L`Espagne et ses doubles

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L`Espagne et ses doubles
Mythologies espagnoles
Par Richard Robert
Depuis plus de trente ans, l’Espagne démocratique et son historiographie travaillent à dénouer les
mythologies tragiques du bien et du mal qui ont entretenu, au XXe siècle, une mémoire nationale
largement fictive. Ce mouvement intellectuel indissociable de l’intégration européenne s’est traduit
par la promotion d’une vision idéalisée de l’Andalousie médiévale, terre de coexistence pacifique
entre les trois monothéismes. Le problème ; c’est que cette valorisation est aujourd’hui dénoncée
comme une nouvelle mythologie... La question de la mémoire est donc réapparue avec violence dans
le débat politique, et c’est dans ce contexte qu’ont été élaborées des lois mémorielles qui ont fait
couler beaucoup d’encre.
Tout commence avec la « génération de 98 », cette jeunesse intellectuelle qui a vécu de plein
fouet la perte des dernières colonies et prend fait et cause pour la modernisation, désespérée du
déclin de la péninsule et de son « divorce » (Juan Valera) d’avec l’Europe. Ce déclin, à l’orée du
XXe siècle, est une réalité tangible, qui donne lieu à deux lectures opposées.
L’une, conservatrice et tragique, insiste sur l’esprit du peuple, qui demeure par delà les aléas de
l’histoire, résiste patiemment à tout ce qui pourrait tenter de l’altérer, et attend l’occasion de se
manifester de nouveau : c’est la lecture de Miguel de Unamuno. L’autre, libérale et progressiste,
en appelle à l’énergie d’une « nouvelle Espagne », délivrée de l’ancienne, une Espagne moderne
et européenne vouée, pour se trouver, à renoncer à son isolement. Ortega y Gasset donne de
cette lecture libérale une formule qui restera célèbre, quand il affirme que l’Espagne est le
problème et l’Europe la solution. Ce qu’il nomme Europe, c’est davantage un fait culturel qu’une
réalité politique : l’Europe, c’est la science, mais c’est aussi une certaine façon de rêver le futur,
c’est un appétit de l’histoire, par opposition à la résignation patiente d’une vieille Espagne ne
rêvant que d’immobiliser le flux du temps. L’Europe est aussi un espace, une série de capitales
où envoyer des étudiants afin de leur inculquer le sens du moderne et les connaissances
scientifiques qui font défaut dans les centres académiques de la péninsule. L’Europe, enfin, c’est
une conception urbaine du monde, par opposition à l’Espagne des champs, où dans la passivité
catholique d’une population abêtie se perpétue la farce monarchique.
En déplorant le conservatisme de cette Espagne du campo, Ortega y Gasset ne fait d’ailleurs que
renverser un argument de certains polémistes du XIXe siècle, comme Balmes, qui s’insurgeaient
contre l’irruption néfaste d’une modernité étrangère à l’Espagne éternelle. Le grand débat entre
les amoureux de l’avenir libéral et ceux du passé monarchique, qui organise tout le XIXe siècle
européen et se prolonge jusqu’au franquisme, prend ainsi en Espagne une forme géographique :
l’ancienne et la nouvelle Espagne, pour les uns comme pour les autres, sont respectivement une
Espagne péninsulaire et une Espagne européenne. La modernité, pour ceux qui la refusent, c’est
le parti de l’étranger. Conservateurs et libéraux se retrouvent pourtant dans cette
représentation d’un pays divisé : à l’Espagne à deux vitesses des libéraux répond la vision
conservatrice d’un pays authentique en proie à une tentation moderniste allogène.
Alors qu’une société nouvelle, animée précisément par des intellectuels et des universitaires
formés à l’étranger, commence à émerger dans les premières décennies du XXe siècle, la guerre
civile ampute le pays d’une part considérable de ses élites. Avec elles, c’est la lecture libérale de
l’histoire qui sombre. L’avènement du franquisme voit le triomphe d’une lecture héroïque et
tragique de la métaphore des deux Espagne.
