ces filles…

Transcription

ces filles…
C ES
FILLES …
SAHVANA PICHÉ
Je t’aime
Je me suis toujours sentie à part des autres. Je me sentais différente, mais tant bien que mal,
je réussissais à faire taire cette différence. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été la « pupuce à sa maman, timide, tranquille, douce et qui ne dérangeait pas ». Ça, c’était de l’extérieur.
Cependant, ce n’était qu’un masque : quelque chose bouillait à l’intérieur de moi, ne demandant
qu’à sortir. Enchainé, mon cœur n’a jamais été libre. Il n’a jamais pu voler au gré du vent, je n’ai
jamais vécu l’insouciance des sentiments rocambolesques, puissants et incontrôlables. Je ne
supportais pas l’intensité affective, ni la sensibilité. Je la repoussais sans cesse. Inconsciemment, je
laissais ma tête me guider dans ce monde sans pitié. Ainsi, jour après jour, j’affichais un large
sourire et je tenais ma tête bien droite alors que les mots « bonheur » ou « fierté » m’étaient
complètement inconnus.
On s’est croisé aujourd’hui dans le corridor. Tu m’as fait un sourire, dévoilant tes dents
parfaites. Tu as un sourire si charmant, le savais-tu?
Je te côtoie depuis quelques années déjà, dans les corridors, comme-ci, comme ça, semaine
après semaine.
L’autre jour, nous étions côte-à-côte en classe de mathématique, et je dois te l’avouer, je n’ai
rien compris aux systèmes d’équations polynomiales de second degré. Tu m’as effleuré le bras,
quand tu as ramassé ton crayon par terre. Il s’est produit à ce moment un tourbillonnement en moi
que je ne comprenais pas. Des papillons? Vraiment? Ton effet électrisant s’est répandu dans mes
bras, se frayant un chemin dans mon dos, dans mon estomac, autour de mes jambes, jusqu’à mes
orteils hérissant ainsi chaque poil de mon corps. Des frissons ont aussitôt parcouru mon échine. La
foudre m’avait frappée. Les mots tempêtaient en moi, mais aucun n’était suffisamment significatif.
J’étais bousculée par ce que je ressentais à cet instant précis. J’aurais désiré te saisir la main, la
serrer de toutes mes forces. J’aurais voulu te chuchoter à l’oreille des mots doux, des promesses, des
poèmes.
J’étais tombée, et tu ne t’en doutais même pas.
J’étais tombée, et j’aurais tellement voulu t’entraîner avec moi.
C’est la cloche qui m’a ramenée à la réalité, là où mes désirs étaient totalement irréalistes.
J’ai passé le reste de ma journée accompagnée de mon meilleur ami. Je le connaissais depuis
ma tendre enfance, il avait toujours été très aimable avec moi. Il savait me faire rire, m’obligeant
quelques secondes à laisser de côté mes tracas. Dans les jours qui suivirent, je l’ai invité à venir
passer la soirée chez moi.
Dans ma chambre, je faisais les cent pas en l’attendant. Je repassais dans mon imaginaire
toutes ces scènes où je croisais ton regard, me voyant avancer vers toi, t’embrasser délicieusement
puis te promettre de t’aimer à jamais. Alors que je désirais voir ces scènes se réaliser, c’était une
torture de seulement les inventer.
C’est alors qu’il est arrivé. Il était séduisant. Un bon nombre de filles de l’école auraient été
jalouses de savoir qu’il passait son samedi soir en ma compagnie. Je voyais en lui une bouée de
sauvetage, comme s’il pouvait me sauver de ce que je ressentais pour toi. Je croyais pouvoir m’en
sortir, enfin. J’étais convaincue qu’il pouvait être mon héros.
Nous sommes descendus au sous-sol pour regarder un film. Nous nous sommes rapprochés
et j’aimais cette proximité physique entre nous. Sa présence près de moi semblait combler le vide
que tu avais laissé en moi, ce trou noir rempli d’invisible et de néant qui t’appartenait. Je me suis
vite rendue compte que je ne pouvais pas laisser quelqu’un d’autre m’atteindre comme je rêvais que
tu le fasses.
