Pour Esmeralda: Notre-Dame de Paris au cinéma

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Pour Esmeralda: Notre-Dame de Paris au cinéma
Pour Esmeralda:
Notre-Dame de Paris au cinéma Michel Condé
Centre culturel Les Grignoux (Liège)
Dans un court et récent article paru dans Libération, le critique François Aubel
évoquait ce qu’il appelait « Deux versions édulcorées de “Notre de Dame de Paris” » :
« À l’instar d’une récente et crétine comédie musicale, écrit-il, Hollywood s’est
toujours mal accommodé de la psychologie des personnages de Notre-Dame de Paris. Et
l’intrigue violemment dramatique du roman de Hugo a toujours été triturée, édulcorée.
Bref, affaiblie. Dès la première adaptation cinématographique, en 1923, The Hunchback
of Notre-Dame, Wallace Worsley éprouve certains scrupules à occire Phoebus et Esméralda. Seul Quasimodo, le monstre carillonneur, s’éteint dans un élan pathétique. L’épilogue du charnier de Montfaucon, où Hugo exhume un squelette difforme étreignant
celui d’une femme, disparaît donc de cet “Hollywood pensum”. Il en sera de même seize
ans plus tard dans la version parlante — et bavarde — de William Dieterle, avec Charles
Laughton en Quasimodo docile.
En confrontant, comme au jeu des sept erreurs, la trame hugolienne à ces deux
versions, les bases mêmes du cinéma à grand spectacle hollywoodien apparaissent :
manichéennes à souhait derrière une débauche de décors. Ceux de Worsley figurent
parmi les plus coûteux du cinéma muet. L’intérêt de cette superproduction se reporte
finalement sur le bossu. Composition inaugurée par Lon Chaney, “l’homme aux mille
visages”. Méconnaissable sous son maquillage et sa cuirasse bosselée de 35 kilos, il arrive
par ses contorsions et acrobaties à recentrer le film dans sa vocation gothique. Un drame
médiéval à lui seul. Qui n’avait guère besoin de l’habillage musical, opéra rock prétentieux mâtiné de Scorpions et de Hélène Ségara, dont on l’a bêtement affublé. »
Dans sa brièveté, cet article permet de saisir les présupposés qui sont le plus fréquemment à la base des comparaisons — qu’elles soient à vocation simplement critique
ou bien « scientifique » — entre une œuvre littéraire comme Notre-Dame de Paris et
les adaptations cinématographiques dont elle a pu être l’objet. Il s’agit évidemment le
plus souvent de montrer ou de démontrer que ces adaptations ne sont pas « à la hauteur » de l’original, que le cinéma, pour des raisons bassement commerciales, à savoir
ne pas déplaire au public, ne peut que « triturer, édulcorer, bref affaiblir » la littérature
dont il s’inspire.
Cela amène très souvent le critique à distinguer dans l’œuvre originale deux parts,
une « bonne part » et une « mauvaise part », une « part essentielle » et une « part
inessentielle ou accessoire » qui seule retiendrait l’attention des adaptateurs attirés seulement par l’apparence trompeuse des choses. Ceux-ci privilégieraient ainsi une lecture
« facile » de l’œuvre au détriment d’une lecture « difficile » ou « savante » qui, elle,
. Le texte présenté ici a été réédité sous une forme raccourcie dans Maxime Prévost et Yan Hamel, (sous
la direction de), Victor Hugo (2003-1802) : images et transfigurations. Montréal, Fides, 2003, p. 4360.
. « Hugollywood » dans le « Guide télévision » de Libération, vendredi 28 septembre 2001.
Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
s’attacherait par exemple à la « profondeur cachée », à la « complexité », au « sens
véritable mais inaperçu » du texte. On voit bien comment les scénaristes de cinéma
élaguent le texte de Hugo, effacent des chapitres entiers comme le fameux « Ceci tuera
cela », jugés sans doute trop bavards, éliminent également des personnages (comme la
Sachette) et des intrigues qu’on estime « secondaires » et qui allongeraient le film bien
au-delà de la durée habituellement admise en matière cinématographique, comment
enfin ils simplifient certains personnages comme Frollo ou certaines relations entre les
personnages, par exemple Frollo et Quasimodo dont l’histoire commune fait l’objet de
tout le « Livre Quatrième » entièrement gommé par Aurenche et Prévert dans l’adaptation de Delannoy.
Mais si tout traduction est une trahison et toute adaptation une perversion, et
s’il est facile de montrer tout ce qui se perd ou s’efface dans ce genre d’opérations, on
peut se demander quelle est la nature de ce qui se conserve, de ce qui reste à travers cette
opération et qui explique que ce roman suscite régulièrement de nouvelles adaptations
cinématographiques ou musicales. Qu’est-ce qui explique la fascination exercée par un
tel roman sur ses adaptateurs potentiels et qui justifie qu’ils y reviennent à intervalles
réguliers, même si c’est pour le « triturer, l’édulcorer, bref l’affaiblir ». Et ne peut-on pas
faire alors l’hypothèse inverse, c’est-à-dire que les adaptations conserveraient l’essentiel
du roman de Hugo, qu’au fond, elles lui seraient fidèles et qu’elles en reprendraient la
meilleure part ?
Il s’agit bien sûr d’une hypothèse toute théorique, et il serait absurde de prétendre
que ces adaptations cinématographiques seraient fidèles au sens le plus fort du terme
à l’œuvre originale de Hugo : il est certain qu’elles coupent, élaguent, transforment de
façon importante le roman de départ. Mais cette hypothèse permet de questionner le
point de vue aussi bien des lecteurs du roman que des spectateurs des films qui en sont
inspirés. Il est clair en effet que les adaptateurs sont d’abord des lecteurs de Hugo et
qu’ils travaillent dans la perspective d’atteindre un nouveau public : pourquoi choisissent-ils alors d’adapter ce roman et non un autre, et que trouvent-ils de particulièrement
intéressant dans Notre-Dame de Paris et non pas dans Bug-Jargal ou Han d’Islande ?
Il faut d’ailleurs rappeler à ce propos que, si Notre-Dame ne peut évidemment pas se
comprendre en dehors du projet créateur de Hugo, ce fut aussi et d’abord une affaire
d’édition puisque l’éditeur Gosselin, qui, en 1828, avait versé beaucoup d’argent pour
réimprimer les précédents romans de Hugo, « comptai[t] beaucoup sur le mouvement
qu’un nouveau roman devait imprimer à la vente de [ces] ouvrages » en profitant en
particulier de la vogue du « roman à la Walter Scott ». Il n’est pas nécessaire ici de
revenir sur les démêlés compliqués de Hugo avec le libraire Gosselin , mais seulement
de noter qu’un tel roman n’est pas seulement affaire d’idées, d’écriture, de style et que
ce sont ses lecteurs, toujours renouvelés, qui en ont fait évidemment le succès mais qui
surtout lui ont trouvé un sens, une valeur, un intérêt au sens le plus large du terme. C’est
donc le rapport du lecteur ou plutôt des lecteurs de Notre-Dame qu’il faut interroger,
plus que la personne même de son auteur, pour comprendre le sens de ces adaptations
cinématographiques ou autres.
Qu’est-ce qui donc attire les adaptateurs et sans doute les lecteurs (ou une partie
des lecteurs) dans Notre-Dame de Paris ? Est-ce les idées de Hugo — par exemple sa
conception de l’architecture comme « grand livre de l’humanité » condamné pourtant
à la décadence par le développement de l’imprimerie —, sont-ce plutôt les valeurs qu’il
.
Cf. Jacques Seebacher, « Introduction » dans Victor Hugo, Notre-Dame de Paris. Paris, Gallimard (La Pléiade), 1975, p. 1052-1055.
Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
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défend — quand il milite par exemple pour la conservation de patrimoine gothique
—, s’agit-il au contraire des personnages hauts en couleurs comme Quasimodo ou bien
encore des péripéties d’une intrigue à multiples rebondissements, est-ce même la peinture de l’âme de certains personnages comme Claude Frollo où l’on peut lire une partie
de la vie intime de Hugo et où d’aucuns peuvent retrouver sinon leurs propres tourments du moins leurs propres désirs ? J’aurais tendance à répondre qu’il ne s’agit de
rien de tout cela, puisque les idées de Hugo sont souvent complètement oubliées par
les adaptations, que son œuvre a pu être mise au service d’autres causes — par exemple
chez William Dieterle, Esmeralda devient la représentante du peuple tzigane victime
au racisme d’Etat, ce qui en 1939 est une allusion évidente à l’antisémitisme nazi —,
puisque les adaptateurs n’hésitent pas à supprimer des personnages, des épisodes entiers (par l’histoire de la Sachette), qu’ils peuvent modifier très profondément de grands
morceaux de l’intrigue (en particulier la fin), qu’ils réduisent des personnages à de simples ombres ( Jehan Frollo, le frère de l’archidiacre) ou à de pauvres caricatures (comme
Claude Frollo, ramené au rôle d’un pur méchant, cruel et insensible)… Rien de tout cela
ne semble donc essentiel ou important aux yeux des adaptateurs.
Ce qui attire les adaptateurs et qui séduit sans doute les lecteurs (ou une partie
des lecteurs), c’est plutôt ce que j’appellerais le « régime imaginaire » du roman, c’est-àdire sa capacité à rencontrer ou à faire jouer l’imaginaire de ses lecteurs et, dans ce cas-ci,
d’un grand nombre d’entre eux. Ce « régime imaginaire » est le résultat (potentiel ou
effectif ) de l’interaction entre l’œuvre et le roman et n’est donc pas indépendant des
éléments qui composent ce dernier : si l’on supprime les idées de Hugo, ses valeurs, les
personnages et les péripéties de Notre-Dame, il ne reste évidemment pas grand-chose du
roman et il n’y a plus aucun « régime imaginaire ». Mais, si ce dernier se construit nécessairement à partir du contenu « cognitif » du roman, les deux ne peuvent cependant
pas être confondus : une analyse littéraire qui serrerait au plus près le texte de Hugo,
qui en déterminerait avec précision les idées et les valeurs, qui en démonterait le plus
finement possible les mécanismes stylistiques, saisirait d’une manière ou d’une autre
ce contenu « cognitif », serait fidèle au plus haut point au roman original, mais fonctionnerait évidemment pour ses lecteurs sur un tout autre « régime imaginaire » que le
texte dont elle prétendrait rendre compte (sinon, bien sûr, les chercheurs universitaires
auraient autant de lecteurs que Victor Hugo, ce qui n’est manifestement pas le cas…).
Parler de « régime imaginaire » peut sembler un peu barbare ou complètement
cuistre, et il serait peut-être plus facile d’utiliser des expressions plus communes comme
« l’effet produit par le texte » ou même « l’impression », « l’émotion » ressentie pas
le lecteur ou le spectateur . Deux raisons me conduisent cependant à persister dans la
voie du néologisme. La première est que parler de l’effet du texte risque de déboucher
sur une conception mécanique du rapport entre le texte conçu comme une cause active
et le lecteur réduit au statut de sujet passif : c’est là manquer à mon sens toute la dimension historique, sociale et culturelle de cette relation, qui fait que tous les lecteurs ne
réagissent pas de la même manière au texte qu’ils lisent, et qu’ils mettent en œuvre dans
le processus de réception des valeurs, des habitus (au sens de Bourdieu), des dispositions, des esthétiques qui peuvent être très différents et qui peuvent donc produire des
attitudes de réception extrêmement diverses.
.
Le groupe µ a proposé de désigner comme ethos l’effet produit par les figures rhétoriques (Rhétorique
générale. Paris, Seuil (Points), 1982, p. 145-156. Plus classiquement, Roland Barthes a préféré parler
du Plaisir du texte (Paris, Seuil, 1973).
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organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
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La seconde raison est que la réception d’une œuvre littéraire ou cinématographique m’apparaît comme un processus non pas linéaire (selon le schéma habituel de
communication de l’auteur vers le destinataire) mais plutôt circulaire comme un autoentraînement ou comme le régime d’un « moteur » qui serait alimenté par l’investissement imaginaire du lecteur ou du spectateur. William Dieterle, dans son adaptation
de 1939, The Hunchback of Notre-Dame, met en scène le chapitre intitulé « Ceci tuera
cela » sous la forme d’une discussion entre Louis XI et Frollo, discussion qui ouvre
le film et qui voit le roi se faire le défenseur — sans doute timide — de l’imprimerie,
instrument de progrès et de liberté, tandis que l’archidiacre se pose au contraire en défenseur des traditions et des autorités qui doivent traiter le peuple comme un enfant
mineur. On voit bien comment cette mise en scène s’appuie sur les valeurs de la société
nord-américaine qui voit dans la liberté individuelle le fondement même d’un progrès à
la fois humain, social et économique, progrès dont les États-Unis seraient l’incarnation
face à un vieux continent toujours hanté par l’autoritarisme de l’Ancien Régime. Ainsi,
alors que Hugo développait dans ce chapitre des idées personnelles relativement originales pour l’époque, le réalisateur américain s’appuie d’entrée de jeu sur des valeurs, des
dispositions largement partagées par son public potentiel pour susciter sa sympathie à
l’endroit de Louis XI et surtout sa méfiance ou son rejet à l’égard de Frollo qui apparaît immédiatement comme le « méchant » de l’histoire. En outre, la condamnation de
l’imprimerie par Frollo le désigne comme étant dans l’erreur, comme étant un personnage dépassé, incapable de comprendre l’histoire qu’il vit et dont le spectateur connaît
évidemment la fin. Ainsi, le film ne fait que réaffirmer des valeurs, des « vérités » que
le public partage déjà : mais quel intérêt y a-t-il alors pour le spectateur à une telle répétition ? comment peut-il s’investir dans une telle scène qui ne lui apporte que la confirmation de ce qu’il sait déjà (ou de ce qu’il croit déjà) ? La réponse assez évidente est que
l’intérêt premier du spectateur ne réside pas d’abord dans le contenu idéologique de la
séquence mais dans la fiction, dans la découverte de lieux et de personnages inconnus
(puisqu’ils sont nés pour une bonne part de l’imagination des scénaristes du film), et
que les valeurs dont il est porteur ne sont que la condition de son investissement imaginaire qui va le porter à adhérer subjectivement à tel personnage et à rejeter tel autre.
Mais ces valeurs seront évidemment renforcées ou simplement réactualisées comme un
effet de la fiction dans un mouvement d’auto-entraînement : la haine pour Frollo sera
aussi celle pour les valeurs rétrogrades qu’il incarne, mais cet effet idéologique suppose
que ces valeurs soient déjà installées pour une bonne part chez le spectateur. Si l’on
essaie de caractériser le « régime imaginaire » de cette séquence, l’on voit bien qu’il ne
s’agit pas d’un simple effet, conséquence secondaire de la mise en scène et des idées qui
y seraient éventuellement développées, mais bien d’une interaction complexe entre un
investissement subjectif dans la fiction et des valeurs qui sont à la fois la condition et la
conséquence de cet investissement.
Est-il alors possible de caractériser de manière plus précise ce que serait le « régime imaginaire » à l’œuvre dans le roman de Hugo ? D’emblée, on peut sans doute
remarquer que Hugo joue sur des registres très différents, mêlant selon les préceptes
romantiques le rire aux larmes, le drame et la comédie. Tout le début du roman est
ainsi placé sous le signe de l’humour avec le personnage du poète Gringoire ridicule et
légèrement pitoyable qui verra la chute de son mystère avant de chuter lui-même dans la
Cour des Miracles. Si Hugo ne renonce jamais totalement à l’humour — il ironise par
exemple sur les juges lors du procès d’Esmeralda ou, dans les dernières pages du roman,
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organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
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sur ce qu’il appelle « la fin tragique » de Phoebus, à savoir son mariage —, on constate
cependant facilement une montée en puissance dramatique qui culminera avec la mort
des principaux protagonistes. Ce qui constitue un « schéma » de narration très commun mais également, semble-t-il, très efficace : il vaut mieux faire mourir ses personnages à la fin si l’on veut émouvoir au maximum les lecteurs ou spectateurs .
