UNIVERSITY OF CINCINNATI

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UNIVERSITY OF CINCINNATI
UNIVERSITY OF CINCINNATI
Date: November 17, 2005
I, _____
ANDREW PETER REIMER ___________________,
hereby submit this work as part of the requirements for the degree of:
Master of Arts
in:
French Literature
It is entitled:
Le je(u) de La mémoire tatouée
This work and its defense approved by:
Chair: _Dr. Michèle Vialet____________
_Dr. Sanford Ames______________
_______________________________
_______________________________
_______________________________
Le je(u) de La mémoire tatouée
Submitted by :
Andrew P. Reimer, BA (McGill), Magistère (Paris IV-Sorbonne Nouvelle)
As one of the requirements for the degree of
Master of Arts in French Literature
Department of Romance Languages and Literatures
McMicken College of Arts and Sciences
University of Cincinnati
November 17th, 2005
Committee Chair : Dr. Michèle Vialet
Abstract :
In his 1971 novel La mémoire tatouée, Moroccan author Abdelkébir Khatibi
examines the role of language and memory in the process of decolonization. The
complexity of the relationships between memory, language and culture in Morocco is
examined through an analysis of the narrative structure of the novel. Khatibi uses the
techniques of parabola and parable as well as spatialization and dialogue in order to recreate the process of decolonization that he underwent. Derridian linguistic theory and
performativity are key to understanding this novel and help the reader to locate the
author’s own voice or subjectivity in the polyphony of the text. It is in the acts of writing
and reading that decolonization is performed.
Remerciements :
Je voudrais d’abord remercier Madame la professeure Michèle Vialet, car c’était
dans sa classe que j’ai découvert l’œuvre passionnant de Khatibi. Ce travail est en large
partie une réaction aux idées qu’elle a si bien présentées dans son cours sur la littérature
maghrébine. Il m’incombe aussi de la remercier pour son aide, sa patience, et ses
suggestions lors de l’écriture de ce mémoire. Je voudrais également remercier Monsieur
le professeur Sanford Ames, qui a lu et approuvé ce mémoire, et qui a une passion pour la
littérature française qui m’inspire.
Reimer 1
Table :
I. Introduction
2
II. Théorie
10
III. Structure narrative
17
IV. Analyse de textes
26
V. Conclusions
38
Bibliographie
41
Appendice A
43
Appendice B
45
Reimer 2
I. Introduction et contexte.
Pourquoi entreprendre l’analyse d’un roman maghrébin écrit en français dans le
lieu et le temps où je me retrouve ? Où est l’intérêt, l’importance ? Voilà la question
principale à laquelle je tâcherai de répondre au cours de cette introduction. Je crois
fermement que l’acte d’interroger se justifie lui-même en tant qu’exercice intellectuel,
mais cela n’est pas une réponse suffisante ; je sais que comme lecteur critique je ne
l’accepterais pas. Mais il est tout à fait raisonnable de prendre une œuvre écrite dans un
contexte historique bien spécifique et de l’analyser en espérant que les conclusions que
l’on en retire soient valables dans d’autres contextes. Nous espérons que nos conclusions
auront au moins une application littéraire Nous présenterons quelques-unes des
structures significatives de La mémoire tatouée (LMT) d’Abdelkébir Khatibi, ce roman
hautement poétique qui semble résister de manière presque consciente à une lecture
simple ou linéaire. Je tiens à démontrer que l’importance des structures que je relèverai
dépasse le fonctionnement de cette œuvre. Mais pour ne pas mettre la charrue devant les
bœufs, esquissons d’abord à grands traits le contexte dans lequel cette œuvre a été écrite.
Par « contexte » je veux dire le rapport compliqué entre le colonisé et le colonisateur en
général ainsi que celui entre Khatibi et sa propre expérience coloniale. J’avance la
proposition suivante comme entrée dans le sujet : Khatibi soulèvent de nombreuses
questions concernant la formation d’une identité « postcoloniale. » Commençons en
interrogeant cette déclaration que je viens de faire.
Peut-on véritablement parler d’une identité « post-coloniale » ou même d’une
postcolonialité quelconque dans cette œuvre ? Je ne sais, et répondre à cette question
Reimer 3
exigera tout d’abord une définition du terme « postcolonial, » ce qui prendrait des
centaines de pages si l’on voulait englober tout ce qui a été écrit dans ce domaine archifertile de la critique littéraire. Un tel parcours n’est pas mon but ultime ici. Ce qui
m’intéresse c’est de démontrer la nature fondamentalement ambivalente de la
colonisation comme elle est représentée dans une œuvre littéraire. Mais pour faire
avancer la chose un peu, définissons « postcolonial » comme « propre aux pays
colonisateurs et colonisés juste après la fin de la domination coloniale militaire et
politique explicite. » Cela est une définition axée sur la temporalité de l’histoire politique
qui s’inspire en large partie de la définition du post-colonialisme dans le Columbia
Dictionary of Modern Literary and Cultural Criticism (Childers et Hentzi 234). Mais
cette définition que je viens d’avancer ne tient pas compte de la complexité et du
caractère durable de la colonisation des esprits, et notamment la tendance de ce genre de
colonisation à être perpétué non seulement par les colonisateurs eux-mêmes, mais aussi
par les colonisés, car la mère bien colonisée, c'est-à-dire la mère qui a intériorisé les
leçons de la supériorité des colonisateurs, (re)colonisera ses propres enfants bien
longtemps après la fin de la colonisation au sens politique du terme.
Voilà un des problèmes de contextualisation auxquels nous faisons face. Quoique
Khatibi écrivît LMT après la fin de la colonisation explicite du Maghreb, c'est-à-dire dans
la période postcoloniale comme l’ont définie Childers et Hentzi, son roman tire
néanmoins son sens d’une réflexion sur les structures coloniales. Autrement dit, LMT
doit sa genèse à la colonisation, et sa forme est dictée, encore que peut-être de manière
négative, par l’existence et la persistance de la colonisation. Khatibi réagit aux structures
coloniales et colonisatrices, et il est bien clair que pour le narrateur de son roman, ce ne
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sont pas des choses propres à un passé distant ou fermé. Une fois qu’elles sont installées,
ces structures demeureront, et leur influence sur la société et l’individu continuera,
surtout dans et à travers le langage. Voilà pourquoi Khatibi tâche d’accomplir sa propre
décolonisation avec une réflexion sur le langage. Cette volonté décolonisatrice
s’exprime souvent dans les termes de la déconstruction, comme on peut le constater dans
la déclaration suivant tirée de La langue de l’autre : « J’ai toujours pensé que ce qui porte
le nom de ‘déconstruction’ est une forme radicale de ‘décolonisation’ de la pensée dite
occidentale » (24). Cette formulation rappelle celle de Robert J. C. Young dans
Postcolonialism : A Historical Introduction : « deconstruction has itself been a form of
cultural and intellectual decolonization, exposing the double intention separating rational
method from truth » (421). Pourrait-on donc vraiment dire que ce roman s’opère dans un
domaine postcolonial, c'est-à-dire dans un lieu caractérisé d’abord par l’absence de la
colonisation, quand ses préoccupations centrales sont reliées si intimement à la
colonisation ?
Il me semble que même à ce niveau, le lecteur fait face à un paradoxe important, à
savoir que l’antériorité de la colonisation au sens politique du terme n’entraîne pas
nécessairement l’absence « réelle » des structures psychologiques ou langagières de la
colonisation dans le/un présent. Pour aller plus loin : le décolonisé, bien qu’il habite dans
une période postcoloniale, vit toujours sous l’influence de la colonisation, ou sous
l’influence de son rejet conscient de la colonisation, et il n’est donc pas complètement
décolonisé, ce qui fait qu’il n’habite pas dans une période tout à fait « post » coloniale.
C’est en partie de cette position paradoxale que découle le dédoublement et la rupture
dont Khatibi traite longuement dans LMT. La volonté ou le besoin de se décoloniser
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dans une période dite postcoloniale remet en question, à mes yeux, la primauté de la
politique dans la définition de la postcolonialité, au moins dans le contexte de notre
analyse. Cette œuvre khatibienne souligne la nécessité de compliquer notre
conceptualisation du sens de la phrase « la présence coloniale » afin d’inclure la présence
des séquelles psychologiques du colonialisme. Attribuer une temporalité simple ou
linéaire, soit à l’œuvre de notre auteur, soit à l’Histoire de la colonisation française de
l’Afrique du Nord serait fondamentalement trompeur.
Ce que j’essayerai de faire dans ce mémoire sera d’expliquer comment
fonctionnent quelques-unes des structures colonisatrices présentes dans LMT. Une
analyse du système d’acculturation comme il est représenté par Khatibi nous permettra
d’entrer dans les détails de la décolonisation personnelle du narrateur. L’école coloniale
est un des outils principaux de l’acculturation dont Khatibi s’occupe dans LMT. L’effet
(re)colonisateur de l’école coloniale ne cesse pas au moment précis du départ des colons,
en partie parce qu’elle fonctionne selon un principe que Ngũgĩ wa Thiong’o appelle « the
racism of cultural diplomacy—a diplomacy of unequal exchange—between generous
donors and grateful receipients » (Writers in Politics 11). Cet « échange inégal » entre
colonisateur et colonisé, effectué en large partie à l’école, aboutit à l’instauration d’un
état d’esprit double et fracturé. Frantz Fanon, par exemple, considère tout peuple
colonisé comme ayant un complexe d’infériorité (Peau noir, masques blancs 14).