Puis, je me suis sentie aspirée par un tourbillon d’évènements précipités, qui me poussaient
vers lui. Je ne voyais pas comment j’aurais pu me freiner. Tout allait trop vite. Il désirait quelque
chose que je ne voulais pas, et je n’étais pas suffisamment forte pour le lui démontrer, pour
l’empêcher d’aller plus loin.
Où étais-je? J’étais bel et bien là, dans ses bras inébranlables comme des tours. Il me serrait
contre lui, il m’embrassait partout, laissant sur chaque parcelle de mon être une blessure vive qui me
brûlait, alors qu’il n’y avait pas de flamme entre nous.
Je n’étais pas à ma place. Soudainement, il représentait pour moi un étranger, un inconnu.
Pourquoi me laissais-je faire?
C’était comme s’il n’avait aucune conscience de mon malaise. Il était dans un univers
parallèle, il avait accès à un bonheur tant recherché. Je me demandais comment il avait pu atteindre
2 cet idéal, ce paroxysme, alors que de mon côté, les larmes emplissaient mes yeux. Ces yeux d’un
bleu pas aussi pur qu’il en avait l’air, à travers desquels il aurait pu lire mon âme. C’était illogique,
insensé. Et c’était terminé. Prise de panique, ne pouvant supporter plus longtemps ce qui venait de
se produire à ce moment, je me suis recroquevillée sur moi-même en soupirant. Ses doigts se
promenaient dans ma chevelure, il me tenait tendrement contre lui. Il avait beau essayer de se faire
charmant et plaisant, j’avais envie de tenir ta délicate main, sentir ton odeur et embrasser tes douces
lèvres.
Plus tard dans la soirée, il est parti pour aller dormir chez lui. Je me sentais seule, toute
penaude, toute sale. Je suis montée dans ma chambre et j’ai tremblé pendant ce qui me sembla une
éternité.
J’étais répugnée par mon corps. Mon âme était fusionnée à cette enveloppe charnelle
souillée. Je désirais m’en évader, ne plus rien ressentir. Et j’ai sombré dans le monde des rêves. Mon
sommeil était agité, je n’ai pas eu l’impression de m’être assoupie. J’étais terrifiée.
Les semaines s’écoulaient une à une et cette terreur, se nourrissant de mon manque de
courage, perdurait en moi. Puis, cet épisode de ma vie fit partie de mon passé. J’en étais venue à un
point où je commençais à comprendre la vérité. Évidemment, mon ami ne m’avait jamais voulu de
mal. Je me suis alors jurée de respecter mes valeurs et mes convictions. Je savais pertinemment que
je ne pourrais jamais revivre ce qui s’était produit avec lui. C’est toi que je désirais.
Nous passions de plus en plus de temps ensemble, toi et moi, et tu semblais apprécier ces
moments en ma compagnie. J’ai adoré passer mon samedi avec toi au parc. C’était magique de
pouvoir me promener avec toi, de parler de tout et de rien. Tu me faisais rire, je me sentais si légère
à ces instants. Puis, la vérité, dont j’étais déjà consciente, devenait un besoin vital. Je reprenais
conscience de la lourdeur de mes émotions et du poids qui reposait sur mes épaules fragiles. Je te
désirais et j’avais besoin que tu le saches. Je ne pouvais simplement pas continuer de te mentir et de
me répugner comme je le faisais. L’honnêteté était un principe auquel je tenais dur comme fer. Je
me rendais compte qu’il pouvait être exigeant de faire valoir nos convictions dans certaines
situations, mais j’avais décidé de m’armer d’une audace qui me pousserait à défendre cette valeur
qui devenait si importante à mes yeux.
3 Alors, un soir de fin de semaine où nous devions travailler sur un projet d’anglais, je croyais
pouvoir prendre mon courage à deux mains. J’avais peaufiné une phrase, j’y avais réfléchi
longuement, mais aucun mot ne semblait convenir à mes sentiments. Le défi que je m’étais lancé de
t’avouer ce que je ressentais s’avérait insurmontable. Je croyais que j’en serais éternellement
incapable.
J’ai alors pris la décision de me plonger dans ce monde effrayant des émotions du cœur. Je
t’ai écrit cette lettre.
Tu es irrésistible. Dès que je suis près de toi, je perds le contrôle de mes respirations. Ton
regard rieur me réchauffe quand la froideur du monde extérieur m’effraie. Ta voix réconfortante
apaise mes peines. Tu trouves le moyen de me transporter dans un univers d’épanouissement total.
