la malédiction dusein

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la malédiction dusein
CHAPITRE XV
LA MALÉDICTION
DU SEIN
« Cachez ce sein que je ne saurais voir. »
L
a chirurgie esthétique est un domaine qui sent le
soufre tant il brasse d’argent. Souvent en point
de mire, elle est l’objet d’attaques vertueuses régulières,
ce qui lui a appris à se protéger au point de s’épanouir
dans une forteresse juridique. Au rang de ses certitudes
médicales qui participent à sa défense, la pose des
prothèses mammaires. Cette technique éprouvée est celle
qui les rassure le plus dans la mesure où elle est réversible. C’est pourtant elle qui va conduire la discipline dans
les prétoires dont elle sait si bien se garder d’ordinaire.
L’affaire Poly Implant Prothèse (PIP) tétanise la
profession, chaque chirurgien se sentant aujourd’hui en
danger. Pourtant, à force de polémiques récurrentes, les
plasticiens devraient se méfier de ce sein bien-aimé. Les
chirurgiens se valorisent en le réparant, en l’arrondissant
joliment pour le bonheur des femmes. Il les nourrit.
Plutôt bien. La mammoplastie figure au deuxième rang
des opérations esthétiques derrière la lipoaspiration.
Accidents et remise en question de leurs pratiques se
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LES AS DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
focalisent aujourd’hui sur cet organe. D’habitude, Éros
les berce, cette fois Thanatos les réveille.
Plus l’intervention chirurgicale s’améliore, plus cette
rondeur voluptueuse échappe aux chirurgiens. En quête
de sa magie, ils semblent se heurter à sa malédiction.
Le miracle moderne de la reconstruction profite aux
extravagances de l’augmentation mammaire allant
jusqu’à la prescription à des mineures et aux liaisons
dangereuses avec l’industrie.
L’histoire du sein est lourde de symbole. Maternité
divine de Marie allaitant l’enfant Jésus dans les images
religieuses. Dans l’Antiquité, Artémis d’Éphèse aux
trente et un seins donne le lait à l’univers. Selon les
historiens, il s’agirait de trente et un testicules de
taureau. Cette découverte renvoie au complexe de la
castration. Quant à la mutilation du sein droit chez les
Amazones pour mieux tirer à l’arc, elle accompagne
la longue conquête de l’indépendance des femmes.
L’évolution des fantasmes suit celle des mœurs. Dans
la Chine ancienne, la mamelle tient une place mineure
alors que la poitrine masculine est signe de bonheur
comme le montrent les quatre seins de Wen-Wang,
fondateur de la dynastie Chou. De nos jours, les enfants
de Mao lorgnent surtout les longues jambes et ceux
de l’empire du Soleil-Levant ont le culte des dessous
bouillonnant de dentelles.
Avant que le chirurgien prenne l’affaire, disons en mains,
le vêtement a longtemps corrigé les volumes, bandage,
corset ou soutien-gorge mettant en valeur le buste féminin.
Étoffe flottante chez les Grecs qui affectionnent les
seins plats. Brassière des civilisations hindouistes portées
sur les globes ronds. Guimpe, justaucorps, plastron
LA MALÉDICTION DU SEIN
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et autre modestie effaçant les formes aux époques de
retour à l’ordre moral. Bustier au décolleté rebondi sous
Louis XIV et quasi débordant au libertin XVIIIe siècle.
Marque de l’Ancien Régime, le corset est banni par
la Révolution et rétabli par la Restauration. Les suffragettes inspirent Paul Poiret qui en délivre les femmes
en 1909 avant de leur faire jouer les « garçonnes » des
Années folles. Christian Dior y revient avec ses robes à
« gorge pigeonnante » au début des années 1950. Enfin,
en 1969, l’émancipation féminine balance le soutiengorge par-dessus les manifs du MLF. À l’exemple de
l’étudiante de 1968 au buste dénudé brandissant un
drapeau sous la statue de la République en référence
à La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix.
Entretemps, les chirurgiens ont pris le relais. Sous
la poussée conjointe de la réparation et de la revendication des femmes d’être « bien poitrinées » en pleine
libération des mœurs.