À la version libérale d’une nation régénérée par la libération du peuple va se substituer une
version anhistorique, métaphysique et religieuse : le destin inexorable, la lutte à mort entre deux
principes éternels et exclusifs l’un de l’autre. Ce qui, à l’origine, avait été une figure de rhétorique
destinée à inviter les nouvelles générations à monter dans le train de l’histoire, va devenir avec
le franquisme un clivage fondamental entre l’erreur et la vérité. L’historien Santos Juliá note
d’ailleurs le renversement logique qui s’opère alors : la guerre civile a pour conséquence une
division profonde de l’Espagne, et cette conséquence est donnée par les historiens officiels
comme la cause. C’est parce que l’Espagne était divisée qu’elle l’est devenue.
La version intellectuelle du franquisme va donc conduire à insister sur l’unité, sur la restauration
d’une Espagne unique : les deux Espagne se convertissent en une nation authentique et une
nation artificielle, nation de la modernité et de l’erreur. La révolution est assimilée à l’hérésie :
une « anti-nation » surgit dans les débats, désignant tout ce qui n’est pas catholique et
monarchique. Marxisme, anarchisme et libéralisme sont assimilés aux valeurs révolutionnaires
et raccordés à la figure maudite de l’envahisseur par excellence, Napoléon. Et discrètement, sous
les images de l’invasion moderne, sont réactivées celles d’une autre invasion, hérétique et
étrangère elle aussi : l’islam. Les figures de la croisade, du martyre, de la foi sont omniprésentes
chez les voix officielles du franquisme : celui-ci est assimilé, dans son combat victorieux contre
« los invadores », les hérétiques étrangers, au mouvement de la Reconquista qui avait abouti à
l’expulsion des Arabes.
Cette confusion entre l’étranger et l’hérésie, entre la modernité et l’altérité, cette exaspération
des luttes politiques en combats de principes éternels, va donner corps à une imagerie
métaphysico-religieuse : la lutte contre les idéologies matérialistes est celle de l’esprit contre la
matière, de l’ange contre la bête, et du bien contre le mal. Combat éternel, qui donne sens à une
histoire conçue non comme un progrès, mais comme une lutte tragique pour la rédemption.
Il faut mesurer la force d’une telle lecture de l’histoire, dont les vertus ne sont pas encore
épuisées. La droite espagnole d’aujourd’hui, malgré la profondeur de son aggiornamento
politique, reste marquée par cette vision dualiste du monde. Les considérations géopolitiques et
les équilibres entre nations européennes n’expliquent pas seuls l’engagement de José María
Aznar au côté des Etats-Unis dans le conflit irakien, cet ultime avatar de la guerre du bien contre
le mal. Ce sont des figures séculaires qui ont été réactivées dans la rhétorique du président
américain, et il n’est pas indifférent qu’elles l’aient été face au monde arabe, ce personnage
central de la grande geste tragique de l’Espagne éternelle.
Retour sur al-Andalus
Il ne s’agit pas, bien sûr, de réduire ce choix politique à ses résonances culturelles, mais
simplement de comprendre sur quelles bases imaginaires et intellectuelles se sont prises ces
décisions. Il se trouve que dans les redéfinitions contemporaines de l’identité espagnole, l’islam
et le monde arabe ont joué un rôle majeur, et que la fin de l’année 2004, peut-être à la faveur des
tabous levés par la guerre d’Irak, a vu un regain de vigueur dans des débats entamés il y a une
trentaine d’années.