Tu es dévouée, passionnée, et tellement séduisante. J’adore quand tu replaces une mèche de tes
longs cheveux blonds derrière ton oreille. Je me sens envoûtée par ton aura. Je suis attirée par ton
corps, tu me plais intensément.
Je t’aime.
Noémie
4 Tu m’aimes
Tout a commencé samedi soir à la fête… D’accord, je savais que je n’étais pas sensée sortir
dans un bar à mon âge, mais à quoi bon s’enfermer dans une cage et s’obliger à vivre monotonement
quand on peut profiter de la jeunesse? De plus, je n’étais pas sortie seule : j’avais suivi ma meilleure
amie Aurélie. Ça devait être notre soirée! Nous nous sommes déhanchées à n’en plus finir sur la
musique si entraînante qui résonnait en nous, qui nous habitait, emportant avec elle mon esprit.
Aurélie a saisi mes mains, je me laissais guider. À ce moment, tout semblait si naturel. Parmi toute
la foule se trouvant autour de nous cette soirée-là, je me sentais à ma place, sous le regard rieur de
mon amie.
Puis, le rythme de la musique s’est modifié, nous faisant danser sur une chanson plus lascive.
Nous avons tout de même décidé de rester ensemble. Elle a laissé ses mains s’aventurer sur mon
corps, me rapprochant encore plus d’elle. Cette nouvelle ambiance m’ayant totalement relaxée, j’ai
appuyé ma tête sur son épaule. Nous avons continué à balancer nos corps sur la mélodie. Puis,
doucement, elle leva ma tête. Nous nous sommes regardées droit dans les yeux. J’ai remarqué que
son visage s’avançait doucement, tandis que son regard demeurait imperturbable. Soudainement, ses
lèvres ont touché les miennes. Nous sommes restées ainsi, immobiles, pendant quelques secondes
qui m’ont paru durer interminable. J’étais si bien. Une boule de chaleur a empli ma poitrine.
À ce moment précis, mon monde entier s’est écroulé.
Confuse, je venais de réaliser que je l’avais laissée m’embrasser. Une totale
incompréhension a envahi mon esprit. Est-ce que j’avais ressenti du plaisir grâce à la proximité qu’il
y avait eue entre elle et moi? J’appréhendais ce que tout cela signifiait. Lesbienne, moi? Cela était-il
possible?
Qu’est-ce que je projetais comme image? Dans un bar hétéro où tout le monde dansait et
draguait, je venais de franchir un pas inimaginable. Tous ces gens sur le tapis de danse nous avaient
assurément aperçues. Qu’allaient-ils penser? Et si une connaissance se trouvait ici? Et si quelqu’un
m’avait reconnue?
5 Il était inconcevable que ce soit réellement arrivé. D’abord, comment avait-elle pu s’avancer
vers moi, m’embrasser de la sorte, et faire comme si cela était… normal? Je ne comprenais pas : je
me maquille, j’ai de long cheveux bouclés, je suis un exemple parfait de la féminité!
C’est ce soir-là, en arrivant chez moi, que je me suis mise à réfléchir de plus en plus.
J’en connaissais une, une gouine : Rosalie. Elle prenait sa place, elle était même fière du
choix qu’elle avait fait. Je ne comprenais aucunement en quoi je ressemblerais à cette fille-là qui
prenait plaisir à s’afficher telle une tom boy. Alors que je me demandais s’il était vraiment possible
que je puisse être attirée par les filles, l’idée d’être associée à cette lesbienne me dégoutait
profondément.
J’ai voulu pousser mes réflexions encore plus loin… J’ai tapé sur mon ordinateur personnel
le mot suivant : lesbienne. Ça commençait mal avec tous ces sites pornographiques qui
apparaissaient dans la page de résultats. J’étais complètement découragée.
J’ai tout de suite fermé la page, et je suis restée là, humiliée par moi-même, dans ma
chambre. J’ai tout de même réessayé. J’ai tapé « homosexualité » dans la barre de recherche. Cette
fois, un site a capté mon attention. Gai-écoute. Cependant, je n’avais aucunement envie d’y faire
appel! J’ai donc pensé à une autre possibilité. Tel-Jeunes. Je savais que sur ce site, il existait un
système de questions et de réponses par rapport à toute une panoplie de sujets et qu’on pouvait
même appeler un intervenant à toute heure du jour ou de la nuit. Je me suis tout de suite arrêtée. Pas
question d’affirmer quoi que ce soit en contactant un professionnel de Tel-Jeunes!
