour faire juger et faire connaître les comportements délinquants
Le juge de proximité, le tribunal d’instance et le tribunal de grande instance constituent les juridictions judiciaires. Elles ont
un aspect répressif pour juger les auteurs d’infractions et un aspect civil pour juger les conflits entre les personnes privées.
Les poursuites pénales ont fortement mobilisé Eau et Rivières qui s’est constituée partie civile pour l’allocation d’indemnités, mais surtout pour que soient ordonnées des mises en conformité et des publications dans la presse professionnelle (Paysan Breton, France Agricole et la Pisciculture française). Elle a même pris l’initiative des poursuites pour faire condamner des
leaders de la profession agricoles hostiles à l’application des lois de protection de l’environnement.
Pour obtenir réparations financières d’un préjudice
Plus rarement, le juge civil au tribunal d’instance a été saisi d’actions en réparation par l’allocation de dommages et intérêts. Il s’agissait alors de faire reconnaître l’atteinte portée aux intérêts défendus par Eau et Rivières.
Pour obtenir l’arrêt ou la réparation d’un trouble
Encore plus rarement, le président du tribunal de grande instance a été saisi pour faire cesser un trouble manifestement illicite, faire cesser un rejet polluant, mettre en place une passe à poissons ou remettre en état un étang creusé sans autorisation. C’est pourtant là un outil efficace si on dispose d’un constat simple et net.
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Passer à l’action
« Imposer le respect de la loi aux pollueurs, aux administrations de l’État, et aux élus laxistes,
lutter contre les comportements irresponsables et le sentiment d’impunité était une nécessité
incontournable. »
Le respect de la loi aux pollueurs
Sur le bassin de la Loisance, ce sont tous les industriels
de la vallée qui ont été déférés devant le tribunal correctionnel de Rennes. Mais pour poursuivre en justice, il
faut encore apporter des éléments probants. Contre des
éleveurs de porcs dépassant le cheptel autorisé, par
exemple, il fallait obtenir un comptage faisant foi au tribunal et, pour cela, contourner l’inertie des agents verbalisateurs traditionnels. Eau et Rivières a obtenu en
1996 de la chambre criminelle qu’un huissier, accompagné d’un inspecteur des installations classées et de la
force publique, puisse constater le délit. De nombreuses
affaires ont suivi concernant des contrevenants, parfois
en état de récidive légale ou de violation de mise en
demeure administrative, pour des dépassements ou des
défauts d’autorisations (trois mois de prison ferme pour
dépassement de cheptel à Saint-Bihy).
De telles actions sont certes conformes au principe pollueur-payeur, mais s’avèrent peu dissuasives dans les
faits, notamment si le pollueur est correctement assuré.
Toutefois, on peut penser que de telles actions menées à
grande échelle auraient des impacts environnementaux
intéressants, tels qu’une augmentation des coûts et des
contraintes en matière d’assurances des risques écologiques.
Des pistes non encore explorées
Des actions contre des agents de l’État indélicats
Eau et Rivières n’a encore jamais agi contre des agents de
l’État ne faisant pas leur boulot, voire complices d’infractions ou de délits, mais la question reste posée. En effet, il
y a obligation pour un agent public de signaler des agissements frauduleux, l’abstention caractérisant un laisserfaire, dès lors que l’agent est informé de l’infraction et a
l’obligation d’user des pouvoirs de contrainte à sa disposition, pourrait être assimilée à l’acte positif de complicité
(art. L. 121-7 du code pénal).
Le référé pénal en matière d’eau
Les poursuites pénales sont souvent lentes à s’engager. Le
juge pénal dispose exceptionnellement du pouvoir de fixer
des mesures conservatoires en référé pour protéger la ressource en eau (art. L. 216-13 du code de l’environnement),
mais il ignore largement cette faculté. Eau et Rivières pourrait le lui souffler.