Les premières tentatives d’implants mammaires
remontent à 1865. La paraffine apparaît au Japon
après la Seconde Guerre mondiale. Les prothèses sont
testées dans les années 1950. L’accélération démarre
en 1961-1962 avec la pose des prothèses en silicone
sous enveloppe par les plasticiens de Houston, Thomas
Cronin et Frank Gerow. Leur invention répand l’ « obus
texan », canon américain de la beauté ou fixette des
« globophiles », et démocratise l’augmentation des
seins. Le premier implant gonflable est mis au point
par un Français, Henri Arion, en 1965. L’industrie des
prothèses s’engouffre dans cette brèche, entraînant dans
son sillage celle des produits injectables.
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LES AS DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
Exhibé dans les prétoires
Où, dernier cauchemar en date, les développements
de l’affaire de ruptures des prothèses PIP menacent
de mettre à genoux une partie de la profession qui se
présente come une victime collatérale.
En France, les augmentations mammaires représentent 20 % en reconstruction et 80 % en esthétique.
Globalement, 500 000 femmes seraient porteuses
d’implants, toutes marques confondues. Sur le marché du
gonflement de poitrine, la pose s’évalue à 99,9 % des actes.
Rien ne paraissait pouvoir entamer une telle suprématie. Las, une fraude sans précédent sur cet implant,
rendue publique par l’AFSSAPS le 30 mars 2010, révèle
une tromperie de l’ex-numéro un français et leader
mondial sur la qualité de l’implant, notamment celle du
silicone. Normalement évalué de 1 à 2 %, le risque de
rupture serait là plus précoce, le silicone attaquant plus vite
l’enveloppe. En France, 35 000 à 45 000 patientes (300 000
à l’étranger) en danger, dont 7 000 à 9 000 pour des
raisons esthétiques, sont invitées à consulter leur chirurgien et à envisager le remplacement de leurs prothèses.
L’affaire fait médiatiquement grand bruit. La société
PIP, numéro trois mondial, produisait 130 000 prothèses
par an. Elle aurait fourni en prothèses rondes (et non pas
anatomiques) 16 des 18 centres anticancéreux français
qu’un appel d’offres a contraints de choisir le même
fournisseur. Il s’agit donc bien, au-delà de l’esthétique,
d’une affaire d’envergure sanitaire. De plus, selon
certains praticiens, les soupçons remonteraient à 2006.
Immédiatement assiégés par les patientes inquiètes
et pressées d’être débarrassées de leurs prothèses
PIP, les chirurgiens se sont attelés à leur enlèvement.
LA MALÉDICTION DU SEIN
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Quelques-uns, et non des moindres, s’y sont colletés en
toute discrétion. S’il faut une décennie pour acquérir
une réputation d’as, une semaine suffit à la ruiner. Tous
tiennent un calendrier des opérations. Quasiment un
réflexe accompagné d’un calcul instantané du risque
financier lié au nombre de PIP posées. En moyenne 500
par praticien et dans le sud de la France, où s’épanouit
l’augmentation mammaire, certains en auraient quelque
2 000. Des chiffres à en mettre beaucoup à genoux quand
ce changement d’implants est pris en charge par l’assurance maladie à hauteur de 185,08 euros par sein, à peine
10 % de leurs honoraires habituels. En plus, il leur faut
annoncer à leur patiente un remboursement dérisoire. Il est
strictement limité au premier examen pour toute porteuse
de prothèses PIP et au remboursement des prothèses
rompues. Rien pour le second sein avec prothèse intacte.
Angoissées, certaines ne l’entendent pas de cette
oreille et s’organisent. Quelques semaines plus tard,
des centaines déposent une plainte auprès du parquet
de Marseille pour « mise en danger de la vie d’autrui ».
Une association de Besançon adresse une pétition au
ministre de la Santé demandant « le retrait, le remplacement systématique et la prise en charge de toutes les
prothèses PIP au titre du principe de précaution ». Une
bataille juridique s’est engagée. Parallèlement, l’AFSSAPS a diligenté une expertise devant déterminer de
la dangerosité du silicone. Dans l’affirmative, l’agence
demanderait l’enlèvement de toutes les PIP. Dans la
négative, les plaignantes qui réclament déjà cela avant
même l’analyse se battront pour « un remplacement
de principe » dans les prétoires. Quelles que soient les
suites judiciaires, les chirurgiens-assistants auront été
mis largement à contribution pour enlever et remettre
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LES AS DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
les implants. Une crise qui promet de forger en France
la meilleure génération de poseurs de prothèses.