Prenons comme exemple de l’effet psychologique déstabilisateur de l’école coloniale le
texte suivant de L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar :
J’écris et je parle français au-dehors : mes mots ne se chargent pas de réalité
charnelle. J’apprends des noms d’oiseaux que je n’ai jamais vus, des noms
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d’arbres que je mettrai dix ans ou davantage à identifier ensuite, des glossaires
de fleurs et de plantes que je ne humerai jamais avant de voyager au nord de la
Méditerranée. En ce sens, tout vocabulaire me devient absence, exotisme sans
mystère, avec comme une mortification de l’œil qu’il ne sied pas
d’avouer…Les scènes des livres d’enfant, leurs situations me sont purs
scénarios ; dans la famille française, la mère vient chercher sa fille ou son fils
à l’école ; dans la rue française, les parents marchent tout naturellement côte à
côte…Ainsi, le monde de l’école est expurgé du quotidien de ma ville natale
tout comme celui de ma famille. À ce dernier est dénié tout rôle référentiel.
(261)
Comme le démontre bien ce texte l’école coloniale perpétue la colonisation après
le départ du colonisateurs : l’enfant qui s’est bien « tricoloré » (LMT 54) à l’école
pendant la période coloniale deviendra adulte et (r)enseignera (consciemment ou
inconsciemment) certaines des leçons qu’il a apprises à l’école coloniale à ses propres
enfants. Essentiel parmi ces leçons sera ce sentiment d’extranéité et d’altérité dans son
propre pays, sa propre peau et sa propre langue, sentiment crée par l’enseignement
implicite et explicite des spécificités de la culture française présentées comme s’il
s’agissait de vérités universelles. La dissonance cognitive qui découle du fait
d’apprendre de telles leçons dans une région où leur fausseté devrait être profondément
apparente formera l’enfant colonisé et, paradoxalement peut-être, lui fournira les armes
nécessaires pour opérer une critique de la société coloniale. C’est cet état d’être à la fois
chez soi et pas chez soi dans la langue du maître qui rend possible la critique des mœurs
coloniales dans un projet comme La mémoire tatouée ou L’Amour, la fantasia.
Reimer 7
Il faut reconnaître que cette discussion de l’école ne peut être séparée de la
question de l’acculturation dans et à travers la langue coloniale. Celle-ci est peut-être la
structure idéologique de la colonisation la moins évidente de par sa nature non matérielle,
mais malgré ou plutôt à cause de cette non matérialité, la langue coloniale demeure une
force idéologique bien longtemps après le départ physique des colonisateurs. Or c’est
avant tout sur le langage que Khatibi se focalise dans LMT. Cette focalisation n’est pas
unique à cette œuvre ; sa préoccupation avec le rôle du langage dans la production de
l’identité est évidente dans ses écrits critiques ainsi que dans ses autres textes
romanesques : « N’avais-je pas grandi, dans ma langue maternelle, comme un enfant
adoptif ? D’adoption en adoption, je croyais naître de la langue même » (Amour
Bilingue 11). Qui plus est, la position de Khatibi par rapport au langage est compliquée
par le fait que, comme enfant, il apprenait quasiment simultanément à parler en arabe et à
écrire en français (La langue de l’autre 30, 37).
De cette position ambivalente découle l’importance que Khatibi accorde au
langage comme une force identitaire. Ce dédoublement, cette déchirure dans le langage
rappelle au lecteur quelques-uns des propos de Jacques Derrida. L’amitié entre Khatibi et
Derrida est bien connue, et n’est nulle part plus évidente que dans l’échange qu’a suscité
Le monolinguisme de l’autre de Derrida. Dans ce roman, Derrida dialogue avec son ami
et collègue Khatibi, et Khatibi, lui, reprend ce dialogue textuel plus tard dans son recueil
de textes critiques intitulés La langue de l’autre. Vu l’expérience qu’a eue Khatibi avec
le langage dans son enfance, c'est-à-dire avec les langues de son enfance, il est
parfaitement compréhensible que les deux propositions centrales et antagonistes du
Monolinguisme de l’autre aient suscité une réaction en lui : « 1. On ne parle jamais
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qu’une seule langue. 2. On ne parle jamais une seule langue » (Monolinguisme 21). Au
niveau le plus banal, en dehors de la signification double que Derrida bâtit sur ce
paradoxe, une telle proposition contradictoire reflète parfaitement la position ambivalente
de Khatibi envers le langage.
Achevons cette mise en scène rapide du contexte colonial que nous avons
entamée. Les leçons du système éducatif colonial sont produites dans le langage, le sine
qua non de l’existence sociale. Et le langage, pour notre auteur, n’est pas une chose
monolithique, mais plutôt un réseau de rapports entre et à l’intérieur de plusieurs langues.
Vu la complexité fondamentale du langage, je suis bien conscient que la définition que
j’ai avancée du terme « postcolonial » est trop large (tout ce qui suit l’ère coloniale !) et
trop imprécise (peut-on réellement fixer la fin définitive de la colonisation au niveau
psychologique/langagier ?). Fanon écrit dans Peau noire, masques blancs que
« parler…c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation » (13).
Nous pouvons peut-être rajouter que ce n’est pas non plus un fardeau qui peut facilement
être posé à terre et oublié une fois pris en charge. C’est justement sur cette difficulté de
définition de termes dans un contexte où le moyen de communication même est porteur
d’une idéologie que je me focalise ici. Je me permets donc de passer à un autre problème
taxonomique en guise de clarification. Encore une fois il s’agit d’interroger le rapport
entre deux termes qui tirent leur sens l’un de l’autre dans un cercle sémantique qui
semble quasiment hermétique. Cette question sémantique démontrera encore plus
clairement la difficulté de définition des termes mutuellement dépendants. Mais explorer
ce rapport entre les termes « colonisé » et « décolonisé » nous permettra d’entreprendre
Reimer 9
une discussion du projet autobiographique de LMT et de commencer à déchiffrer un peu
les structures et techniques qui font fonctionner cette œuvre.
Reimer 10
II. Théorie
Ce livre a pour sous-titre « Autobiographie d’un décolonisé, » ce qui semble
indiquer non seulement que Khatibi veuille (se) décoloniser dans ce texte, mais aussi
qu’il ait réussi à le faire, puisqu’il crée un substantif à partir du participe passé
« décolonisé, » qui est formé à partir du verbe « décoloniser, » indiquant une personne
ayant accompli une action dans le passé, et donc une action finie. Dans l’occurrence,
l’action accomplie dans le passé est le passage de l’état d’être colonisé à l’état d’être
décolonisé. Or, ma propre lecture de LMT me mène à proposer qu’un autre sous-titre
possible serait « comment se décoloniser, » car j’ai l’impression forte que ce n’est qu’en
écrivant que l’auteur parvient à accomplir cet acte autobiographique de décolonisation.
Considérons le texte suivant de Telling Stories : A Theoretical Analysis of Narrative
Fiction de Steven Cohan et Linda Shires :
…The pronoun I…does not refer to an individual speaker so much as it points
elsewhere in the utterance for an antecedent. In doing that, the subject of
speech I makes the speaker subject to speech, to the cultural meanings
encoded in the signs comprising the utterance, so the signifier of identity
which the speaker finds in his or her own discourse is also an ideological
representation of subjectivity. Bespoken by discourse, subjectivity occurs as
the result of this process of self-recognition, which is repeatedly activated
every time a speaker uses language. (138)
C’est de cette manière que Khatibi entreprend de (ré)créer son identité et de se
décoloniser: par la répétition d’un acte discursif qui exige la présence d’une subjectivité
Reimer 11
pour être compréhensible. Comme le notent Cohan et Shires, le je qu’emploie Khatibi
n’est pas une chose stable et bien définie, mais plutôt une indication d’un antécédent
ailleurs dans son texte. J’essayerai de mieux expliquer ce rapport dans ma discussion de
la technique de dialogue dans LMT, et notamment dans une appréciation de ce que
j’appellerai l’autodialogue. Khatibi lui-même confirme la nature autoréférentielle de
l’autobiographie dans La langue de l’autre : « L’autobiographie, sous ses différentes
formes, est un geste, une calligraphie plus qu’une genre littéraire, une possibilité d’être
reçu comme invité dans la langue de l’autre. Cette sortie de soi préfigure une mémoire
en devenir, qui s’enrichirait de son humanité la plus indestructible, de sa mort dérobée
aux vivants » (29, c’est moi qui souligne).
Ce que j’entends par là est que cette œuvre s’opère dans le présent, ou dans un
présent de l’écriture et que c’est dans ce présent que l’auteur tente de se décoloniser.
Ceci dit, c’est cette « sortie de soi » de l’autobiographie qui permet à l’auteur de postuler
un antécédent à lui-même. En faisant cela, il entre en dialogue avec lui-même ou bien
avec un double de lui-même qui, paradoxalement, existe seulement dans le passé mais est
ressuscité dans le présent de l’auteur à travers la narration. Je comprends LMT plus
comme un acte de décolonisation continu (en devenir) et même peut-être inachevé que
comme la preuve d’une action accomplie dans le/un passé : Khatibi écrit que « l’exercice
de témoignage conduit à honorer le passé. Activement » (La langue de l’autre 24). Le
sous-titre « Autobiographie d’un décolonisé, » apposé à LMT, est donc trompeur dans la
mesure où il ne révèle pas la complexité de la position de l’auteur et le narrateur par
rapport à cet état de décolonisation. Ceci dit, le fait même d’apposer ce sous-titre à son
livre constitue un acte performatif de décolonisation.