Le roman de Hugo présente cependant des traits plus originaux, et le premier
que j’aimerais évoquer est ce que j’appellerais une plongée dans l’altérité comme celle
que vit Gringoire qui se retrouve malgré lui au milieu de la Cour des Miracles, dans un
monde qui lui est évidemment étranger mais surtout hostile (puisqu’on veut le pendre)
avant finalement de se révéler étrangement accueillant (puisqu’il lui permettra d’épouser la belle Esmeralda). De ce point de vue, la nouveauté de la littérature romantique,
cette exigence de « couleur locale » qui était la sienne, passe sans doute largement inaperçue aujourd’hui. Il faut rappeler néanmoins que le roman classique au 17e et 18e
siècles fonctionnait de manière très différente en se basant sur une vraisemblance morale qui permettait au spectateur de s’identifier à des personnages qui se présentaient
immédiatement comme des pairs partageant les mêmes valeurs, les mêmes attitudes et
éventuellement les mêmes faiblesses . Hugo au contraire travaille sur la distance historique, sur la reconstitution d’un Paris médiéval qui chez lui prend souvent des couleurs
fantastiques, le paysage de « Paris à vol d’oiseau » se transformant sous sa plume en une
créature vivante et monstrueuse.
Mais l’altérité n’est pas seulement celle d’une époque, du Moyen Âge ou de la
Cour des Miracles, c’est aussi la monstruosité, monstruosité visible de Quasimodo bien
sûr mais également monstruosité morale de Claude Frollo. On remarquera que ces
deux personnages sont d’abord montrés de l’extérieur, comme les voient notamment
Gringoire ou Esmeralda. Nous devons d’abord rire de Quasimodo dont le visage est
naturellement le plus grimaçant de tous et qui sera élu pape des fous, créature à la fois
grotesque et menaçante. Ce n’est que dans un second temps et de façon progressive que
le lecteur sera amené à s’identifier au personnage, à partager notamment les émotions
frustes mais puissantes qui sont censées l’animer. Cette altérité, cette monstruosité-là,
est incontestablement un motif essentiel de la fascination qu’exerce le roman sur ses
lecteurs et sur les adaptateurs (les américains titrent d’ailleurs leur film The Hunchback
of Notre-Dame) : il faut créer un bossu qui soit visuellement crédible, monstrueux bien
sûr, effrayant peut-être, capable de frapper l’imagination des spectateurs par ce vacillement qu’impose une altérité qui reste fondamentalement humaine comme l’exprime
très bien Quasimodo lui-même. « Mon malheur, dit-il, c’est que je ressemble encore
trop à l’homme. Je voudrais être tout à fait une bête, comme cette chèvre. » .
Comme Quasimodo, Frollo n’est d’abord dans le roman de Hugo qu’une ombre,
une figure secondaire et menaçante, entraperçue à plusieurs reprises avant qu’elle n’occupe peu à peu le devant de la scène : l’altérité doit bien être ici entendu au sens le plus
fort du terme puisqu’elle implique un vacillement de l’identité personnelle du lecteur
qui est contraint par le texte à aller, comme Gringoire à la cour des Miracles, là où il
.
Le « fonctionnement imaginaire » de la fiction n’a rien d’éternel et dépend de conditions variables
socialement et historiquement : le film récent de Steven Spielberg, Saving Private Ryan, illustre un
fonctionnement tout à fait différent avec une entrée en matière d’une violence inouïe, provoquant
d’emblée une tension émotionnelle très forte qu’on ne retrouvera sans doute plus jusqu’à la fin du
film.
. Cf. Michel Condé, La genèse sociale de l’individualisme romantique. Tübingen, Max Niemeyer Verlag,1989, p. 16-51.
. Victor Hugo, op. cit., p. 371.
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ne veut pas… Lire les monologues de Frollo, c’est se contraindre à partager la jalousie,
l’envie, le ressentiment mais aussi le sadisme d’un personnage qu’on ne peut pas ailleurs
que condamner. Il y a là des pages que d’aucuns préféreront sauter, et la plupart des
adaptateurs se contenteront en effet de réduire le personnage à n’être qu’un méchant
dont la mort ne nous laissera généralement aucun regret .
Cette altérité, on le voit, n’est pas un concept (ou pas seulement) ni un trait sémantique discret (altérité vs identité) mais plutôt une émotion ou une impression qui se
présente comme une grandeur continue à laquelle le lecteur sera plus ou moins sensible :
la démesure de la cathédrale par exemple (« œuvre colossale d’un homme et d’un peuple […] produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque […] sorte
de création humaine, en un mot puissante et féconde comme la création divine […]
quae mole sua terrorem incutit spectantibus » ) peut ainsi participer de cette altérité
et prendre un caractère menaçant pour certains lecteurs, même si sa puissance (comme
lieu d’asile) se révélera plus tard bénéfique face aux puissances du mal déchaînées : s’il
ne fallait retenir qu’une seule chose de l’adaptation disneyenne de Notre-Dame de Paris
(Gary Rousdale et Kirk Wise, The Hunchback of Notre-Dame, USA, 1996), ce serait
sans doute l’utilisation d’outils informatique pour réaliser des perspectives vertigineuses
qui donnent ou redonnent au monument cette dimension colossale où, si l’on suit Kant,
« l’intuition de l’objet est presque trop grande pour notre faculté d’appréhension » 10.
Ce vertige, ce vacillement de l’identité personnelle, s’accompagne par ailleurs
souvent d’un phénomène de régression. Régression historique d’abord qui était sans
doute plus aiguë au début du dix-neuvième siècle à une époque où « gothique » était
encore un terme négatif : Hugo, on le sait bien, milite pour la réhabilitation d’une période de l’histoire et d’une architecture injustement méprisées et dont la grandeur sublime échappait alors à ses contemporains. Si Jean Delannoy réduit le Moyen Âge à des
décors de carton-pâte, William Dieterle, dont la photographie en noir et blanc est encore marquée lointainement par l’esthétique contrastée de l’expressionnisme allemand
notamment lors de l’errance de Gringoire dans la nuit parisienne, réussit sans doute à
faire ressentir aux spectateurs quelque chose de l’étrangeté de cette plongée dans un
passé moyenâgeux (il faut encore voir si cette impression n’est pas celle d’un spectateur contemporain du cinéma, habitué à des production majoritairement en couleurs et
pour qui le noir et blanc a presque automatiquement une valeur archaïque) 11.
Mais la régression est plus certainement psychologique, régression vers l’enfance
à laquelle nous invite principalement Quasimodo, personnage pratiquement sans parole, presque animal, obéissant à ses impulsions primaires, se conduisant tout à la fois
comme un enfant obéissant , quémandant l’amour paternel de Frollo, ou bien rebelle,
.
Des raisons commerciales expliquent sans doute cette prudence, mais il serait faux de conclure que
le cinéma même hollywoodien est incapable de confronter le spectateur à une altérité profondément
dérangeante : David Lynch par exemple n’a jamais hésité à mettre en scène une monstruosité physique
extrême (The Elephant Man, 1980) ou à un dérangement mental troublant (Blue Velvet, 1986, Lost
Highway, 1996)
. « dont la masse inspire la terreur à ceux qui la regardent » (Victor Hugo, op. cit., p. 107).
10. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger. Paris, Vrin, 1979, p. 92.
11. L’inscription historique d’une œuvre littéraire ou cinématographique n’implique pas nécessairement
de phénomène régressif ou de confrontation avec l’altérité : à mon sens, le roman de Hugo doit plutôt
être rapproché d’un film contemporain comme Sleepy Hollow de Tim Burton (USA, ? ? ?) où le passé
prend une dimension fantastique, inquiétante, morbide, terrifiante… que d’un film comme Jeanne la
Pucelle de Jacques Rivette (France, 1994) où le Moyen Âge est présenté de prime abord sous un jour
familier, quotidien, pratiquement contemporain.