Le dispositif d’ajournement-injonction
Ce dispositif permet au tribunal de déclarer coupable le
prévenu, et de l’ajourner de peine en lui ordonnant d’exécuter des mesures de cessation de l’infraction ou de
remise en état, sous un délai défini et sous astreinte,
Le respect de la loi aux administrations
de l’État…
Ce sont parfois les administrations qui font preuve d’une
inertie lourde de conséquences. Ainsi dans les Côtesd’Armor, une pisciculture avait fait l’objet de plusieurs
extensions illégales successives, avec dégradation du
milieu aquatique. Le préfet, informé, n’avait pas mis en
demeure le contrevenant. Eau et Rivière a engagé la responsabilité de l’État, le tribunal administratif non seulement lui a donné raison, mais a également durci les
normes de rejet de cet élevage et réduit la production
autorisée. Même situation, même résultat, lorsqu’en 1995,
le préfet du Finistère avait refusé d’appliquer une décision
du tribunal administratif de surseoir à l’exécution d’une
autorisation de porcherie.
… et aux élus laxistes
Certains élus sont peu préoccupés par les questions environnementales. Ainsi, cinq maires d’Ille-et-Vilaine, très
dynamiques pour accorder des dizaines de permis de
construire, montraient peu d’empressement à moderniser
les stations d’épuration obsolètes de leurs communes ;
ceci malgré les avertissements de la DDASS. Ils ont été
condamnés entre 1993 et 1996.
même en cas d’appel. Dispositif régulièrement utilisé par
le tribunal correctionnel de Rennes pour la remise en état
de sites industriels.
Obligations de résultats
La législation sur les installations classées, comme la législation sur les eaux, donnent pouvoir aux préfets d’imposer
des résultats dans les arrêtés notifiés aux exploitants. Si
les prescriptions sont insuffisantes, le tribunal administratif peut les modifier.
L’exploitant soumis à une obligation de résultat a le choix
des moyens pour l’atteindre. S’il n’y parvient pas, le juge
civil peut préciser les mesures à prendre, sans modifier les
prescriptions administratives, ou en référé, ordonner leur
respect dans un délai déterminé sous astreinte. L’obligation
de moyens, et la faiblesse des contrôles restent pourtant la
règle aujourd’hui en matière d’installations classées. On
dispose peut-être ici d’une belle marge d’actions.
Trouble du voisinage
Depuis 1844, le juge a donné la possibilité de réclamer
l’indemnisation d’un préjudice pour trouble anormal du
voisinage. La charge financière induite en pareil cas pour
les installations classées pourrait être un bel outil de dissuasion.
Eau & Rivières Printemps 2006 n° 135 - 15
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Une action au long cours
Il n’est pas rare de voir les administrations publiques appliquer des règles et procédures allant
à l’encontre du bon sens en matière de santé humaine ou environnementale. Des autorisations sont
alors délivrées, en toute légalité, mais contre l’intérêt général. Après des démarches de sensibilisation
inopérantes, il n’est d’autre solution que d’utiliser le contentieux pour faire évoluer les procédures
administratives et les lois : quelques exemples.
Insuffisance des études d’impacts
et rejets excessifs d’azote
Les études d’impacts annexées aux demandes d’autorisation d’élevage, de remembrement ou de vidange de
plan d’eau, frappaient généralement par leur indigence.
Eau et rivières s’est attachée à faire évoluer les dérives des
pratiques administratives.
Au début des années 1980, de simples questionnaires
valaient études d’impact pour les dossiers d’élevage. Des
jugements au tribunal administratif en 1986, 1988 et
1990 ont mis fin à cet usage. Pourtant, les études d’impacts présentées aujourd’hui ne répondent toujours pas
aux exigences réglementaires. Ainsi en est-il des apports
en azote pour lesquels l’application de valeurs maximales
fixées au plan national a mené entre 1999 et 2001 à des
annulations d’autorisations par les tribunaux administratifs. Les jugements précisaient que les préfets avaient
entaché leurs décisions d’« erreur d’appréciation ».