Je tiens à interroger les
Reimer 12
implications du caractère performatif de l’écriture chez Khatibi dans ma discussion de la
technique rhétorique du dialogue. C’est dans ce dessein que je soumets le texte suivant,
tiré de la préface à l’édition de 1999 de Gender Trouble de Judith Butler, comme
définition de la performativité :
I originally took my clue on how to read the performativity of gender from
Jacques Derrida’s reading of Kafka’s « Before the Law. » There the one who
waits for the law, sits before the door of the law, attributes a certain force to
the law for which one waits. The anticipation of an authoritative disclosure of
meaning is the means by which that authority is attributed and installed : the
anticipation conjures its object…Secondly, performativity is not a singular act,
but a repetition and a ritual, which achieves its effects through its
naturalization in the context of a body, understood, in part, as a culturally
sustained temporal duration. (xiv-xv)
Étant donné le sous-titre « Autobiographie d’un décolonisé, » il semble tout à fait
raisonnable que le lecteur s’attende à ce que l’auteur dévoile comment il a réussi à se
décoloniser. L’autorité de l’auteur-scripteur, en l’occurrence Khatibi, est créée par le
lecteur, qui attend ce dévoilement du sens ultime de son livre mais qui finalement ne le
trouve que dans le mouvement continu d’un récit performatif. Le fait que ce dévoilement
d’un sens ultime n’arrive jamais ne change en rien l’existence de cette attente de la part
du lecteur, et donc son acceptation de l’autorité présumée de Khatibi comme auteurscripteur ou détenteur du sens ultime. Sur le plan structurel, LMT reflète le processus
complexe et continuel de (dé)colonisation dans une polyphonie énonciative, tissant
ensemble plusieurs voix et récréant l’expérience langagière plurielle du jeune Khatibi au
Reimer 13
sein de la langue du conquérant. En réitérant son je, Khatibi fait appel à un antécédent
autre part dans le texte, et puisqu’il s’agit dans LMT d’une autobiographie, Khatibi
l’auteur invoque lui-même, c'est-à-dire une version plus ou moins fictive de lui-même
afin de pouvoir bâtir sa subjectivité. Autrement dit, il se ritualise dans son propre récit;
cette sortie de soi que j’ai mentionnée plus tôt est la création performative d’un
antécédent à l’auteur. C’est la (re)création d’une subjectivité qui peut répondre au je(u)
de l’autobiographe.
Voilà l’essentiel du concept de l’autodialogue que je présenterai plus en détail
dans la section suivante. Comme le dit Butler, la performativité s’opère au sein d’un
corps, qui est une durée temporelle soutenue culturellement : pour Khatibi, comme pour
tout autobiographe peut-être, la durée temporelle de son corps est soutenue surtout dans
l’écriture ou, plus spécifiquement, dans le récit. La focalisation de l’autobiographie sur
un individu, sur un je qui semble être dans ce cas plus ou moins Khatibi lui-même
souligne l’aspect corporel de la performativité mentionné ci-dessus, car c’est le corps du
narrateur qui est souvent au centre de ce roman. Le rite de la circoncision et les multiples
aventures sexuelles du narrateur ont également quelque chose de cette « mise à nu,
déployée dans la langue de l’ancien conquérant » dont parle Djebar dans L’amour, la
fantasia (224). Je reviendrai à cette idée de la performativité dans le contexte du corps du
narrateur, mais avant de passer à une appréciation de la structure narrative de ce livre,
j’aimerais présenter peut-être l’aspect textuel le plus important de LMT : la spatialité.
La compartimentation physique de la société coloniale et la répartition inégale des
biens et des terres, ce que Frantz Fanon considère comme étant le signe physique le plus
évident de l’assujettissement créé par la colonisation, ne disparaissent pas au lendemain
Reimer 14
de la libération. Fanon affirme qu’il existe dans les sociétés colonisés, en particulier
celles qu’il connaît (les Antilles et l’Afrique du nord), une zone d’exclusion, legs de
l’organisation politique, économique et spatiale de l’ère coloniale. Il serait donc
nécessaire de tout défaire avant de pouvoir bâtir une nouvelle société : « …Détruire le
monde colonial c’est ni plus ni moins abolir une zone, l’enfouir au plus profond du sol ou
l’expulser du territoire » (Les damnés de la terre 41-44). Au niveau matériel, la
colonisation laisse des séquelles physiques et spatiales. Pour un marxiste comme Fanon,
l’anéantissement de ces zones d’exclusion est fondamental à la décolonisation. Khatibi
reconnaît aussi l’existence de ces zones :
On connaît l’imagination coloniale : juxtaposer, compartimenter, militariser,
découper la ville en zones ethniques, ensabler la culture du peuple dominé.
En découvrant son dépaysement, ce peuple errera, hagard, dans l’espace brisé
de son histoire. Et il n’y a de plus atroce que la déchirure de la mémoire.
Mais déchirure commune au colonisé et au colonial, puisque la médina
résistait par son dédale. (LMT 44)
Quoique ce texte affirme de manière très claire l’idée fanonienne de l’existence
d’une spatialité coloniale qui instaure et maintient des divisions, il faut également noter
que Khatibi va plus loin dans sa conceptualisation du problème. L’aspect le plus
important pour Khatibi n’est pas la division matérielle de la ville coloniale ou colonisée :
cet aspect, bien qu’il soit important, est présenté comme des signes d’une déchirure
même plus importante, à savoir la déchirure de la mémoire. En outre, dans le texte de
Khatibi le colonial et le colonisé sont tous les deux assujettis à cette déchirure, position
impossible dans l’analyse marxiste des classes sociales de Fanon. Nous constatons donc
Reimer 15
au préalable qu’une analyse strictement marxiste ne suffirait pas à cerner l’œuvre
khatibienne. De plus, nous nous heurtons à l’idée de la spatialité de la mémoire
colonisée. La tendance de Khatibi à spatialiser la mémoire se voit surtout dans ses
descriptions méticuleuses des différentes villes qui entourent le narrateur à un moment
donné. Le fait même que l’on constate une spatialité de la mémoire dans LMT semble
dès l’abord être une confluence entre les propos de Fanon et ceux de Khatibi, car il s’agit
là aussi d’une manifestation matérielle et physique de la colonisation des esprits.
Cependant, il y a aussi une divergence assez nette entre l’œuvre khatibienne et la position
marxiste de Fanon. Khatibi ne se préoccupe pas du récit de l’Histoire dans la mesure où
cela croise le récit du protagoniste—par exemple les actions théâtrales du protagoniste
pendant la révolution.
Bien entendu, je n’affirme pas que Khatibi est ignorant des réalités historiques et
politiques de son propre pays, ou qu’il ne s’en soucie pas, mais simplement que son
dessein dans LMT est d’abord de brosser le portrait psychologique d’un individu (en
l’occurrence, lui-même ou au moins quelqu’un qui lui ressemble d’assez près) qui vécut
et qui vit sous l’influence de la colonisation. Je ne nie pas non plus que LMT pourrait
avoir des implications politiques pour les Magrébins issus de la période coloniale ;
j’affirme simplement que Khatibi opère sa critique de la société coloniale à partir de et
par rapport à un individu, et qu’il garde cet individu comme un point de repère constant,
tandis que Fanon opère sa critique à partir des classes sociales. Une des façons dont
Khatibi parvient à relier son protagoniste au contexte historique est en tissant toute une
problématique de la spatialité instaurée par le colonialisme, ce qui rapproche son livre du
pragmatisme marxiste de Fanon en quelque sort, mais ce rapprochement est à mes yeux
Reimer 16
un effet secondaire. Tandis que Fanon affirme la nécessité d’anéantir ces « zones
d’exclusion » coloniales, la conceptualisation spatiale khatibienne reconnaît l’influence
coloniale en même temps qu’elle indique la possibilité d’une révolution sémantique à
l’intérieur d’une spatialité linguistique. La spatialité narrativisée khatibienne a comme
fonction le fondement de l’individu dans la matérialité du monde qui doit nécessairement
l’entourer. Et pour conclure cette section, la raison principale pour laquelle je considère
que LMT est plus directement significatif pour l’individu que pour une collectivité
quelconque est justement la présence d’éléments autobiographiques. Je reprendrai ces
question plus loin dans ma discussion de la structure narrative.
Reimer 17
III. Structure narrative
Avant d’entamer une analyse textuelle de LMT, il m’incombe de signaler
quelques aspects structurels/structurants de ce roman : cela nous fournira une base
textuelle concrète à laquelle nous pourrons rattacher les propos théoriques que nous
avons esquissés ci-dessus. Je propose d’examiner deux structures narratives. La
première est la parabole, mot qui a deux sens apparemment distincts en français. La
première définition que donne Le Petit Robert : « récit allégorique des livres saints, sous
lequel se cache un enseignement. Les paraboles de Salomon. Les paraboles de
l’Évangile. Par ext. Récit allégorique, à valeur morale--allégorie, apologue, fable.
Vieilli parler par paraboles, d’une manière détournée, obscure. » Ce mot vient du grec
ancien parabolê via le latin ecclésiastique et il signifiat dans la langue hellénique
ancienne comparaison : dans cet emploi il corresponde au mot anglais parable. Mais il y
a aussi une autre signification du mot parabole, qui retrouve son équivalent dans le mot
anglais parabola : « ligne courbe dont chacun des points est situé à égale distance d’un
point fixe (foyer) et d’une droite fixe (directrice). » Cela a des implications dans les
mathématiques abstraites, et dans la physique où le mot signifie : « courbe décrite par un
projectile (trajectoire). » Il est intéressant de noter que ces deux sens du mot parabole ne
sont séparés dans la langue française ni par des diacritiques, ni par le genre, quoique cela
ne soit pas nécessairement significatif en soi.