Sur le site même, j’ai écrit « homosexualité ». Puis, je me suis mise à survoler les questions
des jeunes concernant ce sujet. Il y en avait tellement! Pourtant, aucune d’elles ne se ressemblait
vraiment et je ne réussissais pas à faire concorder un témoignage particulier avec ma situation. Au
fond, peut-être que j’exagérais? Nous nous sommes qu’embrasser, elle et moi… Toutefois, j’avais
l’impression que si cela n’avait été qu’un baiser anodin, je n’en aurait pas été autant choquée ou
renversée. Après de plus amples recherches, j’ai trouvé un témoignage qui a capté mon attention
parmi les multiples demandes d’aide. C’était l’histoire d’un jeune garçon qui expliquait qu’il savait
qu’il était homosexuel, mais qui ressentait un profond dégoût pour cette partie de lui-même. J’ai lu
attentivement la réponse que Tel-Jeunes lui a fournie. « Il est plus facile de s'accepter soi-même
quand on sait que le reste du monde nous accepte aussi. » J’ai longtemps réfléchi à l’éventualité de
6 discuter avec quelqu’un de ce que je ressentais. Par contre, je ne pouvais pas en parler avec Aurélie,
car elle faisait partie de ma problématique. Je tentais donc de repousser au plus profond de mon être
mes questionnements et mes sentiments face à ce qui s’était passé.
Lors de la semaine suivante, un événement particulier m’a chamboulée. Alors que j’étais en
train d’avaler à toute vitesse mon dîner, quelqu’un est venu prendre place à mes côtés. C’était
Rosalie. Pourquoi venait-elle donc me parler? Qu’avait-elle à me dire? Alors que j’attendais qu’elle
se prononce, elle est restée silencieuse, érigeant tranquillement une certaine complicité entre nous.
Quelques instants plus tard, Aurélie est arrivée. Elle et moi n’avions même pas eu besoin de nous en
parler pour mettre les choses au clair : le baiser ne voulait rien dire du tout.
Puis, le lendemain, Rosalie est une seconde fois venue s’asseoir près de moi pour manger
silencieusement. Ce petit manège s’est perpétué plusieurs jours durant, faisant partie de notre routine
de dîner. Puis, un jour, Rosalie a oublié son agenda. En le saisissant, dans le but d’aller lui redonner,
un dépliant en est tombé. Les multiples couleurs de la publicité ont retenu mon attention. Je l’ai
ramassé, puis j’ai constaté qu’il s’agissait en fait d’une annonce pour un bar gai à Montréal, qui
semblait très branché. Rapidement, j’ai remis la brochure dans l’agenda, tout en laissant une idée
s’immerger dans mon esprit.
Lors d’un vendredi soir comme les autres, je me suis rendue au bar gai de Montréal. Cet
endroit avait un attrait majeur : je pouvais être assurée d’une totale discrétion, puisqu’il n’était pas
dans ma ville, située en banlieue de la métropole. J’étais certaine de pouvoir entrer même si je
n’allais avoir dix-huit ans que dans cinq semaines. Seule, je m’immisçai dans cette boîte de nuit. Je
m’installai dans un coin, sans adresser la parole à quiconque, sans même boire quoi que ce soit. Ce
soir-là, je me suis plongée dans un univers qui m’était inconnu et qui m’intriguait de plus en plus.
J’ai vu des garçons embrasser d’autres garçons, des filles embrasser d’autres filles. J’ai vu
des mains se promener et s’approprier des corps. J’ai aperçu une multitude de gens que je n’aurai
jamais jugés comme étant homosexuels si je les avais croisés sur le trottoir ou à l’épicerie. J’ai vu
des visages amoureux, des esprits en peine d’amour, des âmes en conquête : les mêmes que j’aurais
pu croiser dans le bar auquel j’étais avec Aurélie l’autre nuit. Je commençais tout juste à saisir que
l’homosexualité ne se décelait pas par le physique d’un individu, mais plutôt qu’elle se cache au
7 plus profond de son cœur. Oui, c’est dans le cœur que l’on peut trouver l’homosexualité, puisque ce
n’est rien d’autre qu’un amour.
