Un dimanche après-midi à La Grande Jatte et le problème de l

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Un dimanche après-midi à La Grande Jatte et le problème de l
Ecole normale supérieure – Département d’histoire et théorie des arts
David Zapero-Maier, « Un dimanche après-midi à La Grande Jatte et le problème de l’autonomie »,
Passerelle des Arts : Textes et Essais, avril 2008.
Un dimanche après-midi à La Grande Jatte
et le problème de l’autonomie
Il existe une ambivalence déconcertante dans l’œuvre de Seurat. L’artiste cherche une rupture
avec le courant impressionniste établi, mais pourtant ne conçoit guère sa peinture comme une rupture
(souvent il prétend qu’elle est la simple application de la science rigoureuse à la peinture) ; parfois il
semble être un peintre fondamentalement « réaliste », dans le sillage de Courbet, mais souvent il se
présente aussi comme fondamentalement « idéaliste », cherchant à saisir, en opposition à
l’impressionnisme, de véritables formes idéales ; entouré par des anarchistes, célébré par Pissarro et
Signac comme un de leurs, il se présente comme plutôt apolitique, ou même conservateur. Cet écrit se
propose d’examiner cette ambiguïté par rapport à un problème central – peut-être le problème central –
de la peinture avant-gardiste de la fin du XIXème siècle – ce qu’on pourrait appeler le problème de
l’autonomie : on se demande à l’époque si l’aspiration moderne d’une émancipation face à la tradition
a été réalisée ou si cette émancipation est même désirable ; et si les pratiques culturelles dominantes
sont parvenues à instaurer l’indépendance qu’elles prétendent avoir atteinte, ou si au contraire, elles ne
présupposent pas la servitude et la dépendance. Étroitement liée à ce malaise est la préoccupation de
l’autonomie de l’artiste : l’artiste qui diagnostique le manque d’autonomie, peut-il lui-même être
autonome ? Comment l’autonomie artistique pourrait-elle être affirmée en dépit de l’échec social ?
Par voie d’une clarification préalable de ces deux problèmes - et de leur rapport -, il sera
possible d’interroger le tableau que Seurat lui-même a souvent présenté comme son grand œuvre : Un
dimanche après-midi à La Grande Jatte (1886). Il s’agira de déterminer la nature de la préoccupation
avec l’autonomie qui se présente dans ce tableau : d’abord, d’établir s’il y a un tel malaise, pour
ensuite pouvoir déterminer quel genre de malaise avec les aspirations modernes d’autonomie
transparaît (les aspirations d’autonomie ont-elles juste été insuffisamment réalisées ou sont-elles
intrinsèquement indésirables ?). Ainsi on pourra aborder le pendant de ce premier problème – quelle
autonomie l’artiste peut-il lui-même atteindre ? Peut-il exister une véritable avant-garde ? –, pour
finalement entrevoir le rapport entre ces deux problèmes. Ayant éclairci les deux côtés du problème de
l’autonomie – l’aspiration sociale et l’aspiration artistique – et leur rapport, on pourra peut-être rendre
compte des ambiguïtés, des apories, de Seurat et de sa position dans l’avant-garde.
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David Zapero-Maier, « Un dimanche après-midi à La Grande Jatte et le problème de l’autonomie »,
Passerelle des Arts : Textes et Essais, avril 2008.
Pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, émergea un malaise sur les aspirations de ce
qu’on appela (rétrospectivement) la modernité1. Puisque ce malaise concerne précisément la question
de la « vraie » modernité, de quoi « il s’agit » dans les revendications de la modernité, nous nous
abstiendrons de fournir une définition simple de la modernité au préalable. La modernité se présentait
comme une certaine rupture, comme une nouvelle conscience historique ; mais le problème était
précisément d’élaborer les prétentions que cette conscience impliquait - lesquelles devaient être
considérées comme fondamentales - et comment elles étaient liées entre elles. Habituellement, la
France du Second Empire, et surtout le Paris de Haussmann, est considérée comme une cristallisation
de ce malaise face aux aspirations de la modernité : la préoccupation qu’on n’a point réussi à
s’émanciper de la tradition s’y exprime même dans la forme d’un impératif (« il faut être absolument
moderne ! »), et par des réserves sur une telle émancipation moderne : qu’elle implique aussi une perte
de sens et de raison d’être. Ne s’expriment-t-elles pas dans le scandaleux regard d’Olympia (1863), ou
dans les regards des femmes du Déjeuner sur l’herbe (1863) ou de la fille de Un bar aux Folies
Bergères (1881) de Manet ? Le soupçon que les idéaux des Lumières et de la Révolution étaient naïfs,
même cagots tout court, trouve forme plus nette dans le Homais de Madame Bovary.