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organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
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« au-dessus des lois », se saisissant sans hésiter de celle qu’il désire ou punissant de mort
celui l’a trahi… Les cinéastes n’ont pas manqué notamment ce pur jeu d’exercice qui voit
Quasimodo se balancer frénétiquement sur le bourdon de Notre-Dame, tel « un esprit
cramponné à une croupe volante » 12, tel plus prosaïquement un enfant sur sa balançoire. La préférence donnée par le cinéma au personnage de Quasimodo, au détriment
de Frollo notamment, tire ces films en direction de l’enfance, invitant par là même les
spectateurs adultes à adopter une attitude passablement régressive : si la sexualité incarnée par Frollo est incontestablement celle d’un adulte et est donc souvent gommée ou
affaiblie, l’amour de Quasimodo pour Esmeralda est en revanche naïvement enfantin et
ne risque pas de susciter un grand trouble au sein des familles confrontées pourtant à ce
pur objet de désir qu’est Gina Lollobrigida. De Frollo à Quasimodo, on risque bien de
glisser d’une altérité inquiétante à une rêverie presque infantile d’une idylle impossible
au sommet de Notre-Dame, comme nous invite Delannoy lorsqu’il nous montre le gentil bossu cueillant des fleurs pour sa bien-aimée.
Le roman de Hugo comporte cependant une troisième dimension régressive vers
un état antérieur au processus de civilisation tel que l’entend en particulier Norbert
Elias. Si Quasimodo incarne évidemment cet état d’incivilité, le peuple secoué par de
violentes passions, ne respectant rien ni le Mystère de Gringoire ni l’esprit de sérieux, à
la fois bon enfant et cruel dans ses jeux, acteur principal de cette fête des fous où toutes
les hiérarchies sont renversées cul par-dessus tête, est porteur de ce rire carnavalesque
si bien décrit par Mikhaïl Bakhtine et dont on devine qu’il fascine et inquiète l’écrivain
romantique. Si l’altérité du peuple — qui se distingue d’ailleurs difficilement de la populace — est souvent désamorcée par le rire comme quand Gringoire se retrouve au milieu de la Cour des Miracles, Hugo en fait également percevoir l’ambivalence — les faux
estropiés sont de vrais voleurs, la populace 13 applaudit aux exécutions les plus cruelles
— ainsi que la puissance redoutable, la révolte des gueux faisant évidemment écho aux
révolutions contemporaines. Le personnage de Jehan Frollo, bien que secondaire et caricatural, se rallie au peuple, décide de devenir truand et de renoncer ainsi à tous les
idéaux que son frère Claude avait rêvé pour lui : la régression jouissive dans la fête, la
licence, le désordre et la révolte est ainsi une voie clairement indiquée par le roman de
Hugo. Mais, si cette dimension populaire et carnavalesque est encore présente dans le
scénario d’Aurenche et de Prévert, on a pourtant l’impression qu’elle est pratiquement
désamorcée par la mise en scène édulcorée de Jean Delannoy qui ne donne notamment
à la révolte des gueux ni puissance menaçante ni réalisme tragique.
Ce vacillement de l’identité que peut provoquer l’altérité ne constitue cependant
qu’un aspect du « régime imaginaire » de Notre-Dame de Paris. S’il présente par ailleurs
un aspect dynamique — puisque le lecteur est amené plus ou moins brutalement, plus
ou moins progressivement à une telle confrontation —, ce travail sur l’altérité ne consti12. Victor Hugo, op. cit., p. 153.
13. « Rien de hideux comme le bruit qui s’échappait de ce fourmillement de coiffes jaunes et de chevelures sordides. Dans cette foule, il y avait plus de rires que de cris, plus de femmes que d’hommes. »
(Victor Hugo, op. cit., p. 341). Altérité aussi, on le voit, de la femme à la fois ange et démon : l’ambiguïté pèse essentiellement sur Fleur-de-Lys (la fiancée de Phoebus) dont la bonté est immédiatement
contrebalancée par la jalousie notamment dans une page d’analyse psychologique cruelle qui montre
comment « les instincts des femmes se comprennent et se répondent plus vite que les intelligences
d’hommes » (op. cit., p. 243-244). Si Esmeralda n’est guère qu’un pur objet de désir, Fleur-de-Lys est
elle porteuse d’un désir ambivalent qui révèle sans doute un trouble chez Hugo à l’égard de la femme,
même si ces quelques pages n’attirent sans doute l’attention que de quelques lecteurs.
Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
tue pourtant qu’une suite de moments qui ne sont pas nécessairement reliés entre eux :
c’est ainsi que la fameuse scène où Quasimodo se balance sur la cloche, la grosse Marie,
se trouve dans le « Livre quatrième » du roman et fait donc partie de toute l’évocation
du passé commun au bossu et à son maître Frollo, tandis que les scénaristes de Delannoy
ont choisi de placer cet épisode lors du séjour de la Esmeralda dans les tours de NotreDame. On peut donc s’interroger sur la structure du récit de Hugo, sur sa dynamique
éventuelle et surtout sur la manière dont elle implique imaginairement le lecteur, autant
d’éléments qui pourraient avoir inspiré les adaptations cinématographiques.
Dans cette perspective, on peut remarquer que la mise en place de l’intrigue est
très lente puisque tout le début du roman est centré autour d’un personnage secondaire,
Gringoire, qui est sans doute perçu comme un individu insignifiant à valeur essentiellement comique. En outre, le personnage, qui ne suscite chez le lecteur qu’une identification sur le plan cognitif (on partage son point de vue) et non affectif, n’est animé par
aucun projet fort, et il erre dans Paris, subissant les événements positifs ou négatifs mais
incapable de susciter une véritable dynamique du récit. Le choix de Hugo de montrer
les principaux personnages (Frollo, Quasimodo ou Esmeralda) de façon intermittente,
souvent faussement énigmatique — Frollo apparaît comme une ombre menaçante, innommée, dont l’identité n’est révélée que tardivement 14 —, les longs chapitres descriptifs et explicatifs accentuent sans doute encore cette impression de dispersion, de plongée dans un véritable monde, dans un ailleurs grouillant d’hommes et de choses sans
nombre, sans que ne soit imprimé de direction forte à l’intrigue, ce qui peut se révéler
pour beaucoup de lecteurs (notamment novices) relativement déroutant et ennuyeux.
Ce qui explique aussi que les coupes principales effectuées par le cinéma portent sur
tout ce long début du roman 15.
À cette impression de dispersion succède cependant un mouvement de « concentration », un resserrement assez rapide de l’intrigue autour des personnages principaux.
De la découverte de tout un monde, on passe à partir du « Livre sixième » à un drame
presque familial où les désirs contradictoires des personnages constituent le moteur de
l’action et ne laissent plus de place aux accidents du hasard. Les personnages se découvrent totalement aux yeux du lecteur, les relations cachées ou mystérieuses se dévoilent
et contribuent à ce resserrement général de l’intrigue : Hugo use notamment, on le sait,
de certaines ficelles mélodramatiques comme l’histoire de la Sachette qui se révèle être
la mère véritable d’Esmeralda et qui contribuent, me semble-t-il, à cette impression progressive d’un nœud gordien de relations tendues à l’extrême, que seule la mort pourra
effectivement défaire. À ce resserrement de l’action s’ajoute par ailleurs un changement
de la tonalité d’ensemble, l’humour cédant la place, comme on l’a dit, à une atmosphère
de plus en plus dramatique.
Si le récit qui se met ainsi en place prend la forme classique d’un crescendo, celui-ci est cependant loin d’être uniforme, l’intrigue étant encore marquée de nombreux
ralentissements comme ce détour par la Bastille où se trouve le roi Louis XI, détour
qui occupe tout le chapitre V du « Livre dixième » au moment même où les truands
14. Dans le livre septième, pendant tout le chapitre VII, Frollo est seulement désigné comme le « moinebourru » avant qu’au début du chapitre suivante le narrateur ne remarque : « Claude Frollo (car nous
présumons que le lecteur, plus intelligent que Phoebus, n’a vu dans toute cette aventure d’autre moine
bourru que l’archidiacre), Claude Frollo etc. » (Victor Hugo, op. cit., p. 291)
15. Le supplice de Quasimodo sur la roue intervient à la quarante-et-unième minute dans le film (qui
dure une heure cinquante-trois). Si l’on compare cette durée avec le nombre de pages chez Hugo, on
constate que cet épisode intervient aux alentours des 36 centièmes du film mais seulement aux environs des 45 centièmes du roman.
Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
montent à l’assaut de la cathédrale. On préférerait donc dire que l’allure générale du roman est celle d’un déroulement souvent lâche mais ponctué de « nœuds », de moments
dramatiques qui marquent l’esprit des lecteurs, comme par exemple la mise au pilori de
Quasimodo, le procès d’Esmeralda, la confrontation entre la bohémienne et Frollo dans
les cachots du Palais de Justice, l’amende honorable d’Esmeralda sur le parvis de NotreDame, sa délivrance par Quasimodo, l’assaut mené par les gueux contre la cathédrale et
enfin l’arrestation et la pendaison de la bohémienne sous les yeux de Frollo et de Quasimodo dont se souviennent sans doute la plupart des lecteurs et qui sont toutes reprises
dans les adaptations cinématographiques. Ces « nœuds » constituent sans doute des
tournants dans l’intrigue, des moments où s’opèrent des choix décisifs ou, selon l’expression de Claude Bremond, des « passages à l’acte » 16 qui débouchent sur des résultats
irréversibles. Hugo parvient ainsi à se faire croiser trois intrigues au même moment lors
de la scène de l’amende honorable qu’il intitule explicitement « Trois cœurs d’homme
faits différemment » car s’y confrontent Phoebus, Frollo et Quasimodo qui, pris entre
des désirs et des impératifs contradictoires, vont chacun réagir à leur manière, l’un par
la lâcheté, l’autre par un chantage ignoble, le dernier enfin en sauvant la jeune bohémienne.
Cette habileté à croiser plusieurs intrigues ne suffit cependant pas à expliquer la
force de ces « nœuds » dramatiques ni l’émotion qu’ils peuvent susciter chez les lecteurs au point de s’imprimer durablement dans leur mémoire. La scène du pilori où est
attaché Quasimodo est sans doute une des plus fortes du roman, mais l’émotion qu’elle
peut susciter ne saurait provenir de son rôle fonctionnel dans le récit : en effet, si cette
scène est le point de départ de l’évolution mentale de Quasimodo qui va tomber amoureux d’Esmeralda et s’éloigner peu à peu de Frollo, cette évolution ultérieure ne peut pas
être la cause d’une impression qui lui est bien antérieure. L’identification au personnage
ne saurait elle non plus expliquer cette émotion dans la mesure où cette identification
doit s’opérer à tous les moments du récit : si la jeune Esmeralda m’est sympathique,
j’aurai sans doute pitié d’elle lors de la séance de torture — qui est certainement une
scène marquante —, mais aussi lors de son procès, un épisode qui hésite entre l’ironie
et le drame et qui ne laisse qu’une impression mitigée et éphémère au lecteur. En fait,
toutes les scènes mémorables du roman, ce que j’appelle les « nœuds », me semblent
être caractérisées par l’immobilisation du personnage, par son impuissance contrainte :
Quasimodo est attaché à son pilori, doit subir les coups du bourreau et quémander
de l’eau qu’on lui refuse. Semblablement Esmeralda sera livrée aux mains du bourreau
et subira la question et l’épreuve terrible du brodequin ; lors de la confrontation avec
Frollo que Hugo intitule significativement « Lasciate ogni speranza », elle sera de nouveau contrainte de subir le chantage de Frollo et d’endurer ses confessions odieuses ;
et, lors de la scène de l’amende honorable, elle devra encore une nouvelle fois endurer
les propositions odieuses de l’archidiacre mais aussi assister au lâche abandon de Phoebus ; enfin, lors de son séjour à Notre-Dame, elle sera presque violée dans son sommeil
par l’archidiacre avant d’être sauvée in extremis par l’intervention de Quasimodo. Et si
l’on se souvient du début du roman, on constate que Gringoire fut lui aussi la victime
impuissante d’un procès inique auquel il était incapable de se soustraire par ses seules
forces, même si le caractère dramatique de cette scène était largement contrebalancé par
l’ironie du romancier.
Pour le lecteur, cette immobilisation du personnage, auquel il y a bien sûr identification, correspond à une même immobilité « mentale », une tension subjective
16. Claude Bremond, Logique du récit. Paris, Seuil (Poétique), 1973, p. 131.
Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
plus ou moins forte puisqu’il est obligé de subir des événements subjectivement déplaisants, d’assister à une scène qui se prolonge et à laquelle il ne peut mettre fin si ce
n’est en mettant fin à sa lecture. Plusieurs raisons expliquent que le lecteur continue
alors sa lecture : la plus évidente est sans doute qu’il espère que cette situation trouvera
bientôt une issue de préférence positive mais qui pourrait très bien être négative car il
suffit qu’elle mette fin à la tension ressentie par le lecteur. Cette attente supportée par
le lecteur participe sans doute d’un processus plus général qu’on retrouve dans toute
narration dans la mesure où tous les récits se déroulent dans le temps et impliquent
donc une tension subjective à laquelle la clôture du récit vient mettre fin d’une manière
ou d’une autre. Mais d’autres stratégies interviennent sans doute à cet endroit pour justifier cette tension déplaisante aux yeux du lecteur qui pourrait accuser notamment
l’auteur de se complaire dans des descriptions « sadiques » : la condamnation d’une
jeune fille innocente comme La Esmeralda, la séance de torture à laquelle elles est soumise, le chantage qu’exerce l’archidiacre à son égard, la mise au pilori d’un pauvre diable
comme Quasimodo risqueraient bien d’apparaître comme scandaleuses ou insupportables si elles n’étaient pas « rationalisées » aux yeux du lecteur par un narrateur qui s’en
prend notamment à la Justice médiévale, arbitraire et superstitieuse, mais aussi à cette
populace qui applaudit et se réjouit de telles exécutions. Le texte désigne ainsi un tiers
imaginaire — la Justice médiévale, la populace, Frollo… — à la « vindicte » du lecteur
qui autrement pourrait se retourner contre l’auteur lui-même. On remarquera qu’il ne
s’agit pas là d’une hypothèse purement théorique, car certains lecteurs ont effectivement reproché à Hugo de se complaire dans des descriptions cruelles ou d’inventer des
personnages monstrueux comme Frollo uniquement pour stigmatiser le rôle des clercs
ou de l’Église (qui a d’ailleurs mis le roman de Hugo à l’Index) : le marquis de Sade prétend lui aussi dans certains de ses romans dénoncer la dépravation de l’aristocratie, mais
personne ne croit à cette rationalisation absurde et tout le monde attribue directement
au divin marquis la responsabilité des ses mises en scène perverses. Sans doute, le roman
de Hugo contrevient-il beaucoup moins aux normes communes que les romans sadiens,
et les stratégies rationalisantes qu’il utilise, combinées aux conventions habituelles de
la fiction, suffisent-elles à désamorcer un tel refus de jouer le jeu chez la plupart des
lecteurs.