Fin mai 2010, deux mois après la révélation de l’affaire
PIP, chaude ambiance sur le vieux port de Marseille
où se tient l’assemblée de printemps de la SOFCPRE.
Les chirurgiens libéraux de base découvrent l’addition,
eux qui seront rémunérés au barème de la « sécu ».
Contagion de groupe : « Et si des prothèses autres que
les PIP étaient aussi défaillantes ? » « Que fait l’AFSSAPS ? Que font nos experts ? », « Au fait, qui sont-ils ? »
Réponse : entre autres, leur ancien président de la
SOFCPRE qui siège à la Commission nationale de sécurité
sanitaire des dispositifs médicaux, dont les implants
représentent le gros morceau de ses préoccupations.
Depuis le milieu des années 2000, le professeur
Jean-Pierre Chavoin a longtemps été le grand ordonnateur de la société savante jusqu’à sa présidence de
2008-2009. Expert incontournable, « préfacier » de la
Chirurgie plastique du sein 1, le professeur Chavoin
dirige le service de chirurgie plastique et des grands
brûlés du centre hospitalier universitaire de Toulouse
où le nombre de pose d’implants mammaires compte
parmi les plus élevés en France. Quant aux libéraux, ils
sont également consultés en tant qu’experts, notamment
en la personne de la chirurgienne plasticienne Nathalie
Bricout, grande communicante sur le sein en qualité de
« membre associé de l’Académie de chirurgie ».
La déception du gros de la troupe en est à ses débuts.
Et puis, il y aura les audiences du procès PIP qui sera
l’affaire esthétique de ce début de siècle et fera les choux
gras de la presse. Leur ressentiment se focalise sur le
1. Pascal Horay, Chirurgie plastique du sein, Elsevier. Jean-Pierre Chavoin : Chirurgie plastique et esthétique, techniques de base, Masson.
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fonctionnement de l’AFSSAPS qui se mobilise après
un nombre conséquent de ruptures de ces prothèses. À
la suite de plusieurs semaines de contrôle de l’entreprise, le verdict de l’AFSSAPS est tombé le jour où la
société est mise en liquidation judicaire. Ce qui dresse
un obstacle supplémentaire à surmonter dans la voie
judiciaire pour qui assigne le fabricant.
Bruissements des couloirs du congrès où l’on se
récrie de la gestion bureaucratique des expertises. Une
expertise des prothèses réalisée dans l’anonymat et à
temps aurait étouffé dans l’œuf une affaire qui pourrait en
mettre quelques-uns sur la paille. S’ensuit l’indignation.
Rapidement, l’émoi se reporte sur la déclaration
obligatoire des conflits d’intérêt, la plupart du temps
négligée en France. Et de jurer que dorénavant il va
falloir bien se tenir. La société savante, qui s’échine à
gérer la crise au plus près, se promet d’y veiller. Elle
échafaude aussi l’idée de faire réaliser des expertises
anonymes, de prothèse ou autre produit, dans un laboratoire indépendant, demande qui lui serait adressée par
un de ses membres. Cela s’accompagnerait d’un label
SOFCPRE décerné aux honnêtes fabricants. Reste à
décrocher le financement coûteux de telles expertises.
Noyé dans le produit injectable
Où il apparaît que ce qui vaut pour les prothèses vaut
aussi pour les produits injectables placés dans la même
catégorie de dispositif de santé : marquage CE, conditions de mise sur le marché, surveillance des autorités
de santé et suivi des experts.
À cet égard, l’histoire du Macrolane spécial seins a plongé
les chirurgiens esthétiques dans une grande perplexité.
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LES AS DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
La recherche d’autres méthodes pour améliorer
le volume de la poitrine est née essentiellement des
contraintes des prothèses. Un suivi, un remplacement
tous les dix ans et, dans 5 % des cas, l’apparition de
« coques ». « Deux ans de bonheur, dix ans de malheur et
des brioches qui tombent », selon la formule d’un grand
connaisseur, le docteur Yves-Gérard Illouz. L’une de
ces méthodes, le Macrolane spécial seins, recourt à un
produit de synthèse, l’autre naturelle, le lipomodelage,
utilise la propre graisse de la patiente.
Quoi qu’en disent les commerciaux des laboratoires à
chaque sortie d’un nouveau produit, la molécule miracle
n’a pas encore vu le jour. Chez Q-Med, pionnier de l’acide
hyaluronique de synthèse, on en sait quelque chose.