Au centre des problèmes du modernisme : l’échec d’une émancipation à l’égard de la tradition.
On peut voir plus précisément dans ce malaise une inquiétude au sujet de l’autonomie. L’autonomie
1
L’usage du terme « modernité » (dérivé de l’adverbe latin modo) pour marquer une rupture historique au
XVIème siècle ne commence à émerger qu’avec le XVIIIème siècle, avec la Querelle des Anciens et des Modernes
(où l’opposition au classicisme est nommée les modernes), et ne s’établit que pendant la deuxième moitié du
XIXème siècle, quand l’adjectif « moderne » devient finalement un substantif.
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est l’état dans lequel on « se donne » sa propre loi (« auto » étant le soi, et « nomos » étant la loi). Elle
est opposée à l’hétéronomie – on suit une loi imposée par quelqu’un ou quelque chose d’autre.
Précisons la notion de prescrire quelque chose à soi-même. Elle implique en particulier le problème de
l’identité du « soi » qui, d’une façon apparemment réflexive (étant à la fois le sujet et l’objet de la
prescription), se prescrit la loi. Les affects et les passions s’y voient normalement exclus :
« l’impulsion du seul appétit est esclavage, mais l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est la
liberté »2. La loi, argumentera-t-on en effet, est quelque chose d’essentiellement liée à la raison.
S’obéir à soi-même c’est obéir, donc, à la raison. Ainsi commence-t-on à entrevoir la particularité du
problème : si l’autonomie est la résolution de « suivre » la raison (« sa raison »), elle ne peut pas être
fondée rationnellement – au moins d’aucune façon évidente – en utilisant des arguments, puisque
accepter de suivre l’argumentation, c’est-à-dire d’accepter l’autorité de la raison, est précisément ce
qu’on prétend légitimer. En même temps, le renvoi à un fait n’est pas convaincant non plus : ce
prétendu fait qu’on est autonome, n’est pas un fait empirique – mais quel genre de fait pourrait-il donc
être ? Ce dilemme – que l’autonomie ne peut ni être justifiée sans tomber dans un cercle vicieux
(présupposer l’autorité de la raison pour montrer qu’on doit accepter l’autorité de la raison) ni être
constatée comme un fait – permet d’entrevoir la base conceptuelle de la méfiance « moderniste » visà-vis des aspirations modernes d’autonomie. Si les deux façons principales de légitimer l’autonomie –
le renvoi à un fait, p.ex. à un « état de nature », et l’essai de démontrer, more geometrico, la liberté de
l’homme – sont problématiques, on n’est pas loin du soupçon que la raison ne peut pas fournir sa
propre loi juste par elle-même, que le choix de la loi à suivre est quelque chose d’arbitraire (dépendant
d’une circonstance « extérieure ») – c’est-à-dire que l’autonomie est la contingence (et qu’ainsi, la
modernité doit être pensée comme l’avenir du contingent…).
Ainsi on se trouve au cœur du malaise moderniste : les prétentions modernes d’autonomie –
l’aspiration que l’individu et la société pourraient être autonomes, se présupposant réciproquement
dans leur autonomie, pour ainsi établir un état où les individus obéissent librement et où l’autorité des
institutions est choisie, émancipée de toute l’autorité de la tradition – ont finalement amené à la
contingence. La question qui se pose est donc si ce développement était nécessaire ou pas. Est-il
possible d’être autonome, même si les circonstances défavorables actuelles ne l’ont pas encore permis,
ou le manque d’autonomie qu’on constate est-il un résultat nécessaire ? De cela dépend si l’artiste qui
constate un certain échec des aspirations à l’autonomie peut lui-même atteindre une certaine
autonomie – et, en étant autonome, montrer à la société le chemin – ou s’il doit se conformer au
constat que son activité est aussi nécessairement « hétéronome ». C’est ainsi que les deux problèmes
de l’autonomie dans l’art moderne sont étroitement liés : le jugement sur la nature de l’échec des
aspirations à l’autonomie cerne le rôle de l’activité artistique, de même qu’une conception de l’activité
artistique comme étant autonome implique certaines possibilités pour l’accomplissement social des
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Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social, livre 8.