Toutefois, je suis persuadé que cela est une métaphore apte à expliquer le
fonctionnement du texte. Le mot parabole apparaît à maintes reprises dans ce roman (cf.
par exemple 28, 31, 34, 41, 65, 69, 155, 165, 169, 178, 184). Parfois, il doit être compris
Reimer 18
comme ayant le sens d’un « récit allégorique à valeur morale, » mais dans d’autres cas, il
faut comprendre ce mot plutôt comme ayant le sens de parabola. Et, pour compliquer la
chose encore plus, je crois que parfois ce mot a les deux sens en même temps—on a
affaire à un dédoublement au sein d’un seul mot ! Je dis cela parce que je doute que
Khatibi aurait manqué de jouer sur un tel double sens étant donné sa préoccupation avec
le dédoublement et la déchirure dans le langage. Afin de pouvoir distinguer aisément
entre ces deux sens du mot, nous mettrons la lettre a pour indiquer quand nous entendons
le mot parabole dans le sens d’un « récit à valeur allégorique » et la lettre b pour indiquer
quand nous faisons référence à la courbe décrite par un trajectoire (ou par une partie d’un
récit, en l’occurrence). Le lecteur ne devrait pas s’attendre à ce que ces deux sens ne se
mélangent jamais ; bien au contraire, car dès la première page de ce roman, le lecteur à
affaire à « la déchirure nominale » incarnée dans le corps et le nom du narrateur (8).
De
là semble découler le dédoublement de la psyché du narrateur et la polyphonie
énonciative, représentés tour à tour, parmi d’autres strophes et métaphores, par les
quartiers de sa ville natale, ses premières rencontres sexuelles, la fête de circoncision, et
son départ pour le collège, d’où le narrateur parle de mener une double vie à cause de son
enfouissement dans le monde affectif de la poésie juxtaposé avec la nécessité de « se
tricolorer » (54) dans le système éducatif français. Mais comme nous l’avons souligné
plus haut, tout ceci s’accomplit dans et à travers le langage : notre but en apposant ces
lettres au mot parabole est de rendre plus li/visible les dédoublements et convergences au
niveau du langage et même au niveau d’un seul mot.
Malgré toutes ces complexités stylistiques, l’on peut néanmoins décerner un trajet
chronologique dans le récit de LMT. On commence avec la naissance, on traverse
Reimer 19
l’enfance et on arrive à la maturité : ensuite il y a le retour au pays natal ; ce n’est qu’un
simple Bildungsroman après tout ! Ce sont les élans poétique dans l’espace de la
mémoire du narrateur qui rendent cet abrégé si pitoyablement insuffisant à expliquer
LMT. Abdallah Memmes conçoit ainsi la structure narrative dans son livre Abdelkébir
Khatibi : l’écriture de la dualité :
Mais en dépit de cet ordre chronologique globalement cohérent et de
l’organisation des données autobiographiques en grands tableaux, il est facile
de constater qu’une subtile déchronologisation déstabilise le contenu de ces
derniers, aboutissant ainsi, soit à un éclatement de la thématique et à son
éparpillement à travers des séquences qui se chevauchent, soit à une absence
quasi-totale d’indications temporelles susceptibles de hiérarchiser les
événements et de rattacher, de façon explicite, chacun d’eux à une phrase bien
déterminée de la vie de l’auteur. (23-24)
Toutes les dérives, tous les dérivés et toutes les dérivées présents dans le texte ont
pour effet de brouiller la linéarité chronologique qu’on attend d’un texte romanesque :
Khatibi parle par paraboles (ab) afin de lutter contre cette linéarité tyrannique de
l’écriture à la française qui l’a formé et contre laquelle il réagit. Cependant, il faut bien
sûr qu’il y ait un élément linéaire dans la structure de son roman, comme dans tout écrit.
Je propose donc d’examiner cette structure parabolique (b) du récit, c'est-à-dire d’essayer
de préciser comment le récit linéaire et le récit parabolique (b) s’entrecroisent, et d’en
préciser l’implication. Je propose de dire que ce livre est une sorte de parabole (a) ayant
une forme parabolique (b). Une autre manière possible de classer ces deux formes de
récits est selon la formulation récit syntagmatique (ce qui renfermera l’idée du récit
Reimer 20
linéaire comme je l’ai défini ci-dessus) et le récit paradigmatique (ou grosso modo le
récit parabolique). Ces termes sont proposés par Steven Cohan et Linda Shires dans leur
livre Telling Stories, et j’examinerai leur utilité dans le cadre de notre analyse dans le but
de tester notre hypothèse de l’existence de deux types de récit distincts (i.e.
linéaire/parabolique).
La deuxième structure que je veux dégager est celle du dialogisme. Le
Vocabulaire de l’analyse littéraire le définit comme un « procédé consistant à introduire
un dialogue fictif dans un monologue ou dans un discours, » et note plus loin que « ce
procédé est fondé sur la polyphonie énonciative » (64).
La raison la plus saillante de
parler du dialogisme ici est sans doute le dialogue qui clôt le roman, mais je voudrais
aller plus loin en proposant qu’il y a des structures dialogiques tout au long de l’œuvre et
que ce dialogue final n’est que la culmination d’un dialogisme assidûment travaillé et
subversif sous-jacent au roman dans son intégralité. Afin de prouver cela, je tâcherai de
montrer et de démêler les différentes voix narratives présentes dans le récit et de
commenter un peu leur signification. Quand je parle du dialogue dans le contexte de ce
livre, je veux dire plus spécifiquement une structure dialogique, c'est-à-dire deux voix qui
se parlent, et qui se répondent au sein d’un seul texte.
Précisons les formes de dialogue dans cette œuvre: d’abord, et pour revenir à un
élément textuel que nous avons reconnu plus haut, ce roman est caractérisé par le
dédoublement et la déchirure/la rupture. Il me semble que c’est justement là où se trouve
la semence du dialogue final, car il faut qu’il y ait deux voix pour qu’il y ait un dialogue.
Une des figures rhétoriques associées au dialogisme (au sens bakhtinien du terme, c'est-àdire relié à la polyphonie énonciative) est l’apostrophe, figure que l’on constate à
Reimer 21
maintes reprises dans cette œuvre khatibienne. La présence des apostrophes lancé à un
« tu » ambigu est frappante non seulement à cause de sa fréquence (cf. 45, 47-9, 50, 54,
59, 66, 74-5, 87-9 pour des exemples) mais aussi à cause de sa signification
narratologique et de son utilité potentielle pour déterminer la signification du dialogue
terminal. Nous examinerons l’utilisation de la technique de l’apostrophe dans le but
d’expliquer un aspect de ce roman que nous dénommerons l’autodialogue.
Avant d’aller plus loin, il sied de clarifier un peu notre nomenclature. Justement à
cause de la polyphonie énonciative de ce roman, il faut que nous nous astreignions à une
terminologie consistante lorsque nous parlons des différentes voix qui apparaissent dans
ce roman. Nous parlerons donc de l’auteur pour dénoter le personnage social Abdelkébir
Khatibi, du locuteur ou du narrateur pour indiquer le narrateur principal de LMT, et de
l’interlocuteur pour signifier ce « tu » qu’interpelle le locuteur, et qui l’interpelle, à de
nombreuses reprises. Lors de notre discussion du dialogue explicite, nous ferons
référence aux voix A et B, et comme nous l’avons signalé plus haut, nous tenons à
rattacher au mot parabole soit la lettre a, soit la lettre b afin de rendre plus li/visible le jeu
de division et de convergence langagier que ce mot symbolise.
J’affirme qu’il y a deux types de récits à l’œuvre dans ce roman : le récit linéaire,
et le récit parabolique. Nous avançons que dans le récit linéaire, le narrateur raconte les
événements matériels de sa vie, c'est-à-dire son enfance avec sa famille à El Jadida, ses
années au collège à Marrakech et ses expériences à l’université à Paris. Dans le second
type de récit, le narrateur réfléchit à la signification de tous les stades de sa vie et les
décrit pendant qu’il les reconstruit dans le récit, c'est-à-dire pendant qu’il les narre. Le
modèle que nous proposons pour décrire cette structure est celui d’une ligne droite (le
Reimer 22
récit linéaire) à laquelle se rattache une parabole. Nous sommes d’avis que le récit du
roman dans son intégralité est fondé sur une répétition de cette structure, c’est-à-dire celle
d’un récit linéaire dont les événements matériels permettent une réflexion poétique,
déchronologisante, et parabolique (ab).
Nous avons déjà affirmé que le dialogue est un élément central dans cette œuvre.
En faisant référence à des propos de Derrida et Khatibi, nous analyserons cette technique
en nous servant de quelques idées qui appartiennent à la déconstruction derridienne. J’ai
proposé que l’on peut tracer le dédoublement au sein d’un seul mot dans le roman
(parabole) et que cela a des conséquences pour la structure globale du récit. Je propose
comme corollaire que la technique de dialogue mérite d’être examinée de plus près aussi
car elle est en quelque sorte le moyen qui rend possible ce double récit. Je tenterai de
prouver cette déclaration au cours de mes remarques sur la structure narrative.
Précisons d’abord ce que nous entendons par le mot dialogue. Ce mot a de
nombreuses connotations, et notamment fait penser au concept bakhtinien du dialogisme.
Nous allons commencer en identifiant les trois types de dialogue que nous voyons dans
LMT. Le premier est l’apostrophe, c'est-à-dire le dialogue du narrateur avec une figure
autre que lui-même qu’il appelle « tu, » « enfant » ou « adolescent. » Cette figure semble
être le narrateur lui-même à un autre stade de sa vie. Nous approfondirons nos remarques
sur cette figure plus tard, car son statut paradoxal doit être expliqué. Le deuxième type
de dialogue est l’autodialogue explicite et ne se trouve qu’à la fin du livre dans la section
intitulée « Double contre double. » Nous apporterons nos idées quant à la signification
de cette section et son rapport avec le reste de l’œuvre lors de nos conclusions. Nous
appellerons le troisième type de dialogue l’autodialogue implicite. Ce troisième type
Reimer 23
nous semble être à la fois la forme la plus importante de dialogue et la forme le plus
diffuse (à vrai dire, nous suggérons qu’il est la forme la plus importante justement car il
est la forme la plus diffuse).