En 2004, le tribunal administratif de Rennes précisait
également que même hors zone d’excédents structurels et
en satisfaisant aux obligations réglementaires, l’autorisation d’extension d’un élevage porcin, du fait notamment
de la localisation de l’épandage, était de nature à porter
atteinte à la ressource en eau.
« Pas de précision suffisante
sur les conséquences de l’épandage
du phosphore »
« La dégradation des eaux bretonnes ne constitue en aucun
cas un phénomène récent devant lequel les pouvoirs
publics se seraient trouvés désarmés. Ce ne sont pas seulement les caractéristiques essentielles de l’élevage intensif hors-sol qui sont en cause, c’est aussi la singulière
passivité de l’État devant l’inapplication de la réglementation ». Ce constat de la Cour des comptes en février
2002 concernait surtout la pollution de nos rivières bretonnes par les nitrates. Mais le même raisonnement aurait
pu être tenu pour le phosphore : durant des années, malgré les alertes d’Eau et Rivières, les préfets successifs ont
autorisé des extensions d’élevages hors-sol avec des plans
d’épandage surchargés de phosphore.
16 - Eau & Rivières Printemps 2006 n° 135
Lettres au ministère de l’Environnement, articles de presse,
rapports scientifiques, rien ne changeait, si bien qu’en
octobre 2001, notre association se décidait à engager une
action juridique. Elle prit la forme d’un recours au tribunal
administratif pour faire annuler une extension d’élevage
industriel de porcs autorisée par le préfet du Morbihan le
9 juillet 2001. Le raisonnement de l’association était limpide : la loi de 1976 sur les installations classées (aujourd’hui les art. L. 511-1 et suivants du code de l’environnement) préserve l’environnement. En tolérant des
excédents de phosphore sur les plans d’épandage qui
rejoindront un jour ou l’autre les rivières, le préfet ne
fait pas son boulot…
Il faudra patienter trois ans, mais le 9 septembre 2004, les
magistrats du tribunal administratif donnent un véritable camouflet au préfet du Morbihan : ils retiennent les
deux arguments soulevés par Eau et Rivières.
• « L’étude d’impact qui aborde succinctement la question
des rejets phosphorés ne comporte pas de précision suffisante sur les conséquences pour l’environnement de
l’épandage du phosphore, et sur les mesures envisagées
pour réduire les inconvénients d’un tel épandage sur la
qualité des eaux. »
• « L’autorisation préfectorale emporte eu égard à la
charge en phosphore par hectare prévue au plan d’épandage, des risques certains de pollution des eaux ; le préfet du Morbihan a entaché sa décision d’une erreur d’appréciation compte tenu des dangers existants notamment
pour la santé et la salubrité publiques ».
La ligne de conduite de l’État « on s’occupe de l’azote
d’abord, pour le phosphore on verra plus tard » est mise
par terre. Il n’a d’autre solution dorénavant que de n’accepter que des plans d’épandage pour lesquels les quantités de phosphore apportées peuvent être éliminées par
les cultures…
Du simple bon sens agronomique retrouvé grâce à l’action en justice.
Impacts du remembrement
L’impact des actions de remembrement sur les milieux
aquatiques peut être dévastateur lorsque la destruction des
haies et l’arasement des talus s’ajoutent à la « rectifica-
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tion » des cours d’eau. Aussi Eau et Rivières s’est-elle
préoccupée de surveiller de près ces démarches. Là, ces
opérations ne sont encore vues par les tribunaux que
comme des opérations purement foncières, ne concernant donc que les propriétaires des terrains. Un patient
travail contentieux n’a pu faire évoluer les choses : la
jurisprudence fait toujours obstacle à l’intervention
des associations d’environnement en ce domaine. C’est
désormais devant la Cour européenne des droits de
l’homme, contre l’État français, que l’association espère
débloquer la situation.