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prétentions d’autonomie. C’est pourquoi il y a un lien étroit entre la déchéance du « paradigme de la
représentation », l’émergence de « l’art pour l’art » (ce n’est plus l’objet représenté qui est la source de
valeur artistique mais l’activité artistique elle-même), l’impératif artistique d’être absolument moderne
et des questions sur la modernisation haussmannienne de Paris ou l’échec de la Commune. Dans les
deux cas s’expriment des inquiétudes que l’autonomie ne soit que contingence, nécessairement
déterminée par quelque chose d’autre (surtout les lois du marché) et ainsi incapable de se réaliser
comme prévue ou comme espérée.
La préoccupation, dans La Grande Jatte, concernant des considérations d’autonomie, se laisse
facilement reconnaître dans son sujet et sa façon de présenter ce sujet. Le sujet de La Grande Jatte est
une des manifestations les plus typiques de la réforme haussmannienne de Paris. Avec l’amélioration
des infrastructures, le développement du réseau de chemin de fer, l’émergence des « nouvelles
couches sociales »3, il devint possible de passer les dimanches après-midi dans la « nature ». C’est
ainsi que de petits villages aux environs de Paris (Argenteuil, Bougival, Bois-Colombes, Chatou, etc.)
se virent transformées en un nouvel espace de loisir. C’est cette apparition d’un espace sub-urbain,
entre ville et campagne, où les « nouvelles couches sociales » passent leur temps libre et établissent
des formes sociales qui seront typiques d’un nouveau partage entre travail et loisir (typique de ce
qu’on appellera la « culture des masses ») qui est une des manifestations sociales principales de la
modernisation haussmannienne de Paris. La force novatrice de l’impressionnisme était
inextricablement liée à l’exploration de ce développement. Le choix de La Grande Jatte comme sujet
d’un tableau (La Grande Jatte est une île élongée entre Neuilly et Courbevoie, dont les deux côtés
avaient été transformés en parcs, La Grande Jatte étant peint du côté nord-ouest)4 n’est donc point
innocent ; il s’inscrit, au contraire, dans une « tradition avant-gardiste » (Déjeuner sur l’herbe de
Manet avait été exposé en 1863). Le choix d’un parc à La Grande Jatte comme sujet d’une peinture en
18835 implique un intérêt pour « la question haussmannienne » de la modernisation, pour les
« nouvelles couches sociales », leur mode de vie, et, ainsi, un intérêt non négligeable pour les
considérations d’autonomie associés à ces problèmes (le petit bourgeois comme individu autonome, la
réforme haussmannienne comme imposée, etc.).
Le constat qu’un souci pour des problèmes d’autonomie est central à La Grand Jatte se laisse
renforcer et préciser par l’analyse de la façon dont ce sujet est présenté. Déjà la répartition des figures
sur le tableau, la composition, indique que le tableau veut consciemment présenter un problème social.
3
Les « nouvelles couches sociales » sont, bien entendu, la petite bourgeoisie. La désignation célèbre vient de
Gambetta, qui dans un discours à Auxerre le 1er juin 1874 ajouta : « Messieurs, j’ai dit les nouvelles couches,
non pas les classes : c’est un mauvais mot que je n’emploie jamais » (Gambetta 1885, 4 :115)
4
Herbert 2004, p. 96
5
Dans ses lettres à Fénéon, Seurat explique que les études pour La Grande Jatte commencèrent le 22 mai 1884.
Les études furent complétées vers décembre 1884 et le tableau probablement vers mars 1885. Cependant, comme
on reporta l’exposition des Indépendants, Seurat travailla sur le tableau en octobre 1885 (ajoutant le singe) et
l’exposa avec les impressionnistes en mai 1886.