Dans les jours qui ont suivi, Aurélie et moi nous sommes beaucoup côtoyées. Je ne pouvais
m’empêcher de réaliser qu’en sa présence, je n’avais qu’une envie : sourire. Puis, le samedi soir
suivant, je suis allée passer ma soirée en sa compagnie. Alors que je m’esclaffais d’une de ses
blagues, elle s’est tranquillement rapprochée de moi. L’épisode du baiser me revint immédiatement
à l’esprit. Si je n’intervenais pas, c’était ce qui allait se reproduire, je le sentais. Elle m’embrassait
sur les joues, puis dans le cou. Sa bouche s’approchait de la mienne. Puis, Aurélie s’arrêta à
quelques centimètres de mon visage.
⎯ Voilà ton baiser. Si tu le veux, il est tout près.
C’est dans le film Into The Wild que j’ai entendu une phrase que je me suis rappelée à cet
instant précis. « Dans la vie, lorsque l’on désire quelque chose, tout ce que nous avons à faire est de
tendre le bras et de le saisir1. » C’est ainsi que j’ai promené mes doigts dans les magnifiques
cheveux d’Aurélie. Puis, comme inconsciente de ce que j’allais faire, j’ai fermé les yeux. J’ai
embrassé la plus belle fille du monde.
1
PENN, Sean. Into The Wild, États-Unis, Paramount Vantage, 2007, 147 min.
8 Elle m’aime
Je regarde pour la énième fois mon cadran numérique. Il est 4h29. La faible luminosité
rouge envahit toute ma chambre, plonge dans ma tête et éclaire mes sombres pensées. J’ai beau
réfléchir, je ne me rappelle pas quand a eu lieu ma dernière nuit de sommeil complète.
C’est assez, je n’en peux plus. Je sors de mes couvertures, me trouvant ainsi à la merci de
ce monstre en dessous de mon lit. Je devrais pourtant savoir qu’à un certain âge, le monstre ne se
cache plus sous le lit : il est en chacun de nous. Je traîne le pas jusqu’à la salle de bain. J’ouvre la
lumière, qui agresse sauvagement ma vision. Debout devant le miroir, je contemple mon visage,
droit dans les yeux. Comme si je me défiais. Malgré cette auto-provocation, je ne peux qu’avouer
que je suis fière de moi. J’ai passé par tant d’épreuves par le passé et aujourd’hui, je suis heureuse
de pouvoir me tenir bien droite pour mes valeurs et mes idées. Surtout, je suis fière d’affirmer qui je
suis.
Je prends un verre d’eau et je le bois, espérant vainement qu’il agisse telle une potion
magique et me permette de tomber dans les bras de Morphée. Alors que je me réfugie dans mon lit
et que je ferme les yeux, c’est son visage que j’imagine. Son visage, je le verrai dès demain, à
l’école.
Il fut un temps où je ne supportais pas l’idée de m’y présenter. Je ne comprenais pas
l’utilité d’aller côtoyer des dizaines d’individus qui ne connaissaient que la surface de ma personne.
Plusieurs années se sont écoulées avant que je ne veuille m’afficher sous mon véritable jour. Au
départ, seule ma plus proche amie savait ce qui se cachait en moi. Puis, ce fut mon cercle de
connaissances qui l’a appris. Plus le temps filait, plus de gens étaient au courant, même ceux que je
ne côtoyais pas. Évidemment, on m’a laissée tomber à plusieurs reprises. Par contre, cela m’a
obligée à faire le point sur ma définition de l’amitié.
J’en ai conclu que pour moi, l’amitié se résumait en plusieurs concepts : fraternité, loyauté,
complicité, solidarité, entraide, bienveillance, compréhension, honnêteté… L’honnêteté est une
valeur primordiale à mes yeux. C’est pourquoi je suis reconnaissante face à la vie d’avoir eu sur
mon chemin une amie qui m’a soutenue depuis le tout début. Elle est prête à entendre la vérité,
comme elle est prête à être franche envers moi. Cet indéniable soutien m’a donné suffisamment
9 confiance en moi pour que je puisse me lancer dans le vide et lui dire, un soir ressemblant à tous les
autres, que je suis lesbienne.