Vidange de plans d’eau : imposer
le respect des milieux aquatiques
Par remise en suspension de sédiments et matières
organiques, les risques sont élevés pour le milieu lors
des travaux de vidange des plans d’eau. Toutes précautions doivent donc être prises. L’absence d’enquête
publique ou d’étude d’incidence a permis à Eau et
Rivières d’obtenir du tribunal administratif un sursis à
exécution. Cette décision a permis de mettre fin au
relatif désintérêt de la police de l’eau pour ces opérations, et de faire peser la menace de sanctions immédiates en cas de négligence caractérisée de l’administration préfectorale.
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la France n’a pas pris « les dispositions nécessaires
pour que la qualité des eaux superficielles - de Bretagne
- soit conforme aux valeurs fixées par la directive du 16
juin 1975 ».
Jusqu’ici, rien de bien grave car le jugement est uniquement de principe. Le plus dur vient après, car très
vite, la Commission met la France en demeure d’appliquer ce jugement et donc d’avoir des eaux
conformes. Mais quand sur l’Ic, l’Horn, le Gouessant, et
d’autres cours d’eau, on dépasse régulièrement les
80 mg/l de nitrates, le respect de la directive est un
exploit que personne de sérieux n’envisage à court
terme. Les réponses dilatoires de l’État français ne suffisent pas à la Commission, et celle-ci, dans deux « avis
motivés » d’avril 2003 et de juillet 2005, rappelle une
dernière fois à la France ses obligations.
Avant probablement, dans les mois à venir, de saisir
une seconde fois la Cour européenne de justice, et lui
demander d’infliger à la France une amende et une
astreinte financière jusqu’au respect intégral des
50 mg/l de nitrates sur tous les cours d’eau bretons. Une
astreinte journalière qui peut atteindre plusieurs millions d’euros par jour de retard…
Le prix du laxisme et de l’irresponsabilité.
Eau potable
Les directives européennes sur l’eau potable sont rapidement apparues comme des outils susceptibles d’améliorer la situation localement. Encore fallait-il qu’elles
soient transposées en droit français. Porté en Conseil
d’État, le litige a cessé lorsque les textes ont été enfin
transposés, mais les nouvelles directives relancent le
débat.
Depuis 1975, une directive adoptée par tous les États
membres fixe à 50 mg/l la concentration maximale en
nitrates dans les rivières utilisées pour fabriquer de
l’eau potable. Et au début des années 1990, en Bretagne, la montée des nitrates dans les eaux n’a d’égale
que le laxisme de l’État pour faire appliquer aux agriculteurs la réglementation environnementale et la
couardise des élus qui préfèrent la fuite en avant des
usines de dénitratation.
Excédée que ses cris d’alarme ne soient pas entendus,
notre association saisit la Commission qui le 30
novembre 1993, met la France en demeure de respecter la directive. Six ans s’écouleront avant que la Commission ne saisisse la Cour européenne de justice (16
juillet 1999) et deux autres années avant que celle-ci
ne statue (8 mars 2001). Tout ce temps n’a guère été utilisé pour respecter la directive de 1975, car la Cour
européenne de justice (affaire C-266/99) constate que
A. Clugery
L’Europe au secours des eaux
bretonnes
LA PRISE D’EAU DE BANNIGUEL SUR L’ABER WRAC’H EST L'UNE DES RIVIÈRES VISÉE
PAR LE CONTENTIEUX EUROPÉEN INITIÉ PAR EAU ET RIVIÈRES.
Et bientôt les « class actions » ?
Les Américains et les Canadiens recourent volontiers aux « class actions ». Ces
recours collectifs permettent à un grand nombre de citoyens de se regrouper pour
faire reconnaître leurs droits. Le principe est simple : on fusionne dans un procès
unique l’ensemble des plaintes individuelles. Dans le domaine de l’écologie et de
la consommation d’eau, ce type d’action aurait pour vertu de démultiplier l’efficacité
des actions juridiques et de rendre plus perceptible la responsabilité des industriels pollueurs, amenés à indemniser un plus grand nombre de victimes. Au début
de l’année 2005, Jacques Chirac a évoqué l’ouverture d’une telle possibilité en
droit français.