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La vue du tableau est comme celle d’une scène. D’abord, le parc se présente comme une coulisse. Les
individus sont présentés d’une façon schématique : presque tous sont soit de face soit de côté, donnant
l’impression d’avoir été placés sur le tableau. L’usage de la lumière renforce cette impression, car
l’ombre en bas et en haut fait disparaître la troisième dimension, pour ainsi rendre le parc plus plat,
plus semblable à une scène d’un parc qu’à un vrai parc. Cet aspect plat est mis en relief par la
composition géométrique, car les figures sont superposées d’une façon curieuse : le tronc d’un arbre
semble sortir du chapeau du petit bourgeois assis en premier plan ; les pieds de la femme à côté de lui
apparaissent à travers la fumée de la pipe du travailleur ; l’homme avec la trompette semble être en
train de jouer directement dans l’oreille du soldat. Il y a ici donc de premières indications que le
tableau présente consciemment un problème social ; il semble présenter la situation au parc comme un
drame social.
Cet effet de scène (la façon schématique dont se présentent les individus, l’aspect plat, etc.) est
surtout un effet d’abstraction – le parc, les individus, le milieu en général sont élevés au niveau
d’abstractions. Cependant, simultanément, il y a une grande diversité : les individus sont marqués par
des détails qui les rendent distincts. On reconnaît facilement un canotier, un petit bourgeois probe,
perspirant dans son costume, une femme d’air de cocotte, une bonne d’enfants, etc. Il y a donc
simultanément une grande diversité et une façon abstraite de présenter cette diversité. Cette
simultanéité de diversité et d’abstraction renvoie, bien sûr, à la célèbre technique « pointilliste ». La
technique pointilliste de peindre avec des points donne à la fois un effet d’abstraction, car il n’y a pas
de variation dans les touchés, et de détail, car toutes les figures se présentent comme composées, avec
minutie, de petits points6. C’est là qu’on peut entrevoir l’inquiétude quant à l’autonomie dans la
présentation de ce drame social qui se déroule les dimanches après-midi à la Grande Jatte : c’est
précisément en tant qu’individualisés, en tant que divers, que les individus se présentent comme partie
d’un ensemble homogène. L’aspiration à être autonome, être un individu indépendant, marqué par des
détails individualisants, a conduit à un ensemble homogène ou chacun se présente comme
« individuel ». Voici le succès de La Grande Jatte : précisément en tant qu’individuels et
apparemment indépendants, les individus forment un ensemble homogène.
Ce constat est étroitement lié à l’idée que l’autonomie a mené à la contingence. L’essai de se
déterminer soi même a eu pour résultat un ensemble d’individus qui sont homogènes parce que leur
diversité se fonde sur le même arrière-fond d’un choix arbitraire. C’est ainsi à cause du fait que le
choix de la loi à suivre est arbitraire, une « affaire privée », que l’essai de se déterminer soi-même a
conduit à cette homogénéité abrutissante du monde petit bourgeois se promenant sur la Grande Jatte.
Cela permet d’expliquer cette juxtaposition particulière des formes et des individus divers que
caractérise La Grande Jatte : comme l’autonomie est devenue une affaire personnelle, un choix
arbitraire par les individus, l’ensemble des individus n’est qu’une agglomération (une juxtaposition)
6
C’est cette simultanéité d’abstraction, d’homogénéité, et de diversité, qui était déjà au cœur des critiques
contemporaines de La Grande Jatte (Clark 1999, p.266)
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de ces individus, une juxtaposition assez gênante, puisqu’elle révèle cette contingence, puisqu’elle
révèle que l’autonomie est une « affaire privée ».
C’est ici qu’il y a une différence marquée avec l’impressionnisme : il ne reste guère le
sentiment libérateur qui, même dans les tableaux plus ambigus de l’impressionnisme, était encore vif.