L’affaire Macrolane pour la poitrine entache la
success story de la société suédoise. Celle-ci s’était
pourtant assurée d’une démarche conforme aux exigences
des dispositifs médicaux implantables. Au congrès
mondial de médecine anti-âge des 10 au 12 avril 2008,
au moment du lancement du produit, la chirurgienne
Isabelle Sarfati, de l’Institut du sein à Paris communique : « Les résultats à courts termes sont excellents.
L’augmentation mammaire ne laisse pas de cicatrice et
les seins sont plus naturels, visuellement et au toucher,
qu’avec des prothèses mammaires. […] Injecter le
produit en rétro-glandulaire comme nous le faisons
actuellement, ne va pas gêner les mammographies de
dépistage. […] Toutes ces raisons font de Macrolane
un produit extrêmement prometteur. Son plus gros
inconvénient reste son coût […] Le laboratoire Q-Med
pourrait faire une demande de prise en charge à la
Sécurité sociale pour les indications réparatrices. »
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Quelques mois plus tard, dans le numéro spécial
de la revue de chirurgie esthétique Paris Beauty de
décembre 2008, la chirurgienne Isabelle Sarfati expose
son concours à « l’étude scientifique ». Elle a été menée
à la clinique Élysée Montaigne « sur 45 patientes de 25
à 60 ans suivies pendant deux ans avec des examens
radiologiques (IRM, mammographie) afin de calculer
la vitesse de résorption du produit. » Cette étude visait
aussi à « démontrer que l’acide hyaluronique ne gène
pas la détection du cancer du sein qui touche une femme
sur neuf » et à « établir avec les radiologues les critères
de lecture de radiographie ». Pour la circonstance, cette
clinique a été promue « centre de formation » pour le
Macrolane où étaient donnés des cours d’injection.
Ce volumateur qui fait fantasmer est commercialisé
en France en mai 2008. C’est un acide hyaluronique très
réticulé. Sa formule magique qui remonte les fesses, fait
des plaquettes de chocolat à la « Monsieur Muscle » et
des mollets de danseuse depuis fin 2007. Il obtient en
mai 2008 le marquage CE autorisant son injection pour
l’augmentation mammaire. Enfin le rêve ! Des « seins
bien pommés ». Immédiatement une taille de bonnet
en plus. Sans opération, sans cicatrice, sans prothèse.
Oui, mais, coûteux (3 000 à 4 000 euros par sein) et il
faut y revenir tous les dix-huit mois.
Les chirurgiens voient là un moyen d’embellir à
petites doses un décolleté ou de corriger un défaut
d’implantation de prothèses mammaires. Sans plus.
Dans ce milieu aux réflexes masculins, les chirurgiens
et leurs institutions ne mesurent pas l’impact du marketing de ce produit auprès des femmes. Ils l’estiment
trop onéreux pour une augmentation mammaire, ils
n’y croient pas trop. En Suède, dans une assemblée
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LES AS DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
internationale de chirurgiens, deux Français se singularisent en interrogeant Q-Med sur l’innocuité de la
réticulation du Macrolane. Question qui ne cesse de
se reposer depuis.
Le lancement médiatique est à la mesure des espoirs
féminins, laissant entendre que la technique archaïque des
prothèses pourrait être remisée au rayon des vieilleries.
En coulisse, des chirurgiens conscients que le sein est
un organe à haut risque restent dubitatifs. Quelques-uns
ajoutent le Macrolane seins à leur panoplie sur Internet.
D’autres restent sur la réserve, certains relèvent de gros
inconvénients. Le doute s’installe.
Avec un pedigree sans reproche et un marquage CE
bien en règle, le Macrolane spécial seins se retrouve
objet d’une controverse scientifique. Le docteur Patrick
Trévidic, chirurgien plasticien et esthétique officiant
à Sainte-Anne, apporte son éclairage en une double
interrogation sur ce dispositif médical classe 3, c’està-dire potentiellement dangereux.
« La toxicité de cet acide hyaluronique hautement
réticulé peut-elle entraîner un cancer du sein ? À ce
jour, aucune étude ne l’a montré mais peut-être faut-il
en mener de plus longues. » De plus, « l’injection de
ce produit peut-elle masquer la découverte précoce
d’un cancer du sein lors d’un examen radiologique ? »
Et de commenter : « Juridiquement, cela représente
pour la patiente une perte de chance de diagnostiquer
un cancer. » Autrement dit, le médecin injecteur du
Macrolane seins peut, un jour, se retrouver au banc des
accusés. Cela remet sur la table le principe de précaution
et ramène dans le débat les règles du marquage CE.