L’historiographie post-franquiste, soucieuse de rompre avec la vision manichéenne et
eschatologique de l’histoire qui avait prévalu depuis la fin de la guerre civile, est revenue sur le
thème de l’Espagne plurielle, avec une variation nouvelle. Il ne s’agissait plus d’opposer le passé
à l’avenir, car la mythologie du progrès, à la mort de Franco, avait elle aussi du plomb dans l’aile ;
de surcroît, l’heure était à la réconciliation. Les deux Espagne d’Ortega y Gasset n’étaient plus à
l’ordre du jour. Comment penser une réconciliation sans reprendre le schéma franquiste de
l’Espagne unie autour du trône et de l’autel ?
L’image d’al-Andalus s’est très vite imposée avec l’évidente clarté d’une solution : ce n’étaient
plus deux Espagne, mais trois, dont on s’est mis à célébrer les vertus créatives et la place dans la
mémoire nationale. Loin du face-à-face entre le vrai et le faux, l’Eglise et l’hérésie, le diable et le
bon Dieu, l’Espagne arabe avait l’immense intérêt de proposer une configuration triangulaire,
une figure de la diversité marquée par la circulation des idées et non par leur confrontation
terme à terme. A la mythologie guerrière de la Reconquista réactivée par le franquisme, elle
opposait les images harmonieuses de la paix, de la tolérance et de la culture. A l’Espagne des
armées, elle opposait aussi, plus discrètement, celle des universités – et avec la figure d’Averroès
(qui eut des disciples dans toute l’Europe) une incarnation exemplaire de cette science qui avait
été l’idéal de l’Espagne européenne des libéraux. Bref, l’image d’al-Andalus permettait de
relancer un discours d’ouverture libérale sur l’autre et sur la science, sans reprendre les termes
de l’ancienne polémique. Ajoutons que la promotion d’un monde tolérant envers les juifs
permettait aussi de négocier discrètement une autre question de mémoire, l’alliance du
franquisme et du nazisme.
L’intérêt politique et surtout culturel de la promotion d’al-Andalus était profond : il s’agissait
bien de recoudre une mémoire mise à mal par les lectures eschatologiques de l’histoire.
L’Espagne des années 1980, celle de la movida madrilène, mais aussi de l’élan modernisateur
d’un pays lancé dans l’aventure européenne, trouve l’un de ses ressorts dans cette mythologie
nouvelle, infiniment plus séduisante et plus porteuse d’avenir que les tragédies épuisées du
franquisme. Infiniment plus proche de la réalité historique, aussi, et les Francisco Codera, Julián
Ribera, Miguel Asín Palacios qui ont promu cette vision, comme leur successeur Felipe Maíllo
Salgado, sont des chercheurs reconnus sur le plan international. Ce qui n’empêche qu’on puisse
reconnaître dans cette historiographie une manière de mythe.
C’est précisément ce mythe qui commence à être écorné aujourd’hui. Si certains historiens,
comme María Rosa Menocal, perpétuent cette mémoire d’un monde de tolérance et de paix dans
leurs ouvrages de vulgarisation, c’est en y apportant des nuances importantes, rappelant au
détour de certaines pages la part de fanatisme religieux. Chroniquant son dernier livre 1, Maribel
Fierro dénonce ainsi à la fois le fait que l’historienne use et abuse des clichés de l’Andalousie
tolérante, et des imprécisions allant toutes dans le même sens : celle d’un oubli… des Arabes !
comme si l’Espagne médiévale idéale avait été « nettoyée » de sa part d’altérité.
Ainsi la mythologie connaît-elle quelques ratés. Mais c’est à une remise en cause infiniment plus
sérieuse que se livre Serafín Fanjul dans un livre qui a fait polémique, La Chimère d’al-Andalus
(La Quimera de al-Andalus, Siglo XXI, 2004) : à passer sans solution de continuité de la « nation
impériale de carton pâte » imaginée par la dictature à une autre vision dominée exclusivement
par les tendances centrifuges et désagrégeantes, le monde intellectuel espagnol n’aurait fait que
changer de mythe. À vrai dire, c’est avant tout aux problèmes posés par le régionalisme que
s’attaque Fanjul, mais il montre que la mythologie d’al-Andalus a aussi servi à forger une identité
fédéraliste bien éloignée d’avoir la même perfection que son modèle imaginaire. Aux historiens
qui l’ont précédé, il reproche d’avoir créé une Arcadie, une fiction dépourvue des conflits dont la
mémoire historique doit aussi rendre compte ; et il leur fait aussi grief d’avoir « hispanisé » les
Arabes, en gommant notamment certains aspects de leur culture comme le statut de la femme.