La simultanéité d’abstraction et de diversité sociale, et cette diversité qui juxtapose les individus sans
cacher le manque de cohésion sociale, laisse peu d’espace pour un sentiment libérateur de s’émanciper
face à la tradition. Une caractéristique typique pour cette perte d’un sentiment libérateur est l’absence
du regard vers le spectateur. La seule figure qui regarde dans la direction du spectateur est une petite
fille dont les traits du visage sont même pas reconnaissables. Cela s’oppose non seulement aux regards
libérés de Renoir ou Degas, mais aussi aux regards plus ambigus de Manet. Le regard d’Olympia ou
de la fille dans Un bar aux Folies Bergère (1881) n’est pas simplement libérateur, mais il y a encore
une interpellation du spectateur, lui demandant son avis sur la femme émancipée ; il y a donc une
interpellation critique – car l’échec des prétentions modernes n’a pas été établi encore (il est plutôt en
jeu) – qui est absente dans La Grande Jatte. Cette absence d’une interpellation critique – l’artiste
n’essayant plus de prendre une position critique – amène au problème de l’autonomie artistique. Ayant
établi que le tableau entame le problème de l’autonomie, qu’il considère le parc de la Grande Jatte
aussi comme le lieu d’un drame social, et qu’il constate un certain échec des prétentions d’autonomie,
suggérant que l’homogénéité sociale reste sur un arrière-fond de contingence, se présente maintenant
le problème suivant : comment l’artiste peut-il dévoiler cette situation et essayer, pourtant, d’être
autonome lui-même en même temps ?
Pour poser le problème de l’autonomie artistique, on peut récapituler le point de départ de
l’analyse. Le tableau se présente comme extérieur à la situation représentée : il ne prétend pas proposer
le point de vue « subjectif » d’une personne qui fait partie de cette situation dans le parc, mais présente
la situation du point de vue d’un observateur qui la regarde un peu comme on regarde une scène au
théâtre. En rapprochant la situation au parc d’une scène théâtrale, le tableau se place consciemment
dans un point de vue d’observateur. C’est donc la façon de représenter la situation au parc qui est
essentielle au tableau. Cette emphase sur la manière de représenter – caractéristique qui aboutira dans
cette réflexivité typique de la peinture avant-gardiste du début du XXème siècle, où le tableau renvoie à
sa propre façon de présenter l’objet –, La Grande Jatte l’a en commun avec la peinture
impressionniste, qui se présentait, elle aussi, avec ses touches épaisses et rapides, comme une peinture.
Mais, au contraire de l’impressionnisme qui essayait de saisir l’impression « subjective », l’effet d’une
situation sur quelqu’un dans la situation, pris par la situation, La Grande Jatte se présente plutôt du
point de vue de l’observateur objectif. Même si La Grande Jatte ne constitue donc pas un retour à un
réalisme naïf qui cherche juste à représenter des personnes « réelles », elle vise à une certaine
objectivité. Cette caractéristique se fonde surtout sur la technique pointilliste, qui est presque le
contraire de la technique impressionniste : son « atomisme » est directement opposé dans sa visée
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objectivante au « subjectivisme » de la technique impressionniste. Or cette prétention à l’objectivité
inhérente au regard distancié du peintre pointilliste, qui saisit l’objet avec la technique objectivante
(« scientifique ») du pointillisme, suggère que c’est plus la technique de présentation de l’objet qui
détermine la valeur de l’œuvre artistique que l’activité elle-même.
L’artiste n’est donc pas conçu comme wertschaffend – comme donnant la valeur à son produit
indépendamment de l’objet que ce produit présente – de la façon que c’était encore le cas pour
l’impressionnisme (des années 1860). Pour l’impressionnisme c’était surtout à l’habileté de
transmettre l’impression subjective de l’artiste, c’est-à-dire l’habileté de l’artiste à « s’affirmer » dans
sa peinture, qui comptait. Cela change avec le pointillisme de La Grande Jatte, car ici la façon de
saisir l’objet – la technique pointilliste – est quelque chose de donnée et pas quelque chose que
l’artiste « se prescrit à soi-même ». Comme pour l’impressionnisme, l’emphase porte sur la façon de
représenter et non pas sur l’objet représenté ; mais au contraire de l’impressionnisme, la façon de
représenter est quelque chose de simplement donnée et non pas décidée par l’artiste lui-même.