La division en trois parties de la technique du dialogue pourrait frapper le lecteur
comme étant artificielle et même trompeuse. Je suis bien conscient que c’est une division
artificielle, et je tiens à signaler que j’opère cette répartition seulement afin de pouvoir
examiner comment ces formes de dialogue fonctionnent ensemble. Car je considère
qu’elles fonctionnent comme un ensemble, et qu’il sera nécessaire d’expliquer chacune
des formes par rapport aux autres. Il sied de commencer par l’apostrophe, car c’est la
forme le plus évidente du dialogue ainsi que la première figure que le lecteur aborde dans
LMT. Je cite comme définition d’apostrophe la suivante : « Allocution, placée au début
ou à l’intérieur d’un discours ou d’un récit à l’adresse d’une personne » (Vocabulaire de
l’analyse littéraire 27). Le narrateur apostrophe à tour de rôle l’Occident, le lecteur et un
enfant qui semble être le narrateur lui-même à une certaine époque de sa vie. Cet enfant
est appelé successivement « enfant, » « adolescent, » et simplement « tu. » Selon la
Vocabulaire de l’analyse littéraire, « l’apostrophe, qui se caractérise par un détournement
de l’énonciation, doit créer en principe un effet inattendu dans le discours ou le récit »
(29, c’est moi qui souligne). Comment fonctionne ce détournement ?
Celui qui est apostrophé par le narrateur est invité à un dialogue, même s’il se
décide de rester muet. Il s’agit donc d’un dialogue monologique ou d’un dialogue
impossible : la personne ou la figure à qui le narrateur s’adresse ne peut répondre, au
moins pas directement ou sur-le-champ, mais le fait même qu’elle soit interpellée sans
répondre crée une rupture dans le texte, un nouveau site d’énonciation possible. L’effet
Reimer 24
inattendu de ces instances d’apostrophe est justement un détournement du récit, car au
lieu de faire uniquement attention à la voix narrative « principale, » le lecteur se
demande : qui est exactement cette figure qui participe silencieusement au récit ? À qui
s’adresse le narrateur ? Ce je de l’auteur prend le forme du narrateur, celui que l’auteur a
ressuscité pour parler à sa place. Et le tu du narrateur, c'est-à-dire son interlocuteur, est le
double du narrateur à un autre stade de sa vie. Ce tu est donc séparé de l’auteur par deux
degrés. Nous affirmons que le dialogue qui aura lieu entre le narrateur et son
interlocuteur, et dans ce livre à travers la technique de l’autodialogue implicite, et dans le
dialogue explicite dans la section finale intitulée « Double contre double, » sera donc un
dialogue dont l’auteur est en quelque sorte absent.
Afin de mieux comprendre la signification et le fonctionnement de cette figure
absente évoquée par l’apostrophe, reprenons le concept derridien de la force de rupture
du signe écrit. Considérons le texte suivant de « Signature Événement Contexte, » qui se
trouve également dans une forme plus complète dans l’Appendice A : « Il appartient au
signe d’être en droit lisible même si le moment de sa production est irrémédiablement
perdu et même si je ne sais pas ce que son prétendu auteur-scripteur a voulu dire en
conscience et en intention au moment où il l’a écrit, c'est-à-dire abandonné à sa dérive
essentielle » (Limited Inc. 30).
Le signe écrit demeure ; il persiste même dans l’absence de son scripteur. Il s’en
suit que la figure qui s’est inscrite dans ces signes graphiques demeure aussi. Mais que
veut dire cela dans le contexte d’une autobiographie décolonisatrice ? Dans son article
« Re-Membering the Body as Historical Text » Mae G. Henderson, en analysant Beloved
de Toni Morrison, avance que la « narrativization enables Sethe [la protagoniste de
Reimer 25
Beloved] to construct a meaningful life story from a cluster of images, to transform
separate and disparate events into a coherent story » (327). Nous soutenons l’argument
selon lequel un processus semblable est à l’œuvre dans LMT, proposition qui sans doute
ne se revêtira pas d’une grande polémique, mais qui nous aidera néanmoins à déchiffrer
le jeu de doubles qui parcourt ce roman. En rassemblant les images de sa vie dans un
ordre qui lui est cohérent, Khatibi retourne les armes des conquérants (l’école, la langue
française, l’ordre spatial) contre ses anciens maîtres et réécrit sa vie de sa propre façon.
Reprenons ces trois catégories d’auteur, locuteur et interlocuteur que nous élaborées
hâtivement plus haut pour illustrer comment fonctionne l’apostrophe dans quelques
textes de LMT. Cela nous permettra de tester notre hypothèse selon laquelle la technique
de dialogue sous-tend le fonctionnement de cette œuvre et présage son évolution vers un
dialogue final.
Reimer 26
IV. Analyse de textes
On observe deux types d’apostrophes dans LMT ; des apostrophes du lecteur, et
des apostrophes d’une autre figure qui semble être le narrateur lui-même à un autre stade
de sa vie. Problématiquement, toutes les deux sont marqués par le pronom personnel de
la deuxième personne, mais il est toutefois possible de distinguer entre les deux. La
première occurrence d’une apostrophe se trouve à la page 18, dans la section consacrée à
la description des obsèques du père du narrateur : « On distribua aux pauvres des figues
sèches, je n’avais pas le temps de souhaiter la mort du père, même a posteriori. Vous
avez une mère, me diriez-vous. Bonheur ! mais une mère ne remplace pas l’absence du
père, dont j’étais complice » (18). Aussi brève soit-elle, cette apostrophe implique de
manière directe le lecteur dans le texte pour la première fois. Cet appel direct au lecteur
nous fournit l’occasion de préciser un aspect du fonctionnement du texte. En parlant des
récits à la deuxième personne, Cohan et Shires écrivent ceci :
« You » are obviously not the narrating agency responsible for the text : you
are a reader not the narrator. But where is that narrator ? Your presence in
the text as the pronominal subject of action indirectly calls attention to the fact
that you effaces all signs of the agency responsible for the narration, and yet,
at the same time, you implies the presence of some agency other than yourself
as the origin of the text adressing and narrating « you. » (92)
L’effet des instances de récit à la deuxième personne est donc convenablement
double : elles dissimulent temporairement la présence de l’autorité responsable de la
narration du texte. Cette présence est une condition de tout texte écrit ; bien qu’il s’agisse
Reimer 27
d’une présence retardée de l’auteur, il est présent dans son absence même, c'est-à-dire de
par le fait que son texte soit là, il est là, réduit à des signes écrits et assujetti aux lois de
l’écriture. La signification de tel ou tel texte de LMT se produit en (re)traçant la chaîne
de l’autorité narrative. Nous pourrions peut-être la représenter ainsi : auteur-narrateurinterlocuteur-lecteur. Cette chaîne reflète les lois derridiennes de l’écriture selon
lesquelles la présence de l’auteur dans le texte ne peut être qu’une présence retardée ; il
s’agit dans LMT d’une application de certaines des lois derridiennes de l’écriture dans
l’espace esthétique d’une œuvre littéraire. Nous constatons donc un rapprochement entre
les propos de Derrida sur l’écriture dans « Signature Événement Contexte » et la structure
narrative de LMT. Les instances du récit à la deuxième personne (e.g. 59-62, 74-76) dans
lesquelles le narrateur interpelle « l’Enfant » souligne la présence problématique de
l’auteur dans son propre texte. Puisqu’il s’adresse à cet enfant au présent, avec des
impératifs, et fait des prédictions au futur simple, il semble que dans ces sections du livre
l’autorité narrative se situe dans le même moment que l’enfant auquel il adresse. Cela
devrait être impossible, car il s’agit d’une autobiographie, c'est-à-dire de l’histoire de ce
que l’auteur a vécue. En se remettant dans le même temps que son jeune double et en
s’adressant à lui comme s’il était réellement là pour le guider, Khatibi entre en dialogue
avec lui-même, mais c’est un dialogue dans lequel son interlocuteur ne peut répondre
qu’à travers ses actions déjà prises. Voilà donc un dialogue impossible qui a néanmoins
lieu et qui renforce la saillance des ces épisodes de la vie de l’auteur, qui les rend
immédiats—cela est une autre manière dont fonctionne la déchronologisation dans ce
texte.
Reimer 28
L’irruption de ce vous dans le passage à la page 18 de LMT cité ci-dessus rend
v/lisible un jeu de définition mutuelle entre les signifiants je et vous/tu. Pour reprendre la
formulation de Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique, « chacune est mesure
de l’autre, et dans un mouvement de référence réciproque, elles se récusent toutes deux,
mais se fondent l’une par l’autre » (49).
Mais est-ce que la signification du récit à la
deuxième personne devient plus complexe lorsqu’il s’agit de plus longs passages ?
Comme le dit Cohan et Shires, je et vous/tu sont des « empty signifiers which become full
only in discourse, [and] are reversible as well as differential linguistic categories » (105).
Cela implique un certain engagement et de l’auteur, et du lecteur dans un exercice textuel
chaque fois que le pronom de la deuxième personne n’apparaît. Prenons comme exemple
le récit à la deuxième personne qui se trouve aux pages 26-27 de LMT, dans la
description de la fête de circoncision du narrateur. Puisqu’il s’agit d’un long texte
extrêmement important pour mon analyse, je l’ai inclus dans son intégralité dans
l’Appendice B. Nous avons sélectionné ce long texte car il illustre bien la difficulté de
trancher sur la question de qui s’identifie à ce tu. Nous comptons essayer de démêler les
voix présentes dans cette section, ce qui nous permettra d’avancer une hypothèse quant à
l’importance de la technique du dialogue dans l’ensemble de LMT.