Mais Hugo recourt à une stratégie supplémentaire pour donner au lecteur l’impression que cette tension déplaisante n’est pas seulement l’effet d’un « caprice » de
l’auteur et qu’elle répond à une nécessité ou une force supérieure. Cette force, il faut
que le lecteur la ressente comme étant extérieure au monde mis en scène, comme dépassant la personne de l’auteur, comme étant celle du Destin, de la Fatalité, ce qui fera
alors échapper le roman au mélodrame (au sens le plus péjoratif du terme), au manichéisme et au soupçon général de n’être que le fruit d’une imagination malade, perverse
ou simplement malsaine : dans cette perspective, l’on voit notamment l’importance des
confessions de Frollo qui, loin de se réduire à une caricature de méchant, se présente et
apparaît alors comme possédé par une pulsion qui le dépasse et dont il n’est pas responsable (ou seulement en partie). La Fatalité dans Notre-Dame de Paris, cette Anankê qui
est inscrite au frontispice du roman, ce n’est donc pas seulement une idée, un concept,
c’est surtout un « régime imaginaire », c’est-à-dire une impression subjective ressentie
par le lecteur confronté fictivement à une force supérieure, surhumaine, anonyme, à
laquelle il n’est pas possible d’échapper. On pourrait donc parler d’un effet « idéologico-émotionnel » auxquels tous les lecteurs ne sont sans doute pas sensibles mais que
les plus exigeants, notamment en matière littéraire, doivent percevoir comme signant
l’originalité esthétique du roman de Hugo. Une des conséquences les plus remarquables
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Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
du recours à la Fatalité est que le lecteur est empêché de désigner un bouc émissaire à
l’insatisfaction, à la « dysphorie » qu’il peut ressentir : face à la Fatalité, nous ne pouvons que nous résigner et nous en accommoder d’une manière ou d’une autre. Frollo
en tout cas ne peut pas être désigné comme le seul coupable du désastre qui clôture le
roman.
L’intervention de Quasimodo qui sauve Esmeralda sur le parvis de Notre-Dame
apparaît dans un tel contexte non pas comme un geste individuel mais comme une
intervention dirigée contre le Destin, comme une révolte prométhéenne contre la Fatalité 17. Si, à ce moment, la cathédrale devient l’allié surprise de la révolte de l’individu
romantique face au monde, ses dimensions colossales révèlent en négatif la puissance de
cette Fatalité à laquelle elle fait face. Ici aussi, il s’agit cependant plus d’une impression
que d’une idée explicitement conçue, et certains lecteurs peuvent rester insensibles à
la présence vivante de la cathédrale. Semblablement, s’il y a une Fatalité qui conduit
inéluctablement la Esmeralda à la mort, cette impression peut s’estomper à certains
moments, lors de certains rebondissements qui peuvent apparaître comme gratuits ou
arbitraires : lorsque la jeune Bohémienne par exemple, réfugiée dans la cellule de la Sachette, crie « Phoebus ! à moi, mon Phoebus ! » 18 en entendant la voix de celui qu’elle
aime, signant ainsi son arrêt de mort, d’aucuns peuvent estimer qu’elle est vraiment trop
bête et qu’elle mérite bien ce qui lui arrive ! Enfin, si la Fatalité est un « effet idéologicoémotionnel », une telle impression s’exerce sans doute à travers tout le roman de façon
diffuse et plus ou moins discontinue : ainsi, les réflexions historiques de Hugo sur le rôle
de l’imprimerie dans la décadence de l’art architectural participent certainement à faire
naître dans l’esprit du lecteur cette idée d’une force irrépressible, celle du Temps, de la
Fatalité, d’une Nécessité inéluctable qui s’impose aux hommes et qui les détruit malgré
eux, même s’il est clair qu’il y a un hiatus logique entre cette nécessité de l’Histoire dont
les progrès effacent inexorablement le passé, et la Fatalité dont les différents personnages du roman seraient les victimes.
Si l’on se tourne à présent vers les adaptations cinématographiques, l’on constate
sans doute un élagage du roman, notamment dans ses parties descriptives, mais les scénarios filmiques conservent la même structure assez lâche caractérisée par un resserrement progressif de l’intrigue autour des trois ou quatre personnages principaux. On
retrouve également ces moments dramatiques privilégiés qui sont autant de « nœuds »
de l’action et où le spectateur subit comme le personnage la violence d’une force supérieure : ce sont ces scènes mémorables qui marquent l’imagination du spectateur par
leur intensité émotive et par la tension subjective qu’elles peuvent susciter avant qu’un
événement libérateur ou au contraire destructeur n’y mette fin.
En revanche, les films parviennent sans doute moins facilement à développer la
rhétorique romanesque de la Fatalité. Les monologues de Frollo dans la version de Jean
Delannoy sont réduits à peu de chose, et le personnage échappe difficilement à la caricature du méchant. Tout au plus, le film se met d’entrée de jeu sous le signe de Victor
Hugo (on voit le texte imprimé de sa préface et sa signature) qui, en tant que gloire
incontestée et incontestable de la littérature, sert sans doute à légitimer l’adaptation
17. L’intervention similaire d’Esmeralda qui donne à boire à Quasimodo sur le pilori tient quant à elle du
miracle, de la « Grâce divine », accordée sans raison ni justification : elle n’est en effet annoncée par
rien, la bohémienne apparaissant comme par magie au pied du pilori. Hugo n’a pas besoin de rationaliser cette apparition, il préfère même qu’elle surgisse en effet comme un miracle.
18. Victor Hugo, op. cit., p. 481.
Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
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Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
qui s’en réclame, mais peut également faire figure de démiurge, de dieu créateur, seul
responsable de sa création : qui oserait reprocher au plus grand écrivain de la littérature
française d’avoir écrit un « vulgaire » mélodrame, qui pourrait mettre en cause un tel
« monument » de la littérature dont l’œuvre est désormais aussi inébranlable que la
cathédrale de Notre-Dame ? Mais l’innovation la plus remarquable dans cette perspective est sans doute d’avoir fait (comme d’ailleurs dans la version de William Dieterle)
de l’assaut des gueux contre la cathédrale le sommet ou le « climax » du film (alors
que dans le roman un nouvel épisode raconte la fuite d’Esmeralda sous la conduite de
Frollo qui la laissera à la garde de la Sachette avant de la livrer au prévôt et au gibet) : on
peut parler ici d’effet tragique dans la mesure où les gueux doivent affronter Quasimodo
dans un combat absurde et mortel alors que les uns et les autres veulent en fait sauver
Esmeralda. Celle-ci en outre devient le témoin une nouvelle fois réduit à l’impuissance
de ce combat sanglant puisqu’elle ne parvient pas à se faire comprendre du carillonneur
sourd : en faisant jouer explicitement à la bohémienne ce rôle de témoin impuissant, la
version de Delannoy accentue sans doute la tension (déjà présente dans le roman) suscitée par l’impossibilité d’imaginer une issue satisfaisante au dilemme mis en scène. Mais,
si précédemment ces situations de tension avaient trouvé une issue miraculeuse grâce à
l’intervention d’Esmeralda puis à celle de Quasimodo, cette fois l’issue est évidemment
la plus noire et la plus dramatique qui soit, la jeune femme mourant sous les flèches des
archers du prévôt qui prennent les gueux à revers. La dimension tragique de cette situation est donc patent, puisque le mal y est sans doute moins l’expression d’un individu
mauvais, à savoir Frollo, que le résultat d’une nécessité extérieure (sinon supérieure) à
savoir la surdité du bossu, d’un concours de circonstances tragiques mais dont personne
n’est réellement responsable, notre sympathie passant successivement des gueux à Quasimodo et de Quasimodo aux gueux sans pouvoir se fixer sur l’un ou sur les autres.