Bien entendu, je me souviens qu’elle fut surprise sur le moment, mais bien vite son
étonnement a laissé sa place à l’intérêt. Par sa réaction, je savais qu’elle ne me laisserait pas tomber
en raison de mon orientation sexuelle. Je lui ai donc raconté tous ces épisodes de questionnement,
ces désirs que j’ai longtemps dû refouler ainsi que le dégoût que j’ai déjà ressenti envers moi-même
par le passé. Je pouvais lui faire entièrement confiance.
À partir de cet instant, j’ai entamé l’édification de mon estime de soi qui deviendrait avec le
temps de plus en plus solide. J’ai commencé à fréquenter un centre de regroupement de jeunes gais
et lesbiennes, ce qui m’a permis de faire de nouvelles connaissances. Ainsi, je m’armais sans
vraiment m’en rendre compte de la volonté de m’accepter et de me faire accepter.
Un jour, j’ai pris la décision que mes parents n’allaient pas être mis de côté dans cette
démarche bienfaisante pour mon propre bien-être. Depuis déjà plusieurs semaines, je vivais avec
cette étiquette de la fille lesbienne au sein de mon cercle social, au collège où j’étudie. Cependant, je
n’avais pas encore fait ma sortie du placard aux yeux de mes parents, qui croyaient en leur petit rêve
que j’allais marier un homme convenable, fonder avec lui ma petite famille, comblant leur besoin
d’être grands-parents. Déterminée, j’ai proposé à ma mère de venir se promener avec moi. Elle se
doutait bien que j’avais quelque chose à lui annoncer, elle l’avait sans doute perçu dans mon regard
et ma voix qui se voulait assurée. Une mère sait tout, c’est bien connu. Temps frisquet, pleine lune
et confessions. J’ai pris mon temps, je voulais bien faire les choses. Lorsque les mots ont été
prononcés, ma mère est restée figée quelques secondes, comme si dans ce cours laps de temps elle
avait déjà digéré la nouvelle. Elle a souri rapidement. Ce sourire d’autant plus maternel qu’amical
m’a rassurée. Au fond de moi, je savais que ma mère n’allait pas en faire tout un plat. C’est sans
doute cela qui m’a poussée à lui avouer à elle en premier.
« Avouer ». Pourquoi avoir pensé à ce mot? Aujourd’hui, cela m’irrite d’associer la sortie du
placard à un aveu, comme si on en était fautif et qu’on voulait se faire pardonner. Jamais une de mes
amies n’est venue me voir pour m’avouer fautivement qu’elle était hétérosexuelle. Je rêve de ce jour
où les choses seront différentes, où les jeunes gais et lesbiennes ne craindront plus la réaction de leur
papa vis-à-vis leur orientation sexuelle tel que je l’ai appréhendée. Néanmoins, mon père, tout
10 comme ma mère, a bien réagi lorsqu’il a appris la nouvelle. Oui, sa fille aimait les filles. Et puis? Je
me rappelle le réconfort que j’ai éprouvé lorsqu’il m’a prise dans ses bras et qu’il m’a chuchoté à
l’oreille qu’il m’aimerait inconditionnellement.
En me plongeant dans mes souvenirs, je n’arrive pas à me rappeler si j’ai réellement dormi et
rêvé ou si j’ai simplement attendu que la lumière du matin éclaire ma chambre, repoussant les
ombres rouges pour la journée. Comme une spectatrice de ma propre vie, je vois mon corps se lever,
marcher jusqu’à la cuisine et engloutir le petit déjeuner que ma mère m’a préparé. Soudainement,
tout s’accélère. Je me retrouve dans cette classe de français, je suis habillée et coiffée. On dirait bien
que j’écoute ce que le professeur dicte au groupe d’élèves, mais je sais que je suis distante. Je ne fais
que penser à elle. Les heures passent, puis je me retrouve assise à une table dans la cafétéria, avec
mon cercle d’amies qui discutent et rient entre elles. Alors, ma meilleure amie, celle qui me connaît
mieux que quiconque, remarque que je suis ailleurs. Elle me prend par le bras et m’amène plus loin.