Prenons la toute première phrase de ce texte : « Regarde les fleurs au plafond ; je
regardai et mon prépuce tomba » (26). Qui est le je et qui est le tu derrière l’impératif
dans cette phrase ? Il semble raisonnable de dire que le je est le jeune double du
narrateur, c'est-à-dire, une incarnation plus jeune de l’autorité narrative de cette section
que cette autorité a décidé de faire réapparaître dans le texte. Première complication : le
je du narrateur représente une figure en évolution constante. Le je d’un texte n’est pas
Reimer 29
exactement celui d’un autre puisqu’il ne représente pas un état stable mais plutôt une
stade spécifique dans la progression de la vie du protagoniste. L’utilisation du pronom je
a pour effet d’indiquer son antécédent ambigu (l’auteur/un autre je) autre part dans le
livre ; elle est la preuve d’une tentative vouée à l’échec d’épingler une figure narrative
floue. La typographie ne nous aide guère à résoudre ces questions, car il n’y a ni tirets ni
guillemets pour marquer qu’il s’agit de dialogue rapporté par le narrateur. Il y a plusieurs
impératifs à la deuxième personne à la page 26, qui semblent être destinés au double du
narrateur, ainsi qu’une apostrophe du père du narrateur (« quel trophée récoltes-tu, père,
en te réduisant à une fuite ? »). Vers la fin de notre texte, en bas de la page 27, il y a
toute une série d’impératifs à la deuxième personne, entremêlés de questions. Voilà donc
à quoi on a affaire lorsqu’il s’agit de démêler les voix narratives dans LMT. Hormis cette
adresse au père, l’on peut soutenir l’argument selon lequel le je est le destinataire de
celui qui lui donne des ordres, car les interpellations dans cette section semblent être des
exhortations à assumer la destinée propre à l’enfant masculin musulman : « Épouse une
deux, trois, quatre femmes, et passe ! Hérite, enfant, hérite de ton père, de ton père, la
fêlure n’est pas mortelle » (27). Et comme le notent Cohan et Shires, cette adresse à la
deuxième personne implique le lecteur dans le texte en même temps qu’elle indique la
présence extratextuelle d’une autorité narrative. Mais tout ceci ne nous révèle pas qui est
le émetteur de ces mots.
Nous admettons deux possibilités. Il se peut que ce soit la voix de l’auteur qui
parle à sa plus jeune incarnation ici et qui, non sans un brin d’ironie, se conseille de
supporter la douleur de la circoncision afin de pouvoir d’assumer le poids de sa culture.
Autrement, il faut postuler que c’est la voix de la culture même, c'est-à-dire la
Reimer 30
personnification ou plus spécifiquement la verbalisation d’une sorte de mémoire
collective tribale qui parle au jeune double représenté par le je. Stricto sensu, rien ne
nous empêche non plus d’affirmer que ce soient les deux en même temps, mais il n’y a
rien au niveau textuel qui nous permettrait de trancher sur la question de qui exactement
parle à travers cette voix qui fait du jeune garçon un tu. Ce qui est mis en relief ici est
justement la nature déstabilisante de ce tu qui implique le lecteur dans le récit en même
temps qu’il signale la présence retardée d’une autorité narrative. Ce tu crée une rupture
dans le texte dans la mesure où elle introduit cette ambivalence quant à la figure qu’il
représente. Cette ambivalence est une forme de résistance à la linéarité et une ouverture à
des lectures multiples de ce passage. C’est ce genre de résistance intertextuelle qui
permet la décolonisation de l’auteur; elle le rend imperméable à des tentatives de
définition définitives.
De par sa nature même, le signe écrit peut être reproduit/relu/réinscrit dans
l’absence de son auteur-scripteur original. À la limite, l’auteur ne peut prétendre
contrôler ou détenir le « sens » de son texte plus qu’un autre, quoique selon le contexte de
lecture ou bien du lecteur, le sens de certains textes puisse demeurer assez clair. Prenons
comme exemple la description du parc Spiney. Cette section du livre mérite d’être
examinée pour deux raisons distinctes mais complémentaires ; d’abord parce qu’elle
introduit l’acculturation du protagoniste à l’école française, mais aussi parce qu’il y a
dans cette section un rapprochement assez extraordinaire entre l’organisation spatiale et
la langue française elle-même. Arrivé au début du chapitre intitulé Ainsi tourne la
culture, qui commence à la page 50, le lecteur aurait probablement déjà constaté une
tendance de la part de l’auteur, ou bien du narrateur à représenter la vie de son jeune
Reimer 31
double en termes spatiaux ou par rapport à des repères concrets et spatiaux. L’exemple
par excellence de cette tendance se trouve à la page 30, où le narrateur fait cette action : «
Je traverse mon enfance dans ces petites rues tourbillonnantes, maisons de hauteur
inégale, et labyrinthe qui se brise au coin d’un quelconque présage…je traverse mon
enfance, au-dessus de ces tombeaux » (30). Il y a également un autre exemple à la page
19 où, juste après la mort de son père dans le récit chronologique (ou linéaire), le
narrateur déclare : « Je me rappelle la rue, plus que mon père, plus que ma mère, plus que
tout au monde » (18). Finalement, il y a la question de la plage, lieu frontalier entre mer
(non matérialité) et terre (matérialité), une sorte de barre oblique qui sépare tout en
reliant, et motif du « seul rêve de mon enfance dont je n’oublie pas la précision » (20).
Nous n’avons pas le temps d’analyser en profondeur ce rêve ; nous nous contentons donc
de signaler qu’il s’agit là encore d’un spatialité, car les souvenirs du narrateur sont dans
cette section du livre sont racontés par rapport à la plage, endroit qui à cause de sa nature
frontalière entre mer et terre met l’accent sur son placement dans l’espace.
Poursuivant cette technique de retracer son enfance à travers les rues d’El Jadida,
l’auteur écrit qu’« on pouvait de ma maison rejoindre rapidement le parc Spiney, arrangé
–m’a-t-on dit – selon la phrase cartésienne, claire comme la clarté et pure comme la
pureté, balancé selon la métrique de l’ordre militaire, de l’agréable excitant, du Beau, du
Vrai et peut-être même d’autres choses » (42). Outre le présage évident des troubles du
protagoniste avec le langage et son idéologie à l’école, ce texte démontre le lien entre la
parole et la spatialité.
Je ne pense pas que cette assertion de base, à savoir que l’organisation spatiale
d’une ville a des causes et des effets idéologiques soit polémique du tout. Mais il y a ici
Reimer 32
un rapprochement ou au moins une juxtaposition de « la phrase cartésienne » avec
l’organisation matérielle d’un lieu physique et réel, en l’occurrence le parc. Bien sûr,
nous pourrions comprendre « la phrase cartésienne » comme une synecdoque pour la
culture française dans son intégralité ; dans ce cas, il n’y aura rien de remarquable dans ce
texte, à part un exemple d’une des diverses techniques de colonisation et d’acculturation.
Mais étant donné ce qui suit, c'est-à-dire l’expérience du protagoniste à l’école, et la
préoccupation de l’auteur avec le langage, je crois qu’il sied d’interroger la possibilité
que ce soit réellement la phrase cartésienne qui ordonne et qui organise ici. Si nous
considérons ce parc comme étant un texte, c'est-à-dire un ensemble de signes, lisibles,
capable d’être itérés, même dans l’absence de son destinateur et son destinataire originel,
nous constatons deux choses. La première est que l’aspect matériel du signe ou de la
trace est mis en évidence, car le texte est un lieu, c'est-à-dire un endroit physique et réel.
La seconde, qui découle de la première et la contredit, est que cette matérialité (du parc,
qui est conçu en termes d’écriture) n’existe, du moins pour le lecteur que je suis, que
dans le récit. L’implication est que cette matérialité potentielle de la langue écrite
demeure quelque part à l’intérieur de la langue même. L’acte d’écrire est donc un acte de
matérialisation et de création, et donc porteur d’un certain pouvoir. C’est cette potentielle
matérialité à l’intérieur de la langue incorporelle qui fournit la possibilité d’une
révolution sémantique. Voilà pourquoi, peut-être, Khatibi écrit que « tout texte digne de
son éthique est dissident…c’est là une belle dissidence, puisque son désir est de
consolider la force de vie en tant qu’œuvre d’art, d’explorer l’inconnu du langage et de
libérer la pensée de l’imaginaire et l’inverse : l’imaginaire de la pensée » (Figures de
l’étranger 211). On constate ici une double volonté chez Khatibi : d’une part, libérer la
Reimer 33
pensée de l’imaginaire, c'est-à-dire la matérialiser, la transcrire, la griffer sur la page et
ainsi la fixer en la transformant en signe écrit, dont le sens sera mutable selon les lois de
l’écriture que propose Derrida, mais qui sera également indéniable, persistant et insistant
de par son existence continue ; et d’autre part, paradoxalement, de faire persister
justement cette qualité de l’imaginaire, de l’insolite, de l’impossible dans le domaine du
signe écrit, domaine plus traditionnellement associé dans la culture française au
cheminement sec et implacable de la logique.
Mais pour ne pas trop nous fourvoyer, reprenons des exemples textuels, et
passons aux premières expériences du protagoniste de LMT à l’école. Cette section, qui
suit immédiatement la description du parc, s’ouvre ainsi : « Fiche une école au fond
d’une rue longue et droite, elle se tiendra à distance, la porte en fer au-dessus de ton
enfance » (50). C’est donc la position qu’occupe le bâtiment dans l’espace qui est
d’abord mis en évidence, ce qui renvoie à notre discussion antérieure sur la spatialisation
de l’écriture et la matérialisation de l’imaginaire. Le placement de l’école au fond de
cette rue « longue et droite » est donc fort révélateur ; qu’il s’agisse d’une spatialité
imaginaire (c'est-à-dire, une présage de l’inflexibilité idéologique que représente cette
école pour l’auteur/le narrateur) ou réelle (il se peut que cette école se trouvât et se trouve
au fond d’une longue rue droite, qu’en savons-nous ?), le jeune double du narrateur, cette
figure reconstituée dans le récit, est contraint à suivre le chemin droit pour l’atteindre.