Ce drame final — qui est bien sûr présent chez Hugo même s’il est un peu moins
ramassé — signe sans doute le « régime imaginaire » dominant du roman qui, commencé sur un mode léger sinon humoristique, se termine par la mort, le deuil, la perte
irrémédiable. Rétrospectivement, le lecteur s’aperçoit facilement que les principaux épisodes activent ou réactivent cette « noirceur », ce pessimisme qui reste longtemps sousjacent, cette insatisfaction qui naît de désirs se révélant nécessairement divergents ou
impossibles : Frollo aime Esmeralda qui aime Phoebus qui n’aime en réalité personne…
Quant à Quasimodo, il est trop évidemment l’incarnation tragique et dérisoire d’une
amour impossible. Ainsi, à travers ses personnages, à travers en particulier la danse d’Esmeralda livrée comme un pur objet de désir, le roman nous donne à désirer, à ressentir,
sinon même à jouir de la beauté de ce pur fétiche qui fait une si « jolie petite moue de
la lèvre inférieure » 19, mais ce sera évidemment pour mieux nous faire ressentir ensuite
l’épreuve du deuil et de la souffrance, que ce soit au moment de la mise à mort de la bohémienne, ou lorsqu’elle-même « arrachée aux mains des bourreaux » par Quasimodo
se souvient aussitôt « que Phoebus était vivant, que Phoebus ne l’aimait plus » 20, ou
encore quand la Sachette retrouve son enfant volé sous les traits d’Esmeralda pour aussitôt la reperdre. C’est la recluse d’ailleurs qui dévoile peut-être le plus clairement ce
régime de « douche froide » lorsqu’elle s’exclame, parlant de sa fille disparue, « Mon
19. Op. cit., p. 95.
20. Op. cit., p. 364.
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Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
Dieu, mon Dieu, pour me la reprendre si vite, il valait mieux ne pas me la donner » 21,
réflexion que le lecteur peut faire sienne au terme de ce roman éprouvant. Le critique
de cinéma a donc sans doute raison de parler de « l’intrigue violemment dramatique du
roman de Hugo » que les adaptateurs hollywoodiens auraient trop facilement tendance
à « édulcorer ».
Si la mort d’Esmeralda dénoue l’intrigue principale du roman, il faut cependant
rappeler que Quasimodo tuera ensuite Frollo avant d’aller mourir lui-même au charnier
de Montfaucon. Cet épilogue ravive sans doute ce qu’on pourrait appeler cette impression de « déperdition » tragique qui domine la fin du roman quand, apercevant et le
cadavre d’Esmeralda pendue au gibet et celui de Frollo écrasé au pied de Notre-Dame,
le bossu sanglote : « Oh ! tout ce que j’ai aimé ! ». Il faut cependant se rappeler à cet
endroit que la mort dans les livres n’est pas la mort réelle et que le lecteur, s’il partage en
partie les émotions de Quasimodo, n’est sans doute pas prêt quant à lui à voir ses propres
cendres se mélanger à celle de la Bohémienne. Du point de vue sans doute égocentrique
de ce lecteur peu disposé à mourir d’aimer, l’épilogue du roman apporte tout de même
une satisfaction qui n’est que « symbolique », mais, après tout, pour lui, c’est la seule
« réalité » qui importe puisqu’il s’agit bien là d’un univers de fiction. Or que constatet-on à ce moment ? D’abord, la douleur de Quasimodo découvrant le corps sans vie de
celle qu’il aime, émotion partagée évidemment par le lecteur, trouve immédiatement à
se décharger dans la mise à mort presque indifférente de Claude Frollo. Et ensuite nous
n’avons plus qu’à assister au « mariage de Quasimodo » — c’est le titre explicite du dernier chapitre —, ce qui constitue une issue positive à un amour qui a été montré tout au
long du roman comme impossible. L’amour qu’éprouvait Quasimodo est ainsi le seul à
être finalement récompensé, tandis que Frollo est puni de sa noirceur et que Phoebus,
ce bellâtre insupportable, est condamné à un mariage peu glorieux. Pour le lecteur, cette
satisfaction n’est sans doute que « symbolique », et il n’est pas possible d’effacer toute
l’impression précédente d’une Fatalité tragique : néanmoins, placée ainsi en toute fin,
elle est me semble-t-il d’une importance capitale pour le lecteur en ce qu’elle permet
notamment de surmonter l’épreuve du deuil et de la perte. Sans ce double épilogue, il est
manifeste qua la tonalité finale du roman aurait été beaucoup plus sombre et, je dirais,
insatisfaisante, pour le lecteur. C’est pour cela que j’estime que le « régime imaginaire »
du roman est en définitive plus celui de la mélancolie que de la confrontation véritable
à la mort. Victor Hugo est évidemment un écrivain qui croit au pouvoir des mots, les
mots qui lui permettent de ressusciter un passé oublié, de faire revivre l’espace d’un
roman ou le temps d’un chapitre un Paris qui n’existe plus, de sauver une architecture
gothique qui, sans ses interventions, serait laissée à l’abandon, de donner vie au-delà de
la vie à des personnages à qui le temps semble trop chichement compté.
De ce point de vue, les adaptations hollywoodiennes, en particulier celle de
William Dieterle, me paraissent moins infidèles qu’il n’y paraît de prime abord : certes,
l’on y voit à la fin Esmeralda partir avec le poète Gringoire — ce qui est un évident
contresens —, mais la caméra reste avec Quasimodo, solitaire sur sa cathédrale, abandonné par celle qu’il a aimée et protégée : c’est sans doute moins cruel que de mourir
dans le charnier de Montfaucon, mais, pour le spectateur, l’impression finale est sans
doute assez proche de celle laissée par le roman, même si elle est sans doute moins dra21. Op. cit., p. 352. La Sachette évoque alors sa fille disparue bébé, volée par des Bohémiens : le romancier
n’hésitera pas à la fin du roman à répéter l’épreuve en dévoilant à la recluse que la bohémienne qu’elle
haïssait si fort était en réalité son enfant perdue, mais ce sera pour mieux la lui reprendre aussitôt par
l’intervention brutale du prévôt.
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Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
matique ou moins accentuée, le « happy end » devant apparaître comme fondamentalement biaisé et insatisfaisant. C’est à ce moment d’ailleurs, au dernier plan du film,
que les scénaristes ont déplacé la réplique de Quasimodo — s’adressant à une sculpture
— « Oh, que ne suis-je de pierre comme toi ! » 22, ce qui confirme bien l’impression
finale de regret mélancolique. (L’adaptation de Delannoy, largement fidèle au texte de
Hugo, reconduit également la même impression de mélancolie.)
Ce que j’ai appelé le régime imaginaire de Notre-Dame de Paris se caractérise
ainsi par des grands moments de tension émotionnelle dont l’issue est parfois positive
(comme quand Quasimodo sauve Esmeralda) mais plus souvent et surtout finalement
négative. Ce triomphe ultime de la mort, de la Fatalité, des puissances du mal, s’accompagne cependant, comme j’ai essayé de le montrer, d’une revanche ou d’une victoire à
un autre niveau symbolique. Cet écart entre des niveaux d’appréciation différents est
peut-être ce qui caractérise le mieux le « régime imaginaire » de Notre-Dame comme
en témoigne encore une fois la scène où Esmeralda donne à boire à Quasimodo immobilisé sur le pilori : si « ce spectacle était sublime » selon les mots mêmes de Hugo,
s’il fait se toucher les deux extrêmes de la beauté et de la laideur pour notre plus grand
contentement, il n’efface évidemment pas tout ce qui sépare les deux personnages et qui
rend à ce moment-là manifeste l’impasse tragique où s’enferme le pauvre Quasimodo
en tombant amoureux de la belle Égyptienne. Ce qu’il gagne d’un côté — étancher
sa soif, prendre sa revanche sur une populace cruelle —, le personnage le reperd immédiatement de l’autre. Ce type de roman, ce style imaginaire plaît sans doute assez
largement au public, comme le prouve le succès toujours actuel de Notre-Dame, mais
il peut également susciter de fortes résistances, notamment parce qu’il est trop cruel et
insatisfaisant (par exemple pour les jeunes enfants peu habitués à l’épreuve du deuil qui
peuvent trouver l’histoire trop triste), mais aussi parce qu’il implique une participation
émotionnelle très forte qui est relativement éloignée de l’ethos des hommes virils, qui
implique une maîtrise de soi, ou de celui distancié des intellectuels que ne satisfait pas
cet abandon aux affects les plus primaires.