L’activité artistique perd ainsi au moins une partie de son autonomie. Le pointillisme n’est certes pas
une régression à un réalisme naïf, mais il implique une prétention à saisir l’objet, une prétention à être
« scientifique », qui réduit l’autonomie de l’activité artistique (surtout à la lumière de
l’impressionnisme du jeune Manet). Dans La Grande Jatte, le peintre ne se présente plus donc comme
proprement avant-gardiste : même s’il exprime un malaise sur un certain échec d’être autonome, il ne
présente pas sa propre activité comme autonome, comme une avant-garde que le développement social
doit suivre. Il reste très peu de la sommation avant-gardiste d’ « épatez les bourgeois ! ».
Il y a par conséquent un mouvement commun aux deux problèmes (ou aux deux côtés du
problème) d’autonomie : la constatation que les prétentions d’autonomie ont amené à une certaine
contingence, que l’autonomie s’est avérée être une affaire privée du petit bourgeois, est accompagnée
par une résignation de l’artiste, qui ne se présente plus comme décidément autonome, comme
légiférant sur sa propre activité. C’est ainsi qu’on peut comprendre le lien entre la préoccupation avec
les prétentions d’autonomie (comment juger les nouvelles formes sociales impliquées dans le loisir du
dimanche après-midi à La Grande Jatte ? que signifient-elles ?) et l’activité de l’artiste. Et c’est ainsi
aussi, qu’on peut essayer d’éclaircir l’ambivalence qui caractérise la position de Seurat dans la
tradition avant-gardiste. La Grande Jatte partage encore ce souci avec l’échec de certaines aspirations
modernes, elle partage le malaise avec ce qui s’est passé avec la modernité. Mais ce malaise est
associé à la résignation, et n’est plus associé à un esprit contestataire. Cela place Seurat dans une
position plutôt ambiguë : d’un côté, il constate encore un échec de l’essai d’être autonome, mais d’un
autre côté, quelle contestation y a-t-il dans ce constat ? Le constat ressemble plus à un diagnostic, à un
constat « scientifique », qu’à une révolte.
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Cela se laisse voir particulièrement si on regarde les critiques des contemporains. La plupart
reconnaissent le « diagnostic », et l’expriment ouvertement sans beaucoup de gêne7. La Grande Jatte
est rapidement reconnue comme un des tableaux les plus importants de ces années. Il n’y a donc pas
de fortes ambiguïtés considérées comme scandaleuses, comme c’était nécessaire pour la peinture
proprement avant-gardiste. L’ambiguïté, qui avait ouvert un espace pour la contestation et l’épatement,
est presque complètement déplacée par le « diagnostic ». Même si La Grande Jatte ne se laisse pas
intégrer à « l’établissement impressionniste » qui s’est mis en place pendant les années 1860-1870 – il
n’y a point sa célébration naïve de la nouvelle liberté du petit bourgeois –, il manque au même temps
la prétention à l’autonomie artistique qui caractérise l’avant-garde.
David Zapero Maier est élève (SI Lettres) de première année en philosophie.
Bibliographie
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London: Thames & Hudson.
Fénéon, Félix. (1970) Oeuvres-plus-que-complètes, ed., J. U. Halperin, 2v, Geneva: Droz.
Gambetta, Léon. (1885) Discours et plaidoyers politiques de M. Gambetta. Paris : G. Charpentier.
Herbert, Robert L. (1988) Impressionism: Art, Leisure, and Parisian Society. New Haven: Yale
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Herbert, Robert L. (2001) Seurat: Drawings and Paintings. New Haven: Yale University Press.
Herbert, Robert L. (2004) Seurat and the Making of “La Grande Jatte”. Chicago: Art Institute of
Chicago.
Rewald, John. (1958) Seurat. L’oeuvre peint, biographie et catalogue critique. Paris : les beaux-arts.
Russell, John. (1985) Seurat. London: Thames & Hudson.
Seurat, Georges. (1991) Seurat: Correspondences, témoignages, notes inédites, critiques, ed.,
Hélène Seyrès. Paris: Acropole
Smith, Paul. (1997) Seurat and the Avant-garde. New Haven: Yale University Press.
7
voir surtout : Alfred Paulet, Paris, 5 juin 1886 ; Paul Adam, « Les Peintres impressionnistes », La Revue
Conremporaine, Littéraire, Politique et Philosophique 4, (1886), p.550 ; et Jean Ajalbert, « Le Salon des
Impressionnistes », La Revue Moderne (Marseille), 20 juin 1886, p.392.
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