Pourtant, bien que le jeune double du narrateur soit dans le droit chemin, la tâche qui
l’attend à l’école ne sera pas facile :
Reimer 34
Élève médiocre d’abord, je gribouillais la lettre impossible et tarabiscotée.
J’avais, en plus, la manie persistante de rater la ligne droite. Il sera dit que la
lettre grimpera, tortueuse, se fracassant sur la marge, crise subtile dont je
mesure la réponse au silence, à l’échec ; écraser l’alphabet comme ça, contre
le vol d’une hirondelle, ainsi tourne la culture, on parle et on parle et le sable
continue. (52-53)
Il y a dans ce texte plusieurs éléments significatifs pour notre analyse. Les deux
premières phrases représentent d’emblée le rapport troublé qu’entretient le narrateur (et
l’auteur, d’ailleurs) avec le langage et plus spécifiquement la langue française. Ce sont
les caractères romains que le jeune double du narrateur apprend à tracer ici, caractères
que le narrateur qualifie comme « impossible[s] » et « tarabiscoté[s]. » Ce rapport est
déterminé, comme nous en avons discuté ci-dessus, par la situation particulière de
l’auteur lui-même vis-à-vis les multiples langues de son enfance et par les positions de
ses langues (le français, l’arabe et le dialecte local) dans un réseau de valeur langagier
lui-même conditionné par la spécificité linguistique et politique d’un Maroc colonisé.
La deuxième phrase reprend également cette question de spatialité à laquelle nous avons
fait référence plus haut. Nous nous retrouvons ici de nouveau face à une spatialisation du
langage, ou plus spécifiquement de l’écriture. Or, quoique l’agencement horizontal des
mots dans une phrase soit déterminant pour le sens de la phrase, il y a aussi un axe
d’organisation verticale dans tout énoncé : « Whereas paradigms organize the vertical
relations of similarity between one sign and others at the systemic level of language
competence, syntagms organize the horizontal relations of contiguity between one sign
and others at the discursive level of language performance » (Telling Stories 14). Cette
Reimer 35
proposition, inspirée bien sûr des théories saussuriennes sur le langage est importante ici
car elle nous offre une conceptualisation spatiale de l’organisation linguistique
(horizontal versus vertical). J’affirme que cette même conceptualisation du langage est à
l’œuvre dans le texte de LMT que j’ai citée plus haut. Cette « manie » de « rater la ligne
droite » dont parle le narrateur a au moins deux sens. Au niveau le plus banal, cette
phrase n’est qu’une description de l’écriture d’un jeune élève qui, comme beaucoup
d’enfants, a du mal à écrire en suivant les lignes tracées sur la page. Mais il y a
également une signification plus large. Dans la conceptualisation saussurienne du
langage que reprennent Cohan et Shires, l’organisation paradigmatique ou verticale est
celle qui structure les rapports des signes l’un à l’autre dans un système de similarité. Le
jeune narrateur qui ne réussit à écrire à l’horizontal comme il faut et qui a tendance a faire
monter ses lettres et ses mots sur l’axe verticale manifeste déjà un vouloir ou même un
besoin de compliquer ces rapports de similarité/différence entre les signes, encore que ce
besoin semble être, pour l’instant du moins, une « manie » inconsciente.
Les mots « il sera dit que la lettre grimpera… » marquent le basculement
d’une description des troubles du jeune protagoniste à l’école (le récit linéaire) à une
réflexion par le narrateur sur la signification plus large de cet événement de son enfance
(le récit parabolique (b)). Ce sont les mots « il sera dit » qui marquent le glissement
d’une description typique d’une autobiographie à un envol dans un espace poétique et
« déchronologisé. » Le lecteur ne croit pas que ces mots représentent les sentiments de la
jeune incarnation du narrateur : ces mots constituent plutôt une prédiction par le
narrateur, homme mûr, sur le caractère indomptable de la lettre (i.e. l’écriture, la marque
graphique) et sa tendance à s’élever vers l’ambiguïté tandis que les conventions de
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l’écriture la force à suivre la ligne droite. La description de la lettre qui « se fracasse »
sur la marge est également un commentaire sur les limites structurelles de l’écriture ainsi
que sur les limites imposées à l’imagination et la libre expression par l’idéologie
coloniale exprimée à travers le langage : « écraser l’alphabet comme ça, contre le vol
d’une hirondelle, ainsi tourne la culture… » Le champs sémantique « se fracasser,
écraser, etc. » indique également une mesure de violence.
L’opposition de l’alphabet (lettre, écriture, logique, culture) et l’hirondelle
(nature, liberté, essor) et la violence des verbes « écraser » et « se fracasser » fonctionne
de la même façon et constituent un exemple de la microstructure répétée du récit
parabolique (b). Dans ma conceptualisation de la structure narrative, ce texte dans son
intégralité constitue un exemple de récit parabolique (b). Il faut qu’il y ait un récit
linéaire, chronologique, une ligne droite, une directrice ; ici, on a les informations que le
narrateur a eu du mal à apprendre à écrire et qu’il était d’abord un élève médiocre à
l’école. Ensuite, il faut un envol dans l’espace poétique, une réflexion sur la signification
plus large de ces informations, une appréciation détournée ou déchronologisée de ce que
ces éléments narratifs veulent dire ; dans ce cas, on a les deux dernières phrases du texte.
Qui plus est, cette structure parabolique (b) est mise en évidence par l’image de l’essor
d’un oiseau qui est « écrasé, » ou arrêté par force, et qui donc tombera à terre
brusquement. Cette image est l’image même de la parabole (b), avec un point de départ
de la ligne droite, un sommet, et un point où elle rejoint la ligne droite (la terre). De plus,
les mots écrits par le jeune double du narrateur, qui montent sur l’axe vertical avant d’être
forcés à retrouver la ligne droite sont un autre exemple d’une parabole (b). Mais cette
section est également une parabole (a) à cause des réflexions du narrateur omniscient qui,
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en commentant sur le fonctionnement de la culture, tâche d’établir la morale de l’histoire.
Reimer 38
V. Conclusions.
J’aimerais encadrer mes conclusions par une discussion du dialogue final de
LMT. Cela semblerait peut-être normal, mais il s’agit d’une inversion méthodologique
de ma part, car c’était la présence de ce dialogue intitulé Double contre double qui m’a au
tout début indiqué la piste d’analyse que j’ai poursuivie dans ce mémoire. J’espère que
ce dernier artifice démontrera que le processus de signification de LMT ne va pas dans un
sens unique. J’ai déjà expliqué un peu les deux techniques de dialogue que j’ai appelées
apostrophe et autodialogue implicite, mais une appréciation de ce dialogue explicite reste
à faire. Trancher sur cette section du livre n’est guère plus facile à faire que de trancher
sur la signification du reste de LMT, mais cette difficulté même illustre bien l’essentiel de
ce que j’ai retiré de mon travail. L’analyse de ce texte doit nécessairement être contrainte
par sa structure narrative. Mais cette contrainte est en même temps une ouverture, car
l’agencement de LMT est essentiellement modulaire à cause de la répétition des
structures de la parabole et du dialogue. Autrement dit, ce livre constitue une tentative de
résistance à la linéarité de l’écriture. Stricto sensu, c’est une tentative vouée à l’échec dès
le début, car il n’existe aucune façon d’écrire d’une manière complètement non linéaire,
mais Khatibi réussit à tester les limites de la linéarité en créant une œuvre constellée de
textes qui brouillent la chaîne de signification entre l’auteur, le narrateur, et le lecteur.
De plus, comme nous avons essayé de le démontrer lors de notre appréciation de la
structure narrative parabolique (ab), Khatibi organise son livre de manière à ce qu’il y ait
une tension constante entre le récit linéaire et le récit parabolique (ab). C’est cette
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tension entre deux récits antagonistes mais mutuellement dépendants qui représente le
sentiment de dédoublement au niveau narratif.
C’est dans le dialogue final que cette tension atteint son acmé. Nous nous
contenterons ici de démêler les deux voix—A et B—qui parlent dans cette section, car
même dans cette théâtralisation terminale du dédoublement, il n’est pas tout à fait clair
qui parle à un moment donné. Cependant, un bref résumé de l’action dans cette section
finale révèle beaucoup quant au fonctionnement de cette œuvre. D’abord, la présence des
directions théâtrales met l’accent sur la spatialité. Grosso modo, la voix A semble être la
voix de Khatibi l’auteur, tandis que la voix B est son repoussoir. Le parallèle avec Le
Neveu de Rameau de Diderot dans cette section finale semble assez évident. Tout
comme dans cette œuvre du siècle des Lumières, la division en deux voix apparemment
distinctes est trompeuse dans la mesure où elle implique que le « sens » du texte réside
dans une des deux voix. Pourtant, comme c’est le cas avec Le Neveu de Rameau, le
« sens » de ce dialogue khatibien se localise dans l’intersection des deux voix. C’est le
manque d’une voix narrative centralisatrice qui permet cette ambivalence, et cela renvoie
le lecteur à chercher à localiser le sens du texte dans le va-et-vient d’un dialogue.
Une autre complication dans cette section finale de LMT est le fait que la voix B
disparaît avant la fin, cédant la parole à la voix A, qui termine par une longue tirade.