Je ne peux m’empêcher de penser à son amitié si précieuse à mes yeux et je savoure pendant un
instant le bonheur que cette chance me procure.
De but en blanc, elle me demande ce qui se passe avec moi. C’est comme si l’espace d’un
instant, je consens à soulever mon voile ténébreux et je lui révèle que l’insomnie ne fait qu’une
bouchée de moi. Ça recommence.
Par le passé, j’ai déjà vécu des épisodes d’insomnie. Pourtant, lorsque je tente de m’en
rappeler, je me sens éloignée de mon propre être, comme si j’étudiais le fantôme de qui je suis
maintenant.
Les mêmes pensées remontaient continuellement à la surface. À des années-lumière
d’aujourd’hui, je vivais de façon triste et désespérée, m’entraînant dans un gouffre de mensonges et
de répugnance face à moi-même. Je l’ai dit, je vivais simplement dans une sinistre mascarade où il
était plus acceptable que je refoule au plus profond de mon esprit la médiocre idée d’être attirée par
une personne de même sexe que moi. Après avoir découvert que j’étais attirée par les filles, toute ma
vie s’est mise à se transformer en un cauchemardesque relais entre les nuits d’insomnie et les
journées où je ne faisais que déambuler de façon anonyme aux yeux aveugles du reste du monde,
taciturne. La confiance en moi étant un concept loin de ma réalité, je contribuais ainsi peu à peu à la
destruction de mon être. Plus le temps s’écoulait, plus cette vérité s’ancrait vigoureusement en moi :
11 j’étais lesbienne. J’avais beau perpétuer le petit manège avec mes proches, je ne pouvais plus
supporter de me mentir à moi-même. Je me rappelle même avoir consulté le site Internet Tel-Jeunes,
grandement désespérée de trouver de l’aide dans mon environnement. J’avais écrit un témoignage,
dans lequel je décrivais le dégoût que je ressentais vis-à-vis mon homosexualité. Afin d’assurer mon
anonymat complet, je m’étais fait passer pour un jeune garçon. « Il est plus facile de s'accepter soimême quand on sait que le reste du monde nous accepte aussi. » Voilà ce qui résume en une phrase
le contenu de leur réponse. Bien sûr, cela prenait du temps, disaient-ils, d’abandonner les rêves que
l’on s’était formés, cette vie future de mère de famille accompagnée d’un mari. Tout ce qu’il fallait,
c’était se faire confiance et se laisser le temps. Le temps, le temps… Je me souviens très bien de la
crise de larmes que cette réponse avait entraînée. Je n’en pouvais plus de cette fausse vie que je
menais. C’est là que j’avais pris la décision de me jeter dans le vide et d’annoncer à ma seule amie
mon terrible secret… Qui ne s’avéra pas si terrible finalement. En effet, c’est bel et bien à partir de
ce moment précis qu’elle et moi sommes devenues aussi proches et que j’ai commencé à moi-même
accepter qu’au fond, mon cœur allait toujours pencher pour les filles.
Seuls quelques instants viennent de s’écouler, mais j’ai l’impression que mon absence a duré
des millénaires lorsque ma meilleure amie me secoue légèrement.
⎯ Sois honnête et crache ce que tu as sur le cœur.
Son ton inquiet mais catégorique ne peut être plus clair. Elle a remarqué mes agissements
étranges et elle tient à m’appuyer, peu importe ce qui se trame.
Je la regarde longuement, je la sonde. Elle est si rassurante avec son air détendu malgré tout,
me démontrant qu’elle est là avec moi et qu’elle va m’écouter jusqu’à la fin. Puis, je déballe tout.
Je lui révèle que je suis dans une situation plus qu’inconfortable. Cette jolie fille que je
côtoie de plus en plus depuis quelques jours et avec qui je partage mes cours de mathématique et
d’anglais m’a écrit une lettre. En l’ouvrant, j’ai appris tant de choses sur sa vie dont jamais je ne me
serais doutée! Ma meilleure amie écarquille les yeux lorsque je lui dévoile que cette charmante
Noémie se dit être amoureuse de moi dans cette longue lettre.