Dans le détail, les arguments de Fanjul ont pu être contestés par ses commentateurs et
notamment ses pairs du monde académique. Mais on pourrait dire que si ses attaques contre les
historiens ne sont pas totalement crédibles, en revanche le fait culturel auquel il s’attaque est
marqué en effet par des faiblesses et par des déformations. Son livre a connu un certain succès
critique grâce aux polémiques qu’il a suscitées ; ce qui en ressort en définitive, c’est moins la
qualité d’un débat académique que sa résonance sociale. Quelles que soient ses qualités
d’historien, Fanjul a su formuler les doutes d’une Espagne moins assurée qu’elle ne le fut de la
pertinence de sa nouvelle mythologie. Un pays qui se pose à nouveau la question de l’islam, non
plus comme simple figure historique, mais comme une réalité politique et sociale.
Désormais pleinement européenne, l’Espagne est aussi devenue terre d’immigration, une
immigration encore mal acceptée et que l’attentat de Madrid en 2004 a contribué à associer aux
figures du terrorisme et du mal. On peut dès lors choisir de voir la remise en cause du mythe
d’al-Andalus comme un signe de maturité intellectuelle, ou comme une forme de régression
politique : les figures de la diversité redeviendraient, en somme, diaboliques et fallacieuses. Pour
le moment, le travail de Fanjul semble plutôt relever de la seconde hypothèse : les articles
rageurs qu’il consacre à l’ « euro-islam » ou l’amertume qu’il nourrit envers le monde
académique signalent une position marginale, l’isolement d’un polémiste qui enrage de n’être
pas suivi.
Des polémiques intellectuelles aux lois de mémoire
1. M. Fierro, « Idealización de al-Andalus », Revista de libros de la fundación Caja Madrid, 94, octobre 2004.
Ultime rebondissement, le Parlement dominé par le PSOE (gauche) a fait adopter en octobre
2007 une loi « pour que soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des moyens
en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la
Dictature, dont l’enjeu est la reconnaissance des victimes du franquisme.
Si la loi prévoit expressément de reconnaître toutes les victimes de la Guerre civile espagnole
(1936-1939), le fait qu’elle mentionne également la dictature franquiste (1939-1975) a été
perçu comme une provocation par la droite espagnole, qui a accusé le gouvernement Zapatero
de vouloir ouvrir de vieilles plaies… et au final de prétendre « gagner la Guerre civile », rompant
ainsi le consensus trouvé par la société espagnole au sortir du franquisme.
La « loi sur la mémoire historique », comme on l’appelle en Espagne, apparaît en définitive
comme un élément d’une séquence plus large, interrogeant, une génération plus tard, la solution
trouvée par la génération de la transition post-franquiste pour gérer la mémoire. Solution qui a
fait la preuve de son efficacité : la démocratie espagnole fonctionne et n’est pas menacée, ni
même remise en cause, sauf par une frange extrémiste très minoritaire au sein de la droite
espagnole. Mais solution qui n’apparaît que comme un compromis incertain, provisoire, bancal,
peu à même de résister à un examen approfondi.
Dès lors on peut prendre les polémiques récentes comme un moment de remise en débat, qui
attesterait moins la fragilité du compromis démocratique que la nécessité de débattre à
nouveau, démocratiquement, de l’histoire et de la mémoire commune. Que le débat ait pris une
forme maladroite et polémique est un fait. Qu’il ait pu avoir lieu en est un autre.