Naturellement, s’agissant d’un dispositif médical
labellisé CE, il revient à la police sanitaire chargée du
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suivi du produit de se saisir du dossier en s’appuyant
sur des travaux scientifiques autres que ceux présentés
par les fabricants pour décrocher l’autorisation de
mise sur le marché. Dubitative, la société savante se
tourne vers l’autorité administrative pour plus amples
investigations pouvant éventuellement donner lieu à
une interdiction. L’AFSSAPS réfléchit. Longuement.
En octobre 2008, ce sont des praticiens de base qui
donnent l’alerte au congrès de la SOFCPRE. Certains s’en
ouvrent au grand public. Dans son blog « Aestetikas »,
le docteur Damien van der Stegen révèle les risques en
termes explicites : «… la résorption fait intervenir les
acteurs de l’inflammation. Cette réaction inflammatoire
chronique sur plusieurs années au niveau de la glande
mammaire inquiète. L’inflammation chronique fait le
lit du cancer. Comme le laissaient supposer, lors d’une
discussion de séance, quelques responsables de notre
société au cours du dernier congrès de la SOFCPRE, les
injections de Macrolane dans les seins risquent d’obtenir
la même recommandation de prudence que le lipomodelage, ce qui serait, à mon sens, la moindre des choses. »
Inaccessible pour un lipomodelage
Où l’on peut se demander si pour le Macrolane et le
lipomodelage il n’y aurait pas deux poids deux mesures.
Piqué au vif par ce rappel du praticien lyonnais au
sujet des positions apparemment contradictoires de la
SOFCPRE, les caciques de la société savante saisissent
l’AFSSAPS du dossier Macrolane spécial seins.
Dans sa séance du 12 novembre 2008, la Commission
nationale des dispositifs médicaux de l’AFSSAPS, où
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LES AS DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
siège le professeur Jean-Pierre Chavoin qui est en train
de prendre la présidence annuelle de la société savante,
se penche sur le dossier. Elle évoque clairement « les
risques de cancer de la glande mammaire » provoqués
par le Macrolane et ses effets de « perturbation du
diagnostic lors d’une radiographie ». Elle recommande
la poursuite des évaluations en cours avec le fabricant,
mais signale qu’elle ne pourra « pas proposer des
mesures d’encadrement […] s’il subsiste des doutes
quant à l’absence de sur-risques de cancer à long terme
à la vue des résultats des études précliniques ».
Deux jours plus tard, le professeur Marc Revol « peu
convaincu » interpelle le directeur de la Santé. Le temps
passe. Macrolane vit sa vie d’injectable injecté. Alors que la
Suisse et les États-Unis n’autorisent toujours pas ce produit.
Un an plus tard, le 7 octobre 2009, le dossier revient
sur la table de l’AFSSAPS avec les premiers résultats
de trois experts sénologues chargés d’évaluer les
risques cliniques de l’utilisation du Macrolane après
discussion avec Q-Med sur les études précliniques de
celui-ci. Les conclusions sont sévères : durée d’évaluation trop courte et incomplète, évaluation du risque de
cancer limitée à une bibliographie et irréversibilité de
l’implantation du gel.
La discussion de la commission confirme que l’utilisation du Macrolane dans l’augmentation mammaire à visée
esthétique doit être reconsidérée, le principal risque étant
celui de « favoriser le développement du cancer du sein ».
Toutefois, les experts soulignent « la possibilité
d’évaluer l’utilisation de Macrolane en reconstruction
chez des patientes ayant subi une mastectomie totale,
qui sont très suivies cliniquement ». La mastectomie
étant liée la plupart du temps au traitement chirurgical
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d’un cancer du sein, cette évaluation proposée peut
surprendre les néophytes 1.