Pour terminer, il faut encore souligner que ce régime imaginaire, s’il constitue
une construction opérée par le lecteur ou le spectateur, s’appuie nécessairement, pour
une large part, sur des éléments textuels ou cinématographiques qui sont socialement
et historiquement déterminés. L’exemple le plus clair en est le choix de l’actrice incarnant Esmeralda et qui a été retenue en fonction des canons de la beauté de l’époque :
Maureen O’Hara dans le film de Dieterle a ainsi toutes les caractéristiques de la star hollywoodienne classique et bien peu de celles que nous prêterions sans doute aujourd’hui
à une bohémienne vivant dans la rue au Moyen Âge (on peut faire la comparaison par
exemple avec la paysanne mise en scène par Jean-Jacques Annaud dans son adaptation
du Nom de la Rose d’Umberto Eco, une jeune fille maigre, sale, les cheveux gras, s’exprimant plus par grognements que par paroles articulées…). Dans la même perspective,
l’on s’aperçoit facilement que le niveau de la violence spectaculaire atteint dans les films
contemporains fait apparaître celle représentée dans l’adaptation de Delannoy singulièrement affaiblie et édulcorée (par exemple lors de l’assaut mené par les gueux contre la
cathédrale) : il n’est pas sûr par exemple que les spectateurs d’aujourd’hui, notamment
les plus jeunes, perçoivent encore l’extraordinaire brutalité de ce plan en plongée ver22. Op. cit., p. 372.
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Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
ticale sur le cadavre d’Esmeralda — Gina Lollobrigida — traîné par les bourreaux avec
une corde au cou…
Des études stylistiques plus fines seraient évidemment nécessaires pour déterminer quels procédés littéraires ou cinématographiques sont précisément mis en œuvre pour induire le « régime imaginaire » de Notre-Dame de Paris. En ce qui concerne
l’écriture romanesque de Hugo, je signalerai un seul trait, à savoir l’explicitation fréquente du « style émotionnel » qu’il entend donner aux épisodes représentés. Il n’hésite pas en effet à multiplier les indications sur la tonalité affective des différentes scènes
avec des expressions comme :
« Il y avait dans ce spectacle je ne sais quel vertige particulier, je ne sais quelle
puissance d’enivrement et de fascination dont il serait difficile de donner une idée
au lecteur de nos jours et nos salons » 23 (expression qui précise l’ambiance carnavalesque) ;
« Alors il se fit autour de l’étrange personnage un cercle de terreur et de respect
qui avait au moins quinze pas géométriques de rayon » 24 ;
« C’était indéfinissable et charmant » 25 (= le chant d’Esmeralda) ;
« Il continua donc, poussé à la fois par ce flot irrésistible, par la peur et par un
vertige qui lui faisait de tout cela une sorte de rêve horrible » 26 ;
« … et, pour qui savait son histoire, ce petit soulier regardé ainsi fendait le
cœur » 27 ;
etc.
On pourrait multiplier les exemples similaires où Hugo précise à la fois l’émotion
ressentie par le personnage et la tonalité affective qu’il entend donner à la scène. De ce
point de vue, l’on perçoit facilement tout ce qui sépare l’écriture hugolienne de celle
d’un Flaubert par exemple qui joue sur une identification beaucoup plus faible aux personnages dont nous ne partageons pas nécessairement les émotions même si elles nous
sont éventuellement dévoilées. Hugo implique affectivement le lecteur là où Flaubert
joue au contraire sur la distanciation et l’ambiguïté quant à l’attitude à adopter à l’égard
de ses personnages.
L’adaptation de Jean Delannoy, sur un scénario de Jean Aurenche et Jacques Prévert, appartient quant à elle à cette « qualité française » qui sera la cible de la Nouvelle
Vague et de François Truffaut en particulier. Comme celui-ci l’a relevé, cette tendance
se caractérisait par la primauté accordée à l’écriture du scénario sur la mise en scène
cinématographique. Il en résultait des dialogues souvent élaborés, brillants, traversés de
« bons mots » et privilégiant le sens de la répartie. La mise en scène était alors orientée, comme on peut facilement le constater dans le film de Delannoy, vers la mise en
valeur ou simplement la mise en évidence de ces dialogues dont la compréhension était
essentielle et constituait le moteur essentiel de l’action : le travail de l’acteur consistait
alors essentiellement à dire un texte, parfois fort long, de manière aussi « naturelle »
que possible, c’est-à-dire essentiellement sans hésitation, sans bafouillages et avec une
23.
24.
25.
26.
27.
Op. cit., p. 48.
Op. cit., p. 53.
Op. cit., p. 66.
Op. cit., p. 81.
Op. cit., p. 221 (je souligne dans tous les extraits précédents).
Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.
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Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma
intonation marquée. Dans Notre-Dame de Paris, les acteurs qui incarnent le poète Gringoire (Robert Hirsch), ou Claude Frollo (Alain Cuny) ont ainsi de longues tirades à réciter, et l’on voit facilement que toute leur gestuelle, parfois élaborée, souvent appuyée,
est au service de ce texte dont elle souligne ou ponctuent régulièrement le sens. Toute la
mise en scène et notamment la direction d’acteurs cherchent ainsi à mettre en évidence
une signification qui passe essentiellement à travers les dialogues : c’est un cinéma qu’on
peut quasiment voir les yeux fermés, car il n’y a pas d’écart entre le jeu des acteurs et
les paroles qu’ils prononcent, il n’y a pas d’ambiguïté, pas de « résistance » de l’image
à ce que les mots signifient. Ou, si c’est le cas, l’image est tellement dévaluée que son
étrangeté ne parvient pas à déranger les paroles qui la dominent : dans la nuit de Jean
Delannoy, il fait aussi clair qu’en plein jour, mais Phoebus peut dire à Esmeralda, sans
que ça ne paraisse absurde (du moins à l’époque), « J’aimerais voir en pleine lumière la
bouche qui dit si joliment merci » ! 28 (En comparaison, l’on voit bien comment un film
éloigné volontairement de cette tradition comme Le Journal d’un curé de campagne de
Robert Bresson (1951) joue au contraire sur l’écart entre les paroles et la gestuelle, sur la
résistance que l’image offre aux mots qui sont prononcés, sur les hiatus qui s’installent
au cœur même des dialogues qui souvent ne « raccordent » pas entre eux…).
Dans ce système de la « tradition de qualité française », Notre-Dame de Paris
présente pourtant un paradoxe puisque le personnage principal, celui de Quasimodo,
est sourd, pratiquement stupide et pas très causant… Avec ce personnage mais aussi sans
doute avec celui d’Esmeralda, c’est le corps de l’acteur, de l’actrice qui doit prendre en
charge la part essentielle de la signification. Quasimodo, de façon beaucoup plus évidente que dans le roman de Hugo, c’est la victoire de la force de celui qui agit avec son
corps par opposition au porteur de parole qu’incarne en particulier Gringoire. Dans ce
cinéma théâtral au sens péjoratif du terme, Anthony Quinn impose sa présence physique, que ce soit dans ses contorsions sur le pilori, quand il se suspend à la cloche de Notre-Dame, ou lorsqu’il descend du haut de la cathédrale pour sauver Esmeralda ou encore quand il saute de gargouille en gargouille pour offrir des fleurs à la belle Égyptienne.
Corps difforme de Quasimodo, corps érotique d’Esmeralda, c’est eux sans doute qui
marqueront véritablement l’imagination des spectateurs de l’époque et qui expliquent
sans doute le succès durable de ce film — un « classique » de la télévision, aujourd’hui
réédité en DVD — alors qu’ont disparu la plupart des réalisations de la qualité française, notamment de Jean Delannoy.
28. On remarquera également dans le film de Delannoy l’aspect extrêmement artificiel des décors en
« carton-pâte » : il n’y a pas ou il y a peu de recherche au niveau du réalisme de l’image. Enfin, la
mise en place des personnages est souvent étonnamment théâtrale : Claude Frollo apparaît guettant
Esmeralda dans les ruelles de la Cité ou bien au pied des tours de Notre-Dame assiégée par les truands
dans une position très peu vraisemblable où sa présence est beaucoup trop proche de celle des autres
personnages pour ne pas être remarquée. L’aspect conventionnel et théâtral de cette mise en scène est
certainement la conséquence de la primauté accordée au texte sur l’image la gestuelle des personnages.
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Michel Condé, « Pour Esmeralda : Notre-Dame de Paris au cinéma », texte présenté lors d’un colloque
organisé par le Collège de sociocritique de Montréal et tenu à l’université de Montréal en février 2002.

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