Comment aurions-nous pu savoir cela au juste? Jamais je n’ai eu vent d’une telle rumeur,
alors que je sais très bien que ce genre de choses reste rarement secret bien longtemps. Bien
12 évidemment, je la trouve attirante et j’apprécie les moments que je passe en sa compagnie, comme
cette fois où nous étions allées au parc. En y repensant, c’est vrai qu’elle a tendance à beaucoup
ricaner lorsque je suis avec elle... Par contre, elle a beaucoup de difficulté à s’accepter et elle ne
s’affiche aucunement en public: c’est sans équivoque. Puis-je vraiment me permettre de déambuler
sur un sombre sentier que j’ai déjà emprunté?
Pendant des mois, j’ai fait le mauvais choix et j’entretenais une relation malsaine pour ma
propre estime. Le choix de cacher mon orientation sexuelle. Je me rends aujourd’hui malade
simplement à l’idée que mon existence pourrait prendre le même tournent qu’elle a adopté l’année
dernière. Cette époque où j’étais follement amoureuse de Catherine. Je sais pertinemment que
jamais je ne pourrai oublier la douceur de son lumineux visage ainsi que le délice de ses baisers.
Éperdument attachée à cette magnifique jeune fille, j’étais prise dans une illusion qui m’assurait que
je vivais à ce moment une relation sensationnelle. À présent, je suis consciente que ce n’était qu’un
mirage. J’ai été la première petite copine de Catherine. Honnêtement, je crois aussi que je serai la
dernière qu’elle aura eue. En y réfléchissant bien, je comprends aujourd’hui que la crainte n’a jamais
quitté mon ex petite amie. Jamais je ne pouvais montrer l’amour que je ressentais envers Catherine
en public, jamais je ne devais dévoiler à quelqu’un qu’elle était en couple avec moi. Le secret était
la règle de base. C’était dégradant pour moi qui acceptais mon orientation sexuelle et qui voulais
profiter de tous les bienfaits de cette dernière. Alors, pourquoi se cacher? Depuis le début, notre
couple était voué à l’échec. Les semaines s’écoulaient et mon mal être devenait insupportable.
L’amour ne suffisait plus. N’était-ce pas frustrant? L’amour devrait pouvoir suffire. Néanmoins,
cette relation avec Catherine, l’amour de ma vie, devenait malsaine pour moi et j’ai dû y mettre fin.
Il était inconcevable pour moi que j’accepte de me cacher alors que je m’acceptais enfin. À ce
moment, je m’étais fait une promesse. Avant de m’engager à nouveau, je devrai être certaine que je
ne confonds pas relation amoureuse et relation d’aide. Je ne pourrais pas revivre une relation cachée.
Cette lettre, envoyée par Noémie, me touche beaucoup puisque depuis ma rupture, je n’ai
rien tenté avec qui que ce soit. L’insomnie m’envahit, comme si elle voulait me remémorer les
mauvais souvenirs persistants de l’année dernière, m’obligeant à ne pas répéter les mêmes erreurs.
Discuter pour la énième fois de mon histoire avec ma meilleure amie m’a fait le plus grand
bien. Les larmes coulent toujours. Elles ne s’arrêteraient pas tout de suite. Le visage de Catherine
persistait dans mes pensées. Catherine, mon amour impossible.
13 Ces larmes qui voyagent sur les montagnes de mes joues bouffies marquent son passage dans
ma vie. Leur chemin régulier restera à jamais ancré en moi. La souffrance qui m’habite me rappelle
sans cesse ses promesses d’amour qui durerait. Ma naïveté me le fait durement payer. Mon âme est
incapable de s’imaginer aimer une autre personne qu’elle. C’est ainsi. Je l’aime.
14 …
QUI AIMENT
LES FILLES
15 REMERCIEMENTS
Pour m’avoir épaulée, supportée et écoutée, je remercie mes amies. Vous vous reconnaîtrez. Merci
d’être là dans les hauts, comme dans les bas. Vous m’avez donné confiance en moi. Je ne vous
oublierai jamais.
Merci infiniment à Martine Richard. Grâce à toi, j’ai pu mener ce projet à terme. Merci d’avoir pris
le temps de lire et de relire chacune des versions de mon projet. Ton soutien tout au long de mon
processus d’écriture signifie beaucoup pour moi.
Pour son appui incroyable et son aide immense, un merci tout spécial à Roxane Ducasse. Tes petits
bonjours dans le corridor tout comme ta totale confiance en moi me rassurent, depuis le début.
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