En janvier 2010, au congrès de l’IMCAS, Giovanni
Botti, une grosse pointure de la chirurgie italienne, qui
opère sur une rive du lac de Garde, dit tout haut ce
que ses confrères français disent à mi-voix. Première
communication scientifique sur le Macrolane spécial
seins. Seules deux ou trois femmes sur dix seraient « de
bonnes candidates » à l’injection de la Macrolane qui
nécessite « une poitrine large, compacte et épaisse ». Il
y expose les inconvénients de ce produit sur 38 patientes
dont la moitié présente des « coques », réaction de rejet
des tissus à l’implant d’un corps étranger. Par ailleurs,
il a observé des migrations de nodules jusque dans les
côtes et les bras. En outre, le Macrolane fait écran à
l’examen au scanner, à la palpation et à la radiographie.
Le 3 février 2010, l’extension d’indication du Macrolane
est encore à l’ordre du jour de l’AFSSAPS. Le lendemain,
ne voyant rien venir sur son écran d’ordinateur au chapitre
des décisions de cette séance, le professeur Revol, devenu
entretemps secrétaire général de la SOFCPRE, s’en agace
sur un mode un rien provoc : « Les expérimentations
doivent se faire sur les lapins pas sur les femmes. » Un
petit retard devenant jour après jour un gros problème.
En France, les langues se délient, on parle de « coque »,
de grumeaux bosselant les seins, d’inflammation et
d’un produit dont la résorption ne serait pas totale. La
SOFCPRE relance l’AFSSAPS qui répond en mars 2010
qu’elle concocte un projet d’encadrement de produits.
Sans interdire Macrolane, elle envisage d’en limiter
l’utilisation, loin des promesses de la réclame initiale.
1. AFSSAPS, Commission nationale de sécurité sanitaire de dispositifs
médicaux, compte rendu de la séance du mercredi 7 octobre 2009.
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LES AS DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
Onde d’impatience dans les rangs de la profession,
qui se propage jusqu’au sommet de la société savante.
Ensablement du dossier.
En juin 2010, le laboratoire Q-Med a tout loisir de
déployer son activisme au XXIIIe congrès de la SOFCEP :
table ronde sur l’« alternative aux prothèses, avantages
et inconvénients » comportant un volet Macrolane avec
notamment la participation du docteur Isabelle Sarfati ;
atelier Q-Med Macrolane ; stand dans l’espace d’exposition alignant trois buffets ; « communication libre »
du docteur Aurélie Fabie-Boulard sur « une série de
35 patientes traitées pour embellissement mammaire de
2008 à 2010 ». Celle-ci soulignant « le taux de satisfaction élevé […] les résultats sont très satisfaisants et
nous offrent une approche futuriste […]. Macrolane,
acide hyaluronique onéreux et résorbable, répond à la
demande croissante des patientes à la recherche d’un
geste peu invasif et aux suites simples 2. »
Chaque injecteur prend désormais ses responsabilités. Les candidates à l’injection cherchant une source
fiable d’information sur les sites de la SOFCPRE ou
de l’AFSSAPS ne trouvent aucune mise en garde. Sur
la page d’accueil de Google, « chirurgiens-plasticiens.
info » se présente comme « partenaire officiel de la
société savante et du syndicat des chirurgiens plasticiens français ». Ce site affiche un long développement
sur Macrolane, sur l’art et la manière de ses injections
dans le sein et les fesses. Pas un mot sur les doutes et
les démarches de ces institutions. Tout est fait pour que
l’affaire reste entre initiés. Là comme ailleurs, le silence
nourrit la suspicion sur des collusions d’intérêts.
2. XXIIIe congrès de la SOFCEP, Perpignan 16 au 18 juin 2010 : programme final mis en ligne.
LA MALÉDICTION DU SEIN
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Deux poids, deux mesures
Où l’on constate que des interrogations similaires se
sont posées pour la greffe de graisse dans la reconstruction mammaire. Sans entraîner les mêmes conséquences.
Quand survient soit un doute sur une technique, soit
une suspicion sur l’innocuité d’un dispositif médical, soit
une série de complications, l’alerte est certes déclenchée,
mais pas toujours en direction des patients. À géométrie
variable, elle est actionnée, dans le cas du sein, à trois
niveaux selon les produits ou la technique opératoire.
L’alerte maximale tous azimuts dans le cas des
prothèses : l’AFSSAPS s’est adressée au grand public. La
société savante et le syndicat accompagnant le mouvement, communiqué et conférence de presse à l’appui.
Alerte confinée au milieu médical de la spécialité
dans le cas du Macrolane spécial seins. Le débat reste
dans le cadre scientifique des congrès, et l’AFSSAPS
se manifeste au ralenti. Aucune mise en garde grand
public, il faut aller sur les sites de certains praticiens pour
prendre la mesure de leur prévention et de leur inquiétude.