Eau & Rivières Printemps 2006 n° 135 - 17
DOSSIER
VINGT ANS DE JURISPRUDENCE
Poursuivre l’action en justice
On le voit, un important travail de développement d’un savoir-faire juridique a été réalisé par Eau
et Rivières. En vingt ans, cette action a incontestablement fait progresser l’approche juridique
et judiciaire des dossiers d’environnement.
L’association n’a cessé d’innover (auprès des tribunaux
civils et pénaux, auprès du Conseil d’État, auprès de la
Cour européenne), et des pistes restent à explorer pour
élargir les possibilités et l’efficacité des actions en contentieux. Ces actions présentent de multiples intérêts.
• Elles contribuent concrètement à faire changer les comportements, individuels et collectifs, et obligent à une
meilleure prise en compte de la protection de l’environnement.
• Elles permettent d’appuyer les demandes faites au législateur d’amélioration ou de modification de l’appareil
législatif ou réglementaire, pour le droit à un environnement sain, à des écosystèmes riches, à une eau de
consommation de bonne qualité, à des eaux de baignade
saines. Même si aujourd’hui, ce qui importe c’est d’appliquer les textes plutôt que d’en ajouter au mille-feuille
existant…
• Elles contribuent, modestement certes, à faire appliquer le principe pollueur-payeur, en faisant supporter à
ceux qui agressent l’environnement, les coûts y compris
indirects de sa protection par les associations sous la
forme de dommages et intérêts.
Mais que fait la police
Par contre, au vu de la dégradation du milieu, le rôle de
police que devrait jouer l’État en ce domaine est à l’évidence insuffisant. C’est la Mission d’inspection générale
de l’environnement « Renforcement et structuration des
polices d’environnement » (février 2005) qui l’affirme :
« à l’exception des poursuites et des condamnations en
matière de pollutions marines, l’action judiciaire dans le
domaine de l’environnement demeure marginale au regard
du nombre et de la gravité des atteintes commises. Ne
constituant pas une priorité affichée pour l’institution
judiciaire, elle est peu organisée et sa mise en œuvre
manque de cohérence générale ».
Les associations se substituent donc régulièrement, de
fait, aux carences de l’État, parfois même à la demande
(officieuse) d’administrations publiques !
Les contraintes économiques des entreprises font que
leurs décisions sont souvent prises, non pas sur la base de
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G. Huet
• Elles crédibilisent l’action de l’association, renforcent
son influence auprès des pouvoirs publics et permettent
de communiquer dans la presse régionale, et parfois dans
la presse nationale. Elles contribuent ainsi à informer la
population des enjeux environnementaux et font progresser la prise de conscience écologique de notre société.
EAU & RIVIÈRES MET LA JUSTICE AU SERVICE DE LA PROTECTION DE L'EAU ET DU PATRIMOINE NATUREL.
critères éthiques où même règlementaires, mais sur la
seule base du moindre coût. Le respect de l’environnement
ne se pratique alors que s’il ne coûte pas plus cher que son
saccage. Et, hélas, les bilans financiers apparaissent souvent favorables aux pollueurs. Il est donc indispensable,
au-delà du travail de sensibilisation et d’information,
que les comportements de sagouins ne soient pas économiquement profitables à leurs auteurs. Ces entreprises
jouent une concurrence déloyale et portent atteinte au
« capital » nature.
Il reste donc du travail à faire…
Ce travail pourrait se concevoir en lien étroit avec d’autres
associations, permettant ainsi de faire face à de grands
délinquants. Il implique toutefois d’assumer, et même de
revendiquer sans complexe, de faire financer par les pollueurs ce travail de lutte contre leurs atteintes au bien
commun. Cette réflexion, actuellement en cours dans
d’autres associations environnementales, mérite assurément un débat au sein d’Eau et Rivières.
Dossier réalisé par Pierre Boyer, Gilles Huet,
Denis de La Broise, Raymond Leost, Pascal Mugnier
Pour aller plus loin :
- la rubrique juridique du site Internet de l’association,
« La stratégie contentieuse d’une association de protection
de l’environnement » par Pierre Boyer.