article Les Trois coups

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article Les Trois coups
« À peine une moitié d’humain »
Jeudi 21 janvier 2010
Pour la reprise de ses « Fantaisies » à Confluences, Carole Thibaut nous emmène dans une balade de l’intime qui
questionne l’histoire des femmes et du féminin. Cette performance solo et sensuelle se vit comme un secret partagé,
où la curiosité se mêle à la semi-obscurité.
Tout en elle est magnétique : quoi de plus normal, Carole Thibaut incarne la femme idéale. Sa voix de miel évoque la
tonalité basse et pénétrante d’une Fanny Ardant, son sourire impeccable lorgne du côté de Mona Lisa, et sa démarche
suave et chaloupée emprunte aux collections printemps-été. Adoptant la forme d’une anticonférence, cette femme
fatale, « mais pas trop », nous livre ses secrets pour accéder au statut suprême : celui de l’idéal féminin.
Elle prend place derrière un pupitre et nous fait la leçon. Dans un tempo mécanique et extrêmement rapide, elle nous
livre ses secrets de beauté. Cette prose de papier glacé fait l’effet d’un copier-coller ironique des pages beautés de
revues féminines. La trouvaille géniale de Carole Thibaut tient dans la logique de liste et d’accumulation. Son débit
court à une vitesse inhumaine et nous gave d’informations vaines. À ses pieds, une pédale lui permet de sampler sa
propre voix et ajoute à cette impression de matraquage publicitaire.
La suite est la déchéance annoncée de cette image façonnée de la perfection. Carole Thibaut fonce tête baissé dans
son sujet et confronte cet idéal à la réalité, ouvrant la voie vers des espaces intimes. Loin du discours bien-pensant sur
la maternité, elle explore les angoisses liées à la grossesse et à l’accouchement, et évalue la violence du passage à la
puberté. Malgré l’âpreté du sujet, elle évite soigneusement les pièges de la pièce à thèse et nous livre une création à
la fois légère et fascinante.
Ce magnétisme tient en partie à la belle sobriété scénique et à l’élégance des lumières. Des miroirs sans tain
disposés en triangle permettent, par le jeu des réflexions, le dédoublement de la comédienne. Cette illusion génère un
trouble renforcé par l’utilisation de lumières feutrées. On se retrouve tranquillement dans la position du voyeur, et
quand la comédienne enfile une perruque à frange orange derrière sa vitre, on repense même aux images de peepshow du Paris-Texas de Wim Wenders.
Regards aimantés et séduction assumée
Carole Thibaut joue à la perfection de cette proximité tout à la fois dérangeante et complice avec le public. Regards
aimantés et séduction assumée laissent petit à petit la place à des personnages plus bruts. Alors que sa voix
duveteuse avait tissé un cocon autour du spectateur, elle vient nous bousculer en campant un mâle dominateur et
haineux éructant des insanités à l’encontre des femmes. Les effets sonores appliqués à son timbre et la bestialité de
son interprétation sèment alors l’effroi. Et malgré un jeu par trop appuyé sur certains passages comiques et quelques
engourdissements sur les parties chorégraphiées, on retiendra une belle amplitude dans les émotions et une présence
totalement magnétique de la comédienne.
En fin de partie, son corps semble se rétrécir, consumé par une ombre qui gagne du terrain. Il ne reste rien de la
femme idéale si ce n’est un noir qui pèse sur le plateau et sur le public. Parce que, malgré son approche légère et
enlevée du sujet, Carole Thibaut n’édulcore pas. Et c’est tant mieux, car comme elle le dit si bien : « Si je me laisse
gagner par quelques colères féministes, qu’on ne m’en tienne pas rigueur : qu’on n’oublie pas qu’avant d’être
aujourd’hui une moitié de l’humanité, je fus, pendant des millénaires, à peine une moitié d’humain. »
Ingrid Gasparini / www.lestroiscoups.com

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