Alerte ambiguë concernant la technique de la greffe
de graisse autologue dans le sein. S’agissant d’un
geste chirurgical, la SOFCPRE dégaine très vite pour
circonscrire les applications à l’esthétique quand elle
l’autorise pour la réparation. Bien qu’expérimentée
pendant une décennie par le docteur Emmanuel Delay
et largement pratiquée aux États-Unis et en Europe,
l’injection d’autograisse dans le sein n’a pas encore
trouvé grâce auprès de la société savante française.
Celle-ci a autorisé du bout des lèvres la technique pour
la reconstruction ; mais elle exige un suivi radiologique
très contraignant et l’accumulation de résultats sur plus
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LES AS DE LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
de 3 000 patientes avant de reconsidérer son veto sur
l’application esthétique du lipofilling. Au contraire, dans
la plupart des pays développés, celui-ci est déjà banalisé.
En France, dans l’ombre des arcanes savants,
parmi les commanditaires de la bronca du congrès de
décembre 2007 qui ont minoré la technique de lipomodelage se trouvaient les experts des dispositifs médicaux
dont celui des implants mammaires et les plus grands
poseurs de prothèses. Il en faut moins pour qu’émergent
des interrogations sur le lobbying des fabricants de
prothèses et les conflits d’intérêts des experts ; ceux-ci
étant souvent sollicités en qualité d’investigateurs
(expérimentateurs cliniques) de ces mêmes fabricants.
Ce lobbying en faveur des prothèses a été dénoncé
par le docteur américain Roger Khouri. En France, le
docteur Emmanuel Delay l’a diplomatiquement évacué ;
il s’est au contraire attaché à rassurer cette industrie
au motif que sa technique ne concurrençait pas les
prothèses. « Elle ne fait pas d’ombre, précise-t-il, à ce
marché dont la France était un leader mondial. »
Fasciné par le boa constrictor institutionnel, le
chirurgien Delay s’est laissé happer. Le voilà depuis peu
assimilé au système qui honore ce Lyonnais en créant
pour lui le « Chapitre sein » de la SOFCPRE. Et prié
de dédramatiser l’affaire des prothèses mammaires…
sans pour cela récolter la bénédiction de ses pairs qui
maintiennent en ligne leur prévention sur le lipomodelage.
Depuis décembre 2007, sur le portail grand public
« plasticiens. org 1 », il est recommandé d’attendre les
résultats cliniques validés par l’université sur le lipomodelage. « Dans l’attente de données complémentaires, la
1. Portail de la chirurgie plastique reconstructrice et esthétique, relais
Internet de la SOFCPRE et du Syndicat (SFCPRE).
LA MALÉDICTION DU SEIN
193
SOFCPRE ne cautionne pas l’injection de tissus graisseux autologues dans la glande mammaire en chirurgie
esthétique », est-il précisé. Sans souffler mot des travaux
du professeur Delay, du millier de cas réalisés dans
son centre anticancer à Lyon. A contrario, sur son site
professionnel, le président de la SOFCPRE annonce
qu’il réalise des transferts de graisse dans le sein. Mais
il en bannit les acides réticulés type Macrolane pour
n’avoir « pas encore fait leur preuve dans l’indication
esthétique mammaire quant à leur radio-transparence,
leur absence de risque de migration et le risque carcinologique ». Une position alambiquée qui entraîne deux
attitudes contradictoires, l’une en qualité de président,
l’autre en qualité de praticien dans son cabinet.
Dans le même temps, sur le site SOFCPRE, nulle
évocation des risques du Macrolane seins testé par
Q-Med sur 310 personnes en Europe, soit 10 % des
cas exigés pour le lipomodelage esthétique.
Deux poids deux mesures pour le sage principe de
précaution. S’agit-il, pour le Macrolane seins, d’un
secret de famille traité entre experts depuis deux ans,
ou d’un problème sanitaire pour lequel il convient
d’alerter le grand public ?
Ainsi, l’augmentation mammaire idéale serait celle
qui n’introduirait plus un corps étranger (prothèse ou
produit). En développant la voie ouverte par l’autogreffe
de graisse qui préserve de tout rejet. Encore faudrait-il
que le lipomodelage en chirurgie esthétique en France
ne soit plus une fatwa.