Cette dernière exposition de la voix A semble être une déclaration que ce que l’on viens
de lire constitue une mise en scène du processus d’articulation et d’accommodation
qu’opère tout être pris entre deux pôles d’identité. Dans ce contexte, les mots « nous
sommes notre propre direction, nous sommes notre propre mouvement » apparaissent
comme une déclaration de l’indépendance performative. Tandis que l’identité de Khatibi
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se trace et se retrace dans les signes écrits de La mémoire tatouée, ce va-et-vient entre des
voix et des figures qui le (re)présentent saura résister à une définition nette. En se
racontant dans ce livre, Khatibi emploie de nombreuses techniques qui rendent floue la
connexion exacte entre lui-même comme personnage réel et corporel et les figures dans
lesquelles il choisit de se (re)présenter dans son récit. En faisant cela, il ne peut être
épinglé par un lecteur quiconque. Les mots finals de cette œuvre, qui sont écrits en
italiques et qui semble être ceux de Khatibi lui-même sont les suivants : « En vérité, nous
avons assez dit. Peut-être nous sera-t-il fait miséricorde pour tout ce parchemin. Cette
pirouette finale anticipe les objections à son livre et s’en accommode. En usurpant les
protestations possibles à sa propre œuvre, Khatibi les incorpore dans la mer de signifiants
que constitue La mémoire tatouée et les rend siennes. La question omniprésente que pose
le lecteur en lisant ce livre est « Qui parle ? » La réponse est que c’est toujours Khatibi
qui parle, mais il parle de toutes ses voix et en évitant une recréation monophonique.
Celui qui veut le définir à travers ce texte est obligé de parcourir son univers
polyphonique. Dans l’analyse finale, c’est cela qui rend possible la décolonisation
performative : le lecteur en quête d’un auteur décolonisé le construit lui-même en tâchant
de déchiffrer ses traces plurielles.
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Bibliographie :
Bergez, Daniel, Violaine Géraud et Jean-Jacques Robrieux. Vocabulaire de l’analyse
littéraire. Sous la direction de Daniel Bergez. Paris : Dunod, 1994.
Butler, Judith. Gender Trouble. New York : Routledge, 1999.
Cohan, Steven et Linda M. Shires. Telling Stories : A Theoretical Analysis of Narrative
Fiction. New York : Routledge, 1988.
Derrida, Jacques. Le monolinguisme de l’autre. Paris : Galilée, 1996.
---. « Signature Événement Contexte » in Limited Inc. Paris : Éditions Galilée, 1990.
17-51.
Djebar, Assia. L’Amour, la fantasia. Paris : Éditions de Poche, 1995
Fanon, Frantz. Les damnés de la terre. Paris : La Découverte, 2002.
---. Peau noire, masques blancs. Paris : Éditions du Seuil, 1971.
Foucault, Michel. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard, 1972.
Henderson, Mae G. « Re-Membering the Body as Historical Text » in Discourses of
Sexuality : From Aristotle to AIDS, Ed. Donna C. Stanton. Ann Arbor : U of
Michigan P, 1995. 312-42.
Khatibi, Abdelkébir. Amour Bilingue. Casablanca : Éditions Eddif, 1992.
---. « Nationalisme et internationalisme littéraires » in Figures de l’étranger dans la
littérature française. Paris : Éditions Denoël, 1987. 203-13.
---. La langue de l’autre. New York : Les mains secrètes, 1999.
---. La mémoire tatouée. Paris : Éditions Denoël, 1971.
Reimer 42
Memmes, Abdallah. Abdelkébir Khatibi : l’écriture de la dualité. Paris : Éditions
L’Harmattan, 1994.
Ngũgĩ wa Thiong’o. Writers in Politics. Oxford : James Currey, 1997.
Young, Robert J. C. Postcolonialism : An Historical Introduction. Oxford : Blackwell
Publishers, 2001.
Reimer 43
Appendice A :
1. Un signe écrit, au sens courant de ce mot, c’est donc une marque qui reste, qui
ne s’épuise pas dans le présent de son inscription et qui peut donner lieu à une itération en
l’absence et au-delà de la présence du sujet empiriquement déterminé qui l’a, dans un
contexte donné, émise ou produite. C’est par là que, traditionnellement du moins, on
distingue la « communication écrite » de la « communication parlée. »
2. Du même coup, un signe écrit comporte une force de rupture avec son
contexte, c'est-à-dire l’ensemble des présences qui organisent le moment de son
inscription. Cette force de rupture n’est pas un prédicat accidentel, mais la structure
même de l’écrit. S’il s’agit du contexte dit « réel, » ce que je viens d’avancer est trop
évident. Font partie de ce prétendu contexte réel un certain « présent » de l’inscription, la
présence du scripteur à ce qu’il écrit, tout l’environnement et l’horizon de son expérience
et surtout l’intention, le vouloir-dire, qui animerait à un moment donné son inscription. Il
appartient au signe d’être en droit lisible même si le moment de sa production est
irrémédiablement perdu et même si je ne sais pas ce que son prétendu auteur-scripteur a
voulu dire en conscience et en intention au moment où il l’a écrit, c'est-à-dire abandonné
à sa dérive essentielle. S’agissant maintenant du contexte sémiotique et interne, la force
de rupture n’est pas moindre : en raison de son itérabilité essentielle, on peut toujours
prélever un syntagme écrit hors de l’enchaînement dans lequel il est pris ou donné, sans
lui faire perdre toute possibilité de fonctionnement, sinon toute possibilité de
« communication, » précisément. On peut éventuellement lui en reconnaître d’autres en
l’inscrivant ou en le greffant dans d’autres chaînes. Aucun contexte ne peut se clore sur
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lui. Ni aucun code, le code étant ici à la fois la possibilité et l’impossibilité de l’écriture,
de son itérabilité essentielle (répétition/altérité).
3. Cette force de rupture tient à l’espacement qui constitue le signe écrit :
espacement qui le sépare des autres éléments de la chaîne contextuelle interne (possibilité
toujours ouverte de son prélèvement et de sa greffe), mais aussi de toutes les formes de
référent présent (passé ou à venir dans la forme modifiée du présent passé ou à venir),
objectif ou subjectif. Cet espacement n’est pas la simple négativité d’une lacune, mais le
surgissement de la marque. Il ne reste pourtant pas, comme travail du négatif au service
du sens, du concept vivant, du télos, relevable et réductible dans l’Aufhebung d’une
dialectique.
Jacques Derrida. « Signature Événement Contexte. » Limited Inc. Ed. Elisabeth
Weber. Paris : Éditons Galilée, 1990. 30-31.
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Appendice B :
Regarde les fleurs au plafond ; je regardai et mon prépuce tomba. La fête de la
circoncision commençait, nous passâmes par les ciseaux, mes frères et moi. Ouwah !
Ouwah ! Peut-être nous sera-t-il fait miséricorde pour ces fleurs d’oranger, sur ces
myrtes et cet encens. Prie ton Seigneur ! Au plus pur, au plus droit. Prie ton Seigneur !
Il reviendra contre nous, le jour du Très Grand Égarement. Salez le prépuce et jetez ! Hé
quoi ? Brûle-t-elle, la tribu de femmes ? Elles te portent maintenant sur un drap blanc,
que ne troquent-elles leurs signes contre ma blessure ?
Se sépare le monde en deux, je flotte, immémorial cri, bien au-delà de
l’arrachement, cri indéfini qui fera crouler ma dernière cruauté ; je flotte, bien que je me
soutienne au plaisir du poulet chaud entre les dents, je flotte dans la fugue des épices, pas
seul, avec trois frères, trois prépuces tombés ; de même l’expulsion analogique, pendue à
tout, voir quoi quand apparaît la paire de ciseaux, crier dans le vide et de loin en loin, le
regard inscrit à tout jamais dans les fleurs artificielles ; mon père se cachant dans la
chambre, il ne pouvait me voir ; je gesticule à la place de tout le monde, quel trophée
récoltes-tu, père, en te réduisant à une fuite ? Tu pleures peut-être dans un coin alors que
je hurle dans le souffle de mon père. Dis : Allah est grand. Dis : nous ferons des
ablutions de sang et d’amour. Puis la transposition de l’épice à la couleur, c’est là
qu’accrocha le souvenir, comme jamais évanescence ne frappe mon corps; peut-être
mangent-ils mieux après m’avoir offert aux femmes ; je dois à tous cette blessure. Je
discerne une vague conspiration pour que je me mette à genoux ; entre-temps, on me fait
descendre l’escalier, où je rebondis tout seul depuis la naissance. On me suspend à une
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multitude de bras en fête, et l’on crie victoire. Je m’évanouis une première fois. Le cri
de ma mère me réveille. Elle fait semblant de m’accoucher une deuxième fois et elle
pleure ; je bifurque vers l’énigme des femmes : sur les convives l’eau de rose à disperser,
un fragment de vision, je mords de l’œil, tout s’éteint. Non point la mort du petit juste !
Ne crois-tu pas qu’on t’a élevé à la dignité du patriarche ? Sois digne de ton sang, sois
patriarche ! Épouse une, deux, trois, quatre femmes et passe ! Hérite enfant, hérite de ton
père, de ton père, la fêlure n’est pas mortelle. Ceux qui s’érigent, le sexe non circoncis,
ne connaîtront que tourment et déplaisir ! Ceux du Très Grand Égarement ! Sache,
enfant propice, sache ! Peut-être pourras-tu te mettre en parabole. Eh quoi ! Souffle
contre la douleur ! Sépare-toi, et passe ! Marche ensuite, les genoux écartés, ne frotte
pas le pénis contre la blancheur du vêtement, sois vigilant !
Alors, pour toute mobilité, l’éclosion d’une fleur de sang, tatouée entre les
cuisses.
La mémoire tatouée, 26-27.